« Recherche de la vie bonne à l’intérieur, de la survie à l’extérieur . La frontière territoriale des unités politiques entraîne une conséquence majeure : elle circonscrit l’éthique des relations internationales à celle de la politique étrangère focalisée sur l’action prudente. L’anarchie dans laquelle évoluent les États oblige à une telle restriction. D’ailleurs, loin de rejeter les questions normatives, le réalisme classique formule des prescriptions qui répondent à cet impératif. La position d’un réaliste comme George Kennan qui entend abstraire l’homme d’État de toute réflexion morale n’est absolument pas représentative. Carr fait de la moralité l’un des problèmes les plus difficiles dans l’étude des relations internationales mais ne l’écarte pas.
Bien que Morgenthau qualifie de chimérique la recherche du bien absolu en relations internationales, il appelle les praticiens de la politique à la « réalisation du moindre mal » , ce qui correspond à un devoir moral. Quant à Wolfers, inscrire décisions et actions au cœur de préoccupations morales constitue, selon lui, une des nécessités de la politique internationale.
En d’autres termes, la reconnaissance de la puissance comme phénomène central des relations entre États n’entraîne ni le basculement dans l’amoralité ni la glorification d’une politique étrangère offensive. Ainsi, les relations internationales ne sont pas totalement étanches à l’éthique. La « situation extrême ». qui les caractérise oblige seulement à la lucidité du jugement moral : éviter le pire.
Or, et le présent ouvrage le démontre avec acuité, les enjeux éthiques à l’échelle internationale ne cessent de s’amplifier. D’une part, ils s’approfondissent. Après le 11 Septembre, les dilemmes concernant le recours à la force armée renouvellent les rapports entre éthique et relations internationales. Par exemple, les interventions sous l’impulsion des États-Unis interrogent la notion de guerre juste, en particulier ses critères. D’autre part, ces enjeux s’élargissent.
De nouveaux phénomènes convoquent aujourd’hui une réflexion éthique au-delà de l’action stratégique des États : les migrations, l’environnement, la pauvreté, la santé. Ils s’inscrivent dans le prolongement de débats éthiques engagés dans les années 1970 suite à des catastrophes naturelles ou bien des famines de grande ampleur. Cet approfondissement et cet élargissement des enjeux éthiques rendent encore plus saillante la tension entre confiscation par les États des préoccupations éthiques, au nom de la protection de leur territoire et de leurs populations, et appropriation par les individus d’obligations morales à l’égard du reste du monde .
La densité de ces enjeux tend, alors, à dépasser le « moindre mal » ou des finalités négatives comme la non-nuisance afin d’épouser des orientations positives. Elle renvoie à un processus de dilution des frontières entre affaires du dedans et affaires du dehors. Cet intérêt croissant pour l’éthique dans les relations internationales est symptomatique du mouvement vers la constitution d’une société mondiale.
Dans cette perspective, il pose les jalons d’une éthique que l’on pourrait qualifier « du milieu ». Ce concept de milieu n’a plus rien à voir ici avec celui que mobilise Aron dans Paix et guerre entre les nations, à savoir l’espace géographique où se situe l’unité politique . Il désigne la société prise comme un tout assurant en son sein la solidarité de ses membres.
Recourir à ce concept de milieu dépasse la lecture « classique » de Hedley Bull, qui, pourtant, articule morale et société internationale (I). Ce concept de milieu, issu des travaux de Durkheim et surtout de Mauss, permet d’associer étroitement sociologie des relations internationales et réflexion morale (II). L’enjeu des global commons en offre un condensé actuel (III).
Hedley Bull place la société internationale au cœur de l’étude des relations internationales. Or, cette société est à la fois un concept explicatif et une notion morale. Bull considère que, comme toute relation humaine, les relations internationales « doivent être comprises en termes de standards normatifs ». Cette prise en compte de la morale participe tout d’abord d’une critique virulente formulée à l’égard du behaviorisme. Bull fut d’ailleurs l’un des principaux protagonistes du deuxième débat dans l’histoire anglo-américaine des relations internationales en tant que défendeur du style classique par rapport au positivisme des Modernes promu par Kaplan. L’angle des Humanités, et donc de la philosophie et des jugements de valeur, ne doit pas être exclu a priori au nom d’une soi-disant rigueur scientifique que le behaviorisme serait seul à monopoliser. Mais la reconnaissance de la morale s’appuie aussi et surtout sur une conception de la société internationale. Celle-ci sous-tend l’idée d’un ordre, terme employé dans le sous-titre de l’ouvrage majeur que Bull publie en 1977 : La société anarchique. Une étude de l’ordre dans la politique mondiale. Par « ordre », Bull entend un modèle de régularité de la vie sociale offrant des garanties contre la violence.
La conception internationale que Bull élabore se veut équidistante à la fois de Hobbes et de Kant. Elle rejette l’idée d’état de guerre appliquée à la situation des États et, plus largement, la façon dont Hobbes décrit les relations internationales. La lutte permanente pour la survie n’est pas le fondement de la puissance étatique. Les conceptions du bien et du mal participent également de la vie internationale. Les individus et les États ne sont pas comparables en particulier parce qu’une coopération politique entre les seconds est envisageable alors qu’impossible pour les premiers à l’état de nature. Mais cette coopération n’entraîne pas une intégration politique stricto sensu. En effet, les relations internationales ne voient pas émerger un consensus en matière de morale universelle. Les conceptions hobbesienne et kantienne sont ainsi rejetées dos à dos au profit d’une troisième dont la principale originalité consiste à articuler anarchie et société. Celle-ci n’est pas incompatible avec celle-là, au contraire.
La société internationale est anarchique dans le sens où elle ne dispose pas d’un gouvernement central. Mais elle ne cède pas aux caprices d’une anarchie non régulée dans laquelle la coexistence entre États ne serait pas assurée. Ainsi, les possessions se stabilisent via la reconnaissance du principe d’indépendance, les conventions se voient attribuer un caractère sacré et la violence tend à se restreindre. Autrement dit, des valeurs partagées soutiennent la coopération interétatique.
La société internationale correspond dès lors à « un groupe d’États (ou plus généralement un groupe de communautés politiques indépendantes) qui ne forment pas simplement un système, dans le sens où le comportement des uns est le facteur nécessaire au calcul des autres, mais qui ont aussi établi des arrangements par le dialogue et le consentement sur des règles communes et des institutions pour la conduite de leurs relations, et reconnaissent leur intérêts communs à maintenir cet arrangement » .
Au sein de l’école anglaise des relations internationales, Bull privilégie une lecture pluraliste de la société internationale. Il ne partage pas l’idée d’une transformation progressive de celle-ci en société mondiale ayant comme caractéristique d’être solidariste. Une société pluraliste se caractérise par la convergence de règles minimales d’abord et avant tout procédurales (reconnaissance réciproque de la souveraineté, non-intervention…).
Dans la société solidariste, les États poursuivent d’autres buts que celui de la coexistence. Ils définissent ensemble une série de buts communs substantiels qui peuvent affecter la vie politique interne. Néanmoins, le raisonnement de Bull subit une inflexion. S’il est attaché à un ordre pluraliste de la société internationale, il reconnaît progressivement l’extension de principes qui relèvent de l’universalisme. Deux voix morales se manifestent alors dans son œuvre.
C’est tout particulièrement dans ses Hagey Lectures prononcées à l’Université Waterloo en 1983 que la rencontre de ces deux voix trouve un véritable terrain d’expression. Ces conférences sont consacrées d’une part au concept de justice et d’autre part à la domination occidentale. La société internationale est traversée par quatre mouvements : les droits des États et d’autres sujets de droit international sont limités par les droits d’une communauté mondiale en devenir ; les droits et devoirs des personnes individuelles ont une place dans la vie internationale ; la conception occidentale de la justice nécessite d’intégrer les biens publics mondiaux ; les préoccupations de justice distributive à l’échelle mondiale ne cessent de s’étendre. Tous ces mouvements traduisent l’émergence d’une société mondiale au-delà du système des États indépendants quand bien même elle n’incarne pas une cosmopolis au sens d’organisation politique. Elle ne correspond pas non plus à une via media entre le solidarisme et le pluralisme.
Ce que cherche Bull se situe ailleurs. Il attire notre attention sur cet appel à une transformation morale fondée sur la sensibilité croissante à l’universalisme tout en demeurant fort sceptique sur le progrès qu’elle porte. La société internationale se caractérise par une tension entre règles qui émanent du système classique des États d’une part, et celles diffusées au nom de l’universalisme en plaçant l’individu au faîte des préoccupations d’autre part oblige ainsi à une réflexion morale. Les conséquences de l’irruption du droit naturel au profit des individus dans une société internationale composée avant tout d’États souverains en constitue le cœur .
Ces tensions identifiables au sein de la société internationale, plusieurs fondateurs de la sociologie les avaient identifiées auparavant. Toutefois, ils vont plus loin que Bull, lequel demeure sceptique à l’égard du cosmopolitisme malgré l’influence grandissante exercée par la morale de l’universalisme.
Durkheim fut le véritable pionnier quant à l’identification de la société comme milieu. Cette démarche s’inspire directement des travaux de Claude Bernard considérant que les outils élaborés pour penser les corps organiques individuels peuvent faire l’objet d’un transfert aux corps sociaux. Ces deux types de corps fonctionnent selon des schémas identiques. En biologie, le milieu correspond au sang. Il offre les conditions vitales d’existence aux différents organes qui composent le corps humain. Sans lui, le lien entre eux serait tout simplement impossible. Le milieu donne vie aux interdépendances entre éléments constitutifs de l’organisme. Transposé aux corps sociaux, le milieu exerce les mêmes fonctions. Il renvoie à la solidarité organique des individus issue de la division du travail social. En résumé, il rend l’harmonisation sociale possible, ce par quoi les âmes individuelles peuvent progresser et se développer.
Avec le concept de milieu, Durkheim intègre une dimension morale. Dans l’esprit des sciences morales et politiques de l’époque, c’est d’ailleurs tout le raisonnement sociologique qui entend fonder une morale. Celle-ci réside dans la reconnaissance des contraintes qui affectent les conduites individuelles mais aussi dans la nécessité d’instituer un ordre social. La définition de la société élaborée par Durkheim en est le reflet puisqu’elle combine densité matérielle (volume des échanges entre individus) et densité morale (représentations collectives partagées, lesquelles confèrent une signification à l’intégration et obligent à la cohésion). Durkheim insiste dans ses travaux comme ceux consacrés au suicide sur les conséquences désastreuses induites par une carence voire une absence d’intégration individuelle dans la société.
Si Durkheim demeure encore sceptique quant à l’existence d’une société mondiale de même nature que les sociétés nationales, ce n’est pas le cas de son neveu : Marcel Mauss. Ce dernier compare le milieu international à un « milieu des milieux » qui présente à la fois une dimension matérielle via une interdépendance économique accrue ainsi qu’une dimension morale. Engagé dans cette réflexion sociologique sur les relations internationales à l’issue de la Première Guerre mondiale, Mauss conçoit cette seconde dimension à partir des fameux points du Président Wilson. Il fait référence également à une série de volontés exprimées par les peuples en vue de ne plus faire la guerre, de construire la paix, de limiter les souverainetés nationales et de créer des institutions intergouvernementales. La création de la Société des nations incarne l’une des composantes morales de ce milieu des milieux.
Mauss reconnaît une tendance à la constitution de formes de vie collective de plus en plus élargies. Si Durkheim l’avait déjà repéré, Mauss lui attribue le statut de « loi sociologique ». Cela n’entraîne pas la disparition définitive des nations d’une part, et l’éclosion d’une « supra nation qui absorberait les autres nations ». d’autre part.
Mauss considère que le milieu des milieux sera toujours constitué par des nations dont les liens se resserreront. Loin de les faire disparaître, la solidarité organique mondiale élèvera les nations : « La solidarité organique, consciente, entre les nations, la division du travail entre elles, suivant les sols, les climats et les populations, aboutiront à créer autour d’elles une atmosphère de paix, où elles pourront donner le plein de leur vie.
Elles auront ainsi sur les individualités collectives l’effet qu’elles ont eu sur les personnalités à l’intérieur des nations : elles feront leur liberté, leur dignité, leur singularité, leur grandeur » Autrement dit, le milieu des milieux offre un terreau nécessaire au déploiement de nations cultivant une solidarité organique.
La densité morale des relations internationales ne fait que s’accroître. Elle est à l’origine d’une véritable « morale internationale ». Celle-ci n’est que la traduction d’une posture humaine que les individus adoptèrent dans le passé lorsqu’ils transformèrent leurs relations les uns aux autres via la création de nouvelles entités collectives. La morale internationale accompagne ainsi le mouvement qui affecte les formes d’existence collective.
Mauss demeure conscient des effets en retour qui l’accompagnent. L’essor de la solidarité organique peut nourrir des régressions nationales voire nationalistes. Celles-ci auront pour objet l’expression mais aussi la projection de particularités identitaires par des moyens violents. Elles s’opposeront au mouvement d’intégration au nom de la protection de leur singularité. Par là, « les nations se détacheront peut-être de nouveau, sans scrupule, de l’humanité qui les nourrit et qui les élève de plus en plus ».
Mauss propose ainsi non pas une adhésion béate à la morale internationale mais une souscription réfléchie et lucide à celle-ci. Ce mouvement favorable à la constitution d’une société mondiale et les défis éthiques qui lui sont associés trouvent dans le problème des global commons une illustration saillante. »
– Ramel, F. (2013). Postface. Au-delà de la politique étrangère : vers l’éthique du milieu mondial. Dans : Jean-Baptiste Jeangène Vilmer éd., Ethique des relations internationales: Problématiques contemporaines (pp. 447-461). Presses Universitaires de France.
« Pour commencer, il y a trois sortes de considérations qui affectent l’allocation des biens économiques mais qui ne peuvent s’appliquer que dans le contexte d’une distribution initiale et juste de droits en arrière-fond.
Premièrement, supposons que les titres et droits légitimes de certains membres d’une société aient été violés par les membres d’une autre société, comme dans les cas typiques d’esclavage, d’occupation ou de colonisation. Dans de tels cas, on peut aisément admettre que les responsables doivent la restitution de ces titres et droits aux victimes ou, dans la mesure où cette restitution est impossible dans la plupart des cas, des formes de réparation, c’est‑à-dire la compensation matérielle appropriée aux dommages causés par leur transgression, sont dues.
Si les responsables et les victimes sont tous décédés, la dette impayée est transmise à leurs héritiers présumés qui peuvent parfois être identifiés de manière générale à la population entière d’un pays concerné. Certes, l’analyse rétrospective quant à la gravité de la violation, à l’identité des responsables, à celle des victimes ou au degré de souffrance comporte souvent son lot d’incertitudes et d’imprécisions, de telle sorte qu’elle semble offrir peu d’indications sur la voie à suivre. Il demeure toutefois possible, du moins en principe, d’affirmer sur cette base qu’un transfert de ressource est dû par un pays à un autre à la lumière de principes de justice, tout en récusant, de manière cohérente, l’idée même d’une justice mondiale égalitariste.
Deuxièmement, on peut émettre l’idée selon laquelle le commerce entre les pays ne doit pas seulement profiter à chacun d’entre eux (ce à quoi on peut s’attendre dès lors qu’on reconnaît qu’aucun droit n’a été violé), mais doit également être équitable. Une interprétation ambitieuse de l’idéal du « commerce équitable » peut être trouvée dans la littérature consacrée aux « échanges inégaux » mais soulève tous les problèmes inhérents à la théorie de la valeur du travail, entendue au sens d’une théorie normative des prix justes .
Une interprétation plus modeste consisterait en l’exigence que les pays plus pauvres n’aient pas à souffrir d’une situation où les prix diffèrent systématiquement de ceux qu’offrirait un marché concurrentiel, que ce soit à cause de pratiques monopolistes ou d’un accès inégal aux informations pertinentes. Encore une fois, une telle exigence est tout à fait compatible avec le rejet d’une conception égalitariste de justice globale.
Troisièmement, certains types de coopération entre les pays ne prennent pas la forme du commerce, mais plutôt celle de la production de biens publics mondiaux, tels que la paix dans le monde, la lutte contre les changements climatiques, les pactes d’assistance mutuelle en cas de catastrophe naturelle, ou l’accessibilité d’une lingua franca mondiale.
Il est parfois nécessaire qu’une entente explicite soit conclue afin de produire un bien public mondial, mais il arrive également parfois que les intérêts de certains pays soient suffisants aux yeux de ces parties pour produire au moins une portion désirable de ce bien public, ce qui permet alors à d’autres parties de resquiller. Dans l’un ou l’autre cas, une notion quelconque de la distribution équitable des coûts et des bénéfices de la coopération est de mise. Elle peut exiger, par exemple, que la somme des bénéfices nets soit distribuée également entre tous les coopérants – comme le suggère, sous certaines conditions, le maximin du bénéfice relatif proposé par David Gauthier –, ou encore que le ratio entre les coûts assumés et les bénéfices obtenus soit le même pour chacun des coopérants .
Quel que soit le critère retenu, une coopération équitable ne peut être définie qu’en prenant comme point de référence les droits légitimes de chacune des parties, lesquels sont établis de façon indépendante et déterminent la position à laquelle chacun aurait été assigné en l’absence de toute coopération. Ceux qui s’opposent au modèle égalitariste de justice mondiale peuvent néanmoins se sentir à l’aise avec un modèle coopératif de justice globale.
Les trois aspects de la justice mondiale évoqués jusqu’ici peuvent être considérés comme « périphériques », dans la mesure où ils reposent tous sur une définition préalable de ce qui constitue, à l’échelle mondiale, un droit légitime aux biens économiques. À partir du moment où de tels droits sont précisés, les trois types de justice périphérique se révèlent peu controversés quant à leurs principes, si ce n’est quant à leur application. Mais la question fondamentale concerne justement la spécification de ces droits en arrière-plan. Deux sortes de considérations bien distinctes permettent de remettre en cause les revendications que les États souverains formulent à l’égard des ressources naturelles qui tombent sous leur juridiction, et ce, sans pour autant qu’il soit nécessaire d’adopter une conception égalitariste de la justice mondiale.
Premièrement, la présomption selon laquelle il faut accorder un statut spécial aux ressources naturelles d’un pays est largement partagée : elles sont « quelque chose dont les habitants d’un pays (actuels ou anciens) ne sauraient s’attribuer le mérite ni réclamer les bénéfices ». De la « justice agraire » de Thomas Paine et de « l’impôt unique » de Henry George aux positions contemporaines du libertarisme de gauche, plusieurs conceptions de la justice incorporent un droit égal aux ressources naturelles, tant à l’échelle domestique que mondiale, mais sans toutefois étendre ce droit à d’autres types de ressources. Même ceux qui déplorent que ce droit soit ainsi limité admettent que l’argument qu’ils proposent n’est pas particulièrement convaincant, ou qu’il l’est surtout lorsqu’on l’applique au cas des ressources naturelles.
Ainsi, selon Pogge, la position originelle de Rawls, dans laquelle les représentants des peuples s’entendent sur les principes de justice internationale, devrait au moins privilégier, par souci de justice, un dividende global qui permettrait de répartir entre les peuples la valeur des ressources naturelles dont chacun se trouve à disposer.
Rawls rejette cette conclusion mais non pas, semble-t‑il, sur la base d’une justification éthique selon laquelle aucun égalitarisme des ressources naturelles ne saurait découler de sa position originelle, mais seulement en raison de considérations empiriques, que viennent appuyer les travaux de David Landes, selon lesquelles « l’élément crucial dans la manière dont un pays se développe réside dans sa culture politique – les vertus politiques et civiques de ses membres – et non dans le niveau de ses ressources ».
De manière analogue, en dépit de sa résistance vigoureuse à toute conception égalitariste de la justice globale en général, David Miller reconnaît également l’attrait d’un tel modèle dans le cas des ressources naturelles tout en le rejetant, en dernière instance, au motif que le monde est trop culturellement diversifié pour permettre une évaluation raisonnable et une juste répartition des ressources naturelles.
Il existe une deuxième conception de la justice distributive minimale à l’échelle mondiale, qui met l’accent non pas sur le statut particulier de certaines ressources, mais plutôt sur certaines revendications de base concernant tous les êtres humains. Parmi ceux qui rejettent les conceptions égalitaristes de la justice mondiale, certains reconnaissent l’existence de certains devoirs humanitaires qui exigent de porter secours aux personnes en besoin, peu importe où elles se trouvent.
Les devoirs humanitaires ne constituent pas des devoirs de justice, non pas parce qu’ils sont moins moralement obligatoires que ces derniers ni parce qu’on ne peut pas légitimement les imposer par la contrainte, mais plutôt parce que de tels devoirs ne sont pas conçus pour refléter des droits : ils ne déterminent pas ce qu’une personne est en droit de posséder, mais plutôt ce qu’une personne doit faire avec ses possessions légitimes .
Pour Rawls non plus, la question de la « satisfaction des besoins fondamentaux » ne relève pas de la justice distributive mondiale, mais elle procède de la conjonction de deux aspects de sa pensée.
En premier lieu, en matière de justice distributive domestique, les sociétés libérales ou minimalement décentes doivent respecter les droits humains fondamentaux de leurs membres, y compris le droit à une « sécurité économique de base ».
En deuxième lieu, ces sociétés libérales ou décentes ont un devoir d’assistance à l’égard des sociétés entravées, c’est‑à-dire les sociétés qui, en raison de circonstances socio-économiques défavorables, ne parviennent pas à accéder au rang de régimes justes ou bien ordonnés . Certains opposants à une conception égalitariste de la justice mondiale, comme David Miller , sont tout de même prêts à reconnaître plus directement, en termes de justice globale non comparative, l’existence d’un droit fondamental aux « conditions universellement nécessaires pour tous les êtres humains en vue de mener une vie minimalement adéquate » qui inclurait un « un droit à la subsistance ».
Toutefois, la responsabilité première quant à la satisfaction de ce droit incombe à chaque communauté politique. Ce n’est que lorsque ces communautés y échouent que les pays plus riches ont le devoir d’intervenir, notamment en encadrant les activités gouvernementales des pays plus pauvres, de façon que ces derniers puissent assurer, le plus rapidement possible, la satisfaction des droits fondamentaux de leurs citoyens.
L’écart qui, en pratique, sépare les positions de Rawls ou de Miller d’une conception égalitariste de la justice mondiale variera évidemment en fonction de la façon, plus ou moins généreuse, dont on interprétera la notion de besoin fondamental. Cela dépend aussi de la version particulière de conception égalitariste de la justice qu’on prend en considération. Prenons par exemple la conception de la justice distributive d’Amartya Sen , qui propose de garantir les capabilités de base de tous les individus.
Si la « sécurité économique de base » chez Rawls ou les éléments d’une « vie minimalement adéquate » chez Miller équivalent au respect des capabilités de base, on peut penser que le choix de l’une ou l’autre de ces options importe peu d’un point de vue pratique. Pourtant, on peut noter une différence d’importance pratique entre ces options selon que l’on confère à la communauté domestique la responsabilité première de la satisfaction des besoins fondamentaux au nom d’arguments qui relèvent de principes ou seulement, à la lumière de certaines présomptions factuelles, de considérations pragmatiques.
Une différence fondamentale apparaît également sur le plan philosophique, lorsqu’on considère la question de savoir si les devoirs d’assistance des pays riches à l’égard des plus pauvres doivent être considérés comme essentiellement distincts des principes égalitaristes qui sont appropriés pour les membres d’une société donnée. Sur quoi repose une telle distinction ? Quelles sont les caractéristiques essentielles que les pays en particulier affichent, mais dont le monde, pris dans son ensemble, semble dépourvu, et qui seraient requises pour légitimer le recours à une conception égalitariste de la justice globale ? »
– Van Parijs, P. (2013). Chapitre 11. La justice distributive internationale. Dans : Jean-Baptiste Jeangène Vilmer éd., Ethique des relations internationales: Problématiques contemporaines (pp. 297-328). Presses Universitaires de France.
« « Il semble que nous n’ayons pas perçu que, selon la loi naturelle, une génération est par rapport à une autre ce qu’une nation indépendante est par rapport à une autre. » – (Jefferson, Lettre à Madison, 6 sept. 1789)
Les théoriciens des relations internationales ont au moins deux raisons de s’intéresser aux générations. L’une – comparative – a trait à la compréhension de la spécificité des questions de justice et de gouvernance globales/internationales par rapport à ce qui se joue à l’intérieur d’un État, mais aussi entre générations. L’autre – combinatoire – a trait à l’articulation et à l’interdépendance des questions internationales et intergénérationnelles dans des cas concrets. Ainsi, en matière de justice climatique, la fixation d’un plafond d’émissions de gaz à effet de serre est certes une question de justice entre les générations qui déterminera quel climat nous laisserons à nos enfants et petits-enfants. Le choix de la hauteur de ce plafond a cependant aussi un impact différent sur chacune des zones géographiques de la planète, ce qui en fait une question de justice internationale indéniable. De même, la distribution de l’effort de réduction des émissions entre États est d’abord une question de justice internationale. Pourtant, la dimension intergénérationnelle y est présente elle aussi, par exemple à travers la question des émissions historiques : le fait qu’une nation ait émis par le passé plus ou moins de gaz à effet de serre devrait-il influencer à la hausse ou à la baisse les quotas d’émission nationaux qui lui seraient alloués dans le cadre d’un régime de type Kyoto ?
Un régime de droit international du climat requiert donc que l’on articule les dimensions internationale et intergénérationnelle. De même, il est évident que les questions d’annulation de la dette du tiers-monde ou de réparations internationales pour des exactions collectives passées posent des questions du même ordre. Elles ont trait en particulier à celle de savoir si l’on peut être tenu pour responsable des conséquences d’actes posés avant notre naissance. Nous laisserons ici ces questions et nous concentrerons sur la tâche comparative. Nous pointerons en introduction quelques éléments « anatomiques » qui distinguent relations entre nations et relations entre générations. Ensuite, nous nous limiterons à présenter et discuter la question telle qu’elle se développe dans l’œuvre d’un auteur – John Rawls – et sur un front spécifique – celui de la justice. Nous étudierons comment justice entre générations et entre nations diffèrent et se rejoignent dans une pensée rawlsienne.
Le recours aux concepts de « nation » et « génération » mérite une explication. Nous entendrons ici la génération au sens démographique de « cohorte de naissance », soit un ensemble de personnes nées au cours d’une même période. La génération 80 désigne ainsi l’ensemble des personnes nées entre le 1er janvier 1980 et le 31 décembre 1989. Par symétrie, on devrait entendre la nation comme un ensemble de personnes nées sur un même territoire. La nation belge désignerait alors l’ensemble des personnes nées en Belgique. Cela s’écarte du sens usuel et mettra mal à l’aise le lecteur conscient de la richesse du concept de « nation ». Une telle définition – qui fait écho au terme anglais « native » – présume une relation forte entre nation et territoire d’origine, laissant de côté la réalité des États plurinationaux, des nations construites sur des politiques fortes d’immigration, des nations sans territoire particulier, etc.
Posons comme hypothèse que la comparaison « période/territoire » est éclairante pour toute comparaison « génération/nation », tout en insistant sur le fait qu’elle n’épuise pas les angles sous lesquels une telle comparaison peut être effectuée. Ainsi, cette dimension « période/territoire » n’est-elle probablement pas la seule centrale pour la question de l’identification à un groupe social – nation ou génération – ou pour celle de la transmission d’une langue, toutes deux cruciales pour les relations internationales ou intergénérationnelles. De même, les comparaisons « cosmopolitisme/chronopolitisme » ou « nationalisme/générationalisme » devraient-elles conduire à identifier des différences et parallèles non réductibles à l’axe « période/territoire ». Nous ne présumerons pas non plus que l’axe « espace/temps » (« territoire/période ») soit l’unique variable pertinente à l’articulation chez Rawls de la justice intergénérationnelle et de la justice globale.
Avant de nous pencher sur l’approche rawlsienne, identifions quatre caractéristiques « anatomiques » pertinentes pour une théorie politique normative intéressée à une comparaison « générations/nations ».
[…]Nous nous sommes intéressés à l’articulation entre devoir d’assistance et principe de juste épargne. Le devoir d’assistance nous invite aussi à réfléchir plus avant à l’articulation entre justice et démocratie/autogouvernement. On peut comprendre la démocratie comme permettant – entre autres choses – d’assurer la juste distribution d’un bien particulier : le pouvoir. On peut aussi y voir le meilleur moyen d’assurer la justice distributive en général – conformément à une hypothèse courante selon laquelle la démocratie serait le régime le plus à même d’assurer la défense des plus défavorisés. À l’inverse, on peut émettre l’hypothèse que certaines manières de traduire l’autogouvernement soient un obstacle à l’avènement de la justice globale, la multiplication d’États constituant un frein à la solidarité globale. Ce qui est intéressant ici, c’est que la façon dont Rawls définit le devoir d’assistance traduit une troisième manière d’articuler justice et autogouvernement : un devoir de justice au service de l’autogouvernement. La démocratie n’est plus ici ni une dimension de la justice, ni un instrument de ou un obstacle à la justice. C’est le devoir de justice qui devient l’instrument de la démocratie. Rawls écrit en effet :
Qu’implique le devoir d’assistance si son objectif est de garantir que les conditions de l’autonomie politique d’autres peuples soient rencontrées ? En particulier, est-ce que ce devoir d’assistance pourrait aller jusqu’à justifier une obligation d’intervention armée ? Rawls affirme au début du droit des peuples que « les Peuples doivent observer un devoir de non-intervention ». Pourtant, Seleme a avancé l’argument selon lequel si l’on prend au sérieux l’objectif du devoir d’assistance, il devrait justifier un devoir d’intervention dans certains cas, spécialement si l’on spécifie bien l’objectif de ce devoir d’intervention :
On peut certes concevoir l’objectif d’un devoir d’intervention comme celui de protéger par exemple le droit de minorités en violation de l’idée de l’autogouvernement – pour autant que l’on puisse montrer que le respect des minorités ne serait pas nécessairement une exigence de l’idée d’autogouvernement. Par contre, si la définition des conditions d’une intervention juste se centre sur l’objectif d’autogouvernement, l’intervention viole certes la souveraineté d’un peuple mais pas nécessairement l’autogouvernement que cette souveraineté serait là pour servir.
Ce n’est pas l’objet du présent chapitre de discuter des conditions pratiques à satisfaire par un devoir d’intervention ainsi conçu. Et il se peut également que l’interprétation proposée par Seleme soit trop extensive dans la mesure où le devoir d’assistance a pour objet les sociétés entravées alors que le devoir d’intervention se justifierait plutôt par rapport aux États hors la loi.
Ce qui nous intéresse cependant, c’est de déterminer s’il existe dans le domaine intergénérationnel un mode d’« intervention » qui puisse être conçu dans le même esprit. Nous avons vu dans l’introduction que notre naissance et notre mort réduisent radicalement notre « mobilité » dans le temps.
Il n’est pas possible d’intervenir en force au cours d’une période qui serait antérieure à notre naissance ou postérieure à notre mort. On pourrait donc conclure que la possibilité d’intervention intergénérationnelle n’existe pas et que, puisque à l’impossible nul n’est tenu, il ne pourrait y avoir de devoir d’intervention intergénérationnelle.
Cette conclusion serait trop rapide. Il existe en effet un mode particulier d’« intervention » dont dispose une génération par rapport aux suivantes et qui a un lien clair avec la question de l’auto-gouvernement. Quand une génération adopte une Constitution, elle y définit en particulier les conditions nécessaires à l’exercice de l’auto-gouvernement. En déterminant des conditions strictes à satisfaire pour la révision du contenu de la Constitution, la génération constituante rend juridiquement plus difficile cette modification. Elle impose par exemple une déclaration préalable de révisabilité, des exigences de majorité qualifiée recourant à divers types de quorums, etc.
Ce faisant, la génération constituante prétend « imposer » sa vision constitutionnelle aux générations à venir, en rendant la Constitution plus difficile à modifier. On peut donc dire que la rigidité constitutionnelle « viole la souveraineté » des générations suivantes comme l’intervention sur un territoire étranger violerait la souveraineté de cet État étranger. Mais on peut concevoir cela dans les deux cas comme ayant pour visée de garantir les conditions d’autogouvernement, respectivement, de l’État étranger ou de la génération suivante. Si un devoir d’intervention s’avérait devoir être défendu au sens où Seleme l’entend, alors on pourrait non seulement défendre l’acceptabilité d’une forme de rigidité constitutionnelle, mais même l’idée d’un devoir de rigidité constitutionnelle.
Il importe de bien comprendre pour quelle raison la rigidité constitutionnelle est nécessaire et dans quels cas elle viole effectivement la souveraineté des générations à venir. Une génération (G1) peut vouloir rigidifier ses règles en vue soit de garantir une protection de ses propres membres (droits fondamentaux), soit de s’assurer qu’elle se comportera de manière juste envers la génération suivante (G2). Mais si tel est son objectif, il n’est pas nécessaire que cette rigidité contraigne la génération suivante. On peut en théorie envisager une succession de Constitutions rigides applicables chacune à une seule génération. Par contre, si ce qui préoccupe une génération (G1), c’est soit le respect par la suivante (G2) d’une série de règles envers ses propres membres (le respect des droits fondamentaux des membres de la génération suivante), soit le respect par G2 de ses obligations intergénérationnelles envers G3, il est inévitable dans ce cas que la rigidité constitutionnelle de la Constitution adoptée par G1 enfreigne la souveraineté de G2.
Dans ce dernier cas, l’idée d’intervention afin de garantir les conditions nécessaires à l’autogouvernement est-elle à même de justifier, mutatis mutandis, une rigidité constitutionnelle enfreignant la souveraineté des générations suivantes ? Oui, si l’on peut montrer que cette rigidité est nécessaire pour réduire le risque que G2 mette à mal sa propre capacité d’autogouvernement ou celle de G3. Si c’est le cas, alors on peut avancer une justification de la rigidité constitutionnelle analogue à celle proposée par Seleme dans le cas du devoir d’assistance comme impliquant un devoir d’intervention dans certains cas.
Soulignons néanmoins combien la nature de l’« intervention » que constitue la rigidité constitutionnelle diffère de celle d’une intervention armée dans un contexte international. On notera essentiellement trois différences.
D’abord, alors que l’on insiste généralement pour qu’une intervention militaire à l’étranger soit la plus limitée dans le temps possible, la vocation d’une Constitution est de durer – même si, dans les faits, la durée de vie moyenne d’une Constitution est plus limitée qu’on ne pourrait le penser. Ensuite, lorsqu’on parle d’intervention – avec ou sans mandat international –, l’on fait référence à l’usage de la force. Si l’on peut penser que la rigidité constitutionnelle impose une certaine forme de contrainte, n’en surestimons pas l’intensité. Une génération peut toujours décider de « faire sécession », de se soustraire au coup de force de la génération constituante précédente et d’adopter une nouvelle Constitution sans respecter les règles de révision édictées par la précédente.
Il peut y avoir un coût politique et éventuellement économique à le faire lorsque les générations sont enchevêtrées. Mais la force d’une Constitution héritée ne peut malgré tout être comparée à la force d’une armée étrangère qui interviendrait sur un territoire pour y sécuriser les conditions d’un véritable autogouvernement. Enfin, on remarquera que la constitutionalisation est nécessairement une forme d’intervention préventive. Nous ne serons plus là dans trois générations et ne pourrons donc attendre ce moment pour constater des violations éventuelles des conditions d’autogouvernement avant de décider d’« intervenir ». »
– Gosseries, A. (2013). Chapitre 13. Nations et générations. Dans : Jean-Baptiste Jeangène Vilmer éd., Ethique des relations internationales: Problématiques contemporaines (pp. 353-376). Presses Universitaires de France.