« La démarche critique se voulait libératrice. Mais elle a engendré une défiance généralisée à l’égard des faits les mieux attestés, des connaissances les plus établies. Et donné naissance à un obscurantisme d’un genre inattendu.
Qui aurait pensé, voilà trois ou quatre décennies, qu’il y avait lieu de se poser la question du « bon usage de l’esprit critique » ? L’idée même de critique ne paraissait-elle pas contenir l’antidote à ses éventuelles dérives ?
L’esprit critique ne devait-il pas, par essence, être aussi en garde contre lui-même ? Il y avait bien le souvenir de certains abus de l’hypercritique en matière d’histoire qui, à force de suspicion à l’égard des documents et des témoignages, en étaient arrivés à des conclusions délirantes – Napoléon, par exemple, n’avait jamais existé.
On avait connu une réactivation de ces démarches et de cette problématique à propos de la négation de l’existence des chambres à gaz nazies, à l’orée des années 1980. Mais il ne semblait décidément s’agir là que d’excentricités marginales, d’excès individuels sans grande conséquence puisque destinés à se discréditer d’eux-mêmes. Ils n’ont pas empêché d’ériger l’esprit critique en faculté reine de notre culture.
Le moment communément appelé « postmoderne » aura représenté l’apothéose de la critique, comme mot d’ordre généralisé. Il a constitué en ce sens un aboutissement des Lumières.
À ceci près qu’il a retourné contre elles l’instrument intellectuel dans lequel elles avaient investi leurs espérances de voir advenir une humanité adulte grâce à l’autonomie de la raison.
Au regard de l’exigence critique, force était de constater, avec le recul de deux siècles, que ces espérances péchaient par naïveté, si ce n’est par une foi dogmatique inconsciente dans ces nouvelles idoles nommées « progrès » ou « raison ». Leur autorité a été mise à son tour sur la sellette, et il y avait matière à le faire.
Ainsi, les « grands récits » – selon l’expression fameuse de Jean-François Lyotard – qui promettaient l’émancipation humaine pour demain en racontant son parcours passé sont devenus objets de scepticisme. La révolution, le communisme, la science de l’histoire et de la société se sont dissous dans l’acide de la décroyance, comme la perspective d’un âge positif ou d’un gouvernement scientifique garantissant définitivement l’alliance de la prospérité et de la liberté. La montée de la préoccupation écologique a achevé de mettre à l’ordre du jour l’examen impitoyable des dégâts du prétendu « progrès ». […]
Dénoncer n’est pas comprendre. Pire, dénoncer empêche le plus souvent de comprendre. Ainsi on a vu apparaître cette chose qu’on aurait cru impensable :
un obscurantisme critique. »

« Et si Durkheim n’était pas seulement ce chercheur lancé à corps perdu dans l’explication des fonctions sociales et des contraintes générées par le système ?
S’inspirant de ses illustres prédécesseurs et à l’aide de ses compagnons de route, il précisa les contours d’une discipline qui transcenderait la sociologie elle-même, la socioanthropologie, et en fonda ainsi l’École française.
Salvador Juan nous fait découvrir au fil des pages un Durkheim critique des effets pervers du développement économique, défendant l’unité du genre humain, attentif aux dynamiques historiques et aux conflits, soucieux de l’autonomie des personnes. Sont également présentés les principaux travaux, soulignant tant les influences mutuelles que la pensée commune, philosophique et politique, des nombreux collaborateurs de Durkheim tels que – aux côtés de Mauss – Hertz, Fauconnet, Hubert, Bouglé, Simiand, Halbwachs, etc. Enfin, l’auteur considère, avec de nombreux exemples à l’appui, que ce groupe de penseurs est opposé aux sociologies de l’intérêt et à celles qui insisteront plus tard sur les fonctions et les structures sociales.
Cet ouvrage permet de découvrir la tradition sociologique française ainsi que la manière dont des auteurs tels que Gurvitch, Duvignaud, Bastide, Leroi- Gourhan, Lefebvre, Ansart et, surtout Balandier, l’ont portée jusqu’à nos jours.
Les spécialistes des sciences humaines y trouveront une troisième voie entre l’individualisme rationaliste et les représentations d’une société uniquement conduite par ses mécanismes, sans acteurs. »