« S’il n’est jamais simple de « mettre en statistique » un groupe social, l’opération apparaît particulièrement complexe pour les classes moyennes. Catégorie politique au moins autant que sociologique, elle doit sans nul doute son efficacité et son succès à l’imprécision de sa définition. C’est sans surprise la classe à laquelle le plus de personnes déclarent se sentir appartenir – un sentiment quelque peu diffus qui, même s’il diminue à mesure que l’on s’approche des extrémités, se retrouve tout au long de l’échelle sociale. Omniprésentes et floues, les classes moyennes ont à la fois l’évidence et l’indétermination de positions centrales auxquelles les sciences sociales s’intéressent moins qu’aux situations extrêmes. À la différence des classes supérieures et populaires, elles ne possèdent en outre pas de groupe professionnel servant d’attracteur symbolique, comme le sont (ou l’ont été) respectivement les cadres et les ouvriers. Pan médian de l’espace social, elles sont enfin le lieu de convergence et de rencontre, par la mobilité sociale et les alliances conjugales, de nombreuses trajectoires et positions sociales. L’histoire de la notion met en évidence une pluralité de figures, clivages et frontières qui fluctuent avec le temps, mais ni substance stable ni délimitation ferme, que ce soit comme catégorie analytique ou comme catégorie empirique et statistique .
La description statistique des classes moyennes n’est pour autant ni impossible ni inutile, à quelques conditions toutefois. Il faut accepter la lecture ternaire de l’espace social que suppose la notion, dans une société longtemps pensée à partir de l’opposition entre classe laborieuse et bourgeoisie possédante. Il faut aussi s’autoriser l’adoption d’une définition qui, si elle ne peut toujours qu’être provisoire et s’appuyer sur des conventions statistiques, fournit quelques jalons pour se repérer dans l’évolution, complexe, de la structure sociale. S’agissant des classes moyennes, les approches existantes sont nombreuses, puisqu’elles peuvent être définies et analysées à partir de leur position professionnelle, mais aussi de leur situation économique ou de leur style de vie ; ellespeuvent être appréhendées au niveau individuel ou de leur ménage (c’est-à-dire des habitants d’un logement) ; elles peuvent enfin être examinées au regard de leurs positions sociales subjectives ou de leurs rapports aux autres classes sociales. Ces différentes approches fournissent des enseignements complémentaires, et en partie convergents, comme le montre par exemple la forte homologie des positions sociales subjectives et objectives .
En miroir d’un portrait récent des classes populaires, et dans le prolongement d’une tradition d’analyse statistique des groupes sociaux – ou des classes sociales (l’expression étant prise ici dans un sens lâche) – à partir des situations de travail , la présente contribution retient une définition à partir des catégories socio-professionnelles de l’Insee, et précisément de celles qui sont usuellement exclues des classes populaires (les ouvriers et employés) et des classes supérieures (les cadres, professions intellectuelles supérieures et chefs d’entreprise) : nous retenons donc pour les définir les catégories d’exploitant agricole, d’artisan et de commerçant (pôle indépendant) au même titre que le groupe socio-professionnel des professions intermédiaires, que nous segmentons en deux pôles (privé et public, à partir des catégories de la nomenclature). Cette définition sous forme de triptyque nous permettra de décrire les univers de travail et métiers typiques des classes moyennes ainsi que les attributs sociaux et situations économiques des actifs (en emploi ou au chômage) qui en font partie. Utilisant les enquêtes Emploi de 1993 à 2014, nous pourrons préciser comment elles se sont transformées et quelles évolutions, tant internes qu’externes, elles ont connues en vingt ans.
Ainsi définies, les classes moyennes représentent plus de 9 millions d’actifs en 2014, soit 32 % d’entre eux. Cette part est pratiquement restée stable au cours des deux dernières décennies, puisqu’elle était de 31 % vingt ans plus tôt. Dans un contexte de croissance de la population active, qui est passée de 24,3 à 28,8 millions, on compte ainsi près de 2 millions d’emplois supplémentaires au sein de ces catégories. Ce résultat fournit des premiers éléments, démographiques, invitant à invalider les thèses opposées, formulées dans les années 1990, de moyennisation de la société et de disparition des classes moyennes : en tout état de cause, elles n’ont ni absorbé les autres classes, ni disparu à leur profit. De fait, cette stabilité numérique contraste à la fois avec le déclin des classes populaires, dont le poids dans la population active a sensiblement décru pour se rapprocher de la moitié, et avec la forte progression des classes supérieures, qui représentent en 2014 près de 5 millions d’actifs (un sur six).
La dynamique des classes moyennes ne se résume pourtant pas à une tranquille stabilité. Comme au cours des décennies précédentes, deux mouvements opposés se sont opérés en parallèle : le pôle indépendant a continué de s’éroder, avec des effectifs stables d’artisans et commerçants mais une division par deux du nombre d’exploitants agricoles, alors que les pôles à dominante salariée, privés et publics, se sont fortement développés, générant chacun plus d’un million d’emplois supplémentaires (voir tableau ci-dessous).
Dans le pôle indépendant, si le déclin agricole est pratiquement généralisé, dans l’artisanat et le commerce la stabilité n’est aussi qu’apparente au niveau des professions. Le nombre d’artisans du bâtiment et du transport, des maçons aux taxis, a fortement crû grâce aux rénovations que suscite l’achat de logements anciens dans un marché immobilier vigoureux et à une évolution des modes de vie comprenant davantage de mobilités urbaines. À l’opposé, les aides-familiaux artisanaux sont en voie de disparition avec la diffusion de fait des situations de conjoint-e-s salarié-e-s et de collaborateur-rice-s. Les artisans de l’alimentation (boulangers, bouchers) subissent quant à eux la concurrence de la grande distribution. La diminution du nombre de petits commerçants, restaurateurs et hôteliers a pour sa part été compensée par le fort développement des intermédiaires et prestataires indépendants (courtiers, négociateurs, gérants) du commerce et des services (immobilier, assurance, tourisme, activités culturelles, etc.).
Dans le pôle privé, avec la révolution micro-informatique, on a assisté à une croissance soutenue des emplois d’assistant-e-s de direction et de comptables, qui remplacent les emplois moins qualifiés de secrétariat et d’employé-e-s administratif-v-es. Le développement de la grande distribution a permis le recrutement de nombreux salariés de l’encadrement intermédiaire des magasins. Le dynamisme de certains secteurs (tourisme et transport ; immobilier, banque et assurance) ou de certains métiers (mode et décoration ; design et communication) a également accompagné la création de nombreux postes exercés après un BTS ou uneformation universitaire courte. Dans le domaine technique, dans un contexte de désindustrialisation, ce sont sans surprise l’informatique et les fonctions connexes à la production, comme l’installation et la maintenance, qui se sont développées (dans les entreprises comme auprès des particuliers, avec par exemple les techniciens du service après-vente).
Dans le pôle public, enfin, après les nombreux recrutements des années 1970 et 1980, la croissance des emplois a été plus modérée dans l’enseignement, que ce soit pour les professeur-e-s des écoles ou les enseignant-e-s de lycée professionnel. La formation professionnelle et l’encadrement sportif ont généré davantage de postes. Mais le dynamisme des créations d’emploi asurtout concerné la santé et le travail social, avec des postes d’infirmières et infirmiers, d’assistantes sociales et d’éducateurs spécialisés, ou encore d’animateurs socio-culturels. Dans la fonction publique, la limitation des dépenses publiques de l’État s’est accompagnée d’une croissance faible des effectifs, qui a toutefois été soutenue par la constitution d’équipes en charge de l’administration des collectivités locales.
À l’image d’un monde du travail en permanente évolution du fait des transformations économiques, des évolutions sociales et des orientations politiques, les classes moyennes ont ainsi vu leur centre de gravité continuer de se déplacer vers leurs pôles salariés, dans les fonctions administratives et commerciales d’entreprise ainsi que dans les services publics de la santé et du social. Les petits indépendants, figures centrales de ces classes dans le premier xxe siècle, n’y occupent plus qu’une place secondaire. La dynamique des vingt dernières années témoigne de l’essor des « nouvelles couches moyennes », tendance déjà identifiée dans des travaux réalisés dans les années 1970 et 1980. Il faut noter que les enseignants y occupent, numériquement, une place moindre qu’auparavant, à la différence des personnels soignants et salariés « organisateurs », tous deux situés au cœur de la division du travail et de la société, en position intermédiaire, et de ce fait soumis aux tensions qui en résultent (avec le public, la hiérarchie, etc.).
Cette inflexion a accompagné un déplacement des problématiques d’analyse des classes moyennes qui, après avoir porté sur leur autonomie culturelle et politique se sont tournées vers leur « crise », faite d’une dégradation de leurs situations professionnelles et d’une panne de leurs chances d’ascension sociale qui serait à l’œuvre depuis les années 1990. Qu’en est-il réellement ? Les données statistiques vont nous permettre d’apporter des éléments de réponse à cette question, tout en continuant de dresser le tableau des classes moyennes contemporaines.
Avec la participation croissante des femmes au marché du travail, les emplois se sont féminisés à tous les niveaux de qualification, des classes populaires aux classes supérieures. Lesclasses moyennes ne font pas exception : en 2014, les emplois typiques de ces positions sont occupés à 46 % par des femmes, cinq points de plus que vingt ans auparavant. La parité semble prochainement pouvoir y être atteinte, à la différence des classes supérieures, où le plafond de verre, malgré de nets progrès (40 % de femmes, 10 points de plus qu’en 1993) ne s’est pas effacé. Mais, pour les classes moyennes comme les classes populaires, majoritairement féminines depuis le milieu des années 1990, c’est la diversité qui prime en matière de féminisation des professions. Dans le pôle public, on compte ainsi 71 % de femmes (avec comme principales figures les professeures des écoles et infirmières), contre 36 % dans le pôle privé (du fait notamment des techniciens et agents de maîtrise) et 30 % dans le pôle indépendant (agriculteurs et artisans). Ces différences se sont même renforcées en vingt ans : les petits indépendants comptent de plus en plus d’hommes, alors que la féminisation progresse dans les deux pôles salariés.
Dans un contexte de net vieillissement de la population active (+ 3 ans en moyenne entre 1994 et 2003), du fait de l’allongement des études et de l’insertion des jeunes, du déplacement générationnel des baby-boomers et de l’extension des âges de travail avec les réformes successives des retraites, les structures par âge se sont rapprochées entre classes sociales : les classes populaires et les classes supérieures restent respectivement plus jeunes et plus âgées, mais les différences se sont sensiblement atténuées en vingt ans. Dans ce cadre, les classes moyennes occupent une position… moyenne, avec davantage d’actifs ayant entre 30 et 50 ans. Elles sont toutefois fortement différenciées, avec des petits indépendants spécifiquement âgés : en 2014, les deux tiers ont plus de 40 ans (avec une proportion atteignant les trois quarts chez les agriculteurs), contre la moitié dans les pôles publics et privés (les agents de maîtrise et agents de catégorie B de la fonction publique faisant figures d’exception). Au-delà de la convergence avec les classes populaires et supérieures, les classes moyennes conservent des pôles dont les profils par sexe et âge restent bien distincts.
L’origine sociale des classes moyennes a connu des changements particulièrement importants entre 1993 et 2014. La forte diminution des origines indépendantes (-12 points, du fait notamment du déclin agricole) s’est traduite par des recrutements sociaux nettement plus importants chez les enfants de cadre ou de profession intermédiaire (et de façon moindre chez les enfants d’employé ou d’ouvrier). Ces évolutions tendent à rapprocher les classes moyennes des classes supérieures, dont les origines sociales restent toutefois spécifiquement favorisées : en 2014, on y compte 53 % d’enfants de cadre ou profession intermédiaire, contre 33 % dans les classes moyennes et 18 % dans les classes populaires. Au sein des classes moyennes, on observe par ailleurs un rapprochement des origines sociales entre les pôles. Signe qu’il n’est pas seulement en déclin, vieillissant et masculin, le pôle indépendant tend à changer de visage avec les reconversions de membres des classes moyennes et supérieures vers l’artisanat et l’agriculture et le développement desemplois d’intermédiaires et prestataires indépendants du commerce et des services (courtier en assurance, négociateur immobilier, etc.). De fait, dans ce pôle, la reproduction sociale est bien moindre qu’auparavant (la part des enfants d’agriculteur, artisan ou petit commerçant y est passée de 57 % à 40 % en vingt ans) : les origines sont désormais davantage situées du côté des classes supérieures (+11 points) et populaires (+6 points). Bien que de moindre ampleur, des évolutions similaires sont à l’œuvre dans les pôles privé et public, qui voient ainsi leurs recrutements sociaux converger. Même si des différences demeurent entre les trois pôles, on assiste ainsi à une harmonisation partielle de leurs origines sociales, qui sont de moins en moins indépendantes et de plus en plus favorisées.
Une conclusion similaire se dégage des données concernant la position sociale des conjoints. De façon générale, les situations d’hétérogamie (le fait de ne pas avoir un conjoint de la même classe sociale) ont sensiblement progressé au cours des vingt dernières années, comme en tendance plus longue. Sur le champ des bi-actifs en couple, ces situations concernent 43 % des membres des classes moyennes en 2014, contre 50 % en 1993 ; sur la même période, les classes populaires ont connu une évolution comparable, conservant toutefois un niveau nettement plus élevé d’homogamie (63 %, contre 70 % vingt ans plus tôt) ; seules les classes supérieures n’ont pas vu diminuer la fréquence des unions entre leurs membres (44 %, contre 43 %). La plus grande mixité sociale des couples de classes moyennes s’explique essentiellement par le développement d’unions avec des cadres ou des chefs d’entreprise. Il y a donc bien une tendance au rapprochement, par les alliances conjugales comme par les origines sociales, des classes moyennes vers les classes supérieures. Au sein des classes moyennes, outre cette tendance d’ensemble, la principale évolution concerne le pôle indépendant, dont les alliances conjugales se diversifient fortement : bien moins homogames qu’auparavant (de 61 % à 35 %), les agriculteurs, artisans et commerçants se mettent davantage en couple avec des membres des classes supérieures, mais aussi moyennes salariées et populaires.
Du fait de la deuxième explosion scolaire, les diplômes rendent plus que jamais visibles les différences de classe, avec comme niveau charnière l’accès aux études supérieures : en 2014, seulement 14 % des actifs des classes populaires ont un diplôme universitaire (ou équivalent), contre 50 % d’entre eux dans les classes moyennes et 81 % dans les classes supérieures. La progression a été particulièrement forte pour les classes moyennes (+ 22 points), signe d’une poursuite des études qui n’est plus l’apanage des cadres ou chefs d’entreprise : dans les générations récentes, c’est même devenu la norme pour les professions intermédiaires. Ce sont toutefois les diplômes inférieurs à la licence, tels les BTS et DUT, qui continuent de caractériser les classes moyennes, les diplômes de niveau plusélevé restant nettement plus fréquents dans les classes supérieures (67 %, contre 22 %). Et, au-delà des écarts entre classes, les différences internes sont fortes, puisque les diplômes du supérieur concernent respectivement 22 % des actifs dans le pôle indépendant, contre 47 % et 72 % dans les pôles privés et publics : si les artisans et agriculteurs ont des scolarités qui restent proches, en moyenne, des employés et ouvriers, les professions intermédiaires administratives et commerciales sont pleinement entrées dans la course aux diplômes universitaires, réduisant ainsi le fossé qui les séparait des professions de la santé et du travail social. En haut de la hiérarchie scolaire des classes moyennes, les professeur-e-s des écoles et enseignants des lycées professionnels continuent de se singulariser avec la reconnaissance au niveau master de leur formation initiale. Quoi qu’il en soit, la très forte élévation d’ensemble des niveaux de formation lors des vingt dernières années a eu tendance à faire se rapprocher les classes moyennes des classes supérieures, et à voir leurs différences internes, certes toujours fortes, se réduire légèrement.
Contrastant avec l’ampleur des évolutions observées en matière de diplôme, de position sociale des conjoints et d’origine sociale, le degré d’exposition au chômage des différentes classes ne s’est que légèrement modifié depuis le milieu des années 1990. Le chômage de masse avait déjà fortement affecté les ouvriers et les employés. Et, bien qu’ayant connu une croissance de leur risque de perte d’emploi pour la première fois lors de la récession de 1993, les classes moyennes et supérieures en étaient encore largement protégées. C’est toujours le cas aujourd’hui, à l’exception des professions des fonctions administratives et commerciales dont le taux de chômage parmi les actifs ayant déjà travaillé (9 %, contre 5 % dans l’ensemble des classes moyennes) s’approche de celui des classes populaires (12 %). La relative protection d’ensemble sur le marché du travail dont continuent de bénéficier les classes moyennes ne signifie pas qu’aucune dégradation ne soit à noter : elles concernent notamment des professions majoritairement exercées par des jeunes, qui se sont particulièrement développées à la périphérie du pôle public (les surveillants scolaires, les moniteurs sportifs et les animateurs socio-culturels). De plus, par la multiplication des pertes d’emploi qui l’accompagnent (pour soi, sa famille ou ses amis), le chômage de masse contribue à augmenter le sentiment d’une précarité généralisée.
Ce sentiment n’est d’ailleurs pas sans fondement. Si sur les vingt dernières années le chômage a finalement eu tendance à légèrement diminuer (de 11 % à 10 %, au sens du BIT sur l’ensemble des actifs), la précarité professionnelle a quant à elle sensiblement progressé : les emplois à durée limitée (CDD, intérim, stages, etc.) concernent 13 % des actifs en 2014, contre 9 % en 1993. Et cette précarisation a touché toutes les classes : en 2014, la part d’emplois à durée limitée est de 9 % dans les classes moyennes, contre 7 % dans les classes supérieures et 18 % dans les classe spopulaires. Bien qu’inégalement répartie entre classes sociales – elle est d’autant plus forte que l’on descend l’échelle sociale –, cette dégradation a contribué à un renforcement général du sentiment d’insécurité de l’emploi, renforcement qui a d’ailleurs été particulièrement fort pour les salariés en contrat stable et les travailleurs indépendants.
Pour les pôles publics et privés des classes moyennes, cette évolution est allée de pair avec une réduction de l’écart de niveau de vie les séparant des classes populaires. En effet, le montant de revenu annuel disponible par unité de consommation des employés et ouvriers a augmenté plus fortement que celui des professions intermédiaires : pour les premiers, sa médiane est passée de 16 390 en 1996 à 19 035 euros en 2016, contre une évolution de 22 330 à 24 310 euros pour les seconds. D’après les données fiscales de l’Insee, ce resserrement s’est essentiellement opéré au tournant des années 2000. Une évolution équivalente a concerné le pôle indépendant des classes moyennes (les agriculteurs, artisans et commerçants) : leur niveau de vie médian a particulièrement progressé (de 16 830 à 20 830 euros), essentiellement jusqu’en 2008, ce qui a contribué à le rapprocher de celui des deux autres pôles des classes moyennes. Si l’écart avec les classes supérieures (cadres et chefs d’entreprise) est resté stable, il n’en demeure pas moins qu’un mouvement de resserrement modéré, mais sensible, des niveaux de vie entre classes sociales est à l’œuvre depuis une vingtaine d’années. Les raisons d’une telle évolution, qui tiennent en partie au développement de la mixité sociale des ménages, ne sont pas simples à démêler. Et il faudrait préciser les dynamiques internes aux différentes classes, ce qui n’a pu être fait dans le cadre de cet article. Mais, s’agissant des classes moyennes, elle ne peut qu’accentuer le creusement du fossé existant entre les aspirations (nourries de ressources sociales et scolaires ayant particulièrement crû) et une situation professionnelle et économique qui, si elle ne s’est pas franchement dégradée, n’est certes pas à la hauteur des espoirs qui ont été fondés.
Au final, que retenir de ce tableau ? En premier lieu qu’il est nécessaire d’évoquer les classes moyennes au pluriel, tant les univers professionnels et profils par sexe, âge, origine sociale ou niveau de diplôme sont variés, en particulier dans les trois pôles qui les composent. Certaines convergences sont à l’œuvre, mais les spécificités restent très fortes et il est d’autant plus difficile de dégager des conclusions d’ensemble sur les classes moyennes. Sans doute cette diversité contribuet-elle à expliquer l’absence d’un projet politique qui fédèrerait cet ensemble de professions ou de positions sociales.Quoi qu’il en soit (c’est le deuxième enseignement que l’on peut tirer), les classes moyennes ne se sont pas généralisées, pas plus qu’elles n’ont disparu. Elles constituent un pan central de la société, de volume stable, qui a poursuivi sa transformation : l’expansion des classes moyennes salariées y a compensé le déclin de petits indépendants, dont l’évolution – ce sont de moins en moins des agriculteurs, artisans de fabrication, petits commerçants ou restaurateurs, et de plus en plus des artisans de service et intermédiaires indépendants – justifie a posteriori le choix de les avoir retenus aux côtés des professions intermédiaires pour définir la catégorie statistique. Le dernier enseignement, le plus important, que l’on souhaite tirer de l’exercice tient à la manière dont les traits sociaux et économiques des classes moyennes se sont modifiés en vingt ans : par la position intermédiaire qu’elles occupent, elles sont emblématiques des évolutions d’ensemble de la société, à la rencontre d’une fragilisation professionnelle qui menace, du moins est-ce ressenti ainsi, des emplois d’un niveau toujours plus élevé et d’un resserrement de l’éventail des niveaux de vie d’une part et d’une élévation des niveaux de diplômes, origines sociales et positions sociales conjugales d’autre part. Plus qu’à un brouillage généralisé ou au contraire à un maintien à l’identique des positions de classe, plus qu’à une dérive, à une polarisation ou une ascension des classes moyennes, c’est à ce hiatus entre les conditions de leurs espoirs de promotion sociale et l’expérience ou la crainte associées à leurs situations professionnelles, que nous invitent à conclure les données statistiques. »
– Amossé, T. (2019). Classes moyennes: L’ambivalence d’une progression sociale. Savoir/Agir, 48(2), 17-26.