« S’il est difficile de traduire la notion de classes populaires dans d’autres langues (en anglais par exemple), il faut rappeler que, dans la sociologie française, ce terme ne va pas de soi non plus : fruit d’une histoire spécifique, il ne fait pas l’unanimité. Deux phases peuvent être repérées dans l’émergence d’une sociologie des classes populaires en France.
Comme l’a mis en lumière Jean-Michel Chapoulie, la sociologie française est marquée par un fort ouvriérisme des années 1950 aux années 1970 : elle est alors centrée sur le travail industriel et les ouvriers qualifiés et valorise leur rôle politique, laissant ainsi de côté des pans importants du monde ouvrier (femmes, immigrés, OS, ruraux) et traçant une frontière nette entre ouvriers d’une part, employés et indépendants de l’autre. On peut comprendre l’émergence d’une sociologie des classes populaires comme une réaction à cet ouvriérisme. Deux ouvrages ont contribué à la diffusion de la notion et à problématiser sociologiquement son usage.
Le premier est La Culture du pauvre, traduction en 1970 d’un ouvrage de Richard Hoggart paru en 1957. Plusieurs auteurs anglais comme Paul Willis considèrent que l’ouvrage a été mal compris en France. Cette mécompréhension tient au fait que l’ouvrage est bien plus qu’une simple traduction, il s’agit d’une véritable relecture sociologique par Jean-Claude Passeron. L’ouvrage se démarque de la sociologie ouvrière alors dominante, en se focalisant sur les modes de vie et les relations familiales, sur la diversité interne à cet univers ouvrier et en le rapprochant de certaines franges du monde des employés.
Le deuxième ouvrage, très différent du précédent – La Distinction de Pierre Bourdieu, paru en 1979 – partage néanmoins avec lui une posture anti-ouvriériste. Il rend compte de traits spécifiques des goûts populaires, rapprochant ici ouvriers et paysans, en les situant dans un espace social multidimensionnel, introduisant ainsi une réflexion sur la structure interne des groupes populaires, même si elle reste inaboutie.
Ces ouvrages construisent la notion de classes populaires, concurrente de celle de classe ouvrière, en posant les bases de la réflexion développée par Claude Grignon et Jean-Claude Passeron dans Le Savant et le populaire en 1989. Ils mettent en avant les dimensions de la notion qu’a explicitées par la suite Olivier Schwartz : la conjonction d’une position dominée culturellement et économiquement et l’existence de traits culturels spécifiques. Ils s’inscrivent dans une sociologie des classes sociales qui saisit non seulement des individus au travail mais des groupes composés de femmes et d’hommes, dans diverses dimensions de leur existence. Enfin, ils proposent une sociologie des classes populaires attentive à leur diversité interne. Ces directions de recherche vont être poursuivies et nourries empiriquement par de nombreux travaux au cours des années 1980 et 1990.
Ces décennies voient le déclin de la notion de classe ouvrière, dont l’usage recule tout au long des années 1980 pour quasiment disparaître ensuite. Cette période acte également le rapprochement dans les analyses entre ouvriers et employés. Du côté de la sociologie ouvrière d’abord, il est notable que la trilogie de Michel Verret (l’espace ouvrier, le travail ouvrier, la culture ouvrière) s’achève par une réflexion sur le salariat d’exécution et les rapprochements entre ouvriers et employés au sein d’une « combinaison populaire » . Les recherches menées dans les années 1980 et 1990 sur les ouvriers par Florence Weber, Olivier Schwartz, Michel Pialoux et Stéphane Beaud, ou encore Gérard Mauger et Jean-Noël Retière, débouchent toutes sur une réflexion élargie sur les classes populaires. Cet élargissement s’opère ensuite du côté de la sociologie des employés. Les travaux précurseurs se trouvent au sein de la sociologie féministe matérialiste. Des chercheuses comme Danielle Kergoat se sont intéressées conjointement au rapport au travail et à l’emploi des ouvrières et des employées, en soulignant les différences mais aussi les proximités, à propos notamment des « employées prolétarisées » . Au cours des années 1980 et surtout 1990 des enquêtes s’intéressent à la diversité interne aux employés et remettent en cause la représentation d’une frontière nette entre cols bleus et cols blancs. Alain Chenu donne ainsi à voir, notamment à partir d’analyses statistiques, que les employés forment « un archipel ». Il conclut qu’il faut désormais regrouper ouvriers et employés au sein des classes populaires. Des enquêtes de terrain, comme celle d’Anne-Marie Arborio sur les aides-soignantes, proposent des notions nouvelles comme celle de « classes populaires du tertiaire ».
Ces travaux sont assez divers, mais ils contribuent à ancrer dans la pratique sociologique et dans les représentations du monde social un rapprochement entre ouvriers et employés. Cette démarche caractérise désormais de très nombreuses publications fondées sur des données statistiques (sur les inégalités ou la mobilité sociale par exemple), où il est question de groupes ou de catégories populaires pour rapprocher ces deux ensembles.
Dans le même temps, la sociologie des classes populaires et, plus généralement, l’analyse centrée sur les classes sociales, font l’objet de fortes mises en cause. Les critiques portent notamment sur l’idée qu’il y aurait désormais une trop grande individualisation et fragmentation de ces groupes pour qu’on puisse encore parler de classes. Elles ignorent tout ce qui concourt à fabriquer, sinon un sentiment d’appartenance de classe chez les ouvriers et les employés, du moins une unité en termes de conditions objectives d’existence et de travail, nous y reviendrons. Mais elles présentent l’intérêt d’attirer l’attention sur les écarts entre ouvriers et employés et à l’intérieur même de chacune de ces catégories, écarts qui font des classes populaires un ensemble traversé de multiples clivages.
Avant de présenter les éléments de cette hétérogénéité, il faut rappeler ce que recouvrent les catégories d’employés et d’ouvriers en France, dans la nomenclature des PCS (professions et catégories professionnelles) forgée par l’Insee. Ce sont deux catégories construites différemment, l’une à partir des secteurs et niveaux de qualification, l’autre à partir de logiques de métiers et de statut d’emploi.
Cette construction repose sur une partition sexuée très forte, qui est une source majeure d’hétérogénéité. En outre, comme pour toute catégorie, celles d’employés et d’ouvriers recouvrent une hétérogénéité interne, dont on peut penser qu’elle s’est accentuée au cours des dernières décennies.
Ces écarts sont visibles au travail. Le chômage de masse et la précarisation des emplois sont des phénomènes qui touchent de manière aiguë les non qualifiés, les femmes et les immigrés. Ces inégalités internes ne sont pas nouvelles, mais, plus documentées, elles sont aujourd’hui plus visibles et plus intenses qu’autrefois. À de nombreux égards, comme l’ont montré Thomas Amossé et Olivier Chardon, les ouvriers et employés sont divisés en fonction de leur qualification. Environ 30 % d’entre eux sont concernés par des formes d’emploi précaire, soit deux fois plus que parmi les qualifiés.
Ces écarts se retrouvent également dans les fonctionnements familiaux. Les strates précaires sont celles qui reproduisent un modèle familial sexuellement divisé, où les rôles des hommes et des femmes sont strictement définis. Les strates les plus stables et/ou en ascension apparaissent au contraire plus perméables aux normes dominantes, qu’il s’agisse de la moindre division sexuée des rôles domestiques, de l’adoption d’un ethos de propriétaire significative d’une quête de distinction vis-à-vis des quartiers stigmatisés ou de la mobilisation parentale autour des enjeux scolaires.
Cette logique de fragmentation est renforcée par l’évolution des politiques institutionnelles en ce qui concerne, par exemple, le logement ou les aides sociales : alors que les années 1970 ont vu la fin progressive des quartiers intégrateurs, les familles populaires se scindent notamment entre les plus précaires qui résident dans des quartiers stigmatisés éloignés des marchés de l’emploi et les plus intégrées qui tendent à partager les conditions de vie de certaines fractions des classes moyennes dans les quartiers d’accession à la propriété.
Il en est de même du point de vue de la formation scolaire : la majorité des familles populaires valorisent désormais l’importance du diplôme sous l’effet des politiques successives de démocratisation scolaire, mais une part non négligeable d’entre elles restent réticentes à l’ordre scolaire. On observe que les enfants d’employés réussissent toujours un peu mieux que ceux d’ouvriers, ce qui continue de différencier les destins sociaux des enfants de ces deux catégories.
Enfin, ces écarts sont fortement associés aux différences de genre. Au-delà de la division sexuée entre ouvriers et employés, le genre les sépare fortement dans le hors travail. Les femmes de milieu populaire, comme celles de condition moyenne ou supérieure, sont, plus que les hommes, tournées vers l’école et la culture légitime, pour de multiples raisons : outre que ces univers constituent une possibilité d’échapper au confinement domestique, elles sont plus souvent en charge des scolarités et des contacts avec les institutions, enfin les emplois de service, dans le public comme dans le privé, induisent un travail relationnel et parfois une acquisition de compétences orales et écrites nouvelles.
Il existe donc de nombreux écarts entre ouvriers et employés et en leur sein qui rendent problématique de les regrouper dans un seul et même ensemble. Dans le même temps, ces écarts, quel que soit le domaine considéré, apparaissent toujours inférieurs à ceux qui séparent les classes populaires des classes moyennes et supérieures.
En effet, toute une série d’indicateurs montrent que les inégalités entre cadres et professions intermédiaires d’un côté, employés et ouvriers de l’autre, se maintiennent, voire s’accentuent, et que la situation de ces deux dernières catégories se rapproche.
C’est très net sur le plan des ressources économiques : que ce soit en termes de salaires, de revenus, de niveau de vie, et encore plus de patrimoine, les ouvriers et les employés sont proches les uns des autres, loin derrière les catégories intermédiaires et supérieures. En outre, ces inégalités économiques se sont accentuées depuis les années 1980. Il existe des disparités internes, mais elles sont moins fortes que dans les autres groupes.
Autre domaine d’inégalités persistantes : la santé. La mortalité des employés et des ouvriers est plus élevée, de même que leur exposition aux maladies et accidents professionnels, ou encore à la vieillesse en situation de dépendance. Les différences entre hommes et femmes sont nettes : les hommes ouvriers sont les plus frappés. Pour la période 2000-2008, à 35 ans, leur espérance de vie était de 7 ans inférieure à celles des hommes cadres. De même, les femmes employées ont un rapport au corps très différent de celui des femmes cadres, comme on le voit à propos de l’obésité par exemple.
En ce qui concerne la scolarisation, l’accès aux études secondaires et supérieures s’est accru pour les enfants d’ouvriers et plus encore pour les enfants d’employés, mais il reste limité, et se cantonne dans des filières courtes et peu valorisées comme les bacs technologiques et professionnels au lycée ou les BTS après le bac. Les niveaux de diplôme des adultes demeurent très contrastés : en 2010, 32 % des ouvriers et 20 % des employés sont sans diplôme, contre 5 % et 2 % des professions intermédiaires et des cadres.
Bien d’autres aspects pourraient être évoqués, mais un dernier aspect semble essentiel : la distance des classes populaires à la politique institutionnelle s’est nettement renforcée par rapport aux années 1970, comme l’attestent la hausse continue de l’abstention et des votes intermittents parmi les ouvriers et les employés, l’éclatement de leurs votes entre gauche et extrême droite, mais aussi le recul de leur représentation parmi les dirigeants politiques, les élus et les militants.
Au-delà de l’énumération de ces indicateurs d’inégalités persistantes ou croissantes, les enquêtes récentes montrent que trois facteurs sont au cœur du rapprochement entre ouvriers et employés et du maintien de leur position dominée : leur situation au travail, les perspectives de mobilité sociale et les alliances conjugales.
Pour les hommes et les femmes qui exercent des métiers employés et/ou ouvriers, la vie de travail est marquée par des tâches souvent usantes physiquement mais aussi psychologiquement, des bas salaires et une condition subalterne (contrôle du travail et exigences de productivité). Être ouvrier ou employée dans l’industrie comme dans les services, c’est aussi subir le temps des autres, des supérieurs hiérarchiques, des actionnaires, des clients et des usagers, en termes de durée de l’emploi (avec une incertitude très forte sur l’avenir) et de rythmes et d’horaires du travail. Atypiques ou décalés, ces horaires contraignent les formes de la vie familiale et personnelle.
Par ailleurs, ouvriers et employés ont également de faibles possibilités d’évoluer professionnellement. L’enquête FQP (formation et qualifications professionnelles) montre que, depuis les années 1980, les perspectives d’accès aux professions intermédiaires demeurent très limitées, tandis que les circulations entre employés et ouvriers se sont accrues entre générations. La raréfaction des chances d’accès à la petite fonction publique ou à certains statuts d’indépendants, la difficulté d’accéder aux formations qualifiantes contribuent à maintenir dans des positions subalternes la majorité des exécutants.
Enfin, les alliances conjugales et en particulier l’homogamie, demeurent fortes. Un ménage sur cinq est formé d’un ouvrier et d’une employée. 40 % des couples sont composés d’ouvriers, d’employés ou d’inactifs. Les alliances matrimoniales restent donc très clivantes socialement et contribuent à la reproduction des milieux populaires.
Situations de travail caractérisées par la pénibilité et la subordination, faible possibilité d’évoluer professionnellement, formation des couples fortement inscrite au sein de la classe sociale d’origine : ces différents facteurs plaident pour rapprocher employés et ouvriers. Ils donnent aujourd’hui à l’expérience de la subordination la consistance d’une condition sociale. Cette condition commune conduit à parler, on l’a vu, de « classes populaires contemporaines ». L’épithète « contemporaines » permet d’insister sur deux aspects.
D’une part, la permanence de la condition subalterne. Si le travail a changé en profondeur depuis ces quarante dernières années, s’il est à la fois moins industriel et plus tertiaire, il reste cependant physiquement et psychologiquement éprouvant pour un grand nombre d’ouvriers et d’employés. Il reste également associé à une condition inférieure, sans grande possibilité d’en sortir.
D’autre part, la plus grande hétéronomie culturelle des classes populaires. L’allongement des scolarités et l’importance des diplômes dans la société française, l’accès à la propriété du logement, la diffusion de la culture de masse, parmi d’autres facteurs, ont contribué à la déségrégation culturelle des ouvriers et des employés. Si certains traits populaires traditionnels perdurent – comme l’attachement à la famille et aux loisirs en famille – beaucoup d’autres paraissent se recomposer comme la division sexuée des rôles ou le rapport à la consommation. Ces constats ouvrent un vaste chantier de recherche : l’étude des styles de vie des ouvriers et des employés dans leur diversité. »
– Renahy, N., Siblot, Y., Cartier, M., Coutant, I. & Masclet, O. (2015). De la sociologie de la classe ouvrière à la sociologie des classes populaires: Penser ensemble la condition des ouvriers et des employé-e-s. Savoir/Agir, 34(4), 55-61.
« Il n’est jamais simple de « mettre en statistique » un groupe social. Toutes les catégorisations résultent de luttes de classement, et ne sont donc pas neutres quant à la compréhension de leur objet. Conventionnelles, discutables, les statistiques ne sont pourtant pas sans intérêt. Une fois précisés les enjeux de définition et limites associées, elles permettent de fournir des premiers points d’appui pour se repérer dans l’espace social. Cette courte contribution reviendra précisément, bien que succinctement, sur les limites des instruments de la statistique publique pour rendre compte des classes populaires. Adoptant la définition que retiennent usuellement les travaux de sociologie des classes sociales, à savoir l’ensemble des ouvriers et employés, elle en proposera ensuite une esquisse de portrait. Seront ainsi posés quelques premiers éléments permettant de comprendre les univers professionnels dans lesquels elles s’inscrivent, ce qui les distinguent des autres classes et les principales lignes de clivage qui les traversent.
Contrairement à celle d’ouvriers ou d’employés, la notion de « populaire » n’a pas de définition statistique précise. Tout au plus est-elle aujourd’hui parfois utilisée dans les publications de l’Insee, sous le vocable de « classes populaires ». L’expression désigne de façon imagée un vaste ensemble composé des populations ayant des ressources économiques et culturelles limitées, celles qui occupent des emplois dits d’exécution ou vivent des minimas sociaux. Empiriquement, il s’agit essentiellement de tout ou partie des ouvriers et employés, auxquels sont ajoutés, selon les sujets d’étude, les conjoints et enfants des ménages correspondant.
En sociologie, la situation est tout autre : non pas que la notion soit tout à fait clairement définie, mais au moins est-elle largement répandue. Comme le montrent Yasmine Siblot et ses co-auteurs, une sociologie des classes populaires s’est développée en France depuis une vingtaine d’années. Prenant la suite d’une longue tradition de travaux centrés sur le groupe ouvrier, cette sociologie entend confronter une ambition réaffirmée d’analyse des classes sociales aux mutations profondes qui ont affecté la société depuis une trentaine d’années. Dans ce programme, suivant les réflexions d’Olivier Schwartz, la notion de « populaire » peut être vue comme une héritière d’une sociologie d’orientation culturaliste popularisée en France dans les années 1970. Chacun à sa manière, les ouvrages de Richard Hoggart marquent alors une rupture avec les approches ouvriéristes et industrialistes dominantes, et ouvrent l’analyse aux modes de vie du « populaire ». Dans cette veine, la clarification proposée par Olivier Schwartz pose deux caractéristiques fortes des classes populaires : d’une part une situation dominée dans l’espace social, d’autre part une relative autonomie culturelle.
On le comprend, cette notion du « populaire » ne cadre que très partiellement avec la logique que suit la nomenclature socio-professionnelle, instrument principal, et en pratique unique, de repérage des positions socio-économiques proposé par la statistique publique. De fait, celle-ci est professionnelle avant d’être sociale ou culturelle. Elle regroupe des professions, non des strates de population en fonction de leurs modes de vie. Certes, la nomenclature a été présentée comme répondant dès son origine, en 1954, à l’intuition des milieux sociaux . Mais un examen précis de son histoire montre que les considérations sociologiques ont toujours dû composer – et souvent en ne les influençant que de façon secondaire – avec les catégorisations professionnelles du droit du travail. Au sein du salariat, les grands groupes qu’elle définit sont hérités des catégories Parodi des conventions collectives et de leur pendant dans les statuts généraux de la fonction publique. Il y est question d’ouvriers, d’employés, d’agents de maîtrise et de techniciens, de cadres et d’ingénieurs.
Cela étant, il n’y a pas lieu d’opposer par principe le culturel et le professionnel : les modes de vie sont loin d’être sans lien avec la position dans la division du travail et l’inscription dans un univers professionnel. Aussi, à défaut de réellement pouvoir les définir, les catégorisations que propose la nomenclature fournissent-elles des armes pour comprendre les classes populaires. Elles permettent de préciser les professions et catégories socio-professionnelles qui sont en situation d’insécurité socio-économique, suivant en cela le premier des deux critères mis en avant par Olivier Schwartz. […]
En définitive, au-delà des limites liées aux possibilités de définition des catégories statistiques, que nous ont appris ces données ? Que les classes populaires s’inscrivent dans des univers professionnels variés, et sont donc loin d’une image industrielle et ouvrière dépassée, bien qu’elle n’ait pas totalement disparu. Qu’elles sont désormais composées à parité d’hommes et de femmes, qu’elles sont moins spécifiquement jeunes qu’auparavant et qu’elles regroupent toujours une part plus élevée, bien que largement minoritaire, d’étrangers. Selon toutes ces dimensions, en retenant la grille d’analyse que permet la nomenclature socioprofessionnelle, les différences avec les classes moyennes et supérieures ne sont pas majeures, et c’est la diversité interne qui prédomine. La situation est tout autre s’agissant de l’origine sociale, pour laquelle l’ancrage ouvrier est un marqueur fort et stable d’appartenance aux classes populaires : de ce point de vue, les distinctions internes apparaissent faibles au regard des différences externes. Le niveau de formation, la position sociale du conjoint et la situation professionnelle constituent également des dimensions séparant nettement les classes populaires des autres. L’évolution des écarts relatifs avec les classes moyennes et supérieures est variable, mais elle n’efface pas la diversité interne, qui invite très nettement à distinguer (en bas) la situation des ouvriers non qualifiés et (en haut) une partie des catégories d’employés, comme les employés administratifs d’entreprise, et les policiers et militaires. Cette tripartition, dont il conviendra(it) bien sûr de préciser la définition d’un point de vue socio-économique et les éventuelles conséquences en matière d’autonomie culturelle, n’est pas sans évoquer celle proposée par Franz Schultheis et ses co-auteurs. »
– Amossé, T. (2015). Portrait statistique des classes populaires contemporaines. Savoir/Agir, 34(4), 13-20.
« La question « où est passé le peuple ? » est donc double : d’un côté, il s’agit de se demander où vivent les classes populaires aujourd’hui, dans un contexte de gentrification avancée des centres-villes ; d’un autre côté, la question s’adresse aussi à la recherche urbaine qui passe de plus en plus sous silence les classes populaires laissant la place à bien des caricatures. On peut en effet observer une tendance des chercheurs et des chercheuses travaillant sur le rapport à l’espace des groupes sociaux à se focaliser sur les « classes moyennes », qui sont aussi les principaux destinataires proclamés des politiques urbaines. Dans le contexte de gentrification évoqué plus haut, les édiles se donnent comme priorité de retenir ou d’attirer ces « classes moyennes », c’est-à-dire la petite bourgeoisie intellectuelle. Cela vaut également en banlieue dans les opérations de rénovation urbaine, où l’on cherche à faire venir ces « classes moyennes » et à disperser les classes populaires, en particulier celles qui sont racisées.
Si une branche solide de la sociologie a poursuivi et enrichi depuis longtemps l’analyse des rapports de domination, qu’ils soient de classe, de « race » ou de genre, force est de constater que la recherche urbaine utilise le terme de « classe », quand elle l’utilise, de façon le plus souvent peu théorisée, vaguement stratificationniste (en utilisant de façon équivalente le terme de « couche »), et vidée de tout contenu politique. Or, point n’est besoin d’avoir lu Marx pour savoir que les classes n’existent pas en dehors des rapports qui les lient sur différents plans (économique, politique, idéologique) et de multiples manières, que ce n’est que dans et par ces rapports qu’elles se constituent et que ce sont ceux-ci qui leur donnent naissance et en déterminent les traits autant structurels que conjoncturels. « Ce qu’est une classe sociale, ce qu’elle fait ou est amenée à faire dépend d’abord et essentiellement de ses rapports à toutes les autres classes sociales », rappelle le sociologue Alain Bihr (2012, p. 16). « En un mot, la structure de classes (l’ensemble des rapports entre les classes) est déterminante à l’égard de l’être (des propriétés) et du faire (des pratiques) des différentes classes » (ibid.). Ces rapports peuvent être pensés comme des rapports de domination et d’exploitation, les classes populaires étant celles qui n’ont que leur force de travail à « vendre », et dont une partie du produit de ce travail est accaparée au profit du capital. C’est donc au regard de ces rapports tels qu’ils se manifestent dans la conjoncture socio-historique présente en France, et, en ce qui nous concerne, saisis dans leur dimension spatiale, que ce qu’est censé être et faire le « peuple » pourrait revêtir une signification autre que celles aussi fantaisistes qu’intéressées qui ont la faveur des politiciens et des journalistes.
Certes, il n’y a pas lieu ici d’entrer dans une discussion sur le sens à donner au mot « peuple ». Mais il faut bien indiquer pourquoi nous l’avons choisi pour intituler ce dossier, sous peine d’être soupçonnés de verser dans ce travers dénoncé depuis quelque temps non seulement dans l’hexagone mais dans l’Europe entière : le populisme. Pierre Bourdieu (1983, p. 99) soulignait déjà la polysémie du terme, « notion fourre-tout dont chacun peut, comme dans un test projectif, manipuler l’extension pour l’ajuster à ses intérêts, à ses préjugés ou à ses fantasmes sociaux ». Si l’on suit le philosophe Alain Badiou (2013, p. 9), « peuple » est devenu aujourd’hui « un terme neutre, comme tant d’autres vocables du lexique politique. Tout est affaire de contexte ». C’est pourquoi, comme le remarque un confrère du premier, le philosophe Jacques Rancière (2013, p. 139), c’est moins le substantif « peuple » qui pose problème que l’article défini qui le précède car « “le peuple” n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des figures diverses, voire antagoniques du peuple, des figures construites en privilégiant certains modes de rassemblement, certains traits distinctifs, certaines capacités ou incapacités […] ». À cet égard, le terme « populisme » manié à l’envi par les politologues et les éditorialistes pour justifier l’amalgame entre les forces politiques de l’extrême droite et de la gauche radicale sert simplement à dessiner l’image répulsive d’un certain peuple, celle d’une masse ignorante manipulée et poussée à la violence par des « démagogues », image qui permettra de discréditer au passage tous ceux qui persistent à situer peuple du côté de l’émancipation. Or, se préoccuper du sort réservé aux classes populaires par l’urbanisation du capital, analyser la manière dont elles vivent la situation qui en résulte et à laquelle elles font face s’inscrit dans cette dernière perspective, et c’est pour délibérément l’assumer comme telle que le vocable « peuple » a été préféré.
Il va de soi, néanmoins, que, quelle que soit l’empathie éprouvée envers les personnes observées et interrogées, on chercherait en vain trace de paternalisme ou misérabilisme dans les articles présentés, leurs auteurs étant conscients de ce qui doit distinguer le chercheur du militant, sans pour autant devoir se réfugier derrière on ne sait quelle « neutralité axiologique » qui n’est que le masque de l’indifférence quand ce n’est pas du mépris de classe.
La question posée par ce dossier était donc aussi une interpellation et une invitation à renouveler l’analyse des rapports à l’espace des classes populaires. Les articles retenus pour ce dossier témoignent du fait que des jeunes chercheurs ont d’ores et déjà pris la relève sur cette question. Ils analysent les recompositions contemporaines des rapports à l’espace des classes populaires dans différents types d’espaces. Ils explorent principalement leur rapport à l’habitat, mais aussi à l’espace local dans ses différentes dimensions, notamment en termes de sociabilité, de rapports sociaux et de pratiques de solidarité. Les deux premiers textes s’intéressent aux mal-logés et aux locataires de logements sociaux à Paris et à leur relation à l’habitat et au quartier (Dietrich-Ragon ; Launay). Les deux textes suivants analysent deux cas assez proches de copropriétés dégradées datant de l’après-guerre, à Clichy-sous-Bois-Montfermeil (Seine-Saint-Denis) et Marseille (Le Garrec ; Lees). Deux autres textes traitent des classes populaires habitant les périphéries urbaines, l’un explorant en particulier le rapport à l’habitat (Deprez et Vidal) ou l’engagement local dans une commune périurbaine (Girard). Enfin, le dernier texte pose les jalons d’une recherche globale sur les pratiques et l’habitat des classes populaires dans différents contextes urbains, aspirant à un renouvellement de ces approches (Collectif Rosa Bonheur).
Le premier article, « Résister à l’exil. Enquête auprès des mal-logés parisiens », permet d’entrer directement dans le vif du sujet. Pascale Dietrich-Ragon s’intéresse en effet à cette partie du peuple qui, bien que comptant parmi les plus défavorisés, n’a pas encore totalement disparu de ce haut lieu de l’urbanité devenue sélective qu’est la capitale. Son enquête sur les mal-logés qui ont réussi à y demeurer au prix de devoir se contenter d’appartements exigus voire de simples chambres dans des immeubles souvent insalubres et dégradés, visait à répondre à une question : qu’est-ce qui peut bien y retenir ces habitants ? La réponse est dans le titre : « résister à l’exil », c’est résister au déclassement accru qui, à leurs yeux, résulterait d’un départ pour la banlieue, identifiée aux quartiers dits « difficiles » qui jouent de rôle de repoussoir.
P. Dietrich-Ragon montre bien le lien, à première vue paradoxal, entre les conditions de travail, fréquemment déplorables, des personnes interrogées, et l’attachement à un lieu de résidence de piètre qualité. Car ce qui importe d’abord à ces Parisiens est la localisation du logement et non son état. Qu’ils soient Français ou étrangers, avec ou sans « papiers », ils préfèrent vivre dans un lieu décrépit à la surface réduite mais permettant de jouir des aménités liées à de la centralité urbaine, que dans un logement plus vaste et plus confortable situé dans un endroit éloigné et mal desservi, stigmatisé et perçu comme une zone de relégation, la marginalisation spatiale venant alors redoubler la marginalisation sociale. Cela montre que la stigmatisation de certains quartiers populaires de banlieue marque les esprits dans tous les groupes sociaux, même chez les plus démunis, et que les logiques de distinction se jouent aussi au sein de ces derniers, en s’appuyant fortement sur le lieu d’habitation. Bien que pauvres, les mal-logés sont parisiens, et cela représente une certaine compensation symbolique à la domination matérielle qu’ils subissent. L’article montre également l’importance de l’ancrage pour cette fraction particulièrement précaire des classes populaires : déménager serait risqué de perdre un réseau de relations sociales et de solidarité, familiales et amicales, déjà établi sur place, qui représente souvent le dernier filet de sécurité face à une situation sociale très difficile.
En écho à l’article précédent, celui de Lydie Launay porte également sur des habitants ayant échappé aux processus d’éviction hors de la capitale qui affectent le gros des classes populaires. Cette fois, ceux-ci ont pu accéder au logement social mais, de façon assez atypique, dans les beaux quartiers du 8e arrondissement. On devine, dès lors, que la coexistence des nouveaux venus avec les résidents légitimes, c’est-à-dire les « bourgeois », ne s’effectue pas sans gêne d’un côté comme de l’autre, et cela d’autant plus que les habitants relogés font partie des classes populaires racisées. À la domination de classe s’ajoute donc une domination raciste. Comment réagissent ces habitants confrontés ainsi à une double infériorisation dans l’espace résidentiel local ? L’enquête menée par l’auteure auprès de ces derniers est révélatrice.
Parmi ces nouveaux habitants des classes populaires racisées dans les beaux quartiers, l’auteure distingue deux façons de réagir à cette situation atypique. Ceux qu’elle qualifie d’« embourgeoisés » cherchent à « se plier aux normes et cultures dominantes » en matière de comportements pour tirer parti d’une localisation résidentielle considérée comme un « facteur de valorisation sociale », ce qui conduit souvent les résidents dominés à intérioriser les préjugés dominants relatifs au désordre et à l’insécurité supposés des quartiers populaires. On retrouve là une logique de distinction sociale d’un groupe dominé, même si celle-ci est coûteuse symboliquement en termes d’intériorisation de la domination. D’autres sont appelés « décalés » par l’auteure parce qu’ils se sentent en porte-à-faux dans un univers socio-spatial où ils ne se sentent pas à leur place, mais persistent, à la différence des précédents, à essayer de préserver leur mode de vie. Tandis que certains adoptent un profil bas en se réfugiant dans une logique de retrait et de discrétion garante de cette préservation, d’autres prennent appui, d’une part, sur les quartiers populaires qu’ils ont quittés mais où ils ont conservé leurs relations commerciales, familiales et amicales, et d’autre part, sur le réseau d’entraide qu’ils ont réussi à constituer entre eux dans leur voisinage immédiat pour riposter au « racisme plus ou moins feutré » et résister aux injonctions moralisantes qui en émanent.
Cet article permet d’émettre de sérieux doutes sur les bienfaits supposés de la mixité sociale, ce qui rejoint d’ailleurs le travail désormais canonique de Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire (1970) aux débuts des grands ensembles.
Si l’idée qui a longtemps prévalu selon laquelle les classes populaires résideraient en majorité dans les ensembles de logements hlm commence à être sérieusement battue en brèche, deux autres postulats demeurent encore largement répandus. D’une part, celui qui veut que ce soient pour ce type de logements que se posent les problèmes majeurs de dégradation tant physique que sociale, et celui présentant la copropriété comme une avancée au regard de la trajectoire résidentielle des couches populaires par rapport à la location en hlm. Or, ce sont ces deux postulats que deux articles de ce dossier remettent en cause à partir d’analyses de cas rigoureuses et documentées. Sylvaine Le Garrec et Johanna Lees travaillent sur les habitants de copropriétés construites dans l’après-guerre, en même temps que les grands ensembles et relevant aujourd’hui des copropriétés dégradées ou en difficulté. C’est aussi l’originalité de ces deux études de cas que de porter sur des copropriétés dégradées qui ne sont pas de l’habitat ancien. Il s’agit donc de résidences fonctionnalistes ressemblant aux grands ensembles de logements sociaux mais étant en fait de l’habitat privé faisant office de « parc social de fait ». Outre les terrains d’études, les deux auteures adoptent des angles d’analyse différents.
À Clichy-Montfermeil, si « difficulté » il y a dans la cité des Bosquets que S. Le Garrec a pris pour exemple d’un phénomène qui touche nombre de copropriétés en France accueillant des populations que l’on qualifie de « vulnérables » ou de « fragiles » pour ne pas dire « pauvres », c’est en premier lieu celle rencontrée par ces populations à payer des charges exorbitantes pour un entretien des immeubles qui brille souvent par son absence. D’où une multiplication des impayés, y compris de loyers en augmentation constante pour compenser ces derniers, et une aggravation de la précarité pour les familles résidentes.
Cette situation résulte d’un enchaînement de circonstances dont S. Le Garrec retrace les grandes lignes, mêlant les visées spéculatives risquées des acteurs privés initiaux et la politique aberrante des pouvoirs publics via les bailleurs sociaux qui ont pris le relais, avec pour point d’aboutissement la concentration dans cette copropriété comme dans bien d’autres des populations les plus discriminées – notamment immigrées – dans l’accès au logement privé et au logement social officiel. Les démolitions/reconstructions en cours n’arrangent rien puisque, sous couvert de favoriser la « mixité sociale », les logements neufs sont destinés à des ménages au statut social plus élevé tandis que le relogement des locataires s’effectue à l’intérieur du quartier dans des bâtiments dégradés voire de nouveau voués à la démolition. Quant aux propriétaires occupants pour qui il avait été plus facile d’acheter à crédit un appartement aux Bosquets que d’obtenir un logement locatif privé ou hlm, « l’accession à la propriété, loin d’être un gage de sécurité et de représenter une progression dans leur trajectoire résidentielle et sociale, se révèle être pour eux un piège qui les conduit vers un processus d’endettement, de paupérisation et de marginalisation sociale ». Au bout du compte, on en arrive à ce résultat dont S. Le Garrec pointe le caractère paradoxal : « les copropriétés privées manifestent des signes de délabrement, de délaissement et de paupérisation bien plus impressionnants encore que les quartiers hlm les plus disqualifiés ».
En analysant les parcours résidentiels des locataires de trois copropriétés dégradées marseillaises, Johanna Lees en arrive à une conclusion analogue. L’hypothèse de départ était que « la copropriété dégradée aujourd’hui participe de moins en moins d’un lieu de passage dans un parcours résidentiel ascendant. Remplissant la fonction de logement social de fait, elle s’apparente plutôt à une impasse ». Une hypothèse dont les trajectoires et les commentaires des personnes interrogées confirment le bien-fondé. Ce qui conduit J. Lees à opposer une étape où l’accès à un logement dans une telle copropriété pour une population composée en majorité d’immigrants étrangers ou des dom-tom est perçu de façon positive, à une autre où l’impression qui prédomine est d’être « assigné à résidence ». La conclusion rejoint celle de S. Le Garrec : « l’ascenseur résidentiel proposé par l’habitat en copropriété dégradé semble donc à l’image des ascenseurs de ces bâtiments : en panne ». L’auteure aurait pu ajouter : « à l’image aussi de l’ascenseur professionnel » si cela ne contredisait pas le postulat du sociologue Denis Merklen (2009) qu’elle fait sien, selon lequel, sous prétexte que « l’action publique cible aujourd’hui l’habitant plus que le travailleur », l’identité des classes populaires tend à migrer du travail vers l’habitat.
La justesse du postulat de Denis Merklen (2009) pourrait cependant être apparemment attestée par les deux articles qui suivent où l’auto-affirmation de l’identité collective d’individus appartenant aux classes populaires prend place dans la sphère du hors-travail dans un cadre local.
Dans le premier, Samuel Deprez et Philippe Vidal traitent d’un habitat autoconstruit aux limites de la ville du Havre, sur le littoral, comme expression d’une « quête d’ailleurs » de la part des couches populaires. Des travailleurs et des retraités assez financièrement démunis sans l’être tout à fait y concrétisent non loin de chez eux dans une illégalité jusqu’ici tolérée par les autorités le rêve pavillonnaire que leurs faibles revenus leur interdisent de réaliser ailleurs. Un rêve qui n’a donc rien de subversif et que n’inspire d’ailleurs aucun militantisme. Il s’agit tout simplement pour eux, comme pour beaucoup d’autres habitants plus chanceux parce que plus riches ou moins pauvres qui peuvent se payer une résidence secondaire, de s’évader de temps à autre de l’univers contraint de l’existence en hlm, évasion où ce qu’ils fuient importe autant que ce qu’ils recherchent. D’un côté, l’agitation, les nuisances sonores et olfactives de la ville, l’enfermement dans le logement et l’insécurité à l’extérieur, l’anonymat d’un cadre de vie normalisé et d’un voisinage humain sérialisé ; de l’autre, le calme, l’immersion dans un environnement naturel – la vue sur la mer, le plein air – ou ressenti comme tel – la verdure des jardins et des haies, la possibilité de se fabriquer soi-même avec les moyens du bord un domicile de rechange, la construction d’un « monde commun » fondé sur l’interconnaissance, l’entraide et la solidarité. Avec une grande précision renforcée par les illustrations et beaucoup d’empathie, les auteurs décrivent les « différentes facettes » de cet habitat véritablement populaire et le « vécu » de ceux qui l’ont bâti et aménagé, promis sans doute à la disparition « pour cause d’utilité publique ».
C’est par conséquent en tant que citadins désireux de rompre ponctuellement et partiellement avec le mode de vie urbain, et non en tant travailleurs, que ces pionniers d’une bi-résidentialité d’un nouveau type affirment leur identité. Néanmoins, on peut penser que la nécessité, la possibilité et la manière de le faire seraient incompréhensibles si l’on ne tenait pas compte de leur ancrage de classe prolétarien présent ou passé.
À partir d’un cas différent, Violaine Girard analyse la mobilisation sur la scène locale, associative et municipale, des fractions stables ou en ascension des classes populaires dans une commune périurbaine où elles sont fortement présentes… et représentées. Une mobilisation où le local n’est plus le lieu d’une revendication et de conquête d’une quelconque autonomie de classe politisée, mais investi au contraire « sur le registre de l’apolitisme ».
L’objectif de l’auteure, toutefois, n’est pas de débattre sur le sens de cette dépolitisation et ses implications, mais de « nuancer » c’est-à-dire, en fait, de combattre la thèse, en vogue dans certains milieux politiques et médiatiques, qui dépeint les ménages ouvriers ou employés périurbains comme des laissés pour compte de la mondialisation et de la métropolisation, les territoires correspondants devant dès lors être considérés comme de « nouveaux » espaces de relégation des classes populaires. À l’encontre de la supputation qui en découle d’un repli sur elles-mêmes de ces dernières, V. Girard montre pourquoi et comment ces strates supérieures du peuple parviennent, là où elles sont numériquement dominantes, à l’être aussi socialement et institutionnellement sinon politiquement. Car si engagement politique il y a, il a peu à voir avec ce que l’on entend d’ordinaire par cette expression : « les affaires municipales y sont appréhendées sur un mode concret, selon une grille de lecture opposant la gestion locale aux orientations partisanes ou politiques ».
Ainsi cette aristocratie populaire, si l’on peut dire, parvient-elle à acquérir une sorte d’hégémonie dans ce type de commune grâce au rôle joué par une sociabilité de proximité spécifique très éloignée de celle des « quartiers ouvriers traditionnels marqués par la clôture sur soi du groupe ouvrier, autour du clivage “eux/nous” », et par les « signes de respectabilité associés à l’espace pavillonnaire, par opposition à l’image stigmatisée des grands ensembles d’habitat social ». Avec pour corollaire logique, sur place, « la mise à distance de certains habitants appartenant aux fractions plus démunies des classes populaires », où l’on retrouve les logiques de distinction sociale évoquées plus haut.
À l’heure où les identifications professionnelles apparaissent fortement déstabilisées dans les milieux populaires, sous l’effet, entre autres, de la flexibilité et de la précarité, l’ancrage résidentiel semble ainsi prendre le relais, du moins pour les travailleurs les plus qualifiés. Reste à savoir ou plutôt à juger si l’« appartenance locale » et la « respectabilité sociale » en lesquelles V. Girard discerne les deux piliers de la construction d’une nouvelle identité populaire peuvent être intégrées aux valeurs progressistes auxquelles la référence au « peuple » a pu être longtemps associée.
« Comment étudier les classes populaires aujourd’hui ? » Telle est l’interrogation formulée en guise d’intitulé par le collectif de chercheurs Rosa Bonheur, auteur du dernier article, à laquelle ils se proposent de fournir un début de réponse au travers d’« une démarche d’ethnographie comparée ». L’apport de ce travail est multiple.
Il tient d’abord à son caractère multisite – trois contextes nationaux ont été choisis (France, Espagne, Argentine) – et au long cours puisque l’article constitue un premier bilan d’étape d’une enquête qui se poursuit. À partir de deux entrées problématiques, celle du territoire et celle des tensions entre autonomie et contraintes, les auteurs s’attachent à décrire l’ensemble des pratiques de « débrouille », à la fois matérielles et symboliques, construites par des prolétaires en réponse aux processus de désalarisation. Ces activités souvent « informelles », qui font l’objet d’une description détaillée grâce à une immersion dans le milieu étudié, sont présentées comme analyseurs des recompositions des classes populaires à l’œuvre dans les sociétés contemporaines. Recompositions qui contrastent, en les complexifiant, avec les analyses habituelles ou ce qui en tient lieu, sur leur décomposition.
En effet, et c’est là le second apport de l’article, la démarche adoptée est à même d’invalider certaines approches à la fois simplistes et « misérabilistes » portant sur les classes « subalternes » aujourd’hui, notamment celles qui sont fondées sur le postulat unilatéral de leur irrémédiable délitement. À partir d’exemples concrets, les auteurs montrent que l’initiative, la créativité et la solidarité populaires sont toujours au rendez-vous, même si cette résistance à l’ordre des choses existant, réelle bien que peu « politique », se déroule sur des terrains et selon des formes évidemment différents de ceux de l’époque où le mouvement ouvrier était en plein essor.
Enfin il faut souligner une posture particulière de recherche revendiquée par les auteurs qui mériterait d’attirer l’attention de leurs collègues. La signature collective – pas moins de sept enseignants-chercheurs ! –, pourra étonner certains. Mais, solidaires de ces auteurs, nous nous associons à leur refus, « à rebours des politiques d’évaluation individuelle des universitaires, que le travail de pédagogue et de chercheur se dissolve dans l’individualisation ». En rupture avec le règne de la concurrence soi-disant libre et non faussée qui n’épargne pas le milieu de la recherche, il nous semble qu’il faille encourager une démarche fondée sur « l’affirmation de la nécessaire dimension collective de nos pratiques professionnelles ». »
– Clerval, A. & Garnier, J. (2014). Éditorial. Espaces et sociétés, 156-157(1), 9-18.
« Récemment, une polémique savante, reprise par les médias et les politiques, a surgi à propos de la politique de la ville. Pour Christophe Guilluy, en se focalisant sur les cités de banlieue, les politiques publiques passent à côté du « vrai peuple » qui se trouve relégué dans les campagnes et les petites villes (Guilluy, 2010). Ce propos a été relayé, à droite pour stigmatiser des politiques trop aimables avec les immigrés ; à gauche pour appeler le Parti socialiste à s’intéresser au peuple et pas seulement à la petite bourgeoisie.
Il n’entre pas dans le propos de cette contribution de poursuivre la polémique, mais de tenter d’aller au-delà, en montrant qu’entre les banlieues et les pavillons, c’est le peuple lui-même qui est en train de disparaître.
Cette disparition n’est pas d’ordre sociologique : même si les proportions varient, la somme des ouvriers et des employés représente toujours, et depuis quarante ans, 40 % de la population active. Il ne s’agit pas non plus d’une disparition culturelle, car les pratiques culturelles populaires sont bien vivantes et se renouvellent. Il s’agit d’une disparition politique. Non pas la disparition du peuple comme sujet politique, il ne l’a jamais véritablement été, sauf dans de rares moments de mobilisation ou, par métonymie, lorsque l’on assimilait le peuple à la « classe ouvrière ». Le peuple disparaît comme catégorie d’intérêts et de pratiques légitimes dans la représentation de la société qui se construit à travers les politiques publiques et les visions d’experts.
On veut soutenir ici que le peuple est victime de l’obsession égalitaire, obsession certes rhétorique, puisqu’elle n’empêche pas les inégalités réelles de s’accroître, mais performative cependant, puisqu’elle conduit à des décisions concrètes de politiques publiques, qui en retour produisent des effets sociaux, économiques et urbains. Au nom de l’égalité, les caractéristiques sociales, culturelles, professionnelles des personnes appartenant aux catégories populaires sont progressivement transformées en autant de handicaps ; la concentration d’ouvriers et d’employés, français ou étrangers, dans un même quartier devient un degré supérieur de handicap ; le maintien des individus dans les catégories d’ouvriers ou d’employés est assimilé à un échec personnel et collectif.
Dans cette optique, le peuple est invité à se dissoudre, puisque sa seule existence témoigne de l’échec du projet égalitaire.
La politique de la ville – ensemble de dispositifs destinés à transformer les caractéristiques urbaines, sociales, économiques et culturelles de certains quartiers populaires peuplés de français et d’étrangers – est un terrain particulièrement fécond pour étudier la logique de cette disparition programmée et ses conséquences.
La géographie des quartiers de la politique de la ville s’est progressivement durcie et concentrée sur quelques indicateurs qui sont censés décrire les difficultés sociales et économiques des habitants des quartiers, mais qui, en réalité, fonctionnent sur deux implicites : le premier est que ce sont les caractéristiques (sociales, culturelles…) des habitants qui expliquent les inégalités ; le deuxième est que la concentration de ces habitants constitue un handicap en soi qui redouble les déficits individuels.
Le choix des premiers quartiers, au début des années 1980, est fait par les maires des villes, qui se fondent sur des éléments plus ou moins subjectifs (ensembles de logements sociaux, mauvaise réputation du quartier mais aussi exemplarité liée à l’histoire urbaine du lieu. Ceci produit une géographie très hétérogène, bien décrite par J.-B. Champion et M. Marpsat (1996). À partir de cette approche sensible et locale, les gouvernements successifs poursuivent un processus de rationalisation, de façon à constituer une catégorie unique, qui deviendra, avec le temps, les « zones urbaines sensibles » (zus).
Cette rationalisation se produit en trois temps. Un premier temps, au début des années 1990, consiste dans le choix de quelques indicateurs destinés à caractériser la population de la géographie prioritaire. Le choix s’arrête sur la proportion de jeunes de moins de 25 ans, celle d’étrangers, celle des chômeurs, accompagnées d’une mesure d’écart à la moyenne de la commune. Le deuxième temps consiste à agréger ces indicateurs (en les multipliant par la population totale du quartier et en les divisant par le potentiel fiscal de la communes) pour construire un indice synthétique d’exclusion, chaque quartier se voyant affecté d’une valeur unique. Le troisième temps, au moment de la loi de rénovation urbaine de 2004, consiste dans l’énoncé de l’objectif de réduction des écarts entre la population des quartiers et celle de la ville.
On comprend la nature de l’opération. D’abord, il s’agit de construire des caractéristiques sociales de la population (jeunes, étrangers) comme autant d’indicateurs de difficultés ou de handicaps ; ensuite (construction de l’indice), il s’agit de montrer que la concentration de ces caractéristiques redouble le problème ; enfin, on annonce que l’objectif de la politique poursuivie est de réduire ces caractéristiques.
Même si les indicateurs se sont raffinés et enrichis avec le temps (incluant des données monétaires et des données sur le niveau de diplôme par exemple), on voit où débouche ce type de construction : les inégalités sociales et économiques sont la conséquence des caractéristiques de la population en place. La magie de l’approche géographique permet que personne ne s’interroge sur ce qui explique que les ouvriers et/ou immigrés ou leurs enfants aient des performances scolaires moindres, ou qu’ils soient plus souvent frappés par le chômage, ou encore que leurs revenus soient inférieurs à la moyenne. C’est bien parce qu’ils sont immigrés ou ouvriers que leurs indicateurs sont mauvais. Et ils sont doublement mauvais puisque non seulement les individus présentent de mauvais résultats, mais encore la concentration de ces individus aggrave les risques d’obtenir de mauvais résultats sur le marché du travail ou le marché scolaire.
Il faut lire les diagnostics et les monographies, produites avec la plus grande innocence, par les étudiants, les travailleurs sociaux ou certains cabinets d’études. Ils commencent toujours par égrener les mêmes statistiques massives : part des étrangers, des ouvriers et des employés, salaire moyen (salaire médian lorsque l’on veut raffiner), familles monoparentales, familles polygames, part des jeunes, taux de délinquance, etc. Autrement dit, peu à peu, les ouvriers, les employés, français, immigrés ou étrangers habitant ces quartiers, deviennent la cause des inégalités sociales qu’ils subissent.
Les classes laborieuses ne peuvent qu’être malheureuses, dès lors que leur existence se déroule sous le signe du manque et de l’échec ; elles ne sont plus désignées qu’en creux, par ce qui ne leur permet pas d’accéder à la norme, c’est-à-dire la moyenne statistique des agglomérations dont font partie les quartiers de la géographie prioritaire. Et le cœur des pleureuses les accompagne dans ce qu’il faut bien voir comme un enterrement de « première » classe.
Le durcissement des modes de désignation s’accompagne d’un durcissement des objectifs politiques. Les premières opérations conduites dans les années 1980 affichent une volonté de « reconnaissance » de l’existence des quartiers au sein des villes dont ils font partie : les gouvernements des années 1990, à travers un renforcement de la présence de l’État témoignent d’une volonté de « rattachement des quartiers à la République ». Dès la fin des années 1990 cependant, l’objectif de « normalisation » – qui se traduit dans l’expression « faire de ces quartiers des quartiers comme les autres » – prend le pas sur tous les autres et se marque notamment par l’affichage explicite de politiques de peuplement visant à restaurer la « mixité sociale » dans ces quartiers, afin de diminuer la concentration des groupes sociaux considérés comme problématiques. La loi de « rénovation urbaine » de 2004, dite loi Borloo, du nom du ministre qui l’a portée devant le parlement, fait explicitement référence, dans ses attendus, à l’objectif de mixité sociale, entendu comme le moyen principal de réduction des écarts constatés par les statistiques entre le profil social et économique des habitants des quartiers et celui des villes dont ils font partie.
Cette invocation de la mixité sociale n’est pas nouvelle ; elle est présente tout au long des années 1980 et 1990, notamment à propos des grands ensembles de logements sociaux, pour lesquels il n’est pas rare de déplorer la belle mixité perdue des origines, due au départ des classes moyennes et à l’arrivée massive d’immigrés et d’étrangers dans ces logements. Toute une mythologie se construit peu à peu qui célèbre un âge d’or du logement social, où les classes sociales étaient mélangées, suivi d’une longue descente aux enfers, caractérisée par une homogénéisation sociale et surtout ethnoculturelle croissante « vers le bas ».
La loi d’orientation pour la ville de 1991 et la loi solidarité et renouvellement urbain de 2000, toutes deux votées sous un gouvernement de gauche, inscrivent explicitement la mixité sociale au rang des « valeurs républicaines » qu’il s’agit de restaurer dans des villes décrites comme minées par l’entre-soi et la ségrégation sociale et spatiale. Mais c’est avec la loi de 2004 que la question de la mixité sociale devient le fil directeur explicite de l’intervention des pouvoirs publics dans les zones urbaines sensibles. L’action vigoureuse et, espère-t-on efficace, sur l’offre de logements et le cadre bâti est censée contribuer à diminuer les concentrations de ménages ouvriers et/ou immigrés tout en offrant des produits logements attractifs pour des classes moyennes « de souche ».
On voit donc se dessiner un processus logique de naturalisation des problèmes, qui traverse les gouvernements de gauche et de droite : les caractéristiques sociales des ouvriers, des employés français, étrangers ou immigrés sont identifiées comme autant de handicaps qui empêchent la réalisation de l’objectif d’égalité. Cette naturalisation se renforce de la concentration des populations présentant des caractéristiques similaires. Par conséquent, la seule solution permettant d’accomplir l’objectif d’égalité consiste à réduire les écarts, raboter les différences sociales. Au bout du compte, c’est la démolition/reconstruction visant à « moyenniser » la composition de la population qui devient l’instrument privilégié de cet idéal d‘égalité des territoires, en vertu de la mixité sociale érigée en principe républicain.
On sait que le projet n’a pas abouti. C’est même au nom de cet inaboutissement que les différents rapports d’évaluation, qu’ils émanent de la Cour des comptes ou d’instances ad hoc concluent régulièrement à l’échec de la politique de la ville. Échec mesuré à l’aune de l’incapacité de ces politiques, y compris dans leur version la plus radicale – démolition/reconstruction – à engager les zones urbaines sensibles sur la voie de la normalisation. On ne discutera pas ici de la nature de cet échec, mais sur ce que ces objectifs de mixité révèlent de la conception des rapports sociaux et du rôle des politiques publiques qui domine parmi les responsables politiques et administratifs, certains experts et intervenants médiatiques. Les inégalités sociales, économiques, culturelles sont insupportables – chacun pourrait, à la rigueur, s’accorder sur ce point de départ. Cependant, les dispositifs d’intégration, de redistribution et les filets de sécurité s’essoufflent et semblent atteindre leur limite dans leur capacité à réduire les inégalités, alors même que le poids des budgets publics dans la richesse nationale ne cesse de s’accroître. Cet essoufflement de l’État providence est-il lié aux transformations du modèle productif et des rapports sociaux ? Sans doute, mais dans une proportion croissante, les responsables politiques et les observateurs considèrent que les ratés de l’État providence sont imputables aux individus eux-mêmes, qui ne sont pas à la hauteur du projet égalitaire que l’on nourrit pour eux. Il est intéressant de voir combien l’évolution des diagnostics sur les zones urbaines sensibles est concomitante de l’émergence de la notion de discrimination, comme les deux faces d’une même médaille. Dans les deux cas, il ne s’agit pas de mettre à jour des rapports sociaux, des mécanismes institutionnels ou des stratégies, mais de renvoyer les inégalités à la qualité des personnes. Du côté des quartiers, ce sont les caractéristiques des habitants qui expliquent les inégalités ; du côté des discriminations, ce sont les réactions des employeurs, des enseignants, des agents de service public (etc.) face aux caractéristiques des personnes (racisme, sexisme, homophobie, etc.) qui produisent les inégalités. Ces deux lignes se rejoignent sur le fameux « effet d’adresse », au nom duquel les demandeurs d’emplois issus des quartiers de la géographie prioritaire connaîtraient une discrimination supplémentaire, toutes choses égales par ailleurs.
En tentant une généralisation du propos, on peut penser qu’il s’agit d’un cas particulier de ce que l’on pourrait appeler une perversion égalitaire. Soit une société qui ne peut plus se penser comme structurellement inégalitaire et pour qui l’égalisation des conditions constitue la seule traduction possible de l’idéal de cohésion sociale. D’où l’incapacité de penser les inégalités sociales autrement qu’au prisme des caractéristiques individuelles : toute dérogation à la moyenne – érigée en norme – devient la marque (le stigmate aurait dit Goffman) d’un handicap social. Le message implicite est donc celui-ci : pour bien vivre, il faut changer de condition sociale, seule la mobilité sociale ascendante – l’ascenseur social – permet de traiter la question des inégalités. L’idée qu’une société aussi complexe et diverse que la France contemporaine puisse faire cohabiter, autrement que de façon folklorique, une grande diversité de modes de vie, de cultures, de façon de construire sa vie nous est devenue insupportable. Cette perversion égalitaire se diffuse dans tous les domaines : celui de la religion, celui de la réussite scolaire, celui de la réussite professionnelle, celui des modes d’habiter, celui des consommations culturelles, etc. Le seul ressort de la cohésion sociale semble être la normalisation généralisée des comportements, au nom de la morale laïque et écologique. L’islam est mis en cause au nom de l’égalité des sexes ; l’habitat pavillonnaire est mis en cause au nom de la consommation d’espace et de gaz à effet de serre ; les carrières populaires, l’apprentissage ou la condition d’ouvrier et d’employé sont considérés comme autant d’échecs personnels et collectifs ; les quartiers populaires sont dénoncés comme étant des foyers de délinquance, d’intolérance religieuse et d’oppression des femmes.
Au nom de l’égalité (avec les nuances que ce substantif peut revêtir lorsque l’on décrit le spectre politique et idéologique) s’est constituée une vaste entreprise de disqualification des classes populaires, de leurs cultures et de leurs modes de vie. En dehors de la compétition sur les marchés scolaires, professionnels et résidentiels, il n’existe plus de représentation des rapports sociaux autrement qu’en termes de gagnants et de perdants. La masse considérable de personnes qui ne se pensent ni comme des gagnants, ni comme des perdants, c’est-à-dire l’immense majorité des femmes et des hommes de ce pays n’a pas de place dans cette lecture binaire. Elle se trouve invitée à prendre place dans l’un ou l’autre de ces deux groupes, renvoyée soit à l’injonction de mobilité sociale, soit à la compensation de l’aide sociale.
Comme le fait remarquer le sociologue François Dubet (2004), cette lecture binaire qui procède d’une conception des rapports sociaux fondée sur la compétition entre individus, ne peut pas être opératoire. D’abord parce qu’elle ne peut qu’induire la dévalorisation et la frustration des perdants – si je suis ouvrier, c’est parce que je n’ai pas été bon à l’école – et l’hyper-protection des gagnants – si je veux garantir ma place et celle de mes enfants, je dois me protéger, ériger des barrières, utiliser toutes les ressources pour éviter que la « roue ne tourne ». Cela produit une société d’angoisse où la peur du déclassement fait pendant à la frustration de ceux qui n’ont pas accédé aux bonnes places. Une société dans laquelle les politiques publiques, au nom de la solidarité, ne pensent et n’agissent plus qu’en termes de promotion (des meilleurs) et de compensation (à l’endroit des perdants). Une société de compétition généralisée, une forme paradoxale d’état de nature dominée par la guerre de tous contre chacun.
Il n’est pas question de nier les inégalités de conditions qui se traduisent par des éléments fondamentaux tels que le niveau de salaire, les perspectives professionnelles et affectives, la morbidité, la qualité du cadre de vie. Ce que l’on conteste c’est que le traitement de ces inégalités se traduise uniquement par une injonction à la normalisation : normalisation sociologique des quartiers populaires et immigrés ; normalisation économique des carrières populaires indexées sur un seul modèle de réussite.
À force de renvoyer la résolution des inégalités à une hypothétique normalisation (ou moyennisation) généralisée, nous ne voyons plus les inégalités réelles et surtout nous confondons inégalités réelles et différences culturelles, sociales, professionnelles. Ce qui fait peser, comme le fait remarquer le sociologue Hugues Lagrange (2010), une forme de double peine notamment sur les immigrés qui, en plus des inégalités structurelles qu’ils subissent, se voient accuser d’en être responsables.
Repenser les inégalités, comme nous y invite Amartya Sen (2000), c’est non seulement reconnaître que la production des inégalités est un mécanisme permanent des sociétés, mais aussi accepter que l’on peut espérer avoir une vie bonne sans subir l’injonction à la compétition pour devenir « normal », c’est-à-dire dominant. À ceux qui déplorent la « panne » de l’ascenseur social, il faut répondre que l’on peut avoir envie de rester au même étage. Face aux fausses promesses de l’égalité de conditions, il faut opposer l’exigence d’égale dignité. Face à l’illusion de la promotion sociale infinie, il faut opposer des politiques publiques qui contribuent à améliorer la vie des gens tels qu’ils sont. »
– Estèbe, P. (2014). La disparition. Espaces et sociétés, 156-157(1), 241-248.
« Changer de lieu de résidence est loin d’être un évènement anodin dans la vie sociale d’un individu. Il actionne des processus de désorganisation et de réorganisation des manières d’être dans la ville et participe à façonner les identités sociales. Il ne constitue pas seulement une nouvelle étape dans la trajectoire résidentielle, il engage toute la position sociale de l’individu et redéfinit son rapport à l’altérité (Chamboredon et Lemaire, 1970).
Depuis les travaux fondateurs de l’École de Chicago (Joseph et Grafmeyer, 1979), les mobilités résidentielles des groupes sociaux ont fait l’objet de nombreux travaux réalisés dans des contextes urbains variés, principalement dans les quartiers d’habitat social (Lapeyronnie, 2008), les quartiers périphériques (Cartier et al., 2008) et ceux en cours de gentrification (Collet, 2010). Ces travaux ont pour objet commun de se centrer sur des territoires populaires en transformation dans lesquels coexistent des classes populaires et des classes moyennes, plus rarement des classes supérieures (Tissot, 2011). Peu s’attachent à étudier les rapports au territoire et à l’altérité qui se jouent dans les beaux quartiers. Pourtant, comme le démontrent les travaux précurseurs de M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot (1989), placer la focale sur ces quartiers offre un éclairage heuristique, tant sur les relations complexes entre la sphère résidentielle et les autres sphères de la vie sociale (la famille, l’école, etc.), que sur la dimension spatiale des inégalités sociales. Ces lieux privilégiés de l’entre-soi des classes supérieures, qui reflètent la position dominante qu’occupent leurs habitants dans l’espace social, laissent peu d’opportunités aux autres groupes de s’y inscrire. L’altérité n’y est tolérée qu’à la seule condition qu’elle ne vienne pas troubler l’ordre social local, régi selon les modèles culturels des classes supérieures.
À contre courant de ces logiques ségrégatives et des dynamiques du marché immobilier qu’elles induisent, la Mairie de Paris mène depuis 2001 une politique ambitieuse de promotion de la mixité sociale par l’habitat, qui consiste notamment à produire des logements sociaux dans les beaux quartiers, à travers le dispositif d’acquisition-conventionnement (Launay, 2006). Elle entend ainsi lutter contre la concentration persistante des ménages « pauvres » et « immigrés » dans les quartiers d’habitat social et réduire les distances travail/domicile des « acteurs clés », afin d’accroître la mobilité sociale de ces ménages, de garantir la cohésion et de soutenir l’efficacité économique de Paris (Launay, 2010). À l’instar des politiques nationales de « mixité », la mobilité résidentielle des classes populaires hors des quartiers d’habitat social et les situations d’hétérogénéité fabriquée qui en résultent, sont pensées comme ne pouvant être que bénéfiques pour ces classes populaires et leurs enfants. Elles faciliteraient leur intégration présupposée défaillante par « l’encadrement et l’éducation par l’exemple, les membres des couches laborieuses s’élèveraient en fréquentant les couches socialement supérieures, au prix du renoncement à quelques-unes de leurs “aspérités” » (Tanter et Toubon, 1999, p. 59).
À partir d’une enquête sociologique réalisée dans des immeubles hlm situés dans le 8e arrondissement, cet article analyse les effets de la mobilité résidentielle sur la production des rapports au territoire et à l’altérité des classes populaires logées dans un beau quartier, en se centrant sur les cohabitations perçues et vécues qui se structurent dans ce contexte de mixité imposée. Il montre que ces populations déploient différents modes d’investissement de l’espace et sociabilités locales pour s’adapter à cette situation de domination par l’espace qui articule des rapports de classe et des rapports de « race » (Fassin et Fassin, 2006) – ces populations étant immigrées ou identifiées comme telles.
Comprendre ces modes d’investissement et de sociabilité locaux, ainsi que les formes d’adaptation auxquelles ils sont liés, implique de saisir tout d’abord la manière dont ces populations perçoivent l’installation dans un logement des beaux quartiers et la coexistence qu’elle induit dans la pratique quotidienne des rues et des écoles du quartier avec des groupes dominants. Ce changement de contexte résidentiel amène ces populations à recomposer les sociabilités locales. Il convient alors d’étudier concrètement les relations intra et inter-groupes qui se déploient localement, en s’intéressant particulièrement aux formes de coopération, d’évitement et aux conflits qui émergent dans un des immeubles enquêtés où d’autres groupes sociaux tentent de mettre en place un contrôle social sur ces populations par un engagement associatif.
Reflet de leur position dominée dans l’espace social, la trajectoire résidentielle des locataires rencontrés est marquée par la précarité et l’instabilité, ponctuée d’épisodes plus ou moins longs et parfois successifs dans des logements insalubres, des hôtels meublés ou chez un tiers. La plupart d’entre eux gardent un souvenir douloureux des difficultés socio-économiques, familiales et scolaires auxquelles ces situations résidentielles les ont exposés, des rapports de dépendance face à l’entourage familial ou amical qui les logeait, ainsi que de la cohabitation avec des individus aux parcours aussi hétérogènes qu’accidentés. C’est le cas de Khaled (agent de sécurité algérien) qui, n’étant pas parvenu à se loger dans le secteur privé avec son épouse et son enfant, a vécu trois ans dans un immeuble principalement destiné à l’accueil des toxicomanes atteints du vih. Au regard de cette expérience pénible, il s’estime « chanceux » de vivre dans ce logement : « On connaît la galère, c’est pour ça que je connais la valeur de cet appartement. Je connais la valeur de savoir où je suis, où j’habite pour longtemps. » S’extraire durablement de conditions d’habitat difficiles procure chez ces locataires une grande satisfaction d’avoir obtenu un logement social pérenne.
Si l’accès à ce logement concourt à la sécurisation de parcours résidentiels chaotiques, il peut aussi ouvrir le champ des possibles, en facilitant l’accès à un emploi ou à une formation professionnelle. La trajectoire de Malika est à ce titre exemplaire. Cette ancienne professeure de mathématiques en Algérie, dont les compétences n’ont pas été reconnues en France, s’était dirigée vers la garde d’enfants dans le secteur privé. N’ayant pu obtenir l’agrément d’assistante maternelle dans son ancien logement en raison de sa vétusté, elle renouvelle sa demande dès son entrée dans le logement social et l’obtient sans difficulté. Dans ce cas, la mobilité résidentielle constitue une ressource mobilisée pour concrétiser un projet de promotion sociale.
Changer de logement conduit ces populations à changer radicalement de lieu de résidence, sans pouvoir véritablement le choisir. Tous les locataires (sauf deux ménages) ont dû quitter, parfois avec difficulté, des quartiers plus populaires ou hétérogènes pour s’installer dans le 8e arrondissement. Ce changement n’est pas sans conséquence sur la manière dont ils perçoivent leur situation résidentielle actuelle. En effet, les projets formulés autour du logement – rester au moins quelque temps ou demander un relogement – sont fortement liés à la manière dont ils apprécient l’ambiance du quartier et envisagent leur place dans celui-ci. Autrement dit, accepter de vivre dans ce logement social, c’est aussi – si ce n’est avant tout – accepter de résider dans un beau quartier. Or, l’ambiance bourgeoise produit des effets « auto-ségrégatifs ». Elle combine « des éléments connotés positivement pour les uns et négativement pour les autres » qui organisent une lecture de l’espace à partir de deux pôles : l’attraction et la répulsion (Remy et Voyé, 1981, p. 128). À partir d’une démarche idéal-typique (Weber, 2003 [1922]), l’analyse des rapports résidentiels (Authier et Lévy, 2001) permet de distinguer deux types d’habitants, les embourgeoisés et les décalés, qui correspondent à deux manières d’habiter vers lesquelles tendent les locataires rencontrés. Parmi les principales variables croisées pour construire ces catégories figurent les propriétés sociales, combinées au parcours résidentiel vécu et projeté des habitants. L’empreinte des expériences résidentielles antérieures influence fortement la manière dont ces locataires envisagent leur position minoritaire dans l’espace local et au regard de celle-ci, les modes d’investissement symboliques et matériels du quartier.
Les locataires du type des embourgeoisés formulent un discours positif sur le quartier qui contraste avec une perception négative des quartiers d’habitat social, et particulièrement des « centralités immigrées » parisiennes (Toubon et Messamah, 1988) : « Ici c’est que des riches, c’est pas comme à Barbès. Je voulais pas de logement là-bas. C’est un ghetto, c’est trop dangereux » (Leïla, locataire sans emploi). Ces locataires, originaires pour certains de quartiers « moyens-mélangés » et pour la plupart de quartiers populaires immigrés, décrivent ces derniers comme des lieux « à problèmes » ; ceux qui y vivaient avaient projeté de les quitter dès qu’une opportunité se présenterait. Au-delà de l’effet repoussoir du « ghetto », l’ambiance des beaux quartiers, dont la « tranquillité » est associée à la surreprésentation de populations décrites de manière interchangeable comme « riches » et « blanches » dans les rues, constitue un élément socialement valorisant et valorisable pour ces locataires. Si la majorité d’entre eux évoque des manifestations d’hostilité qu’ils attribuent à leur couleur de peau ou à leurs vêtements traditionnels, ils les relativisent ; le « “stigmate” positif » (Pinçon et Pinçon-Charlot, op. cit.) que leur procure le seul fait d’habiter dans un beau quartier vient compenser ces expériences : « C’est vrai que quand t’invites un ami ou une amie : “j’habite dans le 8e”, c’est la classe ! » (Victor, magasinier camerounais venu étudier en France). Ce rapport positif au quartier, qui s’exprime dans les pratiques par une logique d’ancrage et d’acculturation aux normes et aux modèles culturels dominants, peut entraîner une dégradation des conditions d’habitat à mesure que les familles s’agrandissent. Redoutant d’être logés hors de l’Ouest parisien, ces locataires ne demandent pas de relogement ou refusent les propositions situées dans d’autres secteurs, telle Leïla qui partage avec sa mère, ses frères et son fils un trois pièces le temps d’obtenir, elle l’espère, un logement dans ce quartier.
Pour d’autres locataires, du type des décalés, la satisfaction de vivre dans ce logement est troublée par sa localisation dans un quartier où l’expérience de la stigmatisation vient renforcer la souffrance de la position dominée dans l’espace social : « On veut partir à cause du quartier. Les gens bourgeois, ils ne veulent pas de gens comme nous, ils ne veulent pas des Noirs ici » (Amadou, locataire sans emploi qui habitait un hôtel meublé). Selon une logique d’exclusion originellement observée par Norbert Elias (1997), ces locataires définissent des frontières entre un Eux et un Nous, aux contenus labiles : les « gens du quartier » qui, selon eux, traitent en parias les « jeunes issus de l’immigration », les « familles issues de l’immigration » ou les « musulmanes », auxquelles ils s’identifient. L’expérience répétée de la stigmatisation dans ce quartier – évoquée à travers des récits relatant les regards hostiles des passants, l’ostracisation par des riverains et des commerçants ou les contrôles au faciès de la Police – tend à renforcer au fil des années l’appréhension du racisme, le sentiment de « ne pas être à leur place » et d’être réduits au statut d’« intrus » dans ce quartier. Ils limitent par conséquent leurs usages du quartier au profit des quartiers populaires qui portent encore les marques de leur présence (« c’est plus notre environnement, on se comprend là-bas » (Sylvain). La plupart espèrent être relogés dans ces quartiers dans un avenir proche.
Pour expliquer ces rapports différenciés au quartier, l’approche par les positions sociales semble peu éclairante. En effet, les différences sociales entre ces deux types d’habitants ne sont pas nettes, si ce n’est le niveau de qualification ou d’instruction plus élevé parmi les locataires embourgeoisés, qui peut expliquer cette volonté particulièrement affirmée chez ces derniers de tirer parti de l’installation dans les beaux quartiers pour réaliser un projet de promotion sociale. En lien avec cette première différence, le rapport (plus ou moins) négatif ou positif aux quartiers immigrés dans lesquels les locataires ont vécu antérieurement ou, pour les quelques locataires embourgeoisés qui n’y ont jamais résidé, auxquels ils sont susceptibles d’être associés en raison de leur « origine » ou couleur de peau, apparaît comme un deuxième élément distinctif. Ce résultat souligne tout l’intérêt de reconstituer les trajectoires (et projets) sociaux et résidentiels des habitants, en considérant le rôle structurant des lieux de socialisation antérieurs dans une approche longitudinale et, de manière corrélée, celui des origines sociales, pour approfondir la connaissance des rapports au territoire et à l’altérité des populations.
Au-delà des rapports différenciés au quartier, résider dans un beau quartier comporterait aux yeux de tous les locataires rencontrés au moins un avantage par rapport aux autres types de quartier, ce quartier offrirait par ses propriétés sociales un cadre favorable à l’éducation des enfants. Pour ces parents, grandir dans ce quartier éloignerait les « mauvaises fréquentations » et l’« insécurité » profondément associées aux quartiers immigrés, à l’instar de Rita (locataire malienne sans emploi) : « Je préfère la Goutte d’Or mais ici, c’est plus sûr pour mon fils. Le quartier, c’est bien pour lui. Y a pas tous les Africains dehors, y a pas l’influence de ces gens-là ». Ces regards négatifs sur les effets des quartiers immigrés, qui viennent contredire les discours des locataires décalés sur leurs propres pratiques, révèlent une intériorisation d’amalgames répandus associant la présence de logements sociaux au désordre social, leurs locataires à la délinquance, amalgames auxquels ces locataires sont pourtant directement exposés dans les beaux quartiers. Malgré cette croyance communément partagée en l’existence d’effets négatifs des quartiers immigrés sur l’éducation des enfants, les locataires décalés ne remettent pas en question leur projet de déménagement.
D’autres parents, comptant parmi les embourgeoisés et qui ont en commun d’avoir acquis un capital scolaire dans leur pays d’origine, élaborent une argumentation plus développée autour du présupposé selon lequel grandir dans les beaux quartiers faciliterait, en outre, l’adoption des manières de pensée et d’agir des enfants du quartier. Cette acculturation aux modèles culturels des groupes socialement supérieurs, espérée par ces parents, viendrait conforter une stratégie d’intégration à la société d’accueil. « C’est pas comme à Barbès, là, il y a des gens qui sont pas bien. Il y a les Africains, les Arabes, ce n’est pas bien pour les enfants […] C’est mieux ici pour les enfants, pour leur intégration. C’est des Français ici, ils apprennent la culture française » (Akhil, ancien patron de pêche sri-lankais devenu gardien de nuit).
De surcroît, cet investissement dans l’espace local serait redoublé par l’intégration de leurs enfants dans les établissements publics du quartier. Alors que les parents plus faiblement dotés en capital scolaire justifient le changement d’établissement uniquement à l’aune de la réduction des distances domicile/école, ces parents misent sur la meilleure qualité supposée de l’offre scolaire, ainsi que sur l’influence jugée positive de la présence d’enfants issus de milieux plus aisés, pour construire des projets professionnels souvent ambitieux. Malika, dont le fils était scolarisé dans un collège public situé en zone d’éducation prioritaire en est persuadée :
« Il veut faire paléontologue ou astronaute. D’être ici, c’est mieux pour lui. Rien qu’avec les fréquentations, les comportements des enfants à l’école, parce que je vois, ils [les enseignants] ne sont pas débordés ici comme au collège où il était avant, les enfants sont plus polis, plus tranquilles. »
Cette double conviction en l’« effet public » et en l’« effet établissement », plus fréquemment observée dans les stratégies scolaires de classes moyennes et supérieures (Van Zanten, 2009) vient soutenir un projet scolaire plus ou moins élaboré, dont la visée articule l’objectif de l’épanouissement de l’enfant à celui de la réussite scolaire. Ainsi, les parents se saisissent de l’installation dans ce quartier comme levier pour réaliser un projet d’ascension intergénérationnelle. Néanmoins, certains évoquent la crainte de ne pas pouvoir financer les mêmes activités culturelles et de loisirs que celles des élèves issus de milieux plus aisés. D’autres redoutent également les effets destructurants de la stigmatisation. L’arrivée massive d’enfants non Blancs dans l’école primaire du quartier a en effet entraîné, dès les premières années, des départs vers des écoles privées. Ces pratiques d’évitement ont été largement commentées dans le voisinage. Pour certains parents décalés, ces pratiques nourrissent leur sentiment d’être traités en « parias » dans le quartier.
Cette mobilité résidentielle s’accompagne d’une recomposition des sociabilités locales, par l’émergence de liens de proximité et le maintien de ceux développés dans l’ancien quartier. Sous l’effet de l’éloignement géographique, la recomposition des relations tissées dans l’ancien quartier se pose avec d’autant d’acuité que, pour les nombreux locataires migrants, la totalité de leur vie sociale était concentrée dans un quartier qui a joué un rôle de « sas » (Simon, 1998). À l’instar des classes ouvrières londoniennes relogées à Greenleigh (Young et Willmott, 1957), ces relations sociales exigent un travail d’entretien plus soutenu pour être maintenues, imposant des déplacements plus longs et plus coûteux, leur entourage se montrant réticent à venir dans les beaux quartiers car ils sont loin de chez eux. Ainsi un locataire embourgeoisé, originaire de la Goutte d’Or, regrette que sa famille refuse de se déplacer : « À chaque fois c’est pareil, on leur dit : “Venez chez nous, c’est grand. Y a de la place pour tout le monde !” […] Ils ne veulent pas venir, c’est tout. Et nous, on n’y va moins », Abou (agent de nettoyage malien). Bien que la fréquentation des commerces de l’ancien quartier offre l’occasion de rendre visite à l’entourage, ces visites se font plus rares. L’espacement progressif des liens sociaux et l’altération qui en résulte s’accompagnent d’une volonté de s’ancrer dans le nouveau quartier.
Pour les locataires décalés au contraire, le maintien de ces relations procède d’une volonté de fuir le nouveau quartier et de maintenir l’ancrage dans un quartier tant regretté. L’éloignement et l’espacement des liens sociaux participent au sentiment d’être isolés et marginalisés dans ce quartier qu’ils tentent d’atténuer par les retours réguliers dans des lieux où ils jouissent d’une certaine « familiarité » et d’une « inter-reconnaissance » (Simon, 1997) : « Je vais là-bas pour tout, pour voir la famille, pour voir les Africains comme moi […] Ça sera plus simple quand on sera relogé » (Seyba). De la même façon, Sylvain, jeune homme qui reste profondément attaché au 20e arrondissement, continue de s’y rendre pour voir ses amis : « On se connaissait tous dans le voisinage, tout le monde allait chez tout le monde, y avait pas de préjugés […] Ils ont pas envie de venir ici, y a rien à faire. » Mal à l’aise dans la rue, il l’est aussi dans les bars et les boîtes de nuit du quartier, qu’il ne fréquente pas en raison des prix élevés des consommations, de leur ambiance qui ne correspond pas à ses dispositions et de la crainte du racisme.
Au fil du temps, de nouvelles sociabilités parmi les immigrés se tissent au sein du quartier et des immeubles sociaux. Pour tous les locataires, elles représentent des ressources (économiques, sociales, symboliques, etc.) précieuses pour s’y sentir moins isolés. Toutefois, la similarité de certaines pratiques ne doit pas masquer les enjeux divergents qu’elles recouvrent selon la manière dont ces locataires envisagent leur place dans l’espace local. Parmi les locataires embourgeoisés, ces sociabilités relèvent d’une volonté de s’ancrer localement. Par exemple, Fatiha, employée de maison algérienne qui souhaite se reconvertir dans la garde d’enfants, retrouve au parc Monceau d’autres femmes maghrébines exerçant pour la plupart le métier d’assistantes maternelles. Cette sociabilité lui confère le sentiment d’être mieux acceptée : « Les gens du quartier ont l’habitude de nous voir maintenant ». Au-delà des effets d’habitude, ce sentiment peut aussi s’expliquer par le fait que cette appropriation de l’espace ne conteste pas les normes dominantes d’occupation du parc. Ces échanges permettent également la circulation des informations concernant des opportunités de travail et de formation. Les locataires décalés intègrent eux aussi ces réseaux locaux. Comme l’explique Ghagna (employée de service gambienne) : « Je les connais tous [les Africains] On se voit, on se salue, on parle ensemble, on va ensemble à l’école. » Ces mères accompagnent à tour de rôle, parfois à plusieurs, les enfants à l’école : « Il y a toujours une maman qui amène les enfants à l’école. Ils vont ensemble, ils font le même chemin et s’il y en a un qui fait n’importe quoi sur la route, elle peut dire : “Je vais en parler à ta mère !”. » Cette entraide permet, en outre, à ces salariées aux horaires décalés de se dispenser des services trop onéreux d’une nourrice.
De manière générale, la sociabilité locale se construit d’abord sur des bases affinitaires, fondées sur des expériences migratoires communes, et peut s’accompagner d’une logique d’ouverture aux « autres » : « On parle la même langue, on partage les mêmes choses, la même religion, on s’aide aussi. Avec mes voisines, c’est ça. Elles sont algériennes comme moi. Mais je trouve ça bien le mélange dans l’immeuble » (Leïla). Cette ouverture, qui apparaît bien plus marquée chez les locataires embourgeoisés plus instruits, constitue à leurs yeux un facteur complémentaire pour concrétiser leur projet d’ascension sociale, à travers l’apprentissage par l’exemple qu’elle induirait : « On rencontre une certaine catégorie de population et ça donne envie de monter dans l’échelle sociale » (Victor).
La volonté exprimée par ces locataires embourgeoisés de tisser des liens avec les autres groupes présents dans l’immeuble se confronte à deux principaux obstacles : leur quasi-absence dans l’immeuble de 10 logements et, dans l’immeuble de 110 logements, l’hostilité de voisins appartenant aux classes moyennes et supérieures, pour lesquels la cohabitation forcée avec des populations qu’ils infériorisent est vécue comme un déclassement. L’échelle à laquelle la mixité est promue a donc une véritable incidence sur les modes de cohabitation qui en découlent. Dans cet immeuble où les écarts sociaux et la diversité des trajectoires sont très importants, l’altérité est particulièrement dépréciée par des locataires de classes moyennes et supérieures qui se sentent « captifs. Un ancien locataire (cadre supérieur à la retraite) en est persuadé : l’ambiance conflictuelle résulte de la « présence de beaucoup de familles d’origine étrangère qui n’ont pas le même mode de vie et n’ont pas d’éducation ». Face à l’impossibilité de louer un logement équivalent dans le parc privé et d’intervenir sur le peuplement (malgré les pressions exercées auprès du bailleur), des locataires appartenant aux classes moyennes ont créé une association de résidents dont l’objectif véritable, derrière celui qui est affiché de défendre les intérêts de tous les résidents, est de réguler l’espace résidentiel selon leurs normes et valeurs. Le contrôle de la « diversité » par le biais de l’engagement associatif diffère de celui observé par Sylvie Tissot (op. cit.) dans un quartier gentrifié de Boston au moins sur un point essentiel. Si les résidents du South End perçoivent la diversité comme une composante valorisée de l’identité territoriale, les locataires du 8e arrondissement ne la défendent pas. À l’instar des anciens locataires rencontrés dans d’autres immeubles des beaux quartiers (Bacqué et al., 2010), ils la rejettent en dévalorisant « l’autre », catégorisé à partir de critères raciaux et associé à la figure péjorative de la « banlieue », afin de mieux affirmer une distinction sociale fragilisée par la proximité résidentielle. L’association devient alors l’instrument à partir duquel est organisé l’encadrement des locataires ainsi minorés, dont les modèles culturels sont jugés inadaptés à la vie dans un immeuble bourgeois. Se référant à un règlement intérieur établi et imposé sans le consentement des autres résidents, les membres de l’association mènent des actions coercitives, comme l’apposition de mots ou de visites accompagnées d’un « garde du corps » : « J’étais leur videur. S’il y avait un problème avec des Blacks ou machins, ils m’appelaient […] À chaque fois que j’allais à la réunion, j’entendais que les Africains et les machins, ils sont comme ça, ils font ça. Les gens eux, ils s’enfermaient chez eux » (Khaled). Les sanctions qui suivent chaque écart au règlement viennent alimenter les préjugés sociaux et donnent de la consistance aux discours disqualifiant les populations prises pour cible, ce qui assoie progressivement le rapport de force établi à leur défaveur.
Dès le début, ces règles très strictes sont mal acceptées par certains locataires, embourgeoisés et décalés, qui refusent de voir leurs pratiques culturelles dévalorisées et décriées jusque dans la sphère intime du logement : « c’était un règlement de fou ! Ma voisine du dessus m’a dit que je ne pouvais plus cuisiner mes plats parce qu’elle n’aime pas l’odeur » (Leïla). Et ceci d’autant plus qu’elles ne sont pas respectées par les membres de l’association, ce qui fait naître un sentiment d’injustice : « Eux quand ils font la fête, c’est la foule, c’est les chants, le champagne. Ça, c’est l’injustice », (Sonia, employée ratp algérienne). Peu à peu, les langues se délient au sein des cercles affinitaires. En partageant leur expérience, les locataires visés prennent conscience du caractère illégitime de ce contrôle social. Des locataires commencent à résister en refusant de modifier les pratiques incriminées. Sonia a ainsi volontairement transgressé le règlement : « Pour les anniversaires, il faut prévenir une semaine à l’avance et à 18 heures, c’est fini, sinon on peut pas. Mais j’ai pas voulu le faire pour le goûter de mon fils, je veux plus suivre ce règlement injuste. » Toutefois, ils tentent dans un premier temps d’esquiver les conflits : « Quand ils venaient on disait : “oui, oui”. Mais on ne les écoutait plus » (Sylvain). Alors que l’atmosphère dans l’immeuble devient électrique, les frontières sociales se rigidifient et les sociabilités de voisinage se resserrent dans un entre-soi protecteur.
À mesure que les actions deviennent plus coercitives et que les pensées racistes qui les portent sont explicitées, les résistances prennent la forme de conflits violents. L’élément déclencheur est une visite des membres de l’association aux locataires non Blancs durant laquelle ils les ont incités à déménager, arguant que ces locataires n’auraient pas leur place dans les beaux quartiers et devraient retourner dans les « banlieues » (dont ils ne sont d’ailleurs pas originaires. La dimension à la fois collective et raciste de cette action dont l’objectif est l’exclusion des minorités de la vie de l’immeuble malgré les efforts fournis par celles-ci pour s’y insérer, pousse des locataires embourgeoisés à prendre la tête de la contestation. Une lettre de plainte, rédigée à plusieurs mains, est adressée au bailleur et des plaintes sont déposées au commissariat pour dénoncer les propos racistes proférés lors de cette visite. Tous ne s’engagent pas dans ce mouvement. Par exemple, une locataire embourgeoisée, dont le profil sociologique la place parmi les franges inférieures des classes populaires, dénie le caractère raciste de ces pratiques et blâme les comportements qu’elle juge perturbateurs de « certaines familles africaines ». Elle préfère respecter les règles pour « ne pas avoir de problème » et trouver sa place dans son nouveau lieu de vie. D’autres locataires, qui comptent majoritairement parmi les décalés, se réfugient dans l’entre-soi et se replient sur la sphère du logement, dans l’espoir de se préserver des sanctions négatives, aussi coercitives et illégitimes soient-elles, jusqu’à leur départ.
Ces résistances ont pour un temps contribué à atténuer le contrôle social et à infléchir les rapports de domination établis par les membres de l’association. La mise en lumière d’une affaire de sous-location d’appartements dans laquelle certains membres étaient impliqués – qui a révélé l’intérêt économique de ce contrôle –, a entraîné la mise en veille de l’association. Cependant, depuis l’expulsion des dirigeants de l’association, des membres tentent de la réanimer en taisant les arguments sécuritaires au profit de ceux valorisant l’accompagnement social et l’éducation par l’exemple, pour « re-civiliser » les familles catégorisées comme « étrangères » (Carole, assistante de direction). Les présupposés de cette mission « civilisatrice » qui ne sont pas sans rappeler ceux qui ont alimenté l’idéologie coloniale (Bancel et al., 2010) mettent en lumière le refus, exprimé sous un autre registre, de partager l’espace résidentiel avec des classes populaires ou identifiées comme telles en raison de leur « origine » et dont les modes de vie, essentialisés à partir d’une perception racialisée du monde social, sont considérés comme illégitimes dans les beaux quartiers.
Les classes populaires logées dans les beaux quartiers expérimentent des rapports de domination par l’espace qui articulent deux types de rapports sociaux, des rapports de classes et des rapports de race. C’est en effet à partir de ces deux grilles de lecture intimement liées qu’elles se représentent le quartier, l’investissent et recomposent les sociabilités locales. Loin d’être univoques, les attitudes qu’elles adoptent pour s’adapter à cette position dominée apparaissent particulièrement complexes. Ne parvenant pas à trouver leur place dans l’espace local, les locataires décalés développent des stratégies d’évitement à travers la fuite hors du quartier, le repli sur la sphère domestique et l’entre-soi, afin de se préserver de la stigmatisation et de la violence qui l’accompagne. Les locataires embourgeoisés développent quant à eux des rapports particulièrement ambigus. D’un côté, ils acceptent cette position dominée dans l’espoir d’atteindre une ascension sociale qui serait facilitée par la coexistence et des échanges avec les groupes sociaux mieux situés qu’eux dans l’espace social. D’un autre côté, ils la contestent dès lors que cette stigmatisation et la violence qu’elle induit se font intense et s’introduisent jusque dans la sphère intime du logement. Pris entre deux feux, ces locataires oscillent entre l’acceptation et la résistance, entre les rêves de promotion sociale et le refus d’être ostracisés en raison de leur « origine » supposée ou de leur appartenance culturelle.
De plus, les formes d’entre-soi qui émergent dans le quartier et les immeubles étudiés ne résultent pas d’une fermeture désirée par les groupes minoritaires, d’un refus de « s’intégrer », comme cela est bien souvent dit dans les discours politiques. Dans les beaux quartiers comme dans beaucoup d’autres, les relations sociales se développent certes sur des bases affinitaires, mais les logiques et degrés d’ouverture à l’altérité varient en fonction des enjeux identitaires auxquelles ces cohabitations avec les « autres » exposent. Ces sociabilités constituent dans ce contexte une ressource mobilisée par ces groupes pour se préserver, s’adapter et résister à la stigmatisation portée par des formes d’exclusion et d’oppression violentes qui les privent de l’estime de soi. Ce résultat invite à repenser la manière dont est pensée et orchestrée la poursuite de l’objectif de mixité sociale en France, pour aborder de front la question de la lutte contre les exclusions et les discriminations raciales.
Par ailleurs, ces rapports différenciés au territoire et à l’altérité témoignent de l’hétérogénéité interne des classes populaires, aussi bien en termes de trajectoires tant résidentielles que sociales. Par conséquent, les classes populaires logées dans ces quartiers ne disposent pas des mêmes niveaux et types de ressources pour affronter cette domination par l’espace, voire tenter d’en tirer parti. Et si les rêves de promotion sociale des locataires embourgeoisés doivent être pris au sérieux, rien ne permet de savoir à ce jour quels seront les effets sociaux, à moyen et long terme, de cette mobilité résidentielle sur les trajectoires sociales de leurs enfants. C’est une des perspectives très stimulantes laissées ouvertes par cette investigation sociologique des beaux quartiers. »
– Launay, L. (2014). Les classes populaires racisées face à la domination dans les beaux quartiers de Paris. Espaces et sociétés, 156-157(1), 37-52.
« « Un jour de mon salaire, c’est leur assurance-vie », lançait Booba en 2006. Inspiré par le modèle américain de la réussite par l’argent, le rappeur aura fait des émules, du « fuck le Smic » de Kaaris au « Se lever pour 1 200, c’est insultant » de SCH, en passant par le « voir ses darons s’tuer comme des esclaves pour des salaires de merde, ça fait mal » de Gradur. Le mépris du salaire de base, trop faible pour permettre une quelconque ascension sociale, n’a jamais été aussi assumé par le rap français, lequel porte aux nues la violence, la drogue, le sport et, moderato cantabile, le chant. Pour comprendre le regard des banlieues sur l’abandon de cette question cruciale, à gauche comme à droite, nous partirons des symptômes que le rap exprime sans pudeur, en nous appuyant d’abord sur Booba et Kaaris. Plus sérieusement que l’écho médiatique de leur affrontement à Orly, ils portent la voix du 92 (izi) et du 93 (hardcore) et façonnent un imaginaire collectif qui déborde ces seules banlieues.
Cet imaginaire ne peut être compris indépendamment de la société inégalitaire et ségréguée qui l’a vu naître. Comme la plupart des Français, les rappeurs sont obsédés par la pierre, symbole d’ascension sociale : le seul investissement licite que le rap valorise, c’est l’immobilier. Après avoir constaté, dans Boulbi, « si je traîne en bas de chez toi, je fais chuter le prix de l’immobilier », le duc de Boulogne tire la leçon : avouant n’avoir « rien à faire à part acheter des gros apparts », il « vien[t] d’acheter deux sons-mai ». Dès lors, l’espoir dans la propriété foncière a fait florès : « comme toi, je veux être proprio », lance Kaaris, et Kalash Criminel de reprendre : « j’investis mes sous dans l’immobilier », alors que Damso hésite « trois cent mille eu’, je me tâte, Lambo’ ou l’immobilier ». Cette panne de l’ascenseur social tient à l’importance de l’héritage sur les trajectoires personnelles, dans un pays où il est, au contraire, de bon ton de crier haro sur les (hauts) salaires, pourtant seul vecteur de mobilité sociale. Ce problème est particulièrement français : notre système, comparativement aux autres, est efficace pour atténuer les inégalités de revenus, mais inefficace contre les déterminismes. Notre pays demande en moyenne six générations pour sortir de la pauvreté et accéder au revenu moyen, d’où des doutes exprimés par le rap, non sans frustration. Booba, dans Ouest Side, fait promettre à son fils : « Si tu échoues et que je pars avant toi / Prends mes sous, jette ton cartable », conscient du déclassement des bons élèves face aux héritiers. Et c’est à l’aune du confort de son fils que Niska mesure sa réussite : « Mon fils joue à la Play’ dans l’appuie tête / Le fils du voisin joue à la dînette ». Shay est sans détour : « On en veut après ton héritage. »
La nonchalance des gouvernements face à l’absurdité que représente l’héritage dans une société prétendument libérale pour la droite, prétendument égalitaire pour la gauche, n’est jamais mieux dénoncée que dans le rap. Si la droite a longtemps été sa cible favorite, critiquée pour sa préférence pour le répressif sur le préventif, la gauche n’est pas en reste. Elle est même plus coupable encore, avançant sous le masque de l’égalité… de revenus. Certes, les libéralités sarkozystes furent atténuées sous le quinquennat Hollande, mais la faible taxation des héritages n’a nullement été remise en cause, le taux moyen d’imposition effective se situant entre 3 et 5 %. Rien d’étonnant à ce que Kery James lance en 2016 : « Républicains ou PS / Rangez vos promesses dans vos sacs Hermès. »
Si la gauche a perdu les faveurs du rap, c’est sans doute à cause d’un impensé culturel de la gauche parisienne, celui d’une esthétique de la galère post-68, comme resucée de la bohème pré-68. Les dominants culturels, anarchisants, puis hippies, punks et pour finir grunges, se donnent à moindres frais (courageux, mais pas téméraires) des allures de galériens du dimanche, ayant mauvaise conscience de leurs origines bourgeoises, sans papiers populaires en règle. Jouer au prolo leur permet de mettre la focale sur le problème des salaires plutôt que sur celui de l’héritage et, en douce, de faire accepter à notre jeunesse le prix de l’inégalité : le prix des logements qu’elle leur loue et les bas salaires qu’ils lui contraignent à accepter. On comprend mieux l’obsession du rap pour la propriété immobilière : loin de l’attrait pour un idéal petit-bourgeois, elle traduit la volonté d’échapper à un loyer injuste, payé en pure perte par ceux à qui rien n’a été légué. En d’autres termes, seuls les héritiers qui ne payent pas de loyer peuvent se permettre de mépriser l’argent. Pour preuve, évoquer la location dans le rap ne va pas sans péjoration : celle qui lui « a validé le bail », Booba la traite de « sorcière » ; et Kaaris, pour une fois, s’incline : « Je suis locataire, Dieu est le bailleur. » Quant au crédit immobilier, étant fonction de l’apport et donc inégalitaire, il est rejeté : Kaaris, qui « vien[t] d’en bas comme un Gilet jaune », « ne fai[t] pas crédit », et Booba ne dit pas mieux : si « code crédit » il y a, il doit être « illimité ».
Cette désaffection du rap pour la gauche – en parallèle de l’influence du Dirty South et de la Trap importés des États-Unis – plonge ses racines dans les présidentielles de 2007 : à la dénonciation par IAM d’un « rap de droite », Booba répondit : « Au pays de l’argent facile combien sont morts en chemin ? / Fuck* les Apl, les transports en commun. » Quelques années plus tard, son poulain Kaaris tancera de dédain : « J’attends les boloss, t’attends ton conseiller au Pôle Emploi. » Certes, « le motif du crime, c’est la ’zer » (Booba), certes, « j’ai vécu dans chambre de bonne », « chez nous, la pauvreté est héréditaire » (Kaaris), il n’empêche que les rappeurs refusent de se complaire dans la galère plaintive chère au rap des années 1990, dans l’égale répartition de la misère que la gauche a renoncé à combattre, privilégiant le traitement social du chômage au workfare. Comme le résume Seth Gueko : « J’cours pas après les pépètes du chôme-du. » Cela étant, la donne politique a changé, incarnée par un nouveau président de la République qui déclarait : « Si on a une préférence pour le risque face à la rente, ce qui est mon cas, il faut préférer la taxation sur la succession aux impôts de type Isf. » Pourtant, bien que le macronisme se soit défini comme la lutte contre les rentes, bien que les deux délégués successifs de La République en marche aient plaidé pour une taxation plus juste des successions, Macron l’a rangé au placard des ambitions déçues.
Les partis semblent avoir perdu tout crédit dans les banlieues, et peu chaut au duc que « tu votes FN, tu votes à gauche, tu votes à droite ». Là où les Gilets jaunes ont d’abord crié leur colère fiscale, les banlieues décrivent un univers dans lequel, entre le refus droitier de l’égalité et les palliatifs promus par la gauche des héritiers, le seul espoir réside dans la débrouille et le trafic. L’explication tient aussi à la spécificité culturelle des banlieues : issues de l’immigration, elles sont plus réceptives à l’éthique protestante, libérale, du travail, et restent sourdes au reliquat catholique, étatiste et gauchiste de la méfiance vis-à-vis des (hauts) salaires. Mais les Gilets jaunes, constitués en mouvement apolitique, portant une volonté d’émancipation comparable, sauront-ils pérenniser leur propre forme d’expression ? N’oublions pas que si le rap « parle fort, [c’est] pour pas que la France d’en haut se baisse » (Booba). »
– Rahli, H. & Schaeffer, G. (2019). La galère en héritage. Esprit, octobre(10), 16-19.

« Bernard, L., Masclet, O. & Schwartz, O. (2019). Introduction. Classes populaires d’aujourd’hui: Questions de morphologie et de styles de vie. Sociétés contemporaines, 114(2), 5-21. / Amossé, T. (2019). Quelle définition statistique des classes populaires : Propositions d’agrégation des situations socioprofessionnelles des ménages. Sociétés contemporaines, 114(2), 23-57. »