La semaine dernière, une personne pour laquelle j’ai une très grande estime me demandait ce que je faisais dans la vie, ce que j’envisageais comme projet(s) professionnel(s), ce qu’étaient mes aspirations. C’est une série de questions que l’on me pose très souvent et qui se résume finalement à un « Qu’est-ce que tu es ? » dans la vie professionnelle, ou « que fais-tu dans la vie professionnelle ? »
Je n’ai jamais comme tu le sais compris la pertinence encore moins l’utilité de ces questions, mais je comprends que dans la « réalité » de notre quotidienneté cela soit d’importance. Nous avons tous besoin de catégoriser les individus, socialement. Parce que catégoriser c’est faire sens au-delà du simple fait de simplifier la nature complexe des choses.
En outre, c’est aussi un besoin d’obtenir une réponse claire, relativement nette, saisissable, tangible, de cet autrui un peu flou vaporeux clair-obscur ; c’est une façon comme une autre d’établir une forme de proximité avec cet autrui qui se présente souvent comme un étranger – c’est-à-dire tel que ricoeur l’a formulé : un lointain.
C’est ainsi essayer de mettre fin à cette étrangeté de l’étranger, donc à normaliser autrui puisque savoir ce qu’il est consiste entre autres choses à le déplacer et à l’inscrire dans un cadre symbolique, bref à le voir comme et à le mettre à côté du connu.
Voilà en quoi, ces interrogations m’ont toujours semblé légitimes, nécessaires, utiles, pertinentes, elles sont un mouvement vers l’autrui, une tentative de découverte et de normalisation de cet autrui.
Mais ce que j’ai toujours trouvé inutile ou peu pertinent c’est qu’elles se contentent simplement ou seulement de circonscrire la substance de l’identité de cet autrui au lieu d’être une occasion d’élargissement de l’espace des possibles que dit l’identité de cet autrui, de chacun.
Pour dire, autrui ne s’arrête pas, ne se limite pas, à un « ce que je suis » professionnellement parlant ou au background social/culturel, mais il est d’abord un « qui je suis » en tant qu’être et ce dans le moment de ce dévoilement, de cette mise à nu – ce qui implique qu’il puisse être un peu beaucoup différent le moment d’après sans nécessairement changer du tout au tout (le Soi évolutif en ce sens n’est pas disruption par rapport au passé mais continuité sous quelques révisions ou ajustements, le Soi évolutif n’est pas dédoublement de la personnalité ou trouble de la personnalité mais transformation naturelle de la personnalité au fil des expériences vécues, de l’existence entendue comme champ d’expériences).
C’est en quoi le « qui je suis » est davantage des points de suspension qui terminent un récit de soi dans un moment bien plus qu’un point final qui le clôt définitivement.
Or, le « qu’est-ce que tu es ? » a tendance à clore définitivement autrui. Ou à être l’unique grille de lecture, d’interprétation, de signification, que nous adoptons pour saisir autrui. Nous avons tendance à tout ramener à la réponse, à tout expliquer par la réponse, à tout justifier par la réponse, alors que d’autres éléments essentiels doivent peut-être être considérés dans la saisie d’autrui.
Voilà pourquoi je ne trouve pas intéressant ce « qu’est-ce que tu es », et qu’il est très rare que je pose cette question. C’est pourquoi je me fiche généralement éperdument de cette question. Du présentoir, du titre des individus, de leur parcours académique, universitaire, professionnel, de leur situation sociale, de leur appartenance culturelle prétendue, etc. Comme cette personne me le disait : « Cela ne m’impressionne pas ». Je te dirais : « Rien à branler ».
Quand je m’y intéresse c’est parce que « qui est l’autre » me paraît dans sa façon d’être indissociable du « qu’est-ce qu’il est/fait dans la vie ». Mais en règle générale, je n’en ai rien à foutre, cela ne saurait jamais être une source de valorisation, de considération, d’autrui.
Autrui en tant que singulier, singularité, substantiellement suffit, c’est-à-dire il est déjà en soi une valeur et oblige à la considération. Maintenant, l’estime pour autrui dépend de la subjectivité de celui qui estime, tant que cela ne consiste pas à une dépréciation injuste (un déni ou mépris de l’emprise de ses capacités, de sa dignité) ou à toute autre absurdité déshumanisante ou infrahumanisante chacun estime comme il veut dans les paramètres très subjectifs de ses propres sens (érotique, esthétique, économique, politique, idéologique, social, culturel, etc.).
Dans mon entourage immédiat, j’ai toutes sortes d’individus, je ne les estime pas de la même manière puisque cela signifierait nier un peu beaucoup ce qu’ils ont de plus substantiel (leurs différences), ne pas reconnaître leur substance.
L’estime pour moi est foncièrement lié à l’amour. Cela ne veut pas dire que je les aime moins ou plus mais seulement que je les aime différemment sans que je ne sois moins ou plus attaché aux uns ou aux autres. Nul ne peut prétendre aimer tout le monde de façon pareille, ce sont des histoires. Ce serait même immoral car cela consisterait à ne pas reconnaître ce que chacun a de plus particulier par rapport aux autres, et même aimer ontologiquement c’est différencier par une sorte d’évaluation, de comparaison, de rapprochement et de distanciation (sur le plan affectif).
Si on aime tout le monde c’est qu’au fond on ne différencie personne, ce qui est impossible ; par contre, on peut aimer tout le monde (sur le plan normatif) parce que ce que nous souhaitons dire par cette expression « j’aime tout le monde » c’est l’appréciation (dans le sens d’attestation) de la singularité de chacun sans nécessairement que cela implique quelque chose de l’ordre de l’affectif (plaisir, sentiment, émotion, jouissance, bonheur, etc.).
En ce sens, aimer tout le monde c’est dire que chacun singulier nous est proche (par exemple dans une perspective humaniste c’est faire la jonction entre altérité et identité, intégrer l’altérité dans son identité) ; autrement dit, c’est nous rapprocher de ce singulier, nous l’apprécions (l’attestons) – voire nous disons qu’il nous est indispensable pour s’estimer soi-même. Attester, c’est lui rendre la face, le reconnaître dans ce qu’il présente ou revendique, c’est-à-dire comme une puissance d’agir, une singularité, une autonomie de la volonté, un unique au milieu d’êtres uniques. Ce faisant, nous nous en rapprochons, inévitablement. Et se rapprocher c’est l’inclure dans un espace qui se veut désormais commun.
Ainsi, nous n’aimons pas tout le monde, en même temps nous pouvons (et dépendamment de l’éthique de chacun devons) aimer tout le monde. Dès lors, comme toi sans doute, je n’aime pas tout le monde et j’aime tout le monde. Et j’en ai davantage conscience parce que je suis entouré dans mon entourage immédiat de toutes sortes d’individus pour qui je n’ai pas la même estime.
Bref, je n’aime pas beaucoup que l’on me demande ce que je suis.
Dernièrement, une charmante lady ne le sachant pas me l’a demandé. J’ai failli lui répondre une connerie du genre « dealer de cock », « pute nymphomane », etc. Mais, je me suis dit que c’était une façon de découvrir l’autre, donc je lui ai répondue : « stratège ».
Et là, j’ai expliqué que ma vie professionnelle consiste à trouver, concevoir, des solutions qui répondent à des problèmes spécifiques dans une multitude de domaines. Elle m’a écouté et a résumé le truc par un « En fait, tu es un consultant quoi ». Le résumé était lumineux. Je ne l’avais jamais vu comme ça. C’était magique.
« Consultant », exactement ça. Il m’a fallu des années pour trouver un titre adéquat au foutoir de ma vie professionnelle. Merci lady.
Certains de ceux qui me connaissent dans la sphère plus ou moins intime savent que je suis initialement d’une formation académique et professionnelle de juriste. J’ai eu très longtemps tendance à défendre le mal, c’est-à-dire les criminels.
Ceux qui me connaissent intimement savent aussi que j’ai plusieurs autres vies académiques et professionnelles, le droit étant dans mon existence seulement le premier point de départ d’un parcours pluriel et diversifié.
Mon installation au canada il y a presqu’une décennie (déjà) m’a contraint à délaisser un peu le droit pour me concentrer sur des domaines beaucoup plus payant (financièrement), je me suis donc professionnellement et académiquement diversifié encore plus que je l’étais avant cette installation.
Ce qui fait en sorte que dans ma quotidienneté, je suis la personne que l’on consulte lorsque l’on se pose une ou plusieurs questions qui souvent touchent à un ou plusieurs domaines d’expertise.
Ma journée professionnelle type est celle durant laquelle je passe de sujets spécifiques qui ne sont pas interconnectés à de sujets spécifiques mais inter-reliés sans parler de sujets généraux qui ne sont pas inter-reliés (et qui souvent demandent que je trouve leur interconnexion afin de répondre adéquatement aux attentes).
Droit (national et international), création en design ou en marketing, communication appliquée et organisationnelle, développement international (investissements à l’international), relations internationales, gestion de crises et des risques, stratégies environnementales, etc. etc. etc. Une multitude et variété de domaines.
Je suis donc, en fait, un nomade professionnellement (et académiquement) parlant.
Profession : consultant nomade. Curriculum vitae : divers et migrateur.
Cet état de choses fait en sorte que même si je suis foncièrement curieux de nature, je dois l’être et le rester. Je dois m’intéresser à (presque) tout, car tout est (presque) lié.
Si une personne me demande : « Dis-moi dave, je veux investir au maghreb, que me conseilles-tu ? » Je dois avoir à peu près une idée générale de la situation géopolitique, culturelle, économique, sociale, etc. de cette région, puis les grandes spécificités de chacune des communautés et sociétés, connaître dans les grandes lignes l’histoire tout au moins récente de cette région, les analyses d’experts en investissements internationaux sur le moyen terme, les différences générales entre les régimes juridico-politiques, etc. etc. etc.
Et si je ne sais pas dans le sens que je n’ai aucune idée ou une idée vague (superficielle) du sujet, je dois savoir comment mener une recherche me permettant de répondre adéquatement à une question aussi large.
Mais surtout, je me dois de comprendre le sens de l’interrogation me permettant de saisir la raison véritable de la question posée, les intentions réelles de celui qui la pose. Je dois poser les bonnes questions avoir accès à sa vision et la comprendre. Je me dois de portraiturer mon interlocuteur afin de savoir quel type de personnalité elle est (est-ce quelqu’un qui aime prendre des risques ou non, qui est sûre d’elle ou qui a besoin d’être sécurisé, est-elle formelle ou plus informelle, a-t-elle des valeurs qui pourraient poser problème à son désir d’investissement dans une région aux valeurs différentes, etc. etc. etc.); je me dois d’être à l’écoute et attentif aux réponses lors des échanges car les personnes en général ne se livrent pas aussi clairement (au contraire, ne dévoilent pas toujours leurs intentions, ce qui elles sont), etc. etc. etc.
Encore une fois, aller au-delà du « qu’est-ce que », tout le temps. Et très souvent, avec la recherche, la conception des stratégies, il y a beaucoup de psychologie (donc je me dois d’avoir quelques connaissances relativement essentielles en psychologie et ses différentes variantes).
Dès lors, avoir pour profession le nomadisme, c’est être en mouvement et être fait de mouvements ; être critique envers soi-même et envers ce que l’on croit savoir (se méfier des certitudes/de ses propres certitudes); savoir transiter de réalités singulières à d’autres ; incorporer l’inconnu et d’autres sensibilités dans son être sans en être angoissé ou s’y dissoudre ; s’ouvrir (se mettre dans une disposition d’ouverture) et être ouvert (recevoir et intégrer); partir et revenir ; cela demande de l’énergie, du souffle, de la détermination, de la discipline, du respect et de la tolérance, de l’humilité profonde.
Cela oblige à ne pas être superficiel, c’est-à-dire à avoir permanemment en tête le « pourquoi », le « comment », le « pourquoi du comment ». Et à la fin d’une journée type (qui se prolonge presque tout le temps tard dans la nuit) généralement je me sens à la fois lessivé, insatisfait, et prêt à rempiler. Il faut aimer ça. J’aime ça.
Voilà que ce que je suis professionnellement parlant est en lien étroit avec qui je suis en tant que personne sans toutefois que je n’y sois réductible.
A bien y regarder cela explique pas mal de choses, mon obsession de la diversité par exemple, et toutes les problématiques qui lui sont inhérentes. Je suis ce que je fais sans que ce que je fais ne me définisse totalement et définitivement. Je suis donc ces fameux trois points de suspension qui terminent ce moment du récit de soi.
La lady qui m’a questionné sur ce que je suis m’a aussi demandé quels sont mes projets d’avenir.
Je lui ai répondue que j’aimerais me consacrer pleinement à la recherche universitaire, parce que comme je lui ai dis : pour changer les choses je crois qu’il faille commencer par offrir aux esprits un sens et une signification alternatifs du réel.
La recherche est un des moteurs du changement car il est essentiellement question d’idées. Le changement selon moi commence par les idées car tout se fonde à partir des idées, tout est fondé sur les idées et par les idées.
Mais une recherche universitaire pluridisciplinaire, parce qu’en termes de personnalité je m’ennuierai solide dans une seule discipline (j’ai viscéralement besoin de diversité et de me diversifier), et en termes de connaissances le réel est si divers et pluriel – un fait composé d’éléments hétérogènes entretenant des relations étroites et complémentaires – que pour le comprendre il importe je crois d’adopter plusieurs perspectives.
Mon rêve serait donc de passer ma vie professionnelle à faire de la recherche universitaire (le caractère discret et effacé du modèle du chercheur qui m’inspire le plus correspond à ma personnalité), à transmettre via l’enseignement ce savoir et cette connaissance à des générations qui en ont et en auront plus que jamais besoin. Donner tout ce que j’ai reçu aussi des autres qui ont été des enseignants ou comme je les nomme souvent des Me Jedi.
Ce rêve comme je le lui disais vient d’un sentiment personnel et profond : le monde est un foutoir, et je veux être utile, j’ai besoin d’être utile, je dois me sentir utile, à quelque chose de plus substantiel, de plus grand, que ma propre personne; quelque chose qui transforme en progrès, en justice, en dignité ma contemporanéité. Comme je lui racontais : l’argent, le succès matériel, le prestige social sont secondaires ; je te dirais même qu’ils m’indiffèrent, oui je n’en ai « Rien à branler« .
Je n’ai jamais fait des choix de vie par rapport à de telles considérations, et dieu seul sait à quel point je suis pauvre et rien du tout.
Dieu seul sait à quel point je m’inquiète pour ma fille, son avenir dans un monde où la valeur de l’être est d’abord liée au prix des choses. Dieu seul sait à quel point si j’ai souvent dû accepter de faire certaines choses en contradiction avec mes convictions : c’était pour survivre et lui assurer un semblant d’existence sécurisée matériellement, comblée, décente, équilibrée, de dignité.
C’est cela être responsable selon moi, cela implique du sacrifice, un certain holocauste de soi pour un autre que soi. Mais, il y a des limites que je me suis imposées. Elles sont non-négociables. L’indignité humaine et l’injuste sont de telles limites. Parce que malgré tout, quel modèle serais-je pour ma fille si je me trahis et trahis toutes les valeurs fondamentales que j’essaie de lui inculquer et d’incarner à ses yeux ? Ces limites sont donc infranchissables, les restes relèvent du pragmatisme ou du mal nécessaire.
J’ai ainsi un rêve ou je fais ainsi un rêve, comme l’autre.
Et comme lui, je sais que je ne le verrai se réaliser, car cela a toujours été ainsi avec moi. Poisseux, malchanceux, peu veinard, tout ce que j’ai espéré n’a jamais été, ma personnalité résiliente vient de cette espèce de malédiction.
Être un maudit impose d’avoir un grand détachement sur les idéaux que l’on a, les rêves qui sont les nôtres, de prendre les choses comme elles viennent et de faire de son mieux.
Être maudit, c’est espérer sans s’y accrocher obsessionnellement, apprendre à encaisser les coups durs du destin, à se trouver des forces pour faire face et avancer, à se dire que quelque soit la durée de la nuit l’aube finira par se lever.
Être maudit, c’est être en mouvement, fait de mouvements, on n’a pas le choix, sinon c’est crever définitivement.
Le nomadisme du maudit vient de là. Il suffit de lire baudelaire pour le saisir avec beaucoup plus de beauté – si j’ose dire.
Bref, ce que je suis, ma profession, mon identité professionnelle : nomade. Mon statut social : pauvre. Mon ambition professionnelle : être utile. Mon rêve ou idéal professionnel : rechercher les sens et les significations du réel contemporain.
Dans ce « ce que je suis », il y a presque tout du « qui je suis ».
Presque…