« La globalisation débute, il y a cinq siècles, avec les Grandes Découvertes. La machine à vapeur, le train, le bateau à vapeur et le télégraphe accélèrent le processus au xixe siècle. Une étape décisive est franchie après la seconde guerre mondiale. Elle est due au progrès des transports de matières pondéreuses et d’énergie, aux transports rapides et aux télécommunications.
Le coût des transports de l’énergie et des matières pondéreuses baisse spectaculairement avec l’augmentation du tonnage des minéraliers et pétroliers, l’élargissement du diamètre des oléoducs et des gazoducs, l’utilisation de trains lourds pour convoyer minerais ou charbon et la construction de lignes à très haute tension.
La diminution des frais de transport rend partout possible le recours à des formes d’énergie concentrée : la mécanisation de l’agriculture s’ensuit, entraînant une baisse rapide des effectifs employés dans ce secteur et la croissance accélérée des populations urbaines ; les activités industrielles ne sont plus cantonnées dans le voisinage des mines, des rivages et des axes de circulation les mieux équipés.
La révolution des transports rapides repose sur l’automobile et sur l’aviation. La voiture allonge jusqu’à 50 kilomètres – ou plus – le rayon des migrations quotidiennes du travail, des achats ou des loisirs. À la fin des années 1950, la mise en service des avions à réaction réduit de moitié les temps de parcours. Les relations à longue distance ne se font plus de port à port : les vols relient directement les grandes villes. Le shinkansen japonais montre que la grande vitesse est rentable dans le domaine ferroviaire.
Dans le même temps, les moyens de communication à distance font un extraordinaire bon en avant [Hepworth, 1 989 ; Kellerman, 1993]. Les liaisons téléphoniques s’améliorent grâce à la mise en place de centraux électromécaniques puis électroniques, l’utilisation de la fibre optique et les satellites. Le téléphone portable apparaît au début des années 1990. La télévision entre dans tous les foyers. Les supports utilisés pour enregistrer le son et les images se perfectionnent. L’ordinateur accélère le traitement des données. Il met en évidence la puissance des techniques de numérisation. Celles-ci s’appliquent aux images et aux sons à partir des années 1990. Où que l’on soit, il devient possible d’entrer en contact instantané avec n’importe quel point de la planète.
Le perfectionnement des systèmes de commutation (qu’il s’agisse des plates-formes aéroportuaires, ou des standards téléphoniques modernes) rend plus facile le passage d’un partenaire à l’autre, Il suffit désormais d’un petit nombre de niveaux hiérarchiques – deux ou trois – pour entrer en contact avec la personne de son choix, ou pour lui rendre visite, à quelque distance qu’elle soit. La hiérarchie des réseaux de transport rapide et de communication se simplifie et s’aplatit. Une partie des médias modernes (téléphone ou Internet) assure des relations symétriques entre les participants, à la différence de l’édition, de la presse, de la radio, du cinéma ou de la télévision.
Le transport des marchandises diverses bénéficie d’une révolution analogue grâce au conteneur : il n’est plus nécessaire de reconditionner les envois à chaque rupture de charge. Les plates-formes où s’entassent les cadres standardisés sont de gigantesques commutateurs, qui permettent de réorienter rapidement et au meilleur coût chaque boîte entreposée.
Cela fait longtemps que les entreprises opèrent au loin. Dès le XVe siècle, elles constituent un des moteurs de l’élargissement des économies-mondes : armateurs et négociants s’associent pour financer des voyages dangereux, mais qui peuvent rapporter gros.
Passés les premiers jours de l’expansion européenne, les profits s’amenuisent. L’aventure ne demeure intéressante que si la firme dispose du monopole des relations avec l’aire où elle commerce : elle a besoin d’y exercer la souveraineté économique. En Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en France, les États la délèguent à des compagnies à privilège. Cela conditionne le double visage, économique et politique, du premier impérialisme européen.
Les conditions changent à la fin du XVIIIe siècle. Les négociants européens ou nord-américains embarquent désormais les étoffes ou la quincaillerie fabriquées dans les usines de leurs pays : leur prix est si bas qu’ils n’ont plus besoin de disposer d’un monopole pour vendre. Les liens entre les États et les entreprises exportatrices disparaissent-ils ? Non, mais ils prennent une autre forme. Dans une filière de production, les coûts de communication sont primordiaux durant la phase de fabrication : d’un établissement à l’autre, des ordres et des informations circulent, la conformité des pièces et des sous-ensembles aux normes spécifiées est vérifiée ; ingénieurs et techniciens vont d’usine en usine. Tant qu’on ne dispose pas de moyens de transports rapides et de télécommunications vraiment efficaces, la seule solution est de localiser la partie production de la filière dans un espace limité, à l’échelle de ce que l’on peut parcourir aller et retour dans la journée avec le train ou l’automobile : 200, 250 ou 300 km de rayon autour du siège de l’entreprise. Cet espace est généralement inclus dans un même territoire national. Cela donne à la puissance publique un pouvoir considérable sur les entreprises : celles-ci n’ont pas les moyens d’échapper aux mesures édictées par l’État. Seule la phase amont de la filière, consacrée aux achats d’énergie ou de matières premières, et la phase aval, qui commercialise les productions, peuvent se dérouler à l’étranger. Une exception à cette règle : les firmes construisent des usines de montage dans les pays qui s’entourent de barrières douanières si fortes que les exportations y seraient sans cela impossibles.
La révolution des transports rapides et des télécommunications modifie l’équilibre spatial des firmes : les coûts de transfert des informations diminuent très rapidement, leur rapidité s’accroît. Rien ne s’oppose plus à ce qu’une entreprise répartisse ses établissements entre des lieux très éloignés – qu’elle fabrique en Extrême-Orient une partie des pièces ou des sous-ensembles qu’utilisent ses chaînes de montage installées en Europe ou aux États-Unis [Claval P., 2003 ; Dickens, 2003 ; Knox, Agnew, 1994]. Lorsqu’un État essaie d’imposer à une société des contraintes qu’elle juge insupportables, celle-ci réagit désormais en délocalisant tout ou partie de ses activités. Pour choisir ses nouvelles implantations, elle met en compétition villes, communautés régionales et nations : celles-ci ont toutes besoin d’emplois ; elles font des ponts d’or pour les attirer. Les rapports du politique et de l’économique se sont inversés.
La logique économique qui découle de la révolution des transports rapides et des télécommunications tend à différencier les firmes : certaines se spécialisent dans la conception des produits et leur mise en marché ; elles entretiennent des laboratoires pour créer de nouveaux articles ; elles ont besoin de services logistiques performants. Elles se déchargent de la production sur des sous-traitants. Ceux-ci sont souvent de petites ou de moyennes entreprises regroupées au sein de districts industriels où elles se créent mutuellement des avantages.
L’espace mondial a profondément évolué entre le milieu du xxe siècle et le début du xxie. Le poids des opérateurs qui le structurent et qui y tissent des réseaux a changé. Les États y jouaient un rôle prépondérant. Ils sont aujourd’hui concurrencés par d’autres instances.
Les institutions mondiales ou plurinationales se sont multipliées [Badie, Smouts, 1992 ; Badie, 2008]. L’ONU a créé des agences pour couvrir des domaines variés : agriculture, travail, santé, culture, éducation, environnement, nucléaire. Certaines alliances se sont pérennisées et fortifiées au point de devenir des entités supranationales : l’OTAN en fournit le plus bel exemple dans le domaine militaire ; les marchés communs offrent des réalisations similaires dans le champ économique. L’Union européenne va au-delà : elle possède beaucoup des caractéristiques de l’État, mais à un échelon supérieur.
Le rôle des réseaux diplomatiques évolue : la rapidité des déplacements rend plus faciles les rencontres entre chefs d’État, Premiers ministres ou ministres des Affaires étrangères : c’est lors de rencontres au sommet que se mènent les négociations les plus délicates et que se concluent les accords. Ambassades et consulats tiennent leurs capitales au courant de l’évolution politique des pays où ils sont installés, signalent les opportunités de négociation, préparent les dossiers. Mais leur tâche est surtout de conforter les réseaux tissés à l’étranger par les particuliers ou les entreprises de leur pays. Les services commerciaux des ambassades épaulent les entreprises en quête de marchés. Les attachés culturels multiplient les programmes de coopération afin de former les techniciens ou chercheurs étrangers aux savoir-faire développés dans leur pays. Les services consulaires sont plus particulièrement en charge de l’aide aux touristes, techniciens, enseignants, médecins qui visitent l’étranger ou qui y séjournent.
L’acquisition de savoirs émergents et la participation aux réseaux de la vie internationale paraissent si importantes que les pouvoirs locaux (qu’il s’agisse des régions ou des grandes villes) développent leurs propres représentations internationales, même s’ils n’y sont pas explicitement autorisés.
Le nombre des entreprises qui opèrent à l’échelle internationale ne cesse de croître. Dans la mesure où leurs capitaux sont souscrits dans des pays différents, où le personnel qu’elles emploient appartient à de nombreuses nationalités, et où leur direction s’internationalise, elles se transforment en multinationales. Elles gardaient le souci de servir leur pays ; dans le monde plus concurrentiel d’aujourd’hui, elles ont surtout celui de veiller à leur rentabilité.
Il existe une longue tradition d’actions caritatives au niveau international. L’initiative en revenait souvent aux églises ; quelques associations y participaient aussi, comme la Croix-Rouge internationale. Ces organisations se sont multipliées. Certaines sont connues de tous : Médecins sans frontières, Médecins du monde, etc. [Jean, 1993 ; Brauman, 1995]. Leur champ d’intervention s’est élargi : elles apportent une aide médicale et alimentaire aux populations en difficulté, coopèrent avec l’UNRRA pour accueillir les réfugiés, les nourrir, les réinstaller ; elles alertent l’opinion publique internationale lorsque les droits des populations sont bafoués, l’environnement saccagé. Elles coordonnent l’action des mouvements locaux, les conseillent dans le domaine juridique, les mettent en contact avec des cabinets d’avocats internationaux capables d’assurer efficacement leur défense lorsque leur cause est plaidée devant des tribunaux.
Les Organisations non gouvernementales (ONG) sont devenues des acteurs majeurs de la scène internationale partout où les États sont faibles, les populations exploitées ou traumatisées par des conflits, et les environnements menacés [Keck, M., Sikkink, K., 1998]. Leur efficacité est si grande que certains États limitent leur liberté d’action ou les interdisent. Les mouvements terroristes les prennent en otage et les contraignent à payer des sommes importantes.
Les réseaux humanitaires ne sont pas les seuls à se multiplier. Il y a longtemps que les entreprises criminelles et les mafias savent tirer parti des moyens modernes de communication et de transport pour échapper aux contrôles policiers ou se doter de nouveaux champs d’activité. Dès l’entre-deux-guerres, la mafia américaine était en partie dirigée à partir de Montréal, parce que la législation américaine interdisait les écoutes sur les relations téléphoniques internationales, alors qu’elles étaient possibles à l’intérieur des États-Unis.
Le commerce illicite des stupéfiants rapporte beaucoup. Les Occidentaux le savent depuis longtemps : la Compagnie anglaise des Indes s’enrichissait en écoulant en Chine l’opium qu’elle produisait en Inde. Les autorités chinoises, soucieuses de la santé de leur population, interdisent ce commerce : les Anglais déclenchent la guerre de l’opium ; elle leur ouvre certaines places et leur donne Hong Kong, d’où ils peuvent organiser à leur aise tous les trafics.
La consommation de stupéfiants produits dans des régions chaudes du globe est ancienne en Europe et en Amérique du Nord. Elle y a été introduite par des coloniaux ou des marins qui y avaient goûté outre-mer. Elle a des motivations médicales – soulager les souffrances des malades. Elle explose durant et après la seconde guerre mondiale : les mouvements de population s’accélèrent. Les revenus augmentent, les loisirs s’allongent. De nouvelles idéologies ont cours en Occident, qui prônent la permissivité.
Des réseaux mafieux organisent l’importation clandestine de drogue en Europe ou aux États-Unis : l’héroïne vient d’Afghanistan ou des confins de la Chine, de la Birmanie et de la Thaïlande [Chouvy, 2002] ; la cocaïne est produite dans les pays andins, en Bolivie et en Colombie plus particulièrement ; le haschisch pousse au Moyen-Orient ou dans les pays sud-méditerranéens. Les réseaux criminels colombiens, mexicains ou orientaux s’associent aux réseaux américains ou européens pour organiser et contrôler un commerce juteux [Koutouzis, Labrousse, 1996 ; Labrousse, 2004]. L’argent gagné doit être « blanchi » [Chesnais, 1995] : les maisons de jeu et les placements immobiliers servent de couverture. Fonctionnaires et autorités locales sont grassement payés pour fermer les yeux. Les réseaux internationaux du crime ont largement recours à la corruption.
Dans un monde où les conflits locaux ne manquent pas et où des mouvements insurrectionnels surgissent en de nombreux points, le commerce des armes est aussi lucratif que celui de la drogue. Dans la mesure où les pays développés essaient de limiter le nombre d’immigrants qui viennent s’installer chez eux, l’organisation de filières clandestines devient très profitable – comme l’est la traite, beaucoup plus ancienne, des femmes pour la prostitution.
Il y a eu de tout temps des conspirateurs : pour réussir, il leur fallait former de petits groupes, trouver des caches, disposer de soutiens. Ils formaient des réseaux dont la finalité était subversive. Dans le monde actuel, les faibles manquent de moyens pour s’attaquer directement aux puissants. Ils recourent au terrorisme, qui implique des réseaux clandestins [Wilkinson, 1986].
Les deux conceptions de la société politique que l’Occident imagine aux XVIIIe et xixe siècles, le libéralisme et le socialisme, partagent une vision optimiste de l’histoire : elles reposent sur l’idée de progrès : il est possible d’assurer le bonheur à tous sur cette terre. Les désaccords portent sur les moyens à mobiliser, pas sur l’objectif.
En un sens, l’optimisme des Lumières était justifié : dans les pays industrialisés, hommes et femmes vivent en moyenne deux fois plus longtemps qu’il y a deux siècles ; on les guérit de la plupart des maladies qui les auraient décimés dans le passé ; ils sont mieux logés ; leurs métiers sont moins pénibles et moins dangereux ; leurs loisirs sont plus longs ; ils disposent de voitures, de téléphones, d’ordinateurs, etc. Personne ne conteste le caractère bénéfique de ces évolutions.
L’amélioration de la condition humaine est cependant fragile : l’évolution fait apparaître de nouveaux virus, comme celui du SIDA, qu’on n’est pas sûr de contrôler avant qu’ils n’aient fait disparaître une partie de la population mondiale. Les armements ont évolué au même rythme ; les guerres sont plus terribles ; la menace nucléaire les accompagne ; le progrès repose sur des consommations accrues d’énergie et de matières premières, qui menacent l’environnement. Les inégalités paraissent insupportables, maintenant qu’on sait qu’elles proviennent de la mauvaise organisation de la société, et pas de forces qui dépassent l’humanité.
Le progrès tel qu’il était envisagé au XVIIIe siècle a pris des visages multiples ; beaucoup de ceux-ci ne sont pas attrayants. L’amélioration des conditions matérielles de l’existence ne suffit pas à chasser l’angoisse existentielle. Les dérives de la jeunesse prouvent son désarroi profond. Elle a le sentiment que ce qu’on lui propose manque de sel.
À la fin du xixe siècle, la critique des philosophies politiques dominantes était l’affaire d’artistes, qui n’appréciaient pas la grisaille des sociétés où ils vivaient, et de philosophes qui leur reprochaient l’absence de vraie ambition qu’elles proposaient à leurs membres. Le mouvement s’enrichit entre les deux guerres de l’antimilitarisme qu’exacerbe le premier conflit mondial. La bombe atomique renforce ces préventions après 1945. Que le développement soit inégal au début d’un processus paraît normal. Qu’il soit aussi fort qu’on le constate lorsque les premières statistiques de revenu national par tête sont élaborées, après la seconde guerre mondiale, est intolérable. Le progrès n’est justifiable que s’il est également partagé. Ce n’est pas le cas. De plus en plus nombreux sont ceux qui estiment que l’Occident tire une partie des richesses dont il est si fier de l’épuisement de ressources non renouvelables et de l’exploitation des pays du tiers-monde.
Hors d’Europe, les élites étaient partagées entre une aspiration à égaler l’Occident, et l’humiliation d’être des oubliés de l’histoire. Une partie d’entre elles optait pour la version socialiste des idéologies occidentales, ce qui était à la fois reconnaître leur bien-fondé, et critiquer leur arrogance et les injustices dont elles s’accompagnaient.
La chute du socialisme accélère une évolution qui avait commencé dans certains pays dès les débuts de la grande poussée impérialiste de l’Europe : l’Occident est rejeté en bloc ; les valeurs qu’il propage sont incompatibles avec celles des autres civilisations. Celles-ci doivent être sauvées – ce qui n’est évidemment possible que si l’on apprend à maîtriser les techniques américaines ou européennes. La Révolution meiji, au Japon, reposait sur ce type d’analyse. On le retrouve, quoique moins efficace, en Inde ou dans le monde musulman dans les décennies qui suivent. Les colonisés prennent conscience de l’exploitation à laquelle ils sont soumis, et pis, de celle qui a souvent frappé leurs ancêtres. La traite des esclaves entache durablement les cultures européennes.
C’est avec cet arrière-fond que se développent, à partir des années 1980, le postmodernisme [Jameson, 1991], qui s’attaque aux bases communes aux philosophies occidentales, et le post-colonialisme [Smouts, 2007], qui met l’accent sur les fautes et les crimes de l’impérialisme, mais souligne en même temps la solidarité souvent ignorée qui se tisse depuis des siècles entre les puissances dominantes et les cultures dominées.
Dans la mesure où l’État westphalien est un des produits les plus purs de la modernité occidentale, les bases idéologiques sur lesquelles il repose vacillent.
Le vide créé par la critique des philosophies de l’histoire ne saurait durer : les croyances répondent à un besoin profond, celui de donner du sens à la vie sociale. Les religions fournissaient depuis longtemps une réponse valable pour chaque individu. À partir du moment où l’on découvre que les hommes peuvent prendre en main leur destin, d’autres systèmes de croyances les complètent : les idéologies.
Celles-ci naissent de la possibilité dont certains jouissent d’accéder à des ailleurs cachés au reste de l’humanité : c’était celui d’un âge d’or passé ou d’un futur utopique pour les créateurs de la réflexion sociale moderne, aux XVIIe et XVIIIe siècles. C’est aujourd’hui celui de l’inconscient, que ce soit celui des hommes, des cultures ou de la nature [Claval P., 2008 ; Nora P., 1984]. C’est sur ces bases que l’on bâtit les nouvelles visions du devenir humain. Pour ceux qu’inspire Freud, celles-ci condamnent toutes les formes de contrainte imposées par la société, et qui mutilent l’individu. Elles passent par le retour à l’authenticité de la vie en communautés pour ceux qui découvrent le mal dans les formes de sociabilité liées à la modernité. Elles impliquent une réduction drastique de la pression humaine sur l’environnement pour les écologistes. Les nouvelles idéologies ont ceci de commun d’ignorer l’échelle de l’État.
Ces nouvelles idéologies ne répondent pas aux questions que l’on se pose sur la vie, la mort, la souffrance : elles ignorent la dimension purement individuelle du destin. Dans le partage entre idéologies et religions qui s’était opéré en Occident à partir de la Renaissance, c’était la part qui était revenue aux religions révélées. Certaines d’entre elles, le catholicisme en particulier, avaient essayé de concurrencer les idéologies en développant le contenu social de leurs enseignements. Elles sont affectées par la critique des idéologies de l’histoire et du progrès.
Le besoin de croire n’a pas disparu, mais l’évidence de la Révélation n’exerce pas la même fascination que par le passé. Les gens aiment, en revanche, qu’on leur dise qu’ils n’ont pas été souillés par le péché originel, que le mal ne vient pas d’eux et qu’on peut l’exorciser, que les jouissances terrestres ne sont pas condamnables. Les créateurs de sectes mêlent ainsi une énième version de la Révélation et les conceptions véhiculées par les idéologies de l’inconscient. Leur succès est considérable. Leur foi se diffuse d’autant plus vite que les organisations que ces mouvements mettent en place n’ont pas la lourde base territoriale des églises chrétiennes traditionnelles. Ils pèsent sur la vie politique par les masses qu’ils gagnent, mais ne proposent pas d’idées neuves sur ce que doit être la vie politique. Les orientations qui réussissent aux sectes sont reprises par certains courants au sein des églises chrétiennes, comme en témoigne le succès du mouvement charismatique.
Les religions non occidentales ont souffert de la concurrence que les missions chrétiennes leur créaient, et de l’attirance de beaucoup de leurs fidèles éduqués pour les idéologies liées à la modernité. Une réaction de rejet existait parallèlement. Elle ne cesse de se renforcer depuis une génération. Elle est d’abord apparue dans le monde musulman, en Égypte, où les frères musulmans militent contre l’Occident au nom d’une foi purifiée qui se réclame des sources de l’Islam [Mitchell, 1969]. La formule est reprise un peu partout, et dans d’autres religions. On parle de fondamentalismes. L’Occident y est présenté comme la source du mal ; il convient de se prémunir contre les valeurs individualistes, hédonistes, matérialistes qu’il répand en retournant à la foi des origines, cependant que l’on mobilise toutes les techniques qu’il a inventées pour lutter contre lui.
L’environnement idéologique dans lequel vit le monde contemporain est ainsi profondément différent de celui qui dominait il y a un demi-siècle. »
– Claval, P. (2010). Chapitre 12 – Les dynamiques du monde contemporain. Dans : , P. Claval, Les espaces de la politique (pp. 247-268). Armand Colin.