Racisme(s)

« Qu’est-ce que le racisme ? Comment doit-on le définir ? Comment doit-on l’analyser, sachant que l’angle d’étude influera sur la définition retenue, et inversement ? Qui est raciste ? Et pourquoi ? Peut-on ne pas être raciste ? Et comment ?

  • Les réponses à ces questions ont varié dans le temps et l’espace. William E. B. Du Bois affirmait que le problème du xxe siècle était « la ligne de partage (color line) entre les races les plus foncées et les races les plus claires en Asie, en Afrique, en Amérique, et dans les Îles ».

Pour les auteurs allemands fuyant les persécutions nazies dans les années 1930, dont Magnus Hirschfeld, le racisme était essentiellement le produit des théories pseudo-scientifiques justifiant la « supériorité de la race aryenne ».

  • À l’époque du colonialisme triomphant, l’attention s’est portée sur la question de la distinction équivoque entre le civilisé et le primitif, sur les liens entre le capitalisme et l’expansion coloniale, et sur les rapports entre la question coloniale et la question sociale. Sous l’effet conjugué de la décolonisation et du phénomène migratoire, de nouvelles préoccupations sont apparues, générées pour la plupart par la diversification – et l’entrecroisement – des identités raciales, ethniques et culturelles.

Pour le Britannique Stuart Hall, la capacité de « vivre avec la différence » est ainsi devenue la « question principale du xxe siècle ». Celle du xxie siècle est sans conteste posée par la résilience des préjugés racistes de par le monde – en dépit des discours et des politiques antiracistes –, par la banalisation d’une multitude de pratiques discriminatoires, et par la multiplication des conflits interethniques.

Le racisme ainsi perçu englobe quatre composantes à la fois pérennes et fluctuantes :

  • le préjugé de couleur (illustré par la ségrégation dans le sud des États-Unis sous les lois Jim Crow, le régime de l’apartheid en Afrique du Sud et les préjugés anti-Noirs contemporains) ;
  • l’antisémitisme (du nazisme aux variantes antisionistes actuelles) ;
  • le racisme colonial (puis postcolonial et néocolonial) ; et, enfin,
  • les stéréotypes ethniques et/ou culturels qui tendent à justifier le repli identitaire actuellement à l’œuvre dans la plupart des sociétés multiculturelles ou multiethniques.

Cette typologie n’épuise pas cependant la complexité du racisme ni n’explique la diversité des racismes.

Si le racisme en tant qu’idéologie est né au sein de la culture occidentale, ses schémas constitutifs se sont diffusés partout dans le monde, notamment à travers un nationalisme xénophobe, pour réaliser ou défendre la « pureté » d’une « communauté référée à une origine ethnique ou culturelle, sacraliser une identité collective, mobiliser pour sa préservation ».

  • La diffusion de l’idéologie raciste dans des pays non occidentaux s’explique en partie par les effets de la colonisation et de l’exportation des théories « scientifiques » modernes (à l’image du succès du darwinisme social en Chine et au Japon à la fin du xixe siècle).

Toutefois, cette diffusion a été plus prégnante dans les pays ayant une longue tradition clanique et une pensée traditionnelle structurée autour de l’opposition-hiérarchisation entre lignages « raciaux ». Ainsi, les thèses racistes européennes ont été rethéorisées en Inde par les nationalistes hindous dans le cadre d’une logique spécifiquement nationale de l’altérité (un « racisme de haute caste »).

  • En outre, le racisme est de plus en plus à usage multiple. Les modes de racisation sont divers. Les logiques de différenciation sont nombreuses.

Il existe des conceptions biologiques de la race et du racisme, des approches culturelles de la race et des théorisations culturelles du racisme. Race non raciale, race raciale, racisme sans race, race sans racisme, usage trop extensif des termes au point de qualifier de raciste toute attitude de rejet et d’en banaliser les effets, usage trop restrictif conduisant à ne parler de racisme qu’à la condition qu’il y ait usage de la violence, racisme-préjugé, racisme-comportement… Toutes ces combinaisons doivent être prises en compte afin de saisir l’ampleur et la complexité du récent renouvellement des racismes.

À la diversité des usages répond la diversité des motivations, ce qui soulève une question rarement abordée :

  • à quoi sert le racisme ? Plus précisément :
  • à quoi sert-il d’être raciste aujourd’hui, alors que le racisme fait l’objet d’une condamnation internationale et d’une interdiction légale dans de nombreux pays ?

La réponse n’est pas évidente, puisqu’elle suppose de penser rationnellement les dédales de l’irrationnel raciste. Toutefois, la persistance du racisme suggère sa dimension utilitaire – à des fins d’ordre psychologique, social, politique et institutionnel. Les finalités du racisme évoluent au gré des époques et des contextes nationaux : les besoins changent, les racistes s’adaptent aux nécessités du temps, et de nouvelles discriminations apparaissent en marge des formes traditionnelles de l’exclusion.

L’analyse des motivations renvoie à son tour à la diversité des perceptions. Le racisme selon les racistes diffère de celui des antiracistes. À cette évidence s’ajoutent les variations nationales :

  • parler de relations raciales en France est qualifié de racisme, tandis que les race relations constituent le socle de la législation antiraciste britannique.

Il convient ici de souligner un paradoxe :

si le racisme peut être qualifié d’universel en raison de sa récurrence à l’échelle mondiale, il n’y a pas de perception universelle du racisme. L’explication tient en partie à la confusion sémantique et aux enjeux épistémologiques qui minent bien souvent les débats antiracistes.

  • Pour l’essentiel, toutefois, l’absence de consensus s’explique par des enjeux politiques, comme l’ont illustré les récentes conférences mondiales contre le racisme organisées par l’Unesco (Durban I en 2001 et Durban II en 2009).

Certaines délégations ont réclamé l’assimilation de l’antisionisme à une forme d’antisémitisme, proposition violemment rejetée par ceux qui qualifient le sionisme d’idéologie raciste. Certains pays africains ont demandé que l’esclavage soit considéré comme un crime contre l’humanité – proposition assortie d’une demande de « réparations » similaires à celles versées aux victimes de génocides et de l’Holocauste. Des associations de Tibétains en exil ont dénoncé une nouvelle forme d’apartheid au Tibet, tandis que la Chine empêchait des ONG protibétaines de s’exprimer sous le motif d’incitation à la haine raciale. Le racisme des « uns » n’est pas celui des « autres », sans compter les mouvements « antiantiracistes » qui prolifèrent en argumentant que les antiracistes sont les authentiques racistes.

Comment, dès lors, aborder la complexité du racisme et évaluer ses multiples manifestations ? Une première approche consiste à analyser les débats théoriques autour des notions de race, de racisme et d’ethnicité selon différentes disciplines, différentes époques, et différentes traditions nationales. Malheureusement, elle soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses car, comme le soulignent Martin Bulmer et John Solomos,

  • « ce qui est intéressant à propos de la littérature sur la race et le racisme est l’absence de consensus sur les outils conceptuels à utiliser et sur les paramètres généraux de la race et du racisme en tant que champ d’étude ».

Une seconde approche traite du racisme en l’inscrivant dans un contexte particulier – qu’il soit historique, institutionnel ou idéologique –, mais sans toujours expliquer pourquoi et comment le racisme survit à l’évolution du contexte qui l’a créé. Une troisième approche l’analyse comme le résultat d’une construction sociale et politique qui, à son tour, racialise les rapports entre individus. Cette construction s’articule autour des rapports de classes ou surgit à l’entrecroisement du culturel et du politique – notamment dans la définition des identités collectives.

  • Au-delà des variations entre les tenants de cette approche, l’objectif est d’expliquer pourquoi certaines situations et relations sont construites comme des relations de race. Il reste à expliquer, toutefois, comment une même situation peut produire des exclusions différentes, et à l’inverse comment le racisme – dans des situations différentes – peut cibler les mêmes groupes.

Penser le racisme aujourd’hui suggère d’en délimiter les contours, à partir de son mode opératoire de base : l’altérité absolue qu’il présuppose et impose entre individus et groupes, entre identités et cultures, et entre « races » et ethnies. Quelle que soit la diversité des usages et des motivations du racisme, c’est à chaque fois la construction, la transformation, ou le renforcement de frontières que l’on observe. Le constat de « différences évidentes » à travers la référence à de supposées caractéristiques biologiques (principalement phénotypiques) et/ou des différences ethnoculturelles nourrit un processus de catégorisation qui, à son tour, dresse des barrières entre « eux » et « nous ».

Ainsi appréhendé,

  • le racisme désigne tout à la fois une idéologie et un ensemble de comportements discriminatoires.

Longtemps associée au racisme biologique,

  • l’idéologie racialiste postule que les races existent, qu’il existe entre elles une hiérarchie qu’il convient de préserver, et que l’appartenance raciale explique le comportement individuel et collectif en fonction d’une essentialisation radicale des différences.
  • Sur la base de ce déterminisme essentialiste, le racisme établit ensuite un classement préférentiel pour orienter un système de valeurs et d’actions dont le but ultime est de légitimer la doctrine qui le sous-tend.
  • En cela, le racisme est une pensée circulaire qui pose en absolu, par une biologisation des catégories, des différences constatées ou supposées pour justifier des actes d’infériorisation (dans le cas du racisme inégalitaire), d’exclusion (dans le cas du racisme différentialiste), et parfois de destruction des Autres.

Cette idéologie a survécu à la condamnation scientifique de la notion de « race », d’où l’émergence d’un racisme sans « race », certes, mais reposant sur une biologisation des différences ethniques et culturelles.

Il importe, dès lors, d’analyser l’évolution des frontières sémantiques du racisme en relation avec l’apparition de nouvelles logiques différentialistes.

Les comportements racistes tendent à « isoler, stigmatiser, menacer des groupes humains, des groupes sociaux » sur la base de préjugés discriminatoires à l’encontre des Autres – quelle que soit la nature de leur différence, réelle ou supposée.

  • L’antisémitisme, l’islamophobie et les préjugés anti-immigrés sont les formes les plus évidentes, les plus immédiates de cette altérisation négative.

En complément à ces classiques revisités de l’exclusion, il existe des formes plus subtiles, plus implicites – donc plus dangereuses – de marquage de l’Autre, qui renvoient aux ambivalences de l’ethnicité et aux dérapages du « droit à la différence ». Elles naissent de l’évolution du multiculturalisme hétérophile vers un nouveau racisme hétérophobe, sous couvert de revendications identitaires, autoproclamées ou imposées.

Inspiré à l’origine par l’antiracisme,

le multiculturalisme a engendré paradoxalement de nouveaux réflexes d’exclusion et d’autoexclusion fondés sur la confusion entre le droit à la différence et la différence des droits. Ce « néoracisme » culturel repose sur une valorisation positive des différences. Il ne s’agit plus alors d’exclure pour préserver l’identité du groupe dominant mais d’exclure pour préserver les spécificités des minoritaires.

De nos jours, les empailleurs d’identité ne manquent pas. Leur action est même relayée par des exclus pratiquant l’autoexclusion au nom de spécificités qu’ils revendiquent avec force.

  • Les racisés d’hier sont-ils en passe de devenir les racisants de demain ? Assistons-nous à l’émergence de nouvelles frontières ethniques ?

Cette évolution s’inscrit dans un mouvement plus large, dont l’axe tourne autour de l’actuel débat sur le multiculturalisme et qui puise sa dynamique dans la notion d’ethnie, catégorie fourre-tout, définie au mieux comme un groupe culturel et au pis comme un substitut lexicalement acceptable à la race.

L’essentiel n’est pas de trancher entre les thèses des communautariens et celles des libéraux, mais d’être conscient des possibles dérives du discours sur le droit à la différence quand celui-ci ne sert qu’à masquer un banal racisme, souvent involontaire ou inconscient. L’actuel engouement pour les approches culturalistes risque, en effet, de provoquer ou de légitimer des conduites de repli vers des identités imaginaires.

À l’inverse,

la crispation des identités nationales au nom de la préservation des normes et des valeurs dominantes est porteuse d’exclusion à la fois interne et externe. Cette tendance, repérable dans de nombreuses sociétés démocratiques, vise tout d’abord l’étranger, l’Autre de l’extérieur – une catégorie en pleine expansion recouvrant les immigrés (légaux et illégaux), les demandeurs d’asile, les Roms et autres « indésirables » qui menacent à la fois l’identité et la sécurité nationales. Elle vise ensuite l’Autre de l’intérieur – notamment les « immigrés de seconde génération » (qui n’ont pourtant jamais immigré mais souffrent d’ostracisme du seul fait de leur origine), les juifs, les musulmans, et tous ceux qui sont perçus comme « inassimilables ».

  • Au nom d’une logique sécuritaire de plus en plus globalisante, l’espace identitaire national rétrécit. Cette contraction se traduit par le regain des thèses assimilationnistes, un engouement prononcé pour une citoyenneté à géométrie variable (les Autres ont des devoirs, les nationaux de souche ont des droits), et une obsessive surenchère du contrôle des frontières.

L’axiome selon lequel les espaces (à la fois physiques et symboliques) du racisme s’élargissent à mesure que l’identité nationale se contracte est confirmé dans un nombre grandissant de pays – par-delà la distinction traditionnelle entre divers « modèles » d’intégration. Il se vérifie aussi bien dans des sociétés récemment confrontées aux changements induits par l’immigration que dans des sociétés historiquement construites par l’afflux d’immigrants. Dans tous les cas, les barrières internes et externes entre « eux » et « nous » se multiplient et se renforcent mutuellement.

Ce constat invite à s’interroger sur les stratégies antiracistes actuelles dans un contexte marqué par une suspicion grandissante à l’égard de nouvelles catégories de « personnes à risques » et par un « état d’exception » rendu paradoxalement permanent à travers la manipulation de l’obsession sécuritaire. »

– Chebel d’Appollonia, A. (2011). Introduction. Les frontières du racisme. Dans : , A. Chebel d’Appollonia, Les frontières du racisme: Identités, ethnicité, citoyenneté (pp. 5-13). Presses de Sciences Po.

 

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« Le racisme désigne des préjugés et des attitudes bien antérieurs à l’apparition du terme de race à la fin du xve siècle, sans qu’il soit toutefois possible d’en dater précisément l’origine.

Retraçant l’historique de la pensée raciste, Pierre Paraf estime que les origines du racisme plongent dans ces nuits de la préhistoire où l’homme éprouvait pour tout homme étranger à son clan une extrême méfiance. À partir de cette conception totémique du clan, le racisme s’est s’étendu à la tribu, puis à la nation, l’une des premières inscriptions racistes, gravée sur une stèle à la deuxième cataracte du Nil, étant due au pharaon Sesostris (1887-1849 av. J-C). Des Égyptiens aux Grecs, le racisme se serait adapté, avant de prendre toute son ampleur au Moyen Âge.

  • Pour les spécialistes de l’Antiquité, néanmoins, rien dans la pensée grecque ne ressemble à la signification du terme de race tel qu’on l’entend aujourd’hui, la distinction entre les Grecs et les Barbares étant seulement d’ordre politique et culturel.

Quant aux esclaves, leur statut d’infériorité pouvait être transitoire et l’affranchissement les réintégrait dans la communauté. Christian Delacampagne évoque, pour sa part, les persécutions dont les juifs, les cagots et les sorcières ont été les principales victimes, persécutions qu’il assimile à un racisme médiéval puisant son inspiration dans un « protoracisme » antique.

La multiplicité des pratiques d’exclusion et de persécution, non encore théorisées bien que déjà situées dans un système explicatif hiérarchisé selon des réminiscences aristotéliciennes, permet selon lui de parler d’une véritable obsession naturaliste dans la culture occidentale – la référence à la phusis, avec ses connotations sexuelles et raciales, jouant un rôle fondamental dans le discours éthique et politique de l’Occident gréco-chrétien.

Sans vouloir trancher ce débat relatif aux origines du sentiment raciste,

il importe de souligner que, historiquement et conceptuellement, il a existé et existe encore un « racisme sans race », en ce sens que la race peut désigner sous une forme symbolique la radicalisation de toute différence et poser cette altérité absolue comme inchangeable. À ce titre, les persécutions antisémites du Moyen Âge peuvent relever du racisme dès lors que la conversion est jugée inapte à effacer la « tare héréditaire » que constituerait la judéité. De même, le racisme n’a pas besoin de la race au sens biologique pour décréter l’existence de différences insurmontables entre des groupes stéréotypés au moyen de critères extérieurs à l’anthropologie raciale.

  • Outre ce que Colette Guillaumin appelle l’essentialisation « somato-biologique », l’étude du racisme doit intégrer d’autres types de différenciation et, en particulier, l’essentialisation historico-culturelle.

Race non raciale, race raciale et racisme préracial

  • Expliquer le racisme par la race revient à juxtaposer deux « mots-problèmes ».

Race nous vient de l’italien razza, qui signifie « sorte », « espèce », dérivant lui-même du latin ratio avec le sens de « descendance », de « lignée » durant l’époque médiévale. Jusqu’au xvie siècle, la race désigne une suite de générations et la continuité de leurs caractères, afin de distinguer telle ou telle dynastie (la « race capétienne »), ou de marquer l’opposition entre la « race noble » et la « race roturière ». La biologie n’apparaissant véritablement qu’à la fin du xviiie siècle, avec les apports des pionniers que furent Linné et Buffon en matière de classification animale et végétale, les considérations physiques n’étaient pas encore théorisées.

La naissance de l’Homo sapiens marque les premiers pas de l’anthropologie moderne, le déclin de l’animal rationale et le début de toutes les confusions possibles entre les caractères physiques, sociaux et culturels des diverses races et sous-races prétendument identifiées.

  • Linné divisait ainsi l’humanité en six races différentes (sauvage, américaine, européenne, asiatique, africaine et monstrueuse), selon une typologie mêlant les caractères physiques héréditaires et les spécificités culturelles acquises au cours de l’histoire. L’effort de classification du genre humain en races sera poursuivi par le comte de Lacépède et par Johann Friedrich Blumenbach – ce dernier établissant l’existence de cinq races (blanche, noire, jaune, rouge et malaise) pour fonder l’anthropologie physique.

Au Siècle des lumières, à l’exception de Rousseau, tous les grands esprits sont adeptes de la théorie raciale opposant les Européens aux peuples non européens, les uns étant monogénistes, c’est-à-dire partisans, comme Buffon, de l’origine unique des races humaines, les autres se ralliant aux thèses polygénistes. Ainsi, pour Voltaire, « quoi qu’en dise un homme vêtu d’une longue soutane noire, les blancs barbus, les nègres portant laine, les jaunes portant crins et les hommes sans barbe ne viennent pas du même homme ».

Ce passage de la classification opératoire à la théorie des races s’explique, selon Léon Poliakov, par l’émancipation de la science de la tutelle ecclésiastique, le discrédit de la cosmogonie biblique et le développement des théories évolutionnistes.

  • Au xixe siècle, une nouvelle étape est franchie avec le triomphe de la conception biologique de la race.

Dans un contexte marqué par le succès de toutes les doctrines de type déterministe – de Marx à Comte en passant par Gobineau, qui systématise la théorie de la cause biologique dans son histoire sociale –, par l’influence croissante du darwinisme et par la découverte des lois de l’hérédité avec Mendel,

  • la race devient le facteur explicatif par excellence et la marque radicale d’une hétérogénéité irréversible de l’humanité.

D’autres termes, par contamination sémantique, prennent alors une connotation raciale : nègre, jaune, sémitique (1836), sémite (1845), sémitisme (1862). Les Européens se « découvrent » en même temps qu’ils se divisent eux-mêmes en plusieurs races : les Germains, les Latins et les Slaves, par ordre décroissant en « mérites » mais tous supérieurs aux Sémites.

  • Si l’on souscrit à l’idée que l’on ne peut parler de racisme qu’à partir du xixe siècle, en privilégiant l’évolution historique de l’essentialisation biologico-sociale, il faut néanmoins éviter trois écueils.

a) La race en tant que « lignée » ou « groupe d’hommes ayant des caractères culturels ou sociaux semblables provenant d’un passé commun » a survécu à la racialisation biologique du terme. Les contorsions intellectuelles de Renan, lorsqu’il réfute les convictions pangermanistes relatives à la prétendue supériorité d’une race aryenne, en sont la preuve. Opposé aux dérives de l’anthropologie physique et sociale outre-Rhin, il forge la notion de « race historique » française pour combattre l’idée que la perte de l’Alsace-Lorraine était en quelque sorte génétiquement programmée. Dans sa lettre du 13 septembre 1870 à M. Strauss, il écrit : « Il est clair que, dès que l’on a rejeté le principe de la légitimité dynastique, il n’y a plus pour donner une base aux délimitations territoriales des États que le droit des nationalités, c’est-à-dire des groupes naturels déterminés par la race, l’histoire et la volonté des populations » Dans cette conception de la « nation-contrat », par opposition à la « nation-génie », la race n’est pas raciale, et Renan dénonce avec force le zèle ethnographique de certains savants allemands « qui ont la prétention d’appliquer leur science à la politique » et qui « soutiennent que la loi de la destruction des races et de la lutte pour la vie se retrouve dans l’histoire ». Dans Qu’est-ce qu’une nation ?, Renan revient sur ce point en soulignant que « l’espèce humaine diffère essentiellement de la zoologie. La race n’est pas tout, comme chez les rongeurs et les félins, et on n’a pas le droit d’aller par le monde tâter le crâne des gens, pour les prendre à la gorge en leur disant “tu es de notre sang, tu nous appartiens” ». Le rejet des thèses aryennes n’exclut pas toutefois que Renan souscrive aux conceptions colonialistes de son époque quand il rappelle la distinction entre les « races tout à fait inférieures » et les « grandes races », ces dernières incluant – mais à égalité – la race latine et la race germanique. Cela étant, la notion de « race historique » peut être tout aussi excluante que la race raciale. Gérard Noiriel note à ce propos que, dès la fin du xixe siècle, le débat sur l’identité française a été déconnecté de la réflexion sur les races, mais qu’en raison du consensus autour de la notion de « race historique » l’idée que le peuple français formait un ensemble achevé a conduit à percevoir l’immigration comme un danger pour la « pureté historique » de la nation : « Ce que la biologie lui avait refusé (l’unité de la race), c’est l’histoire qui lui en a fait cadeau. » La notion de pureté peut ainsi être présente dans une argumentation extérieure à toute biologisation explicite.

b) À l’inverse, l’absence de toute référence à la race raciale ne signifie nullement l’absence de racisme, y compris dans son acception biologique. Il existe aujourd’hui d’autres termes, dont celui d’ethnie, qui pérennisent la pensée biologisante tout en se démarquant d’un mot trop négativement connoté.

c) Enfin, on trouve avant le xixe siècle des usages du terme de race dans un sens biologique. La frontière entre la simple « lignée » historique et la race raciale n’a jamais été claire. Dès 1560, dans sa Harangue de par la noblesse de toute la France, Jacques de Silly énonçait clairement le « préjugé de race » de tradition aristocratique en s’opposant aux anoblissements. En 1684, François Bernier écrivait dans son Journal des Sçavans qu’il y avait quatre ou cinq espèces de « races d’hommes dont la différence est si notable qu’elle peut servir de juste fondement à une division ». À la veille de la Révolution française, le débat entre Mably et Boulainvilliers sur les origines du peuple français ranima le vieux fantasme de la descendance franque de la noblesse et de la supériorité de l’hérédité germanique. D’où la suggestion de Sieyès, dans Qu’est-ce que le Tiers État ?, de « renvoyer dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants ». Ces quelques exemples démontrent que Gobineau a élaboré son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853) à partir d’éléments diffus dont la plupart existaient avant le xixe siècle. On peut donc suivre Colette Guillaumin quand elle affirme que l’idéologie raciste naît à cette époque de la conjonction de trois éléments : les acquisitions empiriques et philosophiques des Lumières (prise de conscience de la diversité des cultures et postulat de l’unité de l’espèce humaine), le développement des sciences et surtout de la biologie, de la sociologie et de l’anthropologie, l’essor industriel marqué par la prolétarisation et la colonisation. En revanche, la perception de l’Autre comme essentiellement différent est antérieure au xixe siècle.

Race, culture et ethnicité

  • Le racisme « scientifique » a été répudié par les scientifiques depuis longtemps. Dès 1950, la « Déclaration sur le mythe du racisme » publiée par l’Unesco est venue clarifier cinq points essentiels.
  1. Premièrement, la « race » est moins un phénomène biologique qu’un mythe social : « le mot “race” désigne un groupe ou une population caractérisés par certaines concentrations, relatives quant à la fréquence et à la distribution, de gènes ou de caractères physiques qui, au cours des temps, apparaissent, varient et même souvent disparaissent sous l’influence de facteurs d’isolement géographiques ou culturels».
  2. Deuxièmement, tous les hommes appartiennent à la même espèce –Homo sapiens – et les ressemblances entre les membres de cette espèce l’emportent sur leurs différences. Dès lors, la division de l’espèce humaine entre « races » différentes ne repose que sur des caractères purement physiques et physiologiques.
  3. Troisièmement, les différences entre groupes humains ne sont pas irréversibles et ne peuvent justifier une hiérarchisation d’autant plus arbitraire qu’elle ne peut reposer que sur des préjugés.
  4. Quatrièmement, il convient de faire une séparation nette entre faits de civilisation, ou de culture, et faits biologiques. Un groupe ethnique ne constitue pas une « race », et les aspects culturels de ces groupes n’ont aucune base biologique.
  5. Enfin, les différences génétiques ne jouent aucun rôle dans la détermination des différences sociales et culturelles : « C’est le milieu culturel et non pas l’hérédité génétique qui est responsable des différences très réelles qui séparent les sociétés humaines […]. En d’autres termes, si le milieu culturel donne aux membres des différents groups ethniques des chances égales de faire valoir leurs aptitudes, ils atteignent en moyenne des résultats comparables. »
  • Depuis lors, les avancées scientifiques ont nourri et approfondi les débats sur l’unité fondamentale de l’espèce humaine, sur les variations génétiques entre populations, et sur l’influence réciproque de la nature (l’inné) et de la culture (l’acquis) dans la détermination des différences entre groupes et entre individus.

La position des généticiens est claire : d’une part, l’unité génétique de l’espèce humaine est beaucoup plus forte que ne le supposaient les classifications des anthropologues du xixe siècle et, d’autre part, la diversité est extrême, puisque chaque individu est unique, comme le prouvent les tests d’ADN.

  • Les travaux du généticien Richard Lewontin ont de plus largement contribué à démontrer qu’il y a plus de variations génétiques entre les individus d’un même groupe humain qu’entre des individus provenant de groupes différents.

Pour François Jacob, « le concept de race a perdu toute valeur opératoire et ne peut que figer notre vision d’une réalité sans cesse mouvante ; le mécanisme de transmission de la vie est tel que chaque individu est unique, que les individus ne peuvent être hiérarchisés, que la seule richesse est collective ; elle est faite de diversité. Tout le reste est idéologie ».

Réagissant aux déclarations du leader du Front national, Jean-Marie Le Pen, sur l’inégalité des races humaines, plus de six cents scientifiques ont signé en 1997 un appel qui réaffirmait la nature idéologique et antiscientifique du racisme. L’un eux, Axel Kahn, chercheur à l’Inserm et membre du Comité national consultatif d’éthique, a précisé en quoi et pourquoi

  • le racisme biologique était une idéologie et non une science en établissant clairement une distinction entre le principe de différence et celui d’inégalité :

« Il faut s’entendre sur ce que veut dire “races inégales”. Faut-il entendre que des groupes ethniques sont inégaux dans certaines de leurs aptitudes physiques ? Cela va de soi. Comparez un Viking à un Pygmée, ils ne vont pas aussi vite, ils ne sont pas aussi forts. » L’unité génétique de l’espèce humaine inclut ainsi des différences entre « groupes ethniques », ceux-ci étant caractérisés par un ensemble de traits physiques et socioculturels (« À la naissance, le cerveau humain est humanisable […]. Il sera exercé selon l’environnement culturel, familial, social dès les premiers jours de la vie »).

En d’autres termes, les différences raciales n’existent pas, seules existent les différences ethniques dont certaines seulement sont héréditaires.

  • Contrairement à ce qu’affirment les tenants du racisme biologique, on ne peut déduire de ces différences ethniques un lien quelconque entre les aptitudes physiques et les aptitudes intellectuelles.

Récusant toute validité aux tests de quotient intellectuel, Axel Kahn note qu’il serait « tout à fait ridicule d’affirmer qu’il existe une démonstration scientifique de l’égalité des aptitudes des différents groupes ethniques. De la même manière, il n’y a aucune validité scientifique à tous les travaux pseudo-scientifiques qui ont tendu à démontrer le contraire ».

En d’autres termes,

s’il existe des différences entre ethnies, il n’existe pas d’inégalités déterminées biologiquement à 100 %. Il existe un certain déterminisme biologique aux capacités mentales, mais le rapport entre l’inné et l’acquis n’est pas figé, car l’homme possède une double programmation. La première, génétique, n’a d’intérêt qu’en fonction de la seconde, celle de l’esprit et de la culture.

Au lieu de continuer à débattre d’absurdités,

  • il est essentiel de rappeler ce qui constitue l’humanité de l’homme, à savoir sa capacité créatrice.

Selon ce critère, tous les hommes naissent égaux en droit et en dignité.

  • La réfutation scientifique du racisme doit donc s’accompagner d’une réflexion philosophique et éthique.
  • Cette argumentation résume assez bien la position de l’ensemble des scientifiques antiracistes. Elle est cohérente, logique, équilibrée. Pourtant, elle comporte des limites dont elle n’est en rien responsable mais qui atténuent l’impact de l’antiracisme scientifique.

De la race à la culture (et inversement)

  • Sans aller jusqu’à partager l’avis de Pierre-André Taguieff quand il souligne la « naïveté psychosociale immense » des scientifiques, il faut bien admettre que l’antiracisme savant a plus de chances de convaincre les antiracistes que les racistes.
  • Les scientifiques en sont d’ailleurs conscients.

Albert Jacquard a ainsi résumé son désappointement :

« À l’époque, il me semblait clair que pour lutter contre le racisme, la meilleure arme, c’était la science. […] Grâce à la biologie, on apportait avec le constat de l’impossibilité d’une définition des races humaines un argument décisif. […] Autrement dit, si le concept de race n’est pas fondé, le racisme doit disparaître… Et pourtant, s’il n’y a pas de races, le racisme existe bel et bien »

En marge du racisme racialiste, qui postule

  • une infériorité biologique innée et irréversible,
  • il existe en effet un racisme implicite, un racisme au quotidien, qui évite toute référence directe à la race.

L’Autre n’est pas forcément perçu comme inférieur. Il est tout simplement différent, culturellement différent. Il n’a pas les mêmes valeurs.

Pitrim A. Sorokin et les autres spécialistes de la sociologie de la personnalité diraient qu’

  • il a une « structure socioculturelle » spécifique, un « répertoire identitaire » particulier du fait de son appartenance à une catégorie différente.
  • En bref, son « endo-groupe » n’est pas le nôtre.

Analysant ce passage de la biologie à la culture, Jacques Ruffié soulève deux problèmes.

La confusion établie par certains entre différences biologiques et différences culturelles donne des allures pseudo-scientifiques aux théories racistes qui, sous couvert de culturalisme, prônent l’exclusion en prétextant le maintien de toutes les cultures.

Dans le même temps,

  • si l’on considère que la diversification culturelle – qui fait l’originalité de l’humanité bien plus que la diversification biologique – tend à disparaître, on comprend l’inquiétude des spécialistes.

Selon Jacques Ruffié :

« Pour le groupe humain, cet appauvrissement culturel est aussi dangereux que l’appauvrissement génétique pour un groupe animal : qu’il se situe au niveau biologique ou culturel, le monomorphisme porte en lui les mêmes périls. […] On s’efforce de protéger les espèces en voie de disparition. Il faudrait protéger les cultures menacées avec le même souci, leur multiplicité constituant la richesse de l’humanité et sa garantie de survie »

En d’autres termes,

  • les partisans du culturalisme hétérophobe et les défenseurs du culturalisme hétérophile partent du même constat, mais pour aboutir à un traitement radicalement opposé des différences culturelles.

Il est dès lors assez facile, pour les racistes, de souscrire à l’existence de différences ethniques.

Cela comporte même trois avantages évidents :

  • faire appel au « bon sens » pour constater qu’il y a des différences entre les groupes humains ;
  • utiliser le terme d’ethnie au lieu de race, mais en insistant davantage sur l’inné que sur l’acquis ;
  • réintroduire le principe d’inégalité en utilisant le même critère, celui de l’aptitude créatrice, pour hiérarchiser non plus des races (ce qui permet de contourner la législation antiraciste) mais des « productions culturelles », au nom d’une totale liberté d’expression préférentielle.

Il en résulte une homothétie troublante entre les deux discours :

« Chez l’homme, il existe des groupes ethniques différents : un Viking et un Pygmée ne se ressemblent pas » ; « Il y a dans ces groupes ethniques une diversité et une certaine inégalité des capacités physiques, des aptitudes à réaliser certaines choses » (Axel Kahn) ;

« Je ne peux pas dire que les Bantous ont les mêmes aptitudes ethnologiques que les Californiens, parce que cela est tout simplement contraire à la réalité » (Jean-Marie Le Pen).

Même postulat de départ pour deux logiques discursives radicalement opposées.

Une fois accompli ce détournement de sens, il ne reste plus qu’à compléter la variété des « aptitudes ethnologiques » par une évocation feutrée de ce qu’elle implique. Jean-Marie Le Pen affirme ainsi :

« Dans ce monde où il existe des races différentes, des ethnies différentes, des cultures différentes, je prends acte de cette diversité et de cette variété mais j’établis bien sûr une distinction à la fois entre les êtres et entre les peuples ou les nations […] s’il est exact que les hommes ont droit au même respect, il est évident qu’il existe des hiérarchies, des préférences et des affinités qui vont de soi»

Le respect des identités culturelles peut être utilisé à des fins racistes selon deux axes :

  1. la notion d’infériorité est remplacée par celle de différence et la race s’efface devant l’ethnie,
  2. le rejet implicite des différences est masqué par la valorisation positive de ces mêmes différences.

Bien des antiracistes sont d’ailleurs restés aveugles à l’apparition de ces formes euphémisées du racisme, alors que le respect des différences, loin d’incarner le droit à l’altérité, ne sert parfois qu’à rendre honorable la phobie du mélange.

Telle a été la contribution de la Nouvelle Droite, incarnée en France par le Grece, qui a élaboré une stratégie de « reconquête des esprits » pour fournir une « alternative à la pensée, la mentalité, l’anthropologie égalitaires ».

Ce contre-projet culturel comprend trois aspects :

  • Le Grece a formalisé une conception élitiste de la société qui s’inscrit dans une philosophie politique de l’inégalité. Cette conception dénonce « l’érosion systématique des différences, des personnalités, des identités collectives ».
  • Contre cette homogénéisation, Alain de Benoist pose que « les différences entre les êtres ne sont pas sommables » et que « la diversité engendre des inégalités relatives ».

En d’autres termes,

  • le principe d’inégalité est inséparable du principe de différence.

L’essentiel est alors de combattre les « idéologies égalitaires niveleuses » qui ne peuvent conduire qu’à « une réduction progressive de l’humanité à un type unique, à un mode de vie unique, à un référent unique ».

  • La défense du « droit à la différence » est ainsi présentée comme une lutte antitotalitaire contre les « monothéismes, y compris sous leur forme laïque » et les « doctrines universalistes » (libéralisme, individualisme égalitaire, universalisme marchand, marxisme, christianisme, etc.).

L’éloge de la différence est renforcée par une apologie de l’enracinement qui permet à l’individu de « s’identifier au sein du groupe, c’est-à-dire, puisqu’il est à la fois semblable et unique, déterminer sa place et sa personnalité ».

  • Cela n’est possible que dans une société holistique, d’où la nécessité de « balayer les abstractions qui recouvrent la diversité et la richesse de la France. Il faut partir à la recherche de l’homme réel […], des grands courants ethno-géographiques qui unissent de façon charnelle la France à l’Europe » (référence à l’héritage indo-européen).

L’alternative identité/massification, liée à l’opposition entre la pureté ou le mélange des races, renvoie également à l’idée que « l’homme se bâtit lui-même » tout en étant programmé par son appartenance ethnique.

  • Le dernier point concerne le recours à la science. Le Grece retient des travaux d’Arthur R. Jensen et de Hans J. Eysenck la conviction que l’inégalité entre les individus est héréditaire. Toutefois, « il n’y a pas d’incompatibilité entre une conception héréditariste et l’importance que l’on doit accorder à l’apprentissage et à l’éducation ».

Ainsi,

  • la biologie est la base de toute politique et « toute politique aujourd’hui implique une biopolitique ». Enfin, la morale qui « résulterait d’un impératif biologique ne serait qu’un élément de plus dans la stratégie du gène en vue de sa survie ». Cette sociobiologie implique une mise à l’écart des éléments pathogènes (« peuple juif », « race noire »).

Le culte de la différence collective et l’affirmation du respect des différences « culturelles » aboutissent à une inégalité des droits dérivant de l’inégalité des « niveaux culturels ».

Transposée dans le langage courant, cette stratégie bioculturelle s’est traduite par une essentialisation des cultures : celles-ci doivent rester imperméables les unes aux autres sous peine de dégénérescence et de perte d’identité (mixophobie culturelle), chaque culture étant l’expression visible de facteurs biologisants implicites.

Une nouvelle forme de racisme ordinaire se dégage, celle du racisme culturel, légitimé par sa nature « antitotalitaire » (est « totalitaire » tout ce qui nie les différences) et par le souci de préserver l’identité nationale.

Néoracisme scientifique

  • Les scientifiques n’ont décidément pas la tâche aisée.

La fascination grandissante pour les découvertes génétiques oblitère souvent leur condamnation des postulats héréditaristes tels qu’ils sont utilisés par les tenants du racisme biologique.

Derrière les progrès réalisés pour détecter les anomalies génétiques responsables de maladies héréditaires ressurgissent les fantasmes ou les craintes de manipulation génétique.

  • Le souvenir des politiques eugénistes pratiquées dès les années 1920 aux États-Unis puis en Europe, avec une mention spéciale pour l’Allemagne nazie, alimente le débat sur les nouvelles méthodes de procréation et sur le clonage.

En décembre 1992, Éléments a consacré un dossier sur le thème « Biologie. Vers un eugénisme populaire ? ». L’éditorial concluait : « L’eugénisme n’est plus imposé par la contrainte, mais réclamé par le peuple. » Quand un pionnier de l’amniocentèse ou un physiologue prix Nobel de médecine se déclarent également favorables à un eugénisme positif, on se dit que la division du travail de banalisation du racisme est bien assurée. L’engouement pour de soi-disant « gènes de comportement » complète l’édifice : gène de la violence, de l’alcoolisme, de l’obésité… Pourquoi pas un gène du racisme ?

  • Il y a, en vérité, trois démarches qui nourrissent, volontairement ou involontairement, ce déterminisme biologique étroit.

Dans le premier cas, la motivation raciste est totalement absente, mais les résultats peuvent être exploités à des fins racistes.

L’épidémiologie classique et la génétique des populations, par exemple, ont montré que certaines maladies étaient plus répandues dans certaines populations que d’autres (maladie de Tay-Sachs chez les juifs ashkénazes, anémie falciforme au sein des populations africaines et afro-américaines). Même s’il s’agit le plus souvent de maladies récessives monogéniques pour lesquelles des déterminants autres que génétiques peuvent jouer un rôle important, la détermination d’un gène de susceptibilité à une maladie héréditaire dans un groupe donné contribue à la stigmatisation de ses membres.

Le bénéfice potentiel de ces recherches en termes d’applications cliniques est contrebalancé par le renforcement des préjugés raciaux qui découle de la réactivation des vieux mythes de « tares génétiques » transmises par des « races inférieures ».

  • Un autre exemple est fourni par l’influence de la théorie synthétique de l’évolution, dont deux principaux représentants, Julian S. Huxley et Theodosius Dobzhansky, ont contribué à la Déclaration de l’Unesco sur le mythe du racisme.

En insistant sur les similitudes entre individus et groupes humains, la théorie synthétique a nourri l’argumentaire antiraciste selon le raisonnement suivant : puisque les théories focalisées sur la différence ont engendré des pratiques d’exclusion, une théorie focalisée sur la similitude devrait produire une logique et des pratiques d’inclusion.

Un tel raisonnement, plus moral que scientifique, a produit un mélange des registres : tout en évacuant l’influence de facteurs biologiques sur les comportements, la théorie synthétique a réintroduit cette influence pour justifier une « éthique de fraternité universelle ».

La Déclaration de l’Unesco affirme ainsi que « les recherches biologiques viennent étayer l’éthique de la fraternité universelle ; car l’homme est, par tendance innée, porté à la coopération […] l’homme est, de nature, un être social ».

Plus récemment, The Great Ape Project a proposé d’étendre cette fraternité aux chimpanzés (avec qui l’Homo sapiens partage 98,4 % de son génome), gorilles et orangs-outangs afin de les protéger contre l’extermination.

Toutefois, baser un statut moral sur une base biologique dans le but de garantir des droits positifs induit un corollaire potentiel négatif : l’utilisation de la biologie pour nier la qualité humaine, et donc morale, de certains Homos sapiens.

  • La seconde démarche s’appuie sur des recherches pseudo-scientifiques visant à trancher le débat entre l’inné et l’acquis en faveur de déterminants biologiques.

Le sociologue Charles Murray et le psychologue Richard Herrnstein ont ainsi utilisé des tests de quotient intellectuel pour démontrer qu’il existe une répartition inégale de l’intelligence en fonction de la couleur de la peau : les Noirs américains, selon leur évaluation, auraient un QI inférieur de quinze points en moyenne à celui des Blancs, et cette différence s’expliquerait par l’hérédité, à travers la reproduction d’une faiblesse cognitive au fil des générations.

Niant l’importance du contexte social dans lequel évoluent des groupes racialisés, Murray et Herrnstein en ont conclu que toute tentative d’affirmative action était vouée à l’échec, et que les États-Unis devraient par ailleurs refuser d’admettre des immigrants à faible QI.

  • Bien que cette étude ait été largement critiquée, d’autres travaux plus récents poursuivent cette logique de classification des référents cognitifs et sociaux sur des bases génétiques.

L’anthropologue Henry Harpending, en collaboration avec Gregory Cochran et Jason Hardy, a développé un projet à l’Université de l’Utah portant sur les résultats élevés des juifs ashkénazes aux tests de QI. Selon eux, l’« intelligence » serait le résultat de facteurs biologiques, renforcés dans le cas des Ashkénazes par leur isolement (du fait de l’antisémitisme) et par le rôle de la sélection naturelle au sein du groupe.

  • L’engouement pour la découverte de gènes spécifiques à un état donné (de l’alcoolisme à l’obésité) a également produit des résultats controversés dans le domaine de la « théorie pathogène » de l’homosexualité.

En 1991, la revue Science a publié les résultats des travaux du docteur Simon LeVay, neurobiologiste au Salk Institute de San Diego et cofondateur de l’Institute of Gay and Lesbian Education de West Hollywood.

Après avoir disséqué une quarantaine de cerveaux humains, dont dix-neuf d’homosexuels morts du sida, LeVay a proposé une explication moléculaire de l’homosexualité : dans l’hypothalamus, le cerveau « hormonal », dénommé INAH3, serait deux fois plus petit chez les homosexuels que chez les hommes hétérosexuels et d’une taille identique à celui des femmes.

Cette explication biologique de l’homosexualité a été développée l’année suivante par les docteurs Laura Allen et Roger Gorski, du département d’anatomie et de biologie cellulaire de l’Université de Californie.

Pour ces deux spécialistes des neurones et des synapses, l’homosexualité serait liée à la taille de la commissure antérieure entre les deux hémisphères du cerveau, le faisceau de fibres nerveuses étant deux fois plus large chez l’homosexuel que chez l’hétérosexuel. Simon LeVay a justifié ses travaux et son ouvrage (The Sexual Brain) en expliquant que, en l’absence de tolérance et de respect pour les homosexuels, l’existence d’un gène leur permettrait d’obtenir le même statut que d’autres minorités ethniques.

  • Les groupes de défense des droits des homosexuels ont été les premiers à se réjouir de la publication de tels travaux.
  • Pour le leader du Glaad (Gay and Lesbian Allied Against Defamation), la découverte d’un gène de l’homosexualité interdirait toute discrimination à l’entrée dans l’armée ou dans les camps de boy-scouts.
  • Le National Gay and Lesbian Task Force a également souligné l’intérêt politique de ces recherches, désormais utilisées par tous les mouvements luttant pour l’égalité des droits civiques.

Toutefois, au lieu de générer plus d’acceptation, l’hypothèse d’un gène de l’homosexualité peut dériver vers une racisation radicale et vers une homophobie « scientifiquement légitime ». En 1992, lors d’un colloque sur l’éthique au ministère de la Recherche, en France, une responsable d’un pool d’assureurs a ainsi interrogé les scientifiques présents : à quand un test génétique fiable pour limiter les contrats avec les populations à risque pour le sida ? Il convient de rappeler que l’Organisation mondiale de la santé a classé jusqu’en 1993 l’homosexualité dans la rubrique des « troubles mentaux et troubles névrotiques de la personnalité ». La même année, 17 % des Français interrogés estimaient, dans un sondage, que l’homosexualité était une maladie.

  • La troisième démarche illustrant l’ambivalence des rapports entre pensée racialiste et pseudo-science se traduit par la résurgence du naturalisme, avec la multiplication des travaux éthologiques sur les « groupes naturels » et sur l’animalité de l’être humain, et le renouvellement de la théorie darwiniste de la sélection naturelle opéré par les tenants de la « nouvelle synthèse » évolutionniste.

La sociobiologie contemporaine repose sur un compromis entre l’homme animal et l’homme social, entre le « tout naturel » et le « tout culturel ».

  • Les anthropologues américains de la « nouvelle synthèse » (Edward O. Wilson, créateur du terme en 1975, William Hamilton, Georges Williams, Robert Trivers, John Maynard Smith, entre autres) reconnaissent que
  • l’environnement social forge dès l’enfance le psychisme adulte,
  • que l’unité du genre humain est une évidence et
  • que la diversité du monde ne reflète en définitive que la variabilité des capacités et des modes d’adaptation de la nature humaine à des stimuli sociaux dans une extrême variété de circonstances.

À « nature » égale, deux individus peuvent avoir des comportements différents, cette différence étant liée au contexte et aux capacités d’adaptation spécifiques à chacun d’eux selon les lois de la sélection naturelle. C’est à ce titre que la comparaison avec le monde animal est supposée pertinente, ces lois étant valables pour tous les organismes vivants.

Pour savoir si une caractéristique mentale ou un acte social proviennent d’une adaptation évolutionniste, il suffit alors de se demander s’ils répondent à un « intérêt génétique » :

  • l’homme est-il vraiment fait pour la monogamie ?
  • La polygamie ne maximise-t-elle pas les chances de reproduction ?
  • Quelle logique évolutionniste se cache derrière les rapports de pouvoir et les prises de position politique ?
  • Existe-t-il des gènes provoquant des attitudes, voire des valeurs, individuelles ou collectives ?

Dans l’ensemble, les réponses apportées par les anthropologues de la « nouvelle synthèse » ne manquent pas d’originalité. Elles ont surtout l’avantage de contenter tout le monde. Les défenseurs de l’instinct paternel peuvent s’identifier aux hippocampes ou aux phalaropes mâles qui prennent soin des œufs tandis que les femelles paradent pour attirer de futurs géniteurs. Les adeptes de la libération sexuelle des femmes peuvent se réclamer des bonobos femelles, plutôt délurées et bisexuelles de surcroît.

Des dérives plus classiques se produisent aussi, même si elles ne relèvent pas de l’intention avouée des néodarwinistes actuels :

les études sur l’animalité de l’homme renforcent les stéréotypes féminins les plus éculés. En d’autres termes, tous les humains sont naturels, mais certains le sont plus que d’autres. Cela alimente le sexisme sous une forme rénovée de naturalisme bon teint. L’un des présupposés du sexisme est que la différence « naturelle » des femmes est « naturellement » spécifique, puisque sexuelle. Ainsi, la nature des femmes, exclusivement biologique, n’est pas de même nature que celle des hommes, définie plutôt selon la fonction sociale.

Le raisonnement confine à l’absurde, mais il a des adeptes :

les femmes sont des femmes parce qu’elles sont différentes des hommes qui sont des hommes. Ce marquage sexuel est complété par les stéréotypes relatifs à la « nature » féminine. En réactualisant les analogies entre femmes et femelles, la sociobiologie néodarwiniste a ravivé l’éternel débat sur l’instinct maternel.

  • Si le but est de garder les femmes à la maison, il y aura toujours un exemple animal – des vaches aux babouins – pour venir étayer l’exclusivisme femello-parental et conforter la spécialisation naturelle des femmes.

Ce type de raisonnement prêterait à sourire s’il ne légitimait pas des mécanismes récurrents d’exclusion. Il faut aussi souligner que les considérations sur la « nature » des femmes ont pu produire des normes juridiques entérinant ces mécanismes d’exclusion. Pis encore : c’est au nom d’une soi-disant nature que d’aucuns estiment que la procréation se passe de plaisir sexuel, l’orgasme féminin ne répondant à aucun intérêt génétique. De là à justifier l’excision, il n’y a qu’un pas, monstrueusement franchi par quelques défenseurs (masculins) du « droit à la différence ».

Usage restrictif, usage extensif du racisme

Une ultime difficulté pour tracer les frontières du racisme contemporain apparaît lorsque le lien entre la race et le racisme est mésestimé, soit par une conception trop limitative, soit, au contraire, par une généralisation des termes et par une dilution conséquente des réactions et croyances qu’ils désignent.

  • L’approche adoptée par Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire illustre le premier cas.

Estimant que l’ethnocentrisme est à la fois naturel et même souhaitable, il refuse de voir dans l’approche différentialiste une voie possible vers des dérives racistes. À ses yeux, les ingrédients exclusifs du racisme sont le recours à un déterminisme biologique intégral, la conviction que la culture dépend de la race et l’existence avérée d’hostilité meurtrière envers le groupe ainsi altérisé.

  • En revanche, ni l’éloge de l’enracinement – et son corollaire, la critique des « déracinés » –, ni la xénophobie ni l’hétérophobie ne relèveraient du racisme.

Dans Le Regard éloigné, l’anthropologue estime même que la xénophobie possède quelques vertus roboratives pour la cohésion du groupe et qu’il n’est nullement condamnable de placer une manière de vivre et de penser au-dessus des autres.

  • Comme le souligne Pierre-André Taguieff dans Les Fins de l’antiracisme, cette approche limitative est irrecevable, puisqu’elle réduit le racisme à sa seule variante raciale en négligeant justement l’essentialisation historico-culturelle.

Ajoutons que cette définition dissocie totalement les actes des pensées qui les animent :

un mouvement politique qui défendrait la « préférence nationale » ne pourrait être suspecté de racisme, à moins que cette « préférence nationale » n’engendre des actes de violence. Or, on

peut légitimement supposer que ces actes de violence sont motivés par l’existence d’un discours xénophobe même si celui-ci oblitère volontairement toute référence directe à la race.

À l’inverse, un usage trop extensif du racisme comporte un risque évident :

la banalisation avec, à terme, la légitimation de ce qu’il suppose ou induit. Si toute forme d’hostilité ou de mépris à l’encontre de catégories excluant tout critère racial est qualifiée de racisme, tout le monde est raciste et donc il est normal de l’être.

La gamme est vaste :

  • racisme anti-jeunes,
  • racisme anti-vieux,
  • racisme anti-flics,
  • racisme anti-femmes,
  • racisme anti-patrons et
  • racisme anti-ouvriers,
  • racisme anti-homosexuels,
  • racisme anti-intellectuels,
  • racisme anti-chasseurs et
  • racisme anti-protecteurs de la nature,
  • racisme anti-chauves et racisme anti-barbus…

Toutes les combinaisons sont possibles, dont le racisme antiraciste.

Face à une telle efflorescence, il devient impossible d’établir une distinction entre le racisme et l’ethnophobie, l’hétérophobie, la xénophobie et même le moindre sursaut d’altérité. Or, si les groupes susceptibles d’être « altérisés » sont multiples, il est impossible de mettre sur le même plan l’ensemble des cas évoqués.

Enfin,

  • une telle dilution du racisme peut renforcer la pseudo-légitimité du racisme biologique.

Récusant l’analyse de Christian Delacampagne, pour qui tout discours visant à rejeter hors de l’espèce humaine une fraction de celle-ci recouvre bien une biologie implicite, aussi confuse soit-elle, Pierre-André Taguieff note l’effet pervers induit par un tel postulat :

  • le renforcement de l’assignation stéréotypique des individus à des groupes raciaux supposés « naturels ».

En d’autres termes,

si l’on admet que la catégorisation des races métaphoriques (jeunes, vieux, femmes) obéit à la même logique que la catégorisation des races de l’anthropologie physique et qu’une « biologie implicite » sous-tend tous les actes de discrimination, le racisme devient « naturel » en ce sens que l’hostilité de groupe est par là même naturalisée comme acte de biologisation de l’Autre.

  • Affirmer que les jeunes peuvent être racisés et évaluer ce processus de racialisation comme analogue à celui du racisme biologique revient de fait à admettre que les juifs ou les Noirs forment, in fine, une race au sens propre. »

– Chebel d’Appollonia, A. (2011). Chapitre 1. Les frontières sémantiques du racisme. Dans : , A. Chebel d’Appollonia, Les frontières du racisme: Identités, ethnicité, citoyenneté (pp. 15-38). Presses de Sciences Po.

 

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« Non sans mal, une idée simple a fini par s’imposer, à tel point que nul n’ose plus la contester, du moins ouvertement : tout geste de dédain a l’égard d’un groupe ethnique particulier constitue un affront pour l’ensemble des êtres humains. Chacun, désormais, veut bien en convenir : lorsqu’ils proclamaient que les juifs, les Tsiganes, les Slaves, etc., étaient « inférieurs » aux peuples germaniques, les nazis n’offensaient pas seulement leurs victimes. En refusant d’admettre que la dignité humaine est indivisible, ils avilissaient la « race supérieure » elle-même, la ravalaient au rang, sordide et peu enviable, des bourreaux, qui n’ont jamais occupé une place de choix dans l’échelle sociale. Pour lui faire accepter cette déchéance, il avait d’abord fallu la convaincre d’abdiquer une culture éblouissante, à laquelle un pouvoir dément substituait une propagande grossière, des slogans primitifs, vulgaires, des expressions « artistiques » pompeuses, grandiloquentes. Tromperie suprême : cette prétendue « race des seigneurs » marchait au pas, se laissait domestiquer, obéissait au doigt et à l’œil ; acceptant stupidement d’être embrigadée, elle renonçait au privilège de l’homme, s’abstenait de penser par elle-même. Elle acquiesçait à son propre abaissement. Le racisme, nul ne l’ignore plus, fait toujours deux victimes.
Mais l’homme moderne dispose d’une panoplie richement diversifiée pour insulter à la dignité de ses semblables. Il ne lui est pas indispensable d’invoquer des critères « raciaux » pour s’autoriser à mépriser certaines catégories et, à travers elles, l’ensemble de l’humanité. Croyant se grandir lui-même, il peut décréter que tel ou tel groupe lui est inférieur, soit en raison de son appartenance sociale, culturelle, religieuse, soit pour des considérations d’âge et de sexe, etc. Le résultat ne change pas : c’est toujours l’humanité elle-même qui est rabaissée, bafouée, humiliée. Le racisme en sera stimulé.
Quelles qu’en soient l’argumentation et la cible choisie, toute attitude de mépris déprécie l’humanité et laboure ainsi le terrain sur lequel fleurira le racisme. Dynamique complexe que n’osent envisager certains professionnels de l’antiracisme. Le mépris à l’égard d’un groupe quelconque culmine dans le mépris d’une race, et les voies du racisme sont frayées par des attitudes qui, bien souvent, ne lui doivent rien. »

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« Aujourd’hui, la question raciale vient apporter un démenti aux discours qui se réclament de l’universalisme républicain ; mais elle ne permet pas davantage de représenter la société exclusivement en termes de classes. À l’ombre des émeutes urbaines de l’automne 2005, c’est la représentation d’une France racialisée qui depuis s’est imposée dans le débat public. On n’ignorait pas le racisme ; on découvre combien les discriminations raciales, dans l’emploi, le logement et à l’école, face à la police et à la justice, structurent des inégalités sociales. En retour, se font jour des identifications ainsi que des tensions dans le langage politique de la race, naguère encore interdit de cité. Faut-il donc parler de races, ou pas ? Comment nommer ces réalités sans stigmatiser les groupes qu’elles désignent ? Doit-on se réjouir que les discriminations raciales soient enfin révélées, ou bien se méfier d’un consensus trompeur qui occulterait des inégalités économiques ? D’ailleurs, en a-t-on vraiment fini avec le déni du racisme ?
Les études réunies dans ce livre composent un éloge de la complexité, autour d’un engagement problématisé : comment articuler, plutôt que d’opposer, question sociale et question raciale ? Une nouvelle préface vient confirmer les déplacements repérés trois ans plus tôt : l’émergence d’une « question raciale » – et plus seulement « raciste » – ou « immigrée », qui croise la « question sociale » sans s’y réduire, interroge désormais l’ensemble des paradigmes qui sous-tendent les représentations de la société française. »

 

 

« À l’origine de tout racisme, il y a donc un sentiment de différence, que cette différence soit réelle ou fantasmée, repérable ou imposée (rouelle, étoile jaune, étoile rose).

  • Ce sentiment alimente l’altérité la plus élémentaire, tant au niveau individuel que collectif, mise en évidence par les approches anthropologiques, psychologiques, philosophiques et sociales notamment.

Mais, à moins d’estimer que le racisme se réduise à l’altérité – ce qui renvoie aux limites d’une définition trop extensive –, cette relation différentielle doit être complétée par deux croyances qui fondent l’hétérophobie ou l’ethnophobie  :

  • les différences sont permanentes et insurmontables, l’Autre peut être une menace.

Il faut également, pour établir une hiérarchie, que les différences soient valorisées, qu’elles soient généralisées pour justifier l’inclusion définitive d’un individu dans un groupe donné, et qu’elles soient globalisantes, c’est-à-dire que l’appartenance au groupe soit considérée comme la seule variable explicative du comportement de l’individu ou du groupe ainsi « marqués ».

Enfin, le racisme suppose que le constat des différences soit matérialisé dans le champ politique et social, légitimant de fait des conduites de rejet, d’exclusion ou d’extermination.

La conceptualisation du racisme par strates successives – de l’hétérophobie à l’ethnocentrisme, de l’ethnocentrisme à la xénophobie, de la xénophobie au racisme – n’épuise pas la complexité des processus mis en œuvre.

Il convient d’inclure, en effet, d’autres variantes comme l’autoracisation et l’hétéroracisation. La première renvoie à l’identification d’un « Nous » comme identité spécifique et supérieure (racisme identitaire-différentialiste), la seconde correspond à l’identification des différences des « Autres » et à leur infériorité (racisme inégalitaire).

Ces deux mécanismes, souvent complémentaires, doivent néanmoins être dissociés dans l’analyse. Ils peuvent établir divers niveaux de racisation.

Michel Wieviorka distingue ainsi, en fonction d’un axe infériorisation-différencialisation, quatre types selon le degré de violence organisée qu’ils supposent :

  • l’infraracisme,
  • le racisme éclaté,
  • le racisme politique,
  • le racisme total.

Cette typologie privilégie la violence comme critère constitutif du racisme. Or, si le racisme peut légitimer la violence, il ne se limite pas à des manifestations d’hostilité active ou passive, spontanée ou étatisée. À l’inverse, toute forme d’hostilité n’implique pas nécessairement du racisme. Plus important encore, il peut y avoir du racisme sans hostilité, par une essentialisation positive du racisé.

  • Cela constitue même le socle de la forme historico-culturelle du différentialisme actuel qui, sous couvert d’ethnicité, de folklorisme ou d’exaltation du métissage sous toutes ses formes, impose des étiquettes à des individus qui, bien souvent, n’en demandent pas tant.

De plus,

les logiques différentialistes actuelles remettent en cause le rapport traditionnel entre le racisant (groupe majoritaire) et le racisé (groupe minoritaire). Les axes dominant-dominé et racisant-racisé se superposent souvent mais ne se recouvrent pas toujours.

Si les minorités sont plus couramment exposées à des pratiques discriminatoires que les membres de la majorité (que celle-ci soit « raciale », culturelle, politique, ou nationale), être victime de discrimination ne crée pas une communauté de destin entre minorités.

De même, être racisé ne prémunit pas contre les préjugés racistes. La frontière entre « nous » et les « autres » est fluctuante, imprécise, sans cesse remise en question par la diversité des appartenances et des identités – à la fois choisies et imposées.

Enfin, les logiques différentialistes actuelles opèrent dans un contexte de plus en plus sécuritaire.

La peur de l’Autre, consubstantielle au racisme, nourrit les préjugés et pratiques discriminatoires (profilage racial, contrôles d’identité « au faciès », etc.) tout en redessinant les contours de l’appartenance nationale selon les critères de loyauté et de conformité. Point n’est besoin d’être « différent » pour être exclu, il suffit de paraître différent. Nulle nécessité également d’être une menace, il suffit d’être perçu comme telle.

De nouvelles catégories se dessinent : « populations à risque », « minorités visibles », et « ennemi de l’intérieur ». »

– Chebel d’Appollonia, A. (2011). Chapitre 2. Topographie des logiques différentialistes. Dans : , A. Chebel d’Appollonia, Les frontières du racisme: Identités, ethnicité, citoyenneté (pp. 39-68). Presses de Sciences Po.

 

raceetcapitalisme

« En France, quand elle n’est pas tout simplement ignorée la question raciale est prise en tenaille.
Il y a d’abord celles et ceux, les plus nombreux à gauche, qui en font une sorte de menace à la prise en compte des classes sociales et de l’exploitation économique. Il y a ensuite celles et ceux qui souvent en réaction aux premiers, soulignent l’importance de traiter la race comme une construction identitaire.
Si l’on reconnaît alors au racisme et aux processus de racialisation la capacité de structurer le monde social, c’est au prix d’une séparation entre les problèmes liés à l’identité ou aux représentations d’une part, et les questions relatives à la domination sociale, au fonctionnement du capitalisme et aux luttes populaires d’autre part.
La volonté qui traverse ce recueil est de donner à voir des points de vue, souvent non francophones, qui ne cèdent ni sur l’autonomie propre de la question raciale en tant que telle, ni sur son imbrication avec les luttes de classe, avec la problématique du droit à la ville ou encore sur les aspects économiques des disparités raciales.
Tout en présentant sous une forme didactique une recherche encore à mener en France, le livre s’efforce aussi d’introduire les premiers jalons d’une réflexion stratégique globale contre le système raciste, qui considère autant les défis posés par l’organisation autonome des non-Blanc·hes que les enjeux d’une alliance avec les couches populaires blanches et leurs organisations. «On sait la question raciale ignorée, rejetée ou déniée en France. À gauche, au nom de la prééminence de la lutte des classes, plus généralement, au nom de la construction de l’identité, qui prédominerait à son tour. L’apport de ce petit livre, empli de contributions non francophones extrêmement éclairantes pour les débats hexagonaux, est justement de « ne céder ni sur l’autonomie propre de la question raciale en tant que telle, ni sur son imbrication avec les luttes de classes ». À lire d’urgence pour dépasser nos blocages franco-français !» La race, un impensé à gauche ?, Marc Endeweld. « C’est la thèse dérangeante de Race et capitalisme, un petit livre collectif percutant. […] L’ouvrage rassemble différentes contributions sur les questions raciales, alors même que “le champ académique français a largement oc­cul­té ces questions”. […] L’ouvrage vise également à dépasser la dé­poli­tisation de la lutte contre les discriminations racistes […]. Les organisations de gauche préfèrent s’opposer d’une manière abstraite au racisme. [Au] nom de “l’unité du prolétariat” (ou de la République), les conséquences objectives et sociales des différences raciales sont, elles aussi, oubliées. Cette opposition entre race et classe relèverait pourtant d’“une concurrence stérile”, selon les auteurs, qui préfèrent décrypter les dynamiques à l’œuvre entre race et capitalisme». »

 

« Ne plus éviter la question des discriminations racistes

Deux ouvrages récents invitent à penser la question des discriminations racistes et du racisme en dépassant les discours convenus sur ce sujet. Le premier est un ouvrage coordonné par Didier Fassin et Éric Fassin, rassemblant les contributions de chercheurs reconnus, principalement sociologues et historiens, De la question sociale à la question raciale ? publié à la Découverte en 2006 (et réédité en 2009). Le second est coordonné par Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem et rassemble des contributions de chercheurs principalement étrangers, Race et capitalisme, publié chez Syllepse. S’appuyant sur un champ de recherche déjà ancien, mais peu connu en France, tous deux mettent en valeur une approche stimulante du racisme comme rapport social. Comme les rapports de classe, les rapports de « race » s’inscrivent dans l’espace et contribuent à le produire, c’est ce que nous verrons plus loin.

La lecture de ces deux ouvrages suppose de dépasser deux idées reçues : d’une part, la dénégation des discriminations racistes, d’autre part, la réduction du racisme à une attitude individuelle hostile aux personnes perçues comme appartenant à un groupe « ethnique » spécifique. Tous deux mènent un combat simultané sur plusieurs fronts : montrer et expliquer les mécanismes de discrimination ou de domination raciste, mais aussi le rôle des pouvoirs publics dans ces mécanismes et la façon dont ils les ont historiquement et encore aujourd’hui minimisés ou masqués, et enfin, le rôle des sciences sociales dans cette minimisation.

En effet, si chacun sait que le racisme existe, il tend à être réduit à une attitude individuelle, qui n’aurait ni les mêmes causes ni les mêmes effets structurants de rapports de domination comme les rapports de classe produits par le capitalisme. Les discriminations racistes seraient surdéterminées par la classe et le racisme serait lui-même une stratégie de division des travailleurs. De ce point de vue, la prise en compte de la spécificité du racisme se heurte aux mêmes obstacles que celle du sexisme (parmi les forces progressistes comme dans les sciences sociales), tous deux sont encore trop souvent pensés comme secondaires. Seul un champ particulier des sciences sociales prend au sérieux le défi de l’intersectionnalité des rapports de domination (en particulier parmi les études féministes), mais il est encore peu développé dans le domaine des recherches urbaines.

Prendre pleinement en compte la question des discriminations racistes suppose de redéfinir la « race ». Après avoir été construite tout au long du xixe siècle comme une différence et une inégalité de nature entre des groupes humains, cette notion de race biologique a été réfutée à la fois pour des raisons politiques après l’Holocauste et pour des raisons scientifiques grâce aux progrès de la génétique. On sait donc que les races humaines biologiques n’existent pas et qu’il n’y a pas de différence biologique fondamentale entre des groupes humains qui détermineraient leur culture et se transmettraient de façon héréditaire. Pour autant, cela n’a pas mis fin au racisme et à l’effectivité de la « race » (même sans fondement biologique) dans le champ social.

Longtemps attribuées à la xénophobie, les discriminations que subissent les immigrés se reproduisent à l’encontre des citoyens français dont l’origine est étrangère. Le sens commun est plein de désignations inexactes qui qualifient d’immigrés les personnes de couleur, quels que soient leur nationalité et leur lieu de naissance, d’Arabes les personnes ayant l’air d’être originaires d’un pays arabe (c’est-à-dire du Maghreb dans le contexte post-colonial français), même s’ils sont en fait français. Cela montre une confusion entre nationalité et couleur de peau, typique de la pensée raciste, c’est-à-dire de l’essentialisation des différences. De plus en plus de travaux montrent les discriminations que subissent les personnes de couleur ou portant un nom à consonance étrangère, même si elles sont françaises et nées en France, dans l’accès à l’emploi, au logement, ou encore à certains lieux comme les discothèques. Dans l’ouvrage coordonné par Éric Fassin et Didier Fassin, Véronique De Rudder et François Vourc’h reviennent sur les discriminations à l’emploi et le racisme dans l’entreprise et dans les syndicats. Ils défendent en particulier l’usage de « discriminations racistes » plutôt que « discriminations raciales » : « Une première raison, théorique, tient au fait que l’univers de la “race” relève tout entier du racisme, puisque c’est ce dernier qui en a inventé l’idée même. S’il n’est guère possible de se passer complètement de la catégorie “race”, c’est parce que, prophétie autoréalisatrice, elle structure puissamment le monde social, politique et même économique. Faute d’un terme plus adéquat, nous en sommes réduits à utiliser des guillemets, pour marquer un minimum de réserve quand à son usage substantif. La forme adjectivée “racial(e)” en revanche, n’a rien de nécessaire et n’a que des inconvénients. Elle participe de l’objectivation de l’idée de “race” et “préserve” le racisme lui-même en le cantonnant dans le registre de la seule idéologie. » (De Rudder et Vourc’h dans Fassin et Fassin, 2009, p. 185)

De façon similaire, Colette Guillaumin avait montré dès 1972 que le qualificatif « ethnique » utilisé pour remplacer « race », reprenait les connotations de la pensée biologisante et raciste. Cet adjectif avait été proposé à l’origine par l’anthropologie culturelle pour désigner des « groupes ethniques » distincts, en général bien localisés et circonscrits à un espace donné : « Bien que l’anthropologie culturelle ait pour préoccupation de dissocier radicalement le concept biologique du concept de culture et que méthodologiquement elle y soit parvenue en donnant une description des cultures indépendantes des divisions et classifications de l’anthropologie physique, elle a d’une certaine façon contribué à la pérennité de la pensée biologisante en conservant parfois le terme de race ou en le remplaçant par un concept ambigu qui tend à réinvestir les connotations du terme race » (Guillaumin, 2002, p. 86).

La question raciale est une question sociale
L’ouvrage coordonné par Didier Fassin et Éric Fassin fait suite aux émeutes qui ont eu lieu dans les quartiers populaires de banlieue en 2005. Il pose la question de la dimension raciale de ces émeutes, en se demandant quel rôle a joué le racisme que subissent les populations de ces quartiers dans leur révolte. La démarche prend le contrepied de l’ethnicisation de la question sociale : il ne s’agit pas de masquer les questions sociales, liées aux inégalités de classe, mais de montrer comment celles-ci s’agencent à des facteurs spécifiques qui aggravent la condition des classes populaires immigrées ou d’origine étrangère. Cette question du racisme multiforme qui sévit en France, et en particulier dans les quartiers où vit une part importante de populations non blanches, a continué d’être explorée depuis par Didier Fassin. À partir d’une enquête ethnographique auprès d’une patrouille de la bac [Brigade anti-criminalité]. entre 2005 et 2007, il a montré l’importance des pratiques vexatoires et à la marge du code de déontologie de la police visant en particulier les jeunes non-Blancs des quartiers populaires.

Dans De la question sociale à la question raciale ?, les auteurs ne reviennent pas sur la révolte de 2005 mais embrassent assez largement les différents aspects du racisme contemporain en France, en montrant qu’il fait système et traverse largement les institutions. L’ouvrage se divise en deux parties : la première, « Racismes et races » fait le point sur l’histoire et la construction du racisme et de la notion de race ; la seconde « Discriminations raciales » présente des cas de discriminations racistes, ou plutôt des domaines d’application comme le travail, l’école ou encore la police et la justice.

Didier Fassin définit le racisme comme suit : « on pourra parler de racisme lorsqu’on a affaire à un rapport à l’égard d’autres dont la différence est à la fois réifiée et radicalisée : réifiée signifiant qu’il existe des traits définis comme une essence de l’altérité ; radicalisée supposant une surdétermination de ces traits par rapport à toute autre forme possible de caractérisation » (Fassin et Fassin, 2009, p. 40).

Cette définition inclut ceux et celles qui sont altérisés en raison de leur religion, comme le sont les Juifs mais aussi, de plus en plus, les musulmans. De ce point de vue, la conjonction de l’action de la police dans les quartiers populaires et des préjugés islamophobes de plus en plus répandus en France a bien été mise au jour dans les diverses interpellations de femmes portant le voile intégral (dont le port dans l’espace public est interdit par la loi depuis avril 2011), dont une particulièrement violente a entraîné une nouvelle révolte à Trappes (Yvelines) à l’été 2013. Cette interpellation faisait suite à plusieurs agressions islamophobes contre des femmes voilées, et à un traitement particulier de certaines victimes (se retrouvant interpellées comme agresseurs).

Les différentes approches historiques développées dans le livre, notamment par Emmanuelle Saada, Gérard Noiriel ou par les coordinateurs, mettent l’accent sur l’importance de la colonisation dans la genèse du racisme. Emmanuelle Saada montre que la colonisation a contribué à construire la République et l’identité française : au xixe siècle, le racisme qui forme le soubassement et le fonctionnement ordinaire des colonies imprègne toute la société française, « les “classes dangereuses” urbaines, les populations paysannes mais aussi ouvriers immigrés des pays européens ont tous été pensés sous l’angle de la différence raciale » (Saada dans Fassin et Fassin, 2009, p. 68). C’est la colonisation qui a contribué à racialiser l’identité française, pensée à la Révolution comme une adhésion à un projet politique. Emmanuelle Saada remet en cause la thèse de la contradiction coloniale de la République, en montrant au contraire que celle-ci s’est constituée à travers la colonisation, et que la violence raciste déployée dans les colonies fait écho à celle qui a réprimé à plusieurs reprises les révoltes populaires. Elle montre que la vision organique de l’identité française qui s’est forgée à l’époque coloniale est toujours à l’œuvre dans les procédures d’accès à la nationalité française aujourd’hui, par exemple dans l’évaluation de l’assimilation des « us et coutumes françaises ». Gérard Noiriel montre, quant à lui, que la question de la race était omniprésente dès les débuts de la iiie République et que ce n’est que dans les années 1930 qu’elle a été euphémisée par la gauche dans le contexte de la construction d’un front antifasciste. Dans les années 1970-1980, la lutte contre le racisme joue le même rôle fédérateur à gauche. Aujourd’hui, néolibéralisme et nouvel impérialisme permettent la combinaison d’une lutte contre le racisme réduit à un acte individuel immoral et résurgence du racisme à travers la rhétorique du choc des civilisations.

Contrairement à ce que pourrait induire le titre de l’ouvrage, la question raciale ne supplante jamais la question sociale : les auteurs montrent qu’elle est une question sociale à part entière et mettent en évidence différents aspects de son imbrication avec les inégalités de classe. Le traitement des discriminations racistes objectives est toujours articulé avec une perspective réflexive sur les politiques publiques et les sciences sociales elles-mêmes, ce qui en fait un ouvrage d’une grande richesse pour saisir les rapports de race et leur actualité en France aujourd’hui

La race est un rapport social et le racisme est un système de domination à part entière
13« Être noir n’est ni une essence ni une culture, mais le produit d’un rapport social : il y a des Noirs parce qu’on les considère comme tels » écrit Pap Ndiaye en ouverture de son chapitre « Questions de couleur. Histoire, idéologie et pratiques du colorisme » (Ndiaye dans Fassin et Fassin, 2009, p. 45). Ce faisant, il s’inscrit dans la lignée de la réflexion de Colette Guillaumin (1972). Sociologue féministe, celle-ci considère le racisme comme une biologisation de la pensée sociale, c’est-à-dire l’attribution de caractères naturels, essentialisés, à des groupes sociaux altérisés. Cela concerne à la fois les groupes « ethniques » habituellement considérés dans le racisme, et les femmes, les aliénés, les jeunes, ou encore les classes sociales (comme on l’a vu pour les classes populaires ou les paysans au xixe siècle) etc. À chaque fois qu’un groupe ou une personne est renvoyé à des traits supposés biologiques, à une altérité figée qu’on lui assigne, on est dans le mécanisme du racisme. Cette assignation n’est pas nécessairement négative et hostile, là encore le racisme fait système et ne se limite pas à des manifestations d’hostilité.

La race biologique n’existe pas, la race est un rapport social par lequel des groupes sont assignés à une identité et un statut qui justifie leur position dominée dans les rapports sociaux. Comme Colette Guillaumin, les auteurs de Race et capitalisme s’inscrivent dans une approche matérialiste et radicale. Le racisme est pensé comme un système de domination à part entière, dans lequel l’idéologie raciste (celle qui postule l’existence de races et leur inégalité naturelle) sert à justifier et à faciliter la surexploitation matérielle des groupes racisés. Cela apparaît bien dans l’esclavage, mais aussi dans le cantonnement des immigrés et de leurs descendants aux emplois subalternes et précaires. Cette surexploitation s’accompagne d’une condition matérielle difficile sur de nombreux plans, comme le logement et l’école.

À nouveau, loin d’opposer le racisme aux inégalités de classe, le petit ouvrage Race et capitalisme propose une réflexion stimulante sur la façon dont ils s’articulent. Il combine une approche théorique et réflexive et une perspective militante en termes de lutte sociale. En écho à l’ouvrage précédent, les auteurs montrent que le capitalisme a d’emblée été racialisé et que les rapports de classe sont toujours allés de pair avec des rapports de race, entraînant la construction d’inégalités systématiques entre travailleurs blancs et non blancs (dans l’emploi comme dans le logement).

Derrière l’antiracisme convenu à gauche, les auteurs pointent les difficultés des partis politiques et des syndicats à prendre en compte les revendications spécifiques des travailleurs immigrés et de leurs descendants. Selon eux, cela est lié à leur abandon des perspectives révolutionnaires anti-capitalistes et au fondement même de la lutte des classes : la remise en cause des rapports de classe et de race appelle celle du système capitaliste dans son ensemble ; au contraire, dans la lutte réformiste et interne au capitalisme pour améliorer les conditions de vie des travailleurs, à travers le droit et l’État, on laisse nécessairement de côté la race comme système. Ce sont toujours les travailleurs blancs qui profiteront le plus de ces améliorations : on déplace le curseur sans remettre en cause les rapports de race parmi les exploités. À partir de cette analyse, loin de considérer les luttes des travailleurs immigrés comme secondaires (comme cela fut le cas aussi des luttes féministes), les coordinateurs de l’ouvrage avancent qu’elles pourraient être un facteur de radicalisation du mouvement social. L’approche proposée ici permet de renouveler les analyses matérialistes des rapports de domination, y compris les rapports de classe.

La racialisation de l’espace urbain
Dans le chapitre « Ghetto or not ghetto, telle n’est pas la seule question. Quelques remarques sur la “race”, l’espace et l’État à Paris », le politiste canadien Stefan Kipfer  propose des pistes stimulantes pour penser la racialisation de l’espace urbain. S’il critique avec Loïc Wacquant  les comparaisons croisées entre ghetto américain et banlieue française, il lui reproche de ne pas prendre en compte les « sources endogènes du racisme dans l’urbanisme français » (Kipfer dans Boggio Éwanjé-Épée et Magliani-Belkacem, 2012, p. 127).

En s’appuyant sur les travaux de Franz Fanon, il montre que le racisme est étroitement lié à des formes spatiales qui ne se limitent pas à la ségrégation. Cette dimension spatiale du racisme mérite d’être pleinement prise en compte : elle implique qu’il ne peut y avoir de remise en cause du racisme (ou de lutte antiraciste) sans remise en cause de ses inscriptions spatiales. Et on voit bien que cela va au-delà de prescriptions morales sur le vivre ensemble. Fanon avait mis en évidence le caractère à la fois transnational et localement différencié du racisme à l’époque coloniale, et comment il se reconfigure pendant la décolonisation : le racisme est, selon ses mots, une « modalité de hiérarchisation systématisée » (Fanon cité par Kipfer dans Boggio Éwanjé-Épée et Magliani- Belkacem, 2012, p. 130).

Stefan Kipfer critique l’analyse de Wacquant en lui reprochant une conception de l’État néowéberienne (comme celle de Bourdieu) représentant une sorte de force extérieure qui détient le monopole de la violence légitime. Au contraire, Fanon comme Lefebvre ont une conception plus riche de l’État, dans des termes historico-matérialistes : l’État est certes une cause de production de l’espace, mais il est aussi le « produit de processus historiques, qui sont parfois de nature transnationale. C’est clairement le cas en France, où les liens entre le racisme (néo)colonial, la formation de l’État et la politique de classe existent, comme autant de niveaux articulés dans l’espace » (Kipfer dans Boggio Éwanjé-Épée et Magliani-Belkacem, 2012, p. 128). Ce que cherche à montrer l’auteur est résumé ainsi : « Finalement, la politique urbaine contemporaine, fondée sur la localisation et visant la mixité, nous montre comment la dé-ségrégation (mélange social, dispersion spatiale) est devenue une stratégie spatiale clé de domination politique » (ibid.).

Il s’appuie pour cela sur les travaux d’Henri Lefebvre qui analyse la production de l’espace à l’aune de la colonisation, et ce à différentes échelles : « Lefebvre postule en fait la comparabilité de l’organisation spatiale des (néo)colonies avec l’organisation territoriale des “colonies” intérieures (régions périphériques, cellules familiales patriarcales, districts de travailleurs immigrés) du cœur métropolitain lui-même. En ce qui concerne la dynamique urbaine-régionale, il souligne que la domination politique peut s’affirmer par une multitude de stratégies spatiales (comme l’haussmmanisation du 19e siècle ou le fonctionnalisme du 20e siècle) » (Kipfer dans Boggio Éwanjé-Épée et Magliani-Belkacem, 2012, p. 135).

Revenant sur l’histoire de la « politique de la ville » en France, l’auteur fait le lien avec les mouvements antiracistes émanant des banlieues qui se sont structurés à la même époque (Marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983, en partie récupérée par la suite par le pouvoir socialiste à travers la création de SOS Racisme). À travers les politiques d’attribution des logements sociaux se fait jour le présupposé, non dit mais partagé à droite comme à gauche, du seuil de tolérance (de migrants dans un espace donné). Dans les municipalités communistes, cela traduit la difficulté de la gauche à considérer les migrants comme sa base sociale (et cela montre bien l’enjeu du vote des étrangers non européens aux élections locales). En reliant les politiques migratoires restrictives, la diabolisation de l’islam et les politiques sécuritaires, menées tant par la droite que par la gauche au pouvoir, Stefan Kipfer parle de « contre-révolution coloniale », qui se traduit localement par la rénovation urbaine. Celle-ci n’a pas abouti à l’objectif affiché de dé-ségrégation, mais plutôt à une re-ségrégation et à une accentuation du contrôle néo-colonial sur les quartiers populaires immigrés par l’urbanisme sécuritaire. Cette militarisation des banlieues populaires passe autant par le dynamitage des tours évoquant aux anciens migrants des relents de guerre coloniale que par les plans contre-insurrectionnels développés par la police et l’armée. En déplaçant et en séparant les habitants des quartiers populaires immigrés visés par la rénovation urbaine, cette politique a surtout pour effet de les désorganiser et d’éviter qu’ils deviennent des bastions de la lutte antiraciste (et donc, on l’aura compris, anticapitaliste). »

– Clerval, A. (2014). Rapports sociaux de race et racialisation de la ville. Espaces et sociétés, 156-157(1), 249-256.

 

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« Dans un certain nombre de campus universitaires et dans de larges pans de la gauche, l’antisionisme est une politique qui, aujourd’hui, se porte bien. La réponse convenue des organisations juives et de la plupart des Juifs que je connais est de dire qu’il s’agit de la version la plus récente de l’antisémitisme. Mais l’antisionisme est un problème en soi ; il possède de multiples variantes. J’aimerais explorer sa variante antisémite dans les pages qui suivent. Je considère que le « sionisme » renvoie à l’idée de l’existence légitime d’un l’État juif, rien de plus. L’antisionisme conteste cette légitimité. Ma préoccupation, ici, concerne l’antisionisme de gauche aux États-Unis et en Europe.

La plupart des variantes de l’antisionisme se sont d’abord manifestées parmi les Juifs. La première, et probablement la plus ancienne, voit dans le sionisme une hérésie juive. Selon la doctrine orthodoxe, le retour des Juifs à Sion et la création d’un État sont l’affaire du Messie et auront lieu dans les temps à venir. En attendant, les Juifs sont sommés d’accepter l’exil, d’obéir aux gouvernants des Gentils et d’attendre la libération divine. Toute action politique visant à hâter son avènement est considérée comme une usurpation des prérogatives de Dieu. Les auteurs sionistes détestaient la passivité que produit cette doctrine avec une telle passion que les Juifs orthodoxes les taxaient d’antisémites, bien qu’ils n’eussent jamais appelé ainsi leur propre rejet du projet sioniste.

« Attendre le Messie » a sa version de gauche que l’on pourrait appeler « attendre la Révolution ». On a souvent dit aux Juifs (et aux autres minorités) que tous leurs problèmes seraient résolus et ne pourraient être résolus que par le triomphe du prolétariat ; beaucoup de Juifs ont vu dans cette position une manifestation d’hostilité, un refus de reconnaître l’urgence de la situation dans laquelle ils se trouvaient. Pour ma part, je n’y vois pas l’expression d’un antisémitisme, mais plutôt une forme de rigidité idéologique et une absence de sensibilité morale.

La deuxième version juive de l’antisionisme est née dans l’Allemagne du xixe siècle, parmi les fondateurs du judaïsme réformé. Il n’y a pas de peuple juif, disaient-ils, seulement une communauté de foi – des hommes et des femmes d’obédience mosaïque. Les Juifs pouvaient être de bons Allemands (ou de bons citoyens d’un État quelconque), puisqu’ils n’étaient pas une nation comme les autres et n’aspiraient pas à établir leur propre État. Le sionisme était perçu comme une menace par les bons Allemands, car il suggérait que les Juifs avaient une autre allégeance.

Ce déni du peuple juif a permis par la suite à un courant important de la gauche d’affirmer qu’un État juif est nécessairement un État religieux, comparable à un État catholique, luthérien ou musulman, autrement dit une formation politique inacceptable pour la gauche. Cette position, les Juifs réformés l’ont adoptée tout en sachant que la plupart de leurs coreligionnaires ne la partageaient pas. Si la nation est bien un plébiscite de tous les jours, comme l’a écrit Ernest Renan, on peut dire que les Juifs d’Europe de l’Est, dans la grande majorité, votaient quotidiennement pour le peuple juif. Tous n’étaient pas en quête d’une patrie en terre d’Israël, mais les bundistes eux-mêmes, qui espéraient l’autonomie des Juifs dans l’empire tsariste, étaient des nationalistes juifs.

Les premiers réformateurs voulaient changer le cours et la nature de l’histoire juive, mais ils n’ignoraient pas leur histoire. Il n’en est pas de même des gauchistes qui s’opposent à l’existence du peuple juif mais sont pour la plupart ignorants. Ils ne sont pas victimes de ce que les théologiens catholiques appellent « l’ignorance invincible » : ce qu’ils ne savent pas, ils ne veulent pas le savoir, c’est cela qui devrait nous inquiéter.

S’ils s’y intéressaient, ils pourraient s’instruire sur les raisons de l’enchevêtrement radical entre la religion et la nation dans l’histoire juive. On ne peut pas séparer la religion du politique ; si vous ne possédez pas d’État vous ne pouvez pas construire un « mur » entre l’Église – ou la synagogue – et l’État. Dès ses origines, le sionisme s’est efforcé d’engager ce processus de désenchevêtrement et d’établir un État où la laïcité pourrait l’emporter. L’État d’Israël a aujourd’hui ses fanatiques qui contrecarrent cet effort, comme il y a des nationalistes hindous et des zélotes musulmans qui s’opposent à des efforts similaires dans leurs propres États. Pour que la gauche, comme on pourrait s’y attendre, défende partout la laïcité, il faudrait qu’elle prenne en compte la valeur du projet sioniste original.

Je ne dirais pas que la présomption, paresseuse, selon laquelle la judéité est une identité purement religieuse relève de l’antisémitisme. Mais le refus de reconnaître qu’un grand nombre de Juifs, identifiés comme tels, ne sont pas religieux, est un peu étrange. On ne dit pas qu’ils sont des « Juifs non pratiquants » (comme on dirait d’un catholique non religieux qu’il est non pratiquant) ; ce sont simplement des Juifs. Le postulat, si facilement corrigé, selon lequel il n’y aurait pas de peuple juif incluant à la fois les fidèles et les non-fidèles doit bien avoir une raison d’être. Il permet aux gauchistes, qui ont soutenu tant de mouvements de libération nationale, de voir dans le sionisme un mouvement comparable : il ne pourrait l’être puisqu’il n’y a pas de nation juive. C’est un argument commode, mais ce n’est pas une raison pour l’avancer.

La troisième version de l’antisionisme juif est à la fois politique et religieuse. L’argument religieux sert aussi à expliquer la longue période de diaspora. Selon ses défenseurs, les Juifs sont trop bons pour l’État. Une politique de souveraineté exige une fermeté et une brutalité qui sied mieux aux nations des Gentils. Marqués par l’alliance du Sinaï et une longue histoire de dépossession et de persécution, les Juifs ne peuvent pas et ne devraient pas tenter d’imiter les Gentils. Cette doctrine peut apparaître philosémite, à ceci près qu’elle ne possède aucun fondement empirique. Même avant 1948, les Juifs ont survécu en tant que nation dans des milieux en majorité hostiles en utilisant tous les moyens politiques nécessaires, souvent avec un art remarquable.

La version politique de cet argument n’est guère plus convaincante : elle affirme que les années de privation d’État ont fait des Juifs les premiers cosmopolites. Les Juifs sont bien un peuple, mais un peuple post-westphalien. En avance sur tout le monde, ils ont transcendé l’État-nation. Le sionisme représente donc une régression par rapport à l’universalisme de la diaspora.

La réalisation sioniste, l’État d’Israël, est une réfutation définitive de cette qualification du peuple juif. Elle montre que si le cosmopolitisme est peut-être le programme de certains Juifs, il ne qualifie pas tous les Juifs. D’ailleurs, pourquoi le cosmopolitisme serait-il un programme d’abord ou seulement pour les Juifs ? Même si certains Juifs souhaitent être cosmopolites, représenter la lumière des nations ou plutôt une lumière contre les nations, pourquoi tant de gens de gauche, non-Juifs, n’endossent-ils pas ce rôle qu’ils réservent aux Juifs ? Je connais de meilleurs candidats pour une politique post-westphalienne. Que les Français dépassent l’État-nation ! Ce sont eux, après tout, qui sont à l’origine de toute cette affaire avec la levée en masse de 1793, La Marseillaise, le premier hymne national, le drapeau tricolore, le premier drapeau national, et tous les sermons révolutionnaires. Ou les Allemands, les Danois, les Polonais, les Chinois…

C’est là que le bât blesse. La forme de gauche la plus commune de l’antisionisme naît, disent ses défenseurs, d’une opposition au nationalisme et à l’État-nation. Ce fut, aux débuts de l’histoire de la gauche, un argument convaincant et répandu, porté par les Juifs eux-mêmes. Rosa Luxemburg, par exemple, parle avec un mépris égal des Polonais, des Ukrainiens, des Tchèques, des Juifs, et des « nations et [d]es mini-nations [qui] s’annoncent de toutes parts et affirment leurs droits à constituer des États. Des cadavres putréfiés sortent de tombes centenaires, animés d’une nouvelle vigueur printanière, et des peuples “sans histoire” qui n’ont jamais constitué d’entité étatique autonome ressentent le besoin violent de s’ériger en États. La seule chose que j’admire dans la détestation de Luxemburg est son universalisme. Or c’est précisément ce qui manque dans le gauchisme contemporain où la détestation est bien plus circonscrite.

L’argument de Luxemburg peut s’appliquer à quantité de situations. La seconde moitié du xxe siècle a vu la chute des empires britannique, français, soviétique et la création de plus d’États-nations que l’histoire avait jusqu’alors connus. Quelques gauchistes rêvaient de transformer les vieux empires en nouvelles fédérations démocratiques, mais la plupart d’entre eux ont bel et bien approuvé les créations post-impériales – dans le cas soviétique sans doute avec un peu moins d’enthousiasme –, à l’exception d’une seule. Songez à toutes les chances manquées de s’opposer à l’État-nation ! Pourquoi soutenir le nationalisme vietnamien, par exemple, là où la position juste vis-à-vis du Vietnam, du Laos et du Cambodge (les trois membres de l’Indochine française) était à l’évidence la création d’un État multinational ? Pourquoi la gauche n’a-t-elle pas défendu l’idée d’une Algérie qui, à l’intérieur de la France, aurait donné à tous les citoyens les droits proclamés par la Révolution française ? Elle ne l’a pas fait, et elle a parrainé le Front de libération nationale (Fln) qui a créé un État-nation et a lamentablement échoué à garantir ces droits. Je me souviens de l’enthousiasme des gens de gauche pour la Birmanie de U Nu – aujourd’hui le Myanmar –, cet exemple paradigmatique de l’échec du nationalisme. La Birmanie aurait dû constituer une province de l’Inde et rassembler les bouddhistes, les hindous et les musulmans au sein d’un seul État, mais personne, à gauche, n’a plaidé pour cette solution. Les Britanniques ont administré le Soudan dit « anglo-égyptien » avant qu’il ne soit libéré du joug impérial anglais ; ces deux pays africains auraient alors dû être unis au sein d’un seul État. Pourquoi les gauchistes ne se sont-ils pas opposés à la libération du Soudan ? Ou à la scission entre l’Érythrée et l’Éthiopie ? Pourquoi n’ont-ils pas appelé à la formation d’un seul État balte au lieu du trio nationaliste formé par la Lituanie, l’Estonie et la Lettonie ?

Je pourrais prolonger la liste de mes questions, mais la réponse est toujours la même. Dans tous les cas, les peuples ont choisi l’État-nation : c’était l’option démocratique, même si elle n’a pas toujours conduit à la démocratie. La gauche avait donc raison de soutenir les Vietnamiens, les Algériens et tous les autres. Mais alors, pourquoi pas les Juifs ? Et pourquoi, maintenant que l’État juif existe et qu’il ressemble peu ou prou à tous les autres États, est-il la cible d’une si singulière variante de la détestation luxembourgeoise ?

Les réponses les plus communes à cette dernière question sont les suivantes. Premièrement, la création de l’État d’Israël a exigé le déplacement de 700 000 Palestiniens. Israël est un État « d’occupation coloniale » – comme à peu près tous les États si l’on remonte suffisamment loin dans le passé, mais laissons cela de côté. L’histoire récente est plus instructive. Il n’y a pas eu de déplacement d’Arabes palestiniens dans les années 1920 et 1930 : malgré la colonisation sioniste, la population arabe a en réalité augmenté, grâce à la natalité, mais aussi grâce à l’immigration, essentiellement depuis la Syrie (en 1922, le premier recensement britannique dénombrait 660 267 Arabes ; ils étaient 1 068 433 en 1940). Il n’y a pas eu non plus de déplacement pendant la Seconde Guerre mondiale, à un moment où l’immigration juive était moins forte. La création de l’État d’Israël a été proclamée en 1947 par l’Onu d’abord, à Tel-Aviv ensuite en 1948, avant le début du déplacement sur une grande échelle : l’idée selon laquelle l’État « exigeait » un déplacement ne peut donc pas être correcte. C’est l’invasion du nouvel État par cinq armées arabes qui a conduit à la fuite d’un grand nombre d’Arabes palestiniens (les Juifs ne fuyaient pas, ils n’avaient pas de lieu où aller) d’une part, à l’expulsion de beaucoup d’autres habitants (les Juifs n’ont pas été expulsés car les armées arabes ont perdu la guerre) d’autre part. Le débat sur le rapport entre ceux qui ont fui et ceux qui ont été expulsés est vif ; les chiffres sont importants dans les deux cas. Il reste que ce débat n’existerait pas si la guerre n’avait pas eu lieu, et il y aurait très peu de réfugiés aujourd’hui dans les camps. La Nakba est une tragédie provoquée par deux acteurs, deux mouvements politiques, et des soldats des deux côtés.

Qu’en est-il des fuites et des expulsions qui ont eu lieu ailleurs – en particulier lors de la création des États modernes turc ou pakistanais ? Il est curieux que les auteurs de gauche ne contestent pas la légitimité de ces États, même lorsqu’ils critiquent, comme cela est juste, les politiques de leurs gouvernements. (On conteste souvent la puissance du whataboutism, mais je pense qu’il constitue une critique puissante de l’aveuglement d’hommes et de femmes qui s’indignent des événements qui ont lieu ici, où que se situe cet ici, mais ne manifestent pas d’intérêt particulier pour des événements similaires ailleurs. Il me semble qu’il faut insister sur ce phénomène.)

Le deuxième élément souvent invoqué pour justifier l’antisionisme est celui-ci : Israël opprime les Palestiniens, en Israël et dans la Cisjordanie occupée. Cela est vrai et mes amis sionistes, en Israël, se mobilisent depuis des années pour l’égalité de tous dans l’État et contre l’occupation et le mouvement des colons. Toute critique sévère du gouvernement actuel me paraît justifiée, et plus elle est sévère, mieux c’est. Je liste ci-dessous ce qu’il me semble important de dire à cet égard, car je veux être reconnu comme un défenseur du sionisme, et non comme l’apologète de ce qui se fait en Israël aujourd’hui, ou de ce qui s’est fait hier, au nom du sionisme (les défenseurs du nationalisme palestinien auraient intérêt à fournir une liste similaire des pathologies de la politique palestinienne).

– Les citoyens d’Israël, Arabes israéliens, doivent faire face à de nombreuses discriminations dans la vie quotidienne, en particulier dans le domaine du logement et des demandes de financement pour l’éducation et les infrastructures.

– En adoptant la loi « Israël, État-nation du peuple juif » (le 19 juillet 2018), la Knesset a fait un doigt d’honneur à ses citoyens arabes. Bien que la loi n’ait pas de conséquences légales, elle annonce une citoyenneté de seconde classe.

– La Cisjordanie est le théâtre d’une colonisation invasive, d’une appropriation de terres et de points d’eau, et d’un gouvernement militaire sans loi.

– Les colons se comportent en voyous violents à l’égard des Palestiniens, sans être effectivement sanctionnés par la police ou par l’armée israéliennes.

– Le gouvernement actuel encourage et fait de l’hostilité vis-à-vis des Arabes une règle de gouvernement ; il vise la création d’un seul État dominé par ce qui sera bientôt une minorité juive.

Je pourrais prolonger la liste, mais ce qui précède suffit à me faire comprendre : les critiques de ce type n’ont rien à voir avec l’antisionisme ou l’antisémitisme. Il s’agit de politiques gouvernementales, et les gouvernements ne font que gouverner les États, ils ne les incarnent pas. Les gouvernements vont et viennent – c’est du moins ce que nous espérons – tandis que les États s’inscrivent dans la durée pour protéger la vie commune de leurs citoyens, des hommes et des femmes. En conséquence, critiquer le gouvernement d’Israël ne devrait pas entraîner une opposition à son existence. Il a fallu s’opposer fermement à la brutalité des Français en Algérie, mais je ne me souviens d’aucune voix mettant en cause l’existence de l’État français. Le traitement brutal des musulmans dans l’ouest de la Chine appelle la même fermeté, mais personne ne demande l’abolition de l’État chinois (même si, en pratique sinon en théorie, la Chine est un État-nation han).

Certains, à gauche, affirment que les longues années d’occupation et le nationalisme de droite du gouvernement Netanyahou révèlent l’« essence même » de l’État juif. Cet argument devrait sonner de manière étrange aux oreilles de tous ces gens de gauche qui ont appris, il y a fort longtemps, auprès des auteurs féministes en particulier, qu’il faut renoncer aux arguments essentialistes. La longue histoire de l’interventionnisme des États-Unis en Amérique centrale révèle-t-elle l’essence même des États-Unis ? Peut-être les opposants à l’intervention et à l’occupation sont-ils plus essentiels. Quoi qu’il en soit, un État a-t-il véritablement une essence ?

Aujourd’hui, un grand nombre de gauchistes approuvent le nationalisme palestinien sans se préoccuper de son caractère essentiel et sans réfléchir au programme des nationalismes qui demandent, souvent explicitement, le grand tout : « de la rivière à la mer ». Il y a aujourd’hui, au gouvernement, des Juifs sionistes qui demandent le grand tout avec une égale ferveur. La gauche devrait donc s’opposer aux deux revendications avec la même détermination. Ceux qui, à gauche, réclament « un État », avec des droits égaux pour les Juifs et les Palestiniens, diraient sans doute qu’ils font exactement cela, car leur programme semble traduire une détestation ferme du nationalisme et de l’État-nation – ferme, oui, au moins dans un cas.

En réalité, « un État » signifie l’élimination d’un État : l’État juif qui existe. Comment les partisans d’« un État » envisagent-ils d’accomplir ce programme ? Quel est leur plan pour défaire l’État juif et le mouvement national qui lui a donné naissance ? Et comment voient-ils la défaite du nationalisme palestinien ? À quoi ressemblerait ce nouvel État ? Qui déciderait des politiques d’immigration (c’est cette question qui a fait échouer le bi-nationalisme immédiatement avant et après la Seconde Guerre mondiale) ? Enfin, et c’est l’issue la plus probable, qu’arriverait-il si le nouvel État ressemblait au Liban d’aujourd’hui ? L’histoire récente du Moyen-Orient et de celle d’Israël et de la Palestine montre que la coexistence pacifique est un doux fantasme. Un fantasme néanmoins.

Si l’on veut permettre aux deux mouvements nationaux d’atteindre (ou de maintenir) la souveraineté à laquelle ils aspirent, il est sûrement plus pertinent d’ajouter un État que d’en soustraire un à l’équation. La solution des deux États est peut-être aussi un fantasme – il existe en effet des deux côtés un alignement significatif de forces qui s’y opposent –, mais l’idée est plus réaliste. Car nous savons comment créer des États-nations ; nous avons une longue expérience en la matière. Nous ne savons pas comment créer la communauté politique idéale que les partisans de l’État unique disent désirer, mais nous ne voulons pas – et nous ne devrions pas vouloir – le genre d’État qu’ils créeraient s’ils le pouvaient.

Fabriquer des États-nations, telle est la politique que la gauche a défendue dans la période postcoloniale. La Yougoslavie est l’exception notable : la plupart des gens de gauche se sont opposés à la création de sept nouveaux États-nations, leur préférant le régime tyrannique qui les avait autrefois maintenus unis. C’est là une ultime incohérence : si la tyrannie est l’alternative à la libération nationale, la gauche devrait opter, et a le plus souvent opté, pour la libération. C’est le bon choix car nous savons que les nations ont besoin d’États, ne serait-ce que pour les protéger de l’oppression étrangère. J’en veux pour preuve l’histoire des Juifs, ou des Arméniens, des Kurdes, des Kosovars et des Palestiniens. Les enquêtes montrent que, dans chacune de ces nations, de larges majorités désirent un État pour elles-mêmes. Et si les autres le veulent, pourquoi pas les Juifs ?

Pourquoi pas le sionisme ? Parce que les Juifs ne sont pas un peuple ; parce qu’ils devraient être plus cosmopolites que les autres ; parce que l’État sioniste a eu son lot de mauvais gouvernements ; parce que personne ne devrait avoir un État (même si, en pratique, presque tout le monde en possède un). On peut trouver des raisons, recevables, à chacune de ces affirmations, mais la manière dont elles sont avancées aujourd’hui ne manque pas de susciter la suspicion. Il est possible, parfois probable, que ceux qui les avancent croient aussi que les Juifs étaient responsables de la traite des esclaves, que le lobby sioniste contrôle la politique étrangère américaine (comme l’a soutenu la députée Ilhan Omar) et que les banquiers juifs gouvernent le système financier international. Trop de femmes et d’hommes croient ces choses, à gauche comme à droite. Ce sont des antisémites ou des compagnons de route des antisémites, et leur antisionisme est probablement étroitement lié à leur antisémitisme – même s’il existe désormais des antisémites pro-israéliens, par exemple parmi les évangéliques américains ou parmi les nationalistes de droite en Europe de l’Est.

Les hommes et les femmes de gauche doivent être vivement critiques, particulièrement vis-à-vis des autres membres de la gauche qui endossent ces vues. Il est évidemment plus facile de condamner les antisémites de droite et prétendre que l’antisémitisme n’existe pas à gauche. Mais l’antisémitisme existe à gauche ; il a même régulièrement fait l’objet d’articles dans Dissent. Il est peut-être vrai que l’antisémitisme de droite est une menace plus grande pour le bien-être juif, mais il ne faudrait pas pour autant sous-estimer sa version de gauche.

Cela étant dit, je suis convaincu qu’une grande partie des antisionistes et que de nombreux antisionistes de gauche ne croient pas à ces fables antisémites. Peut-être ignorent-ils volontairement ce qu’est le peuple juif, peut-être sont-ils particulièrement préoccupés par l’État juif, peut-être enfin n’aiment-ils tout simplement pas les Juifs (c’est ce qu’a dit George Carey, l’ancien archevêque de Canterbury, à propos de Jeremy Corbyn). Peut-être. Mais lorsque l’on parle d’Israël dans les débats de gauche, le véritable problème est le sionisme, et c’est donc du sionisme qu’il faut parler. Pour toutes les raisons que j’ai données, ce qui ne va pas dans l’antisionisme est l’antisionisme lui-même. Que vous soyez antisémite, philosémite ou indifférent au sémitisme, l’antisionisme est de mauvaise politique. »

– Walzer, M. (2019). Antisionisme et antisémitisme. Esprit, octobre(10), 121-130.

 

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« C’est avec surprise que j’entends revenir aujourd’hui un reproche que je croyais surmonté : celui de la méconnaissance ou de la non-reconnaissance de l’Islam par l’Europe (ou par l’Occident, selon les lexiques – mais je crois plus juste, ici et pour le moment, de parler de l’Europe, principal sinon unique acteur historique dans cette affaire). Ce reproche revient, chargé d’amertume et de vindicte, non seulement sur les réseaux sociaux mais aussi dans des propos de personnes cultivées. J’en suis surpris car il me semble que, depuis au moins une vingtaine d’années, ce reproche a été passablement énoncé, discuté, précisé et – je le croyais – surmonté.

Je ne veux certes pas dire qu’il aurait été débouté. Sa justesse a été reconnue et, me semble-t-il là encore, ses arrière-plans ont été mis en lumière. Bien entendu, l’Europe a négligé, oublié, refoulé et parfois même occulté ce qu’elle devait, de toute évidence, aux cultures musulmanes de langue arabe (et de peuples divers) des sept siècles qui ont précédé le xive siècle (dont on peut dater, approximativement, la divergence essentielle entre deux mondes dans l’espace méditerranéen ou européen). Cela a été reconnu et on a de plus montré à quel point, au cours des temps passés, l’attitude envers l’Islam a pu varier et, pour le dire d’un trait, se durcir ou s’opacifier, surtout à la faveur de la colonisation et de l’industrialisation. Les travaux n’ont pas manqué et, au demeurant, ils n’avaient pas tous attendu notre temps (l’histoire des mathématiques, en particulier, a intégré ses provenances arabes depuis le début du xxe siècle ; celle de la philosophie plus tôt encore).

Je n’imagine pas non plus que le tort fait par l’Europe à l’Islam soit ainsi annulé. Il ne peut pas plus l’être – toutes choses égales d’ailleurs – que les torts infligés à la culture et au peuple juifs (autre source de l’Europe), voire aux diverses cultures (franque, gauloise, scandinave, slave, etc.) dont les alluvions ont fertilisé l’Europe. Non seulement les cultures s’absorbent, se démembrent ou se détournent sans cesse mais celle qui s’engage ouvertement, entre le xiie et le xive siècles, dans l’aire ouest-européenne se caractérise par une rare puissance d’intégration et de recomposition. En témoignent aussi bien l’ensemble des métamorphoses linguistiques que le modelage d’une nouvelle entité socioculturelle (la « bourgeoisie ») et la mise au point d’une technique inédite de production de valeur (le « capitalisme »).

Il se crée là une machine puissante dont le moteur est la transformation de la subsistance en production et en innovation. Nous savons aujourd’hui à quel point cette machine conduit à déborder toutes les formes de la subsistance organique et spirituelle (les vies et les cultures) pour une sorte de surproduction d’elle-même dont aucune raison économique, politique ou philosophique ne peut plus indiquer de finalité raisonnable.

Dans ces conditions, les torts mutuels des cultures emportées dans ce débordement (on doit y compter les cultures asiatiques, africaines et amérindiennes autant que toutes les euro-méditerranéennes) tendent à changer de signification.

Il me semble d’abord nécessaire de préciser quelle est la situation actuelle faite au tort infligé par l’Europe à l’Islam. D’une part, ce tort est clairement indissociable de celui ou de ceux que la colonisation a partout aujourd’hui dû reconnaître, quoi qu’il en soit des résistances diverses – et toutes manifestement fragiles – à cette reconnaissance. La colonisation apparaît désormais comme une étape dans une « globalisation » qu’aucune pensée postcoloniale ou décoloniale ne peut suffire à maîtriser. La colonie reposait sur l’idée d’espaces terrestres à occuper : désormais, même l’espace extraterrestre est déjà investi et ne s’offre pas à une expansion mais, tout au plus, à une fuite.

D’autre part, le cas de l’Islam est éminemment singulier car, si la colonisation a concerné tous les pays de cultures islamiques (le pluriel est destiné à signaler les pluralités internes à cet ensemble lui-même), elle opérait ce faisant dans l’aire même d’où était issue l’entreprise colonisatrice. Dans cette aire, l’Islam avait opéré une expansion non coloniale mais impériale : non l’occupation de régions supposées vacantes mais plutôt l’extension d’une nouvelle plénitude. Par une sorte de retournement de l’entreprise romaine, l’Islam instaurait une figure (elle-même multiple, richement variée) de l’unité qui, par un aspect, renouvelait tout le mouvement initial de l’Occident et, par un autre, s’en distinguait.

Cette distinction est importante et c’est elle qui peut rendre compte du rapport complexe de l’Europe à l’Islam. J’essaie de la saisir ainsi : Rome était une entreprise par principe indéfinie, qui ne savait pas elle-même où elle allait ; l’Islam était en lui-même un accomplissement. Sa posture religieuse le montre bien : il complète et achève une révélation qui, sous ses formes judéo-chrétiennes (et aussi romaines), ne cesse pas de se transformer.

Je ne m’arrête pas ici sur les énormes complexités que recouvrent ces formules. Je retiens seulement ceci : que ce soit par hasard, accident ou fantaisie de l’histoire, à un moment donné, la transformation s’est poursuivie et amplifiée, tandis que l’accomplissement se repliait sur son secret. Ce moment a son relief dans le xive siècle, mais on pourrait en suivre les prémices dans plusieurs épisodes de l’histoire tant religieuse que philosophique et politique des deux entreprises ou des deux postures culturelles. Le différend entre Al-Ghazâlî et Ibn Rushd (Averroès) en est un cas exemplaire, car il joue, à l’intérieur de l’Islam, un écart qui apparaîtra comme écart entre l’Islam et la chrétienté européenne lorsque Ibn Rushd sera repris par la scolastique (qui, par ailleurs, n’a pas complètement méconnu Al-Ghazâlî)

En un certain sens, le tort fait à l’Islam relève d’une torsion interne à l’Occident lui-même – à la division et à la tension entre accomplissement et progression indéfinie. Nous savons aujourd’hui à quel point c’est aussi bien à lui-même que l’Occident se fait tort : sa vigueur transformatrice s’épuise en efforts pour réparer les dégâts de son progrès ruineux. Il n’est pas étonnant que, dans ces conditions, l’accomplissement de l’Islam puisse paraître une issue – sans que cela règle pourtant le problème de la « progression » indéfinie et devenue somnambulique.

Il n’est donc pas non plus surprenant qu’entre Islam et Europe, à l’intérieur d’une commune torsion occidentale, le différend soit inévitable, obligés qu’ils sont de s’affronter autant que de se confronter, de se heurter autant que de – peut-être – coopérer. C’est sous cet éclairage qu’il faut avant tout placer le reproche de méconnaissance, plutôt que sous celui d’une accusation et d’un ressentiment.

Revenons maintenant de manière plus réfléchie au reproche récurrent. Le temps des accusations est passé, aussi bien celui des accusations mutuelles que des autoflagellations. Le temps qui vient – s’il vient encore un temps, pour une autre histoire – doit être celui d’un rapport réfléchi, méditatif, perplexe et pourtant inventif à cette étrange destinée qui met une planète déboussolée, sans plus d’Orient ni d’Occident, devant la nécessité de se réinventer (pour ne pas dire « recréer »). De plus, ce rapport est lui-même aussi déjà pris dans un mouvement qui mêle à la vieille dimension européo-islamique des dimensions inédites, africaine, asiatique, amérindienne qui procèdent d’autres dispositions et rendent un peu dérisoires nos débats euro-méditerranéens.

Pour mieux dégager la perspective au-delà de ces débats, je voudrais seulement proposer un aperçu de ce qu’est aujourd’hui le rapport réel de la culture européenne à la culture islamique : réel, c’est-à-dire à hauteur de culture et non selon les ressassements usés des vieilles aigreurs tant religieuses qu’idéologiques, nationalistes, identitaires en général et complotistes de surcroît. Je ne vais pas entreprendre un tableau qui devrait être une fresque au-delà de mes moyens. Je propose simplement quelques vignettes.

Première vignette : supposons quelqu’un qui ne connaît pas le nom d’Al-Khwârizmî, pas plus d’ailleurs qu’il ne connaît ceux de Fibonacci ou de Dedekind. Les histoires des mathématiques, pourtant – livres ou cours universitaires – n’omettent ni son nom ni son œuvre. Il ne faudrait pas longtemps à l’ignorant pour rassembler un petit dossier signalétique qui ressemblerait à ceci : Vers l’an 970 de notre ère, Gerbert d’Aurillac, qui deviendrait plus tard le pape Sylvestre II, voyagea de Cordoue à Fès pour s’y instruire, dans l’université Qaraouiyine, de méthodes de calcul alors inconnues des Européens. Les travaux d’Al-Khwârizmî, Persan qui vivait à Bagdad plus d’un siècle plus tôt, étaient pour beaucoup dans ces innovations. Lorsque Adélard de Bath traduit Al-Khwârizmî, au xiie siècle, il traduit par fractio l’arabe kasr. Le nom même du Persan de Bagdad se transformera en algorithme, cependant que le mot « algèbre » s’est formé sur son expression aldjabr (la réparation ou la restauration). En 1793, l’Union astronomique internationale donnait le nom d’Al-Khwârizmî à un cratère de la lune.

Négligeons ici les antécédents – notamment indiens, dont Al-Khwârizmî se réclame – et négligeons aussi les orientations spécifiques prises par les mathématiques européennes à partir du xviie siècle, ainsi que les prémices grecques de l’algèbre aussi bien que l’importance de nombreux mathématiciens arabes entre Al-Khwârizmî et, disons, Viète : il s’agit seulement de montrer que, sans être ni mathématicien ni historien, on n’est pas condamné à la pure ignorance au sujet d’Al-Khwârizmî. (Il importe en revanche de ne pas tomber dans les panneaux qui le présentent comme le précurseur de l’informatique, un peu comme d’autres annonçaient naguère qu’Einstein avait découvert le secret de l’univers… ou comme aujourd’hui certains voient dans les djinns du Coran une représentation voilée des dinosaures.)

Une deuxième vignette relèverait d’un autre genre : il s’agirait de rassembler les images archéologiques, scientifiques, mythologiques, symboliques, fantasmatiques, poétiques, épiques qui se présentent à l’évocation d’un nom comme celui de Bagdad. Il suffit d’y penser pour renoncer : la vignette prend aussitôt les dimensions d’une fresque… On y trouverait Verlaine et Rimbaud autant que Francis Jammes, Proust, Fernand Braudel, Victor Duruy, Alexandre Dumas, Lawrence d’Arabie, Agatha Christie, des opéras, Goethe… un tissu continu de références qui attestent de la présence permanente des cultures arabes dans la culture européenne. Je me limiterai donc à deux citations.

La première est de Flaubert écrivant à propos d’Al-Andalus : « Joignez à cela ce perpétuel travail de la pensée, cette fournaise ardente de la connaissance, des voyages et des sciences, et vous concevrez que les Ommayades d’Espagne aient formé une bibliothèque de six cent mille volumes, parmi lesquels on en comptait quarante-quatre pour le catalogue. Il serait facile d’énumérer toutes les nombreuses bibliothèques des Arabes d’Espagne et des Arabes proprement dits. Il suffit de dire qu’ils traduisirent tous les philosophes de l’Antiquité.

La seconde est plus ancienne, mais elle donne le cadre à l’intérieur duquel Flaubert pensait encore presque un siècle plus tard : « Les Arabes ont été pendant cinq cents ans la nation la plus éclairée du monde. C’est à eux que nous devons notre système de numération, les orgues, les cadrans solaires, les pendules et les montres. Rien de plus élégant, de plus ingénieux, de plus moral que la littérature persane, et en général, tout ce qui est sorti de la plume des littérateurs de Bagdad et Bassora. » Ces phrases sont de Napoléon. Celui-ci, comme Flaubert d’ailleurs, n’est pas seulement un homme d’exception : il est aussi le produit d’un enseignement et d’une culture.

Qu’on ne me dise pas que cet enseignement et cette culture ont disparu ; il n’en est rien si on considère les études actuelles en matière d’histoire des civilisations, des sciences et des arts. Si les enseignements professionnalisés et les cultures médiatisées ont oublié ce que les soubresauts du xxe siècle ont emporté, cela n’est pas dû au rapport de l’Europe à l’Islam mais bien aux transformations, crises et mutations qui, depuis un siècle, secouent le monde méditerranéen (et le monde tout court). On doit plutôt remarquer à quel point cette même époque troublée a pu produire de renouveaux dans la reconnaissance mutuelle et aussi dans la reconnaissance de la méconnaissance. L’importance d’œuvres comme celles d’Alain Corbin et de Louis Massignon, de Christian Jambet, d’Annemarie Schimmel, de Sigrid Hunke, d’Abdelwahab Meddeb, d’Alain de Libera, de Fethi Benslama ou de Nadia Tazi – quelques noms parmi tant d’autres – ont à des titres divers contribué à surmonter le fossé ouvert par l’histoire.

C’est bien de l’histoire qu’il faudrait parler. Les cultures s’y heurtent, s’y repoussent, s’y fécondent, s’y métamorphosent. Une culture n’est pas plus une entité autonome que ne l’est un individu en qui se mêlent, jusqu’au conflit et à la contradiction, des milieux, des temps, des traditions, des héritages ou des alluvions qu’aucune unité ne peut entièrement subsumer.

C’est ainsi qu’il faut sans cesse revisiter « l’Histoire » à laquelle l’Europe a cru pouvoir s’identifier depuis le xviiie siècle au moins. Pour s’en tenir à l’histoire des sciences déjà évoquée, on peut relire les considérations de Roshdi Rashed dans son D’Al-Khwârizmî à Descartes, où il montre comment il faut différencier les histoires selon les disciplines particulières (à l’intérieur même des mathématiques).

Que cette Histoire soit à recomposer, à repenser même, n’empêche pas – au moment où elle doute sérieusement de son propre cours… – qu’une inflexion décisive y a engagé en un certain temps une mutation dont il ne faut pas s’étonner que l’ampleur technique et sociétale ait entraîné une fâcheuse propension à se prendre pour l’entreprise civilisatrice du monde.

Dans la mesure où il a lui-même été partie prenante, et non la moindre, de cette mutation (avec l’ensemble dit monothéiste et gréco-romain), l’Islam est fondé à le rappeler. Mais ce qui l’attend aujourd’hui et qu’il partage avec toutes les composantes de la modernité ne relève plus des mises au point rétrospectives, bien qu’elles soient toujours nécessaires.

Ce qui nous attend n’est plus un « pari de civilisation », au sens où Meddeb en parlait comme d’un avenir cosmopolitique post-occidental nourri d’une reviviscence de nos divers passés. Ce qui nous attend est plutôt la question de savoir si la barbarie civilisatrice que nous sommes devenus peut trouver les voies et les moyens de s’en sortir. Toutes les cultures éprouvent l’urgence de cette question, même si, le plus souvent, elles savent surtout déplorer leurs propres méconnaissances, voire leurs dévastations et en appeler à de pieux ressourcements (en Chine, en Inde, en Afrique, en Amérindie, dans le monde slave). C’est pourquoi il est important que l’Islam et l’Europe pensent ensemble selon cette urgence . »

– Nancy, J. (2019). Islam méconnu ?. Esprit, octobre(10), 113-120.

 

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« Comment donner à voir le racisme ? Quelles sont les conditions d’une représentation qui parvienne à en transmettre toute la violence, à la rendre sensible et tangible, sans pour autant la reproduire ? Comme l’écrit Achille Mbembe (2013, 23), « de la race (ou du racisme), l’on ne peut parler que dans un langage fatalement imparfait, gris, voire inadéquat ». C’est toutefois à cette fatalité que doit se heurter tout discours critique qui tend à dire le refus du présent racial. L’installation-performance Exhibit B du metteur en scène sud-africain Brett Bailey, et plus particulièrement la controverse à laquelle elle a donné lieu lors de sa programmation fin 2014 au Théâtre Gérard Philipe (TGP) de Saint-Denis et au Centquatre à Paris, constitue un cas intéressant pour emprunter cette voie de questionnement.

Présentée comme une œuvre antiraciste, Exhibit B propose une déambulation parmi une série de douze tableaux vivants qui, en reconstituant des pans de l’histoire (post)coloniale, exposent la violence à laquelle les corps noirs ont été et sont soumis. Les comédien·ne·s enchaîné·e·s, encagé·e·s ou bâillonné·e·s, immobiles et silencieux/cieuses en leurs décors, renvoient le regard que porte sur eux les spectateurs/trices. Pour Sabine Cessou (Libération, 8 décembre 2014), « la performance vise à retourner le procédé du ‘zoo humain’ à l’envoyeur, avec des acteurs noirs qui fixent le visiteur, soutiennent son regard et ne le lâchent pas des yeux ». L’œuvre suscite toutefois l’émoi de certains collectifs antiracistes : après avoir déclenché une vaste polémique à Londres, qui a abouti à la déprogrammation de la pièce par le Barbican en septembre 2014, une contestation se lève en région parisienne. De pétition en tracts, de billets de blogs en rassemblements, une mobilisation s’organise sous l’impulsion d’un collectif ad hoc, intitulé Contre Exhibit B, de la Brigade Anti-Négrophobie et, dans une moindre mesure, du Conseil représentatif des associations noires (CRAN). Celle-ci donne cependant à voir les divisions qui parcourent le champ antiraciste : des associations, comme le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap), la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) ou la Ligue des droits de l’homme (LDH), s’insurgent contre les demandes d’annulation et défendent la nécessité de ce type d’œuvre. La controverse prend néanmoins une telle ampleur qu’elle suscite des prises de position de la maire de Paris et de la ministre de Culture en faveur de l’œuvre et de sa programmation, en particulier lorsque le collectif Contre Exhibit B saisit en référé le tribunal administratif de Paris afin d’obtenir l’interdiction du spectacle pour « atteinte à la dignité humaine ».

La controverse autour d’Exhibit B met en tension différentes formes d’antiracisme, chacune porteuse d’une conception du racisme et des moyens de lutte appropriés à cette conception. Dans cet article, je m’intéresserai particulièrement à la médiatisation de cette controverse, en partant d’un corpus de 41 articles publiés dans la presse nationale quotidienne. Constitué via Europresse, ce corpus comprend l’ensemble des articles contenant le nom « Exhibit B » publiés dans les quotidiens français entre le 27 novembre 2013 (à l’occasion de la première représentation d’Exhibit B à Paris) et le 17 septembre 2015. Ils ont été publiés dans Aujourd’hui en France, La Croix, Le Figaro, L’Humanité, Libération et Le Monde, mais c’est avant tout dans la presse de gauche et centre-gauche que se déploie la controverse. La médiatisation de l’œuvre et de la controverse qu’elle suscite se déroule essentiellement dans les pages « Culture » des quotidiens, et une part conséquente des journalistes qui y prennent part sont spécialisé·e·s dans le journalisme culturel, voire dans la critique de théâtre. Les articles se répartissent à parts égales en trois principales catégories : des reportages, qui relatent les manifestations contre l’œuvre ; des tribunes, avant tout écrites par des universitaires et des artistes ; et enfin, des comptes-rendus de l’installation-performance ou des portraits de Brett Bailey présentant sa trajectoire biographique et artistique. […]

Fondé sur une « esthétique [du] choc » (Libération, 21 novembre 2014), le dispositif théâtral conçu par Brett Bailey viserait, selon l’avis quasi unanime de la presse, à « donner conscience » (Le Monde, 29 novembre 2014). La remise en cause de l’œuvre porte toutefois précisément sur le type de conscience qu’il s’agirait ici d’éveiller. La pétition qui a recueilli plus de 20 000 signatures, initiée par John Mullen et demandant une déprogrammation, la présente comme « une insulte à ceux et celles (dont une bonne partie des habitants où est programmée l’exposition) qui se trouvent bien obligés de comprendre le racisme parce qu’ils le subissent quotidiennement »5. Bien qu’elle constitue le point de départ le plus saillant de la mobilisation, la pétition est rarement citée dans la presse et, lorsqu’elle l’est, ne fait l’objet que de simples évocations. Cette pétition porte avant tout un questionnement sur l’adresse de l’œuvre : à qui est donc destiné le choc sensible du spectacle de la violence raciste ? Le public imaginé du dispositif ne serait-il pas fondé, en vertu de ce principe d’éveil d’une conscience antiraciste, sur l’exclusion des « premiers concernés » (Le Monde, 29 novembre 2014) ? Ou, comme l’explicite l’auteure afroféministe B. K. Lomami dans Libération (2 décembre 2014), « Qu’est-ce que cette installation est censée apporter aux Noir(e)s ? S’en soucie-t-on ? ».

La critique ici formulée à l’encontre d’Exhibit B se situe distinctement à l’articulation du politique et de l’esthétique, entrant en résonnance avec la conception de cette jonction que donne Jacques Rancière (2000, 12) au travers du concept de « partage du sensible », ce « système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives ». Le journaliste du Monde Michel Guerrin refuse toutefois de voir dans la mobilisation contre Exhibit B un quelconque fondement esthétique : « ce rejet [de l’œuvre de Bailey], écrit-il, n’est pas tant esthétique que communautaire » (6 décembre 2014). La connaissance du racisme revendiquée par les manifestant·e·s mobilisé·e·s contre la pièce – qui s’affirme dans la pétition précitée tout autant que sur les pancartes que l’on a pu voir agitées sur le parvis du TGP de Saint-Denis – se trouve requalifiée en incompétence esthétique.

Cette incompétence se situe à deux niveaux. Elle s’exprimerait d’abord, selon la presse, dans le fait que les manifestant·e·s « confondr[aient] la représentation et son objet » (L’Humanité, 8 décembre 2014). Cette confusion entraînerait une désorientation politique, à laquelle plusieurs articles tentent de remédier7. Interviewée dans Libération (2 décembre 2016), l’avocate Agnès Tricoire, qui s’exprime pour la LDH, regrette qu’« au lieu de demander des comptes au pouvoir politique, on s’attaque à un objet symbolique qui dénonce le même mal »8 ; tandis que le journaliste Laurent Carpentier évoque dans Le Monde (28 novembre 2014) ces jeunes de Saint-Denis « capuches relevées, moteur du scoot à l’arrêt, le trois-feuilles à moitié roulé, [qui] se préoccupent plus de la misère dont est fait leur quotidien que de la question de sa représentation ». La récurrence de ces injonctions à une réorientation politique peut étonner, tant elle donne la nette impression d’une dépolitisation du théâtre. Toutefois, il ne s’agit pas tant de dissocier l’esthétique théâtrale du politique que de distribuer inégalement la légitimité politique entre l’artiste et les publics. Les « motivations » de Brett Bailey sont bien décrites dans Libération comme « politiques » (21 novembre 2014) et évaluées sur ce même plan comme « parfaitement correcte[s] » (24 novembre 2014). Certains articles soulignent clairement que c’est l’incompétence esthétique des « anti-Exhibit B » qui serait source de tensions politiques. […]

Le danger de la décontextualisation ici identifié semble résider dans le fait d’exposer certains publics à certains contenus. L’enjeu serait donc celui d’un contrôle strict de la circulation des représentations. Tout se passe comme s’il s’agissait de réserver la représentation théâtrale (ou cette représentation théâtrale ?) à des publics déterminés, dont semblent ne pas faire partie les militant·e·s anti-Exhibit B. La question initiale posée par John Mullen revient alors avec force : si ce n’est pas à ce public que l’œuvre était destinée, alors à qui ? Comme l’affirme Olivier Neveux (2013, 8) :

Au théâtre, ce qui est politique (une politique conflictuelle, de rupture, de négation, d’émancipation) est la conception implicite ou explicite, spontanée ou théorisée, que le spectacle porte de son spectateur, le « spectateur » qu’il construit (ou non) et le rapport qu’il entend nouer avec lui.

Aussi, comment comprendre la dimension politique affichée de la machine représentationnelle d’Exhibit B si, comme le montre la médiation journalistique de la controverse, celle-ci tourne à l’exclusion ?

L’incompétence esthétique des militant·e·s se manifesterait ensuite dans le fait qu’ils n’auraient pas vu l’œuvre, comme l’écrivent Jean Bellorini et José-Manuel Gonçalvès, les directeurs des deux établissements culturels concernés, dans un communiqué de presse commun : « Les auteurs de cette pétition reconnaissent ne pas avoir vu l’installation-performance. Comment peut-on juger une œuvre sans l’avoir vue et demander son annulation sans la connaître et en l’accusant du contraire de ce qu’elle dénonce ? »10. Assimilant la contestation d’Exhibit B à la mobilisation de groupuscules d’extrême droite et catholiques contre les pièces Golgota Picnic de Rodrigo Garcia et Sur le concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci en 201111, le journaliste Laurent Carpentier écrit quant à lui dans Le Monde (29 novembre 2014) : « partout la même chose : on n’a pas vu, on ne veut pas voir, on sait : c’est honteux, c’est dégoûtant, il faut que ça cesse ! » (mes italiques). Au-delà de ravaler au même rang – sans hiérarchie politique aucune – le niveau du racisme et des atteintes aux chrétiens dans la France contemporaine, cette position renvoie surtout fermement ceux et celles qui refusent d’occuper la place d’ignorants dans le dispositif de Bailey… à une position d’ignorance, cette fois due à leur méconnaissance de l’œuvre.

Cette représentation des manifestant·e·s et pétitionnaires tend à les exclure radicalement de la catégorie de public, qui apparaît définie par le fait d’avoir vu l’œuvre. Une telle définition occulte cependant le fait que le choix explicite de refuser de voir une œuvre constitue en soi une forme de réception ; en ce sens il s’agit bien là d’un public, que l’on peut qualifier d’oppositionnel. Ce public ne refuse pas absolument le spectacle mais, plutôt, le considère depuis un autre point de vue, plus oblique, qui inclut dans son champ les publics ordinaires de l’installation-performance et la manière dont la médiation de l’œuvre les constitue comme tels. La notion de « public oppositionnel » ici esquissée s’appuie, en l’élargissant, sur celle de « regard oppositionnel », définie par bell hooks (1992, 115-132). Hooks décrit ainsi le type de regard critique développé par les spectatrices noires, exclues du public implicite de la culture visuelle prédominante, et tend à affirmer un droit de regard. Le cas d’Exhibit B et des « injonctions à voir » qui se sont multipliées durant la médiatisation de la controverse montre parfaitement combien ce « regard oppositionnel » peut parfois impliquer de regarder non seulement autrement, mais aussi ailleurs. Comme l’écrit Michael Warner (2014, 12), « l’orientation de notre regard participe de la constitution de notre monde social ». Un type de regard – caractérisé par un point de vue et une intensité donnés – signale l’appartenance à une arène discursive, où peut être articulée une certaine conception du monde social.

Le public oppositionnel d’Exhibit B tel que je le conçois n’est ainsi pas très éloigné des « contre-publics subalternes » que décrit Nancy Fraser (2001, 138), qui « élaborent et diffusent des contre-discours, afin de formuler leur propre interprétation de leurs identités, leurs intérêts et leurs besoins ». L’un comme les autres sont situés en opposition à ce que Fraser appelle la « sphère publique officielle » et les « publics dominants ». Je souhaite toutefois insister particulièrement sur l’intrication de la question de la visibilité avec celle du regard, assez marginale dans l’analyse de Fraser. La capacité d’une mobilisation à être visible repose, selon Judith Butler (2016, 55), sur « une structuration régulatrice du champ de l’apparition qui définit qui peut être vu, entendu et reconnu ». On peut penser que parmi les conditions de l’apparition dans la sphère publique officielle se trouve la nécessité pour ladite mobilisation de voir certains objets, de les voir depuis un certain point de vue et avec une certaine intensité ; dit autrement, pour qu’une parole soit pleinement perçue comme légitime, elle doit donner des gages de reconnaissance de certains types de problèmes, construits selon une position déterminée et investis d’affects particuliers.

La controverse autour d’Exhibit B a ceci d’intéressant qu’elle rend littérale la métaphore du regard : la visibilité du public oppositionnel dans la sphère publique officielle est directement conditionnée à la vision de l’installation-performance. En ce sens, c’est un certain type de regard, une manière de voir ou en l’occurrence de ne pas voir, qui est discréditée par la presse. Pour cette dernière, la controverse porte sur ce qu’il y a à voir dans l’œuvre de Bailey, tandis que pour le public oppositionnel, l’enjeu réside dans la politisation de l’acte de ne pas voir, c’est-à-dire dans le refus de l’institutionnalisation d’un certain regard antiraciste.

À lire les chroniques de la controverse et les prises d’opinion publiées dans la presse, il semblerait que l’œuvre de Bailey achoppe sur ce qui constitue justement son projet initial : celui de mettre les publics en mouvement, d’activer en eux un potentiel politique par la mise en connexion du passé et du présent de la violence raciste. N’est-ce pas là exactement ce que font les publics contestant l’œuvre, au point où la politisation de l’activité de public fait déborder le théâtre hors de ses murs et entraîne un refus pur et simple de la place assignée au spectateur par l’œuvre ? Pourquoi, ainsi, ne pas voir dans la mobilisation contre Exhibit B non pas la sortie de « mauvais » publics, frappés d’incompétence esthétique et donc politique, mais au contraire le public « idéal », que l’artiste entendait précisément générer ? Dit autrement, pourquoi ne pas considérer, en adoptant la grille de lecture de Bailey lui-même, que la mobilisation serait moins le signe d’un échec que d’une réussite artistique ?

La disqualification de la mobilisation, plutôt que sa saisie pour réaffirmer, par exemple, la puissance politique du théâtre, provient sans doute de l’ambiguïté même dans laquelle se trouve l’œuvre de Bailey. On peut en effet voir en elle une tentative de conjuration de ce que Rancière appelle le « paradoxe du spectateur » (2008, 8). S’il n’est de théâtre sans spectateur, ce dernier fut cependant renvoyé, tout au long de l’histoire du théâtre et des critiques qui ont pu lui être opposées, à une condition d’ignorance et de passivité. Les réponses à ces critiques ont soit tenté de faire des spectateurs des « participants actifs au lieu d’être des voyeurs passifs » (Rancière, 2008, 10), soit ont au contraire tendu vers une critique de la médiation théâtrale elle-même, ne voyant dans le théâtre qu’un « lieu où des ignorants sont conviés à voir des hommes souffrants » (Rancière, 2008, 9). L’installation-performance de Bailey semble se situer à mi-chemin de ces deux voies : elle oppose la mobilité des spectateurs/trices à la stase des acteurs/trices, tout en envisageant la représentation naturaliste de la souffrance extrême comme une voie d’accès à la connaissance. Or ces deux conceptions implicites de la place du spectateur contribueraient selon Rancière, plutôt que de l’émanciper, à l’enfermer à double tour dans cette ignorance et cette passivité que l’artiste prétend exorciser. Mais n’est-ce pas « justement la volonté de supprimer la distance [entre l’activité et la passivité, entre la connaissance et l’ignorance] qui crée la distance » ? (Rancière, 2008, 18). Selon une telle lecture, le public oppositionnel apparaîtrait moins comme marqué par le déficit (ignorance, passivité) que par un excès de connaissance et d’action rendant la médiation théâtrale de Bailey et sa pensée implicite du spectateur caduques.

C’est également par cet excès, qui outrepasse les formes contrôlées du politique et de l’esthétique, que le public oppositionnel d’Exhibit B est caractérisé dans la presse. La forme prise par l’expression politique de ce public est, en particulier, l’objet de toutes les attentions. Celle-ci est présentée comme non seulement mal orientée (donc illégitime), mais disproportionnée dans son intensité. De telles modalités de caractérisation de l’expression politique ont pour effet, en délégitimant son objet aussi bien que ses moyens, d’exclure ceux et celles qui la portent du champ politique pour les confiner au domaine de la violence (Donegani et Sadoun, 2003, 3-4). « Pourquoi tant de violence, écrivent par exemple dans Libération (11 décembre 2014) les historiennes Michèle Riot-Sarcey et Claudia Moatti, contre l’artiste, contre le théâtre et contre les visiteurs, accusés de voyeurisme ? ». La « contestation » est présentée comme « brutale » dans Aujourd’hui en France (10 décembre 2014) ; elle brandit, peut-on lire dans Le Monde (6 décembre 2014), « les armes de l’intimidation, de l’insulte, du coup de poing ». Si cette insistance sur la violence renvoie aux incidents survenus lors de la deuxième journée de manifestation devant le TGP – où l’une des vitres de l’établissement fut brisée – force est de constater que ce registre de disqualification chevauche parfois celui de la racialisation, certains articles renvoyant de ceux et celles qui militent contre le spectacle de Noirs en chaînes l’image d’une foule « noire » « déchaînée » (Aujourd’hui en France, 10 décembre 2014). Au-delà, c’est même l’ombre de la figure du « terroriste » qui plane, les militant·e·s contre Exhibit B étant assimilé·e·s aux « fondamentalistes religieux, nationaux ou ethniques » (Libération, 17 septembre 2015), voire intégré·e·s à l’historique des menaces contre la liberté d’expression dressé par Raphaëlle Bacqué pour Le Monde (24 février 2015).

La qualification d’un geste politique comme violent ne peut se comprendre qu’en référence à une forme mesurée et modérée du politique. Cette dernière est incarnée dans la presse par une position universaliste qui constitue le site d’énonciation partagé de la grande majorité des journalistes et intellectuel·le·s qui s’y expriment à l’occasion de la controverse. L’anthropologue Jean-Loup Amselle oppose ainsi dans Libération (17 septembre 2015) « l’universalité de l’art » à un particularisme en vertu duquel « se met[trait] en place une sorte de censure sélective qui fait que chaque groupe prêche en quelque sorte pour sa paroisse et ne défend que ses propres valeurs ». De son côté, l’historien Pascal Blanchard met en tension, dans Le Monde (29 novembre 2014), la dimension « universelle » de l’histoire des zoos humains et la « communautarisation des mémoires » dont la mobilisation contre Exhibit B serait selon lui l’indice. La référence à l’universalisme sert, la plupart du temps, à draper la mobilisation antiraciste non seulement des oripeaux du communautarisme, mais du racisme. On accuse en particulier les manifestant·e·s d’entraver la liberté d’expression d’un artiste en raison de la couleur de sa peau. Comme l’écrit la journaliste Marie-José Sirach dans L’Humanité (1er décembre 2014), le metteur en scène « est blanc… lui reprochent certains des opposants au spectacle ». Le réalisateur Nicolas Klotz affirme de son côté, dans une tribune parue dans Libération (5 décembre 2014), que « reprocher à Brett Bailey d’être blanc et de travailler avec des Noirs est d’une connerie crasse ». Ces positions s’appuient – sans la citer – sur un passage de la pétition de Mullen :

Il est déjà surprenant que dans des quartiers mixtes au Nord de Paris, on invite la population multiethnique à venir apprendre sur le racisme d’un Sud-Africain blanc. C’est d’autant plus choquant que les possibilités pour des artistes noirs de présenter leur œuvre dans des centres culturels prestigieux sont extrêmement limitées.

Le cœur du propos ne porte ici pas tant sur l’identité du metteur en scène d’Exhibit B que sur le fait que sa programmation joue comme un révélateur de cet « océan blanc » (L’Humanité, 1er décembre 2014) qu’est, en France, le monde de la culture. Rares sont toutefois les articles qui, à l’instar de la tribune du dramaturge et metteur en scène Alain Foix dans L’Humanité (1er décembre 2014), reprennent les revendications qui animent la mobilisation :

Une jeune femme, écrit-il, m’apporte la réponse [au pourquoi de la crispation] sous forme de questions : « […] Pourquoi jamais des œuvres d’auteurs et d’artistes noirs contemporains ? Pourquoi n’y a-t-il pas de directeurs de théâtre noirs ? Pourquoi n’y a-t-il que des Blancs dans les salles, sur la scène, dans les bureaux et des Noirs à la sécurité ? ».

Aussi la réduction de la critique des anti-Exhibit B à la seule identité de Bailey contribue-t-elle à entretenir la cécité face aux multiples mécanismes d’exclusion, voire à la division raciale du travail, qui sous-tendent l’organisation du théâtre public en France. La tentative de constituer cet enjeu en problème public se voit majoritairement discréditée dans la presse, au travers d’une part d’une occultation pure et simple de ce niveau de revendication et, d’autre part, d’un processus d’inversion rhétorique faisant porter l’accusation de racisme sur ceux et celles-là mêmes qui en dénoncent la dimension systémique (Ahmed, 2012 ; Dalibert, 2014).

Dans la mobilisation contre Exhibit B, deux manières de donner à voir le racisme s’affrontent. La première stratégie de représentation, qu’incarne l’œuvre de Brett Bailey, invite à parcourir des scènes de souffrance ; elle conçoit le théâtre comme un lieu d’abolition de la fausse conscience que génère la « ligne de partage des couleurs » (Du Bois, 2007, 20). Ce qui semble toutefois manquer au tableau – comme le soulignait la pancarte d’une manifestante devant le TGP – ce sont « les mains blanches qui […] ont mis [les Noir·e·s] en cage ». Interrogé dans Libération (8 décembre 2014) sur l’absence de corps blancs dans l’installation, Brett Bailey répond que « les Blancs n’ont jamais été les objets déshumanisés d’un tel racisme systématique », mais n’envisage à aucun moment leur représentation sous la forme de « racisants » – pour reprendre le terme de Colette Guillaumin (2002, 18)14. Sans doute car le dispositif repose sur la présence de spectateurs/trices blanc·he·s pour occuper cette fonction (sinon quelle signification prêter au fait que les acteurs/trices noir·e·s objectivé·e·s renvoient au spectateur un regard de réprobation, de résistance et de dignité)?

L’œuvre qui prétend éveiller la conscience de publics ignorant l’actualité du racisme historique feint elle-même d’ignorer qu’elle doit s’appuyer pour ce faire sur une économie plus large de l’exclusion : celle d’une homogénéité relative des publics voire, pour un centre dramatique comme le TGP de Saint-Denis, d’une implantation imparfaite dans le territoire, mais aussi celle de la réservation des fonctions de programmation, définition et mise en œuvre de la politique culturelle. Cette stratégie de représentation se trouve dès lors porteuse d’une conception tout à fait étriquée du racisme, limitant son champ d’application au seul domaine idéologique, voire moral, prétendant percer au travers de ce médium qu’est la race et qui recouvre nos yeux d’un filtre de perception (Mitchell, 2012). Dans un contexte de programmation français, une telle stratégie de représentation se trouve aisément habilitée et autorisée, d’abord parce qu’elle n’interroge pas l’organisation sociale même, ensuite et surtout parce qu’elle apparaît formulée depuis une position d’énonciation immédiatement reconnaissable : celle du corps national (incarné par les établissements culturels) tâchant d’évacuer de son sein les scories d’un temps que l’on tient pour révolu. Le racisme n’apparaît là que sous la forme d’un résidu, trace à demi effacée qu’une ultime prise de conscience – ici envisagée par la médiation théâtrale – devrait permettre de faire disparaître à jamais. Pourtant, en s’adressant au public par la mise en spectacle d’une culpabilité historique, elle contribue à construire son spectateur sous une forme essentialisée, l’interpellant « dans son identité européenne, dans son identité blanche, bref dans son ‘fardeau d’homme blanc’ » (Larcher, 2015, 227).

La seconde stratégie de représentation, celle du public oppositionnel d’Exhibit B, ne consiste pas à mettre en lumière l’ignorance (du racisme) de certains publics, mais le processus de construction sociale de cette ignorance – auquel participe aussi bien l’œuvre que son contexte de programmation. Ce sont ainsi les modalités d’inscription sociopolitique et le contexte institutionnel de déploiement de l’œuvre qui sont interrogés et soumis à la critique. Seul le refus du mode de production et de médiation de l’œuvre permet de comprendre véritablement le refus de la voir. L’enjeu, en effet, ne se situe pas dans l’évaluation de la pertinence politique de la représentation que l’œuvre donne du racisme mais, plutôt, dans la mise en cause d’une politique culturelle dont l’aveuglement face au partage racial autorise justement une définition étroite du racisme, qui la conforte dans ses orientations. La conception du racisme portée par la mobilisation contre Exhibit B souligne la profonde inscription du racisme dans les structures idéologique, économique et politique (Bonilla-Silva, 1996). Identifier le racisme selon une telle conception systémique pose toutefois une certaine difficulté, du point de vue du lieu de l’énonciation : comment se situer hors de ce qui n’a pas de dehors, comment dégager une position d’extériorité autorisant un retournement de la pensée contre cela même qui la constitue, la traverse et la rend possible ? Cette contradiction – dans laquelle se trouve également prise, sur un plan épistémologique, la critique décoloniale (Dell’Omodarme, 2016) – se manifeste avec éclat dans le cas présent. L’antiracisme qui porte une conception systémique du racisme est particulièrement vulnérable à la disqualification en raison du trouble énonciatif dans lequel il semble se trouver, du dehors qu’il laisse entrevoir mais qui ne saurait advenir pleinement sans une profonde remise en cause du contexte depuis lequel il émerge. La contradiction par laquelle cet antiracisme radical parle du présent depuis la position d’un futur à construire (selon un mécanisme propre aux pensées critiques organisées par une utopie), devient l’instrument d’une disqualification.

En effet, ce que montre la controverse autour d’Exhibit B telle qu’elle se construit dans la presse quotidienne, c’est que le monde de la culture (journalistes, intellectuel·le·s, artistes et directeurs d’établissements culturels) ne sait que faire des voix de ce public qui s’exprime depuis une position à leurs yeux paradoxale : celle d’une critique de l’institution depuis son dehors, prenant pour objet non ce qui « devrait » être discuté (la valeur esthétique et la signification des œuvres), mais la programmation elle-même et la logique institutionnelle de construction des publics dont elle est le reflet. Les contestataires rassemblé·e·s devant le TGP et le Centquatre composent un public qui d’une certaine façon, d’un point de vue institutionnel, ne pourrait ni ne devrait exister comme tel. Quand a-t-on vu les « publics éloignés », selon le vocable euphémisant de la médiation culturelle, se rapprocher d’un établissement pour lui reprocher de produire de la distance ? Pour politiser l’éloignement en le requalifiant comme exclusion ? Ce que ce public oppositionnel expose ainsi, c’est « la symbolique de la séparation » qui fonde la médiation culturelle ; organisant une véritable « altérité de l’intérieur », pour reprendre les termes de Nacira Guénif-Souilamas (2007, 347). Pensée sous la forme d’un écart à réduire ou d’un vide à remplir, la médiation culturelle s’élève sur une figure de l’extériorité (« publics éloignés », voire « empêchés ») dont la fonction est de sécréter une certaine idée de l’intériorité, c’est-à-dire une certaine manière d’habiter l’espace de la culture. Or, cette figure est le produit d’un point de vue de l’intérieur des murs de l’institution sur cela même qui donne sens à sa mission (« l’accès à la culture » et sa « démocratisation »). C’est en ce sens qu’il s’agit d’une altérité de l’intérieur, car ce public que l’on représente comme éloigné hante nécessairement les lieux culturels et leurs logiques de fonctionnement, sur le mode paradoxal d’une absence présente. Cependant, comme le souligne Guénif-Souilamas (2007, 347), « plus l’altérité est utile à la définition de l’intériorité, plus elle est condamnée à être calcifiée, matérialisée et réifiée dans cette fonction d’extranéité et d’altérité ». D’où sans doute l’insistance, perceptible dans la presse, à renvoyer le public oppositionnel d’Exhibit B dans une relation antinomique avec les formes prescrites de l’esthétique et du politique.

« ‘Décolonisons l’imaginaire !’ pouvait-on lire sur une banderole des anti-Exhibit B. Surtout pas. Si chaque communauté s’érige en commissaire du peuple, des milliers de livres pourraient être brûlés, des expositions fermées ». Ces mots de Michel Guerrin dans les colonnes du Monde (6 décembre 2014) permettent d’identifier l’espace de conflictualité ouvert par la controverse. Ces propos illustrent parfaitement combien l’actualité véritable d’un projet de décolonisation – qui ne serait pas contenu dans le strict domaine de la représentation, mais qui remettrait en question les conditions d’existence du représentable et du représenté – est perçue comme la marque d’une violence. Aussi le terrain réservé de la culture ne serait-il pas à décoloniser, « surtout pas »… Dans le sillage de la mobilisation contre Exhibit B ont toutefois émergé des initiatives collectives visant à établir durablement certaines des voix composant ce public oppositionnel. Parmi celles-ci se trouve le collectif Décoloniser les arts, regroupant artistes et professionnels des arts et de la culture, qui a notamment publié en février 2016 une lettre ouverte demandant aux responsables de théâtres, festivals et établissements culturels de s’interroger sur le « manque de représentation des populations ‘non-blanches’ sur les plateaux » et appelant à la mise en place d’outils de mesure statistique permettant de quantifier l’ampleur de la partition raciale au sein de ce champ professionnel.

La médiatisation de la controverse se trouve elle-même organisée par une telle partition raciale, qui s’exprime notamment dans la relative absence de mise en interrogation du paysage culturel français en tant que sous-tendu – au même titre que tout autre espace du monde social – par le racisme systémique, y compris et peut-être même précisément dans le cas d’une « œuvre artistique officiellement antiraciste » (Larcher, 2015, 222). La représentation médiatique de la mobilisation contre Exhibit B constitue ainsi la doublure, cousue de fils blancs, de la représentation théâtrale de Brett Bailey. Dans un cas comme dans l’autre, le véritable niveau de disqualification du public oppositionnel se situe moins dans la contestation de sa connaissance (du racisme), de sa sensibilité (esthétique) et de son action (politique) que dans l’occultation quasi complète de ces dernières. Les voix de ce public n’existent dans la presse qu’à l’état spectral : réduites à des abstractions dont on peut même, comme le préconise Marie-José Sirach dans L’Humanité (1er décembre 2014), « faire abstraction ». Toutefois, même le silence qu’organisent les pages des journaux et les scènes de théâtre peut, pour qui sait l’entendre, couvrir de son intensité le bruit blanc qui partout assourdit. »

– Maxime Cervulle, « Exposer le racisme. Exhibit B et le public oppositionnel », Études de communication, 48 | 2017, 37-54.

 

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« Le 6 septembre 1929 est le jour où Theodor Lessing a commencé à écrire ce texte. Donc ce texte inclassable, comme plusieurs de cette époque, comme ceux de Canetti, de Musil ou Karl Kraus, est parfaitement daté. Nous avons une date précise. L’auteur évoque deux événements de ce jour qui marque le début de l’écriture de ce livre, événements qui dessinent le cadre très précis où ses considérations vont se déployer. Le premier, cité dans les toutes premières lignes, est le début d’une guerre de religion devant le Mur des Lamentations à Jérusalem :

« Elle a pris naissance comme toutes les autres guerres dont nous parle l’Histoire : des hommes excités ont commencé par se dire des paroles insensées avant d’en venir à des actions du même type. Mais de tels méfaits ont ouvert la porte à une haine nourrie de longue date. Cette haine peut menacer l’œuvre du peuple juif. L’œuvre du peuple juif : la résurrection de notre pays semblait assurée. Car même les plus lucides parmi les hommes d’expérience qui n’avaient jamais rêvé d’un retour d’Israël en Palestine et qui, au contraire, se considéraient comme des citoyens allemands, français ou italiens, ont été séduits par l’idée sioniste au point de fonder une organisation nommée la Jewish Agency. C’est alors que se produit ce qui pourrait hélas aisément se renouveler : les villages et les fermes conquis de haute lutte contre la malaria, les plantations dont chaque arbre représente la vie d’un pionnier, les champs engraissés par la sueur et les larmes, tout cet immense effort s’envole en fumée. Artuf brûle. Atarot brûle aussi. Moza brûle encore.

Le deuxième événement de ce jour est la commémoration du « deux-centième anniversaire de la naissance d’un homme qui les a libérés [les Juifs] des chaînes de la galut [exil] et qui a été le premier à leur montrer la voie de la culture, des mœurs et de la langue allemandes. Moïse Mendelssohn, le fils d’un petit scribe de rouleaux de la Torah, fut ce génie qui forgea les honorables communautés de “citoyens de confession mosaïque” à partir de groupements épars de “rêveurs de ghetto” .

La scène de ce livre, si précisément balisée, n’aurait aucun intérêt sauf celui de connaître un détail quelconque d’une histoire ou d’une œuvre. Surtout à propos d’un sujet aussi controversé, ou polémique et douloureux, appelé par quelques-uns la « question juive ». Mais nous savons, dans le champ de la psychanalyse, que ces événements, portant parfois une hyperréalité, sont justement ceux qui nous amènent à pouvoir établir un cas et même, selon Nicolas Abraham, les cas les plus énigmatiques pour les psychanalystes ; à un tel point qu’Abraham et Torok prônaient une « autre écoute », celle capable d’écouter une voix cryptée. Et même si ce n’était pas le cas, plus la scène est précise, plus elle est à même de passer à l’universel. C’est la portée qui anime Theodor Lessing :

« Dans ce livre il sera question de la haine juive de soi. Et ce thème n’est absolument pas propre aux Juifs. Au contraire, il intéresse l’ensemble du genre humain. Mais c’est aussi un phénomène qui s’illustre très bien par la psychopathologie de l’histoire du peuple juif. Quiconque veut vraiment élucider ce phénomène de haine de soi, doit pénétrer dans l’intime de l’intime. Là où s’ouvre, du tréfonds, de l’humain, l’œil interrogateur qui cherche à percer le mystère de la conscience spirituelle. »

Lessing, polémiste redoutable, insiste sur la date du début de l’écriture de ce livre, ce 6 septembre 1929, en avançant les arguments constitutifs de la situation sans issue des Juifs. D’une part, peu importe si, contrant l’accusation de vivre aux crochets des autres peuples, d’être des efféminés, des dégénérés, les Juifs partent fonder leur pays en se muant en agriculteurs et en soldats : ils ne seraient que tolérés. D’où la formule de cette époque : « Nul vœu plus cher à nos yeux que de quitter cette relation à la tolérance », reprise maintes fois après, et plus récemment par Amos Oz, répondant à la question incisive de savoir s’il était sioniste. D’autre part, quand les Juifs s’affirmaient en tant que tels, ils devaient s’attendre à la réplique : ne savez-vous donc pas que cette opiniâtre conservation de soi-même constitue une trahison envers les valeurs humaines, universelles et supranationales ? Ainsi, dans ce 6 septembre 1929, Lessing résume la situation des Juifs :

« Vivez ou agissez comme bon vous plaira, on ne fera que vous tolérer aussi longtemps qu’on aura besoin de vous. »

Et le polémiste ajoute :

« Malheur aux faibles : si le pot tombe sur la pierre, malheur au pot ; si la pierre tombe sur le pot, malheur au pot. Dans un cas comme dans l’autre, malheur au pot. »

La tonalité est donnée, maintenant il faut se placer au bon endroit par rapport à ce registre. Les Juifs peuvent compter avec la tolérance, rien qu’ils puissent faire pour changer quoi que ce soit, pas une once d’amour, pas une once de sympathie. Le bloc de pierre glaciale a depuis longtemps entouré les Juifs. Les Juifs sont à l’intérieur de ce territoire entouré de froideur et de mépris arrogant. Rien qu’ils puissent faire ne compte, ils sont jugés pour ce qu’ils « sont ». Du côté analytique, ce que les psychanalystes poursuivent, l’éternelle bataille entre l’acquis et l’inné, ce pari fou de la psychanalyse de miser toutes ses ressources pour aider la victoire de l’acquis sur l’inné, est nul et non avenu ; cette bataille pour les Juifs n’existe pas, seul l’inné compte. Aux Juifs en tant que minorité est réservé d’emblée le destin de l’enfant qui ne va pas grandir, qui restera pour toujours un enfant dont le destin, sa vie durant, sera de devenir, coincé d’un côté par les forces de croissance et de l’autre par le bloc glacial, un monstre. Celui-ci sera peint, chanté, décrit par de grands talents et par de petits esprits dans des pièces de théâtre, dans la littérature et dans les caricatures.

À propos de l’autre événement de ce 6 septembre 1929, la commémoration de l’anniversaire de Moïse Mendelssohn, Lessing affirme :

« Mendelssohn fit table rase du passé juif car il voulait obtenir pour son peuple le billet d’entrée dans la culture européenne. »

Et il ajoute :

« On ne saurait faire grief à M. Mendelssohn ni à son éminent ami Gotthold Ephraïm Lessing d’avoir nourri de très naïfs espoirs : pour eux les divergences séparant les mœurs et les religions ne seraient plus que des nuances d’une religion rationnelle professée par l’ensemble d’une humanité enfin réunie. »

Donc l’intégration des Juifs à la culture européenne, qui à l’époque se confondait avec le territoire du christianisme, était bel et bien entamée ; prenant acte du fait que toute résistance serait inutile, le chemin était de se fondre dans la culture dominante. Tout se passait très bien dans cette apparente positivité mais, comme le souligne Lessing, dans la totale ignorance d’un fait qui pointait à l’horizon : l’antisémitisme racial. Lessing souligne un point crucial : la collusion des intérêts de la nouvelle idéologie de la lutte de classes (qui voit le Juif comme la quintessence des forces antisocialistes) et ceux de la bourgeoisie, qui profitent immédiatement pour détourner l’ire contre les Juifs, en parfait boucs émissaires. Ainsi, la belle dissolution du judaïsme dans la civilisation chrétienne prend fin. Selon Lessing, rien ne pourrait arrêter la vague de conversion et d’assimilation, si ce n’était cette coïncidence d’intérêts qui y a mis un frein abrupt et a constitué le terreau où l’antisémitisme racial a pu se développer. Quelques décennies plus tard, on ne s’étonnera donc pas de voir accompli le trajet réservé aux Juifs : entre parias et parvenus de la civilisation européenne, selon la formule de Hannah Arendt dans sa biographie de Rahel Varnhagen.

Notre auteur, comme tant d’autres, avait de sérieuses réticences vis-à-vis de la psychanalyse. Pourtant, celle-ci aurait pu être un outil précieux sous la plume de ce polémiste. Elle aurait permis à Lessing de voir sous la surface de cette collusion d’intérêts, qu’il signale si importante, la marque d’un transfert. Le Juif étranger à la civilisation chrétienne, cet autre tout autre, se prête à toutes les projections : le Juif est à la fois le méprisable impuissant et le tout-puissant Juif qui va dominer le monde par la ruse. Quel psychanalyste n’a pas connu cette élévation au pinacle de la toute-puissance projetée massivement sur lui, et son contrecoup, la récupération envieuse de tout ce qui a été déposé en lui ? Mais les outils psychanalytiques n’ont pas été utilisés et, même s’ils l’avaient été, ne changeraient peut-être que les écrits de notre auteur, rien de plus. Nous savons combien il faut se garder de tout élan optimiste, surtout quand on n’a pas une demande d’analyse mais seulement d’un avis, peut-être utile à partir d’un abord psychanalytique.

« Vivez ou agissez comme bon vous semble, on ne fera que vous tolérer. » « Mais que doit faire le Juif ? Cette question n’a pas de réponse. » : ainsi formulé, c’est le condensé de la problématique que Lessing examinera, et le noyau de ce texte, le socle de la haine juive de soi, paradigme d’un phénomène, il faut insister, d’une problématique universelle.

Lessing signale deux tendances qui finissent par se renforcer l’une l’autre. Il nous dit que l’essence même du judaïsme est de répondre toujours à toute quête de sens par « nous sommes coupables ». Là où les peuples « heureux », comme dit Lessing, trouvent toujours une justification chez l’autre, le Juif dira que lui et lui seul est responsable de son propre malheur. Cette tradition explicative, nous pouvons la trouver même dans les arguments récents de quelques rabbins, quand ils nous affirment avec une certitude inébranlable que la Shoah a touché si rudement le peuple juif à cause de ses péchés. Dans cette culpabilité ainsi profondément enracinée dans l’argumentaire juif, Lessing voit l’origine d’un des facteurs majeurs de la haine de soi juive : ce qu’il appelle une « volonté éthique » au-delà de tout contrôle. Presque comme si c’était un facteur agissant tout seul et aimantant toutes les idées et tous les raisonnements. L’autre tendance qui vient faire une articulation avec cette caractéristique juive, d’après Lessing, est qu’une humiliation multiséculaire peut changer l’essence des persécutés ; le polémiste, qui a le sens de la formule, affirme :

« Pour changer un homme en chien, il suffit de lui crier assez longtemps : tu n’es qu’un chien. »

La phrase de Lessing, à part charrier un impact que la rend inoubliable, ne doit pas être prise à la légère. Elle annonce la problématique assez étonnante qu’un être humain puisse être exclu du territoire de l’humain, qu’on puisse retirer toute humanité à l’homme. Ainsi, dans le film de Samuel Fuller Schock Corridor, qui se passe tout entier dans un asile de fous, un jeune reporter qui souhaite décrocher un prix littéraire entre par ruse dans cet hôpital, se déguisant en fou avec l’aide d’un psychiatre pour découvrir des indices, essayer d’élucider un meurtre mystérieux, et enfin gagner le prestigieux prix littéraire. Il croise plusieurs personnages dont l’un des patients, un Noir, qu’on voit à un moment donné criant des slogans du Klu Klux Klan déniant toute humanité aux Noirs. Ou, dans la transcription d’une séance de la Commission de la vérité, en Afrique du Sud, un membre de la Commission demande à un témoin : qui êtes-vous ? Là où on s’attendait à ce que cette femme dise son nom, elle répond : « Je suis une vache en chaleur. » Les membres de la Commission, étonnés, lui demandent d’où vient ce nom. La femme dit qu’il vient de ses ravisseurs qui l’avaient violée à plusieurs reprises ; ceux-ci n’arrêtaient pas de crier : « Tu es une vache en chaleur. »

Exclure un homme de l’humanité est beaucoup plus aisé qu’on ne peut le penser. Infiniment plus difficile est que l’homme accède à l’humanité. Lessing nous décrit des conditions où cette accession est si ardue qu’elle ne peut se faire que par des négociations extrêmement délicates de l’homme dans son monde interne ; il doit tordre et retordre tous les arguments qui pourront lui permettre de sacrifier tout ce dont il est capable pour enfin accéder à sa propre humanité. La haine de soi juive est le paradigme de ces négociations.

Si l’on prend en considération ces remarques de l’auteur, il faut se garder de toute traduction psychanalytique hâtive dans des catégories confortables et bien connues comme le masochisme, le sadisme, les pulsions d’autodestruction ou l’identification à l’agresseur (dans les termes de Ferenczi ou d’Anna Freud). Dans cette perspective, Jean Améry, décrivant l’épisode de torture qu’il a subi pendant la Seconde Guerre mondiale aux mains des nazis, écrit :

« Avait-on donc affaire à des sadiques ? J’ai la conviction parfaitement fondée qu’ils ne l’étaient pas au sens étroit de la pathologie sexuelle […] Or, ils l’étaient probablement si nous laissons de côté la pathologie sexuelle et si nous tentons de juger les tortionnaires selon les catégories, eh bien oui : de la philosophie du marquis de Sade. Le sadisme conçu comme conception du monde dé-rangée au sens propre du terme est autre chose que le sadisme des manuels courants de psychologie, autre chose aussi que l’interprétation du sadisme dans l’analyse freudienne. »

Et prenant ses distances par rapport à tout psychologisme, Jean Améry s’appuie sur Georges Bataille :

« Pour Georges Bataille le sadisme ne doit pas être compris au sens de pathologie sexuelle mais plutôt de psychologie existentielle, et sous cet angle-ci il se profile comme négation radicale de l’autre, comme refus d’en reconnaître à la fois le principe social et le principe de réalité. Un monde où triomphent le martyre, la destruction et la mort ne peut subsister, c’est évident. Mais le sadique ne se soucie guère de la perpétuation du monde. Au contraire : il veut abolir le monde, et par la négation de son prochain, qui pour lui est aussi “enfer” dans un sens bien particulier, il veut réaliser sa propre souveraineté totale. »

Ce « sadisme en tant que psychologie existentielle » de Bataille devrait être mis en rapport avec une vue de même portée dans le champ de la psychanalyse. Ferenczi, dans son article « La confusion de langue entre les adultes et l’enfant », dans un passage qui pourrait presque passer inaperçu, nous fournit le registre où on pourrait considérer pertinemment les propos de Bataille et ceux de Lessing sur la haine de soi juive :

« Nous devons nous référer ici à des idées que Freud a développées, depuis longtemps, quand il soulignait le fait que la capacité d’éprouver un amour objectal était précédée d’un stade d’identification. Je qualifierai ce stade comme étant celui de l’amour objectal passif, ou stade de tendresse. »

Si l’on veut situer la haine de soi dans un registre quelconque des catégories psychanalytiques et faire entrer dans le champ de la psychanalyse cette figure de la haine de soi, sans doute peut-on la mettre en rapport avec le stade de tendresse identifié par Ferenczi. Dans ce registre de la tendresse, le mur glacial et de mépris arrogant qui entoure historiquement les Juifs (paradigme de toutes les minorités), portant la volonté de la majorité dominante de ne pas tolérer la moindre minorité différente d’elle dans sa proximité, rend perceptible le terreau où les transformations autoplastiques au sein de la minorité encerclée vont se déployer. Le stade de tendresse ou d’amour objectal passif est le registre où le mur glacial marque de son empreinte l’homme méprisé ; l’acte affectif laisse sa marque là où les premières identifications se font avant toute parole. La haine autant que l’amour marquent pour toujours l’homme qui, pour un moment, est passif. Ces transformations qui visent à assurer une certaine survie immédiate, au bout de quelque temps, seront les responsables des plus extrêmes formes d’autodestruction (telles qu’apparaissant dans les extraits biographiques présentés par Lessing dans son livre, qui se terminent toujours par la mort ou la déchéance de l’individu).

Les perspectives qui se présentent à l’homme juif qui vient d’arriver pour accéder à l’humanité sont très sombres. Tout ce qui est beau et bien est de l’autre côté du mur glacial. Lui, il est du côté du tout laid, tout mauvais, il est du côté de l’anti-homme. Il ne tardera pas à apprendre que le Juif est l’ennemi de l’humanité et de la vie. Même sa langue, unique outil pour essayer une quelconque sortie de l’immédiateté dans laquelle il est plongé, est considérée comme une langue proche des bruits des animaux, langue incapable de produire un quelconque produit culturel valable, encore moins une littérature. Même ce qu’il mange est ridicule. Très vite, les négociations vont devenir une question de survie en tant qu’homme. Pas besoin d’un grand effort pour arriver à la situation où il découvre que le « problème » est son père, sa mère, sa maison, sa langue. De tout cela il peut se défaire, et il va s’en défaire pour leur substituer de « vrais » nouveaux père, mère, langue, et enfin pouvoir accéder au beau, au bien qui est de l’autre côté. Il suffit donc d’une substitution.

La substitution ne se fait pourtant pas aussi facilement qu’il aurait pu le penser. Passer de l’autre côté du mur de glace a un prix dont il devra s’acquitter indéfiniment ; il reste toujours un petit détail par-ci par-là qu’il faut régler. Comme la proposition faite à Freud, qu’il lui suffirait d’un petit « détail », le baptême, pour être enfin éligible à la chaire de l’université. Le prix à payer est toujours plus d’acharnement contre père et mère et langue, et le Juif se prêtera volontiers à ce jeu de casino où la prochaine tournée verra enfin son triomphe. Comme un bon joueur, il va perdre dans l’imminence de tout gagner. Il perdra père, mère, langue et n’arrivera jamais à passer de l’autre côté. Et c’est alors qu’il rendra sa dernière monnaie : soi-même, comme le montre Lessing dans les six extraits biographiques de son texte, parcours paradigmatique de ces joueurs tragiques.

Il s’agit de tragédie, et non pas de drame car le scénario est non modifiable. En fin de compte, le point de départ étant voué à être effacé coûte que coûte, à la fin de ce parcours à partir d’un point de départ imaginaire on arrive à n’être qu’un amas décousu destiné à prendre une place dans l’existence de l’homme. Dans des œuvres très différentes comme le Mephisto de Klaus Mann ou le Zelig de Woody Allen, nous retrouvons ce personnage inquiétant, cet être qui mime le fait d’exister tout en étant non existant.

Effacer le point de départ et ses jalons originels n’est pas une tâche aisée. Il faut essayer de l’accomplir avec des outils performants. Comme plusieurs auteurs de son époque (Arthur Koestler, par exemple), Lessing se livre à une plaidoirie précise, voire chirurgicale. Nous pourrions pressentir dans l’attitude de l’auteur une dernière salve inutile avant la catastrophe. Il nous livre ce qu’il déduit être le noyau actif de la haine de soi juive :

« Partant, où que nous rencontrions le phénomène de la haine de soi, il nous faudra compter d’emblée avec un esprit vigilant et attentif qui tyrannise la vie, son support situé avant la conscience. La seconde constatation qui s’impose à nous est la suivante : l’homme doté de volonté remporte la victoire sur l’homme qui est logique et raisonne logiquement. Notre psychologie de l’âme juive confortera ces deux processus. »

Il faut peut-être souligner cette figure du tyran « qui tyrannise la vie » comme étant l’élément essentiel du raisonnement de notre auteur. Il s’interroge sur la vie qui devient un facteur devant être maîtrisé et contrôlé ; car si la vie pouvait encore compter avec un quelconque moment de spontanéité, celui-ci mettrait la vie de l’homme en danger; la vie doit être maîtrisée, traquée car elle est finalement la source de tout danger: s’il la laisse s’exprimer, un geste pourrait être immédiatement soupçonné de ce qu’on veut effacer. Lessing nous dit :

« L’évolution de l’homme juif révèle tout d’abord une importance excessive de la conscience et de l’esprit au préjudice de la religion et de l’esthétique. Nous discernons, au sein de la vie de la conscience et de l’esprit, que la primauté est accordée à la volonté et à l’éthique au détriment de la conscience logique. Et pourquoi en est-il ainsi ? Il s’agit dans l’exemple qui nous occupe du cas particulier, du destin général de toutes les créatures opprimées, oppressées et coupées de l’élément vital. La psychologie des Juifs n’est qu’un exemple particulièrement éclairant de la psychologie d’une minorité qui souffre. »

Vivre dans un territoire hermétiquement cerné par un mur glacial de malveillance conduit les habitants appartenant à la minorité à être toujours particulièrement attentifs à ne pas éveiller la moindre attitude pouvant confirmer le soupçon ; chaque geste ou parole sera examinée méticuleusement avant d’être communiquée. Mais cette vigilance s’accompagne de la « prépondérance d’une énergie de la volonté » que Lessing nous dit être encore plus importante, en citant Goethe :

« L’essence juive : c’est l’énergie qui est le fondement de tout. Il faut des objectifs immédiats. Il n’est pas un juif, pas même le plus minime, le plus insignifiant, qui ne révèle des aspirations bien déterminées, ici et tout de suite. La langue des juifs a quelque chose de pathétique. »

Il faut saisir le pathos de la langue des juifs qui ressort de cette phrase pleine de verve : une langue qui doit créer des valeurs si élevées qu’ils puissent au moins être considérés ou reçus, pour ne pas dire acceptés, du fait que ce qui vient d’un juif est déjà écrasé par le mépris ; des valeurs donc à chaque fois plus élevées, au-delà des nuages, plus haut, toujours plus haut. Et nous arrivons à l’accomplissement de l’œuvre de la haine de soi :

« Évaluer a toujours voulu dire détruire toute vie spontanée, immédiate, au profit d’un univers supérieur, imposé. Toute édification d’idéal assassine la vie […] si nous mesurons le vécu à l’aune d’un modèle, quelle est la chose qui pourrait subsister? »

En mot de la fin, un trait d’humour juif sous la plume de Lessing :

« Le Juif doit créer des valeurs pour se justifier envers lui-même et envers les autres. Mais après s’être tant dépouillé de lui-même, il devient sans valeur à ses propres yeux au point de céder la place à une horrible caricature qui, semblable à un commerçant proposant à sa clientèle de la marchandise avariée, lui crie : croyez-moi, ma marchandise est bonne, je pue. » »

– Landa, F. (2018). L’impossibilité d’être: À propos de La haine de soi. Le refus d’être juif de Theodor Lessing. Le Coq-héron, 232(1), 75-82. 

 

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Lectures complémentaires / supplémentaires :

– Bendahman, H. (2013). Entre l’angoisse de la désaffiliation et l’impossible affiliation: Questions en vue d’une clinique de l’interculturel. Le Coq-héron, 214(3), 13-20.

– Brabant-Gerö, E. (2018). Haine de soi, haine de l’autre. Le Coq-héron, 232(1), 9-16. 

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