« Dans son livre La Vie liquide, Bauman décrit nos sociétés contemporaines comme des univers sans repères, sans réelles structures, si ce n’est celle d’un mouvement permanent, à l’image des vagues d’un univers liquide. La vie dans toutes ses manifestations (professionnelle, sentimentale, loisirs, familiale, culturelle) y est assujettie au temps et à la consommation. Tout doit disparaître vite pour laisser la place à du nouveau (concept, produit, amant, travail, identité, etc.). C’est le règne du jetable, car chaque chose jetée permet l’acquisition d’une nouvelle chose. Plus l’utilisation est courte, plus cela va vite, mieux c’est : le mouvement des flux en est facilité, l’économie tourne. Dans cette société, donc, la personne humaine est chosifiée sans vergogne, au nom du progrès et de l’efficacité économique. Il est important, alors, d’être dans la course, sans défaillances, « performant », adaptable, modifiable et transformable à l’envie au risque de devenir un « déchet » à remplacer.
Dans un tel contexte liquide, qu’est-ce que l’orientation ? Quel rôle peut-elle jouer ? Quels enjeux et quelles difficultés rencontre-t-elle ? Désormais, l’éducation tout au long de la vie est une évidence pour pouvoir adapter ses compétences au caractère extrêmement volatile du marché. Tel savoir est utile un jour et devient obsolète le lendemain. Il s’agit d’apprendre en permanence pour ajuster sa cible et d’oublier aussi vite pour ne pas se surcharger. On apprend, mais des compétences jetables, immédiatement utilisées et aussi rapidement délaissées.
Le marché de la formation devient lui-même un commerce mercantile qui tend à profiter surtout aux plus fortunés. Or, ces derniers sont aussi, dans une société liquide, ceux qui ont le plus de cartes en mains pour s’adapter au marché : proximité avec le pouvoir, bonne formation initiale, réseau et capacité de payer pour les meilleures formations. « La vitesse avec laquelle les compétences acquises se dévaluent et celle à laquelle les demandes des marchés du travail évoluent permettent aux plus honnêtes des marchands de contribuer aux répercussions sociales désagréables de la nouvelle et massive dépendance au savoir », écrit Bauman (2013, p. 191).
Ainsi, le marché de l’enseignement et de la formation professionnelle a tendance à amplifier les injustices plutôt que les réduire. C’est d’autant plus vrai que l’État s’est d’une certaine façon désengagé, car les moyens nécessaires à une orientation vraiment démocratique sont coûteux. Quant aux entreprises, elles ne conçoivent l’orientation que du point de vue de la compétitivité et de la performance à court terme, et négligent généralement l’aspect humain qui rend celle-ci pérenne.
Bauman en appelle dans ce livre à la responsabilité de la société pour une vie économique plus ouverte à tous. Elle implique la nécessité de reconstruire le cadre d’une coopération intelligente, pour recréer ensemble un nouvel espace public humain. Dans cet espace, l’économie devrait servir l’humanité et non l’inverse. L’éducation tout au long de la vie devrait s’appliquer non seulement aux compétences, mais aussi (et peut-être surtout) à la citoyenneté. Ainsi n’est-il pas interdit d’espérer utiliser ce monde rapide pour inventer un monde plus hospitalier à l’humanité. »
– Agnès Falabrègues, « Bauman, Z. La vie liquide. », L’orientation scolaire et professionnelle [En ligne], 43/2 | 2014, mis en ligne le 02 juin 2017. URL : http://journals.openedition.org/osp/4389

« Visant à décrire la profonde instabilité de nos sociétés contemporaines, Z. Bauman donne à comprendre les comportements individuels dans un environnement régi par les lois de l’incessante mobilité, de l’instantanéité, du consumérisme ; mais il propose aussi des pistes de réflexion pour réinjecter, dans cet espace qu’il juge en voie de liquéfaction avancée, un peu d’humanité.
La vie liquide est la vie prise dans le flux incessant de la mobilité et de la vitesse. Elle est le triomphe du consumérisme. Tout, y compris l’homme, devient objet de consommation, avec une date de péremption au-delà de laquelle il devient jetable.
Analysant les changements qui affectent l’individu, les nouveaux modes de la célébrité, les transformations de la culture ou encore la promotion de la sécurité comme valeur, l’auteur décrit ainsi la société en voie de liquéfaction avancée et avance des pistes pour imaginer un avenir plus vivable.
Ouvrage fondateur de la pensée de Zygmunt Bauman, La Vie liquide annonce les concepts qu’il déploie dans toute son œuvre et est considéré comme un livre majeur de la sociologie politique.
Zygmunt Bauman est né en Pologne en 1925. Il a enseigné la sociologie à l’université de Leeds, où il est professeur émérite. Sociologue de réputation mondiale, il a publié de nombreux ouvrages et, dans la collection « Pluriel », Le Coût humain de la mondialisation, La Vie en miettes, L’Amour liquide, La Société assiégée.«

« La notion de «société liquide» est aujourd’hui tombée dans le langage courant, en tout cas le langage médiatique, sans doute parce qu’elle est vraiment pertinente et permet d’indiquer en un seul mot les caractéristiques des sociétés contemporaines. Zygmunt Bauman l’emploie dans un sens précis. Une société est dite moderne-liquide si les situations dans lesquelles les hommes se trouvent et agissent se modifient avant même que leurs façons d’agir ne réussissent à se consolider en procédures et habitudes. Elle est apparue lorsque, à l’ère solide des producteurs, s’est substituée l’ère liquide des consommateurs, qui a fluidifié la vie elle-même, une vie frénétique, incertaine, précaire, rendant l’individu incapable de tirer un enseignement durable de ses propres expériences parce que le cadre et les conditions dans lesquelles elles se sont déroulées changent sans cesse.
Nos sociétés sont comme les nids de guêpes du Panama : non plus des «sociétés noix de coco», entourées de coque épaisse, qui correspondaient à la phase solide de la modernité, à la construction de la nation, à «l’enracinement et à la fortification du principe de souveraineté, exclusive et indivisible», à l’imperméabilité des frontières, mais des «sociétés avocat», prune ou kaki, à extériorité molle, qui correspondent à la modernité liquide, «changeante et kaléidoscopique», au multiculturalisme et au brassage des populations, à la «dévaluation irré pressible» des distances spatiales, aux interpénétrations et interconnexions en réseau, constantes mais modifiables sans cesse.
Si le concept de société liquide a fait la gloire du sociologue de Poznan, elle ne peut, à elle seule, résumer une œuvre considérable, attentive au moindre «changement» de nos sociétés mais également soucieuse, au nom de la morale et de la justice, de montrer les misères et les inégalités qu’elle secrète. Dans Les Riches font-ils le bonheur de tous ? par exemple, Bauman illustre cette thèse très simple : «La richesse amassée au sommet de la société n’a absolument pas « ruisselé » sur les niveaux inférieurs. Elle ne nous a pas rendus plus riches, ni plus heureux, ni plus sûrs, ni plus confiants dans notre avenir et l’avenir de nos enfants.» Depuis la «crise», les hommes les plus riches non seulement n’ont pas tenu leur prétendu rôle, qui est d’accroître le bien-être matériel (social, psychologique, moral) mais, par des choix économiques cyniques et irresponsables, ont provoqué la dégradation des classes moyennes en «précariat», et brûlé dans les chambres noires de la spéculation financière des milliards de dollars, dont le «manque» a été payé par les plus faibles. »
« L’avènement de la postmodernité et la montée du néolibéralisme plongent les individus dans une incertitude constante, qui précarise leurs modes de vie. Une interprétation originale et critique de nos sociétés « liquides ».
Avez-vous lu Zygmunt Bauman ? La question semble légitime au vu du peu de discussions que suscite cet auteur dans l’espace intellectuel français (1), qui contraste avec l’écho international que rencontre sa pensée. Bien souvent, c’est uniquement son ouvrage Modernité et Holocauste (dont l’interprétation déstabilisante de la Shoah fit polémique à sa parution en 2002) ou sa métaphore de la « société liquide » qui est au cœur des débats, occultant ainsi son projet intellectuel dans son ensemble
L’ambivalence humaine
Très tôt confronté au socialisme d’État et à l’idéal communiste (biographie), Z. Bauman commence à lire le monde et les sociétés qui l’entourent à travers une perspective marxiste-léniniste, dans le but proclamé de parfaire le projet soviétique. Mais ses critiques envers le régime se faisant de plus en plus acerbes, il s’émancipe de toute tutelle politique en rompant avec l’orthodoxie communiste, sans pour autant devenir un sociologue « dissident ». Considérant désormais le socialisme comme un idéal et non un but à atteindre, il est profondément marqué par la lecture des Carnets de Prison d’Antonio Gramsci : « Gramsci m’a sauvé d’une destinée antimarxiste, si répandue chez les penseurs désenchantés, qui m’aurait poussé à rejeter tout ce qui était et demeure précieux et actuel dans l’héritage de Marx. » Z. Bauman développe alors une pensée humaniste autour du concept de culture, qu’il définit comme la capacité individuelle et collective de transformer son environnement social. Une définition atypique clairement orientée contre les pensées positiviste et fonctionnaliste (Émile Durkheim et Talcott Parsons sont les principales cibles de Z. Bauman), accusées de dénier la capacité d’« agir sur le monde » de chacun. En prenant pour cible ce qu’il nomme « marxisme primaire » et « pensée managériale », Z. Bauman souhaite donc s’attaquer aux modes de pensée qui, de chaque côté du rideau de fer, dérobent aux peuples leurs moyens d’actions politiques.
Humanisme antitotalitaire et pensée critique deviennent alors ses fondements intellectuels, qui l’amènent à théoriser les conditions d’émancipation. Inspiré par la pensée de Georg Simmel (2), Z. Bauman souligne l’ambivalence des êtres sociaux, en quête à la fois de sécurité et de liberté. Cette ambivalence fondamentale pousse les membres d’une société à exiger, d’un côté, un socle sociopolitique stable et légitime, et de l’autre, un droit à la liberté individuelle sans laquelle ils ne pourraient exister pleinement. Alors que le premier rassure les individus tout en les aliénant, le second les rend incertains tout en les émancipant : cette théorie, qui fait écho à celle du psychanalyste et philosophe Erich Fromm (auteur notamment de La Peur de la liberté en 1941), est fondatrice de l’œuvre du sociologue.
Une modernité aliénante
C’est à partir de la mise en évidence de cette ambivalence que va se dessiner la critique radicale que Z. Bauman adresse au « projet moderne ». Écrivant au moment charnière de la chute du Mur de Berlin, il affirme, dans ce qu’il présente comme son unique trilogie (encadré ci-dessous), l’essence totalitaire de la modernité, où précisément la sécurité occupe une place écrasante au détriment de toute liberté. Reprenant à son compte l’un des adages de l’école de Francfort, « La raison est totalitaire (3) », il critique la trajectoire moderne, issue de la philosophie des Lumières, qui a abouti à confier à l’État l’ensemble des moyens d’organisation et de régulation de la vie sociale, lui donnant par là une portée potentiellement totalitaire. Le rôle premier de cet État moderne, qu’il appelle métaphoriquement « État jardinier », est alors de « séparer et isoler les éléments utiles, destinés à vivre et à prospérer, des substances nocives et pathologiques qui, elles, doivent absolument être éliminées (4) ». À cette aune, le génocide juif, événement certes paroxystique et hors du commun, est pour le sociologue typiquement moderne par son essence ordonnatrice et ses structures bureaucratiques.
En tant qu’ancien sujet de l’empire soviétique, on comprend la motivation de Z. Bauman à formuler une telle critique ; cependant, il serait réducteur de s’en tenir à cet antitotalitarisme de cœur. Il y a en effet dans sa pensée, qui puise ici dans la sociologie de Max Weber et la philosophie d’Hannah Arendt, une volonté d’analyser le totalitarisme comme une forme – excessive et pathologique – de la modernité, au même titre que le capitalisme fordiste qui s’installe dans l’après-guerre aux États-Unis et en Europe de l’Ouest. En remontant ainsi aux racines du projet moderne, l’ambition de Z. Bauman est en fait de montrer l’incapacité des sociétés, qu’elles soient occidentales ou soviétiques, à trouver dans la modernité un équilibre satisfaisant entre liberté et sécurité – et donc à assurer les conditions d’une authentique émancipation.
Une postmodernité incertaine
À partir des années 1990, Z. Bauman se met à analyser en détail nos sociétés contemporaines, qu’il qualifiera successivement de « postmodernes » puis de « liquides ». Le cadre théorique reste le même, mais l’objet se révèle totalement différent. Portées par un « vent de liberté » (dont la chute du Mur de Berlin en 1989 fournit une incarnation symbolique) et l’entrée dans l’ère de la consommation, les sociétés postmodernes ont en effet renversé le déséquilibre entre liberté et sécurité propre à la modernité. C’est désormais la liberté dérégulée et privatisée qui colonise l’univers des individus, au détriment de « filets de sécurité » communs. Avec l’effritement progressif de structures comme l’usine de masse, l’armée ou la tradition religieuse, c’est toute l’identité sociale et culturelle (autrefois fortement marquée par l’appartenance de classe) que les individus postmodernes doivent se reconstruire eux-mêmes. Dénué de sa fonction de façonnement du social, l’État n’est plus jardinier mais simple « garde-chasse », avec pour unique but d’assurer l’ordre dans un jeu social où chacun est livré à lui-même. Ce renversement conduit à une sombre conclusion : dans la modernité comme dans la postmodernité, l’organisation sociale ne peut garantir un équilibre liberté/sécurité satisfaisant, pourtant nécessaire à toute véritable autonomie. « La postmodernité n’a pas apaisé les craintes que la modernité avait insufflées à l’humanité, une fois que la seconde a abandonné la première à ses propres ressources, la postmodernité n’a fait que privatiser ces craintes » (5).
Friand du style métaphorique, Z. Bauman illustre ce bouleversement sociopolitique par l’évolution qu’a subi le terme « Big Brother ». Véritable condensatrice des peurs d’une société, cette image servait à décrire, à l’époque de George Orwell, l’œil omniscient du pouvoir politique surveillant toute une société. De nos jours, Big Brother est le titre – bien réel ! – de l’émission de téléréalité anglophone qui initia le genre à l’échelle planétaire (Loft Story en France) : il incarne désormais la figure de l’État invisible, modérateur d’une société ultraconcurrentielle où les liens sont intéressés et les alliances de court terme, qui représente la contre-utopie contemporaine. C’est désormais l’incertitude qui domine : si le totalitarisme « moderne » n’est plus d’actualité, de nouvelles formes d’institutionnalisation de l’oppression restent à craindre, à travers notamment cette « précarisation sociale » et ce « règne de l’indifférence » – concepts que Z. Bauman emprunte respectivement à Pierre Bourdieu et Cornelius Castoriadis.
La vie liquide
Ce que Z. Bauman nomme dorénavant la « modernité liquide » correspond ainsi à notre mode d’existence insaisissable et atomisé, au sein duquel la logique consumériste constitue le seul horizon de nos existences « self-made ». En effet, la perte de sens liée à l’effritement des repères sociaux pousse les individus à se réfugier dans une consommation généralisée afin de S’acheter une vie (titre d’un ouvrage de Z. Bauman paru en 2008), donnant ainsi une dimension volatile et éphémère à tous les domaines de la vie en société. L’identité devient aussi fluctuante que le profil Facebook, les relations sentimentales ne sont nouées que « jusqu’à nouvel ordre », le monde du travail se plie à l’impératif de flexibilité… Pour Z. Bauman, nous vivons dans une société qui exige de ses membres de s’adapter au monde contemporain (liberté incertaine) sans jamais leur en fournir les moyens (sécurité rassurante) : au-delà d’importants troubles psychologiques, ce sont des formes inédites d’inégalité que ce système génère.
Les moyens de s’assurer un minimum de sécurité (sociale, psychologique, professionnelle…) étant désormais individualisés, il s’agit effectivement de pouvoir se les offrir. Sécurité renforcée pour protéger ses biens, adhésion à des cercles professionnels fermés, privatisation des assurances chômage et vieillesse sont autant de palliatifs à une précarité diffuse et anxiogène. Les pouvoirs publics ne sont pas en reste dans cette situation : dépourvus de leur monopole légitime de « lutte contre l’incertitude », ils se sont résignés à mener une hypocrite, vaine et illusoire lutte contre l’insécurité, qui ne fait qu’entretenir des cotes de popularité au lieu de permettre l’émergence d’un sentiment de sécurité collective. Enfin, il est à noter que Z. Bauman, dans son analyse des sociétés liquides, impute une grande part de responsabilité au néolibéralisme. À la fois en tant que discours dépréciateur du politique, facteur aggravant les inégalités sociales et créateur de violences mondialisées, celui-ci apparaît en effet dans ses récents essais comme un intensificateur des dérèglements du monde liquide.
On le voit, le projet intellectuel est ambitieux. Mais sa volonté de montrer la profonde rupture entre les époques « solide » et « liquide » ne conduit-il pas parfois Z. Bauman à un certain manichéisme, gommant la complexité des sociétés contemporaines ? Sans les justifier, deux ordres de fait peuvent permettre de comprendre ses partis pris. Tout d’abord, Z. Bauman ne se prétend pas sociologue d’enquête : sa démarche, davantage conceptuelle, entend proposer une interprétation des bouleversements sociopolitiques de longue durée. Son œuvre perd ainsi en précision empirique ce qu’elle gagne en ampleur de vue. Ensuite, le contexte britannique (et plus largement anglo-saxon) dans lequel il vit depuis les années 1980 éclaire, autant que son passé soviétique, la radicalité de ses positions : il ressentit l’entreprise de démantèlement de l’État-providence par Margaret Thatcher comme une violence comparable à celle de l’encadrement total de la société par le système communiste.
Quelques manques
Tout cela explique sans doute le caractère tranchant de certaines affirmations, et par exemple son attribution indifférenciée d’un mode de vie « jeune » (annonciateur selon lui du monde à venir) à la société entière. On peut également évoquer son manque d’attention à la diversité des modèles sociaux européens (la France ou les pays scandinaves peuvent constituer d’importants contre-exemples à ses analyses), qui révèle plus généralement une certaine négligence vis-à-vis des nuances et contradictions de l’histoire du capitalisme ou de la démocratie. Reste qu’à l’heure où les vastes systèmes de pensée se font rares, Z. Bauman a le mérite de nous en proposer un qui, à défaut d’avoir réponse à tout, sème inlassablement des questions pertinentes sur notre condition humaine, sociale et politique.»
– Simon Tabet, Zygmunt Bauman et la société liquide, Sciences Humaines, Décembre 2013.
« Un penseur inclassable
« Je n’ai jamais “appartenu” à une école, une camaraderie ou une clique intellectuelle ; je n’ai jamais demandé à y être admis, et je n’ai pas non plus été classé par l’une d’entre elles comme “l’un des nôtres”. Je pense que ma claustrophobie est incurable – je me sens souvent mal à l’aise dans des pièces fermées, et toujours tenté de découvrir ce qui se trouve de l’autre côté de la porte. À mon avis, je suis condamné à rester un “outsider” jusqu’au bout, car je ne dispose pas des qualités indispensables d’un “insider” universitaire : être loyal à une école de pensée, être conforme à la procédure, et être prêt à obéir aux critères, établis par l’école, de cohésion et de cohérence. Et, franchement, ça m’est égal (7)… »
À la lecture de Zygmunt Bauman, on ne peut en effet qu’être frappé par la pluralité des disciplines et la diversité (frisant parfois la contradiction !) des références convoquées pour l’analyse. Prêtant une oreille attentive aux débats français, Z. Bauman n’hésite pas à faire apparaître ainsi dans ses écrits les réflexions d’Ignacio Ramonet ou de Serge Halimi (tour à tour directeur du Monde diplomatique) et celles des économistes Daniel Cohen et Jacques Attali. Si surprenant que cela puisse paraître pour un lecteur français, ce mélange des paradigmes est bien une volonté délibérée de l’auteur, considérant que tout esprit doctrinal réduit le spectre, et donc la pertinence, de l’analyse.
Cette conviction profonde se ressent dans le vaste éventail de penseurs, issus de traditions philosophiques ou sociologiques fort divergentes, dont use l’auteur pour construire son cheminement intellectuel. Outre les auteurs ayant influencé son parcours et guidé sa pensée, Z. Bauman est profondément imprégné à la fois de sociologues critiques – héritiers de Pierre Bourdieu – tels que Loïc Wacquant et Robert Castel, des théoriciens de la « seconde modernité » que sont Anthony Giddens et Ulrich Beck, et des analyses sur la vitesse et la communication de Paul Virilio et Manuel Castells.
Cette pluralité de modes de pensée, faisant dialoguer théories de la postmodernité et pensée critique, se prolonge dans un mélange des genres disciplinaires qui rend difficile toute catégorisation académique de ce penseur. Faisant régulièrement appel à l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss et de Mary Douglas, ainsi qu’à la philosophie morale de Hans Jonas et d’Emmanuel Levinas, Z. Bauman se nourrit constamment de littérature (puisant notamment dans les romans de Robert Musil et de Jorge Luis Borges) pour mener à bien ses recherches interdisciplinaires motivées par une soif intarissable de compréhension sociologique.
Cet aspect pluriel de la pensée de Z. Bauman se trouve condensé dans l’admiration que celui-ci porte à Albert Camus, véritable maître à penser alliant écriture limpide, engagement antistalinien et philosophie humaniste. Développant tous deux un antitotalitarisme radical et une authentique pensée de l’émancipation, à l’inverse de tant d’autres qui préféraient alors choisir, A. Camus et Z. Bauman partagent leurs plus profondes convictions. Ainsi Z. Bauman résume sa pensée en citant Camus : « Il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais ne jamais être infidèle ni à l’une ni aux autres. »
– Simon Tabet, Zygmunt Bauman et la société liquide, Sciences Humaines, Décembre 2013.
« L’ère du vide (Gilles Lipovetsky), la postmodernité (Jean-François Lyotard), la modernité liquide (Zygmunt Bauman), la société perverse (Dany-Robert Dufour) : nombre de penseurs sont d’accord pour identifier, en cette fin du XXe et début du XXIe siècle, une sorte de déliquescence sociale et idéologique qui répond à l’extension politico-économique du néolibéralisme. Fin de grands idéaux, doute, relativisme, mise en avant de l’argent et du profit comme valeurs de premier plan, consumérisme, mercantilisme, déstabilisation des mœurs, instabilité relationnelle et professionnelle, laissent un vide. Notons que déjà cette situation change, car le vide se remplit par le retour du religieux et la protestation populiste-nationaliste des exclus et de ceux qui se sentent blessés par ces évolutions.
En 1998, Zygmunt Bauman lance le terme de « modernité liquide », afin de remplacer celui de « postmodernité » qu’il utilisait jusque là et avec maintenant une tonalité critique affirmée. La modernité liquide s’oppose à la « modernité solide » dans laquelle existaient des formes sociales stables et bien définies. Dans la modernité liquide, l’individu est intégré socialement par son acte de consommation et défini par ses choix ; mais il est amené à faire sans cesse des choix nouveaux qui fluctuent rapidement au gré des exigences socioéconomiques. La sociabilité liquide est caractérisée par la liberté, malheureusement payée par l’incertitude, le changement, la précarité et l’insécurité. Tout un chacun peut se retrouver sans valeur sociale et être conduit à la marginalisation.
Dans nos sociétés occidentales, nous sommes tous des « individus de droit » poussés à chercher des solutions individuelles à des problèmes collectifs (engendrés socialement), ce qui ne permet pas de les résoudre. On ne peut pas vraiment se protéger individuellement de la pollution, ou bien éviter individuellement le chômage dans un marché du travail flexible. Les liens humains (y compris les relations amoureuses) sont devenus labiles, ce qui est en adéquation avec le changement constant imposé par la vie socioéconomique. »