Haine(s) de Soi

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« Part sombre de l’être humain, face cachée de l’amour, la haine fait partie intégrante de la constitution du sujet et de son inconscient. Mais pourquoi, chaque jour, dans notre monde contemporain, voyons-nous grandir l’expression de la haine ? Depuis la dégradation des rapports humains à travers le langage ou les gestes jusqu’à la violence mortifère des attentats ou des guerres. La formule judéo-chrétienne se serait-elle inversée : « Tu aimeras l’autre comme toi-même » ?
Cette inflation de la haine, Didier Lauru, psychiatre et psychanalyste, membre d’Espace Analytique, la constate dans sa pratique comme nombre de ses collègues. À partir d’observations cliniques, il montre cependant que la haine de l’autre ou de la société commence souvent par la haine de soi. Comment prévenir cette haine-là, c’est la question à laquelle il apporte ici quelques réponses, afin qu’elle cesse de nourrir l’autre. »

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« Elaboré par Theodor Lessing dans l’entre-deux-guerres, lorsque l’antisémitisme battait son plein, le concept de  » haine de soi  » servit d’abord à penser la psychopathologie de certaines franges du peuple juif, intériorisant, parfois jusqu’au suicide, le regard de rejet qui se portait sur elles. La haine de soi intéresse cependant l’ensemble du genre humain, et c’est précisément ce que cet ouvrage vise à montrer. Il y a la honte de ces sans-abri que nous croisons tous les jours, et que nous faisons mine de ne pas voir, tant leur présence nous dérange. Ou encore ces gays qui, en quête de respectabilité ou d’invisibilité, abhorrent un efféminement largement stigmatisé par la société globale. Jeunes femmes anorexiques, enfants abandonnés orphelins du désir de leurs proches, mélancoliques, tous tissent des stratégies de survie qui se révèlent comme négation même de la vie. Et l’écriture est là, chez un Maurice Sachs ou un Michel del Castillo, déployant les infinies métamorphoses de ce sentiment. Que dire aussi de ces révolutionnaires iraniens se sacrifiant sur l’autel de l’idéal khomeiniste ? Ou de ces victimes cambodgiennes qu’on aurait voulu rendre coresponsables de leur propre malheur ? Quant à celui qui change de nom, ou qui se convertit, cherche-t-il à se délester d’un soi oppressant ? Et que penser enfin de ceux qui simplement renoncent au soi, telle Simone Weil, ou, sous d’autres cieux, tel sage hindou ? Des psychanalystes, des historiens, des sociologues, des philosophes et des écrivains traquent dans ces pages les avatars étonnants de la haine de soi. Sans oublier que derrière le soi et derrière la haine se profile peut-être toujours la double figure de l’Autre, et de l’amour. »

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« La controverse autour de l’antisémitisme qui infesterait le monde politique britannique dépasse désormais les frontières du Royaume-Uni. Le paragraphe d’ouverture d’un article récent du New York Times mêlait ainsi l’« antisémitisme profond » du Parti travailliste à la profanation d’un cimetière juif en France pour suggérer que la haine des Juifs « constitue le point de ralliement de familles politiques en général considérées comme éloignées : l’extrême droite, certaines franges de l’extrême gauche, l’islamisme radical européen et diverses fractions des deux grands partis américains (1) ».
La production éditoriale du grand quotidien américain illustre surtout la façon dont les médias traitent de l’antisémitisme supposé des forces de gauche, et en particulier du Parti travailliste de M. Jeremy Corbyn. En octobre 2017, Howard Jacobson décrivait dans une tribune la conférence annuelle du Labour comme un déchaînement de haine, affirmant par exemple que l’une des motions soumises au vote questionnait la réalité de l’holocauste : un mensonge au service duquel le New York Times n’a toutefois pas hésité à mettre le prestige dont il jouit encore (2).
Des pratiques de ce genre sont devenues routinières dans les grands médias britanniques — y compris les plus réputés, comme le Guardian ou la British Broadcasting Corporation (BBC), qui semblent avoir renoncé à la vérification des informations qu’ils publient dès lors qu’il s’agit de condamner M. Corbyn. Répété à l’envi, leur acte d’accusation — où le faux le dispute à l’outrance — s’est imposé comme une évidence qu’une partie de la population n’interroge même plus.
On voit désormais les mêmes méthodes à l’œuvre ailleurs dans le monde pour discréditer des dirigeants de gauche qui, comme M. Corbyn, sont connus pour leur soutien à la cause palestinienne. Dans l’article précité du New York Times, qui assimilait le Parti travailliste britannique au Fidesz du premier ministre hongrois Viktor Orbán (droite radicale), le journaliste Patrick Kingsley écrivait que la députée démocrate américaine Ilhan Omar avait été « unanimement condamnée pour son recours aux stéréotypes antisémites suggérant que la vie politique du pays se trouverait sous l’emprise des lobbys juifs », avant de lui imputer des liens avec des « cercles islamistes radicaux ». En réalité, Mme Omar s’était exprimée au sujet de l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac), dont l’influence, de notoriété publique, est régulièrement discutée dans les colonnes… du New York Times. En revanche, elle n’avait pas dit un mot sur un quelconque « lobby juif » (3) : le quotidien a donc supprimé le passage dans son édition en ligne, mais sans s’embarrasser d’un rectificatif.
Sur quoi reposent exactement les accusations qui pèsent sur M. Corbyn et son parti ? Les députés travaillistes et les commentateurs progressistes sont régulièrement sommés d’entériner l’idée selon laquelle « le Parti travailliste a un problème d’antisémitisme », sans toutefois que ses forfaits soient clairement exposés. Toute manifestation d’antisémitisme constituerait naturellement un problème pour le Parti travailliste, mais le discours dominant ne se contente pas d’évoquer telle ou telle saillie proférée par l’un de ses (nombreux) militants de base : il suggère aussi que, sous la houlette de M. Corbyn, le Labour serait devenu « hostile aux Juifs », « institutionnellement antisémite ». Ses dirigeants formeraient une clique animée par la « haine des Juifs », auxquels ils auraient « déclaré la guerre » ; ils feraient peser sur ceux du Royaume-Uni un « péril existentiel » (4). Des accusations jamais étayées, mais davantage diffusées par la presse que les cas concrets de racisme d’État qui affectent la vie de larges pans de la population. »

 

« […] En dépit de l’attitude critique à l’égard de la psychanalyse de Theodor Lessing, auteur du terme, les problèmes qu’il a soulevés concernent bel et bien les psychanalystes. Et même si la haine de soi, le retournement de la haine contre soi-même ou contre des parties de soi-même, ne fait pas partie des concepts de Freud, la notion est indéniablement présente dans son œuvre, notamment, dans ses théories sur la mélancolie, la névrose obsessionnelle, dans ses idées concernant le surmoi et la pulsion de mort.

À notre époque, où, une fois encore, le collectif prend le pas sur l’individuel (malgré les apparences), le soi est rarement placé au centre des débats. Dans notre monde, idées et modes de vie vont à l’encontre de la création du soi, processus lent et ô combien laborieux, au centre du travail analytique. Peu étonnant alors qu’aborder les sujets qui concernent le soi devienne de plus en plus difficile. Sans pour autant ignorer le fait que ce thème soulève des questions qui se prêtent à polémique, nous présentons dans ce numéro des articles qui traitent de la haine de soi et de sa problématique.

Parmi ces articles, figure celui, écrit par moi-même, qui a pour objectif de présenter une réflexion aussi bien sur le fonctionnement du groupe que sur celui de la personne. Je souscris, tout comme Louise Grenier, psychanalyste canadienne, à l’idée que l’être humain peut effectivement se haïr, et même conduire toute sa vie en étant son propre adversaire. Après tout, l’idée du conflit intérieur n’est-elle pas fondée sur l’antagonisme à son propre égard ?

D’autres, notamment Daniel Sibony, émettent quelques objections sur l’emploi de l’idée en question par le psychanalyste.

Eva Landa, faisant un détour par l’anthropologie, apporte des arguments au débat à l’aide d’exemples fournis par les pratiques toujours exercées dans certaines sociétés traditionnelles et leur adoption par certaines féministes, ce qui témoigne des conduites contradictoires, propres à notre époque.

Geneviève Duché, professeur de sociologie et présidente de l’Amicale du Nid, aborde la question de la prostitution, avec toute sa problématique. Les cas qu’elle présente démontrent les conséquences douloureuses de la haine de soi.

Deux articles consacrés aux manifestations cliniques se révèlent d’un grand intérêt : celui de Claude Guy, à partir d’une présentation de cas, s’intéresse à la haine de soi dirigée vers l’autre incorporé. Quant à Nicole Frey, elle se souvient de ses interventions dans le cadre de consultations mère-enfant qui ont permis de faire émerger un secret de famille.

Fabio Landa, dans sa lecture attentive du texte fondateur de Theodor Lessing, présente la psychopathologie que celui-ci a élaborée et met en garde les psychanalystes contre l’appropriation hâtive de l’expression qu’il a créée. Il évoque également les points de désaccord entre Lessing et Freud.

Jean-Pierre Kamieniak a pris sa plume, tout aussi savante que spirituelle, pour offrir un aperçu de l’attitude de Freud à l’égard de la notion de haine de soi.

Dora Landa, psychanalyste brésilienne, se penche sur l’œuvre de Philip Roth pour présenter certains de ses personnages qui sont les porte-parole des conflits de l’auteur.

Edward Alexander, professeur américain de littérature, décrit, à partir de l’ouvrage La Question finkler de Howard Jacobson, les manifestations de la haine de soi de certains juifs en Angleterre, tandis que Georges Gachnochi, psychanalyste français, tout en adoptant une position à contre-courant du « politiquement correct », se penche sur les tendances idéologiques qui se manifestent dans les pays occidentaux, et sur les différends qui divisent la société israélienne. […] »

– Brabant-Gerö, E. (2018). Je m’aime, moi non plus. Le Coq-héron, 232(1), 7-8.

 

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« Les événements de l’histoire humaine, cette chaîne ininterrompue de changements fortuits du pouvoir et d’actions arbitraires, cet océan de sang, de fiel et de sueur serait insupportable si l’homme ne pouvait leur attribuer un sens. Il ne suffit pas pour lui d’assigner à chaque effet une cause, il lui faut donner un sens à chaque événement; ainsi lorsqu’il dit « à qui la faute ? », il a déjà émis un jugement moral. Même si les destins des peuples étaient fortuits et même si tout avait pu être autrement, l’homme n’en continuerait pas moins de chercher à interpréter l’événement au plan de la signification logique et de la valeur morale. Ce besoin de conférer un sens, même à ce qui n’en a guère (c’est-à-dire une souffrance inexpliquée) intervient de deux manières : soit en faisant retomber la faute sur l’autre, soit en se déclarant soi-même coupable… »
Pour Theodor Lessing, la psychologie des juifs n’est qu’un exemple particulièrement éclairant de la psychologie d’une minorité, quelle qu’elle soit, qui souffre en vivant sous le regard soupçonneux et constamment vigilant de sa conscience critique, détruisant ainsi toute spontanéité au profit d’une société dont elle est exclue et qu’elle perçoit comme supérieure.
Theodor Lessing fut assassiné par les nazis à Marienbad, le 30 août 1933.

 

« Dans son ouvrage intitulé La haine de soi, édité pour la première fois à Berlin en 1930, Theodor Lessing aborde le problème des conflits identitaires des intellectuels juifs résidant en Allemagne. L’auteur, qui fut assassiné par les nazis en 1934, estime qu’à la suite de leur émancipation à la fin du XVIIIe siècle, les Juifs fréquentèrent des écoles allemandes, adoptèrent Goethe et Schiller comme ancêtres culturels et rejetèrent leurs propres traditions. Ainsi qu’allait le noter Léon Poliakov :

« le Juif émancipé […] tend désormais à porter sur lui-même le jugement de la société majoritaire chrétienne, à se voir tel que les autres le voient ».

Lessing soulève la question du rapport conflictuel de l’individu à ses traditions et le trouble identitaire qui s’ensuit. Cette question n’a rien perdu de son actualité. Les Juifs qui s’efforçaient de s’intégrer à la société allemande avaient en effet abandonné leur mode de vie traditionnel. Cet abandon fut probablement progressif : tiraillés des décennies durant entre le passé et le présent, ils étaient en proie à un conflit identitaire. Ce conflit ne leur était pas spécifique : il est issu de cette situation d’immigré dont ils étaient tous marqués, même ceux qui habitaient en Allemagne depuis des siècles.

Ainsi qu’en témoignent des études sur la mentalité et le mode de vie de trois générations successives d’immigrés, les membres de la première, ayant pour objectif de s’intégrer au pays d’adoption, s’éloignent progressivement de leur mode de vie d’autrefois. Leur rapport au pays d’origine et à sa culture, oscillant entre nostalgie et rejet, reste ambigu leur vie durant. Leurs enfants, chargés de la mission de réussir l’intégration, rejettent la culture d’origine des parents. La troisième génération, en perte de repères au pays où les grands-parents étaient arrivés autrefois avec peu de bagages et beaucoup d’espoir, tente de ressusciter la culture des ancêtres afin d’y trouver remède à ses déceptions.

L’abandon du mode de vie de leurs aïeuls réglé par les rites et les coutumes avait plongé les intellectuels juifs du XIXe siècle dans un état « d’inquiétante liberté », qui a incité trois penseurs juifs à élaborer des théories importantes, non seulement pour leur époque mais aussi pour la nôtre. Autour de la pensée de Karl Marx, Theodor (Tivadar) Herzl et Sigmund Freud se sont créés des mouvements, des associations qui ont ouvert des voies vers de nouveaux rapports à la judéité. Karl Marx, qui fut converti au protestantisme à l’âge de 7 ans, voyait dans le judaïsme, à l’instar de toute religion, « l’opium du peuple. » Son appartenance à la judéité lui semblait incompatible avec ses idées et son engagement dans le mouvement ouvrier international. Son messianisme révolutionnaire allait attirer un grand nombre de Juifs en proie à un conflit identitaire. Theodor Herzl, le fondateur du sionisme, prônait comme solution à l’antisémitisme le retour des Juifs au pays de leurs ancêtres. Notons que ses idées furent inspirées par l’affaire Dreyfus que Herzl, journaliste, avait suivie de près. Le mouvement sioniste allait apporter de nouveaux points de repères et un sentiment de cohésion à bon nombre de Juifs. Sigmund Freud, le créateur de la psychanalyse, tout en adoptant une vision critique à l’égard du judaïsme, tenait à souligner l’importance de son appartenance à la judéité dans l’élaboration de ses théories. Celles-ci étaient devenues également un pôle d’attraction pour nombre d’intellectuels juifs qui se considéraient comme ses élèves. Cependant, en 1910, lors de la fondation de l’Association de psychanalyse internationale réunissant les premiers psychanalystes, Freud avait choisi de dissocier la psychanalyse de la judéité : l’adhésion de Jung, psychiatre protestant, à son mouvement, l’a réjoui au point de le proposer comme président.

L’histoire des différents groupes, qu’ils soient socialistes, sionistes ou psychanalystes, fut traversée de conflits aussi bien internes qu’externes. Ainsi, dans la plupart des cas, l’adhésion à l’un entraînait une attitude critique à l’égard des autres.

Soulignons enfin que Freud, dont les théories sont fondées sur la division de la personne et ses conflits intérieurs, appartenait à la deuxième génération d’immigrés.

Alors qu’au XIXe siècle, en Pologne et en Russie, des Juifs passaient leur existence dans la crainte des pogroms, dans les pays occidentaux ils étaient déjà émancipés. Cependant, depuis qu’aucune marque visible ne les distinguait, ils étaient devenus la cible de l’idéologie antisémite naissante. Ils étaient toujours considérés comme « autres », mais cette fois pour être originaires d’une race à part, et étiquetés tantôt comme capitalistes âpres au gain, tantôt comme prolétaires sans patrie, acharnés à détruire l’ordre.

L’antisémitisme avait incité un grand nombre de Juifs à adhérer aux partis se réclamant du marxisme ou à se joindre au mouvement sioniste. Mais, aussi étonnant que cela puisse paraître, à la même époque, certains d’entre eux avaient adopté les idées antisémites et coupaient tous leurs liens avec la judéité. Ce rejet de soi, comme l’a montré Lessing, était issu de la haine de soi.

Cependant, on ne devrait pas oublier que l’oscillation entre l’attachement aux traditions et leur mise en cause n’est nullement spécifique au XIXe siècle : ce conflit est un facteur permanent de l’histoire de l’être humain depuis la nuit des temps. Les traditions ont leur propre histoire, elle est marquée par la fidélité des uns et par la révolte des autres, par les changements de croyances provoquant des scissions. Les traditions des Juifs sont restées relativement stables pendant des siècles en raison de leur ségrégation, de leur exclusion de la société environnante. Une fois émancipés, les Juifs s’intégraient à la culture de leur pays d’adoption et devenaient sensibles aux influences extérieures.

Selon Georges Mikes, humoriste hongrois ayant émigré en Angleterre :

« Les Juifs sont comme tout le monde, mais le sont un peu plus. »

Convaincue de la justesse de l’adage, j’estime que le conflit identitaire des Juifs allemands du XIXe siècle n’a rien de spécifique. Ce conflit, faisant naître la haine de soi, devait habiter aussi bien des personnes appartenant aux diverses minorités que des esclaves ou des domestiques. De nos jours, on peut la déceler chez bon nombre de femmes qui s’approprient les idées affirmant leur infériorité, certaines allant jusqu’à pratiquer l’excision sur les petites filles. Ce sentiment, il y a peu, avait marqué bon nombre d’intellectuels occidentaux qui avaient admiré les régimes totalitaires, ainsi que des adolescents issus de la classe moyenne française qui adhèrent à l’islamisme fanatique.

Lessing, qui aborde le problème de la haine de soi du point de vue collectif, l’associe au sentiment d’appartenance. Ce sentiment se construit petit à petit chez tout un chacun, à partir des souvenirs et partis pris personnels, des récits historiques et d’un grand nombre de mythes et de légendes. Le récit de la Genèse qui en fait partie évoque la perte du paradis de l’homme. Ce châtiment fut la conséquence du péché d’avoir goûté le fruit de l’arbre de la connaissance. Ainsi, c’est l’acquisition de la connaissance qui avait entraîné la perte de l’union avec le monde environnant. Derrière ce mythe fondateur des trois religions monothéistes, apparaît le désir de l’identité, celui de s’unir à l’environnement. Ce désir sous-tend un grand nombre de fantasmes et de rêves de l’homme. Cependant, l’identité n’est en fin de compte qu’un sentiment tissé de fantasmes, fondé sur l’illusion : on croit l’avoir eue autrefois ou que d’autres, enviés, pourraient encore la posséder, que nos aïeux l’avaient mais l’ont perdue. L’immigré est persuadé que les habitants du pays, maîtrisant parfaitement leur langue et ancrés dans leur mode de vie et leurs coutumes, en sont pourvus, tandis que l’autochtone imagine que ce sont les immigrés qui la possèdent car ils l’ont apportée sur leur dos en arrivant et que, grâce à leur communauté sans faille, ils parviennent à la sauvegarder intacte.

Ceux qui effacent les limites entre le symbolique et le réel considèrent que la faute de sa perte revient aux « autres », coupables d’avoir privé leurs semblables de ce bonheur. Ce raisonnement, propre à la paranoïa individuelle ou sociale, est fondé sur l’existence d’un ennemi réel ou imaginaire. L’ennemi, censé posséder quelque chose dont on se sent privé, peut être incarné par le Juif, par le capitaliste ou, tout simplement, par n’importe qui pouvant figurer comme « l’autre ».

Certains parviennent à aborder ces sujets armés d’humour. Freud évoque ainsi l’effet bénéfique de cette voie :

« Le moi refuse de se laisser vexer, forcer à souffrir par les occasions provenant de la réalité, et il maintient obstinément que les traumas du monde extérieur ne peuvent l’approcher, et même il montre que pour lui ils ne sont que les facteurs occasionnant un gain de plaisir. »

Pour celui qui adopte ce mode, l’autodérision prend le dessus sur la haine et la culpabilité, ce qui, malgré les apparences, permet au moi d’en sortir vainqueur.

Comme il a été évoqué, d’après le récit de la Genèse, le dédoublement qu’on appelle conscience de soi serait une des conséquences du « péché originel » : Adam et Ève devinrent conscients de leur nudité et éprouvèrent la honte. Les théories du psychanalyste hongrois Imre Hermann offrent des explications convaincantes sur l’origine de ce sentiment, intervenant aussi bien dans la vie collective qu’individuelle. Hermann établit un lien entre la honte et « l’instinct d’agrippement » frustré. Il considère que cet instinct, bien qu’inassouvi en raison de la perte de la pilosité, n’a pas disparu chez l’homme et continue à agir sur son psychisme, et l’impossibilité de le satisfaire fait naître une angoisse profonde qui serait à la source du sentiment de la honte. Hermann considère que la honte, en raison de son caractère inexpiable, irréparable, diffère essentiellement de la culpabilité et qu’elle donne lieu à l’inhibition, ainsi qu’au sentiment d’esseulement.

Les théories d’Hermann apportent également des éclaircissements sur le besoin d’appartenance aux groupes de l’être humain. Le groupe est porteur de protection contre la solitude, allège le sentiment de vulnérabilité. Par ailleurs, il est bien souvent traversé de conflits et de rivalités. Afin d’être accepté, l’individu est contraint à souscrire aux règles, à se soumettre à une autorité et à prendre partie. Pour prouver sa fidélité aux idées partagées par les autres membres du groupe, il doit tourner le dos à ses anciennes croyances. En somme, appartenance et trahison vont de pair.

Nicolas Abraham, poursuivant le fil de la pensée d’Hermann, considère que la perte de la pilosité avait entraîné l’impossibilité de s’agripper à la mère. Ainsi, ce désir fondamental de fusion de l’humain est contrarié dès le départ. Selon Hermann, l’instinct filial, à l’origine de ce désir, persiste, il agit aussi bien chez l’enfant que chez la mère. À ses yeux, l’attachement de la mère à son enfant n’a pas pour origine un « instinct maternel », mais le désir d’agrippement d’un être autrefois nourrisson.

Cette présentation succincte des théories d’Hermann apporte un éclairage sur la haine de soi en tant que phénomène collectif. Ainsi que le révèle la clinique, ce sentiment peut produire un grand nombre de symptômes individuels. On pourra le déceler derrière de nombreuses pathologies, notamment, dans la mélancolie ou dans les conduites autodestructives tels le suicide ou les scarifications. Il est également présent dans l’anorexie, ou dans les addictions, chez les personnes dont le choix de partenaire s’avère régulièrement fatal et chez les traumatophiles . Et la haine de soi peut provoquer des pathologies d’origine psychosomatique telles les maladies auto-immunes.

Le premier éclairage sur ces symptômes est apporté par le concept d’identification, que Freud a défini dans un grand nombre de ses travaux .

L’identification est « une assimilation d’un moi à un moi étranger, par suite de laquelle le premier moi se conduit à certains égards comme l’autre, l’imitant en quelque sorte, l’accueillant en soi.

Selon sa vision essentiellement intrapersonnelle, Freud attribue l’origine de la haine de soi à un conflit avec le père intériorisé. Ferenczi, partant d’un point de vue interpersonnel ouvre une autre perspective au problème. Dans sa dernière conférence controversée de son vivant mais désormais célèbre, il aborde le problème de l’enfant qui a subi un trauma d’ordre sexuel impliquant le couple parental. Le trauma entraîne les conséquences suivantes :

« Les enfants se sentent physiquement ou moralement sans défense, leur personnalité encore trop faible pour pouvoir protester, même en pensée, la force et l’autorité écrasante des adultes, les rendent muets, et peuvent même faire perdre conscience. Mais cette peur, quand elle atteint son point culminant, les oblige à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complètement, et en s’identifiant totalement à l’agresseur. »

Cette réflexion sur le trauma permet de définir le concept de l’identification à l’agresseur, qui apporte un éclairage aussi bien au processus d’installation qu’au fonctionnement de la haine de soi dans les situations collectives et individuelles. Une version étendue des théories de Ferenczi, allant dans le sens de celle élaborée par Anna Freud pourrait apporter un éclairage sur les réactions de l’enfant, dont le trauma n’est pas forcément d’ordre sexuel. L’enfant, forcé à se soumettre aux règles énoncées par ses parents, représentants de la société, est chassé du paradis de l’insouciance. En grandissant, il doit apprendre à contrôler ses sphincters, renoncer à son agressivité, apprendre à prononcer « correctement » les mots, dire bonjour, au revoir et merci, même à ceux qui lui déplaisent, même aux moments où il n’en a pas envie. En somme, il doit adopter le comportement qui lui est imposé par les adultes.

Afin d’entrer dans le monde des « grands », l’enfant doit se résigner à la perte d’une part de lui-même, celle, spontanée, tantôt fusionnelle tantôt agressive, dont il est forcé de s’éloigner, qu’il se met même peu à peu à rejeter, à trouver, à l’instar des adultes de son entourage, risible, qu’il finit même par détester. Ce « moi » critiqué, rejeté, refoulé, ne serait-il pas le même que celui, « haïssable », de Pascal ? Cette vision sur le rapport entre l’enfant et les adultes donne à penser que le « faux self » de Winnicott, plutôt que figure d’exception, serait la règle.

Quant aux adultes qui s’appliquent à modifier la conduite de l’enfant, ils transmettent, comme l’a montré Ferenczi, un enseignement chargé de leurs propres conflits : l’enfant d’autrefois qui les habite toujours, porte encore ses traumas, garde des comptes à régler avec ses parents et ses éducateurs. Ainsi sa manière de transmettre est inséparable de sa propre révolte et de sa culpabilité. Et, comme cela a été évoqué par Nicolas Abraham et Maria Török, les traumas enfouis des générations précédentes laissent leur marque indélébile chez les descendants.

Cette version étendue de la théorie ferenczienne du trauma laisserait penser que la haine de soi provient de l’exclusion, et son développement est marqué par les aléas de l’éducation. Quant à son point de départ, en souscrivant personnellement aux théories de Ferenczi, Balint et Rank, je le chercherai dans la relation duelle.

Lorsque Ferenczi, en 1913, décrit la modification progressive du sentiment de toute-puissance de l’enfant, il se réfère à peine à la conduite de l’entourage. En 1928, quand il évoque l’effet dévastateur du « mauvais accueil » de certains parents, on voit qu’il a déjà adopté une vision interpersonnelle. Les conséquences du « mauvais accueil », maintes fois attestées par la clinique, sont indéniables. Cependant, ni l’article de Ferenczi ni l’expérience clinique ne permettraient d’affirmer pour autant l’existence d’un véritable « bon accueil ». Le « défaut fondamental » au centre des théories de Michaël Balint, analysant et disciple de Ferenczi, est bel et bien présent chez tout un chacun. Selon Balint :

« [Son] origine […] peut être ramenée à l’existence d’une disproportion considérable entre les besoins psycho-physiologiques d’un sujet au cours de phases précoces de son développements et les soins, l’attention et l’affection dont il a disposé à cette même époque, tant sur le plan matériel qu’affectif. »

À cause de cette « disproportion considérable, » il n’y a aucun accueil qui serait entièrement bon, aucun qui serait apte à combler le désir de toute-puissance de l’infans. La relation primaire est inévitablement marquée de ce « défaut fondamental » qu’évoque Balint. La mère des premiers temps représente à la fois la bonté incarnée et la vilaine sorcière des contes de fées, car elle personnifie la blessure initiale, le « traumatisme de la naissance ». C’est seulement quand le père se met à jouer son rôle séparateur que la Reine de la Nuit cède la place à la maman, une personne « douce et gentille ». Le rôle du père, ce rival et allié, est déterminant dans l’histoire de la séparation progressive avec la mère. Car cette séparation marquera l’essor du développement de l’enfant.

Alors que la séparation progressive est garante du développement, la séparation brusque produit un trauma car elle rouvre la blessure initiale. Ferenczi, tout en fondant sa réflexion sur le trauma infligé par le père, n’a pas manqué d’évoquer celui qui provient de la mère. Confronté au retrait progressif de cette dernière, l’enfant, dans un premier temps, réagit par la colère, puis il fait sa déclaration d’indépendance, décrétant : « Je veux le faire tout seul. » Lorsque le retrait de la mère est abrupt, l’enfant, se sentant abandonné, est en proie à un trauma qui provoque chez lui la culpabilité et le désespoir. Ces sentiments peuvent céder la place à la haine à l’égard des parents, en particulier, lorsque ceux-ci justifient l’abandon par des arguments éducatifs. Quant aux ressentis des enfants adoptés, ils sont sous l’effet à la fois de leur propre histoire et de l’image fantasmée de leurs parents d’origine.

Le trauma infligé par la mère est insurmontable : chez les enfants dont la mère est emportée par une maladie, une agression ou par le suicide, ou encore, comme l’a montré André Green, chez ceux qui tombent dans l’abîme de la dépression maternelle, la haine ne pourra jamais devenir consciente. Alors la haine de l’autre, indissociable de la culpabilité, devient haine de soi déguisée en dépression. La source de la souffrance de « l’enfant mal accueilli » se trouve dans le mauvais accueil du trauma assuré par l’entourage. Ce mauvais accueil a certainement joué un rôle déterminant dans un grand nombre des suicides de rescapés des camps de concentration.

Une petite histoire qui m’a inspirée ces quelques réflexions me permettra de conclure. Son personnage principal est un petit garçon qui, à propos d’un événement survenu autrefois, dit un jour à sa mère : « Ça, c’était avec l’autre maman. » Sa mère lui répondit alors : « Mais qu’est-ce que tu racontes ? C’était toujours moi, ta maman. » « Non, dit l’enfant, avant, quand j’étais petit, j’avais une autre maman. » Or, il se trouve que la maman en question, sous l’effet d’admonestations et de conseils de son entourage, a modifié quelque peu ses attitudes, devenant plus stricte, moins tolérante qu’auparavant. Désormais moins copine, elle endosse davantage le rôle de l’adulte, parvient à dire non, à mettre des limites. L’allusion à « l’autre maman » indique, certes, l’ambivalence de l’enfant.

Il me semble cependant que cette anecdote permet d’illustrer encore davantage le changement, à la fois réel et imaginaire, survenu chez chacun des personnages. Le changement au sein de la personne induit, tel le serpent qui se mord la queue, le changement de la relation entre les personnes, lequel, à son tour, provoque le changement des personnes, et ainsi de suite. La mère est devenue « une autre maman », et l’enfant est devenu celui qui est capable de la voir comme autre. Avec cette phrase il semble dire : tu es devenue une autre, mais cet autre que tu es devenue m’a permis de savoir que je suis moi et pas toi.

Peut-on fixer le point de départ de cette ambivalence ? Un regard sur le plan collectif révèle que l’histoire de l’ambivalence ressemble à celle de la poule et de l’œuf. Pris dans les conflits, groupes et nations sont fermement persuadés d’avoir engagé la guerre pour la bonne cause, d’être dans leur bon droit, de n’agir que pour se venger de l’autre, acteur de la première offense. L’enfant de cette histoire en veut à sa mère d’avoir changé. Mais avec l’invention de cette « autre maman », version idéalisée et « contifiée » de sa mère, il met en mots sa colère. Par ce moyen créatif, tout en exprimant son agressivité, il parvient à la rendre inoffensive. Du coup, il n’a plus de raison de se sentir coupable. Les personnes en proie à la haine de soi ne parviennent pas à se décharger de leur agressivité en la dirigeant sur l’autre, et s’identifient non seulement à l’agressivité de l’autre mais aussi à sa culpabilité. En fin de compte, la haine de soi est issue du conflit insoluble entre le désir de se réunir à la mère et celui de s’en séparer.

Tout en se référant à la théorie du traumatisme de la naissance de Rank, le psychanalyste David Muhlmann s’en démarque, pour souligner la nécessité « d’assumer la fatalité du destin de la pulsion confrontée à la perte irrémédiable et irréparable de l’intériorité maternelle ». Cette perte, comment la surmonter ? Bien que, dans nos rêves, aussi bien personnels que collectifs, l’identité, tout comme l’amour parfait, semble à notre portée, au réveil nous sommes forcés de reconnaître qu’elle n’est jamais donnée au départ mais, au contraire, acquise de haute lutte, au prix de nos questionnements et de nos tourments. Hormis ses promesses, elle n’a rien de stable, rien de définitif. L’être humain, qu’il se protège derrière le mur de ses traditions ou s’aventure sur le terrain glissant de ses idéologies, est condamné à vivre avec ses vérités partiales et partielles. Illusion ? Réalité ? L’union, la vérité absolue, nos sentiments, nos mythes et nos croyances tentent de nous persuader de les avoir possédées autrefois, et que leur perte est due à une faute, à un péché qu’on peut attribuer soit à un autre, soit à cette partie de nous-mêmes qui a voulu exister comme autre, celle qui a refusé de se conformer aux règles établies. Partant de la haine de l’autre en soi, on finit par aboutir à la haine de soi.

À l’instar de l’enfant qui s’identifie à la culpabilité de son agresseur, toute personne qui, afin de s’intégrer à un groupe, adhère aux jugements des autres à son égard, est en proie à la haine de soi et court le risque de s’abandonner au plaisir d’autodestruction . Comme l’a montré Lessing, la haine de soi est intimement liée à la honte de soi. Ce sentiment autodestructeur peut pousser à la course désespérée vers les plaisirs, faire adhérer aux crédos du fanatisme, induire la soumission aveugle au pouvoir. Ces conduites semblent apporter un soulagement, sans pour autant apporter de remède. Le sentiment d’appartenance apaise l’angoisse, calme la douleur d’être soi, certes. Mais celui qui la pratique sans modération finit par se regarder avec les yeux des autres et court le risque d’y laisser sa peau.

Les groupes, tout comme l’illusion d’identité dont ils sont porteurs, s’avèrent souvent peu stables et soumis aux aléas de l’histoire. La seule permanence dans l’existence des êtres séparés, divisés, que nous sommes, est la recherche, souvent désespérée, des points d’agrippement. »

– Brabant-Gerö, E. (2018). Haine de soi, haine de l’autre. Le Coq-héron, 232(1), 9-16.

 

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« […] la haine de soi est universelle, ce n’est pas La maladie du peuple juif, et le cas juif n’est qu’un cas parmi d’autres. Mais quel cas… l’analyse par Jacques le Rider de Otto Weininger, ce jeune philosophe juif allemand que le refus de son identité juive a poussé jusqu’au suicide à 23 ans est une magistrale démonstration de ce cas par excellence de « haine de soi juive ». Psychiatre et psychanalystes s’attachent ensuite à nous montrer comment s’élabore dès l’enfance, un certain refus de soi, qui culmine en quelque sorte chez les anorexiques, qui haïssent aussi dans leur corps, la preuve matérielle de leur identité sexuelle. Haine de soi repérable chez certains homosexuels, à Saint-Germain-des-Prés, ou à Istanbul, qui stigmatisent à leur tour ceux d’entre eux qui ne seraient pas conformes à ce qu’ils décrètent être la bonne norme homosexuelle.

Plus politique, la quatrième partie explore les haines, de soi et des autres, porteuses de « violences et d’exclusions », dans l’Iran islamiste, le Cambodge des khmers rouges, et dans nos sociétés occidentales à travers la figure du sans-abri […]

[…] trajectoires individuelles, et s’interrogent sur le devenir du « soi ». « Se perdre ou se retrouver dans l’écriture », et renoncer au « soi », renouent avec la problématique de départ, en nous présentant les itinéraires pleins de souffrance, de mal nés et mal aimés. Cela vaut pour les juifs : Maurice Sachs dont la haine de soi atteignit son apogée avec son enrôlement dans la Gestapo en 1943, ou Simone Weill envers qui l’on « reste interdit devant le fait que…(elle) qui compatit à toute la souffrance du monde, n’écrit pas une ligne sur les persécutions et les massacres des juifs, alors qu’elle est à Londres, où…. parviennent de nombreuses informations concernant l’extermination des juifs » (Martine Leibovici). Cela vaut aussi pour les non juifs : un texte de Hervé Poutet s’attache ainsi à analyser dans « haine de soi et filiation : la rédemption par l’écriture » les textes de l’écrivain Michel del Castillo qui dit de lui-même : « j’ai mal à l’enfance » alors que Maya Burger tente de discerner dans certaines expériences mystiques en Inde, ce qui pourrait relever de cette catégorie conceptuelle. « Le “soi” recomposé » clôt l’ouvrage sur deux contributions mettant à nouveau en scène des expériences juives, que ce soit celles du « changement de nom : le signe, la haine, le soi » à travers l’analyse des changements de patronymes juifs en Allemagne en 1933 et en France en 1945, ou celles concernant « conversion et Haine de soi » où est analysée à travers la littérature rabbinique, l’image pleine d’ambivalence du converti au judaïsme chez les juifs. Ce sur quoi donne à réfléchir ce très riche ouvrage, c’est bien entendu la question de l’Autre, de sa place dans la construction individuelle, dans l’économie psychologique de chacun. Et encore que cela ne soit pas son objectif explicite, l’ouvrage donne à réfléchir sur l’actualité la plus brûlante. »

– Joëlle Allouche-Benayoun, « Esther Benbassa, Jean-Christophe Attias (éds.), La haine de soi. Difficiles identités », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 128 | octobre – décembre 2004, document 128.51, mis en ligne le 18 novembre 2005, consulté le 20 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/assr/2512 

 

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« Une bonne façon de se tromper, c’est d’être séduit par une idée qui excite plus que d’autres le plaisir de comprendre, et de prendre ce plaisir pour une preuve de vérité. C’est le cas pour la haine de soi ; l’idée prend certains par surprise et ils oublient de la secouer ; ils la verraient alors partir en petits morceaux, qui certes ne sont pas tous sans intérêt.

Dans l’expression « haine de soi », le soi semble d’un seul tenant. Or, celui qui aurait la haine de soi ne saurait être entièrement dans ce qu’il hait ; il lui faut un support non haïssable pour pointer l’objet de sa haine. Il y a des parties de soi, conscientes ou inconscientes, qui peuvent faire l’objet d’un rejet, d’une phobie d’être envahi ou détruit. Mais la peur d’être détruit signale un désir d’exister, et parfois d’être victorieux de l’agent destructeur. Sur ce désir, le soi, même entamé, trouve des appuis solides.

Une femme peut haïr sa féminité si elle identifie celle-ci à l’intrusion maternelle. C’est souvent le cas de femmes dont la mère n’a rien transmis du féminin, se le gardant pour elle toute seule ; la fille a dû haïr en elle le féminin. Elle rend alors injouable cette partie d’elle-même ; elle n’est pas pour autant dans la haine de soi. Du reste, le hasard d’une bonne rencontre ou un travail sublimatoire peut lui faire contourner l’impasse.

Autre exemple. Des détracteurs de la psychanalyse, ceux dont elle menace l’illusion de maîtrise, peuvent haïr la dimension inconsciente qu’ils sentent en eux, et qu’ils reconnaissent pourtant (car souvent ils ont eu recours à un psy en urgence, pour eux ou pour leur enfant). Ils ont la haine de la partie de soi trop marquée d’inconscient, mais ils n’ont pas la haine d’eux-mêmes. Ils peuvent même augmenter leur confort en haïssant tous ceux qui évoquent l’idée psy.

Toute la tradition moraliste, antique ou classique, a proclamé que « le moi est haïssable ». Des auteurs comme Chamfort et La Rochefoucauld ont assez ironisé sur ceux qui aiment haïr leur moi, et qui transforment très bien cette haine du moi en complaisance. De même, un sujet plus averti, nourri de discours psys, peut tonner contre « le moi » tellement imaginaire, mais cela même, cette petite haine, le sauve de la haine de soi comme le fait tout symptôme ; et lui évite de se haïr globalement. Du reste, il se peut que tout symptôme comporte une haine ou un rejet, non pas de soi mais de ce qui peut rappeler le conflit ou l’impasse que le symptôme doit recouvrir. Toute une psychopathologie se déduit du rejet d’une part de soi par une autre, et les sujets jouent cette « partie » assez complexe, chacun selon son mode. En général, la part de soi que l’on « hait », on en prend le plus grand soin pour la garder comme partenaire ; et pour la dénoncer chez l’autre.

Quand des questions d’appartenance entrent en jeu, le sujet trouve en lui les traces d’un lien collectif qui marquent son identité ; parfois, des traces qu’il n’aime pas, dont il voudrait se défaire et qui deviennent persécutives. On parle alors de « haine de soi », on identifie le sujet à ce lien qu’il refuse, alors même qu’il espère, par ce refus, tromper l’identification. Il y échoue parce qu’elle fait partie de lui. Une partie qui pourrait devenir le tout s’il se consacre entièrement à ce combat.

Plus simplement, tout sujet fustige une part de soi ou une autre selon les circonstances, se traite d’idiot devant le piège où il est tombé et tente de se ressaisir. C’est le lot quotidien ; un sujet qui ne s’en est jamais voulu n’existe pas. Fustiger une partie injouable de soi, sans trop de complaisance, serait une façon de garder le contact avec ce qui excède le jeu tel qu’il est programmé. C’est essayer de prendre appui sur ses limites pour ne pas en être trop captif.

Encore une fois, toutes ces haines de soi, c’est-à-dire d’une partie de soi, trouvent leur exutoire commode quand on peut les projeter sur l’autre. Y compris dans le cas de l’appartenance collective ; la souffrance se transforme en dénonciation. En outre, le sujet a beaucoup de mal à vivre deux choses en même temps, l’en-même-temps est contradictoire et comporte des risques. Il est plus facile de créer un clivage en soi. Et lorsqu’il s’agit de collectif, on voit se créer des tendances opposées, qui cultivent leur antagonisme alors qu’elles seraient compatibles.

Dans le vécu, ces rejets de soi s’expriment à l’occasion d’images, de représentations. La photo en est un bon révélateur et peut servir de métaphore. Une personne voit une photo d’elle, prise à son insu. Elle se vit comme plutôt jeune, et voici qu’elle perçoit un trait qui l’horrifie, un trait de vieillissement qui, de surcroît, lui rappelle sa mère qu’elle n’aimait pas, ou qui était « d’un autre monde ». Elle se sent saisie et jetée dans un espace qu’elle déteste. À partir d’une image d’elle qu’elle n’aime pas, c’est toute sa présence qu’elle est forcée de recadrer, pour pouvoir s’encadrer à nouveau. L’« opération » peut échouer. Certains, devant le point d’horreur, recourent à une opération ; changer ce nez, par exemple, ce nez censé rappeler autre chose qu’on n’aime pas. Parfois l’inchangeable est là, l’inconvertible. Alors on peut « se convertir », changer de lien identitaire, remplacer le sien par un autre ; mais on connaît les limites de la substitution. Tout comme pour le deuil, on remplace avec peine l’objet, mais le remplacement lui-même prouve que ce n’est pas le vrai objet. Faire le deuil d’un lien identitaire dans lequel on a vécu, fût-il ténu, n’est pas facile ; c’est comme être identifié à l’un de ses parents et le rejeter. Cela produit un clivage ; mais le sujet s’en accommode. C’est « l’autre », en face, qui ne se calme pas pour autant. Tel l’inquisiteur médiéval qui, devant la masse des conversions qu’il obtenait, durcit soudain ses exigences, pour en arriver à la « pureté du sang »… À toute époque, des convertis (y compris dans le monde arabe) gardaient un lien avec leur origine, un lien secret et ténu, preuve qu’ils ne la haïssaient pas, mais la plupart ont dû l’effacer ; était-ce avec haine ? Ce n’est pas sûr. Ils l’ont refoulée en transférant sur elle la haine ambiante qui la vise.

Inscrire la nouvelle identité sur l’effacement de la précédente exige non pas tant de la haine que de la constance dans le refus de transmettre ; une abstention persévérante. Il faut que ça tienne au moins trois ou quatre générations. L’idée qu’un même refoulé, transmis sur trois générations, produit de la psychose semble probable. Mais cela peut être aussi un changement radical d’identité : on devient autre. « Trois ou quatre » générations, c’est la séquence générative minimale.

Revenons au mécanisme lui-même. La « haine de soi » n’est pas la haine de l’autre en soi, car cet autre, on peut l’expulser ou s’efforcer de le faire en « montrant » qu’il n’a pas de rapport avec soi, qu’il ne doit pas en avoir, etc. C’est ce que j’ai analysé au titre de la haine identitaire, haine où le sujet rejette ce qui « entame » son identité, donc impute son manque à l’autre qui l’entamerait. Ici, c’est l’identité comme telle qui fait problème. De fait, il y a un va-et-vient compulsif entre le rejet de soi et le rejet de l’autre, qui montre que le sujet est sous le coup d’une « haine de soi » possible mais non effective.

Aujourd’hui, nombre de personnes détestent un trait de leur corps, en marge du vieillissement, et elles espèrent l’améliorer en s’adressant au chirurgien. Parmi elles, un sous-groupe intéressant : celles que l’opération ne satisfait jamais, et qui, quand tel aspect malvenu est réparé, transfèrent le manque sur un autre aspect de leur corps, etc. Ce symptôme [appelé dysmorphophobie] laisse supposer un rejet potentiel et refoulé de leur personne, une sorte de haine globale et indicible de leur être même, de leur présence. Mais c’est une supposition, car elle se double d’une position fantasmatique très ferme : la réparation est possible. Une part d’elles-mêmes est décidée à réparer, même si, en même temps, la réparation, confiée à l’autre, est récusée compulsivement. On ne peut pas dire que cette « haine de soi » globale soit inscrite ; son inscription ne cesse d’être combattue, conjurée. Parfois, le sujet n’en peut plus, il passe à l’acte et attaque l’opérateur dans son corps, et pas seulement en justice. Retenons donc, dans ces cas limites, y compris de passage à l’acte où tout contrat est rompu, qu’il n’y a pas une haine de soi globale ; elle est virtuelle et modulée par un appel constant à l’autre. Appel toujours déçu car l’autre ne « donne » pas le symbole réparateur, il ne « donne » pas satisfaction alors qu’il « pourrait », qu’il « aurait pu ». D’où l’hypothèse que, dans le fantasme, ce réparateur décevant vient à la place d’un « malfaiteur » préalable – un malfacteur – ; un « autre » initial a mal fait le sujet, lui a fait mal ou lui a fait du mal, radicalement. Cet autre est marqué de haine sans y être totalement pris. Bien sûr, il peut l’être ; contrairement à la haine tournée vers soi, la haine de l’autre peut être totale, elle a même tendance à l’être pour plus de confort, elle est plus simple et plus pratique que la « haine de soi », empêchée d’être totale par l’instinct de survie.

Ainsi, cette haine partielle vise un trait persécutif pour le sujet, qu’il peut donc imputer à l’autre. Et pour plus de commodité, il totalise cet autre. C’est donc une fois projeté sur l’autre que le trait (ou le manque qu’il symbolise) devient « total ». S’il devenait total dans le sujet, en amont de cette projection, le sujet serait dans la haine de soi. Mais cela ne se passe pas ainsi ; le sujet fait un subtil virage pour sauver sa peau, pour éviter l’idée même de s’anéantir. Et il s’en sort en posant qu’il sera mécontent de lui tant que l’autre n’est pas frappé, tant qu’on n’arrache pas à l’autre ce qu’il a usurpé, son avoir ou son être même. On sait qu’Eichmann, dans une réunion avec des dignitaires nazis filmée en Argentine après la guerre, a déclaré que l’Histoire leur demanderait des comptes pour n’avoir pas fait leur travail jusqu’au bout.

C’est seulement dans la mélancolie qu’il y a une haine de soi ; mais il n’y a plus de soi. Le moi est vidé, dit Freud, qui ajoute cette belle formule : « l’ombre de l’objet est tombée sur le moi ». Autrement dit, le moi se prend lui-même comme objet, et ce qu’il attrape, c’est son ombre. C’est aussi ce qu’exprime le « soleil noir » de Nerval. Mais la dépréciation de soi mélancolique, plutôt qu’une haine de soi, serait un deuil de soi infaisable ; à ce titre, c’est un travail narcissique à plein temps. C’est parce qu’il est son unique objet d’amour que le moi mérite tous les reproches puisqu’il est totalement décevant, désespérant. C’est l’identification narcissique du moi à l’objet perdu.

Freud a aussi dit qu’il y a haine de soi quand le sujet n’aime pas son père auquel il s’est identifié « intensément ». En fait, ce cas typique se résout en « névrose d’échec » ou en montage obsessionnel, c’est-à-dire en une suite compulsive de négations qui se neutralisent : c’est le lien à l’autre qui est à chaque fois nié, puis affirmé, puis renié, à l’infini ; et la haine, si haine il y a, passe d’un camp à l’autre sans trouver où se poser, puisqu’elle-même est objet de négation compulsive.

Lorsque la haine de l’autre se totalise, elle balaie au passage les quelques bribes de « haine de soi » qui pouvaient rester en suspens. Par exemple, chez Céline, la haine des juifs est totale, mais elle reflète un manque-à-jouir qu’il leur impute, un manque en lui qu’il hait totalement et qu’il projette sur eux : ils lui ont « pris » des danseuses. (Il est probable que des journalistes juifs lui aient soufflé quelques ballerines ; mais ils « représentent » tous les juifs, qui confisquent la jouissance). Cette haine est chez lui compensée dans une grande complaisance de la langue-mère où il se déchaîne, avec, par ailleurs, des effets poétiques. La haine des juifs chez les nazis est aussi claire : cette race (ou l’ensemble de ces traces) perturbe l’identité saine, ils apportent une faille là où il ne doit pas y en avoir, dans l’humain authentique ; ils dérangent l’amour de soi où doit baigner l’identité accomplie.

Dans les deux cas, c’est la haine d’un trait partiel qu’on a en soi mais qu’on totalise en le projetant sur l’autre.

Si on fait le détour obligé par Weininger et Lessing (qui a titré son livre « La haine de soi juive »), on constate encore qu’il s’agit d’un trait partiel, de la haine du juif en soi, sentiment compréhensible chez ces personnes qui n’avaient reçu de l’idée juive que des bribes insignifiantes ; pas de quoi résister au regard hostile des autres, et encore moins d’y voir une envie inversée. Leur besoin de s’intégrer à la société ambiante était aussi vital qu’elle était antisémite. Pour ne pas être le moins du monde pointé comme juif, il leur fallait régler son compte au juif en eux, donc « aux juifs » par projection totalisante. C’était bien le moins pour avoir un peu d’équilibre et une entrée dans la société distinguée. Laissons de côté le glissement qui fait passer de la peur d’être pointé comme juif à la haine du juif en soi ; et remarquons qu’aujourd’hui, ladite « haine de soi » (donc haine du juif en soi) est maniée plus subtilement, du fait qu’être juif est plutôt une valeur, suite à la Shoah et au travail accompli dans le champ hébreu, qui a mis en lumière sa portée philosophique, analytique, existentielle. Entretemps, une valeur est apparue sur le marché : être un juif qui s’en prend aux juifs et, notamment, à leur lubie d’État souverain.

Il est cependant curieux de dire que les juifs qui ont un problème avec leur judéité sont atteints d’une haine de soi ; on ajoute même qu’elle « peut devenir insupportable au point de conduire au suicide, dont celui de Weininger serait l’archétype ». Comme par ailleurs tout juif a – et doit avoir – des problèmes avec l’être juif, cela reviendrait presque à un vœu de mort sur tous les juifs.

Peut-on ériger en concept un mauvais nom (la haine de soi) donné au drame de ces juifs d’Europe dont l’effort d’assimilation recevait en retour un rejet qu’ils ont intériorisé ? Leur drame fut d’autant plus poignant que, encore une fois, ce qu’ils devaient sacrifier (leur être juif) se réduisait à très peu de chose au niveau du contenu. Mais cela restait un symbole fort, et eux ne savaient pas que c’était le symbole d’une faille, plutôt que d’une identité pleine. (Ils espéraient qu’elle fût pleine et compacte pour pouvoir mieux l’évacuer, mais elle était en petits morceaux, c’est son « génie » propre.) La faille en question, que j’appelle l’entre-deux (et qui inclut ce qu’on appelle la castration et le symbolique) est intrinsèque à l’être juif qui est surtout une faille identitaire s’entretenant d’elle-même, à l’infini. En fait, c’est la faille que chacun, juif ou pas, éprouve et dont il fait ce qu’il peut. La dynamique de l’entre-deux ouvre des possibles et des croisements que le clivage empêche car il fige la faille. En tout cas, c’est cette faille, mouvementée ou inerte, que certains refoulent ou dénient, ou imputent aux juifs. Hitler avait dit : « Il faut tuer le juif en nous. » D’autres envient aux juifs, en tant que transmission, cette faille elle-même dont ils sentent que c’est une force que les juifs se gardent, une bénédiction, une baraka dont ils tirent profit dès qu’on les laisse en paix. L’essentiel de la vindicte envers les juifs est la peur de cette faille qu’on leur envie et qu’en même temps on leur impute.

Cela éclaire le pourquoi de l’expression « haine de soi » qui, bien qu’impropre, a eu un certain impact. C’est que ces juifs ne comprenaient pas pourquoi plus ils effaçaient leur côté juif, plus la haine déjà totale qui les visait se déchaînait. Il y eut comme un retour sur eux de cette totalité, et du coup, le trait juif, pourtant partiel chez eux, devenait total. Or, il le devenait aussi de l’intérieur, car ces gens se demandaient inconsciemment pourquoi ce trait juif faisait aux autres un tel effet. Ainsi, cette double totalité les prenait en tenailles et ne leur laissait aucune issue. Il fallait le génie de Freud pour rester fidèle au filon hébreu en le vivant comme le symbole d’une présence de l’inconscient. Il a trouvé la sortie par l’inconscient, où la faille est une figure privilégiée ; une sortie singulièrement universelle, puisqu’elle offre à chacun d’accéder à une faille analogue à celle des juifs, celle que les juifs ont portée et supportée.

Reprenons. Si plus ils réduisaient le trait juif, plus la haine qui les visait augmentait, c’est qu’en le réduisant à très peu de chose, ils le ramenaient à l’essentiel, c’est-à-dire au symbole de sa propre transmission, donc à la pérennité du peuple juif. Ce qui, pour les tenants de l’identité sans faille, est proprement insupportable, voire persécutif. Or cette faille existentielle est de l’ordre de l’être, du rapport à l’être, et ne relève pas de l’avoir. On ne peut pas l’arracher à quelqu’un ou se l’arracher à soi-même.

Quant à la phrase de Lessing (« il n’y a pas un juif qui n’ait au moins un début de haine de soi »), elle semble curieuse. Pourquoi appeler cela « haine de soi juive » ? Il n’y a pas un juif qui n’ait en lui une réticence, une résistance au fait d’être juif lorsqu’il est en présence de non-juifs. Même s’il est heureux de l’être, il peut être gêné de ne pas le partager avec eux, ou de n’avoir jamais pu, ni su le faire. Il y a dans l’être juif une fissure, donc un mélange de haine-amour de l’être-juif, surplombé par un amour de la transmission en tant qu’elle-même est divisée, en tant qu’elle a de l’amour et du désamour pour elle-même. Tout l’humour juif cherche à dire du mal de soi avec plaisir, sachant que, par ailleurs, on dit du bien de soi avec des coups de griffes. (Pourquoi « du mal de soi » ? Pourquoi pas « que du bien » ? Parce que c’est plus drôle, plus malin et plus vrai.)

C’est un peu légèrement que Freud a écrit à l’un de ses correspondants que « notre ancêtre Moïse devait être un rude antisémite ». C’est un fait que la Bible est le seul texte où une identité dit autant de mal d’elle-même, mais sur un mode qui exprime aussi l’amour de sa transmission. C’est un texte qui met en acte la faille existentielle dont j’ai montré la résonance avec la faille ontologique (l’écart entre l’être et l’étant. De sorte que l’argument antijuif : « Vous êtes mauvais, votre Dieu vous a rejetés, c’est votre Livre qui le dit » est fort ancien et naïf ; le Dieu biblique aime rejeter son peuple pour le ramener à lui et le rejeter encore, etc. L’entre-deux serait de pouvoir, sans clivage, vivre avec une haine de soi partielle, toujours possible, et un certain amour de soi.

Le suicide de Weininger est-il l’effet d’une « haine de soi » ? Ce fut sans doute l’impasse totale d’un homme surdoué qui arrive au bout de lui-même, dans un état mélancolique, après avoir témoigné de ses fantasmes sexuels et de ses angoisses non maîtrisables. Certes, on pourrait dire des suicidés qu’ils ont eu la haine d’eux-mêmes, mais ce n’est pas sûr : ils peuvent s’être tués parce qu’ils n’ont plus trouvé en eux quelque chose qui soit digne d’être offert au monde ; ou plus trouvé dans le monde quelque chose qui les intéresse ; dans ces deux cas, où est la haine ?

Aujourd’hui, ce qu’on appelle « haine de soi » chez des juifs, c’est le fait qu’ils veulent monnayer en même temps leur être juif et le fait d’en vouloir aux juifs. C’est le fait que la vindicte antijuive soit par eux instrumentée à des fins de promotion sociale. Or « il en faut », aussi, de ces double-monnayeurs, ils rappellent que tout se monnaye, y compris l’adhésion à l’identité, la sienne, et le fait d’y être hostile quand elle dérange. Parfois on les traite d’antisémites ; mais si la vindicte antijuive, c’est de ne pas pouvoir supporter l’écart de soi à soi-même (donc la faille ontologique), pourquoi tous les juifs en seraient-ils épargnés ? On peut tenir à son identité et en même temps lui en vouloir, ou la mettre à distance, sans être pour autant dans le clivage. Si, en outre, on peut profiter de l’écart, et même le rentabiliser, alors certains jouent cette carte puisqu’elle n’est pas sans valeur sur le marché.

Allons plus loin. Quand le sujet perçoit dans l’autre un trait de soi ou de ce qu’il désire pour soi-même, comme le fait d’être enviable, cela peut le mettre hors de lui. Cette agressivité ne vise ni une part de soi ni l’autre comme tel, mais l’autre en tant qu’il détient une part de soi ou qu’il prétend en jouir. Prenons quelques cas simples, comme cet exemple de jalousie entre deux fillettes : l’une commence à chanter et l’autre lui crie : « Non ! C’est ma chanson ! », une chanson courante qu’elle s’était appropriée. Elle explose de voir son appropriation mise en question. Le cas cité par Freud, du fils qui déteste son père « à qui il s’identifie intensément », signifie que le fils déteste voir dans son père des choses de lui-même et voir dans lui-même des choses de son père. Le soi est désapproprié, et son effort de réparer est compulsif ; la détestation oscille de l’un à l’autre et le montage s’auto-entretient. De même, on l’a vu, une femme qui n’aime pas sa féminité, il n’est pas dit qu’elle se déteste comme femme ; elle déteste voir en elle des traits du féminin qui lui rappellent une emprise maternelle trop dure. C’est donc la haine de voir chez l’autre un trait qui pourrait être le sien et la poser comme sujet féminin, mais qu’elle ne peut s’approprier sans une épreuve qui la dépasse ; une épreuve qui, notamment, la ferait passer du cadre de l’avoir vers l’enjeu d’exister. (Souvent, dans ces cas, elles sabotent une féminité qui ne leur a pas été donnée ; par exemple, elles échouent à être enceintes.) Il y a bien l’espoir de « rencontrer l’amour ». La beauté de la pulsion chez l’humain, c’est qu’il n’y a pas d’impasse définitive, même quand la pulsion se loge dans un symptôme stabilisé. Mais comme la rencontre est le retour du dehors sur la rencontre intérieure rendue possible, on comprend que ces sujets disent ne rencontrer personne. Ils ne perçoivent pas l’objet « rencontrable », comme si son existence était barrée par son statut problématique (où serait le trait qui le signale ? En soi ? dans l’autre ? dans le partage impossible ?) Parfois, le sujet perçoit les signes venant de l’autre (le signalement du trait) comme un harcèlement, parce qu’il « en a assez » de dépendre à ce point de l’autre ; et il en dépend d’autant plus qu’il rêvait d’autarcie. Il rêvait d’avoir ce « trait » en soi, ou mieux, d’être lui-même ce trait.

Ainsi, plutôt que la « haine de soi », il y a la haine de soi-dans-l’autre, variante des démêlés narcissiques avec l’autre, démêlés marqués de peur, d’angoisse, de prédation.

Même la fameuse « haine de soi » des juifs allemands est une haine de soi dans l’autre ; c’est la haine du fait qu’il y ait du juif dans l’autre qu’ils voulaient devenir ; l’autre qu’ils vénéraient comme le sommet de la culture et du progrès, comme la promesse d’avenir ; ils voulaient arriver purs dans le giron rigoureux de la culture germanique. Ils rêvaient d’un clivage parfait : être juif par-devers soi, et faire en sorte que, dehors, aucun trait juif n’apparaisse. Mais c’est impossible, vu que l’être-juif met le sujet en rapport avec l’être, donc avec la vie et le monde, sur un mode qui ébranle le clivage. D’où le fait constaté : plus ils se dépouillaient des traits que les autres pointaient comme juifs, afin d’entrer « propres » dans l’identité supérieure, plus les autres les leur pointaient comme très présents, aggravés par leur effacement.

Ces autres, de leur côté, avaient la haine de l’autre en soi, la haine du risque (de) juif en eux, haine du décadrage, de l’entre-deux, de l’écart à soi, de la faille qu’ils percevaient comme intrinsèque à l’être-juif, alors même que les juifs qu’ils voyaient faisaient sagement le chemin inverse, et se recadraient allemands de façon impeccable. De sorte que, entre la haine de soi dans l’autre et la haine de l’autre en soi, la décharge pulsionnelle fut ravageante ; le juif et son Allemand ou l’Allemand et son juif faisaient un couple impossible, et le plus fort des deux a mis en acte le fantasme d’en finir.

Bien sûr, les deux haines s’entrelacent ; les Allemands avaient aussi la haine de soi dans l’autre-juif ; ils détestaient voir les perles de leur culture, de « la culture », traîner dans le bain trouble de l’esprit juif. De leur côté, les juifs allemands « assimilés » ont fait merveille de leur raideur germanique bien acquise, même une fois partis en Amérique (où ils ont soutenu le Reich lors de la Grande Guerre), et en Palestine, où ils furent sereinement racistes envers les juifs orientaux (qui n’étaient que juifs et n’avaient pas cette culture. Un autre cas est éloquent, celui de Stefan Zweig, juif de haute culture « assimilé » : émigré au Brésil, où il fut accueilli et adulé, il lui fut impossible de condamner l’Allemagne nazie, malgré l’insistance de ses nombreux admirateurs ; il disait que c’était quand même sa « patrie ». D’où peut-être le suicide, non par haine de soi mais par impuissance à supporter la faille qui lui revenait de plein fouet « dans le réel ».

On peut aussi mieux comprendre le cas des juifs antijuifs comme le rappel insupportable de soi dans l’autre : le trait juif auquel ils tiennent, en même temps qu’ils ont du mal à le vivre, ils le retrouvent chez « les juifs », ils leur en veulent de le leur rappeler. Ils leur en veulent d’autant plus qu’ils croient que ces derniers vivent sans problème ce qu’eux-mêmes ont du mal à supporter. Leur message revient à dire qu’ils sont juifs, mais surtout pas comme « les juifs » ; or c’est ce que disent la plupart ; narcissisme oblige.

L’intérêt de la chose est que c’est aussi le message désespéré de l’individu noyé dans le groupe dont il a besoin, et qui espère se ressaisir en étant avec les autres surtout pas comme les autres. « Moi, oui, mais pas comme les autres qui sont comme moi. » Et il n’est pas toujours facile de se distinguer. Cela donne à ces gens une raideur affective, une forte retenue face au piège de l’empathie, de l’identification fugace. Le clivage ne suffit pas à vivre cette situation, le double discours offre à peine plus de souplesse ; et le problème demeure : le sujet hait dans l’autre ce qu’il est obligé de protéger en soi, sinon il ne serait personne ; mais qu’il ne peut vivre pour soi, pour son compte, comme si cette haine était son meilleur appui. Ce partage impossible de soi et de l’autre est un cas particulier de ce que j’appelle partage de l’être, dont l’impasse se signale par ce que j’ai nommé la haine du symbolique.

On peut ainsi renouveler le problème à partir des épreuves d’appropriation et de partage, sachant que le symbolique est un partage et qu’il est « inappropriable ». En tout cas, à partir de la haine de soi, mauvais concept, on arrive à la haine de soi dans l’autre, qui est une forme de la haine du symbolique. Ces formes de haine sont observables au niveau collectif. À la suite du 11 Septembre, des foules entières se sont réjouies de l’attentat ; notamment dans les pays du monde arabe, où manque durement ce trait majeur qui reste typique de l’Occident, la liberté individuelle. Ces braves gens se réjouissaient de ce que l’autre qui détient ce trait convoité soit dans le malheur. D’autant plus que les terroristes ont pu déclencher l’attentat grâce à cette liberté et aux droits de l’individu dont ils ont bénéficié.

Dans ces sortes d’impasses, subjectives et collectives, les sujets pensent moins à valoriser leur vie par les traits qui leur sont propres qu’à se réjouir de voir l’autre, qui détient le trait convoité, souffrir des coups que ce trait lui a valus. C’est tout le problème de se valoriser par l’échec de l’autre plutôt que par soi-même ; de fonder sa valeur sur la non-valeur de l’autre, non-valeur qu’on peut soi-même décréter. Des identités entières sont bâties sur l’échec de l’autre. La valeur du soi s’y mesure au rabaissement de l’autre, rabaissement ou échec qui ne sont pas plus réels qu’ailleurs, mais qui sont un axiome de base, une donnée initiale.

Ce n’est pas une affaire de contenu ; on peut même jalouser l’autre pour son malheur si ce malheur le valorise. Dans ce que j’appelle « narcissisme du malheur », on en veut au sujet atteint par une catastrophe de vouloir indûment retenir l’intérêt, ou de le faire pas comme il faut. J’en ai donné maints exemples, en voici un tout frais. Il s’agit d’une femme abusée sexuellement par un de ses supérieurs ; elle écrit un livre là-dessus et se fait agresser lors d’une émission télé par l’animatrice, une écrivaine dont l’œuvre majeure fut justement de décrire son propre viol par son père. L’agressivité de l’écrivaine exprimait un narcissisme du malheur, ou une haine de soi dans l’autre ; cela ne pouvait pas être une haine envers la femme violée, c’eût été une haine de soi ou une haine de l’autre. Or, c’est la haine du fait que l’autre se prévaut d’un trait que l’écrivaine s’appropriait. Quand l’autre se prévaut d’un trait qui nous est « propre », c’est un problème de partage ; et le symbole est comme tel un partage, une coupure-lien qui distingue et unifie. Le symbole qui interdit le viol (la loi) est partagé par les victimes, il les distingue et les rassemble. L’écrivaine, en explosant, dit n’avoir pas supporté chez l’autre le « statut de victime » ; mais si l’autre fait état de ce qu’on a subi, dont on a été victime, et qu’on ne le supporte pas, c’est qu’on ne supporte pas que l’autre se valorise par le trait dont on s’est valorisé. Qu’en somme, l’autre ait pris une part de « nous » et se valorise avec. C’est la haine de soi dans l’autre, forme de haine du symbolique.

Signalons que cette conduite s’exprime parfois dans le « narcissisme de la petite différence » : le trait dont l’autre se valorise, on s’efforce de montrer que ce n’est pas tout à fait le bon, ce n’est pas le même que le nôtre, qui est porteur de la vraie valeur. Le sujet y trouve en outre un avantage : c’est lui qui le trace, le trait de la « vraie » différence, qui le dessine, et qui transfère sur l’infime nuance tout le poids symbolique qui risquait de lui échapper. La petite différence devient l’image fétiche de l’écart dont le partage semble impossible.

Encore un mot sur la haine du symbolique en tant qu’il nous échappe mais qu’il nous porte, et en tant que « le symbolique » n’est pas tout à fait « le langage ». Cette haine est parfois rationalisée dans l’idéal de l’universel absolu, où règnerait le principe d’identité (a=a), où chacun serait identique à soi, un soi qu’il aurait bien en main, en étant sa propre origine, en la maîtrisant totalement. En général, aucun universel n’arrive à englober tout le monde ; le seul qui y arriverait, l’universel mathématique, englobe des lettres et des concepts, pas des sujets.

Dans l’Histoire, la Shoah fut l’apothéose idolâtre de la haine du symbolique : un peuple en sacrifie un autre sur l’autel de sa plénitude identitaire, pour être sûr de n’avoir plus, ni en lui ni même sur terre, ce trait suspect, cette trace (cette race) d’altérité qu’il vit comme une menace. C’était une façon de régler la question même du symbolique, qui par essence dépasse les règles et traverse les solutions. C’est en quoi, plus ordinairement, chaque fois qu’il y a partage de « territoires », partage d’identités, ou épreuve de l’identité comme partagée, des questions de priorité, de préséance se posent. Suite à quoi, une haine narcissique se mobilise, dont les deux branches, haine de soi dans l’autre et haine de l’autre en soi, s’entremêlent et convergent en une haine du symbolique. Ce à quoi peut s’opposer l’acte symbolique où pointe l’émotion d’être partagé, dans une transmission où, quoi que l’on soit, il existe un acte qui touche à l’être et qui ouvre une percée vers un autre possible. »

– Sibony, D. (2018). La « haine de soi », mauvais concept. Le Coq-héron, 232(1), 17-26. 

 

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« […] L’analyse allait se jouer dans la haine de soi qui ressurgissait dans la perte amoureuse, réelle ou appréhendée, et/ou dans l’angoisse d’un corps qui allait se retourner comme un gant et dévoiler toute son abjection. Dans le transfert, elle m’aimait à condition que je reste un reflet inutile. Elle invalidait mes interventions dès qu’elles lui semblaient contraires aux siennes et me rabrouait en tentant de me destituer de ma fonction d’analyste. Ma place fut d’abord celle d’un miroir, lisse et sans faille, son existence psychique reposant en partie sur ma capacité à m’effacer, ou sur son pouvoir à elle de m’effacer sans me tuer. Il y avait donc une sourde violence dans ce lien affectif qui pouvait ressembler à de la haine, mais qui n’était pas ressentie comme telle. À l’occasion d’une absence imprévue de ma part, elle manifesta une détresse qui l’étonna elle-même, comme si le sol se dérobait sous ses pas, dit-elle, un effondrement. N’étant pas là où elle m’attendait, j’acquérais une importance absolue. Pour elle, nous n’existions que dans le mouvement de ma disparition, ou de la sienne. M’ayant perdue, elle avait tout perdu. Le miroir s’était brisé. Le lien inconscient qu’elle avait instauré d’emblée avec moi s’avérait essentiel à sa survie psychique, alors que l’inattendu de mon absence faisait trauma.

Dans ses rapports avec moi, elle tenait à la distance, elle mit plusieurs années avant de s’étendre sur le divan. Le mot « rien » revenait maintes fois dans son discours pour me signifier que je n’avais pas d’importance pour elle, et vice versa. Mes interventions tombaient dans un puits sans fond. Ce « rien », était-ce l’autre face du « tout », de son besoin absolu de son analyste, me demandai-je ? Ou une façon de me dire comment elle s’était sentie effacée par l’autre, sa mère endeuillée, notamment ? En deçà d’identifications imaginaires puisées à même son entourage, sa culture ou les livres qu’elle avait dévorés enfant, Meg se sentait vide, sans « personne dedans », et sans valeur pour un autre. Une absence trop réelle avait creusé son espace psychique d’un trou bordé par des objets anonymes. Enfant, elle endurait ses peines physiques ou psychiques en silence, non pas dans le refus des mots, mais en leur absence. À titre d’exemple, elle avait souffert de crises d’appendicite pendant toute une année sans que la mère se rende compte du danger ; au contraire, elle s’impatientait des plaintes de l’enfant. C’est une parente infirmière qui la découvrit un jour se tordant de douleur sur son lit et l’amena à l’hôpital où elle fut opérée d’urgence. Faute de signifiants qui la reconnaissent et lui donnent une valeur propre, Meg ignorait que ses peines la concernaient. Le corps seul expose les ravages de ce manque de mots et de paroles.

C’est dans cette mémoire de soi, terrible, que Meg se maintient sans pouvoir me le dire. Et le moi qui s’est construit par-dessus, ou autour, est un personnage ayant fonction de la représenter, de la défendre, mais non agréé comme sien, invalidé en somme. Comme une chape de plomb qui recouvre quoi ? Ce qu’elle appelle sa vérité. Or pour elle, comme pour Imre Kertész, « la vérité est ce qui me consume ». Et la vérité est ce rien qu’elle incarne.

Dans mon livre Les violences de l’autre, j’ai étudié le rapport entre les violences subies de la part de son « environnement » (Winnicott) précoce et celles que le sujet s’infligeait à lui-même, les secondes étant l’effet d’une identification à l’agresseur (au sens de Ferenczi) devenu une part de soi. Les violences de l’autre sont le fait non seulement du monde extérieur, bien sûr, mais d’une altérité destructrice logée au cœur du sujet. Cette violence intrapsychique est-elle l’effet de la haine – de soi, de l’Autre ? – ou d’une symbolisation qui a échoué, ou qui n’a pas eu lieu ? Autre question : l’autodestruction est-elle une façon de s’investir, ou à tout le moins de préserver, quoique douloureusement, le rapport à soi ? S’attaquer, se blesser, se salir, se mettre en danger pour se sentir vivant ? J’ai étudié la vie de personnages, célèbres ou non, aux prises avec des passions mortelles sous l’angle de ce que j’ai appelé les miroirs meurtriers, et cela depuis la petite enfance. Dans ces miroirs, ils ne se voient pas, ils ne voient même pas une mère, ils ne voient rien ; mais peut-être entendent-ils dans les mots qui leur parviennent les signifiants qui les détournent d’eux-mêmes, ou pire, qui les effacent.

Par besoin d’amour – ou est-ce pour survivre ? – Meg a utilisé cette défense très primaire qui consiste à s’automutiler psychiquement pour trouver le « moule » parfait qui pouvait la contenir et lui dessiner un visage. Sans pour autant renoncer à ce qui la fonde dans l’être, sa souffrance, elle qui ne cesse d’espérer qu’une « personne bien au courant » (Freud) la reconnaisse enfin. D’où son besoin de m’écrire entre les séances, non pour remplacer la parole mais pour en dire l’impossibilité. Ce qui me rappelle la note laissée par Romain Gary (1914-1980) avant son suicide : « Je me suis enfin exprimé entièrement. » Se tuer pour dire quoi ? Comme si l’écriture constituait pour certains un acte que seule la mort permet de conclure. Dans son rapport à un reflet destructeur, Meg avait trouvé son double en la figure de l’auteur de La promesse de l’aube. Non qu’elle soit tentée par le suicide, la mort, elle la frôle sans la vouloir, sans même y penser, que ce soit à travers des maladies, la drogue ou des accidents. Elle ne se tirera pas une balle dans la bouche comme Romain Gary, elle ne se défigurera pas, au contraire, elle voudra effacer le visage de l’enfant déjà mort, son « son vrai visage ».

Dans les deux chapitres que j’ai consacrés à cet écrivain dans Les violences de l’autre, je me suis interrogée sur les modes d’expression personnels et littéraires que peut prendre la haine de soi. Derrière ses masques et pseudos, n’y avait-il aucune forme palpable chez Gary ? Après avoir emprunté diverses identités littéraires, son suicide l’exila de son moi pour de bon. Peut-être était-il déjà mort sans le savoir ? Et plutôt que d’affronter la mère – celle qui n’aimait que lui, disait-il –, il aura contourné l’irréalisable jouissance incestueuse en se réfugiant dans la peau des autres. Si cela était, la terreur l’aurait saisi devant le miroir. Était-il « un homme avec personne dedans », celui-là même qui fit les frais d’une funeste reconnaissance dans Gros-Câlin ? […]

Pour le déprimé qui a fait le vide de l’altérité, qui a peuplé le monde d’absents, comment retrouver le chemin vers l’autre ? Certains êtres, ceux que l’on situe en marge de l’analysable, les cas dits « limites », sont déjà du côté de la mort, et cette mort-là ne se dit pas, ne se raconte pas. Je dirais comme Kertész que c’est durant l’enfance qu’a commencé leur « impardonnable anéantissement, [leur] survie jamais survécue ». Ils ne peuvent survivre qu’en dehors de soi. Ils ne peuvent aimer qu’avec l’énergie du désespoir.

Il en va ainsi de la grande poétesse argentine, Alejandra Pizarnik, qui écrit :

« Mon désir de mourir vient de mon incapacité à être à l’intérieur de moi-même »

Le suicide qu’elle ne cesse d’annoncer permettrait-il de coïncider avec soi ? De réaliser une égalité entre son être et « la vérité de son être » ? Là où les mots se heurtent au silence du sujet, ou plutôt à son absence, il ne reste plus que l’autodestruction – la haine de soi ? –, la mort agie pour dire son désespoir. […]

Il me semble retrouver chez Marilyn Monroe (1926-1962) les terribles vestiges de cette carence du maternel, comme une faim sans cause connue et qui serait transmise à l’enfant. Marilyn suit depuis trente mois une psychothérapie avec le célèbre psychanalyste Ralph Greenson (1911-1979) quand on la retrouve morte d’une surdose de somnifères, seule, dans sa petite maison de Los Angeles. Mort volontaire ou non, cela revient au même, elle a passé la moitié de sa vie à construire son personnage d’un côté et à se détruire de l’autre. Sa mort n’est-elle pas l’ultime mise en scène de sa détresse infantile ? Morte, elle l’était déjà de la folie et de l’abandon de sa mère, des violences sexuelles subies dans l’enfance. Son image de star, qu’elle chérissait et haïssait à la fois, avait fini par la dévorer. La lumière qui émanait de son visage, son éclat étrange et glacé qu’aucun désir ne traversait, éblouissait le monde tout en la dissimulant, elle. Sa métamorphose en symbole sexuel aura donc eu des conséquences désastreuses.

De cette violence des miroirs, de cet assujettissement au regard des autres, et surtout aux hommes de sa vie, Marilyn est-elle consciente ? Sans doute, car elle en souffre et voudrait être considérée comme une vraie actrice, ce qu’elle atteindra à force de travail, mais elle restera, même dans le succès, dépendante, affamée d’amour et de reconnaissance. Sa voix d’enfant mourante, sa démarche flottante, ses poses langoureuses et sa chevelure platine, tout en elle appelait le désir, sexuel pour les hommes, identificatoire pour les femmes.

Fille d’une mère instable mentalement, en attente non d’une présence à laquelle elle ne croit guère mais « que personne ne réponde à son attente ». Toute petite, elle avait été séparée de sa mère, Gladys, internée à 34 ans, puis abandonnée par Grace, une mère substitut qui faute de moyens la plaça à l’orphelinat, puis en familles d’accueil où elle subit des abus sexuels multiples. Suicide et psychoses hantent sa lignée maternelle. Sans parler des deux fils précédents de la mère, disparus ou tenus pour mort, inexistants en somme.

Pas de père pour couper ce cordon ombilical qui l’unit aux figures maternelles de la mort. Le père est incertain. Norma Jean porte donc le nom du premier mari de sa mère. Quant au géniteur, peut-être s’agit-il d’un certain Stan Gifford avec qui Gladys a eu une aventure. Monroe est le nom de sa grand-mère maternelle, celle-là même qui aurait tenté de la tuer. « On a voulu me tuer », dit-elle, évoquant sa grand-mère maternelle, Della Monroe Grainger, qui aurait tenté de l’étouffer sous un oreiller alors qu’elle était au berceau : « Ce fait intime et épouvantable […] la constituait et, en quelque sorte, l’avait accouchée » Elle aurait été sauvée par une voisine vigilante qui la gardait en l’absence de la mère. Fable ou vérité, il n’en reste pas moins que la scène ainsi racontée symbolise bien la façon dont elle se perçoit dans son rapport au monde. L’Autre est ce qui la tue et ce qui la sauve. La relation est un duel sans fin où la survie n’est jamais définitive. […]

Selon Arthur Miller, un de ses maris, elle est l’effet d’une souffrance qui n’aura jamais été pensée, assumée. D’où, peut-être, ses trois précédentes tentatives de suicide, toutes consécutives à une perte : d’un homme, ou d’un enfant dans le cas de sa fausse couche. Faute de pouvoir raconter son histoire, elle s’invente. Là où quelqu’un ou quelque chose devrait exister, il n’y a rien. Ce qui s’appelle la désolation…

Les mots fuient quand il s’agit de parler d’elle. Le cinéma, comme le rêve, est un autre miroir, un lieu d’identification spéculaire et un leurre magistral. L’autre, tout autre, est une absence, ou une surface de projection, insaisissable. Dans ce destin tragique, la mort n’aura cessé d’attendre son heure. Et c’est peut-être la raison de la fascination que Marilyn continue d’exercer sur le monde. Léguant une image de féminité sexuelle idéale, elle expose, comme dans les tableaux des Vanités du Baroque ou de la Renaissance, le rappel effrayant de notre inéluctable finitude.

Leur enfance aurait été une tragédie dont ils restent traversés. Pour Meg, comme pour Gary et Marilyn, la perte est moins celle d’un objet d’amour que de l’espérance de cet objet. Elle n’a pas la mémoire de ses pertes, et tout le travail de l’analyse consistera à les retrouver. Dans le rapport spéculaire à sa mère, Meg ne rencontre rien qui (la) désire, il n’y pas de désirant, mais une bouche immense qui l’avale, une bouche en laquelle elle voit le reflet de la sienne. Voilà ce qui la captive dans les biographies de Romain Gary et de Marilyn Monroe, « ce sont des avalés », dit-elle. La haine de soi en serait-elle le symptôme ?

Il y a là un impensé, un trauma qui ne cesse de faire violence au sujet. La haine de soi est-elle l’effet de ce que Sándor Ferenczi appelle le surmoi tyrannique, résultat d’une identification traumatique ? Ce type de surmoi impitoyable représenterait le réel terrifiant – sa mort ? – auquel le sujet s’est heurté dans son rapport initial avec le monde, il en constituerait la mémoire inconsciente en quelque sorte.

Ferenczi étend la notion d’identification freudienne à l’enfant maltraité ou abusé, qui réagit en intériorisant la violence de l’autre et en se soumettant entièrement à une volonté étrangère. Il s’agit d’un mécanisme de survie dans des situations terrorisantes. On le voit, l’identification à l’agresseur est une façon de remplacer son moi propre par quelqu’un d’autre, tout en conservant la capacité d’investir la personne aimée qui est souvent la même que l’agresseur.

Certains analysants, comme Meg, ont été confrontés précocement à l’absence d’un « proche secourable ». En ce sens, ils n’ont pu compter sur personne pour être consolés, recueillis, apaisés, aimés. Ils ont été d’emblée plongés dans une solitude infinie et définitive. N’ayant d’appui affectif ni externe ni interne, leur solitude est sans limite, « personne dedans » n’y faisant barrage. Tout besoin, toute peine les renvoient dans un lieu de désolation jamais survécu. Dans le transfert, l’analyste n’est qu’une des figures de l’absence, du moins en apparence car une espérance soutient leur démarche et leurs mots. L’espérance d’une mère quasi mythique, celle qui, la nuit, les reprend dans son ventre.

Dans les histoires de Meg, Gary et Marilyn, le « reflet du terrible » s’impose à eux et nous éblouit. Comme un Narcisse défait et ravagé qui reste figé, non dans la contemplation de son reflet mais dans la haine de soi. Dans ce retour forcé au stade du miroir, il ne trouve que l’écho d’un ratage, d’une impossible séparation. Il n’est rien de bon ni d’aimable. Pour Meg, le miroir, c’est aussi la surface impénétrable et liquide d’une peine non pleurée. Non réclamée, suis-je tentée d’ajouter. Le rapport haineux à soi l’avait empêchée de se saisir de cette peine, de la faire sienne. C’est à cette place que l’écoute de l’analyste, ses mots aussi, permettent de remonter jusqu’à sa source désirante, vivante. De s’y retrouver enfin… »

– Grenier, L. (2018). Le Moi inutile. Le Coq-héron, 232(1), 27-38.

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« Quels sont les effets psychiques et relationnels des violences de l’autre – celles d’un proche ou d’un agresseur anonyme – sur un en­fant ou sur un adulte? Plus spécifiquement, dans la dépression trauma­tique, quels sont les rapports entre l’autodestruction et certains états de détresse affective?
Dans ce livre, la psychanalyste Louise Grenier se fait historienne de l’enfance. Puisant dans les expériences de ses patients et la fiction littéraire, elle trouve matière à comprendre ce qui entre en jeu dans toute violence infligée. Dans une situation d’impuissance, affirme-­t-elle, la survie consiste trop souvent à retourner la souffrance contre soi-même. Pourtant, l’auteure propose ici une voie nouvelle: celle d’une mise en récit qui permet de reconstruire son image, de réparer la figure blessée de l’autre et de renouer avec le désir. Cette réconciliation peut se faire grâce à la psychanalyse et à l’histoire qui s’entendent sur une chose: la nécessité de faire parler les silences du passé. »

 

« Car le beau n’est que ce degré du terrible qu’encore nous supportons et nous ne l’admirons tant que parce que, impassible, il dédaigne de nous détruire » (R. M. Rilke, « Première élégie de Duino »).

« Il faut dire ce qu’on voit et surtout, ce qui est plus difficile, il faut voir ce qu’on voit. » – Charles Péguy, Notre jeunesse, Paris, Hachette, 1910.

 

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« Notre époque « postmoderne » est, en Europe occidentale comme en partie aux États-Unis, placée sous le signe de la « Haine de soi ». Le « Politiquement correct » vise à interdire, chez les acteurs de notre civilisation, toute expression de la volonté de la faire vivre et de la protéger. Bref, toute expression des « pulsions de vie » au niveau collectif est proscrite, autant que faire se peut. Cela n’est rendu possible que, précisément, par ce qui caractérise le « postmodernisme » : le culte de la jouissance immédiate, l’indifférence à tout ce qui n’est pas le Présent, et par conséquent l’indifférence aux racines comme à un futur issu de ces racines. Cela semble particulièrement vrai au niveau de la classe dominante, notamment financière, pour laquelle la conception synchronique a remplacé la vision diachronique : tout est égal à l’échelle mondiale, seules comptent les possibilités d’échanges économiques, et le futur se conçoit, à la faveur du transhumanisme, comme un éternel Présent acquis par l’immortalité, éventuellement, d’ailleurs, dans un cadre extra-terrestre.

Dans la classe politique, deux facteurs se conjuguent, et alternent : la prise de pouvoir par des personnages politiques qui sont les purs représentants de ce courant « postmoderniste », succédant à un gouvernement se prétendant « de gauche » – quoique extrêmement tolérant à l’égard d’un certain extrémisme religieux, qui nie voire loue fréquemment lui-même la Shoah – imbibé de l’idée que les pays d’Europe occidentale sont coupables absolus vis-à-vis des anciens pays colonisés, leur doivent réparation et accueil illimité de leurs ressortissants ; les deux abandonnant toute protection des ouvriers et paysans de la « France profonde ». Cette culpabilité et le masochisme qui lui est lié ont trouvé une expression extrême dans la lettre papale d’août 2017, qui contenait notamment l’injonction : « la sécurité des migrants passe toujours avant la sécurité nationale ». L’inspiration de cette lettre – dont le pape, confronté aux réactions de beaucoup de fidèles catholiques, a modéré plus tard le tranchant – tout en critiquant à nouveau, le 22 septembre, les catholiques qui manqueraient de générosité vis-à-vis des migrants, que ce soit en Amérique ou en Europe permet de penser que ce que le pape jésuite sommait l’Europe d’accepter, c’est un pur et simple sacrifice christique. Le christianisme, disparu comme référence pour la majorité de la population d’Europe occidentale dans la grande anomie qui y règne, n’est plus présent que comme célébration de la pulsion de mort.

Le sociologue, universitaire et journaliste québécois Mathieu Bock-Coté pointe ainsi la « folie épuratrice qui excite les foules, comme si elles étaient appelées à une mission vengeresse. Comment expliquer cette soudaine rage qui pousse une certaine gauche, au nom de la décolonisation intérieure des États occidentaux, à vouloir éradiquer la mémoire, comme si du passé, il fallait enfin faire table rase.

Cette volonté épurative ne se limite d’ailleurs pas à la culpabilité envers les minorités ethniques, mais s’étend également à une sorte de « sacralisation » de toutes les minorités, notamment sexuelles, et, par un certain féminisme extrémiste – dénoncé par exemple par Élisabeth Badinter, à une chasse à la masculinité : il est « de bon ton en Suède, dans certains milieux à la fois féministes et hygiénistes, d’apprendre aux petits garçons à uriner assis, comme leurs sœurs et copines. Voyons aussi la récente campagne « Balance ton porc » qui, bien au-delà de l’exigence fondamentale du respect et de la liberté des femmes, tend à instaurer la dénonciation, justifiée ou injustifiée, comme valeur en soi, à promouvoir le lynchage médiatique et à nier le droit de chacun à se défendre devant la justice plutôt qu’à être condamné par la vox populi. Quant à l’exigence d’« écriture inclusive », elle tend à une véritable destruction de la langue française.

Pour les meneurs de cette classe politique masochiste, la question de leur cécité par rapport aux réalités ne se pose pas, puisque ce qu’ils recherchent, c’est précisément la destruction de la civilisation occidentale. En revanche, grâce à la « terreur » du politiquement correct et aux menaces d’exclusion (sociale, professionnelle, etc.), ils réussissent à obliger le reste de la classe politique, ainsi que l’ensemble des médias (dont certains leur sont complices, et les autres simplement soumis), la majorité des intellectuels et une partie notable de la population, à négliger cette réalité, puisqu’il n’y a pas d’autre choix que de se faire cataloguer de « raciste » ou d’« islamophobe », donc de « fasciste », voire de « nazi ».

C’est en fait un processus d’incorporation des idées dominantes, indéfiniment répétées comme des évidences, qui est mis en œuvre. Le « rien à voir » entre le jihad meurtrier et l’islam (pris à la lettre ?), l’intolérance et l’islam, est chaque jour démenti par les faits, mais l’idéologie dominante terrorise à tel point tant d’acteurs en vue de la Société que ces faits sont tout simplement ignorés. Et que pèsent en regard de cela, et quel écho peuvent avoir, les recherches d’historiens et d’islamologues, notamment celles d’Olivier Pétré-Grenouilleau, d’Ephraïm Herrera, de Georges Bensoussan, les témoignages du psychanalyste Daniel Sibony , de la psychiatre syro-américaine Wafa Sultan , du brillant journaliste Mohamed Sifaoui, de l’écrivaine et femme politique Ayaan Hirsi Ali, de bien d’autres, souvent menacés de mort, qu’il serait impossible de citer tous ?

« En même temps », lorsqu’une partie au moins de la population semble réticente à accepter ces idées dominantes, le pouvoir n’évoque qu’un manque de « pédagogie », promettant de renforcer celle-ci, assimilant ainsi à des enfants l’ensemble des citoyens, ce qui ne semble pas choquer ces derniers, qui trouvent probablement un bénéfice à cette régression.

Une population rendue passive
Ainsi, les traumatismes répétés produits à l’échelle collective par les attentats islamiques ne peuvent être liés aux traces des expériences précédentes de chaque individu, élaborés, donner lieu à une introjection, ce qui permettrait au sujet d’accéder à une réflexion et à une pensée personnelle à propos de ces attentats, car, comme l’écrit Serge Tisseron il existe un « affrontement entre le désir de savoir et de comprendre d’un côté, les diverses formes d’opposition à ce désir que manifeste l’entourage d’un autre côté (qu’il s’agisse d’interdits explicitement formulés ou de silences organisés autour de clivages et de dénis) ».

Comme l’écrivait Jean de La Fontaine :

« Nous n’écoutons d’instincts que ceux qui sont les nôtres, et ne croyons le mal que quand il est venu »

Ainsi se comprend la passivité de la majorité de la population lorsque, par exemple, sévissent des ministres, l’une mettant tout en œuvre pour diviser le pays et préparer sa désintégration, l’autre, voulant rétablir l’« égalité » au bénéfice des plus éloignés de la culture française et de tout intérêt pour elle, qui fait son possible pour la détruire systématiquement, au détriment des enfants défavorisés qui cependant souhaitent y accéder. Elle s’appuyait d’ailleurs sur un corps enseignant en grande partie complice, comme le remarquait l’auteur de Du mammouth au Titanic, dans un article de Causeur :

« La haine de soi du prof en tant qu’il sait et transmet, s’engendre maintenant elle-même, en ce qu’elle devient un critère de recrutement. »

La soumission dont il est question semble en grande partie en relation avec une identification à l’agresseur, quand ce n’est pas simplement l’absence de tout espoir. Mais la population ne fait souvent que suivre l’exemple de bien des hommes politiques, qui se soumettent tantôt pour des raisons électoralistes, tantôt pour « bénéficier », dans leur ville par exemple, de l’« ordre » imposé par les islamistes, et bien souvent les deux. Dans un livre récent, l’ancien principal des trois collèges les plus « difficiles » de Marseille montre comment ce mélange de complicité et de soumission est manifeste dans le cadre de l’Éducation nationale.

Ainsi se conjuguent véritable « haine de soi », manifestée par l’incorporation de la culpabilité mentionnée plus haut, et simple soumission, qui comporte plus ou moins nécessairement un mépris de soi-même – surtout quand une majorité se soumet à une minorité. Ceci s’accompagne, chez les membres de la collectivité, d’une « altération du sens de leur propre identité » qui, comme le remarquait Georges Devereux, est devenue dans nos sociétés la forme de névrose la plus courante depuis la seconde moitié du XXe siècle. […]

La « haine de soi » aujourd’hui se présente sous des aspects multiples. Dans les exemples proposés par Theodor Lessing, dans le fameux livre éponyme, il s’agissait essentiellement et assez paradoxalement de narcissisme. Ce facteur, qu’il s’agisse de narcissisme secondaire – par exemple, volonté de s’honorer soi-même en faisant preuve d’indifférence à l’égard de son propre destin – ou de narcissisme primaire en relation avec une tendance fusionnelle avec l’environnement, qu’il soit « bon » ou « mauvais », est loin d’avoir disparu. Mais la « haine de soi » individuelle et collective aujourd’hui se présente aussi sous des aspects bien plus divers, qu’il s’agisse d’identification à l’agresseur, de masochisme moral ou, au contraire, et là encore de manière apparemment paradoxale, en relation avec un hédonisme, un culte du moment présent, un mépris du passé et une insouciance concernant l’avenir. Or, l’avenir lui-même exige une conscience du fait que l’homme, quels que soient les progrès techniques accomplis ou futurs, est immanquablement mortel. Le rôle de tout humain est, par conséquent, de tenir sa place dans la transmission.

C’est aussi sur le plan sociétal que la « haine de soi » aujourd’hui se manifeste, conduisant, par le culte narcissique – à la fois primaire et secondaire – du groupe auquel on appartient ou que l’on privilégie, à l’éclatement de la société et de sa cohésion.

Notre société loue de plus en plus le « changement », qui certes « jamais ne cesse son perpétuel devenir », comme l’écrivait déjà Empédocle d’Agrigente (Fragment 17) ; mais tout dépend en quel sens, ainsi qu’il l’ajoutait :

« Soit que l’Amour amène tout à l’unité, soit que la Haine disloque et dissocie ce que l’Amour a réuni. »

Nul ne peut prédire si les sociétés auxquelles nous appartenons pourront « persévérer dans leur être » ou s’élimineront de la surface de la terre… Quels « sociothérapeutes » réussiront à leur permettre de choisir la première voie ? »

– Gachnochi, G. (2018). La haine de soi : de la culpabilité au narcissisme. Le Coq-héron, 232(1), 39-47.

 

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« Le concept de « haine de soi » est complexe. Non que ses manifestations soient absentes de la vie en général et de celle de nos patients en particulier, bien au contraire, mais parce que les atteintes qui en font état sont souvent liées à un mouvement autre, paradoxal, que j’appellerai « l’autre en soi ». La haine de soi, c’est donc un retournement, c’est la haine d’avoir avalé en soi l’autre haineux, le meurtrier d’âme qui nous tient sous son emprise et dont il est difficile, voire impossible, de se dépêtrer seul. Pour le comprendre, il est nécessaire d’en repasser par la transmission laquelle, contrairement à ce que beaucoup aimeraient croire, échappe à la maîtrise.

La transmission, c’est le pire et le meilleur. Ce qui empêche de vivre, c’est la part « mauvaise » qu’on porte en soi de façon démesurément pesante. C’est contre elle qu’on s’insurge, et l’idée du suicide peut parfois surgir de la nécessité de la faire mourir, cette part de soi, en soi.

Les symptômes qui malmènent la généalogie sont à lire à l’aune de cette question avec les effets sacrificiels qu’ils engendrent. Comme ce jeune homme qui, n’ayant jamais fait l’amour à plus de 25 ans, était certain que ce « handicap » l’empêchait de s’y risquer. Une partenaire s’en rendrait nécessairement compte et ne le supporterait pas. Autant d’éléments qui rendaient l’expérience effectivement difficile, voire impossible. Sauf que ces éléments sont là pour lui confirmer un empêchement mais n’en sont pas la cause.

De même que la dysmorphophobie dont il souffre. On désigne par là une phobie due à un dysfonctionnement morphologique, une angoisse qui s’exprime par une crainte obsédante d’une malformation du corps. Cette affection touche un sujet souffrant qui, en l’absence de symptôme, se laisse envahir par un réel traumatique, créé de toutes pièces. Souvent rencontrée à l’adolescence, liée alors à la transformation du corps, cette pathologie disparaît le plus souvent rapidement avec la découverte de la sexualité et le regard désirant de l’autre. Mais quand l’atteinte perdure, elle signale un sérieux dysfonctionnement psychique. Il s’agit, par la construction d’un symptôme, d’une tentative désespérée et répétée de faire entendre une souffrance archaïque qui n’a jamais été entendue.

Les manifestations que j’ai rencontrées dans ma clinique ont porté sur un aspect très singulier du corps : les cheveux. Toutes les civilisations, à toutes les époques, y ont apporté leur lot d’interprétations et de symboles : relation à l’autre, séduction, force et virilité, féminité… Mais dans le cas précis, c’était apparemment sans lien aucun avec tout cela et choisi au hasard ; du moins, c’est ce qu’en disait le patient.

La difficulté vient précisément du fait que ce n’est justement pas par hasard si tel ou tel aspect est repoussé, haï : la moindre interprétation qui tente, en effet, de faire un lien avec l’histoire est rejetée, déniée avec force, puisqu’elle remet de facto dans l’appartenance à la lignée ce qui précisément est refusé. Au fond, il y a une part de bon sens dans ce refus.

C’est la situation dans laquelle s’est trouvé ce jeune homme, qui, de façon répétitive, se plaignait de la nature de ses cheveux. Il lui arrivait très fréquemment de courir toutes affaires cessantes chez un coiffeur. Évidemment, la coupe ne correspondait jamais à ce qu’il avait espéré et, fortement déprimé, il ne sortait plus pendant plusieurs jours, persuadé que tout le monde allait se moquer de lui. Dans un premier temps, je crus bon de chercher avec lui le lien entre la nature de ses cheveux et ses origines : le cheveu bouclait, en effet, dès qu’il devenait plus long, et l’on pouvait aisément deviner la cause d’une telle nature capillaire. Mais rien de ce que nous trouvions ensemble ne l’intéressait vraiment. Il nous fallut revenir à des souvenirs plus lointains, à l’époque de ses études secondaires, pour qu’il se rappelle qu’il fut maltraité et trahi par ses deux seuls amis d’alors. Leurs moqueries tenaient principalement au rapport qu’ils faisaient sans cesse entre ses cheveux et ses poils pubiens. Mais cette découverte ne changea pas grand-chose. Ce moment n’était que le rappel d’une souffrance bien plus ancienne, d’une trahison ressentie dans sa toute première enfance, difficilement réactualisable, et à laquelle il opposa la plus grande résistance.

La dysmorphophobie met précisément l’accent sur un « défaut » du corps devenu obsession, entendue comme haine de soi. Ce défaut, dont le rappel est incessant, ne peut être raisonné puisqu’il s’agit d’un manque primordial, d’une déficience à réparer, d’un impensable fixé à même le corps.

Ne pas supporter son corps ou tel ou tel de ses aspects souligne une difficulté liée à la transmission. Ce qui n’est pas donné d’emblée par les parents, c’est la vie symbolique, la nourriture « spirituelle », le langage autour de leur propre vie, ce qu’ils ont été et ce qu’ils sont. La façon dont ils vont laisser leur enfant être dans leur histoire, dans la généalogie, dans la suite des générations. Faute de cette ouverture, de cette créativité, on ne peut habiter son corps et l’on est condamné à le vivre comme un paquet de chair et d’os, plus ou moins accepté. Les chirurgies esthétiques ou/et réparatrices répondent à l’horreur que certains vivent avec ce tourment. Les habits, dont on dit communément qu’ils sont une seconde peau, sont aussi là pour exhiber ou cacher telle ou telle autre partie, selon ce qu’on estime devoir mettre ou non en valeur. Ils permettent de s’accommoder au mieux de son corps avec le sentiment que le fait de dissimuler, d’estomper ou de souligner, pourra les faire s’accepter ou trouver du contenant là où il y avait plutôt du vide. Ne pas pouvoir vivre en pleine lumière, être dans l’impossibilité de se montrer au monde sous prétexte que les regards se porteraient directement sur un défaut, cadeau empoisonné des ascendants, revient à dire que ceux-ci ne voulaient pas véritablement que l’on soit vu, que l’on vive. Il s’agirait, en quelque sorte, d’une fixation sur un point particulier de la pulsion de mort réelle, de la haine à l’encontre de celui qui la subit. Une manière de focaliser sur un point unique, repéré et repérable, qui devient naturellement repoussant, inadmissible, portant sur lui une sorte de malédiction, un empêchement à vivre qui, en fait, était déjà bien présent.

Car si ce symptôme permet de focaliser une pulsion de mort existante sur un point particulier, il contribue en même temps à singulariser le sujet, à le spécifier, lui qui généralement ne l’est pas. C’est pourquoi les résistances à quitter le symptôme, à passer à autre chose, sont fortes, au regard du bénéfice qu’il procure.

Mais c’est dans les manifestations liées à la nourriture que c’est encore plus probant. C’est ainsi que, pour une femme, la séparation qu’elle eut à subir favorisa un repli sur elle-même, une mélancolie, un silence, une impossibilité d’être présente à ses enfants au point qu’elle les oublia. Sa fille se sentit envahie, vampirisée, presque possédée au sens propre du terme, par cette absence. Elle en était pleine. Il est possible qu’elle ait donc vu sur elle, en elle, ce que personne d’autre ne voyait (ce qui ne rend pas pour autant suspect ce qu’elle voyait), à savoir l’autre en elle. Celle qui la tenait et s’était immiscée en elle par son absence même, l’amenant à ce sentiment d’être pleine, grosse… de l’autre en elle. En somme, elle avait vu juste. La difficulté venait du fait que personne ne pouvait le percevoir ainsi. Et du coup, cet extérieur qu’elle ressentait en elle et dont elle parlait lui était retourné comme un boomerang, puisque ce qu’elle disait n’était pas raisonnable. Telle était la cause, la raison de sa « folie ».

Cet autre en soi qui encombre ceux et celles qui sont aux prises avec les maladies des troubles alimentaires, notamment anorexie et boulimie, il faut s’en débarrasser, à tout prix. Il faut en éradiquer jusqu’à la moindre trace, le moindre rappel. Comme l’autre est en eux, se débarrasser de l’autre, c’est en finir avec eux. Ce n’est donc pas que les anorexiques mettent en jeu leur vie comme telle, à laquelle elles tiennent peut-être autant que vous et moi, mais c’est qu’elles ne peuvent pas faire autrement. Les deux en elles sont liées. Si l’un des termes vit, l’autre y est contraint. Si l’un meurt, l’autre y est immanquablement entraîné. Il s’agit d’une tentative désespérée de tuer l’autre en soi, tentative impossible du fait qu’elle entraîne immanquablement leur propre mort.

Au fond, le symptôme de la boulimie, « symptôme jumeau dizygote » de l’anorexie, dans les cas où il touche directement le corps, dit la même chose différemment, la présence de l’autre en soi. Sauf que, contrairement à l’anorexie, il y a là une sorte de plénitude jouissive, une sorte d’acceptation sacrificielle de cette situation. Les boulimiques vomissent l’autre en elles, s’en débarrassent après l’avoir gloutonnement englouti parce qu’elles en ont besoin. Nécessité de l’autre, de l’avoir en elles, de le sentir présent. Bouffées soudaines de cette nécessité : elles s’en gavent puis le rejettent en un double élan. Si les boulimiques, pas plus que les anorexiques, ne se voient pas telles qu’elles sont véritablement, c’est qu’elles sont pleines de l’autre en elles sans s’en apercevoir, toutes à la culpabilité d’un tel comportement.

Comme cette autre patiente qui me disait qu’elle se goinfrait de chocolat après des réunions professionnelles difficiles, celles où elle était remise en cause car ne correspondant pas à ce qu’on attendait d’elle. Elle se sentait non conforme, comme ce fut d’ailleurs le cas, dit-elle, dès son enfance. Ses parents tentèrent de la contraindre, faisant ainsi fi de sa personnalité, jusqu’à ce que la question du suicide surgisse, question qu’elle transforma rapidement en une boulimie conséquente. Or, elle n’était pas responsable de cette atteinte. Elle était porteuse du désir des autres pour elle, ce dont elle ne parvenait pas à se débarrasser. Elle en était grosse. Ils l’avaient engrossée, et elle n’avait pu s’en sortir et expulser ces bouts de chair qui ne lui appartenaient pas.

Il n’est pas difficile de repérer – c’est même une constante – la propension des femmes anorexiques ou boulimiques à se sentir mère de leur mère. L’autre en elles étant leur mère dont elles ne peuvent rien faire, ni, en tout cas, se défaire. Mais j’en étais resté alors sur un simple constat. C’est une patiente qui m’a mené plus loin. Cette femme, prise dans des pulsions boulimiques depuis fort longtemps, me disait, toute à sa culpabilité et à son jugement tyrannique sur son manque de volonté, que, cette fois-ci, elle avalait tous les soirs une plaque de chocolat. Voulant la rassurer, je lui fis remarquer que, si elle ne mangeait que cela, ce n’était pas si grave. On se quitta sur ce point et, à la séance suivante, alors qu’elle venait d’accueillir sa mère d’une façon assez nouvelle pour elle, elle me déclara qu’elle savait maintenant pourquoi elle ne pouvait pas avoir d’enfant. « Il n’y a pas de place pour un autre, dit-elle, c’est ma mère qui est mon enfant, depuis mon arrivée au monde. »

Au passage, elle corroborait l’idée que j’avais émise au début de notre travail, à savoir que, pour une femme, la rencontre avec un homme peut parfaitement ne pas se faire en raison du risque que cela marche. Dans le cas d’une rencontre vivante, en effet, les questions qui se posent se déplacent pour mettre en jeu la problématique essentielle, en l’occurrence celle d’un enfant à naître.

Cette femme, grosse donc de sa mère en elle, se comporta alors comme une femme enceinte, prête à se libérer de l’autre en elle. Je lui fis remarquer que le chocolat du soir n’était pas lié au manque mais à l’envie, celle bien connue des femmes enceintes. Évidemment, dans ce cas de figure comme dans tant d’autres, ce que je nomme ici l’expulsion, en référence à l’accouchement, est une phase extrêmement complexe. Se libérer de l’autre en soi est concevable et souvent souhaité, mais libérer l’autre en soi est une tout autre affaire, beaucoup plus risquée. D’autant que cette femme a précisément affaire à une mère dont la « folie » a été contenue par ses grossesses, puis par ses enfants. Ne plus la contenir en prenant soin d’elle est alors périlleux, puisque rien n’assure que, sans ce soin, elle ne s’écroule pas.

Les anorexiques ne veulent pas de cet autre en elles, au point de se remplir de l’anorexie, de l’avoir au cœur d’elles-mêmes, empêchant toute possibilité à l’autre d’avoir ne serait-ce qu’une petite place. Un petit gramme d’autre en elles est toujours le gramme de trop.

Y aurait-il, un lien, un rapport, de cet impossible de l’autre en soi avec l’impensable du rapport sexuel où, pour une femme, l’autre vient en elle ? Il ne s’agirait donc pas d’un refus intrinsèque d’un rapport des corps, mais d’un impossible rapport d’une quelconque partie d’un autre en elles, symbolisée par le corps. La pénétration serait un rappel douloureux de l’irruption de l’autre en elles, dont elles ne veulent pas et qu’elles rejettent.

Rappelons que Freud s’est aperçu que les jeunes femmes qu’il rencontraient, et qui se plaignaient d’avoir subi un acte incestueux, fantasmaient un rapport sexuel avec leur père (et/ou toutes figures paternelles). Père qui faisait office d’autre pour elles, et donc en elles, ce qu’elles souhaitaient et refusaient tout à la fois. On peut penser que le refus, le rejet, de l’autre en soi que portent anorexiques et boulimiques dans leur corps serait un rappel de l’horreur de l’inceste auquel elles n’ont même pas accès. Vieux fantasme qui perturbe les jeunes femmes d’aujourd’hui comme il perturbait puissamment les « hystériques », les femmes de leur lignée leur ayant brossé un portrait singulièrement haineux des hommes et, donc, de leurs pères et figures de père. Ce qui les a conduites à vivre un rapport fusionnel, à être prises par ce rapport total, interdisant par là même le rapport purement œdipien. Elles y sont en deçà.

La difficulté majeure de se tirer (se retirer) d’une telle atteinte est grande puisque, on le voit, la présence de l’autre en soi s’est mise en place dès la naissance. C’est presque une seconde nature, une évidence, et, tout naturellement, le corps lui-même retrouve ses habitudes, ses calages comme une sorte d’équilibre.

Comment, en effet, passer d’un plein total à un vide aussi absolu ? Le gouffre que représente ce « rien » est tel que, pour oser s’y confronter, il faut une énergie rare. L’épreuve cruciale des anorexiques et des boulimiques est de quitter définitivement cette emprise qui les tient depuis toujours. Boulimie et anorexie mettent en acte, sur un mode pathologique, la nécessité d’un changement d’état. Ce changement en passe par le dépassement du corps et sa maîtrise pour qu’il devienne aussi pensant, et qu’ainsi la haine incorporée se déploie vers les véritables destinataires, là où elle s’est originée.

Post-scriptum – Parcourant rapidement les différents articles retenus pour ce numéro sur la haine de soi, au titre de membre du comité de rédaction du Coq-Héron, je me suis rendu compte avec une réelle surprise que ce texte, puisé dans des recherches sur l’anorexie pour mon dernier ouvrage, Ce corps en héritage, s’apparentait à celui de Daniel Sibony. Dans l’après-coup, je n’en suis pas étonné, ayant été au cœur de ses écritures durant de nombreuses années, mais je n’avais pas souvenir qu’il ait traité la haine de soi comme la haine de l’autre en soi, alors même qu’une bonne partie de son œuvre y est consacrée. Illustration, en forme d’hommage, de la transmission inconsciente et de ses effets. »

– Guy, C. (2018). L’autre en soi. Le Coq-héron, 232(1), 48-52.

 

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« […] Au commencement, si j’ose dire, la honte. La honte, si proche de la confusion, confusion des sentiments et surtout confusion des langues, qui conduira déjà Ferenczi – dont j’ai envie de noter au passage qu’il a été en première ligne pendant la Première Guerre mondiale et a pensé les névroses de guerre – sur les pas de son élaboration d’une part morte du moi, de l’auto-clivage narcissique. Effectivement, la honte est toujours en relation avec une atteinte narcissique. Là se marque la différence d’avec la culpabilité qui relève de la faute et de la dette, de la supposée transgression d’une loi intériorisée. Mais surtout, la culpabilité est liée au refoulement et à la possibilité de scénarii et montages fantasmatiques. Avec la culpabilité, nous sommes au cœur de la subjectivation. Avec la honte, nous sommes dans le manquement ou la faillite des idéaux narcissiques certes, mais surtout dans l’exclusion de soi à soi, de corps étranger à sa propre représentation. Il ne s’agit plus d’être dans l’accueil ou l’effroi de sa propre étrangeté, mais dans l’exclusion compacte, dans la menace de disparaître dans l’immonde, dans le non-monde, dans un véritable effacement des traces qui font tenir le sujet. Toutefois, dans cet éprouvé catastrophique, cet effondrement de tout recours à la parole, elle est un appel muet mais urgent à l’autre, un appel à sauvegarder en soi l’humanité de l’homme qui doit exister, même déniée, chez l’agent traumatisant. Honte si insistante dans la clinique de l’actuel, accompagnant le clivage et signant à la fois l’impossibilité et la nécessité de trouver des représentations à ces zones clivées. Que se passe-t-il quand cela ne peut se faire, surtout au temps de l’adolescence où se réinterroge la fragilité de sa propre image, déjà spéculairement vacillante dans le regard de l’Autre ? Ne pas savoir quel objet je suis dans le désir de l’Autre finit par impliquer que je suis en droit de le soupçonner de vouloir jouir à mes dépens, ce qui est la porte ouverte à la haine et à l’envie.

Parler de la honte et du passage de la honte à la haine, c’est tout d’abord parler de la violence, car honte, haine et violence ont partie liées. Aborder ce lien est une tâche difficile car il vous conduit à naviguer au plus près de la menace existentielle et de la désubjectivation, voire de la déshumanisation, vous amène à fréquenter la proximité de la non-existence, de l’ombre de la néantisation. Et puis, parler de la violence, c’est aussi parler de la violence faite au sujet, et notamment au sujet en devenir qu’est l’adolescent.

Je me suis en effet demandé comment s’était fait ce passage de la honte à la haine chez un grand nombre de ces adolescents qui, après avoir dit « j’ai la honte », se sont mis à proclamer « j’ai la haine », et enfin, quelle était la place du regard, avec ce leitmotiv de beaucoup de ces jeunes depuis quelques années : je regarde comme il me regarde et si dans son regard je lis la suspicion, le je ne suis pas français, alors, en un véritable retournement du stigmate : français, je ne suis pas.

Qu’en est-il donc de ce passage de la honte à la haine et de la place du regard ? […]

C’est l’expérience d’un travail de cure au long cours qui m’a permis d’élaborer comment la haine primaire censée faire lien avec l’amour, que l’on a pu nommer « hainamoration », persiste dans ce que j’appelle le non-assentiment du regard et le passage de la honte à la haine et la persévérance de celle-ci. Et c’est de façon tout à fait surprenante que les allers-retours de l’analyse d’une femme bien sous tous rapports, cultivée, diplômée, appréciée de ses proches, m’ont permis de faire le lien avec cette interrogation sur la persévérance de la haine et le non-assentiment du regard que j’avais constatés chez ces adolescents qui étaient passés du « j’ai la honte » à « j’ai la haine », après avoir répétitivement dit « je regarde comme il me regarde », qui était pour moi une clé mais restait un énoncé symptomatique.

Il faut souligner au passage que c’est grâce à ce que l’on peut nommer l’intertransfert : écouter, à la fois s’identifier et ne pas s’identifier, plonger avec tout de même une petite longueur d’avance qui permet de remonter à la surface et passer de l’impossible à penser à la nécessité de penser, c’est grâce à l’intertransfert que cette élaboration, pas du tout évidente au départ de cette cure, a pu se faire.

Durant plusieurs années, régulièrement cette femme dit d’une voix douce : « En arrivant j’ai eu l’idée de vous étrangler » sans que rien d’autre ne puisse émerger. Mais une succession de relations féminines, toutes appelées des amies mais vis-à-vis desquelles régulièrement elle éprouve et exprime avec une certaine violence du ressentiment : « elle n’a pas répondu à mon attente », « elle est partie en voyage avec une autre personne sans me convier », « j’ai fait telle ou telle chose pour elle comme prendre des billets de train, mais au lieu de me remercier elle a manifesté du mécontentement, elle m’en a voulu ». Ces personnes sont toutes différentes, apparemment aiment bien mon analysante, et la violence de ses ressentiments liés à des situations extrêmement banales se répète, insiste et se repère. Des motifs véniels déclenchent chez elle une haine irrépressible. Il faut du temps pour qu’elle s’interroge, et prononce le mot d’abord de jalousie, et enfin celui de haine. […]

Je m’accorde avec Freud qui, en 1915, souligne l’antériorité de la haine sur l’amour, de ce temps de la constitution de l’image et du narcissisme primaire. La haine, rangée parmi les passions de l’être au plus près de l’existence, la haine est une lutte du moi pour sa conservation et son affirmation, écrit Freud dans « Pulsions et destin des pulsions ». La haine comme relation à l’objet, ajoute-t-il, est plus ancienne que l’amour. Elle prend sa source dans la récusation aux primes origines du monde extérieur, dispensateur de stimulus, récusation émanant du moi narcissique, vivant ces stimulus (le mot est de Freud) comme désagréables voire dangereux pour la conservation du moi, d’un moi extrêmement fragile.

« La haine précède l’amour, l’objet du déplaisir est haï et ensuite aimé si quelque satisfaction vient conforter le moi. » – S. Freud, « Pulsions et destin des pulsions », dans ocf.p, xiii, Paris, Puf, 1988, p. 186.

La haine est un mouvement pulsionnel adressé à l’autre, une défense du moi, une demande de reconnaissance, de différenciation et d’altérité.

Sortir de la honte, sortir de la défaite du corps nu, pétrifié, qui veut rentrer sous terre, sidéré, suppose un mouvement pulsionnel qui se soutient de la haine, un mouvement pulsionnel adressé à l’autre. Même issue de la violence, même issue de l’intime lié au corps, de l’humiliation et de la souffrance subies, la haine, à ne pas confondre avec la destructivité, est du côté de la défense du moi, des pulsions d’autoconservation, « une école d’utilité publique réservée aux écorchés vifs », dira Camus. Il faut l’entendre comme un appel, un appel à une nouvelle subjectivation, une reconnaissance d’altérité et de différenciation qui devraient être entendus au temps de l’adolescence et reçus par les médiations culturelles, sociales, et pourquoi pas religieuses.

« La haine, une école d’utilité publique réservée aux écorchés vifs. » Plus surprenant, j’ai retrouvé cette autre phrase extrêmement choquante mais vraie d’un Albert Camus disant : « Il n’y a que la haine pour rendre les gens intelligents », phrase étonnante de la part d’un homme davantage connu pour son amour de la vie et de la conciliation. Mais sans doute pressentait-il la valeur dite « positive » de la haine, de par son histoire même d’enfant pauvre, marginalisé par rapport aux autres lycéens dans une société où l’exclusion faisait partie de la norme.

Quand je dis que la haine est un appel, c’est qu’elle peut prendre des destins différents selon les réponses qui lui sont adressées ; elle peut par exemple se sublimer dans le lien social. Le temps où l’on parlait de la haine des classes, qui s’en souvient ? Mais si cet appel n’est pas entendu, alors elle dérive. Elle peut s’inscrire dans l’alliance aux petits mêmes, dans le recours à de petits autres transversaux, alliance qui dénie la rivalité fraternelle pour s’allier et diriger cette haine en commun vers l’autre, qui vous rejette – dans une résurgence de la haine primaire vis-à-vis d’une image du commencement –, et la quête d’un absolu (père tout-puissant, diront certains ?) qui en se soumettant à lui fera de vous quelqu’un. […]

Or, il s’agit d’histoires complexes, parsemées de violences subies, recouvertes le plus souvent par le silence familial mais aussi par celui des représentations politiques, historiques et juridiques. Magyd Cherfi écrivait en 2010 – après novembre 2015, il a clamé publiquement sa douleur et son amour de la France :

« Enfant, j’étais si français que je préférais les cow-boys aux Indiens, ces barbares à la peau teinte qui s’attaquaient aux scalps comme les Arabes aux couilles. Un Français ne fait pas ça ! C’est ce que l’enfance racontait dans les classes de la IVe et de la Ve République. Un Français, ça respecte. Ça respecte son prochain, l’enfant, la veuve et l’orphelin. Ça distille du droit à tout-va, ça préconise un dieu blond et crucifié, une terre d’asile et l’idée universelle. Ce ne sont que des mots, mais les mots, c’est le lait que tète le nourrisson, ils aident à la constitution du muscle, on se fout du détail. Le détail, c’est tout ce qui ne convient pas à l’imprimeur de l’histoire, le détail, c’est la ratonnade, c’est la discrimination insidieuse qui bloque à la couleur de la peau, la langue, le couscous et la circoncision. Le détail, c’est la possibilité d’un genre humain au-dessous d’un autre, humanité “label France” à deux ou trois étages. » – M. Cherfi, dans Octobre 61, Paris, éd. Au nom de la mémoire, 2011.

[…] Même l’école, en laquelle ils ont mis dans un premier temps leur espoir, ne leur donne que des faits lapidaires. Ils n’ont que des bribes, des bouts de mémoire trouée ou des représentations imaginaires. Précarité, pauvreté, contrôles policiers permanents, dévalorisation des parents, violence d’État qui se légitime au nom de la raison d’État. Le cercle répétitif devient infernal. Quels mouvements pulsionnels ont-ils alors comme réponse ? Soit la pétrification sur un corps en excès, soit le passage à l’acte, débordement d’une infinie violence, violence erratique d’ailleurs. Souvent les jeunes désignent ce qu’ils ressentent comme « rage », qui est une récupération narcissique, une formulation consciente de ce mouvement pulsionnel qu’est la « haine ».

Dans ce contexte, entre la stigmatisation du regard de l’autre et la dévalorisation des traces qui ont fait tenir les parents, leur violence est un cri d’alarme qui est la résultante d’un long processus. Ces jeunes sont confrontés à l’exclusion, au regard suspicieux et méprisant des représentants de l’État qui conduit à « une exclusion de l’intérieur » accompagnant un arrêt de la subjectivation, celle d’un sujet qui se voudrait « digne » et qu’accablent les sentiments encombrants que sont la honte et la haine, en quête de survie psychique. En fait, ce ne sont pas des délinquants, même s’ils peuvent le devenir quelles que soient les désignations qu’on leur donne. Ils sont en errance psychique dans un espace et un temps fragmenté, ayant du mal à construire un passé pour un devenir.

Certains témoignent du sentiment d’être pétrifiés, d’être à la limite du non-être. Ils finissent par s’identifier à une particule d’un corps indifférencié, voire au déchet. Percent la fragilité narcissique, la faillite des idéaux, l’impression d’être dans une impasse de mort. D’où l’impact de la mort des deux jeunes lors des révoltes de 2005, dans laquelle se profilait la leur propre. Il faudra revenir sur ces révoltes appelées « émeutes » car elles constituent un tournant. Comment sortir de la honte quand les représentations symboliques du social faillissent à fournir des discours sans honte ni gloire permettant de puiser de quoi articuler une chaîne signifiante non trouée, permettant de reprendre les premières inscriptions en traces psychiques. Plus concrètement, quel trou dans la filiation quand la langue, l’histoire des générations antérieures a fait l’objet de déni, de dévalorisation, et encore plus de silenciation par les instances symboliques du pays d’accueil ? Comment articuler les restes traumatiques de cette histoire parentale, dont ils sont les héritiers involontaires, aux représentations du monde dans lequel ils sont amenés à vivre ? Comment trouver dans ce monde des représentations banales et communes à tous, sans honte ni gloire comme j’ai l’habitude de le dire, qui leur permettent de faire accéder ces bouts d’histoire, de langue, à un statut de traces psychiques constitutives du refoulement et du retour du refoulé, et non de rester dans un clivage laissant cette part morte du moi, muette, mais qui insiste, alors qu’en fait on les soumet à une injonction – être soit algérien, malien et ne plus être français, soit être français et renoncer à ses racines ?

Il y a plusieurs mois – avant les attentats de novembre 2015 – un écrivain francophone d’origine marocaine qui vit en Europe depuis vingt-cinq ans, Fouad Laroui, disait « le choc des civilisations ». Non, le choc des ignorances. Et d’enchaîner :

« Au cours des derniers mois, combien de fois ai-je entendu les noms de Sykes et de Picot sur les chaînes occidentales ? Pas une seule fois. En revanche, sur les chaînes arabes, et dans la propagande de Daech, ces deux messieurs (Picot étant d’ailleurs le grand-oncle de Giscard) sont omniprésents. Pourquoi ? C’est que les deux hauts fonctionnaires, l’un anglais, l’autre français, ont un jour pris une carte du Moyen-Orient et ont tracé dessus des frontières plutôt artificielles, attribuant cette zone-ci à l’Angleterre, celle-là à la France, etc. Oubliées les belles promesses de Lawrence d’Arabie et de sir Henry McMahon, oublié le “grand royaume arabe unifié”. Et au cœur de ce défunt projet, surgit en 1948 l’État d’Israël. Miracle des temps modernes dans le récit européen, nakba (“catastrophe”) dans le récit arabe »

Vieilles lunes ? Vu d’ici, de Paris par exemple, oui, ce sont de vieilles lunes, de l’eau a coulé sous le pont Neuf. Mais pas là-bas ! C’est ce qu’il faut enfin comprendre. Sykes-Picot, la grande trahison, la question palestinienne, c’est l’actualité immédiate. Et quand le président de la République française intervient directement dans la guerre civile syrienne, dès 2011, en décrétant que Bachar al-Assad n’est plus le président légitime du pays, on ne voit en lui, là-bas, qu’un Picot nouveau – en fait, il donne enfin un visage à Picot. Fouad raconte une scène qu’il a vue : un combattant de Daech efface de ses bottes une ligne imaginaire dans le sable et s’exclame : « Voilà ce que je fais de Picot. »

En outre, que proposent les sociétés actuelles gouvernées par « l’idéologie libérale » – car c’est une idéologie, une idéologie de marché ? La jouissance immédiate, tout, tout de suite, et en plus de quoi ? D’objets jetables, interchangeables, avec le droit à l’avoir, le discours sur l’argent facile qui s’auto-engendre, sans limite et dans l’excès. Car c’est bien d’excès qu’il s’agit, excès des corps, dans leur errance par rapport à une possible subjectivation.

Et c’est là qu’écouter notre ancêtre Freud prend toute sa place, comme je l’ai rappelé au début de mon propos :

« La haine est une lutte du moi pour sa conservation et son affirmation. L’objet du déplaisir est haï et ensuite aimé si quelque satisfaction vient conforter le moi . » – S. Freud, « Pulsions et destin des pulsions », dans ocf.p, xiii, Paris, Puf, 1988, p. 186.

Dans le film La haine, une image m’avait frappée. Celle du jeune qui se regarde dans un bout de miroir un peu brisé, je crois, et qui se donne des claques en disant : « C’est moi, ça. C’est moi, ça. »

Si nous revenons sur les incidents survenus dans les banlieues en novembre 2005 – et je pense qu’il y a là un tournant qui a conduit beaucoup de jeunes vers le détournement et la radicalisation – on ne peut que constater cette faillite des agencements symboliques régulateurs de la société d’accueil dont nous parlons depuis longtemps. En plus des discriminations au logement, à l’emploi, à l’entrée dans les discothèques…, au faciès ou au nom, s’ajoute la surdité totale des plus hautes instances régulatrices à la demande de reconnaissance symbolique d’être traités « dignes », comme disent ces enfants. Ils demandaient qu’on retire les mots de racaille, de Karcher, les transformant en déchets à nettoyer, redoublant le sentiment d’être vus sans être regardés. Ils désiraient aussi qu’on fasse toute la lumière et que l’on dise solennellement qu’elle sera faite sur la mort de deux collégiens pris de panique, et enfin que l’on déplore publiquement l’explosion d’une grenade lacrymogène devant une mosquée, qui plus est le soir de l’Aïd… Aucune phrase de ce genre n’a été alors prononcée. En réponse au déni des violences policières qui redouble la violence et la suscite en réponse de cette faillite de l’Autre. Violence brutale, erratique qui peut se retourner contre soi-même ou le plus proche. La transformation de cette violence brutale erratique, sans objet défini, s’endigue en une haine orientée vers un objet reconnu, reconnaissable.

Le « ne pas savoir ce que je suis dans le désir de l’Autre » finit par impliquer que je suis en droit de le soupçonner de vouloir jouir à mes dépens. Le soupçon devient certitude. D’ailleurs, quand les jeunes disent « j’ai la rage », expression consciente de ce mouvement pulsionnel premier qu’est la haine, ils sortent du sentiment de non-existence, d’envahissement d’une mort atmosphérique. Ce n’est plus « j’ai la honte » mais « je suis ».

La haine comme l’amour, mais avant lui la passion qui s’approche le plus de l’être, avons-nous dit. La haine n’est-elle pas une tentative de susciter du désir là où une identification s’avère impossible ? En d’autres termes, si l’amour est un lien de sentiment qui procède du lien social, qu’en est-il de la haine et de la fracture qu’elle suppose ? Car telle est la question à laquelle nous sommes constamment confrontés à l’heure actuelle : la haine fait-elle lien au même titre que l’amour ? Dans les banlieues (ou en d’autres lieux plus policés) où l’on a la haine, cette haine pour les flics, les contrôleurs de bus, les professeurs, a-t-elle pour effet de créer des liens ? Y a-t-il une politique qui dicterait cet « avoir la haine », comme l’on disait par exemple qu’il y avait la nécessité d’être habité par la haine de classe ?

L’éclipse du politique et des organisations susceptibles de prendre en charge la vie sociale promeut la haine, l’ethnocentrisme et les idéologies du ressentiment qui se constituent en une réplique à une injure effective ou supposée. C’est une attitude contre l’autre lorsque l’instance symbolique est incapable d’introduire la différenciation et l’altérité. Se manifeste alors l’identification au rejet de l’autre. Or, elle est paradoxalement habitée par une exigence éthique : l’homme refuse de n’être que ce qui est visé chez lui, il cherche une issue au-delà du mal et de la souffrance. C’est dans ce sens que l’on peut entendre la surprenante phrase de Camus citée plus haut. Pour en sortir, il est nécessaire que l’instance symbolique que, pour ma part, je nomme médiations fictionnelles et symboliques, soit capable d’introduire la différenciation et l’altérité qui permette d’accepter que l’autre ne soit plus seulement un qui veut jouir secrètement de votre souffrance. Autrement, l’assujettissement à une idéologie fanatique qui exalte la mort est un arrêt de la subjectivation mais qui efface le sentiment d’inexistence.

Cette protection du moi, narcissiquement fragile auquel le monde extérieur n’ouvre que des stimulus déplaisants, pour parler comme Freud, vécus comme dangereux et non acceptables, et la carence de la médiation symbolique qui permettrait dans un second temps d’accepter cet étranger d’abord hostile, le film La haine, sorti bien avant les soulèvements de 2005 mais annonciateur, en donne un exemple remarquable. Ces jeunes, ces petits autres de la transversalité où chacun s’appuie sur des semblables, sont unis dans la haine du flic, c’est évident, mais aussi dans une grande fragilité narcissique, d’un vacillement de leur propre image. J’ai rappelé cette scène surprenante du film où l’on voit un des jeunes se regarder dans un miroir ou plutôt une petite glace, en se donnant des claques et en disant : « c’est moi ça, c’est moi ça ». Une autre image plus tardive : ils sont en balade, errant dans un Paris inconnu, étranger, et ils font une surprenante rencontre avec un vieil homme étranger qui leur tient des propos étranges dans une langue que, en outre, ils ne comprennent pas. C’est comme si se trouvait là une médiation à la fois fictionnelle et symbolique qui les arrête, les surprend, une rencontre avec l’étranger, avec l’altérité, radicale qu’ils reconnaissent pourtant.

À défaut de la rencontre avec un tiers qui ouvre sur l’altérité, parfois même dans une productive inquiétante étrangeté (unheimlich) comme on l’a vu dans l’exemple précédent, l’aspiration à la dignité va se loger dans des ersatz de vie. Par exemple, la valeur marchande, le « n’être qu’un déchet » va se restaurer dans cette complétude jouissance prise comme idéale.

L’autre alternative à cette solution de la jouissance immédiate de l’objet est le recours à une identité Une, au-delà de l’origine. Celle-ci est fournie notamment par la proposition religieuse avec ses rites et surtout ses contraintes, car elle fonctionne le plus souvent non comme un tiers mais comme un assujettissement à une origine au-delà de l’origine, court-circuitant de ce fait tout le trajet subjectif permettant de se séparer de l’origine sans la renier, et surtout de s’inscrire dans la différenciation générationnelle, sexuelle et de reconnaissance de la mortalité.

Il faut aujourd’hui faire un pas de plus car il ne s’agit plus aujourd’hui pour ces jeunes de réparer les parents mais d’être dans une rupture de filiation et de s’agglomérer aux petits autres transversaux, de trouver un autre récit que le récit européen, un récit originaire dans lequel la religion a peu de place, mais qui satisfait leur quête d’un absolu, mort incluse. J’ai eu la chance d’écouter et d’accompagner certains de ces adolescents qui auraient pu devenir djihadistes, contestant la stigmatisation du regard du « policier » sur le mode : « Je regarde comment tu me regardes. » Si dans ton regard français je ne suis pas, alors je te dis « français je ne suis pas », retournement du stigmate. Mais de plus, ce qui est nouveau, c’est la mise en question de la transmission parentale, notamment dans les familles musulmanes, liée essentiellement à des prescriptions et des interdits vidés de leur contenu symbolique, et la mise en place de cet autre récit des origines.

J’aurais aimé que ce texte ne soit qu’un conte. »

– Cherki, A. (2017). Honte et regard: Persévérance de la haine primaire liée à la non-reconnaissance du regard de l’autre. Le Coq-héron, 228(1), 54-63.

 

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« Avec Le Malentendu et Caligula, Albert Camus fait appel à la technique du théâtre pour préciser une pensée dont l’Etranger et le Mythe de Sisyphe ? sous les aspects du roman et de l’essai ? avaient marqué les points de départ. Est-ce à dire que l’on doive considérer le théâtre d’Albert Camus comme un « théâtre philosophique »? Non ? si l’on veut continuer à désigner ainsi cette forme périmée de l’art dramatique où l’action s’alanguissait sous le poids des théories. Rien n’est moins « pièce à thèse » que le Malentendu, qui, se plaçant seulement sur le plan tragique, répugne à toute théorie. Rien n est plus « dramatique » que Caligula, qui semble n’emprunter ses prestiges qu’à l’histoire. Mais la pensée est en même temps action et, à cet égard, ces pièces forment un théâtre de l’impossible. Grâce à une situation (le Malentendu) ou un personnage (Caligula) impossible, elles tentent de donner vie aux conflits apparemment insolubles que toute pensée active doit d’abord traverser avant de parvenir aux seules solutions valables. Ce théâtre laisse entendre par exemple que chacun porte en lui une part d’illusions et de malentendu qui est destinée à être tuée. Simplement, ce sacrifice libère peut-être une autre part de 1’individu, la meilleure, qui est celle de la révolte et de la liberté. Mais de quelle liberté s’agit-il? Caligula, obsédé d’impossible, tente d’exercer une certaine liberté dont il dit simplement pour finir « qu’elle n’est pas bonne ». C’est Pourquoi l’univers se dépeuple autour de lui et la scène se vide jusqu’à ce qu’il meure lui-même. On ne peut pas être libre contre les autres hommes. Mais comment peut?on être libre? Cela n’est pas encore dit. »

 

« Ce monde, tel qu’il est fait, n’est pas supportable. J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.

Je puis nier une chose sans me croire obligé de la salir ou de retirer aux autres le droit d’y croire. »

 

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