« Pourquoi Mosca est-il conduit à s’intéresser à la question des élites ? La réponse est relativement simple : c’est pour expliquer qui gouverne concrètement dans les régimes politiques. Pour le chercheur palermitain, il est clair que « dans toutes les sociétés constituées » derrière les apparences qui prétendent faire croire que le roi gouverne (seul), que l’aristocratie domine ou encore que le peuple exerce la souveraineté, se cache un fait sociopolitique occulté : les gouvernants.
Autrement dit, il s’agit de montrer que les gens qui exercent réellement et concrètement le pouvoir de direction des affaires politiques (pouvoir public et aujourd’hui on ajouterait les acteurs qui élaborent les politiques publiques ) constituent un groupe sociologique particulier : la minorité dirigeante, car « l’histoire de toutes les sociétés a été, ou sera, l’histoire des minorités dominantes » (Meisel, 1962, p. 5). Le point de départ – mais aussi d’arrivée – de toute son œuvre est structuré autour de cette découverte qui, conformément à la pratique de l’époque, mérite d’être considérée comme une « loi à vocation universelle ».
Un fait, la minorité dirigeante
« Dans toutes les sociétés régulièrement constituées, où il y a ce qu’on appelle un Gouvernement, nous ne voyons pas seulement que l’autorité de ce dernier s’exerce au nom de l’univers peuple, ou d’une aristocratie dominante, ou d’un souverain unique… nous retrouvons constamment un autre fait : les gouvernants, ceux qui disposent des pouvoirs publics et les exercent, ne sont toujours qu’une minorité, au-dessous desquels il y a un grand nombre de personnes, qui ne participent jamais réellement et d’aucune façon au Gouvernement et ne font que le subir ; on peut les appeler les gouvernés », (TG, 1884, p. 19 cité par Albertoni, 1987, p. 41)
Une minorité forcément organisée
« [Mosca soutient que] sous n’importe quel régime, il faut une machine gouvernementale, une organisation se composant naturellement d’une minorité numérique, à travers laquelle toute l’action gouvernementale se déploie », (TG, 1884, p. 22 cité par Albertoni, 1987, p. 53)
« Tout ce qui dans le gouvernement fait partie du dispositif de l’exercice de l’autorité, implique commandement et responsabilité, est toujours l’attribution d’une classe spéciale, dont les éléments de formation, selon le siècle et le pays, peuvent énormément varier il est vrai, mais qui, quelle que soit sa formation, ne constitue pas toujours, face à la masse des gouvernés auxquels elle s’impose, une minorité restreinte », (TG, 1884, p. 23 cité par Albertoni, 1987, p. 54)
Mosca met en pratique la méthode de l’observation des faits et l’oppose au déductionnisme et au formalisme des juristes et des constitutionnalistes. Partant de là, il remet en cause la validité « scientifique » de la classification des régimes d’Aristote. Le premier élément de réfutation repose sur une dénonciation de la superficialité des critères retenus par le philosophe grec.
La classification d’Aristote, universellement acceptée, opposant les modes de gouvernement démocratique, aristocratique et monarchique en postulant que l’autorité dépend soit des citoyens, soit d’une classe limitée ou encore d’une seule personne, est « empiriquement » fausse. En effet, peut-on prétendre raisonnablement caractériser les différents modes de gouvernement sans prendre en compte les caractéristiques de ceux qui gouvernent concrètement (entendu comme fait sociologique) ?
Pour Mosca, il est clair que le roi comme l’aristocratie ne gouvernent jamais seuls, et que, de l’autre côté, le peuple ne gouverne jamais directement. Sa réfutation repose sur une argumentation en trois temps (TG, 1884, p. 18-23). Premièrement, les classes nombreuses ne participent jamais réellement au gouvernement. Deuxièmement, un préjugé historique et contemporain conduit à penser que les gouvernements représentent la volonté du peuple et que ce sont les majorités qui gouvernent (i.e.théorie du gouvernement démocratique).
Troisièmement, sous n’importe quel régime et dans n’importe quel pays, il faut « une machine gouvernementale, une organisation se composant naturellement d’une minorité numérique, à travers laquelle toute activité gouvernementale se déploie » (TG, 1884, p. 23). Dès lors, en reprenant la distinction entre gouvernants et gouvernés d’Aristote, mais en observant ce qui se passe dans les faits, Mosca dévoile l’existence d’une minorité dirigeante spécialisée dans les fonctions de gouvernement. Ainsi, l’histoire des institutions de gouvernement permet de voir que ce sont des minorités dirigeantes qui ont exercé concrètement le pouvoir de gouvernement. Les exemples fourmillent au Moyen Âge avec les barons, les hommes de clergé, les officiers communaux ; sous l’absolutisme, les bureaucrates et les courtiers ; en Chine et au Japon les mandarins et les samouraïs ou encore en Angleterre les propriétaires terriens (gentry).
Fort de ce constat, Mosca conclut que : « tout ce qui dans le Gouvernement fait partie du dispositif et de l’exercice de l’autorité, ou encore implique commandement et responsabilité, est toujours l’attribution d’une classe spéciale, dont les éléments de formation, selon le siècle et le pays, peuvent énormément varier il est vrai, mais qui, quelle que soit sa formation, constitue toujours face à la masse des gouvernés auxquels elle s’impose, une minorité restreinte » (TG, p. 23).
Il est alors avéré que la minorité gouvernante a toujours exercé un pouvoir de domination sur la majorité désorganisée. Néanmoins, pour aller plus en avant dans l’élaboration d’un paradigme (i.e. dans son vocabulaire une « loi scientifique »), Mosca propose une description des caractéristiques sociologiques qui fondent le pouvoir de la minorité dirigeante : l’organisation, l’esprit de corps et une croyance commune en leur supériorité (Meisel, 1962, p. 36).
Norberto Bobbio souligne dans sa recherche sur la genèse de la science politique italienne qu’il est difficile de taxer Mosca d’accointance idéologique avec le conservatisme, car son apport ne peut pas se réduire à « l’expression d’une idéologie » dans la mesure où il constitue « le noyau d’une théorie scientifique de la politique » (1969, p. 192).
En effet, lorsque Gaetano Mosca propose le concept de classe politique, il dote la science politique naissante d’un outil analytique nouveau. Dans sa première recherche sur la théorie du gouvernement, il définit la classe politique comme un invariant historique en partant du postulat que toutes les minorités gouvernantes imposent leur volonté politique à la majorité qui n’a « ni volonté, ni impulsion, ni action commune » (TG, 1884, p. 22).
L’importance de cette simple vérité empirique est souvent cachée par un artefact idéologique, celui de la démocratie égalitaire. Dans les faits, la démocratie est gouvernée réellement par des partis politiques, des leaders politiques ou encore des opinions-makers, mais en aucun cas par les citoyens. La classe politique constitue alors cette classe d’individus qui en raison d’une supériorité morale contrôle le gouvernement et domine la masse des gouvernés.
Mosca souligne au passage que ce mode de domination est relativement subtil, car les gouvernés sont censés partager l’exercice du pouvoir. Il précise ensuite son analyse des constitutions modernes (CM, 1887). Le rapport de forces n’oppose pas une minorité composée d’hommes supérieurs à une majorité d’hommes inférieurs, mais une minorité organisée face à une majorité d’individus isolés.
En prenant l’exemple des constitutions, Mosca montre que le rapport entre la classe politique et une société donnée peut prendre des formes variées. Le changement social affecte directement l’ordre constitutionnel, car « derrière toute réforme politique et en faveur de toute institution nouvelle il doit y avoir une nouvelle force sociale » (CM, 1887, p. 533). Appliqué à la réalité sociétale italienne observable à la fin du xixe siècle, il affirme ensuite que « la régénération morale de la société sera entièrement formée et répandue et [que] simultanément, les nouvelles forces sociales, c’est-à-dire les classes laborieuses, seront complètement organisées, et [qu’]elles auront acquis le prestige et le pouvoir politique que la nouvelle civilisation leur offre » (ibid., p. 534).
La minorité est organisée en vertu du fait même qu’elle est une minorité. Or, il est toujours plus difficile de créer des structures politiques performantes de masse alors que la classe politique se répand plus naturellement dans les positions institutionnelles dominantes. De plus, la classe politique bénéfice d’une capacité organisationnelle lui permettant de toujours renverser le rapport de force en sa faveur lorsqu’elle est confrontée à des individus atomisés.
Le seul cas de figure tolérant exception est celui de la masse où l’on trouve des individus qui arrivent à se structurer en minorité organisée, et qui peuvent, dans cette configuration-là, être à même de contester le pouvoir de la minorité dirigeante en place.
La première « esquisse » de la classe politique (1884)
« [sur le sentiment de supériorité] … c’est justement pour cette raison qu’au-delà de l’incalculable prestige dérivant pour la classe politique du fait d’être coordonnée et organisée, les éléments qui la composent doivent se distinguer par une sorte de supériorité inhérente à leur personne » (TG, 1884, p. 31 cité par Albertoni, 1987, p. 55)
Prérequis, formation et reproduction de la classe politique
(1) « La classe politique se constitue par la réunion des chefs, et dans l’état barbare et sauvage, les chefs des hommes sont les plus forts, les plus courageux, aussi la valeur militaire devient-elle le critère de recrutement de la classe dominatrice… [le processus de civilisation aidant] le développement de la culture intellectuelle et de la richesse créent d’autres instruments permettant à une classe restreinte de s’imposer à la masse » (ibid.).
(2) « [La richesse fait figure d’élément de droit] dans les sociétés ordonnées, elle se maintient ensuite toujours comme élément de fait ».
(3) « [La naissance constitue aussi un élément important pour l’agrégation à la classe politique ] ; abolie comme critère exclusif et légal pour la formation de la classe politique, elle ne cesse d’avoir une certaine importance comme élément de fait »
(4) « [Le mérite personnel, c’est-à-dire] ces aptitudes spéciales permettant de remplir telle ou telle fonction politique. C’est là le critère particulier des “sociétés civilisées ayant atteint un bon degré de maturité” ».
(TG, 1884, p. 33-39, cité par Albertoni, 1987, p. 55-57)
La confirmation du concept de classe politique ( Elementi di scienza politica, 1re édition, 1896)
« Dans tout organisme politique qui est à la tête de la hiérarchie de toute la classe politique et qui tient ce qu’on appelle le gouvernail de l’État ? Cette personne n’est pas toujours celle qui détient légalement le pouvoir suprême, et parfois même à la place du roi ou de l’empereur héritier, c’est un premier ministre ou un maître du palais tout-puissant, à la place du président électif, l’homme politique influent qui l’a fait élire.
[…] même en admettant que le mécontentement des masses réussisse à détrôner la classe dirigeante, il devrait nécessairement y avoir […] au sein des masses mêmes, une autre minorité organisée remplissant les fonctions de classe dirigeante. Autrement, toute organisation et tout effectif social serait détruit », (ESP, 1re éd., 1896, p. 61-62, cité par Albertoni, 1987, p. 90-91).
Comme pour les élites gouvernementales parétiennes, la classe politique se compose de personnes dotées de qualités supérieures. Néanmoins, Mosca impute cette supériorité à la maîtrise des fonctions particulières (capacité organisationnelle) et d’un savoir-faire en matière de légitimation de son pouvoir vis-à-vis des gouvernés (élaboration de la « formule politique », cf. supra). Afin d’aller plus en avant, Mosca entreprend de dégager les critères sociologiques qui octroient un sentiment de supériorité à la classe politique. En effet, si l’on souhaite comprendre les soubassements de son pouvoir, il faut s’intéresser aux attributs sociaux des acteurs qui la composent (TG, 1884, p. 31). Afin de dresser le tableau historique de l’évolution de la composition de la classe politique, il rappelle que la « valeur militaire » fut longtemps « le critère de recrutement de la classe dominatrice » (cf. encadré supra).
Il relève également que le processus de civilisation a conduit au développement de la culture intellectuelle et de la richesse mercantile entraînant une modification du substrat social de la minorité dirigeante. Il note également que la naissance, voie d’agrégation privilégiée dans la classe politique à l’époque où l’aristocratie jouait un rôle politique important, n’est plus un critère exclusif et légal dans les sociétés contemporaines. Néanmoins, il anticipe quelque peu la sociologie critique contemporaine, lorsqu’il note que dans les régimes actuels (quelle que soit leur nature, autoritaire, censitaire ou démocratique) la logique de reproduction élitaire demeure un élément de fait structurant (Parry, 2005, p. 36).
Ensuite, il avance un dernier critère lié à l’institutionnalisation de l’État bureaucratique : la reconnaissance du mérite personnel. Notons que Mosca, en raison de sa réussite personnelle aux concours administratifs, porte une attention particulière sur ce dernier point. Il voit dans la reconnaissance du mérite personnel, via les concours de recrutement pour les emplois publics, un élément de structuration fondamental pour la classe politique dans les sociétés les plus civilisées (Lottieri, 1994, p. 323). L’obtention de titres scolaires ou encore universitaires constitue une voie à privilégier pour intégrer la classe politique car ce sont « les plus expérimentés dans cette culture et dans ces études spéciales » (TG, 1884, p. 39).
Mosca fait de la validation des compétences acquises par des institutions étatiques fortes un prérequis aux carrières politiques menant à des postes de responsabilité gouvernementale. Dans ce sens, il pose les bases d’une approche positionnelle des élites dans la mesure où l’intégration de la classe politique s’analyse à partir de la possession d’un background social et personnel particulier (Meisel, 1962, p. 16). Par la suite, il précise que ces critères peuvent jouer de manière alternative ou cumulative en fonction du type d’articulation entre la classe politique et la nature du régime. En revanche, il constate que la possession d’une seule de ces qualités peut permettre d’intégrer la classe politique.
Ensuite, dans la première édition d’Elementi di scienza politica (1896), le politologue palermitain montre que l’activité politique, comme la conquête du pouvoir ne se résument pas seulement à une lutte entre les individus ou encore entre les classes, mais qu’elles doivent se comprendre en partant du rapport de forces institué par et pour les minorités organisées.
Il approfondit également son approche « écologique » de la réalité élitaire. En effet, quelle que soit la nature du régime politique retenu, l’analyse en termes de classe politique conduit à s’intéresser non seulement aux acteurs qui possèdent le pouvoir formel (roi, président du conseil, ministres, députés, sénateurs, hauts fonctionnaires), mais aussi à ceux qui possèdent des ressources sociales et politiques substantielles (p.ex. les riches, le clergé, les intellectuels, les chefs des syndicats, cf. encadré supra). De plus, c’est en raison de son mode de constitution, par ces qualités matérielles, intellectuelles ou morales, que la classe politique peut être distinguée dans les faits de la masse des gouvernés.
Si sur ce point Mosca partage l’approche capacitaire de Pareto, il va mettre en exergue d’autres clefs de compréhension de la domination politique. La maîtrise des techniques de gouvernement est un prérequis capacitaire essentiel dans la mesure où elle permet non seulement d’accéder au pouvoir, mais également de s’y maintenir. En effet, si les luttes politiques électorales, tout comme la bataille autour des programmes politiques et des principes idéologiques constituent la face émergée de la vie politique, le pouvoir réel se joue autour des arcanes et des techniques concrètes de gouvernement. Cette intuition posée comme la pierre angulaire de sa construction théorique provient d’une observation concrète du « terrain » parlementaire italien.
Pour Mosca, il est clair que le politologue doit regarder ce qui se passe dans les coulisses du pouvoir où se construit la « vraie » politique (i.e. des rapports de forces, des médiations, des compromis et du clientélisme).
Définition de la formule politique
« [Rappel : la classe politique quelle que soit la façon dont elle s’est constituée] n’avoue jamais qu’elle commande, pour la bonne raison qu’elle se compose d’éléments qui sont, ou qui ont été jusqu’à ce moment historique, les plus aptes à gouverner ; mais c’est toujours un principe abstrait, une formule que nous appellerons la formule politique, qui lui fournit sa justification », (TG, 1884, p. 43 cité par Albertoni, 1987, p. 58).
« [Sur la base d’un examen historique Mosca retient deux types de formules politiques,] celles qui tirent leur fondement d’une croyance surnaturelle, et d’autres qui se basent sur un principe rationnel, apparemment du moins. Croire par exemple que tout pouvoir vient du souverain, qui à son tour l’a reçu de Dieu, est une formule du premier type ; au contraire, le principe faisant dériver tout pouvoir légitime de la volonté du peuple relève du second », (TG 1884, p. 44 cité par Albertoni, 1987, p. 58).
« [Sur le lien entre classe politique et formule politique, l’auteur précise que] ce n’est pas la formule politique qui détermine le mode de formation de la classe politique, mais au contraire, c’est cette dernière qui adopte toujours la formule qui lui convient le plus », (ibid.).
Un exemple de nouvelle formule politique
« [La liberté, l’égalité et la fraternité constituent la base de la nouvelle formule politique qui a servi de préliminaire] à toute la législation révolutionnaire, et qui a même fourni à la révolution sa formule politique et qui en outre fait sentir plus ou moins son influence dans toutes les constitutions parlementaires actuelles, et forme les idées et les systèmes politiques de la plupart des hommes publics, ne disons pas des hommes d’État, de l’Europe d’aujourd’hui », (TG, 1884, p. 161 cité par Albertoni, 1987, p. 60).
Évolution de la formule politique appliquée à la classe dirigeante
« … Dans les sociétés dont la population est relativement dense, et qui ont atteint un certain niveau de civilisation, les classes dirigeantes ne justifient pas exclusivement leur pouvoir par sa simple possession, mais lui cherchent une base morale et légale en le présentant comme la conséquence logique et nécessaire des doctrines et croyances qui sont généralement reconnues et acceptées…
Cette base morale et légale, ce principe, sur lesquels repose le pouvoir de la classe politique sont ce que nous avons appelé ailleurs et que nous continuerons à appeler ici la “formule politique”. Selon le niveau de civilisation du peuple, les différentes formules politiques peuvent reposer sur des croyances surnaturelles ou sur des concepts qui s’ils ne correspondent pas à la réalité positive apparaissent au moins comme étant rationnels », (RC, 1939, p. 70-71).
Par la suite Mosca analyse une autre composante du pouvoir de la classe politique : sa capacité à produire des formules légitimantes. C’est à cette fin qu’il élabore la notion de formule politique(cf. encadré supra). À l’aide de ce concept, il réintroduit le rôle de l’idéologie comme source du pouvoir élitaire en mettant le principe de souveraineté au cœur de la relation entre l’élite et les citoyens. Agissant un peu comme une ruse de la raison, la formule politique traduit la capacité de la classe politique à faire accepter un mode de domination et d’exercice du pouvoir en faisant croire que l’orientation de la politique du gouvernement défend les intérêts des gouvernés. La ruse, même s’il n’emploie pas ce mot, réside dans ce tour de force. La formule politique permet également de structurer la classe politique dans la mesure où elle contribue non seulement à l’unifier, mais aussi à hiérarchiser la société.
En effet, c’est parce qu’elle détient la souveraineté qu’elle est légitime pour gouverner en se plaçant au-dessus des individus. Néanmoins, Mosca précise que si la classe politique ne se trouve pas dans le besoin d’affirmer de façon ostentatoire son pouvoir, c’est parce qu’il se trouve justifié auprès des gouvernés au nom d’un principe abstrait (i.e. la formule politique).
Dans ses premiers écrits, il tend à interpréter de façon quelque peu mécanique la relation entre la classe politique qui « adopte toujours la formule qui lui convient le plus » (pour la domination des gouvernés), sans envisager qu’elle puisse avoir une fonction d’agrégation interne. Dans cette première version, la formule politique tend à mettre en avant la seule fonction manifeste, laissant de côté sa fonction latente, à savoir sa dimension homogénéisante de l’élite.
Soulignons toutefois que cette notion mérite d’être discutée sur deux points. Le premier tient au fait qu’en essayant de donner la primauté à la classe politique qui seule peut « reformuler » la formule, voire en inventer une autre, Mosca s’interdit de prendre en compte le fait qu’une minorité ne faisant pas partie de la classe gouvernementale puisse s’imposer en portant une nouvelle formule. Le second réside dans le fait que cette articulation toujours présupposée entre la classe politique et la formule conduit au « modèle des trois C » qui définit la ruling class comme un groupe d’élite « consciente, cohérente et conspirante » (Meisel, 1962, p. 4).
Cependant, dans la deuxième édition d’Elementi (1923), Mosca redéfinit la formule politique comme la notion qui permet de substituer à la légalité la légitimité. À des fins probatoires, il compare la situation française d’après 1789, où la classe politique se trouve dans l’impossibilité de mettre en pratique concrètement la nouvelle formule politique élaborée autour des principes de « liberté, égalité et fraternité », avec la situation anglaise. En effet, au Royaume-Uni, la classe politique pourtant dominée par l’esprit aristocratique arrive à appliquer le principe de « la représentation d’une collectivité par l’intermédiaire de représentant élus à la majorité par la collectivité elle-même » (TG, 1884, p. 163). En revanche, l’étude du cas italien le conduit à mettre en avant que l’interaction entre la classe politique et la formule politique peut engendrer la formation d’un régime politique peu légitime.
En effet, la situation de la classe politique italienne est paradoxale dans la mesure où cette dernière s’éloigne de la société jusqu’à s’y opposer, tout en accueillant en son sein des éléments issus indirectement d’une élection populaire (Mastropaolo, 2004). Dans un de ses derniers textes, Mosca amende son approche en ces termes : « L’un des premiers résultats de la nouvelle méthode fut la notion de ce que, dès 1884, on appela la formule politique (TG). On entend par là le fait que, dans tous les pays arrivés à un degré même médiocre de culture, la classe dirigeante justifie son pouvoir en le fondant sur une croyance ou sur un sentiment qui, à cette époque et dans un peuple déterminé, sont généralement acceptés.
Ces sentiments peuvent être, suivant les cas, la volonté présumée du peuple ou celle de Dieu, la conscience de former une nation distincte ou un peuple élu, la fidélité traditionnelle à une dynastie ou la confiance dans un individu doué, réellement ou en apparence, de qualités exceptionnelles.
Naturellement, chaque formule politique doit être en harmonie avec le degré de maturité intellectuelle et morale du peuple et de l’époque où elle est adoptée. Par conséquent, elle doit correspondre à la conception du monde qui est, à un certain moment, celle du peuple considéré et elle doit constituer le lien moral entre tous les individus qui en font partie » (Mosca, Bouthoul, 1955, p. 321-322).
En 1923, Mosca propose une deuxième édition des Elementi di scienza politica complétée par une nouvelle partie de 169 pages (Albertoni, 1987, p. 130) qui modifie substantiellement son approche du paradigme élitaire. L’enrichissement de l’ouvrage doit se comprendre au regard de la trajectoire personnelle d’un auteur confronté aux changements sociopolitiques qui affectent les sociétés européennes dans la première moitié du xxe siècle. Durant les vingt-cinq années qui séparent ces deux éditions, Mosca participe en tant qu’observacteur à la vie politique italienne (député, puis sénateur). Il assiste également à l’avancement du processus de démocratisation en Europe occidentale, ce qui le conduit progressivement à réviser son jugement sur ce type de régime.
Il s’agit aussi d’un processus de maturation intellectuelle de son intuition initiale, le rôle central des minorités dirigeantes, confirmée à ses yeux par les travaux de son « complice et rival », Vilfredo Pareto (Meisel, 1962, p. 169), mais aussi ceux de Roberto Michels et de Moïseï Ostrogorski (Albertoni, 1987, p. 151-164). Il s’agit donc à travers cette nouvelle stratégie de faire le point sur les avancées du paradigme élitaire tout en y consolidant sa contribution personnelle. À cette fin, Mosca propose un dépassement du concept de classe politique par celui de classe dirigeante (Ruling class) pour l’intégrer en tant que doctrine dans l’histoire des idées politiques.
Ainsi, dans le chapitre 12 intitulé « Théorie de la classe dirigeante », il rappelle que sa conception de la classe politique s’inscrit dans une filiation de près d’un siècle en prenant sa source chez Saint-Simon et en s’inspirant ensuite successivement d’Auguste Comte, d’Hyppolyte Taine et de Ludwik Gumplowicz (partie nouvelle de la 2e édition de 1923). Mosca montre alors, dans le sillage de ces auteurs annonçant une société où la vie sociale sera dominée par le caractère industriel, scientifique ou encore positif, que le pouvoir passera aux mains de dirigeants susceptibles de porter ce changement politique. Il insiste sur l’élitisme implicite que l’on trouve chez ces auteurs tout en faisant ressortir l’originalité de sa contribution à la théorie de la classe dirigeante. En effectuant cela, il répond à l’accusation de manque d’originalité théorique portée par Pareto.
L’affirmation de la doctrine de la classe dirigeante (ESP, 2e éd., nouvelle partie, 1923).
« La doctrine affirme que dans toutes les sociétés humaines qui ont atteint un certain degré de développement et de culture, la direction politique dans le sens le plus large de l’expression, incluant par conséquent la direction administrative, militaire, religieuse, économique et morale, est constamment exercée par une classe spéciale, c’est-à-dire par une minorité organisée … », (RC, 1939, p. 329).
« L’analyse compréhensive doit essayer de démontrer que la classe dirigeante existe nécessairement et cela en s’appuyant sur notre démarche analytique. Dans ce but nous devons relever les caractéristiques constantes et communes de plusieurs types de classes dirigeantes, mais aussi les caractéristiques variables comme la capacité d’intégration, le degré de cohésion ou encore leur mode de dissolution » (RC, 1939, p. 336-337).
La reproduction de la classe dirigeante dans un régime démocratique (Mosca, Bouthoul, 1955, p. 329)
« […] le triomphe absolu de la tendance démocratique ne pourrait se concevoir que si les enfants n’héritaient pas des moyens matériels, des relations et des connaissances de toutes sortes qui ont servi à leurs pères pour accéder à la classe dirigeante politique. On a voulu voir dans la propriété privée des terres, des capitaux et de tous les instruments de production la cause principale du caractère héréditaire de l’influence politique. On ne peut nier que cette vue ne contienne une part de vérité, mais nous croyons aussi avoir noté que, même si la propriété de tous ces moyens de production était attribuée à l’État, ceux qui l’administrent, et qui sont toujours une minorité, cumuleraient désormais le pouvoir économique avec le pouvoir politique. Ils disposeraient par conséquent d’énormes moyens pour faciliter la carrière de leurs propres enfants et aussi des personnes qu’ils désireraient favoriser. » […]
Ce qui est particulièrement saisissant avec Gaetano Mosca, c’est le découplage entre une carrière académique « limitée » à l’Italie et le devenir international de son œuvre sur le caractère central de la minorité dirigeante. C’est dans ce sens que James Meisel, l’auteur qui y contribua le plus fortement en lui consacrant The Myth of the Ruling Class (1962, p. 14), usa d’une formule latine heureuse pour caractériser ce phénomène : habent sua fata libelli (les livres ont leur propre destinée). Avant de revenir plus longuement sur la trajectoire internationale de la théorie de la classe dirigeante pour mieux en souligner ensuite les effets en retour sur le contenu même de la théorie, il convient d’insister sur la vision futuriste que Mosca a lui-même assigné à sa méthode (la science politique) et à son modèle théorique (la classe dirigeante).
Ainsi, si l’on veut comprendre la postérité du concept de classe dirigeante, il faut s’intéresser à la finalité même que lui assignait son auteur. En lisant ses « Pensieri postumi », on perçoit comment Mosca imagine le devenir des civilisations occidentales. S’avançant dans le registre de la prophétie, il déclare que « le xxe siècle et peut-être aussi le xxie pourront faire progresser à tel point les sciences sociales que l’on trouvera une solution pour transformer lentement une société sans qu’elle ne déchoie, et en évitant les crises violentes qui accompagnent souvent sa décadence. Vu que dans les sociétés humaines le changement est nécessaire et l’immobilité impossible, les vrais hommes d’État devraient faire en sorte que la transformation lente, mais continue, réussisse à éviter la dissolution qui, pour les organismes sociaux, équivaut à ce qu’est la mort pour les organismes individuels » (Albertoni, 1987, p 136). Il assigne ainsi au développement des sciences sociales un rôle de prescription sur les modalités du bon gouvernement. Cette démarche fait de lui un social scientist (au sens américain) avant l’heure.
Il affirme à la fin de sa vie que « toute recherche de science politique peut contribuer à modifier l’avenir politique d’un peuple si elle réussit à modifier la pensée politique de ses classes dirigeantes, qui a été, qui est, et qui, espérons-le, sera toujours l’un des facteurs de l’histoire » (ESP, 3e éd., vol. 2, p. 243, cité par Albertoni, 1987, p. 140).
La théorie de la classe dirigeante est devenue une composante centrale de la sociologie politique à partir du moment où elle a été importée aux États-Unis (Grynszpan, 1999). La politique éditoriale de traduction en anglais menée par Arthur Livingston est déterminante (1939). Elle fait de Gaetano Mosca « l’inventeur » du concept de The Ruling Class. Cette traduction va avoir des effets sur le délestage du concept de classe politique pour celui de classe dirigeante traduit par ruling class.
Rappelons tout d’abord que cette transformation sémantique se justifie, selon le traducteur-éditeur, parce qu’en anglais le terme de Political class (classe politique) restitue moins bien le sens recherché par Mosca dans la réalité empirique que celui de ruling class (Mosca, 1939, p. 50). Arthur Livingston justifie le recours au concept de ruling class, car il permet de couvrir les termes de classe politique et classe dirigeante (interchangeables pour Mosca), tout en définissant sous un vocable unique le groupe des gens qui participent directement au gouvernement ou qui sont susceptibles de l’influencer (1939, p. 12). Allant au bout de sa logique, l’éditeur impose ruling class, contre la volonté de Mosca, comme le nouveau titre de l’ouvrage en lieu et place d’Elementi di scienza politica.
James Meisel montre que ce changement se justifie également à partir d’un effet de traduction, « element » en anglais (i.e. « The main Elements », « Fundamentals », « Essentials ») ne renvoyant pas à la réalité sémantique exacte couverte par le vocable italien elementi (1962, p. 126). Paradoxalement, c’est par cette réduction de l’œuvre de Mosca à la sociologie de la classe dirigeante que les voies de la reconnaissance internationale vont s’ouvrir à lui.
La version anglaise s’impose alors rapidement comme un classique de la pensée politique du xxe siècle et une référence académique incontournable pour qui prétend traiter de la question du pouvoir dans les sociétés modernes, car « aujourd’hui encore, c’est essentiellement le Mosca de The Ruling Class qui est lu et cité en dehors de l’Italie » (Grinzspan, 1999, p. 29). Or, cette traduction acquit rapidement une dimension plus grande que l’œuvre originale au point même que les rééditions italiennes postérieures ont dû en tenir compte.
Cette réception à l’international du paradigme de la classe dirigeante ne s’est pas faite sans un passage sous les fourches caudines de la critique. Ainsi, un de ses anciens assistants, également collaborateur d’Harold Lasswell, Renzo Sereno, remet en question le fondement épistémologique de son approche dans The Rulers (1962).
Les points soulevés méritent d’être mentionnés dans la mesure où ils ont été en grande partie repris par la suite dans le débat méthodologique autour de l’élitisme (voir nos développements dans la deuxième partie). En substance, Renzo Sereno formule deux objections.
La première porte sur les vocables d’élites et/ou de classe dirigeante qui conduisent à privilégier une approche élitaire et statique des positions de pouvoir sans jamais permettre d’appréhender la réalité du processus de gouvernement (ibid., p. 147). La seconde réside dans la « legend of organized minority » dont on ne peut jamais prouver empiriquement la réalité (ibid., p. 99).
De son côté, James Meisel en faisant écho explicitement à « l’école italienne des élites » commence la préface de la deuxième édition de son livre consacré à la genèse du mythe de la ruling class par l’assertion suivante : « Un manifeste élitiste ? Un spectre hante le siècle de l’Homme commun : le spectre de l’Élite. Les deux puissances mondiales ont conclu une alliance profane en vue d’exorciser ce spectre : les communistes orientaux et les démocrates occidentaux voient la chose de la même façon… Il est temps désormais que la nouvelle école proclame ses intentions et qu’elle oppose à la fable du Spectre un Manifeste de l’Élite… L’histoire de toutes les sociétés a été, est et sera, l’histoire des minorités dominantes » (1962, p. 5).
Cet auteur, fin connaisseur de l’intégralité de l’œuvre Mosca (dans sa version italienne et anglo-américaine), va pousser le raisonnement sociologique autour de la classe dirigeante encore plus loin (Parry, 2005, p. 31-32). Tout d’abord, il prend parti en affirmant que le postulat selon lequel les élitistes italiens n’auraient pas prouvé empiriquement la véracité de leur thèse ne doit pas nous conduire à invalider leur hypothèse de départ.
En partant de l’observation du contexte géopolitique d’après la seconde guerre mondiale, il propose d’ajuster le concept de classe dirigeante autour de trois indicateurs sociologiques permettant de « saisir » l’identité tout comme la centralité politique des groupes dirigeants (Meisel, 1962, p. 4). Pour ce faire, il suffit de prouver qu’il existe un groupe « conscient, cohérent et conspirant » (the three C’s ou « théorie des trois C »). Pour Meisel, il est clair que Charles Wright Mills dans l’Élite du pouvoir (1956) « valide » l’intuition de Mosca en confirmant sa « théorie des trois C » (1962, p. 363 sqq.).
En effet, Mills analyse la structure du pouvoir en termes de positions institutionnelles de reproduction intra-élitaire entraînant la formation d’une élite politique consciente de ses intérêts et cohérente dans son action (Mills cité par Meisel, 1965, p. 161-164 et 360-365). L’alliance avec le complexe militaro-industriel induit une dimension complotante qui scelle définitivement la classe dirigeante dans un mythe, celui de l’omnipotence de l’élite du pouvoir (cf. chapitre 5).
Néanmoins, si l’on peut toujours identifier des élites en positions de pouvoir, il est beaucoup plus difficile de prouver avec certitude si le pouvoir qu’on leur attribue est réellement exercé (Zuckerman, 1997). »
– Genieys, W. (2011). Chapitre 2 – L’invention de la classe dirigeante par Gaetano Mosca. Dans : , W. Genieys, Sociologie politique des élites (pp. 81-110). Armand Colin.

« Le terme « élite » initialement valorisant a été progressivement dévalué par les soubresauts de l’histoire et les héritages idéologiques. Mais loin de désigner une simple opposition de « classes », une sociologie des élites peut permettre, en se dégageant de la prégnance des faits politico-économiques et du poids de l’histoire, de comprendre les changements politiques et la structuration institutionnelle des pouvoirs.
Comblant le retard français en ce domaine, qui a souvent assimilé la réflexion sur les élites aux théories réactionnaires, cet ouvrage propose d’articuler une « vieille » théorie et sa « nouvelle » sociologie. Loin de céder à la tentation « oligarchiste » suscitée par le populisme ambiant, l’auteur nous propose ici un état des lieux des savoirs et des courants de la sociologie des élites pour une meilleure compréhension des dynamiques politiques et du fonctionnement des institutions d’État. «
« Et si, malgré l’ouverture affirmée des règles du jeu politique dans les régimes démocratiques occidentaux, les pratiques élitaires conduisaient à la formation d’une nouvelle oligarchie ? Telle est la thèse qu’une génération de jeunes sociologues critiques vont s’efforcer d’étayer empiriquement en annonçant la formation d’une Élite du pouvoir (Mills, 1969 [1956]). Pour élaborer cette thèse, ces sociologues opèrent un double ajustement de l’élitisme des pères fondateurs (cf. première partie de l’ouvrage). Le premier réside dans la transformation de l’angle de la critique théorique de la démocratie.
Il ne s’agit plus de rejeter la démocratie en tant que « mauvais régime », mais bien de montrer que ce « bon régime » est altéré dans son fonctionnement par l’institutionnalisation dans la structure du pouvoir d’une ruling class socialement fermée et repliée sur la défense de ses propres intérêts. Le second consiste à développer une critique de la vision vertueuse des rapports entre élites et démocratie en s’appuyant sur des recherches empiriques et des méthodes novatrices qui vont progressivement former une nouvelle théorie de la structure du pouvoir, « power structure theory » (Domhoff, 1967 et 1978). Il est intéressant de noter que ce débat a eu un faible écho au sein de la sociologie politique européenne d’après la seconde guerre en Europe, à l’exception notoire des travaux de Raymond Aron (1950, 1960) et de Tom Bottomore (1964).
Le sociologue Arnold M. Rose voit l’émergence de ce courant de recherche comme le résultat d’un conflit entre les frontières disciplinaires de la sociologie et de la science politique autour de l’analyse du pouvoir (1967, p. 39).
Si effectivement on peut opposer les sociologues Floyd Hunter et Charles Wright Mills aux politologues de Yale (Dahl, Polsby, Wolfinger), l’opposition avec Riesman, Kornhauser ou encore Bendix et Lipset ne relève pas des clivages académiques clairs. En revanche, il est certain que la controverse méthodologico-empirique entre ces deux approches a contribué au renforcement de la sociologie politique.
Afin de comprendre les enjeux liés à la formulation de cette nouvelle théorie du pouvoir, il est nécessaire de rappeler à la fois le contexte sociopolitique de l’Amérique du Nord et les controverses intradisciplinaires propres au développement des sciences sociales étasuniennes. En effet, la guerre froide, la guerre de Corée, la crise politique cubaine, le maccarthysme, tout comme l’élection d’un ancien chef d’État-major des armées à la Maison-Blanche (Eisenhower, 1952-1960) constituent des faits politiques qui réactivent la menace de la formation d’un « État garnison » (garrison state) chère à Lasswell. Par ailleurs, les monistes ont également à cœur de valider empiriquement l’« economic-elite dominance hypothesis » (Rose, 1967, p. 9).
À cette fin, la problématique de l’élite du pouvoir est formulée en renvoyant dos-à-dos les marxistes et les libéraux. Pour les premiers, non seulement la conception du pouvoir en termes de lutte des classes est rendue caduque, mais surtout elle tend à donner raison à Pareto et Mosca sur la capacité de l’élite à s’autonomiser dans la structure du pouvoir grâce à un comportement léonin. Pour les seconds, elle remet en cause les fondements de l’approche en termes de stratification sociale et de mobilité sociale, consubstantielle au mythe du self-made-men américain (Lipset, Bendix, 1959).
Cette approche sape également les bases des théories de la modernisation politique dans la mesure où elle tend à montrer que le développement économique des sociétés capitalistes débouche sur un affaiblissement et non sur un accroissement du pluralisme démocratique (Prewitt, Stone, 1973).
Nous allons volontairement laisser de côté les avatars idéologiques liés à la controverse entre les monistes et les pluralistes pour monter comment, en conjuguant imagination sociologique et rigueur méthodologique, certains sociologues attestent que l’institutionnalisation d’une élite homogène dans les différents échelons de pouvoir est à même d’altérer les fondations de la démocratie libérale américaine. Initiée il y a plus de cinquante ans, cette controverse est actuellement réactivée autour de la question du retour du pouvoir oligarchique aux États-Unis (Winters, 2011).
Présenter la thèse de l’élite du pouvoir conduit à éviter deux écueils : celui de la simplification vulgaire et celui de la complexité en raison de la trajectoire de son auteur, Charles Wright Mills (1956-1969). Simple, si on la réduit au dysfonctionnement de la démocratie américaine à la botte d’un « complexe militaro-industriel ». Complexe, en raison du décalage entre l’itinéraire professionnel de Charles Wright Mills et la reconnaissance intellectuelle de son œuvre, « provocatrice, romantique, utopiste » (Horowitz, 1983).
Qualifié « d’enfant terrible de Columbia », certains aspects de son œuvre ont fait l’objet de débats critiques encore peu égalés aujourd’hui (Horowitz, 1964 ; Domhoff, Ballard, 1968).
En effet, outre le nombre incroyable de recensions critiques de son Élite du pouvoir dans les revues académiques américaines, émanant de la plupart des grandes figures des sciences sociales de l’après-guerre (Bell, Dahl, Lynd, Parsons, Walker, etc.). L’ouvrage eut également un écho dans la presse américaine et internationale.
Nous laisserons volontairement de côté l’aspect polémique de l’œuvre, estompé d’ailleurs avec le temps, pour montrer comment l’auteur, en se réappropriant de façon syncrétique la théorie élitiste des pères fondateurs, pose les bases d’une sociologie critique du pouvoir. […]
L’ambition de Mills dans l’Élite du pouvoir est clairement affichée. Il s’agit d’une remise en question du credo des fédéralistes américains (plus précisément de la doctrine de Madison), selon lequel le pluralisme démocratique consiste à garantir la compétition pour le pouvoir entre des groupes sans qu’aucun d’entre eux ne soit jamais en mesure d’en exercer le monopole.
Cette conception démocratique de l’exercice du pouvoir exclut la possibilité d’existence d’une « classe ou d’une élite dirigeante unique » qui tenterait d’investir « l’État » (i.e. le gouvernement local ou fédéral) pour y promouvoir ses intérêts particuliers, au nom d’un soi-disant intérêt général, en raison de l’éclatement de la société civile en groupes sociaux en concurrence (Lacorne, 1989, p. 229). Mills reprend à son compte le modèle originel de la démocratie pluraliste pour en établir son effritement progressif sous le joug pressant « des puissants et des arrogants » (i.e. titre initial de l’Élite du pouvoir, Mills, 2000, p. 205).
Le pouvoir politique serait alors monopolisé par un bloc dirigeant homogène formant un groupe d’élite singulier. Ralf Miliband, collaborateur et ami, précise dans un texte consacré aux rapports de Mills au politique que ce dernier ne croyait pas à l’inévitabilité de l’élite du pouvoir (Horowitz, 1964, p. 81-82). Mills souhaitait, en démontrant sociologiquement les mécanismes de concentration du pouvoir, réactiver la participation citoyenne et démocratique.
Afin de défendre ce point de vue, Mills déconstruit la conception pluraliste du pouvoir (i.e. le résultat d’ajustement automatique et spontané de forces anonymes et d’influence égale) considérée comme un sous-produit idéologique. Celui-ci est destiné à maintenir en place certains « groupes privilégiés » : « les grands patrons de l’industrie, les seigneurs de la guerre et les membres du directoire politique » (1969 [1956], p. 242-248). Résumé ainsi, on comprend pourquoi l’affirmation de l’existence d’une élite du pouvoir aux États-Unis a ouvert une profonde controverse débordant largement le cadre du cercle académique (Sweezy in Domhoff, 1968). […]
La lecture de l’appendice de L’Imagination sociologique consacré au « savoir-faire intellectuel » (intellectual craftsmanship) permet de comprendre comment « inspiré par sa lecture de Balzac », Mills se joue des legs de la théorie élitiste pour boucler sa trilogie sur la stratification sociale aux États-Unis en consacrant un livre aux classes supérieures (1967, p. 203 sqq.). Il rappelle alors comment et en quoi les travaux de Mosca, Schumpeter, Veblen, Lasswell, Michels, Weber et Pareto constituent une source pour son inspiration (cf. encadré suivant).
Mills trouve « chez ces auteurs trois sortes d’énoncés : 1) chez les uns, il suffit de répéter systématiquement ce qu’ils disent sur certains points particuliers ou bien l’ensemble ; 2) chez d’autres, vous acceptez ou vous réfutez, en donnant vos raisons et vos arguments ; 3) d’autres enfin vous fournissent des idées pour vos propres projets. C’est en manipulant ces idées existantes que vous vous sentez le continuateur d’une ligne déjà tracée » (ibid, p. 206). Partant de là, Mills enrichit également la critique élitiste portée par Pareto et Mosca à l’encontre de l’interprétation marxiste de la domination économique de la classe dirigeante.
À l’instar de Weber, il privilégie une approche stratifiée et hiérarchisée du pouvoir où chaque niveau de groupes (« upper » et « lower ») est en compétition afin d’acquérir du poids et du prestige social plutôt que dans un combat pour s’approprier les moyens de production (Horowitz, 1983, p. 261). Dès lors, la compétition sociale entre ces groupes en quête de distinction au sein de leur propre strate sociale est beaucoup plus importante que la lutte entre les classes sociales pour comprendre comment se forme une élite du pouvoir. La prise en compte d’une compétition sociale possible à l’intérieur d’une même strate sociale, ici l’élite dirigeante, conduit Mills à relativiser implicitement la pertinence du « dogme » de l’affrontement classe contre classe. […]
Le projet intellectuel de Mills consiste à rendre compte de la transformation de la structure du pouvoir sur la longue durée historique à partir d’un raisonnement sociologique susceptible de saisir le changement du type et du comportement des élites. Il part alors du postulat que le pluralisme romantique de Jefferson entendu comment la fragmentation et l’éclatement du pouvoir caractérisant l’Amérique du xixe siècle s’efface progressivement au profit de l’émergence d’un pouvoir gouvernemental fort et centralisé. Ce changement sans précédent dans l’organisation des sociétés modernes est consubstantiel à la transformation des modes d’expression du contrôle social (division sociale de travail, création des grandes firmes, techniques managériales, etc.). Mills se situe alors dans une approche critique des effets de la modernisation politique.
Reprenant à son compte l’héritage de Weber et de Mannheim, il admet que la rationalisation technologique et la centralisation de l’autorité politique, caractéristiques majeures du processus de modernisation, supplantent dans l’explication l’approche marxiste du capitalisme. Mills essaye de comprendre les effets des différentes étapes du développement politique des sociétés modernes à partir d’une sociologie du pouvoir.
En effet, une interprétation croisée de la transformation de la stratification sociale et de la formation d’une nouvelle élite lui permet de renvoyer dos à dos les interprétations marxistes et libérales (Horowitz, 1983, p. 263). Sa sociologie historique du pouvoir va montrer que ce sont les mouvements sociaux qui créent des lois et non le contraire et que le pouvoir peut être accaparé en démocratie par un groupe d’élite singulier. Or, ce phénomène historique d’accroissement de l’autorité politique d’un groupe particulier n’est pas forcément perceptible au premier abord parce que son pouvoir n’est pas socialement visible.
Cela est d’autant plus vrai que les États-Unis n’ont pas connu la contrainte de l’héritage des vieilles élites aristocratiques comme en Europe. Contrairement à Pareto, la nouvelle élite n’est pas dotée des qualités personnelles supérieures, elle est plutôt façonnée par le rôle et la position détenus dans la structure du pouvoir.
Plus qu’une prétendue supériorité psychologique, ce sont une communauté d’éducation, des origines sociales et un rapport à la distinction sociale partagés qui la façonne. Cette homogénéité sociale, pas forcément visible pour le non-sociologue, favorise l’interchangeabilité des rôles des membres de l’élite créant ainsi un mouvement de circulation fermée (i.e. inter pares) au sommet de la structure du pouvoir. […]
Par la suite, Mills remet en question la théorie de l’équilibre des pouvoirs (au sens constitutionnel de checks and balances) alors tenu par les libéraux étasuniens comme l’axiome fondateur de la démocratie (1969, chapitre 11). Il réfute alors la thèse défendue par David Riesman qui dans La foule solitaire (1964 [1950]) affirme une parcellisation du pouvoir au profit de groupes sociaux émergeant des classes moyennes dotées d’un pouvoir de veto sur la gestion des affaires politiques. Afin de conforter sa thèse sur l’élite du pouvoir, Mills amène la critique sur plusieurs points (ibid., p. 249 sqq.). Le premier réside dans une erreur manifeste d’appréciation des échelles du pouvoir qui conduit les pluralistes à considérer le législatif au sommet de la pyramide du pouvoir alors que sa vraie place est au niveau intermédiaire.
Le Congrès aurait perdu cette place en raison de délégations excessives de pouvoir, de la prédominance des intérêts locaux et des débats interminables et paralysants. Alors que dans un même temps, le pouvoir exécutif, fortement bureaucratisé et doté d’une réelle capacité d’expertise, serait de plus en plus capable d’imposer par le haut ses choix fondamentaux à des élus qui ont abandonné toute perspective nationale en choisissant de privilégier leur circonscription électorale. Mills reproche également aux social scientists d’étudier des actes et comportements politiques isolés ce qui les empêche d’accéder à une vue d’ensemble de la structure du pouvoir. Ce manque d’ambition s’explique en raison de leur proximité sociale avec la classe moyenne (i.e. ils en sont issus) et de leur attachement au modèle de l’équilibre des pouvoirs ancré dans l’idéologie égalitariste (Horowitz, 1983, p. 270).
Or pour Mills, c’est le déclin de la représentation politique de la classe moyenne qui entraîne l’affaiblissement des pouvoirs intermédiaires et la remise en cause du modèle de l’équilibre des pouvoirs. De plus, il dénonce l’absence du développement d’une administration reposant sur une haute fonction publique (i.e. la « top strata » est composée d’« appointees ») susceptible de former un contre-pouvoir au sein de l’État américain (Birnbaum, 1973).
En formant un ensemble anonyme, non-élu et non réellement responsable, dont les rôles sont interchangeables, l’élite du pouvoir agit sans le support d’un vaste public. Cette absence d’éclairage de l’opinion publique, renforcée par un aveuglement des intellectuels (Bachrach, 1967, p. 57) rend l’élite possible et lui donne un intérêt commun à partir duquel elle construit sa cohésion. Ainsi, malgré les critiques, Mills continue d’affirmer que : « la structure sociale des États-Unis n’est pas entièrement démocratique… je ne connais pas de société qui soit absolument démocratique, ce n’est qu’un idéal. Les États-Unis d’aujourd’hui sont démocratiques essentiellement par la forme et par la rhétorique des beaux lendemains.
En fait, si l’on va au fond des choses, ils sont souvent antidémocratiques ; dans de nombreux secteurs institutionnels, ce n’est que trop clair. Ce ne sont pas les assemblées provinciales qui gèrent l’économie des grandes entreprises, ce ne sont pas des pouvoirs responsables devant ceux que leurs activités intéressent principalement. C’est également le cas des machines militaires et de l’État » (1967, p. 193). »
– Genieys, W. (2011). Chapitre 5 – L’Élite du pouvoir ou le retour de l’élitisme en démocratie. Dans : , W. Genieys, Sociologie politique des élites (pp. 197-229). Armand Colin.
« « La principale garantie contre l’accroissement du pouvoir des élites est l’existence d’une pluralité de groupes suffisamment égaux pour pouvoir générer une véritable compétition pour la direction aux différents niveaux de la société politique. La bureaucratisation présente un danger en ce sens qu’elle sape toute possibilité d’une pluralité de groupes d’intérêts et d’organisations ». »
– William Kornhauser, The Politics of Mass Society, (1959, p. 236).
« « Mosca m’a accusé de l’avoir copié. Je ne me suis pas soucié de lui répondre parce que je n’ai pas le temps de m’occuper de ce genre de vanité et parce que, principalement, ce que j’ai de commun avec Mosca est simplement pris d’un fonds commun à tous. La théorie selon laquelle un pays est toujours gouverné par une minorité et celle selon laquelle les élites se succèdent sont vieilles comme le monde, et si Mosca a l’ingénuité de les croire siennes, grand bien lui fasse, je reconnais, moi, n’avoir pas même le droit de propriété […]. À Mosca je n’ai vraiment rien pris » »
– Vilfredo Pareto, lettre du 17 décembre 1903 (Œuvres complètes). »