« Pourquoi est-il plus facile de tuer en larguant une bombe du haut d’un avion, plutôt que de tuer à l’arme blanche, face contre face, lame dans la chair de l’autre? Parce que dans ce cas-là, on voit le visage de celui qu’on assassine.
Ce sont avant tout les visages de ceux qui furent tués qui reviennent hanter les nuits de leurs meurtriers. C’est que le visage déborde sa forme, fait « craquer » le sensible. Il n’est pas un simple élément du monde, sa place n’est pas parmi les végétaux, animaux, minéraux, ou les objets façonnés par les hommes.
Le visage est cet espace unique, le seul espace parmi les phénomènes, qui « déchire » l’espace sensible, là où le sens crie, où le sens ordonne de ne pas tuer celui qui porte la trace de l’Infini le long de ses joues, quelque part sur sa face. Le visage est le seul espace ici-bàs où se laisse lire la transcendance. Ceci entraîne alors à sa suite une éthique du visage.
On ne saurait regarder un visage comme si l’on regardait un objet du monde. On ne regarde jamais tant un visage que lorsqu’on baisse les yeux, intimidé de respect, ou que l’on ignore jusqu’à la couleur des yeux de celui que l’on contemple pourtant de toutes ses forces. Pas plus que l’on ne saurait vouloir saisir un visage. Car alors, c’est l’altérité irréductible de l’autre que l’on voudrait réduire à une expansion de son propre soi.
La grâce la plus infinie, et la chose la plus difficile, est bien de laisser à l’autre son altérité, refuser de l' »embrasser », de le manger amoureusement, de le dévorer goulûment.
La caresse, légère et incertaine, sur la peau de l’autre, est celle qui se rapproche le plus du geste éthique. Parce que la caresse, nourrie de son propre désir, sait qu’elle n’ira jamais jusqu’au tréfonds de l’autre, qu’elle n’en saisira pas le cœur vif au bout de ses pinces, et qu’elle fait son miel de ce qu’elle sait ne pouvoir jamais atteindre.
Elle fait même de ce désir insatisfait le moteur de sa propre avancée, se prolongeant indéfiniment, n’ayant rien en elle-même qui puisse la faire cesser: la caresse est le miroir de la relation à l’infini. »
– Marion Richez, Le visage lévinasien, lieu d’infini, France Culture, octobre 2007.