– Hamilton, C. (2013). Chapitre 3 / Consommation et identité. Dans : , C. Hamilton, Requiem pour l’espèce humaine: Faire face à la réalité du changement climatique (pp. 83-112). Presses de Sciences Po.
« Le fétichisme de la croissance se manifeste aussi dans le comportement individuel. Tout comme l’image qu’une nation a d’elle-même s’est peu à peu associée à sa croissance, celle que nous nous faisons de nous-mêmes est liée à notre consommation.
La consommation, d’abord simple moyen de satisfaire des besoins, est devenue une façon d’acquérir une identité. Cette transformation s’est opérée en plusieurs décennies, mais depuis le début des années 1990 elle est entrée dans une phase nouvelle et plus intense. Phénomène récent mais encore imparfaitement compris, la révolution de la consommation a peut-être autant restructuré notre conscience que l’a fait la révolution industrielle.
Je vais aborder l’idée que la mutation d’une société de production en une société de consommation rend plus difficile la tâche de convaincre les citoyens des pays riches de changer leur comportement pour répondre à la crise climatique, en raison de la signification psychologique du processus de consommation. Cette mutation s’est traduite à la fois par un changement de la nature des entreprises et par un changement de nature de la consommation.
Dans la société de production, la croissance économique dépendait surtout de la confiance des investisseurs, les esprits animaux, comme les appelait John Maynard Keynes ; dans la société de consommation d’aujourd’hui, c’est davantage la confiance du consommateur qui influe sur la croissance, confiance devenue, depuis les années 1990, très dépendante des possibilités de crédit à la consommation.
Auparavant, les entreprises fabriquaient des produits pour la plupart standardisés et leur concurrence portait sur l’efficacité de leurs techniques de production, avec des phases de « gestion scientifique » (connue aussi sous le nom de taylorisation) et de massification de la production.
De nos jours, c’est la différenciation, plus que la standardisation, qui caractérise les biens et les services, de sorte que les décisions de production répondent désormais aux demandes des consommateurs, infiniment variées et constamment changeantes. Dorénavant, la clef de la compétitivité et du succès des entreprises n’est plus l’efficacité de la production mais la créativité promotionnelle.
Longtemps préoccupation majeure des consommateurs comme des producteurs face à des produits standardisés, le prix de la plupart des biens et des services est devenu secondaire. Parer les objets de qualités symboliques, qui ne contribuent en rien à leur utilité, présente actuellement un coût qui excède souvent celui de leur fabrication. L’exemple emblématique est celui de la paire de baskets vendue à 200 dollars, et fabriquée en Chine pour 20 dollars seulement, la différence venant pour l’essentiel des coûts de la commercialisation du produit comme le paiement des stars du sport et le sponsoring d’événements sportifs. Dans la société de production, la commercialisation, y compris la publicité, constituait un aspect annexe de l’organisation des affaires ; dans la société de consommation, les services marketing des entreprises priment les services de production.
Il y a longtemps que la publicité ne cherche plus à vendre un produit en vantant son utilité, et qu’elle s’est mise à élaborer des associations symboliques entre le produit et les états psychologiques des consommateurs potentiels. Les agences publicitaires ont désormais pour tâche de dévoiler l’ensemble complexe de sentiments pouvant être associés à des produits particuliers et de concevoir des campagnes de commercialisation qui en appellent à ces sentiments. Des milliers de personnes, parmi les plus créatives, travaillent d’arrache-pied à aider les entreprises à persuader les clients d’acheter telle marque de voiture, de beurre ou de chaussures de sport plutôt que telle autre qui vend, peu ou prou, les mêmes produits. Il est pratiquement impossible aujourd’hui d’acheter un article qui ne soit chargé de certains symboles d’identification, que l’acquéreur en soit conscient ou non.
Alors que l’élite fortunée fut à une époque la seule à considérer la consommation comme marqueur de statut, les années 1990 ont vu la consommation de luxe sortir du cercle des plus riches pour s’étendre à tous les groupes de consommateurs : un phénomène qualifié de « fièvre du luxe » qui a conduit les fabricants à apposer leur marque sur une gamme de plus en plus large d’articles en y incluant des « produits d’entrée » accessibles à tous.
C’est ainsi que Gucci et Armani ont mis leur griffe sur des lunettes de soleil à portée de bourse de clients qui n’ont pas, par ailleurs, les moyens de s’offrir les vêtements ou les accessoires de ces marques prestigieuses, tandis que d’autres s’efforcent de conserver leur image tout en vendant des produits au consommateur moyen auquel ils donnent ainsi la possibilité d’imiter le style de vie des riches : c’est « la démocratisation du luxe ».
Des fabricants de voitures comme Mercedes-Benz conçoivent aujourd’hui des modèles d’entrée de gamme que des foyers aux revenus moyens peuvent se permettre d’acquérir. La Mercedes Classe-A, lancée en 1997 et modernisée en 2004, reçut, pour faire sa promotion, le concours d’une célébrité vieillissante, le grand couturier Giorgio Armani, d’un champion de tennis, Boris Becker, et d’une chanteuse populaire, Christina Aguilera.
Le slogan associé à ces icônes de la culture conventionnelle était : « Apprenez les règles, puis brisez-les. »

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Aujourd’hui, consommation est indissociable de gaspillage. Les salles de bain ne sont plus considérées comme des lieux fonctionnels, mais comme de nouveaux espaces où s’étale une débauche de robinets, de baignoires, de douches et d’éclairages au design conçu à l’aide d’outils numériques. Il n’est pas rare, pour des familles américaines à revenus modestes, de posséder cinq ou six postes de télévision, de sorte que beaucoup de logements ressemblent à un agrégat d’appartements indépendants. Ni que chaque chambre à coucher possède une salle de bain attenante, et que chacune de ces salles de bain arbore un lavabo double, avec parfois des accessoires en plaqué-or. Au Royaume-Uni, alors que le prix moyen d’une salle de bain est d’environ 300 livres, celui des modèles de luxe grimpe jusqu’à 8 000 livres. Whirlpool propose un siège de toilette en plaqué-or, présenté ainsi : « Ce siège de toilette, qui parachèvera de manière éblouissante tout type de salle de bain, a été entièrement plaqué d’une feuille d’or aux reflets luxueux, pour apporter une touche d’éclat et de splendeur à vos toilettes ou à votre salle de bain. »
À l’ère de l’hyper-consumérisme, le besoin impulsif de satisfaire n’importe quelle envie a atteint des niveaux vertigineux. Il est aujourd’hui possible d’acheter des capsules remplies de feuilles d’or à 24 carats qui, lorsqu’on les avale, font étinceler les excréments. Créées par l’artiste new-yorkais Tobias Wong, elles sont vendues comme des signes de luxe et un moyen d’« accroître sa propre valeur » – même si cette inflation de l’égo ne dure, sans doute, que le temps de la digestion. Vendues à 425 dollars pièce, ces capsules dorées constituent la plus récente manifestation du lien très ancien, souvent signalé par les anthropologues, entre l’or et les excréments, et parfaitement illustré par ce dicton latino-américain : « Si la merde pouvait se transformer en or, les pauvres naîtraient sans trou-du-cul. »
Aucune des tendances que j’ai identifiées n’aurait vu le jour si le consommateur lui-même n’avait fondamentalement changé. Dans la société de production, le consommateur avait des goûts affirmés et le rôle de la publicité se bornait à le persuader que le produit satisferait ses besoins. Dans la société de consommation, les responsables du marketing se trouvent investis de la tâche sans fin de créer et transformer ses désirs, puis de les satisfaire. Ces désirs ne sont plus la simple expression d’envies particulières, mais se développent à partir de l’envie de trouver et d’exprimer une identité individuelle. La réinvention du consommateur s’est opérée dans un contexte de changements plus vastes.
Les nouveaux mouvements sociaux des années 1960 et 1970 ont ouvert l’ère de l’« individualisation ». Nous vivions jusqu’alors dans des environnements et des communautés homogènes et forgions nos identités en absorbant inconsciemment les normes et les comportements culturels de notre entourage. Ces sociétés se sont transformées : nous avons acquis la liberté de créer nos propres identités, d’ « écrire nos propres biographies » au lieu de les laisser suivre, pour l’essentiel, le chemin tracé par les circonstances de notre naissance . Dans une société noyée sous un déferlement de messages des médias de masse, les modèles de réussite et les personnalités à imiter s’exhibent sur les écrans et dans les pages des magazines plutôt que dans la communauté locale ou à travers les vies de saints et de héros.
L’individualisation a créé les conditions sociales favorables à l’éclosion d’un consumérisme moderne, en permettant aux marchands de produits de consommation d’entrer dans le jeu et de combler le désir individuel de se forger une identité et de l’exprimer . Ce désir a, de plus en plus souvent, trouvé sa satisfaction dans des substituts extérieurs gratifiants, et tout particulièrement dans l’argent et la consommation matérielle. On sait, en effet, que les personnes attachées aux biens matériels se tournent plus volontiers vers la consommation pour alimenter leur besoin d’identité et d’émotions.
Mais ces gratifications de substitution ne peuvent jamais combler ce dont nous avons vraiment besoin : on ne trouve pas une véritable identité dans un supermarché ou sur les rayons d’un magasin. Pourtant, ce manque représente justement ce dont le capitalisme consumériste avait besoin dans sa phase ultime : un sentiment constant d’insatisfaction qui entretienne l’envie d’acheter. Alors que la croissance économique est censée nous apporter ce qui nous rendra plus heureux, dans la société de consommation la croissance économique ne peut être durable que si nous demeurons insatisfaits. La croissance ne produit plus du bonheur : c’est la frustration qui soutient la croissance.

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Le fossé grandissant entre ce que nous avons et ce que nous désirons est la seule explication à l’explosion sans précédent de l’endettement des consommateurs au cours des quinze dernières années. Cette explosion a conduit à la crise de 2008, notamment à la bulle immobilière, qui a été décrite par The Economist comme la plus grosse bulle de l’histoire : pour assouvir un désir irrépressible d’acquérir l’habitation de leurs rêves, les acheteurs étaient prêts à engager des parts de plus en plus importantes de leurs revenus futurs. Aux États-Unis, en même temps que les prêts immobiliers s’envolaient, la taille des nouvelles maisons augmentait – de 55 % depuis 1970 – alors même que le nombre d’habitants diminuait de 13 % . Pareil phénomène s’est produit au Royaume-Uni et en Australie . Ainsi, avant la crise, un tiers des jeunes acquéreurs américains déclaraient que disposer d’une pièce dédiée à la projection de vidéos dans leur maison était un critère « important » ou « très important » pour le choix de leur maison.
Évidemment, ces maisons plus vastes devaient être dotées de tapis et de rideaux, elles devaient être chauffées, climatisées et meublées. L’accroissement de la taille des logements stimula donc la demande de biens d’équipement. Mais ce lien a aussi fonctionné dans l’autre sens : l’accumulation de marchandises a dépassé la capacité des habitations, même agrandies, à les stocker. Une industrie en est née : le stockage privé – devenu le secteur de l’immobilier qui a crû le plus rapidement au cours des deux dernières décennies aux États-Unis. Le nombre d’installations de stockage privé – le résidentiel l’emportant sur le commercial – a augmenté de 81 % de 2000 à 2006 dans ce pays (en Australie, il a augmenté de 10 % par an pendant les années de boom, et au Royaume-Uni, au taux incroyable de 35 % par an). Un foyer américain sur dix, ou presque, loue aujourd’hui un espace de stockage pour ranger le bric-à-brac qui déborde des maisons.
La surconsommation a aussi des coûts psychologiques. Selon une étude, quatre personnes sur dix « se sentent angoissées, coupables ou déprimées du fait du désordre de leur logement ». Elles se disent submergées et désorganisées ; certaines se sentent piégées par ce qu’elles possèdent. Six femmes sur dix déclarent avoir dans leur maison une pièce qu’elles ont honte de montrer à des visiteurs. Le besoin d’accumuler est devenu si tenace que le marché y a répondu en inventant une nouvelle industrie – celle des professionnels de l’organisation domestique (home organisers), des spécialistes en conseil de rangement pour que nous ne soyons plus oppressés par le désordre.
Sur Google, la recherche « ranger sa maison » donne 36 000 réponses, dont des liens vers des livres comme Put your House on a Diet [Mettez votre maison au régime], de Sheree Byofsky et Rita Rosenkranz, Making Peace with the Things in your Life[Faites la paix avec les objets de votre vie], de Cindy Glovinsky, et Does this Clutter Make my Butt Look Fat ? [Ce désordre me fait-il un gros derrière ?], de Peter Walsh. Dans la serre que sera devenu notre monde au siècle prochain, un musée underground exposera peut-être des exemplaires de ces livres comme symboles de ce monde de gaspillage qui a provoqué un changement climatique.
Dans les années 1990 et 2000, dépenser plus qu’on ne gagne était quasiment devenu un devoir patriotique. En 2004, le Wall Street Journal déplorait la mauvaise volonté des Européens à l’égard du superflu et leur penchant à élire des gouvernements qui faisaient voter des lois restreignant les heures d’ouverture des magasins et limitant l’utilisation des cartes de crédit : le journal regrettait que l’Europe de l’Ouest n’ait « que 0,27 carte de crédit par personne, contre 2,23 aux États-Unis ». « De plus, écrivait-il, de nombreux riches Européens », n’avaient tout simplement pas envie de « passer leur temps libre à faire des courses . »
Les personnes interrogées déclaraient qu’elles préféraient jouer avec leurs enfants, rencontrer leurs amis et lire des livres. Le Wall Street Journal dénonçait la télévision française qui mettait régulièrement en garde les téléspectateurs contre les dangers d’un endettement excessif. Il accusait même l’esprit d’économie des Européens d’être responsable du déficit commercial des États-Unis. Alors que jadis s’endetter était très mal vu, dans les années 1990, aux États-Unis, refuser d’acheter par carte de crédit était le signe d’une moralité douteuse. La prudence était devenue ringarde.
Le résultat du crédit facile et de la multiplication des prêts immobiliers s’est traduit par la chute brutale du taux d’épargne des ménages aux États-Unis – la différence entre les revenus des ménages et leurs dépenses : ce taux est passé de 10 % au milieu des années 1980 à zéro au milieu des années 2000 (en Australie la chute a été encore plus drastique, l’épargne nette devenant négative dans les années 2000). Parallèlement, la dette des consommateurs est montée en flèche, s’accroissant de 10 milliards de dollars par mois au milieu des années 1980, puis de 25 milliards de dollars par mois au milieu des années 2000. Pendant les trois décennies 1950, 1960 et 1970, la dette des ménages américains, en proportion du revenu annuel, était restée stable, autour de 60 %. Dans la seconde moitié des années 1980, elle a commencé à augmenter, accélérant vers la fin des années 1990 pour atteindre 130 % en 2005.
Cette énorme augmentation de l’endettement n’a pas été, pour l’essentiel, le résultat d’une pauvreté croissante de ménages forcés d’emprunter pour couvrir leurs dépenses quotidiennes, mais le fait de ménages plus riches, avides de produits de luxe. En 2004, les ménages américains aux revenus les plus bas, représentant un peu plus de 3 % du revenu total, détenaient un peu plus de 3 % de la dette. Les 20 % de la population ayant un niveau de vie moyen représentaient un peu plus de 12 % du revenu mais 15 % de la dette, tandis que les 20 % des ménages plus favorisés avaient 19,5 % du revenu mais 24 % de la dette. Seuls les 10 % les plus riches détenaient une part du revenu plus grande que celle de la dette.
L’effondrement de l’épargne nationale et l’explosion de la dette reflètent le bouleversement des valeurs qui a marqué l’après-guerre. Dans les années 1990, les normes de modération et d’économie ont été remplacées par une culture de l’impulsivité. Nous voulons tout tout de suite, et à peine avons-nous acquis un bien que nous songeons à le remplacer. Alors qu’autrefois nous étions fiers de fabriquer des objets qui duraient longtemps pour en profiter le plus possible, nous avons aujourd’hui l’obsession du renouvellement permanent.
Une étude a montré que certains acheteurs d’iPhone se détournaient de la publicité pour une garantie avantageuse de cinq ans car elle leur suggérait un engagement de longue durée pour un téléphone qu’ils souhaitaient, en réalité, remplacer au bout d’un an ou deux. De même, on n’entend plus beaucoup aujourd’hui, comme dans les années 1960, le consommateur se plaindre de l’obsolescence programmée d’un produit, car il s’en lasse souvent avant même que ce produit ne soit usé.

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L’impact de tout cela sur le réchauffement climatique est évident. Lorsque l’on suggère aux consommateurs aisés de changer leur comportement, on leur demande bien plus qu’il n’y paraît. La principale raison du passage d’un marketing fondé sur les qualités d’un produit réelles ou supposées, à un marketing des attributs de style de vie d’une marque repose sur la volonté d’exploiter le besoin moderne de construire son identité.
Si nous avons fondé une bonne part de notre identité personnelle sur notre activité de consommateur, et que cette activité nous soutient psychologiquement au jour le jour, l’exigence de changer ce que nous consommons devient une exigence de changer ce que nous sommes.
Si, pour résoudre le changement climatique, nous devons changer notre façon de consommer, cela signifie en réalité que nous devons renoncer à notre identité – mourir en quelque sorte. Beaucoup, parmi nous, s’accrochent donc à leurs identités manufacturées, au point qu’inconsciemment, ils redoutent d’y renoncer plus qu’ils ne craignent les conséquences du changement climatique. La campagne pour maintenir un climat vivable est, en ce sens, une guerre contre l’image que nous avons de nous-mêmes.

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La transformation du consommateur a donné naissance à deux phénomènes qui ont directement trait à la façon dont la consommation fait dorénavant obstacle au traitement du changement climatique – le gaspillage et le consumérisme vert.
L’idée que, dans les pays riches, notre comportement de consommateur obéit pour l’essentiel à une pulsion d’« accomplissement de soi » plutôt qu’à un vrai besoin matériel est renforcée par le gaspillage patent auquel nous nous livrons quand nous achetons des biens et des services qu’en fait nous ne consommons pas. Si nos désirs n’ont pas de bornes, notre capacité d’utilisation en a une : une limite à ce que nous pouvons manger, porter, regarder, au nombre de pièces que nous pouvons occuper dans un logement, etc. La différence entre ce que nous achetons et ce que nous utilisons, c’est le gaspillage.
Une étude australienne récente a révélé que pratiquement tous les ménages reconnaissaient qu’ils gaspillaient de l’argent en achetant des biens qu’ils n’utilisaient jamais – de la nourriture, des vêtements, des chaussures, des CD, des livres, des vélos d’intérieur, des cosmétiques, du matériel de cuisine, et maints autres objets. Ils dépensent au total 10,5 milliards de dollars par an en produits dont ils ne se servent pas, soit une moyenne de 1 200 dollars par ménage, plus que ne dépense le gouvernement pour les universités ou pour les routes. Ces chiffres ne prennent pas en compte les coûts que représentent les logements trop grands, les maisons de campagne inhabitées et les automobiles qui quittent rarement le garage. Si l’on en tenait compte, ils doubleraient probablement.
Le gaspillage va empirer. L’étude a révélé que les ménages les plus aisés gaspillaient plus que les ménages aux revenus modestes ou moyens. Cela n’est pas étonnant. Lorsqu’on leur pose la question, les personnes très à l’aise se sentent moins coupables d’acheter des objets inutiles que les plus pauvres (près de la moitié des ménages à bas revenus disent qu’ils se sentent « très coupables », contre 30 % chez les ménages à hauts revenus). De plus, en dépit de deux décennies d’éducation à l’environnement, les jeunes, quelle que soit leur origine, sont plus enclins à gaspiller et le sont moins à culpabiliser à ce sujet que leurs aînés.
Dans le cas des émissions de gaz à effet de serre, le gaspillage est lié aux « émissions de luxe », ou émissions associées à la consommation au-dessus du niveau de subsistance. D’après certains, le statut moral d’une tonne d’émissions de luxe n’est pas le même que celui d’une tonne d’émissions qui permet à quelqu’un de survivre. Cette différence de statut entre émissions de luxe et émissions de subsistance n’a rien à voir avec le postulat des économistes selon lequel, lorsque nous devenons plus riches, la contribution à notre bien-être de chaque nouvelle tonne émise va en décroissant. Il s’agit d’une différence qualitative plutôt que quantitative.
Le moraliste James Garvey écrit : « Toutes les émissions n’ont pas le même statut moral. Certaines émissions ont une valeur plus grande, ou différente, même si les quantités émises sont les mêmes. On ne peut pas mettre sur le même plan les émissions d’un cultivateur africain qui s’efforce de nourrir sa famille et celles d’un dermatologue américain qui se rend à Las Vegas pour le week-end »
Que pouvons-nous dire du statut moral des émissions associées à l’achat de biens qui ne sont pas consommés, mais simplement jetés à la poubelle ? Les émissions du dermatologue américain qui se rend à Las Vegas peuvent à la rigueur tenir moralement parce qu’elles lui procurent un certain plaisir, mais les émissions résultant du gaspillage – y compris celles qui proviennent des maisons avec des chambres vides ou des résidences secondaires inoccupées – doivent avoir une valeur morale « négative » car elles provoquent des dégâts sans que personne n’en tire le moindre avantage.
Bien que pertinents, ces arguments négligent l’objectif de la consommation moderne, qui est davantage le plaisir d’acquérir que celui de consommer. Le simple fait d’acheter produit des effets psychiques bénéfiques. D’un point de vue utilitaire, et c’est la position philosophique de l’économie libérale, c’est suffisant. Mais qui se porte volontaire pour expliquer les avantages psychiques de la consommation au paysan africain qui doit lutter pour survivre ?
En vérité, les consommateurs nord-américains, dont les émissions moyennes atteignent 23 tonnes de CO2-eq par an, pourraient mener une vie tout à fait confortable, rester en bonne santé et en sécurité avec des émissions égales à un quart ou un cinquième de ce qu’elles sont, et ce, sans changer la façon dont l’énergie est fournie. Les émissions françaises sont de 9 tonnes par personne. En 1970, le trafic aérien des pays riches représentait environ 10 à 20 % de ce qu’il est aujourd’hui.
Étions-nous alors dans la misère ? Est-ce que notre qualité de vie s’effondrerait si l’on nous demandait de revenir à ces niveaux, en limitant nos déplacements en avion aux voyages indispensables ? À l’évidence, non, et cependant la résistance psychologique à un tel changement paraît presque insurmontable.
Depuis de nombreuses années, les gouvernements et les organisations de protection de l’environnement délivrent un message fort : nous pouvons améliorer vraiment la situation si nous modifions la façon dont nous utilisons l’énergie dans nos vies quotidiennes.
Le rayon « environnement » des librairies est rempli de volumes sympathiques décrivant tout ce que nous pouvons faire pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre – changer les ampoules, marcher pour faire les courses, ne faire bouillir que la quantité d’eau dont nous avons besoin, ne faire tourner la machine à laver le linge que lorsque nous avons de quoi la remplir et faire sécher les vêtements à l’air libre.
Le WWF range ces actions dans la catégorie de « ce que nous pouvons faire pour lutter contre le changement climatique » ; sous le titre : « Dix solutions individuelles contre le changement climatique », l’Union des scientifiques concernés déclare que « les choix individuels peuvent avoir un impact sur le changement climatique. Réduire les émissions de gaz à effet de serre n’implique pas d’abandonner le confort moderne ».
L’idée que les individus peuvent résoudre la question du réchauffement climatique contamine aussi bien la littérature académique que la vulgarisation scientifique. Une étude destinée à savoir si le manque d’intérêt général pour le réchauffement climatique était dû à un manque de connaissance à son sujet a révélé le constat inverse : ceux qui en savent le plus se sentent les moins responsables.
Les auteurs de l’étude ont vu là une contradiction qui demandait explication, et pourtant il se peut que mieux on comprend les causes du réchauffement, plus on se rend compte que modifier les comportements individuels ne peut avoir qu’un effet relativement minime, et que seule une action collective pourrait être efficace . Il est tout à fait normal que certains d’entre nous veuillent réduire leur propre contribution au réchauffement global, pourtant le consumérisme vert n’aura d’effet que s’il provoque une mobilisation politique.
Néanmoins, le message du consumérisme vert est séduisant : si je suis préoccupé par le changement climatique, je dois essayer d’agir, et s’il y a une chose que je peux faire, c’est modifier mon propre comportement.
Le danger du consumérisme vert est qu’il transfère la responsabilité des principales entreprises polluantes et des gouvernements qui devraient les encadrer sur les épaules des consommateurs privés. Comme l’a écrit Michael Maniates, « la privatisation et l’individualisation de la responsabilité des problèmes environnementaux déplace le reproche qui devrait accabler les élites étatiques et les puissants groupes industriels vers des coupables plus diffus comme “la nature humaine” ou “nous tous autant que nous sommes” ».
Au lieu de considérer qu’il s’agit d’un ensemble de problèmes endémiques de nos structures économiques et sociales, on nous demande d’endosser la responsabilité de notre contribution personnelle à chaque problème. Les sites internet qui permettent de calculer notre « empreinte écologique » renforcent cette personnalisation de la responsabilité.
En pratique, le consumérisme vert n’est pas parvenu à entamer significativement le caractère non durable de la consommation, et il y a peu de chance qu’il y parvienne jamais. Par exemple, dans les pays où la puissance verte (l’électricité due aux énergies renouvelables) a été mise à la disposition des particuliers et des industriels, les taux de souscription demeurent faibles malgré des efforts importants de promotion. En Australie, après une décennie de publicité, 9 % seulement des particuliers avaient, en 2009, décroché leur téléphone pour demander à leur fournisseur d’électricité de les transférer vers ces sources. De même, l’achat de compensations carbone, malgré tout le bruit fait à son sujet, n’a pas eu d’effet jusqu’à présent sur la croissance des gaz à effet de serre, et il n’en aura probablement pas. Le changement climatique est un problème collectif qui exige des solutions collectives. En d’autres termes, il exige des politiques adéquates et fortes mises en œuvre par les gouvernements.
Le consumérisme vert est soutenu par certains groupes aux intentions moins innocentes que celles des écologistes. Les gouvernements et les entreprises veulent souvent manifester qu’ils se préoccupent de l’environnement et détourner l’attention de leur propre responsabilité. Le cas le plus fragrant est peut-être E.ON, gestionnaire de centrales à charbon, qui dit à ses clients : « Il est facile d’accuser l’industrie et les transports de crimes contre l’environnement. Mais qui décide de quoi produire et de quoi exporter dans les différentes parties du monde ? N’est-ce pas vous, les consommateurs ? » Ce ne sont pas les centrales, les criminels environnementaux, mais vous, les clients.
La tendance à individualiser les problèmes liés à l’environnement a aussi des conséquences considérables sur la nature de la démocratie. Lorsque ces problèmes sont transférés vers la sphère individuelle, le débat public ne porte plus sur les institutions qui pérennisent et amplifient les dégradations contre l’environnement mais sur les comportements individuels. Comme le souligne Maniates, lorsqu’on recommande aux citoyens concernés par l’environnement d’exprimer leurs convictions par leurs décisions d’achat, la conscience sociale devient une marchandise.
L’environnement sort de la sphère politique de sorte que les principaux partis peuvent partager une vision commune sans avoir à entrer dans une guerre d’enchères, potentiellement dangereuse, pour déterminer lequel s’occupera le mieux de l’environnement. La discussion change également sur le plan éthique : au lieu de chercher à comprendre les facteurs systémiques qui sont la cause et la solution du problème environnemental, elle tourne autour de la morale individuelle. Nous sommes exhortés à acheter des produits éco-compatibles, à isoler nos habitations et à recycler nos déchets, sinon c’est la honte. Ces activités ne doivent certes pas être critiquées en elles-mêmes – nous y livrer réduit notre responsabilité personnelle – mais lorsqu’elles sont présentées comme la solution à la dégradation de l’environnement, elles peuvent en fait bloquer les vraies solutions.
Présenté comme un moyen pour le consommateur de maîtriser son pouvoir, le consumérisme vert peut en vérité nous priver de pouvoir, car il dénie notre capacité d’action en tant que citoyens ou acteurs politiques au profit d’une action en tant que consommateurs. Il est important d’insister sur le fait que l’échec des consommateurs à s’emparer du pouvoir vert ou à tout recycler ne signifie pas qu’ils s’en moquent ou que l’on ne peut pas agir. Ce serait confondre l’intérêt personnel de l’individu avec son rôle de citoyen responsable.
Malgré les tentatives de faire de nous des êtres économiquement rationnels, le consommateur ne s’identifie pas au citoyen ; le comportement dans un supermarché n’est pas le même que dans l’isoloir. Les preuves qui montrent que l’on pense et l’on agit différemment dans les deux contextes sont légion . Il n’est donc pas incohérent que des consommateurs refusent de se tourner vers les énergies renouvelables alors qu’elles sont disponibles et, en même temps, qu’ils votent pour un parti qui s’engage à demander à tous les citoyens d’utiliser ces énergies.
Étonnamment, les campagnes de communication de diverses organisations exhortant à changer les usages de l’énergie mettent en avant le fait que cela n’implique pas de renoncer au confort habituel. Le slogan « Être vert, c’est facile » est fondé sur l’hypothèse que si c’est compliqué, personne ne s’y mettra. Une émission de télévision éponyme se décrit comme « un regard divertissant, amusant et tendance sur le développement du mode de vie “vert”… Mais il ne s’agit pas de vous débarrasser de tout ce que vous avez et de changer drastiquement votre mode de vie »
Personne ne veut nous demander de changer de mode de vie, car cela pourrait concerner bien plus que la consommation d’énergie ; c’est la construction, parfois fragile, de notre identité qui risque d’être en jeu. De fait, la consommation de produits « verts » participe désormais elle aussi de cette construction, même s’il faut reconnaître qu’elle fait souvent moins de dégâts. Mais en transférant la responsabilité vers les individus et en pérennisant le culte sacro-saint de la consommation, le consumérisme vert risque de conforter les états d’esprit et les comportements qui ont conduit au réchauffement climatique.
La contrepartie à l’action volontaire des consommateurs est celle des producteurs. Pour répondre aux critiques, les entreprises tentent habituellement de changer la façon dont l’opinion publique perçoit ce qu’elles font, avant de changer leurs pratiques. Cela leur coûte moins cher. Ainsi, à l’inquiétude croissante du public concernant le réchauffement climatique, les entreprises ripostent par des techniques de dissimulation très variées, dont l’écoblanchiment est devenu la forme la plus sophistiquée. On le définit comme la stratégie d’entreprises qui « mettent plus d’argent, de temps et d’énergie dans d’habiles campagnes de relations publiques visant à promouvoir leur image de protecteurs de l’environnement, qu’elles n’en mettent à protéger véritablement l’environnement. » Pour contrecarrer leur mise en cause dans le réchauffement climatique, les compagnies du secteur de l’énergie sont particulièrement inventives.
Shell a décidé de présenter son exploitation des schistes bitumineux au Canada – en termes de gaz à effet de serre, c’est la pire façon de produire de l’énergie – comme une activité « durable ». Sommée de s’expliquer, la compagnie s’est justifiée avec un aplomb étonnant en invoquant l’autorité du rapport Brundtland : elle interpréta la définition célèbre du développement durable selon Brundtland – « un développement qui satisfait les besoins de la génération actuelle sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs » – comme s’appliquant à tout ce qui permettrait de satisfaire les besoins mondiaux croissants en énergie, y compris en schistes bitumineux.
Bien que déclarée coupable de publicité mensongère par l’Autorité sur les normes de publicité du Royaume-Uni, Shell, dont le cynisme paraît sans borne, s’est offert des publicités dans les journaux où les cheminées de ses raffineries émettent des fleurs à la place de fumées.
De façon similaire, E.ON, propriétaire de la centrale à charbon de Ratcliffe-on-Soar, troisième source en importance d’émissions de dioxyde de carbone du Royaume-Uni, a installé des panneaux solaires sur le toit de son bâtiment administratif, après quoi elle publia un communiqué de presse déclarant : « Cette centrale à charbon est l’une des plus propres du Royaume-Uni et, en installant ces panneaux, nous voulons montrer notre détermination à améliorer encore nos performances environnementales. » On estime que les panneaux réduisent les émissions de la centrale de moins d’un millionième.
Une partie importante des revenus des agences de communication et des sociétés de relations publiques mondiales est aujourd’hui utilisée à essayer de convaincre le public que les émissions dues aux combustibles fossiles sont bénéfiques. L’industrie du charbon cherche à nous persuader – et c’est là l’une des plus brillantes inventions dans l’histoire des techniques publicitaires – que l’électricité produite par des centrales à charbon est une « bonne forme d’énergie du point de vue de l’environnement. Le terme clef de cette campagne délibérément mensongère est celui de « charbon propre ». Il est utilisé dans le débat sur le changement climatique pour donner l’impression que le charbon est inoffensif, ou pourrait le devenir s’il existait la possibilité de capturer les émissions de carbone et de les stocker en sous-sol.
En réalité, comme nous le verrons dans le chapitre 6, la capture et le stockage du carbone pour les centrales à charbon requièrent une technologie qui n’existe encore que sur le papier, et n’aura aucun effet sur les émissions avant deux décennies au moins, en admettant qu’elle en ait jamais. Lorsque l’on pousse les industriels dans leurs retranchements, ils déclarent « avoir investi plus de 50 milliards de dollars en technologie de réduction des émissions au cours des trente dernières années . » Les réductions d’émissions en question n’ont rien à voir avec le changement climatique ; elles sont une réponse aux régulations gouvernementales qui exigent de réduire les polluants atmosphériques comme le dioxyde de soufre et l’oxyde d’azote.
Cette supercherie a été comparée par Sheldon Rampton à la tactique du « leurre » utilisée par des revendeurs frauduleux et des agents immobiliers sans scrupule qui appâtent les clients avec des offres attractives, puis leur substituent d’autres propositions plus onéreuses . Remarquons également qu’après des décennies de résistance farouche aux réglementations imposées pour débarrasser l’air des émanations provenant des centrales à charbon, cette même industrie présente aujourd’hui ce qui a été accompli comme une preuve de son engagement en faveur de l’environnement.
Il est difficile d’imaginer un retournement plus cynique, mais d’autres exemples existent. Aux États-Unis, les ventes croissantes de véhicules tout-terrain – entre 1999 et 2007 elles ont dépassé les ventes de voitures – ont déclenché la colère de l’opinion publique. Préoccupés par ces critiques sévères, les responsables de General Motors – qui fabrique les Hummer – se décidèrent à agir. Mais au lieu de modifier leur production, ils insérèrent dans les magazines des publicités montrant un véhicule « 4×4 » sur un iceberg, entouré d’ours polaires, de pingouins et de baleines, tous très curieux – comme si General Motors voulait à la fois dissiper toute préoccupation dans l’esprit des acheteurs potentiels et faire enrager les écologistes. Bien que feignant le contraire, l’entreprise manifestait le même mépris envers ses clients que Henry Ford lors de sa fameuse réplique à ceux qui se plaignaient du peu de choix de son modèle T : ils pouvaient avoir la couleur de leur choix, « pourvu qu’elle soit noire ».
Après tout, en 2008, Bob Lutz, vice-président de GM, déclarait encore aux journalistes que le réchauffement climatique n’était qu’« un tas de conneries ». Cette obsession pour les véhicules tout-terrain et les fourgonnettes a conduit GM au bord de la banqueroute en 2009 : peut-être est-ce là un juste retour des choses. En janvier, alors que la compagnie échappait à l’effondrement grâce à un renflouement gouvernemental, Bob Luz, cette fois, se plaignait : « Je dois faire la queue au comptoir de Northwest Airlines. Ça ne m’était jamais arrivé auparavant . »
La récession survenue en 2008 semblait, pour certains, annoncer un changement d’orientation en Occident, un retour vers une manière de vivre plus équilibrée et plus saine. Bien entendu, les ménages se sont moins endettés et ont économisé davantage, – une évolution prévisible mais bienvenue. Toutefois, l’augmentation de l’épargne ne constitue pas la réponse au changement climatique. Bien qu’elle permette de réduire la consommation à court et à moyen termes, elle ne fait qu’aggraver le problème à long terme. L’épargne facilite l’investissement, et l’investissement favorise une croissance économique plus rapide. Vue sous un autre angle, l’épargne n’est qu’un report de la consommation, et ce report signifie plus de consommation plus tard, à cause des intérêts de l’épargne. La vraie réponse est de consommer moins, aujourd’hui et pour toujours.
Quelques indices montrent que les consommateurs occidentaux ont réagi à la récession en abandonnant leurs habitudes dépensières et en revenant à d’anciennes valeurs d’économie et de modération. Bien entendu, à partir de 2009, associations, livres et sites internet se sont mis à expliquer comment économiser de l’argent en bricolant à la maison et en achetant des objets d’occasion. Même le Wall Street Journal de Rupert Murdoch a encouragé ses lecteurs à résister tout un mois à la « fièvre acheteuse », à utiliser internet pour faire du troc et à cesser de soutenir financièrement leurs enfants adultes .
La sobriété nouvelle prend des formes variées, comme renoncer, troquer, acheter d’occasion, faire durer les choses et mettre la pédale douce – c’est à dire réduire volontairement ses revenus et sa consommation. Tout cela représente une sortie partielle du marché. L’ironie de la situation, c’est que si ces tendances avaient des répercussions notables sur le comportement des consommateurs, la récession se prolongerait puisque la croissance du PIB est liée à une démarche inverse.
Prudence, modération ou satisfaction différée : de toutes ces attitudes clairement salutaires à notre bien-être, aucune n’est bonne pour la croissance économique. La grande question est de savoir si elles annoncent un retour durable vers les valeurs antérieures de parcimonie et de restriction, ou si nous serons rapidement repris par l’hyper-consumérisme propre au dernier « boom » économique. Il est certain que le retour à une forme de frugalité correspondrait à une valeur qui a toujours été plus profondément ancrée en Occident que l’envie de posséder davantage.
Un sondage de 2004 a montré que la plupart des Américains jugent toutes les priorités de leur société erronées. Plus de neuf personnes sur dix (93 %) pensent que leurs concitoyens sont obnubilés par leur travail et par le besoin de gagner de l’argent, et ne se consacrent pas assez à leur famille ni à leur communauté . Information remarquable : neuf personnes sur dix (88 %) pensent que la société américaine est trop matérialiste et qu’elle met trop l’accent sur la consommation en particulier. Et alors que cette dernière tourne à la pire boulimie de l’histoire, 90 % affirment qu’une démarche trop matérialiste les entraîne à vivre au-dessus de leurs moyens et à s’endetter.
Dans un essai intitulé Perspectives économiques pour nos petits-enfants, publié en 1930, John Maynard Keynes imagina ce que serait la vie après un nouveau siècle de croissance économique continue, un état atteint de nos jours par la plupart des habitants des pays riches. Pour la première fois, écrivait-il, les hommes auraient la possibilité de choisir de vivre « sagement et agréablement, de vivre bien ». « Ce sont les peuples qui se seront montrés capables de préserver un art de vivre et même de le cultiver jusqu’à la perfection, capables également de ne pas se vendre pour assurer leur subsistance, qui pourront jouir de l’abondance le jour où elle sera là. » Est-il possible d’imaginer une société qui s’élève jusqu’à la vision de Keynes, une société dans laquelle nous aurons rompu avec l’obsession de la croissance et de la consommation pour célébrer l’art de vivre ? Une société dans laquelle nous soignerions tout ce qui améliore vraiment le bien-être, au lieu de rêver à ce que l’argent pourrait permettre de se procurer indéfiniment. En un sens, la recette est simple.
Tôt ou tard, nous dépensons ce que nous gagnons. Si nous voulons consommer moins, il faut gagner moins, et pour gagner moins, il faut soit travailler moins soit diminuer la quantité de travail rémunéré. Cela peut certes choquer aujourd’hui, mais il s’agit seulement d’un retour à une tendance historique lourde, celle de la réduction du temps de travail, considérée comme la marque la plus probante du progrès social jusqu’à son interruption dans les années 1980. Ce retour traduirait le choix social de convertir en revenu une plus petite partie des gains de productivité, et une plus grande partie de ces gains en temps libre.
La société pourrait être tout aussi dynamique et innovante technologiquement ; la différence tiendrait à ce que nous aurions beaucoup plus de temps pour des activités autres que le travail rémunéré, comme l’entraide, l’éducation, le travail associatif et les loisirs. De toutes les politiques à long terme que les gouvernements occidentaux pourraient adopter pour s’attaquer à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, l’une des plus efficaces serait de donner une nouvelle définition du progrès, la réduction du temps de travail en devenant l’un des indicateurs majeurs. Mais pour cela il nous faudrait d’abord redéfinir notre propre identité.
La récession donnera-t-elle l’occasion d’enraciner de nouvelles valeurs, des valeurs qui éviteraient un retour au matérialisme effréné et à la consommation financée par l’endettement, deux caractéristiques des années 1990 et 2000 ?
La réponse est désespérément négative car au cours du dernier long « boom » économique les publicitaires ont semé une graine empoisonnée au plus profond des pays riches – une génération délibérément façonnée pour l’hyper-consommation. Aux États-Unis, où des campagnes publicitaires incessantes en direction des enfants ont été entamées depuis le début des années 1990, les résultats de ce matraquage sont éloquents et racontent une histoire effrayante. En 1983, les entreprises dépensaient 100 millions de dollars en publicité vers les enfants. À la fin du boom, ils investissaient plus de 17 milliards de dollars par an.
Chaque enfant voit à la télévision, entre l’âge de deux et onze ans, plus de 25 000 publicités. Susan Lynn, vice-directrice du Media Center pour enfants, affilié à l’Université d’Harvard, insiste :
« Cette génération d’enfants est la cible d’une promotion commerciale sans précédent. Ils sont cernés par le marketing, qu’il s ’agisse de licences de marque ou de placements de produits. La publicité s’infiltre à l’école comme un virus. DVD, jeux vidéo, internet, iPods, téléphones portables : les moyens de les atteindre sont assez nombreux pour qu’à chaque instant, ils aient une marque sous les yeux .»
Les enfants reconnaissent aujourd’hui les logos des marques dès l’âge de six mois. Un étude britannique a montré que le premier mot que prononce un enfant sur quatre est le nom d’une marque. Une génération, qui atteint aujourd’hui la fin de l’adolescence, a grandi sous un bombardement ininterrompu de slogans commerciaux dont le thème unique se résume à ceci : la route vers le bonheur passe par la consommation. Les publicitaires ne s’en excusent pas, ils s’en vantent. Un professeur en marketing se fait leur porte-parole lorsqu’il déclare : « L’effet positif que je vois, c’est qu’ils sont capables de se repérer plus tôt dans le marché. Et dans une société industrielle pleinement développée, c’est le marché qui répond à l’essentiel de nos besoins. »
Cette génération captive, dont les esprits ont été modelés par la publicité, sera la force motrice du prochain « boom » économique. On a systématiquement étouffé chez eux, depuis leur naissance, toute velléité de restreindre leurs envies, et cette faiblesse, évidemment, va être exploitée partout par les entreprises. Qu’est-ce qui pourrait les arrêter ? »
– Hamilton, C. (2013). Chapitre 3 / Consommation et identité. Dans : , C. Hamilton, Requiem pour l’espèce humaine: Faire face à la réalité du changement climatique (pp. 83-112). Presses de Sciences Po.