Qui se ressemble s’assemble (?)

« L’attirance pour l’autre n’est pas le fruit du hasard. Elle ne naît pas de pulsions inconscientes obscures.

Il existe un « espace social » des jugements amoureux. On choisit généralement son conjoint en fonction des critères valorisés au sein de son groupe social, tout comme son habitation, ses loisirs…

On rencontre son partenaire dans son cercle amical, dans son milieu professionnel…

  • C’est le phénomène d’homogamie sociale largement étudié par les sociologues.

Comment les critères physiques entrent-ils alors en jeu ?

Les femmes de milieux populaires apprécient des hommes présentant une certaine solidité physique, alliée à un comportement jugé « sérieux » conforme à un idéal de stabilité.

Les femmes des milieux aisés valorisent de préférence des hommes minces et de haute taille, critères qu’elles perçoivent comme une manifestation de supériorité sociale.

À ce titre également, elles mettent en avant la bonne éducation reçue, prémices à une bonne intégration socioprofessionnelle.

Si en matière de silhouette,

la préférence pour les femmes minces est prédominante chez les hommes, les ouvriers se distinguent en valorisant les femmes plus « rondes ».

Le comportement des cadres est cependant à part. Ceux-ci plébiscitent le modèle féminin le plus largement valorisé : femme mince, grande, blonde, aux yeux clairs.

D’autre part, pour ces catégories d’hommes,

  • l’habillement joue un grand rôle dans le choix du partenaire. 60 % d’entre eux se souviennent comment leur femme était vêtue à leur première rencontre… […]

L’argent a-t-il un sexe ?

« La réussite pour un homme, c’est d’être parvenu à gagner plus d’argent que sa femme n’a pu en dépenser », persiflait Sacha Guitry. L’argent a-t-il un sexe ? À l’heure où bien souvent les deux conjoints travaillent et approvisionnent le compte, le stéréotype de la femme dépensière et de l’homme « portefeuille » est dépassé. L’argent coule des deux sources, il faut désormais négocier son utilisation.

Pour autant, les dépenses conjugales sont-elles désexualisées ? Une enquête Ifop réalisée en 2004 montre que 75 % des femmes et 62 % des hommes considèrent que « les deux sexes n’ont pas le même comportement en matière d’argent ». Bernard Prieur et Sophie Guillou, respectivement psychanalyste et journaliste, l’établissent : le partage des dépenses reste assez traditionnel au sein des couples malgré l’émancipation professionnelle du sexe dit « faible ». Aux femmes, les frais du quotidien (alimentation, habillement, éventuellement frais des enfants). Aux hommes, les gros achats (logement, électroménager) et les impôts. Cette division, certes socioculturelle, serait-elle en partie naturelle ? Pour B. Prieur et S. Guillou, dans la mesure où la notion monétaire est intrinsèquement liée à la notion de plaisir, il n’est pas absurde de penser que se joue dans l’utilisation de l’argent ce qui se joue dans le lit conjugal. Hommes et femmes ne jouiraient pas des mêmes dépenses. Les hommes seraient ainsi naturellement portés vers des dépenses qui touchent à la puissance, les femmes, vers des achats qui relèvent du bien-être et de l’esthétique. L’homme serait plus dans l’avoir, la femme plus dans l’être…

B. Prieur et S. Guillou constatent par ailleurs que « les patients qui viennent consulter en thérapie abordent avec moins de pudeur la question de la sexualité que de l’argent partagé ». L’argent, une notion taboue ? Plus précisément, c’est l’articulation entre sentiments et argent qui pose problème. Avec ce théorème implicite : l’amour est gratuit. Quand on se met à compter, c’est que l’on n’aime plus. Provoquer une dispute au sujet des finances peut à ce titre signifier que l’on attend plus de l’autre, que notre « valeur » n’est pas suffisamment reconnue au sein du couple et « payée » de retour… […]

Petite typologie des couples

Bastion, cocon, association, compagnonnage, parallèle… Il existerait, selon les sociologues, cinq types distincts de fonctionnement conjugal. Que recouvrent ces catégories ?

  • Le style bastion.

Dans ce type d’union, les revendications d’autonomie de la part de l’un ou l’autre des conjoints sont très faibles. Le couple met en avant la fusion. Les conflits sont évités au maximum au profit du consensus. Le rôle de chacun des conjoints est sexué de façon traditionnelle : la femme est plus intérieure (famille, sécurité), l’homme fait figure d’ambassadeur du ménage à l’extérieur.

  • Le style cocon.

Confort et sécurité psychologique sont les maîtres mots de ces unions conjugales. Il s’agit pour chacun des partenaires de privilégier la tendresse et la détente, avec une idée de protection vis-à-vis de l’extérieur. Le cercle de fréquentation de ces couples est stable, les conjoints sortent peu et ont un intérêt tout relatif pour les faits économiques et sociaux. De par leur goût pour la fusion, ces couples se rapprochent du style bastion. Cependant, dans ce style d’union, les rôles de la femme et de l’homme sont moins différenciés.

  • Le style association.

La relation trouve son équilibre dans la négociation, la communication. L’accent est mis au sein du ménage sur l’autonomie des conjoints, chacun nourrissant le couple de ses expériences individuelles. Les deux personnes aiment voyager, sortir, découvrir. Ce type est particulièrement fréquent chez les unions sans enfants.

  • Le style compagnonnage.

Ce type de couple s’appuie à la fois sur la fusion et l’ouverture à l’extérieur. Les deux conjoints ont le souci de partager des activités, des passions, des centres d’intérêt, mais restent attentifs à la vie sociale, sortent souvent, ont de nombreux amis. Le pouvoir de décision est réparti de la façon la plus égalitaire possible entre les deux personnes.

  • Le style parallèle.

L’unité du couple repose sur la complémentarité. Les fonctions des partenaires sont bien contrastées : l’homme a un pouvoir décisionnel, la femme fait figure de soutien. Les conjoints ont des activités et des idées distinctes, qu’ils partagent peu. Les deux personnes sont par ailleurs plutôt indifférentes aux événements extérieurs. Sécurité et ordre sont les valeurs mises en avant.

Selon cette étude, ce sont les conjoints du style compagnonnage se déclarent les plus satisfaits de leur relation.

[…] »

– Mottot, F. (2007). Variations libres autour du couple. Sciences Humaines, 188(12), 11.

 

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« La psychologie sociale a une centaine d’années. Son histoire reflète les grands mouvements d’idées qui ont infléchi l’évolution des sciences sociales et humaines au XXe siècle. Elle reflète ainsi la conflictualité que porte une analyse de l’Homme dans sa réalité essentielle d’Etre social, analyse des conduites humaines dans leur réalité essentielle de conduites socialement insérées. Le social dérive-t-il du psychologique, ou le psychologique n’est-il qu’une construction sociale ? L’homme est-il le producteur de sa réalité ou est-il le produit de son environnement ? Peut-il être porteur de valeurs universelles ou met-il en avant des valeurs sociales, datées, situées dans l’espace ? Doit-on agir sur les structures pour changer les gens ou doit-on agir sur les gens pour modifier la réalité sociale ? La psychologie sociale est traversée par ces oppositions. Elle a cependant, peu à peu, en utilisant la méthode des sciences, construit un savoir théorique qui se dégage des constructions idéologiques initialement porteuses de telles oppositions. Ce nouveau savoir n’est pas plus fin, plus dialectique ou plus profond : il est différent. Il permet des approches moins ambitieuses, plus circonscrites, mais souvent plus opérationnelles des problèmes de la vie sociale. Il concerne donc les praticiens de la recherche en sciences humaines et sociales, les formateurs et enseignants, les travailleurs sociaux, les consultants, bref, les divers acteurs engagés dans la conduite du changement personnel et social. Ce premier tome expose la psychologie sociale issue du courant des Relations humaines qui a fécondé les sciences sociales et humaines et les interventions dans les organisations à partir des années 30: motivations sociales et structures informelles, groupes et processus de groupe, cohésion, attraction, leadership, influence sociale… »

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« L’expérimentation en psychologie sociale est objet de débats et de contestations. Pour les uns, les situations expérimentales sont trop artificielles pour qu’on puisse généraliser leurs conclusions. Pour d’autres, les chercheurs, en construisant ces situations expérimentales, y introduisent des définitions idéologiques auxquelles ils donnent la caution de l’objectivité et de la respectabilité scientifiques.
L’expérimentation se propose d’étudier les processus spécifiques qui permettent aux individus de participer aux rapports sociaux, et de dégager les effets que les modifications de ces rapports sociaux exercent au niveau de la dynamique des processus individuels. Cette psychologie, dont l’objet réside ainsi dans l’articulation de l’individuel et du collectif, se déploie autour de quatre notions fondamentales : l’intégration aux groupes et la différenciation entre ces groupes, l’autonomie et l’interdépendance des individus.
L’observation des phénomènes l’entraîne à une démystification des conceptions du sens commun et la conduit à mettre sans cesse en question les vérités toutes faites de l’idéologie dominante. »

 

« Si Pierre Bourdieu a beaucoup écrit sur les capitaux économique et culturel, son œuvre offre moins de développements à propos du capital social. Les notes qu’il a consacrées à cette notion sont restées provisoires. Pourtant ces deux pages pionnières jettent les bases d’un véritable programme de recherche empirique. Le capital social y est présenté comme produisant ses effets dans le monde social à travers deux mécanismes : d’une part, une forme d’homophilie sociale et culturelle qui pose que, le capital social n’étant jamais complètement indépendant des autres formes de capital, les agents contractent des liens avec ceux qui leur ressemblent, qui sont donc les plus proches d’eux au sein de l’espace social ou du champ auquel ils appartiennent ; d’autre part, un effet multiplicateur, où le capital social agit de manière indirecte en multipliant les effets, donc en améliorant le rendement, d’autres formes de capital, de sorte qu’à niveau de capital (culturel ou économique) à peu près équivalent, un capital social plus élevé explique un rendement plus élevé du capital (culturel ou économique).

Le modèle d’analyse tel qu’il est suggéré dans les notes provisoires présuppose d’abord la construction d’un champ comme espace social contextuel. Il invite, ensuite, à construire des mesures adéquates du capital social pour chaque agent individuel ou groupe social en mobilisant, notamment, l’analyse des réseaux sociaux. Il nécessite, enfin, de disposer de mesures d’efficacité du rendement différentiel (profit économique et symbolique, notamment) des ressources des agents et des groupes.

Dans cet article, l’homophilie sociale et l’effet multiplicateur prennent le statut d’hypothèses à tester empiriquement sur des données issues d’une enquête de terrain concernant une population de restaurateurs indépendants. Ces restaurateurs sont des chefs d’entreprise, propriétaires d’un établissement situé dans la métropole lilloise. Ce secteur est attractif et concurrentiel. Le nomos économique, spécifique à l’activité marchande, qui valorise l’intérêt monétaire, y côtoie un autre nomos, spécifique à l’activité culinaire, qui valorise des savoir-faire artisanaux, à la frontière du travail artistique (la gastronomie comme art). Ces savoir-faire sont inégalement distribués entre les restaurateurs et induisent l’existence d’une forme spécifique de capital culturel propre au monde de la restauration . Ainsi, la concurrence dans ce milieu ne s’organise pas uniquement sur le plan économique, mais aussi autour d’enjeux symboliques de reconnaissance par la profession (les pairs – i.e. les autres restaurateurs –, les critiques), et par la clientèle (qui accepte ou non de « payer le prix » affiché). La coexistence de ces multiples formes de capital économique, culturel et symbolique, révèle l’appartenance des restaurateurs à un champ, avec des luttes pour la domination économique et symbolique qui se déclinent, à l’échelle locale, en des enjeux spécifiques : qui sont les « chefs » de la place lilloise ? Qui sera coopté dans l’association locale des cuisiniers les plus professionnels (le « Club des tables gourmandes ») ? Qui sera consacré en décrochant l’un de ces biens rares et prestigieux que distribuent les guides gastronomiques reconnus (l’étoile au Michelin, etc.) ?

Ce sous-champ local se structure ainsi autour de prises de position antagoniques sur le marché (des brasseries situées autour de la gare aux restaurants gastronomiques installés dans le quartier huppé) qui dépendent très directement des positions des restaurateurs dans la structure du capital culturel spécifique à ce sous-champ. Cependant, ce continuum des positionnements sur le marché gastronomique ne doit pas masquer l’existence entre ces restaurateurs d’intérêts communs fondamentaux : ils font appel aux mêmes fournisseurs, sont présents dans les mêmes guides, rayonnent sur la même clientèle ; ils partagent des contraintes identiques (même taux de TVA, même structure organisationnelle interne salle/cuisine, mêmes normes d’hygiène). Surtout, ils appartiennent à un même système relationnel où les liens d’amitié forment le substrat du capital social.

Cet article se propose d’opérationnaliser statistiquement la notion de capital social, de faire le pont entre un espace de relations objectives et un espace d’interconnaissances, et ainsi de prendre la notion de capital au sérieux, en tant que ressource dont l’accumulation suppose du temps et un investissement relationnel spécifique. […]

Située au carrefour des deux modes de pensée, relationnel et interactionniste, la notion de capital social favorise un double niveau de lecture et d’appréciation. Soit on peut le considérer comme un « méta-capital » agissant plutôt de manière indirecte, et susceptible de multiplier les effets, et donc d’améliorer le rendement, d’autres formes de capital. Soit on peut l’appréhender sous l’angle de ce qu’il produit dans le monde social, c’est-à-dire des pratiques qu’il suscite chez les agents, en chaque champ, pour l’accumuler, le transmettre, le reproduire.

Bourdieu suggère que ces deux dimensions sont indissociables. Si le capital social n’est jamais « complètement indépendant » des capitaux économique et culturel, il existe bien aussi une « irréductibilité » des interactions intersubjectives par rapport aux relations objectives de proximité dans l’espace social. […]

Vers une explication horizontale des inégalités sociales
En conférant un fondement empirique aux mécanismes génériques de l’homophilie sociale et de l’effet multiplicateur, l’étude de cas dépasse le statut de simple monographie. Au-delà des spécificités propres à tout objet de recherche et à tout terrain, le travail qui s’appuie sur une théorie vient l’enrichir toutes les fois que les résultats la font voir à l’œuvre. En tant que concept construit la frontière de deux modes de pensée, relationnel et interactionniste, souvent présentés comme antagonistes, le capital social s’avère particulièrement difficile à saisir en toute rigueur, et ce d’autant plus qu’il appelle à une quantification abstraite. Sa mise en œuvre empirique suppose un travail de recueil de données tourné simultanément vers la reconstitution d’un champ et d’un réseau, et d’innover dans la construction d’indicateurs abstraits dont l’aspect heuristique réside moins dans leur capacité à quantifier que dans leur capacité à expliquer.

Ce que l’enquête sur les restaurateurs, a permis de montrer, suivant la piste de l’homophilie sociale, c’est que les agents ne créent pas des liens entre eux au hasard, mais suivent des logiques sociales, qui ont pu faire penser que le capital social n’était qu’un capital secondaire, car redondant vis-à-vis des autres formes. Mais elle a aussi permis, suivant la piste de l’effet multiplicateur, de montrer que le capital social possède un effet propre.

Cependant, si le capital social est profitable aux individus, c’est selon des modalités bien spécifiques, qui ne tiennent pas nécessairement et uniquement au cas d’étude. De fait, l’effet multiplicateur incite à considérer horizontalement la construction des inégalités sociales, en montrant que toutes les fois où des agents occupent des positions relativement identiques au sein d’un champ, mais qu’ils obtiennent des rendements différents de leur capital, c’est bien l’effet du réseau de relations qui joue. Dans ce cas, l’inégalité d’accès au profit ne vient pas de la verticalité, de la hiérarchie de fait entre les agents, mais de ce que, derrière l’égalité objective, une inégalité intersubjective se dissimule. L’analyse de réseau apparaît aujourd’hui bien outillée pour mettre au jour les régularités dans les liens interpersonnels. D’une part, elle montre que, même si ces liens sont toujours vécus sur le mode du libre choix individuel, il est néanmoins possible d’en reconstituer les logiques sous-jacentes et inconscientes mobilisant des catégories sociales de perception et de classement. D’autre part, elle ne suppose pas nécessairement de postuler des agents calculateurs manipulant leur entourage, puisque le moteur du travail d’investissement relationnel semble plutôt être la réciprocité du type don/contre-don.

En donnant un fondement empirique au propos contenu dans les notes provisoires, nous souhaitons revenir à une définition du capital social souvent citée mais peu mise en pratique. Nous souhaitons aussi proposer une première tentative de rapprochement entre deux compartiments souvent étanches de la sociologie contemporaine : celui des relations objectives et celui des interactions intersubjectives, le tout au service d’un enjeu commun, celui de la réflexion autour des questions d’inégalités et de distribution du profit, non pas seulement économique, mais aussi symbolique, qui se réalise au travers d’institutions qui délivrent à la fois l’honneur et le prestige. »

– Eloire, F. (2014). Qui se ressemble s’assemble : Homophilie sociale et effet multiplicateur : les mécanismes du capital social. Actes de la recherche en sciences sociales, 205(5), 104-119.

 

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« Les amis, parents, collègues et connaissances constituent l’entourage, le réseau d’une personne. Ce réseau est toujours en évolution. Au cours de la vie certaines relations disparaissent, d’autres naissent dans différents contextes, certaines s’affirment, se connectent ou se dissocient les unes des autres. Les évolutions de ce système relationnel sont liées aux situations sociales et aux événements de la vie. Elles ouvrent l’accès à différents milieux en dessinant un système de contraintes, de ressources, d’influence. La sociologie des dynamiques relationnelles proposée ici explore ce « niveau intermédiaire » d’appréhension du monde social, qui fait le lien entre individus, cercles sociaux et organisations. En mobilisant deux enquêtes inédites et les acquis d’une abondante littérature, ce livre explore la dynamique des réseaux personnels dans les différentes phases des parcours de vie. Claire Bidart, Alain Degenne et Michel Grossetti sont tous trois sociologues au CNRS. Ils ont publié respectivement des ouvrages sur les réseaux sociaux, l’amitié, l’entrée dans la vie adulte, l’action intentionnelle, l’imprévisibilité, les bifurcations, les politiques publiques territoriales, les relations entre science et industrie, les méthodes statistiques. »

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« Cet ouvrage fait le point sur les principaux domaines de la psychologie sociale de la cognition : le jugement que portent les gens sur eux-mêmes, sur autrui et sur leur environnement social (cognition sociale, normes sociales de jugement, représentations sociales), la façon dont ils expriment ces jugements au cours d’interactions sociales (communication, contrat de communication) et les processus par lesquels ils sont conduits à accepter de nouveaux jugements (changements d’attitude et influence sociale). »

 

« […] Les relations sont des histoires, avons-nous dit ; mais comment naissent ces histoires ? Qu’est-ce qui est important ? Il arrive que des interactions ponctuelles soient marquantes, laissent une forte impression, mais il ne s’agit pas pour autant d’une relation. On se souvient de quelques phrases échangées, d’une sympathie, d’une plaisanterie, mais on n’a pas construit de lien durable avec cette personne. La différence entre une relation et une interaction est qu’une interaction est ponctuelle, alors qu’une relation est une suite d’interactions entre les mêmes personnes. Si ces interactions se répètent et s’installent dans certaines routines, elles peuvent générer une familiarité, une interreconnaissance, des attentes. Mais cette succession d’interactions reste encore souvent définie par le rôle plus que par un lien entre des personnes. On peut ainsi aller régulièrement chez le même commerçant ou dans la même association sans que pour autant il s’agisse d’une relation, parce qu’à chaque fois tout va se passer comme si c’était la première fois. Le commerçant restera un commerçant et le client un client. Parfois à force de répétitions, mais surtout lorsqu’un événement ou une rencontre dans un autre contexte fait « sortir du rôle », alors la nouvelle expérience partagée déplace et modifie les nouvelles interactions à venir.

Une nouvelle strate d’échanges potentiels s’installe, l’espace relationnel s’agrandit et son histoire commence à se cristalliser et à se dérouler. Ce processus peut être étalé dans le temps ou parfois très bref si un événement ou une crise le précipite. Une fois la relation installée et pérennisée, divers types d’interactions, le plus souvent diversifiées, vont contribuer à la nourrir, à la faire vivre. On se parle, on se téléphone, on joue au tennis, on se rend service, on s’invite à dîner, etc. La mesure de ces interactions, de leur fréquence, de leur variété est utile pour caractériser la relation. Pour autant, il reste important de toujours distinguer ces mesures qui portent sur les interactions de celles qui touchent à l’intensité relationnelle.

En effet, on peut avoir des relations très importantes ou très affectives avec des personnes que l’on ne voit qu’une fois par an, ou à l’inverse des relations peu intenses ou peu personnelles avec des gens que l’on voit tous les jours. De même, l’échange de services ne signifie pas automatiquement un grand engagement ou une grande personnalisation des liens. Nous prendrons donc soin de distinguer d’une part la dimension « formelle » des interactions, leur fréquence et les échanges auxquels elles donnent lieu, et d’autre part la dimension substantielle des relations qu’elles mettent en jeu, tout en nous intéressant aux articulations entre les deux aspects. Par exemple, certaines expériences ou échanges particuliers peuvent modifier la qualité du lien.

Des personnes déclarent ainsi que le passage d’une relation de simple copinage à une véritable amitié date d’un séjour en vacances ensemble, ou d’une aide importante donnée dans un moment critique. Cela étant, ces mêmes personnes ont d’autres relations avec qui ces échanges n’ont pas eu lieu mais qu’elles qualifient pourtant d’amitiés. C’est donc sous forme de question que doivent être envisagés les rapports entre les interactions et les qualités des relations.

La connaissance que chacun a de l’autre et des interactions passées peut ne pas être symétrique. L’un peut connaître mieux l’autre que celui-ci ne le connaît, soit parce que l’autre se livre plus facilement, soit parce que l’un « s’intéresse » plus à l’autre et mémorise mieux ce qui le concerne, soit encore que l’un bénéficie d’informations extérieures. Mais il est clair qu’une connaissance unilatérale ne peut pas être considérée comme une relation. Nous pouvons avoir le sentiment de connaître intimement certaines personnes dont les médias parlent beaucoup (stars, personnages politiques…), mais, si nous n’avons pas interagi avec elles, elles ne nous connaissent pas et nous n’avons pas avec elles une relation.

Si nous avons interagi (en leur faisant par exemple signer un autographe) mais que la personne en question ne nous reconnaît pas, il n’y a pas non plus de relation. Le terme de « reconnaissance » a plusieurs sens, qui tous peuvent être impliqués dans la construction d’une relation. Une personne reconnaît notre visage et nous identifie. Une personne reconnaît notre valeur et nous donne une place dans son univers. Une personne a de la reconnaissance envers nous depuis qu’on lui a apporté de l’aide. Le premier cas est indispensable au dépassement de l’interaction et à la construction d’une relation, le second y est étroitement associé et peut en constituer un des motifs majeurs, le troisième peut très bien ne jamais arriver dans des relations même très importantes.

La connaissance d’autrui doit donc, pour devenir une relation, s’accompagner d’interactions qui montreront en particulier qu’on le reconnaît comme quelqu’un de fréquentable. La signature d’un autographe n’y suffit pas, il faut de surcroît au moins un « signe de reconnaissance » qui montre que nous sommes identifiés comme une personne particulière. Reconnaître, c’est donc manifester un engagement vis-à-vis de l’autre, dont le degré minimal est simplement d’admettre l’existence d’une relation, elle-même inscrite dans le temps. Ainsi, une parole « engageante » constituera un pas vers d’autres échanges qui, en s’accumulant, créeront l’épaisseur, l’histoire qui fait de l’interaction une relation. Une relation implique donc à la fois de l’histoire, de la connaissance et de l’engagement réciproques.

Là aussi, deux sens du terme se combinent. L’engagement est une sorte de promesse, d’indication que la relation va continuer à nous intéresser dans l’avenir, que la reconnaissance d’autrui se poursuivra encore. En projetant cette relation dans l’avenir, on lui donne déjà une dimension temporelle, on ouvre l’histoire. L’engagement est également une façon d’affirmer que l’on est personnellement impliqué et prêt à donner « de sa personne », à prendre aussi ses responsabilités. On engage son identité dans la reconnaissance et l’affirmation d’une relation avec autrui.

L’engagement envers l’autre s’accompagne le plus souvent d’une dimension émotionnelle, affective. On apprécie plus ou moins les personnes avec lesquelles on est en relation, on recherche leur présence, on les attend, on peut éprouver pour certaines de l’amitié, de l’amour. On peut d’ailleurs aussi avoir des relations avec des personnes que l’on n’apprécie pas, pour des raisons diverses, par exemple des contraintes familiales (les relations entre une femme et sa belle-mère peuvent être très tendues sans pour autant cesser d’être des relations, surtout marquées par le rôle familial), professionnelles (on s’efforce d’avoir des relations courtoises avec tels collègues qui nous sont par ailleurs antipathiques, mais que notre travail nous contraint à fréquenter), de voisinage, ou autres.

Ces relations sous contrainte sont des relations interpersonnelles dans la mesure où elles impliquent des interactions répétées, une connaissance réciproque et une forme d’engagement, même minimal. Dans l’ensemble, les relations interpersonnelles comportent tout de même une dimension affective positive. Les sociologues ont peu traité cette dimension, intimidés sans doute par sa proximité avec des questions relevant plutôt des disciplines psychologiques, ou par la difficulté à aborder et à traiter ces données très subjectives et difficiles à saisir et à mesurer, ou encore par le peu de crédit scientifique accordé à ces questions dans les courants dominants de leur discipline. Il paraît plus sûr et plus solide d’inférer la force du lien de facteurs plus « objectifs » ou, en tout cas, plus factuels (sachant que dans tous les cas on se fonde sur des déclarations des intéressés) comme la fréquence des rencontres ou la possibilité d’entraide. Pourtant, nous l’avons dit, cette inférence est abusive et nous prive de l’intérêt d’en étudier plutôt l’articulation.

Il est possible en effet de parler d’affects « en sociologue », sans entrer dans des considérations complexes. Par exemple, demander à deux jeunes femmes si elles se sentent proches l’une de l’autre, si elles sont de vraies amies ou de simples copines, ou encore quelle est la nature de ce qui les lie, peut suffire à parler de la qualité du lien et de son caractère affectif sans les réduire à tel ou tel type d’échange. On s’aperçoit alors que cette dimension affective tient une place tout à fait centrale dans l’existence de la relation et dans son efficacité même la plus concrète.

En posant la question du « ressort » du lien, nous pouvons compléter l’étude du « contenu » de ce qui lie les partenaires. Cette dimension est très rarement prise de front. Le « ressort » d’une relation est ce qui constitue l’attraction et l’engagement entre deux personnes, ce qui les « tient ensemble », au-delà des diverses qualités de la relation. Ce ressort du lien emprunte très certainement aux contextes et aux qualités des personnes, des interactions et des relations. Il n’y est pourtant pas réductible. Une question, posée dans le panel de Caen, synthétise bien cette idée de ressort du lien : « Finalement, ce qui vous rapproche, est-ce que c’est surtout… » […]

Les relations peuvent référer à un seul contexte ou à plusieurs contextes à la fois : par exemple, on connaît une personne en tant que collègue, mais c’est aussi un voisin. Certaines relations sont ainsi très spécialisées (un collègue avec qui l’on ne parle que du travail, par exemple) ou très polyvalentes (une personne à qui l’on parle de tout et que l’on associe à de nombreuses activités différentes), avec toutes les situations intermédiaires. La polyvalence (aussi appelée « multiplexité » par les analystes de réseau) montre qu’un réseau peut superposer des cercles sociaux différents, mêler des contextes variés, y compris pour une même relation. À partir de quand peut-on dire qu’une relation est polyvalente ? Lorsqu’elle sort du lieu de la rencontre initiale ? Lorsque la variété des thèmes de conversation dépasse le registre du contexte de départ ? Lorsque les contextes d’activité commune et d’échange se multiplient ? Lorsque apparaissent des ressorts des liens plus tournés vers les qualités personnelles ?

Il n’y a évidemment pas de réponse unique à cette question et il existe des situations ambiguës. Évaluer la polyvalence demande de définir, implicitement ou explicitement, des contextes pertinents et de recenser ceux qui sont associés à la relation étudiée. Certains contextes comme le travail et le voisinage sont assez habituels pour repérer les relations et donnent lieu à des désignations de rôles relationnels bien identifiés – collègue et voisin. Mais les contextes peuvent être définis à partir de bien d’autres critères que ces rôles ou que les cadres d’origine : les lieux de fréquentation actuels, les activités partagées, etc.

La polyvalence n’est pas indépendante de l’intensité des liens. Dans l’enquête de Toulouse, la polyvalence est mesurée par le nombre de contextes pour lesquels une même personne est citée. Les relations familiales, amicales, les personnes considérées comme proches sont généralement des relations plus polyvalentes que les voisins, les collègues ou les simples connaissances. Dans le panel de Caen, cette polyvalence est également mesurée par le nombre de contextes où une relation est citée, mais aussi par la pluralité des activités partagées et par la déclaration par l’enquêté que cette personne est fréquentée hors du contexte. Ce dernier point est d’ailleurs un des deux critères par lesquels ont été différenciés les liens forts des liens faibles.

En effet, on demandait aux enquêtés, pour chacun des noms cités, s’ils considéraient cette personne comme importante ou s’ils la fréquentaient en dehors du contexte en question (par exemple, si des personnes citées à propos du travail étaient fréquentées en dehors du travail). Nous faisions par là l’hypothèse qu’un lien capable de s’extraire du contexte en devenant polyvalent est davantage particularisé, personnalisé, et devient plus fort. Si la relation était déclarée comme importante ou sortait du contexte, alors elle était considérée comme un lien fort (cf. annexe 1). La distinction de ces deux critères permet de vérifier cette hypothèse d’un rapport entre polyvalence et force du lien : effectivement, 82% des relations considérées comme importantes sont polyvalentes. Cela étant, les deux critères ne se recouvrent pas totalement dans la mesure où, malgré tout, 18% des liens importants ne sont pas polyvalents (on les trouve en particulier dans la famille mais pas seulement).

Par ailleurs, 36,6% des liens non importants sont tout de même polyvalents. Les deux notions de force et de polyvalence du lien ne se confondent donc pas totalement. Certains liens spécialisés peuvent acquérir une grande intensité (un partenariat de travail ancien, par exemple), alors que des liens polyvalents peuvent se révéler peu intenses (par exemple, des copains relativement périphériques dans une bande de jeunes).

On a toujours plus ou moins cherché à distinguer la force du lien. D’évidence en effet, certaines relations engagent beaucoup d’attention et d’affection, alors que d’autres en restent à un niveau de reconnaissance minimale. La confiance et l’intensité émotionnelle étaient deux des critères utilisés par un spécialiste des réseaux pour définir la notion plus générale de « force du lien ». Nous aurons l’occasion de revenir sur cette notion qui agrège des aspects différents des relations, mais nous pouvons d’ores et déjà remarquer que tout ce que nous venons d’évoquer peut présenter des intensités très variables, qu’il s’agisse de la connaissance, de l’engagement, de la dimension émotionnelle, du ressort ou de la polyvalence du lien.

Ces variations d’intensité sont complexes et jouent sur des registres hétérogènes faisant appel à des dimensions différentes. La plupart des analystes des réseaux ont toutefois tenté de synthétiser les critères qui leur semblaient les plus pertinents pour distinguer deux grandes catégories, les liens « forts » et les liens « faibles ». L’idée est de différencier les relations qui forment une « niche » de proches autour de la personne et les relations qui forment un « halo » plus large autour de lui et le relient à la société globale. Le problème est que les enquêtes sont difficilement comparables en la matière, dans la mesure où les critères ne sont pas identiques et sont même souvent laissés dans un flou artistique. Parfois il semble que la fréquence des rencontres ou l’importance du soutien échangé soient considérées comme premières, d’autres fois on spécifie des rôles qui sont supposés induire une plus grande force du lien, ceux de la famille et des amis en particulier…

Dans certaines enquêtes, les générateurs de noms ciblent d’emblée les liens les plus forts, le « cœur » le plus intense du réseau, en donnant aux personnes enquêtées le choix de désigner les personnes qu’elles considèrent comme les plus « proches » d’elles. Liens forts et liens faibles peuvent ainsi, une fois distingués plus ou moins méthodiquement, constituer deux niveaux de relations qu’il est intéressant de comparer. […]

Une des façons de se faire une idée des variations d’intensité et de leurs conséquences sur notre perception des relations et sur la taille des réseaux est de se poser la question apparemment simple du nombre de personnes que l’on connaît. Qu’est-ce que connaître une personne ? Où commence une relation ? Quel est le seuil à partir duquel on n’est plus dans l’interaction entre anonymes ou dans le rôle prescrit ? Cette question n’est pas simple. Si l’on fixe le seuil au plus bas, toute coexistence serait à la limite une relation et l’on pourrait « être avec » 6 ou 7 milliards d’habitants de la planète. C’est une sorte de point zéro de l’intensité relationnelle.

Une façon souvent utilisée de fixer un seuil minimal est d’exiger que chacun connaisse le nom de l’autre. Des travaux ont pourtant montré qu’il existe une « frange anonyme » de personnes que l’on sait situer en termes de lieu de résidence et d’activité professionnelle, mais dont on ne connaît pas le nom. Par exemple, lorsque l’on interroge des personnes âgées sur les gens à qui elles pourraient demander de l’aide en cas de problème, il n’est pas rare d’obtenir des réponses du genre : « la petite dame qui habite au coin de la rue » ou « l’infirmière qui vient tous les deux jours, elle est si gentille ». Inversement, il y a certaines personnes que nous connaissons par leur nom et que nous ne considérons pas comme des relations. Toutefois, la mémorisation du nom est un critère utile de repérage de liens qui peuvent être très « faibles ».

Combien connaissons-nous de personnes dans ce sens-là ? Diverses expérimentations ont été réalisées, par exemple en favorisant la mémorisation des noms avec l’annuaire téléphonique. Les résultats dépendent clairement de la méthode employée, ils s’étagent entre 600 et 6 000 noms en fonction également des pays, des villes et des statuts sociaux des personnes interrogées ; il reste que le nombre de personnes que l’on connaît ou que l’on a connues tourne, en moyenne, autour de 5 000. Si nous définissons l’entourage d’une personne en partant du critère de connaissance mutuelle du nom, cet entourage est donc très peuplé.

Mais, évidemment, beaucoup de ces relations correspondent à un niveau d’engagement et de connaissance minimal. Nous n’oserions pas demander un service même très simple à la plupart de ces personnes. Prenons un autre critère, plus exigeant : le nombre des personnes à qui nous pourrions demander de nous présenter à quelqu’un que nous ne connaissons pas. Il s’agit là d’un service qui engage : présenter quelqu’un, c’est souvent aussi le cautionner, en garantir les qualités. On estime en général que le nombre de personnes correspondant à ce critère est en moyenne de l’ordre de 200. […]

« Quelles sont actuellement les personnes importantes pour toi, qui comptent pour toi ? » En moyenne, 10,4 noms ont été ainsi cités « de but en blanc ». Cette question se rapproche des générateurs de noms qui ciblent sur le cœur des réseaux de proches. Au sein de l’ensemble des générateurs de noms des enquêtes du type de celle de Fischer, on peut également, si l’on veut isoler des liens plus intenses, distinguer les générateurs concernant par exemple les personnes avec qui l’on discute de problèmes personnels ou à qui l’on demande un avis en cas de décision importante. On obtient alors en moyenne seulement 2 ou 3 noms. On trouve un résultat du même ordre lorsque l’on s’intéresse aux confidents, les personnes auxquelles nous sommes prêts à confier des choses graves, secrètes, touchant à notre vie. Le nombre des liens se réduit alors aussi à quelques unités, 3 en moyenne.

Les divers critères de mesure de l’intensité des liens tendent à aller le plus souvent dans le même sens, mais ce n’est pas toujours le cas. Lorsque les personnes habitent loin l’une de l’autre, les critères d’intensité des liens comme le sentiment d’intimité ou la qualité affective se dissocient des critères d’actualisation des relations comme la fréquence des échanges et l’importance des services fournis. Les liens les plus forts au sens des critères intrinsèques d’intensité affective tendent à être plus fréquents parmi les relations éloignées dans l’espace que parmi celles qui sont dans le voisinage.

Nous reviendrons en détail sur l’aspect spatial des réseaux de relations dans le chapitre 8, mais nous pouvons d’ores et déjà signaler ce que signifie cette différence : seuls les liens « forts » au sens des critères intrinsèques résistent à l’éloignement. Cela confirme aussi que les différents critères habituels de « force des liens » doivent être différenciés les uns des autres. En faisant ainsi bouger le curseur de l’intensité du lien, nous sommes passés de quelques milliers à quelques unités, soit une division par 1 000 environ. La représentation que nous avons des entourages est donc très différente selon les critères que nous mettons en œuvre pour sélectionner les relations. Dans les analyses de réseaux, le choix et la construction des types de « générateurs de noms » sont tout à fait cruciaux et correspondent à des hypothèses et des objets de recherche très précis.

Le cas de la famille est un peu particulier. En effet, les membres de notre famille forment un ensemble plus ou moins clairement délimité et fini, régi par les règles de la parenté. Nous ne pouvons pas l’étendre à volonté, même si nous déclarons qu’un ami est « comme un frère » ou que certains liens familiaux, comme dans le cas des familles recomposées, ont des ressemblances avec des relations amicales. Par ailleurs, la relation entre une mère et une fille n’est évidemment pas toute contenue dans les règles et les prescriptions sociales que définit le rôle mère-fille. Leurs interactions peuvent être harmonieuses ou conflictuelles, complices ou tendues.

Certains auteurs parlent d’une relative « libéralisation » des rapports de famille : la modernité transformerait les liens et les obligations de famille en relations électives et affectives avant tout. Pourtant, si la parenté autorise sans doute plus qu’autrefois la mise en œuvre de relations diverses, elle reste néanmoins un lien structurel, anthropologique, relativement peu négociable. Il est surtout important de distinguer ce qui dans les rapports familiaux relève du rôle, de ce qui relève de la réalisation d’une histoire. Pour cela, nous pouvons tenter de dissocier ces deux dimensions : celle qui renvoie aux rôles symboliques, anthropologiques et structurels des parents et de leurs enfants ou des frères et sœurs, oncles et tantes, etc. ; et ce qui relève de la manière conjoncturelle de vivre la parenté et d’interagir avec ses membres.

Le rapport familial se joue sur deux tableaux : celui de la place dans la famille qui reste, quoi qu’il arrive, une donnée inaltérable et inconditionnelle ; et celui de l’histoire de la relation, qui lui confère une intensité variable, qui la fait évoluer et se montrer sensible aux événements. À différentes étapes de la vie, ce rapport évolue. En particulier au moment où un jeune devient un adulte, il construit avec ses parents une relation qui devient de plus en plus interpersonnelle. À la position familiale inamovible et au rôle qu’elle détermine, s’ajoute peu à peu une dimension relationnelle de plus en plus étoffée, de plus en plus fondée sur des interactions et des évaluations interpersonnelles. Cela ne revient pas à dire que la relation se substitue au rôle formel, mais plutôt qu’elle s’y superpose, qu’elle l’enrobe, l’accompagne. Ce nouveau rapport « entre adultes » se construit à la fois à l’intérieur du rôle et avec l’ajout d’une dimension relationnelle dyadique croissante. […]

Les façons de caractériser les relations que nous venons d’énumérer portent sur la relation elle-même, son intensité, sa diversité, ses qualités. Mais il est utile aussi de caractériser une relation par les attributs des partenaires qu’elle réunit, et en particulier de comparer ces attributs pour évaluer leur degré de similarité. On se situe alors au niveau de la dyade, qui comprend les deux individus réunis par le lien. On qualifie en général d’homophilie la tendance à entretenir des relations avec des personnes similaires au moins sur un certain plan.

L’homophilie est le pendant, sur le plan des relations sociales, de l’homogamie pour la formation des couples. Nous utiliserons aussi pour notre part le terme plus neutre de « similarité ». L’homophilie ou la similarité peut porter sur de très nombreuses caractéristiques. Une relation peut être homophile sur le plan de l’âge (les personnes ont une faible différence d’âge), du genre (ce sont deux hommes ou deux femmes), du niveau d’éducation (elles ont effectué toutes deux des études longues), etc. Les partenaires peuvent être similaires sur un critère et non sur un autre. Cette dimension des relations est très importante car elle permet d’aborder la question de la cohésion sociale et des processus de ségrégation.

Les effets de similarité sont en général marqués, mais ils varient selon les contextes, selon les catégories sociales et selon les types de relations. Le fait que les personnes aient tendance à se fréquenter entre semblables, y compris pour des relations « libres », témoigne de la force des clivages sociaux en question, mais aussi de l’inégalité de cette force dans le corps social. Différents secteurs et composantes se trouvent ainsi plus ou moins intensément ségrégés et autorégulés. Nous reviendrons sur l’homophilie dans le chapitre 9. L’important est surtout ici d’apercevoir le fait qu’une relation est marquée certes par ses qualités propres, mais aussi par la distance entre les caractéristiques des personnes qu’elle réunit. À une plus grande échelle, ces processus de préférence des semblables éclairent et renforcent les divisions sociales et les effets divers de ségrégation.

Pour autant, la similarité est loin d’être la règle et, heureusement, des tendances contraires viennent perturber sa tendance unifiante. Ainsi peut-on caractériser les partenaires non plus par la similarité ou la dissimilarité, mais par la complémentarité. En effet, de nombreuses relations sont fondées au moins au départ sur une complémentarité des rôles : médecin-malade, professeur-élève, etc. Cette complémentarité peut être instituée, formalisée, mais elle peut aussi se montrer plus informelle, reposer sur des traits de caractère, des compétences fines. Le sélectionneur d’une équipe de sport collectif est à la recherche permanente des complémentarités.

Il s’agit là d’une dimension peu explorée des relations sociales mais elle peut présenter une grande importance dans des situations d’appariement. Chaque contexte forme ainsi une combinatoire d’homophilie et de diversité, les institutions et les cadres sociaux contribuant pour leur part à définir des processus de sélection et des pondérations spécifiques. Ainsi le système scolaire participe-t-il à une étroite ségrégation par âges, mais tend-il, à l’inverse, à mélanger les garçons et les filles. Il prétend également mêler les couches sociales, pour peu que la carte scolaire soit respectée et que la ségrégation résidentielle ne soit pas la plus forte. On aperçoit par cet exemple les enjeux sociaux et politiques qui entourent cette question de l’homophilie.

À part pour certains rôles particuliers, les échanges de services ne constituent pas le motif central des relations. Il peut même paraître injurieux d’évoquer l’idée que celles-ci puissent être « intéressées », ou même que doive s’installer un équilibre des échanges. Dans la plupart des cas, on l’a vu avec le panel de Caen, une relation existe pour elle-même, en particulier pour le lien affectif ou pour « le simple plaisir d’être ensemble », alors que l’entraide ne constitue le ressort du lien que pour 3,7% des relations. Elle se trouve bien loin derrière tous les autres motifs, plus « gratuits ».

Et pourtant, même si une relation n’est pas fondée ni expliquée par les échanges de biens ou de services, cela n’empêche pas qu’y circulent bien des formes d’assistance diverses, que celles-ci soient matérielles (l’entraide) ou plus symboliques (l’influence). Les ménages s’entraident : entre voisins ou entre amis on se prête des outils, on garde les enfants, on arrose les plantes ou le jardin pendant les vacances ; les ménages d’une même famille se rendent aussi des services, mais de plus prennent généralement soin des personnes en difficulté et éventuellement se prêtent de l’argent. Plus largement, le fait de donner des conseils ou même parfois simplement de tendre une oreille attentive constitue un échange de ressources qui contribue à rassurer, à conforter, à se sentir comme les autres, approuvé, reconnu.

Ainsi, certains « autruis significatifs » peuvent orienter notre vie sans que l’on songe à dire qu’ils nous ont « aidé » directement. Par ailleurs, de notre point de vue, le terme de « ressource » peut comporter sa face « sombre », celle des contraintes. Les relations induisent en effet également des contraintes sur les comportements, en empêchant directement de faire certaines choses, en créant des obligations, en exigeant du temps et de l’attention, en dissuadant…Nous reviendrons dans le chapitre 10 sur ces dimensions des relations.

Les relations interpersonnelles (et les réseaux qu’elles constituent) sont combinées avec l’affiliation à des formes collectives que l’on appelle selon les cas groupes, collectifs ou cercles sociaux. Nous n’entrerons pas ici dans un débat sur les formes collectives dans le monde social. Pour notre part et dans ce qui suit, nous ne prendrons en considération que les collectifs dont les individus sont capables de se reconnaître membres. Nous utilisons l’expression de « cercle social » pour parler de ces collectifs. Les individus d’un cercle social ont conscience d’en faire partie et peuvent reconnaître ceux qui en font partie et ceux qui n’en sont pas.

Cela exclut les listes d’individus constituées sans que cela soit porté à leur connaissance, par exemple sur Internet. Les cercles se caractérisent par des frontières, même floues et mouvantes, un dedans et un dehors, des formes d’identification collective (le fait que les membres puissent dire « nous »), une dénomination. Ses membres partagent certaines ressources qui définissent le cercle par rapport à ce qui lui est extérieur : être membre d’une famille, d’une bande, d’une organisation, d’une nation, c’est disposer d’un certain nombre de droits et de devoirs envers les autres membres, et vis-à-vis des ressources mises en commun dans le cercle. Certaines de ces ressources cadrent les échanges entre les membres, leurs droits et leurs devoirs, mais aussi la façon dont ils sont censés les exercer. Ce sont des ressources de médiation.

Ces ressources sont les règles formelles ou informelles, les histoires relatives au cercle, dont la trame forme une sorte de récit collectif, mais aussi les dispositifs matériels de coordination (moyens internes de communication, par exemple). Cette définition reste très large : les cercles peuvent être très petits – couples d’amis – ou très grands – une nation –, ils peuvent être très peu organisés – une bande de copains – ou très structurés – une entreprise –, ils peuvent durer longtemps – une église – ou être éphémères – les personnes participant à un mouvement protestataire, par exemple.

En bonne logique, rien n’interdit de considérer qu’une relation, c’est-à-dire une dyade d’individus qui ont une relation suivie pendant une certaine période, constitue un cercle particulier. Pourtant, il existe une différence fondamentale entre un cercle de deux personnes et un cercle d’un nombre quelconque de personnes : dans le premier cas, si l’une des personnes se retire du cercle ou disparaît, celui-ci disparaît du même coup, alors qu’un cercle qui rassemble des participants plus nombreux peut parfaitement survivre au départ d’un de ses membres, même si cela le transforme.

On peut différencier les cercles par la façon dont ils sont susceptibles d’influencer la formation des relations entre leurs membres. Il y a tout d’abord les cercles dont on est en général membre « par héritage », comme la famille, le clan, la nation, le voisinage. On trouve ensuite les cercles « utilitaires » qui sont fondés sur la poursuite d’un objectif externe au cercle lui-même, par exemple les entreprises ou les associations qui ont un but précis. Dans ces cas, c’est l’objectif poursuivi (production, jeu etc.) qui entraîne les individus à devenir membre du cercle.

On y rattachera tous les cas où des individus prennent conscience d’avoir un intérêt commun et s’unissent pour le défendre ou le promouvoir. Enfin se présentent les cercles d’identification dont l’objectif est d’ordre idéel (on peut y classer les religions, les cercles philosophiques, les groupes de supporters ou de « fans »). Dans ce cas, tout se passe comme si le but de la participation était en grande partie la participation elle-même. Même les habitués d’un bar peuvent à cet égard constituer un cercle social. Cette dernière distinction est intéressante car la cohésion entre les membres d’un cercle du second type (cercle utilitaire) n’est pas de même nature que celle qui existe entre les membres d’un cercle du troisième type (cercle d’identification). Une relation qui est principalement liée à l’existence d’un objectif extérieur, comme une relation entre collègues, peut être étroitement dépendante des aléas de la vie de cette entreprise. Elle ne résistera pas nécessairement si l’entreprise fait faillite ou si l’un des membres quitte l’entreprise.

En revanche, une relation principalement fondée sur la participation pour elle-même trouvera davantage de ressort autonome. Il existe, bien entendu, des cas intermédiaires, c’est-à-dire des cercles qui ont un objectif et qui inspirent également une identification de leurs membres. Nous réservons pour un quatrième type de cercle le cas où des individus que rien ne prédestinait a priori à se trouver réunis vivent une ou des expériences communes et apprennent ainsi des choses sur les uns et les autres : les participants d’un voyage organisé, les prisonniers de guerre, les otages, les spectateurs d’un match ou d’un opéra, les passagers d’un long voyage en avion, les habitants d’un nouveau lotissement, etc. Dans ce cas, c’est un peu le hasard qui réunit ces personnes, mais elles partagent certains enjeux (accéder à des sites touristiques, survivre, partager une ambiance festive, etc.), vivent une expérience commune, s’observent, échangent, apprennent les unes sur les autres. C’est un contexte dans lequel des relations peuvent se nouer et perdurer après l’expérience.

Donnons un exemple plus concret sur la base de nos données. Sur la figure suivante sont représentés les membres du réseau de Joseph, un des jeunes du panel de Caen, en quatrième vague d’enquête. Joseph lui-même n’y apparaît pas, puisqu’il s’agit de son réseau et qu’il est par définition relié à tous ses amis. Les traits figurent les relations entre les personnes que fréquente Joseph. Nous avons tracé les cercles sociaux auxquels participent ces personnes avec Joseph. Bien sûr, certains des cercles sociaux vont au-delà des personnes qu’y fréquente Joseph : dans son entreprise, par exemple, travaillent bien davantage de personnes, simplement n’apparaissent ici que les personnes qu’il connaît dans chacun des contextes. Parfois le contexte a disparu mais Joseph a conservé des relations avec certaines personnes qu’il y a connues, comme ses copains d’école, ses ex-voisins, ses connaissances de vacances.

On remarque l’important cercle familial à gauche, complété par la belle-famille. La position d’Aurélie, la compagne de Joseph, est particulière en ce qu’elle est connectée à presque tous les cercles, sauf ceux des copains de collège, ex-voisins et rencontres de vacances, ainsi qu’un des deux cercles issus du travail de Joseph.

Les cercles familiaux et le cercle des voisins relèvent du premier type de cercles : Joseph ne les a pas choisis, ils lui ont été donnés. Les cercles du travail sont fondés sur la réalisation d’un objectif externe. Le cercle du foot et celui de la pétanque (qui est pratiquée avec une partie seulement des copains du foot) sont tournés eux aussi vers la réalisation d’un objectif (jouer), mais la présence en leur sein de copains qui ne sont pas joueurs à proprement parler (les filles en particulier) atteste le partage également d’une simple sociabilité. Avec ceux qu’il appelle sa « bande du foot », Joseph ne joue pas seulement au foot, il entretient des relations pour elles-mêmes (le plaisir de se retrouver, de dîner ensemble, etc.).

Ces cercles combinent donc les deux types de fondement. Enfin, d’autres cercles sont fondés sur des expériences communes : les vacances mais aussi le bol d’or (course de motos) où Joseph a rencontré des amis. La plupart des relations sont donc inscrites dans des cercles, au moins pour un temps, et sont marquées par les rôles attribués dans ce contexte. Les rôles sont diversement marquants selon les cercles : dans la famille, ils sont fortement définis, le couplage entre cercle et relation est très fort ; dans une entreprise, ils le sont moyennement ; dans une bande de copains, ils peuvent rester implicites, plus souples, mais existent souvent. Les relations peuvent rester très étroitement conformes à ces cercles, mais elles peuvent aussi s’en autonomiser, se découpler davantage du cercle en trouvant leurs propres « règles de pertinence ».

Les relations constituent une entité pertinente dans la mesure où elles échappent en partie aux cercles. Même une relation très spécialisée, définie par un cercle particulier, peut devenir une relation interpersonnelle lorsque les protagonistes commencent à s’écarter des rôles que leur attribue leur position dans le cercle, à y ajouter d’autres interactions, et deviennent partiellement non substituables l’un par rapport à l’autre. Une relation est d’un certain point de vue une sortie du rôle.

Lorsqu’elle se constitue, une relation entre en tension avec le ou les cercles dans lesquels elle s’inscrit, elle trouve sa propre dynamique, distincte de celle du cercle. Pour rendre compte de cette tension, on peut utiliser les notions d’encastrement et de découplage. Dans la lignée des travaux de Harrison C. White, nous appelons « encastrement » la dépendance d’une forme sociale (ici une relation interpersonnelle) par rapport à une autre (ici un cercle), et « découplage » la dynamique réciproque d’autonomisation. Par extension, nous utiliserons les mêmes termes pour désigner les processus d’accroissement des dépendances et d’autonomisation. Une relation s’autonomise lorsqu’elle commence à se découpler des cercles dans lesquels elle s’inscrit, c’est-à-dire lorsqu’elle n’y est plus réductible.

Formes de régulation
Nous sommes habitués à avoir, avec les personnes qui nous entourent dans des contextes divers, des échanges qui s’instaurent apparemment « naturellement ». Si j’interpelle une personne dans la rue pour lui demander mon chemin, je vais respecter certaines règles de politesse qui font qu’elle ne va pas partir en courant et acceptera de m’écouter. Si je m’adresse à un commerçant ou un artisan, il y aura là aussi une forme de confiance qui vient du fait qu’il a pignon sur rue, ce qui fait que j’attends tout naturellement un service de qualité et que lui sait que son travail sera normalement rémunéré. Si je fais partie d’une association sportive, les autres membres s’attendront à ce que je me comporte comme le prévoient les règles de l’association.

Enfin, dans mon couple, dans ma famille, avec des amis, une connaissance mutuelle s’est instaurée, des habitudes ont été prises avec le temps, qui permettent de se comprendre à demi-mot et facilitent les échanges. Tout cela paraît tellement évident que nous n’avons même plus conscience qu’il s’agit en fait de formes de régulation des relations, qu’elles soient universelles, instituées, ou acquises au cours du temps dans un cercle restreint. Si ces formes de régulation n’existaient pas, toute interaction supposerait préalablement une négociation des conditions de son déroulement. Cela induirait, pour emprunter le langage des économistes, des coûts de transaction considérables. C’est pourquoi toutes les sociétés ont fait apparaître et ont institutionnalisé des rôles relationnels, des conventions, universellement reconnus et qui garantissent une certaine confiance dans la situation, sans qu’il soit nécessaire de renégocier les conditions de l’échange.

La notion de confiance est très complexe et peut donner lieu à des typologies plus ou moins sophistiquées. Certains auteurs distinguent par exemple la confiance décidée (qui résulte d’un choix réflexif, d’un calcul) et la confiance assurée (qui va de soi dans un contexte donné), ou encore celle qui résulte d’une institution ou d’un contrat, celle qui résulte d’une pression collective et celle qui résulte de l’expérience de la fiabilité d’autrui. Cette confiance se construit dans le temps et évolue au cours d’apprentissages et de recompositions qui en font un processus dynamique. Pour Georg Simmel, la confiance est intermédiaire entre connaissance et ignorance à propos d’une personne. La confiance établit certes une réduction de l’incertitude à propos de l’autre, mais ne se limite pas à l’expérience : elle permet justement de s’en passer, par anticipation. La confiance accordée étend en effet l’engagement au-delà d’une simple extrapolation de l’expérience, en atténuant les incertitudes sur autrui .

La confiance se fonde ainsi sur divers types d’éléments, certains très institutionnels, collectifs, structurels, d’autres plus dyadiques, construits dans l’histoire des interactions à deux. Nous incluons dans un premier type tout ce qui concerne les connaissances communes à tous les membres d’une société globale, telles la langue, les règles de politesse, les coutumes, etc.

Elles sont généralement acquises par la socialisation et s’avèrent assez stables et partagées pour que les individus puissent « compter dessus ». Nous plaçons dans ce même type tous les dispositifs matériels et juridiques qui contribuent à organiser la vie sociale et sont des appuis quotidiens pour les personnes. Si un interlocuteur se comporte de façon agressive, je puis lui rappeler les règles de politesse mais aussi le menacer d’un procès. De même, les relations médecin-patient ne correspondent pas seulement à des rôles sociaux, elles sont aussi cadrées par des lois (auxquelles le médecin doit se conformer) et des dispositifs (le cabinet de consultation et ses instruments, l’ordre des médecins, mais aussi les forums internet relatifs à la santé, etc.). Ici, les dispositifs institutionnels servent de médiation à la confiance. Nous y rangeons également les rôles sociaux institués qui constituent, dans les interactions qui les concernent, une manière de créer de la confiance permettant une interaction spécifique.

L’affichage d’un rôle (commerçant, médecin, professeur, expert) définit les conditions d’une interaction, d’un échange. La parenté est régie également par des règles et une hiérarchie plus ou moins implicites. En même temps, le rôle fige partiellement les conditions de l’interaction et hypothèque le développement d’autres formes d’échange que celle qui est prescrite par le rôle. Il est difficile, par exemple, qu’un élève devienne ami avec son professeur, ou un patient avec son médecin.

La confiance tient ici à la légitimité et à la complémentarité des rôles. Nous classons également dans cette catégorie la confiance instaurée par la participation à un même cercle dans lequel sont reconnues les règles et les coutumes des cercles plus globaux dans lesquels il est inscrit mais où peuvent aussi s’être établies, de plus, des habitudes et des règles propres à ce cercle-là. On le verrait aisément, par exemple, en observant le fonctionnement d’un cercle religieux, d’une famille ou même d’une bande de jeunes.

Ces formes de ce que l’on pourrait appeler les « appuis de la confiance » relèvent de l’appartenance commune à des cercles, d’amplitude et de type variés, dont ils constituent la part concrète, sensible, « à portée de main ». Un second type de confiance résulte plus directement des effets du réseau lui-même. Par exemple, on a confiance en quelqu’un parce que c’est un proche de quelqu’un en qui l’on a confiance ou sur qui l’on peut faire pression. La confiance ici tient à des effets structurels d’interrelations. Le troisième type est constitué par des connaissances acquises au travers de similarités ou d’expériences partagées non limitées à l’exercice d’un rôle. Il s’agit de connaissances plus intimes et difficilement transmissibles, « dyadiques ».

C’est le « parce que c’était lui, parce que c’était moi » de Montaigne et La Boétie. Si autrui m’apparaît comme mon semblable ou mon complémentaire, ou si j’ai expérimenté personnellement ses qualités, je lui accorde une confiance qui ne tient qu’à lui et moi, à ce que nous avons accumulé tous les deux dans le temps. Ce sont souvent ces connaissances-là qui sont privilégiées lorsqu’on parle de relations, mais il serait dommageable de négliger les autres.

Ces types ne sont pas exclusifs mais en tension les uns avec les autres. A priori, toute relation puise à des degrés divers dans ces formes de confiance. La confiance entre parents et enfants, par exemple, réside à la fois dans des références à des rôles institués et dans des expériences communes. Dans un couple, même très amoureux, toute la relation n’est pas réductible à l’amour ; on ne peut négliger le fait que, le plus souvent, l’un des deux partenaires appartient au cercle des femmes et l’autre au cercle des hommes, et que les rôles qui y sont attachés les « rattrapent » forcément un jour ou l’autre.

Les relations amoureuses sont aussi marquées par toutes les références collectives constituées depuis le xixe siècle sur l’amour romantique. Il en va de même pour l’amitié. Ainsi, même dans une relation interpersonnelle, on ne peut pas réduire la confiance à sa dimension strictement dyadique, elle est en général « encadrée » par des éléments institutionnels, structurels et culturels aussi. Même une relation comme l’amitié est au moins un peu « encastrée » dans des attentes sociales, dans des rapports avec d’autres relations du réseau, dans la représentation culturelle de ce que se doivent des amis, etc.

Ainsi, toute relation est « encadrée » par des références plus ou moins générales, plus ou moins fixées, qui l’inscrivent dans des systèmes de régulation. Même si l’on a envie de la croire absolument singulière, une relation n’est pas totalement improvisée, sans contexte ni référence.

Même dans le cas de relations amicales où les deux partenaires n’ont de comptes à rendre à personne (alors que l’amour est, à l’inverse, très vite inscrit dans des enjeux sociaux), des « règles de pertinence » le plus souvent implicites en définissent les limites, les conditions, les attendus. Différents types de relations s’inscrivent ainsi dans différents systèmes de régulation. Nous reprenons ici, en l’adaptant légèrement, la typologie des formes de régulation des relations proposée par Alexis Ferrand. Dans le graphique ci-dessous, chaque sommet du triangle agit comme un pôle représentant un des systèmes de régulation d’une relation. Plus la relation est proche d’un sommet, plus ce type de régulation est important.

L’appartenance à des cercles communs aux deux partenaires de la relation (sommet du haut) implique de pouvoir s’appuyer sur des catégories, des lois ou règlements, des rôles institués qui sont spécifiques à ces cercles, cercles qui peuvent être très larges (les institutions, la nation, une aire linguistique ou culturelle, etc.) ou beaucoup plus étroits (une association, la famille nucléaire, par exemple). Les rôles, les règles formelles, mais aussi tous les dispositifs plus matériels qui leur sont associés, déterminent plus ou moins, selon les cas, l’interaction.

Parfois des lois en dictent même certains aspects. Pour certains rôles, une partie des interactions sont assez strictement encadrées par des dispositifs collectifs (parent-enfant, médecin-patient…). Pour d’autres, les règles ou les normes constituent simplement pour la relation une ressource ou une contrainte, un appui (partenaire sportif, club de loisirs, forum sur le Web…). Les rôles relationnels recouvrent ce que les interactions doivent à ces régulations instituées. Par exemple, dans la relation parent-enfant, le rôle relationnel définit l’assistance que l’un doit à l’autre, mais les interactions et le contenu de la relation vont en général bien au-delà. Les ressources liées aux rôles relationnels peuvent être mobilisées dans différents processus de coordination. Si l’on utilise le terme de « médiation » pour désigner tous les processus au cours desquels les individus « s’ajustent », alors on peut nommer « ressources de médiations » tout ce qui matérialise les cercles dans le quotidien.

Le premier grand type de confiance décrit plus haut correspond à ce type de régulation. La position dans les réseaux sociaux (sommet du bas à gauche) induit des contraintes et des ressources spécifiques liées aux relations communes (des membres de la belle-famille que l’on est contraint de fréquenter parce qu’ils sont dans l’entourage proche du conjoint, par exemple) ou, plus largement, à la structure globale de ces réseaux (un intermédiaire par lequel on peut joindre des personnes importantes pour nous). Cela correspond au second type de confiance. Enfin, vers le sommet du bas à droite, se situe ce qui est spécifique aux deux partenaires engagés dans la relation et à leur histoire commune, ce que l’on peut appeler la dimension strictement dyadique du lien. En reprenant la notion de ressource de médiation, on pourrait dire qu’il s’agit là des ressources « dyadiques », c’est-à-dire qui ne valent que pour les deux personnes en relation. C’est la base du troisième type de confiance vu plus haut.

Certes, si une relation entre deux personnes est faite d’échanges dont les modalités sont entièrement dictées par une appartenance commune, à une religion, par exemple (on se rencontre aux offices, dans des groupes de prière, mais la communication s’arrête là), ou à une entreprise (on travaille dans le même service et les échanges sont limités à cette activité), l’histoire de la relation sera assez peu pertinente. De même, une relation entre un commerçant et son client ou entre un médecin et son patient, si elle n’a d’autre objet que la relation professionnelle, évoluera peu et son histoire sera de peu d’intérêt pour une étude comme la nôtre. Mais il n’y a pas uniquement des relations « pures », exclusivement assimilées à l’un de ces types. Bien des relations sont à la fois inscrites dans un rôle et dans une histoire, ou dans une histoire et dans un cadre contractuel.

De plus, une même relation va évoluer sur ce schéma. Si l’on représentait par un point dans le triangle chacune des différentes interactions successives qui constituent une relation, celles-ci figureraient un cheminement qui s’approcherait plus ou moins suivant les périodes de tel ou tel sommet du triangle. Une relation entre deux collègues, par exemple, commencera auprès du sommet du haut car les échanges seront dictés par les exigences du travail. Petit à petit, les expériences partagées vont se multiplier et cette expertise de l’un sur l’autre va devenir plus importante que le cadre professionnel dans la confiance qui va lier ces personnes. Au bout d’un certain temps, il est possible qu’elles deviennent réellement amies et que le fait de travailler ensemble soit une occasion supplémentaire d’échanges mais que bien d’autres occasions existent. Dans ce cas, la relation évoluera vers le sommet en bas à droite du triangle.

Mais il est possible aussi qu’après une période de rapprochement amical, parce qu’elles auront eu des différends professionnels ou que la compétition pour les promotions, par exemple, les aura opposées, ces personnes en reviennent à un strict échange professionnel et cessent de se fréquenter en dehors du travail, mais que chacune soit pour l’autre un élément important de son réseau professionnel.

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Les relations se forgent donc dans des contextes qui ont un impact sur leur histoire, leurs qualités, leur intensité, leur ressort, sur les similarités entre les partenaires aussi. Mais elles peuvent s’autonomiser plus ou moins rapidement de ces contextes d’origine, s’éloigner du rôle social pour se rapprocher du pôle régulé par le réseau ou du pôle plus centré sur la relation interpersonnelle. Si nous reprenons maintenant la petite histoire qui a ouvert ce chapitre, nous pouvons lire autrement le récit de la relation entre Marc et Jean. Ils se sont rencontrés dans un cadre institutionnel – à savoir, le cercle du stage, où les interactions entre Marc et Jean sont étroitement régulées par la complémentarité de leur rôle (formateur-élève en informatique). D’ailleurs, lorsque ce cadre contextuel disparaît, à la fin du stage, leur relation s’arrête. Mais ils se retrouvent ensuite dans un autre cadre commun, le golf, qui est un cercle plus souple dans lequel ils jouent à égalité et où leur relation est davantage fondée sur la ressemblance que sur la complémentarité.

La connaissance qu’ils ont l’un de l’autre, et la reconnaissance de leur personne, s’en trouve modifiée. La relation est plus polyvalente. Intervient ensuite un effet du réseau, lorsque la femme de Jean aide la fille de Marc en anglais. La relation est alors davantage positionnée sur le pôle relationnel du triangle. L’engagement est mutualisé, ce sont deux familles qui sont maintenant associées. L’invitation chez soi signe cette évolution.

Mais la dimension dyadique apparaît aussi dans la qualification affective que donne maintenant Jean à la relation, en déclarant à Luc que Marc est aujourd’hui pour lui « un copain très sympa ». Nous montrons donc ici par quels mouvements émerge et se solidifie la relation.

En dépassant les interactions strictement prescrites par le rôle, en sortant du contexte initial de la rencontre, en accumulant les expériences et en se forgeant une histoire, en augmentant le niveau de connaissance d’autrui mais aussi en construisant une confiance qui dépasse cette connaissance et réduit l’incertitude, la relation se « découple » de ses différents contextes. Ses qualités (intensité, polyvalence, homogénéité, fonctionnalité…) seront intrinsèquement liées à ces processus, et c’est pourquoi nous plaçons la dynamique au cœur de cet ouvrage. »

– Bidart, C., Degenne, A. & Grossetti, M. (2011). 1. Comprendre les relations. Dans : , C. Bidart, A. Degenne & M. Grossetti (Dir), La vie en réseau: Dynamique des relations sociales (pp. 19-49). Presses Universitaires de France.

 

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« Les relations naissent, se développent, mais aussi changent et évoluent dans la durée. Avec l’expérience du temps passé ensemble, la façon de se fréquenter et de communiquer évolue. La connaissance que les partenaires ont l’un de l’autre s’approfondit. Ils ajoutent une activité à celles qu’ils partagent déjà, ils commencent à s’inviter à dîner, à se raconter des choses personnelles. Progressivement l’intimité se dévoile. De façon implicite le plus souvent se mettent en place et évoluent peu à peu des « règles de convenance » des relations qui définissent ce qui est possible et ce qui serait choquant dans les interactions, à chaque étape.

Un jour aussi, les partenaires se présentent leurs conjoints, et puis d’autres amis éventuellement, qui deviennent peu à peu des amis communs. Ainsi le réseau développe-t-il de nouvelles ramifications. Dans certains cas, celles-ci sont inscrites dans des cercles, par exemple si les nouveaux amis et les anciens partagent une même activité ensemble ou se reconnaissent un ressort commun. Mais, dans d’autres cas, les ramifications se font de manière discrète, une par une, et ne s’incluent pas dans un cercle.

Les articulations avec les autres membres du réseau, avec les groupes et les cercles sociaux, avec les activités et les contextes aussi, interviennent très fortement dans les évolutions des relations. Une relation peut devenir plus intense autant parce qu’elle est mêlée à d’autres que parce qu’elle progresse intrinsèquement en termes de contenu du lien. Elle peut disparaître si les amis ne s’aiment plus, mais aussi si les conjoints respectifs ne s’apprécient pas, si d’autres amis prennent le pas, si des activités collectives s’arrêtent ou si des contextes disparaissent.

Nous faisons ici le pari de ne pas séparer les dynamiques relationnelles et les dynamiques des réseaux, pour rechercher justement leurs interactions. Nous étudions donc différents mouvements, différentes dynamiques relationnelles qui font évoluer les relations au sein des entourages, principalement à partir de l’enquête de Caen dont la dimension longitudinale permet de détailler les mouvements dans le temps. 

La polyvalence : emmener la relation dans d’autres univers
Lorsque, dans une relation, les partenaires partagent des activités diverses à travers divers contextes, on parle de polyvalence. Nous envisageons ici la dynamique de développement de cette polyvalence. Dans l’agence de voyages où elle travaille, Sidonie croise tous les jours un certain nombre de collègues. Ils se saluent, échangent parfois quelques mots par politesse, mais ces interactions ne forment pas encore une relation. Un jour, elle doit traiter un dossier avec Guy, cette interaction modifie l’image qu’elle avait de lui et ils deviennent ensuite « très complices ». La relation aurait pu en rester là, c’est-à-dire que le collègue serait resté un collègue.

Mais la découverte d’autres points communs, dans une autre sphère de la vie, donne à la relation une autre ampleur. Elle dépasse le cadre originel, s’en distingue et enrichit le lien : « Guy, il chante dans une chorale et il m’a dit : « Tiens, si tu veux venir, il y a des entrées…J’y suis allée. » Dès lors, Guy n’est plus uniquement un collègue, il est aussi un chanteur. La relation s’est ouverte à d’autres univers possibles : « Après on a fait un resto et puis voilà, maintenant c’est un bon copain. » […]

L’histoire qui s’accumule ensuite entre Sidonie et Audrey les distingue des autres collègues : elles ne sont plus substituables : « Et puis on avait… je ne sais pas, les mêmes intérêts, les mêmes choses à partager, une complicité différente des autres. » Une relation est née entre elles. Elles se nomment mutuellement, se connaissent autrement que par leur rôle et leur position dans l’entreprise. Les « règles de convenance » de leur relation, qui leur donnent une idée de ce qui est envisageable, tolérable et bien considéré dans leur cas, ont évolué […]

Cette nouvelle relation s’autonomise du contexte professionnel et grandit en intimité et en confiance, en tant que dyade. Mais elle peut aussi avoir un effet sur le réseau en entraînant d’autres relations, par un effet de synergie […]

La multiplication des activités partagées a entraîné la singularisation d’une relation, qui a été ensuite connectée à d’autres relations sur la base d’un point commun, ici l’âge, l’ensemble évoluant maintenant dans d’autres contextes et formant un petit cercle social qui partage le travail mais aussi des loisirs. C’est un exemple de la combinaison de ces dynamiques. […]

Le degré de polyvalence des relations dépend aussi, bien sûr, des activités que l’on pratique usuellement. Ainsi, une personne qui ne fait aucune activité sportive, artistique, associative ou de loisirs a des chances de n’avoir avec ses amis que des activités de sociabilité (boire un verre, discuter…). En revanche, une personne qui est engagée dans de multiples activités de loisirs aura plus de chances d’avoir des relations polyvalentes, ne serait-ce que parce qu’elle ajoute aux pratiques de sociabilité une ou plusieurs de ces activités. […]

La polyvalence est liée également à la qualité d’une relation : près de 80% des relations déclarées comme importantes sont polyvalentes ainsi que 89,1% des véritables amis, alors que les simples connaissances ne sont polyvalentes qu’à 67,4 %. Les relations amoureuses sont, bien sûr, les plus polyvalentes, avec 91,8 %. En revanche, les relations avec la famille et la belle-famille le sont moins avec 60% de liens polyvalents en leur sein : le lien familial repose sur d’autres ressorts que sur les activités et les milieux fréquentés. Les relations polyvalentes sont également les plus anciennes, les relations d’enfance qui perdurent depuis longtemps, plutôt que les relations avec des personnes rencontrées récemment.

Il arrive que l’évolution graduelle des règles de convenance et du partage croissant des contextes soit perturbée par des événements imprévus. Ceux-ci agissent alors comme une sorte d’accélération de la polyvalence : le rôle et les attentes qui y sont liées sont bousculés, l’événement constitue une sorte de contexte exceptionnel supplémentaire qui fait lui aussi sortir la relation de sa routine et de son cours normal. L’événement peut résider dans le cours de la vie de l’un des partenaires ou dans l’environnement, dans une crise personnelle ou dans une crise sociale. L’épreuve traversée constitue ainsi un seuil relationnel et participe au renforcement du lien. Dans ce moment de déstabilisation qui surprend, la parole s’ouvre, les portes de l’intimité sont alors franchies bien plus vite que d’habitude. La confidence joue un rôle central. On est en dehors des rôles attendus, et une zone d’incertitude, de « faille » des rôles sociaux, de rupture de l’ordre ordinaire des interactions, est intervenue. Lorsqu’on examine d’ailleurs les définitions de l’amitié que donnent les personnes, il apparaît que les notions de drame et de crise sont centrales.

À la question : « Qu’est-ce que c’est pour vous un véritable ami ? », la réponse est très souvent : « C’est quelqu’un sur qui l’on peut toujours compter en cas de coup dur. » On note aussi que bien des relations d’amitié sont nées, ou du moins ont été désignées comme amitiés, à un moment où l’un des deux partenaires traversait une crise personnelle importante […].

Des circonstances plus collectives de rupture des cadres normaux contribuent aussi à l’éclosion ou à la confirmation de relations d’amitié. Par exemple, dans le contexte de l’entreprise, les séminaires ou voyages organisés, les stages de formation, ou encore les mouvements de grève, créent des séquences « à part » par rapport à la vie courante, ses règles, ses normes relationnelles. Certes, des rôles sociaux y sont souvent très précisément établis, mais ils se trouvent décalés par rapport à la vie ordinaire.

C’est en cela que l’on peut parler ici aussi d’événements et de situations exceptionnelles qui créent une situation d’incertitude, de bouleversement temporaire favorable à un rapprochement fondé sur l’interindividualité. Que cette faille des rôles sociaux intervienne dans un moment de crise ou par une diversification plus douce des contextes, l’important est bien là : sur ce terrain de perturbation des rôles sociaux et des normes de comportement fixées, les individus se reconnaissent comme tels en envisageant leurs qualités propres. Ainsi, à côté de la polyvalence « douce », qui se construit par l’ajout progressif ou rapide de contextes supplémentaires, des événements imprévus et des crises individuelles ou sociales construisent un terrain relativement à part des grandes divisions et rôles propres à la société globale, terrain favorable au renforcement des relations amicales, en particulier au moment de la jeunesse. […]

La dynamique inverse consiste à partager moins d’activités ensemble qu’auparavant. Plusieurs modalités d’évolution sont possibles. Dans certains cas, c’est l’activité elle-même qui est abandonnée. Si un jeune arrête le théâtre ou le basket, il peut conserver certaines relations connues dans ce contexte sans plus partager cette activité avec elles. C’est parfois une menace pour les relations, qui s’en trouvent affaiblies et par la suite peuvent disparaître. […]

La restriction des activités partagées peut conduire à un affaiblissement du lien. Mais elle peut aussi s’accompagner de son renforcement. Certaines relations qui cumulaient par exemple des activités de loisir avec une amitié personnelle peuvent se recentrer sur la seule dimension amicale. Il arrive aussi qu’un des partenaires déménage au loin et que les activités soient simplement devenues impossibles avec la distance. Mais toutes les relations ne disparaissent pas avec la distance ou la diminution des activités partagées. Certaines se trouvent, à l’inverse, renforcées en se concentrant sur les échanges personnels, la communication à distance, la confidence. Ainsi, Fleur ne partage plus vraiment d’activités avec Fabienne qu’elle a connue à la fac, avec qui elle a travaillé dans l’animation, partagé des engagements associatifs, des sorties, fêtes et vacances, et qui vit aujourd’hui loin d’elle. Mais les échanges épistolaires témoignent pour Fleur d’une évolution de la relation qui ne menace pas sa pérennité […].

Bien des relations ont commencé leur histoire dans un contexte, à l’école en particulier, puis ont connu un mouvement de polyvalence, et une fois la relation bien installée la dynamique s’est poursuivie par un mouvement de spécialisation, quand la disparition d’activités ou la distance géographique ont empêché la fréquentation quotidienne sans pourtant gêner l’intensification du lien. […]

Polyvalence et spécialisation peuvent donc contribuer toutes deux à la spécification de la relation, dans des moments différents. Nous pouvons préciser davantage leur rôle et leurs contributions respectives en examinant ces dynamiques à l’échelle du temps biographique, ici dans le temps des transitions vers l’âge adulte. Le rapport entre polyvalence et spécialisation évolue en effet dans le temps de la relation, mais aussi au fil de l’âge. […]

La singularisation : distinguer une personne
La dynamique de singularisation consiste à détacher une personne d’un cercle, à la « découpler » d’un contexte, d’une activité, pour l’autonomiser et mettre l’accent sur la qualité du lien interpersonnel, sur la dyade. Elle conduit à distinguer une personne « pour elle-même ». Elle peut s’initier dans un mouvement de polyvalence, dans le partage d’événements imprévus ou encore, pour les plus âgés, par un détachement rapide de la relation à l’égard des contextes, ce qui fait le lien avec la dynamique vue précédemment. Elle ne s’y réduit pourtant pas.

Reprenons l’exemple où Guy propose à sa collègue Sidonie de venir l’écouter dans son spectacle choral. Cet événement apparemment anodin est en réalité crucial pour le sociologue. En sortant de l’univers professionnel, cette relation enrichit l’étendue de ses significations : à côté de la casquette « collègue » apparaît maintenant la casquette « chanteur ». Du fait même de cette extension, l’importance du fait qu’il soit un collègue diminue. Les rôles, en se diversifiant, perdent de leur pouvoir de définition. Et peu à peu, en ajoutant des contextes de fréquentation ou en partageant une situation de crise, le collègue devient une personne, c’est-à-dire quelqu’un d’unique qui pour Sidonie n’est plus réductible à aucune casquette, à aucun rôle.

Cette pluralité des contextes d’interaction entraîne donc une singularisation de la relation. En multipliant les situations d’interaction, en ouvrant les perspectives et en rendant ainsi la relation moins dépendante d’un contexte, les partenaires se rapprochent de ce qui fonde leur individualité.

Avec les amis d’enfance, qui ont traversé bien des épisodes de la vie, nous voyons se succéder ces mouvements : d’abord la multiplication des contextes, puis leur moindre pertinence et la part plus importante accordée à l’intimité. […]

Ce mouvement de singularisation découple la relation de son environnement : le partenaire se détache du contexte et du rôle, la relation se distingue du cercle et se centre sur l’individu qui est fréquenté pour ses qualités propres. Il sera ensuite parfois présenté à d’autres, comme ce fut le cas avec Karine ou avec la famille d’Abdouk. […]

La singularisation des liens s’articule donc tant avec le fait de ne s’inscrire dans aucun cercle qu’avec le fait d’en partager plusieurs. […]

L’encastrement : inscrire dans un cercle
L’encastrement consiste à insérer une relation dans un cercle social, à l’inscrire dans un groupe, dans des activités collectives, dans des enjeux communs. Il est important de distinguer cette dynamique d’inclusion en la différenciant de l’encastrement « d’origine » d’une relation qui reste dans le groupe qui l’a vue naître. Typique des groupes de jeunes, cet encastrement d’origine lie indissociablement des relations et des contextes. En particulier, la plupart des relations du lycée restent encastrées dans le monde du lycée. […]

Par ailleurs, l’examen des ressorts des liens, identifiés, comme on l’a vu plus haut, par la question : « Qu’est-ce qui vous rapproche ? », confirme que le découplage du lien à l’égard des contextes va dans le sens de son intensification. Plus la relation s’autonomise à l’égard de son contexte, plus elle repose sur ses qualités propres et sur l’interpersonnalité, et plus elle est ressentie comme un lien fort. Ces ressorts du lien évoluent au fur et à mesure de l’ancienneté de la relation : plus les liens sont anciens, plus la part des ressorts contextuels diminue, et plus celle des ressorts fondés sur le lien est importante.

L’ancienneté du lien voit ainsi baisser la référence à l’activité, au réseau commun, à l’entraide, aux qualités d’Alter, et augmenter la priorité au plaisir d’être ensemble, à la dimension affective, et au passé commun, bien sûr. Dans la succession des vagues d’enquête, on retrouve une tendance à la baisse des ressorts « contextuels », dont la part en vague 1 est de 44 %, 38% en vague 2, 27% en vague 3 et 22% en vague 4.

Il semble donc que l’évolution partant du ressort contextuel pour aller vers le contenu du lien se porte sur une temporalité interne au lien, mais aussi sur l’avancée en âge. À ses débuts, la relation est inscrite dans un contexte ; dans la durée, elle s’en découple pour se centrer rapidement sur la qualité du lien en elle-même. Ce mouvement de « découplage » à l’égard des contextes s’accentue avec l’âge.

Il se dégage ainsi une tendance à fonder ses nouvelles relations de moins en moins sur les contextes au fur et à mesure que l’on vieillit. Ces relations nouvelles se montrent de plus en plus, avec l’âge, centrées d’emblée sur des éléments plus directement tournés vers la dimension interpersonnelle. Dans la durée, les relations dans leur ensemble deviennent davantage centrées sur le lien que sur un contexte. Avec le temps, la singularisation des relations prend donc le pas sur l’encastrement, au fur et à mesure que ces jeunes deviennent des adultes. […]

Le troisième axe de ces dynamiques concerne davantage l’articulation des relations les unes aux autres dans le réseau que l’encastrement dans un cercle, même si les deux sont parfois liés : en présentant des amis l’un à l’autre, on les inclut parfois dans un cercle, mais pas toujours. Il peut s’agir simplement d’une connexion relationnelle supplémentaire, sans que des activités collectives ou des références communes viennent entourer et nourrir ce lien. À l’inverse, des connexions peuvent disparaître, des membres du réseau d’Ego ne plus se fréquenter entre eux, se dissocier les uns des autres tout en continuant à fréquenter Ego. Présenter ses amis les uns aux autres ou, à l’inverse, les voir séparément sans les mélanger, c’est présenter deux modes de sociabilité très contrastés qui touchent à la structuration globale du réseau.

La dynamique de dissociation consiste à séparer des amis que l’on voyait auparavant ensemble. […]

La dynamique de dissociation est ici étroitement articulée avec la dynamique de singularisation, mais nous verrons qu’elles peuvent aussi diverger et varier dans le temps.

Une question était posée pour les liens forts, dans les trois premières vagues d’enquête : « Vous est-il déjà arrivé de vous organiser pour vous retrouver tous les deux seuls ? » Au total, 61% des liens forts (hors famille et liens amoureux) sont dans ce cas. On peut examiner l’articulation de cette question avec celle des cercles. Les relations les plus à même de se voir à deux seulement sont celles qui sont inscrites dans plusieurs cercles. Les partenaires qui sont dans un seul cercle sont plus enclins à ne jamais se voir seuls, ils en sont peut-être un peu « prisonniers ».

La multiplication des cercles permet apparemment plus d’autonomie et de singularisation de la relation, ce qui confirme encore l’hypothèse d’un rapport entre la multiplication des activités partagées et la singularisation des liens : plus on se fréquente dans des contextes et des cercles différents, plus l’autre est perçu comme une personne et non comme le tenant d’un rôle. Ce premier mouvement de dissociation fait donc isoler les relations du groupe d’origine pour se voir « à deux ».

Les filles sont à même de voir leurs amis « à deux seulement » un peu plus que les garçons, les plus jeunes le sont un peu plus que les plus âgés. Une légère tendance montre les membres des catégories sociales supérieure et intermédiaire, ainsi que les bacheliers, à pouvoir davantage se voir à deux que les autres. 81% des vrais amis se voient seuls, contre 54% des copains et 33% des simples connaissances.

La possibilité de se voir à deux seulement augmente aussi très régulièrement avec l’ancienneté du lien. Mais, dans le même temps, ces liens forts et vrais amis sont aussi ceux qui sont les plus connectés à d’autres membres du réseau, les plus centraux. Ils sont ainsi susceptibles d’être à la fois vus en tête à tête et fréquentés avec beaucoup d’autres personnes. Certains parmi les plus anciens d’entre eux restent en revanche totalement isolés, comme les amis d’enfance qui ont survécu à la disparition du groupe et ne se voient plus qu’avec Ego, à deux. Leur mode de complicité reste inscrit dans les histoires du passé et se trouverait sans doute décalé avec les fréquentations plus récentes d’Ego.

La tendance à la dissociation rejoint certes pour une part la tendance à la singularisation évoquée plus haut. Il s’agit bien, dans les deux cas, de privilégier la dimension de la dyade sur celle du collectif, de découpler la relation de ses contextes. Cela étant, les relations importantes et intenses sont souvent plus connectées à d’autres, alors qu’elles sont relativement découplées à l’égard des cercles.

Il convient donc de distinguer l’encastrement dans des cercles de l’interconnexion en réseau des Alter les uns avec les autres. Dans les cercles, le contexte agit comme un tout, un environnement dans lequel les relations sont d’emblée plus entrelacées, polyvalentes, fondées sur des activités (le « groupe »). Dans les interconnexions, ce sont les liens qui priment, avec leurs caractéristiques et les facteurs qui rapprochent un Ego et un Alter en particulier, dans une relation « singularisée ». Dans les cercles, la transitivité est « contextuelle », d’origine, et dans les connexions en réseau elle est « relationnelle », construite. C’est de cette dernière que nous parlons maintenant. […]

Le triangle entre Ego, Alter 1 et Alter 2 peut se « fermer » à l’initiative d’un des Alter qui présente l’autre à Ego, ou par la présentation d’un Alter à l’autre par Ego. Nous nous situons ici depuis la perspective d’Ego. Cet acte n’est pas anodin : en présentant une personne à une autre, Ego évalue ces deux Alter, décide qu’ils sont compatibles, mais admet également que ses relations avec l’un et avec l’autre n’en seront pas gênées. En effet, ces deux Alter qui ont chacun une idée plus ou moins précise de qui est Ego pourront alors confronter ces images de lui, croiser leurs informations, échanger leurs opinions sur son comportement. Ego met donc en jeu la cohérence de ses « facettes » personnelles.

Si l’un des Alter est un compagnon de fête et l’autre un collègue de travail très sérieux, Ego devra gérer l’ajustement des identités qu’il présente. La présentation des conjoints n’est qu’un exemple de ces ajustements parfois délicats. Même si les réseaux du type « centré » nous montrent que l’Alter-amour est le plus central, celui avec qui les autres relations sont le plus largement partagées, cela ne va pas toujours de soi. Parfois de larges pans du réseau échappent à cette mise en commun, et Ego conserve des amis « pour lui seul ». Certains réseaux ne sont d’ailleurs pas du tout centrés sur le conjoint, comme c’est le cas pour Kévin qui tient à voir ses copains sans sa compagne, ou pour Vérène qui se réserve une période de vacances avec ses amis sans son compagnon.

La mise en relation de copains auparavant dissociés peut faire apparaître des différences, les exacerber, comme pour Viviane qui est devenue consciente des origines sociales de Pierre en le mettant en contact avec Géraldine et Angélique :

« Ils n’ont pas vraiment accroché, parce que ce n’est pas vraiment le même monde. En fin de compte, Géraldine et Angélique, ce n’est pas le même milieu. C’est vrai que le milieu de Pierre, son papa c’est quelqu’un de très posé, ce sont des gens très… pas snob, mais… Que Géraldine, eux, c’est plus des ouvriers, donc ce n’est pas le même monde. Moi, je suis un peu du milieu d’Angélique et de Géraldine, ouvrier, on ne peut pas faire tout ce qu’on veut. »

Le sport la rapproche en revanche davantage de Pierre. Ainsi, la Viviane fille d’ouvriers prime avec Géraldine et Angélique, la Viviane sportive prime avec Pierre, mais la présentation des uns aux autres n’a pas trouvé assez de points communs pour que la relation s’installe entre eux. Le troisième lien, donc, parfois ne « prend » pas, ou prend moins, et la triade fonctionne comme un triangle mal fermé, comme pour Colette qui finalement trouve son compte dans cette faible connexion entre ses amies :

« Ça doit faire dix ans qu’elles se connaissent, mais sans se connaître. Elles se connaissent en tant qu’amies de Colette en fait. De temps en temps j’irai me plaindre de Laure auprès de Thifaine et j’irai me plaindre de Thifaine auprès de Laure. »

Le caractère tactique de cette régulation des triades a été pointé par Alexis Ferrand, qui montre comment l’acteur tient compte des relations existantes autour de lui, de leur structure mais aussi d’un ensemble de normes, lorsqu’il prend une décision relationnelle. Il arrive à l’inverse que ce troisième lien soit plus fort, que les amis présentés soient emballés l’un par l’autre et que leur relation finalement prime sur leur lien respectif avec Ego, à la grande déception parfois de celui-ci.

La fermeture d’un triangle par un processus de transitivité construite peut faire « boule de neige », et de fil en aiguille connecter d’autres personnes les unes aux autres […].

Pourtant, si la « fermeture du triangle » est vue par certains structuralistes des réseaux comme une tendance quasi mécanique pour les liens forts, dans la dynamique des relations « vécues » elle s’avère bien plus incertaine. Ainsi, en mesurant dans le panel de Caen le rapport entre la proportion de triangles à trois arêtes (transitivité accomplie) et celle des triangles à une ou deux arêtes (transitivité non accomplie), on ne constate pas une augmentation nette de cette transitivité construite avec le temps. Bien d’autres facteurs biographiques et relationnels viennent en effet perturber cette tendance à la fermeture des triangles. Si celle-ci se vérifie, c’est sans doute dans une temporalité très longue, alors que les relations de ces jeunes se renouvellent sans doute trop rapidement.

Que devient avec le temps cette tendance à connecter ou à dissocier ses relations ? La mesure des densités des réseaux et des centralités des liens au fil des différentes vagues d’enquête peut contribuer à identifier des évolutions dans ces dynamiques. Au fil des vagues d’enquête et de l’avancée en âge, les jeunes du panel de Caen ont tendance à avoir des réseaux un peu moins denses (0,30 entre 17 et 20 ans, 0,26 entre 26 et 33 ans).

Plus précisément, cette densité augmente très légèrement au début puis diminue ensuite régulièrement. Les moyennes des centralités relatives des liens forts diminuent elles aussi d’une vague d’enquête à l’autre, passant de 0,29 à 0,22. Pour les liens amicaux (hors famille et Alter-amour), la part des relations isolées (centralité nulle) augmente dans le temps (elle passe de 20,7% des relations à 28,9 %), alors que la part des relations de centralité haute diminue régulièrement (elle passe de 28,8% des relations à 22,3 %). Les Alter sont donc de moins en moins connectés entre eux. La tendance est, dans le temps de cette tranche de vie, à des relations globalement plus éparpillées, disjointes les unes des autres. On fréquente ses amis davantage « un par un » ou « deux par deux » qu’en groupe et ils se connaissent de moins en moins les uns les autres.

De façon générale, les liens nouveaux sont moins centraux (dans les termes de cette centralité relative) que les liens conservés depuis la vague précédente. Le renouvellement du réseau contribue alors à son éparpillement. Les liens conservés sont davantage connectés avec d’autres relations que les liens nouveaux qui restent plus isolés. […]

Pourtant, cette tendance est moins nette en avançant dans le temps, l’écart se réduit très nettement. Cela veut dire qu’avec l’âge les jeunes ont de moins en moins tendance à centraliser leurs relations anciennes et à laisser dissociées leurs relations nouvelles. Ils font moins de différence entre les deux. Les liens conservés sont moins nettement centraux, et les liens nouveaux sont un peu plus d’emblée centraux que dans les périodes précédentes, ils sont davantage présentés à d’autres sans attendre le nombre des années.

Dans le temps précis du suivi d’une relation (hors famille et Alter-amour), parmi les Alter qui restent cités aux vagues 1 et 2 la tendance légèrement majoritaire est à l’augmentation de la centralité : les Alter deviennent un peu plus connectés à d’autres. […]

On assiste donc bien à un renversement de tendance : alors que les jeunes font d’abord évoluer leurs relations en les interconnectant légèrement plus avec leurs autres amis, ce qui explique aussi la légère augmentation de la densité des réseaux en première période, en prenant de l’âge ils tendent au contraire à les séparer davantage. Une relation qui dure devient plus connectée chez les plus jeunes, elle le devient moins nettement lorsqu’ils avancent dans la vie adulte.

Ainsi, même si les relations les plus importantes et les plus durables connaissent un mouvement de connexion croissante avec d’autres Alter dans le temps de la relation, il reste que dans le temps de l’entrée dans la vie adulte les jeunes développent peu à peu une tendance à dissocier de plus en plus leurs amis les uns des autres. […]

Devenir adulte : une mutation dans la façon de faire des liens
Les dynamiques relationnelles s’orientent ainsi sur trois axes fondamentaux : polyvalence/spécialisation, singularisation/encastrement, connexion/dissociation. Ces dynamiques sont à l’œuvre dans le temps de la relation, faisant évoluer celle-ci au fur et à mesure qu’elle s’installe et prend de l’ancienneté. Ces dynamiques se transforment également dans le temps biographique, au fur et à mesure que le jeune prend de l’âge et modifie ses façons de conduire ses relations, de les entretenir. […]

Quelques années après, le mode de sociabilité a évolué. Si les relations prennent toujours leur origine dans des contextes, elles en sont bien plus rapidement découplées et singularisées (flèche 1), sans qu’il soit besoin auparavant de multiplier les activités. Les relations qui étaient polyvalentes se spécialisent en réduisant les cercles de référence, en diminuant l’éventail des activités partagées pour se concentrer sur la seule sociabilité, les repas ensemble en particulier (flèche 2). Enfin, les relations sont dissociées de plus en plus les unes des autres, les amis fréquentés seuls ou à la rigueur en couple (flèche 3). Tout converge finalement vers la singularisation et l’autonomisation des relations, qui très rapidement sont construites et consolidées dans une dimension « à deux », fondée sur le ressort du lien lui-même plus que sur les contextes, les activités ou les groupes.

Fleur nous explique clairement cette mutation :

« Il y avait le groupe, avant, et maintenant j’ai des relations mais pas de groupe : je rencontre des personnes, et souvent ça va être des personnes toutes seules ou à deux, à trois, mais il ne faut pas que ça soit un grand nombre. Et je pense que le groupe il s’est dispatché… Là je renoue le contact avec Ludovic un peu parce que c’est quelqu’un qui a pu rester en contact avec moi par affinité, par des points communs. Donc, rencontrer les personnes individuellement, ça va, mais en groupe… Avant, c’était on fait ensemble, et maintenant j’ai l’impression que c’était superficiel, avec du recul. Je me dis oui, c’est vrai, on a fait la fête ensemble, on s’est dit des choses ensemble en discutant, mais est-ce qu’on a été vraiment au fond des personnes ? Est-ce qu’on les connaît réellement bien, je ne suis pas sûre, et moi je n’ai pas seulement envie de faire avec, j’ai envie de connaître les gens. » 

[…] Nos enquêtes ne nous permettent pas d’aller au-delà pour voir ce que deviennent ces dynamiques dans les âges plus élevés. Cela étant, le repérage de ces dynamiques typiques, au moment où les modes de sociabilité évoluent profondément mais aussi au moment où se mettent en place les socialisations adultes, est susceptible de permettre d’élargir ensuite l’étude de leur champ d’application.

Les trois axes sur lesquels se situent les dynamiques relationnelles que nous avons empiriquement identifiées – à savoir, l’axe polyvalence/spécialisation, l’axe singularisation/encastrement et l’axe connexion/dissociation – pourront être utilement explorés pour des populations et des étapes de vie différentes.

Les relations des jeunes, au moment de la fin du lycée, s’établissent d’abord par une multiplication des activités partagées. Cet accroissement de la polyvalence, qui peut aussi résulter d’une épreuve ou d’une crise, conduit à une singularisation des liens : en multipliant les contextes, on s’affranchit en même temps de leur emprise et le ressort du lien devient plus personnel. Une fois les relations découplées et singularisées, elles peuvent être connectées à d’autres dans le réseau.

Lorsqu’ils s’avancent dans la vie adulte, les jeunes modifient leur manière de faire des liens. Le « chemin » suivi est différent. Ils extraient plus directement des relations dyadiques du contexte de rencontre, sans nécessairement passer par une multiplication des activités et des cercles partagés.

Les relations se spécialisent pour la plupart, en se dissociant également de plus en plus les unes des autres. Ce processus de spécialisation et de dissociation des liens rejoint une dynamique plus globale d’intensification de la sociabilité : on a moins de relations, mais des relations plus fortes qu’à l’époque du lycée, le temps des bandes de copains et des loisirs multiples.

La sociologie des dynamiques relationnelles s’intéresse à l’émergence des liens et à leurs articulations entre eux et avec les autres niveaux du monde social. Comprendre comment l’individu devient un être social est, bien sûr, un objet important de la sociologie. On a pu voir ici, dans un moment de la vie où se joue le mode de socialisation en tant qu’adulte, se dessiner une évolution des façons de se lier à autrui. Ce résultat original ne peut que confirmer l’intérêt d’analyser ensemble les trajectoires individuelles, les histoires des relations, les configurations des réseaux et leurs articulations avec les contextes et les cercles sociaux. »

– Bidart, C., Degenne, A. & Grossetti, M. (2011). 4. Dynamiques des relations. Dans : , C. Bidart, A. Degenne & M. Grossetti (Dir), La vie en réseau: Dynamique des relations sociales (pp. 99-121). Presses Universitaires de France.

 

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« Comment choisit-on les personnes que l’on fréquente ? La sagesse populaire nous propose un dicton : « Qui se ressemble s’assemble. » Qu’en est-il vraiment ? Il faut tout d’abord se demander de quelle ressemblance on parle, sur quel point ? On peut en effet se ressembler en termes d’âge, mais pas de sexe, ou de métier, mais pas de loisirs. On doit ensuite tenir compte d’effets de la structure sociale qui favorisent certaines similarités et dissimilarités. Par exemple, des personnes qui exercent la même profession ont de grandes chances d’avoir le même niveau de diplôme. Dans la famille, en revanche, on trouvera « par définition » des personnes d’âges divers (grands-parents, parents, enfants…) et des deux sexes, alors que le niveau de diplôme peut varier davantage. Or ces ressemblances plus ou moins marquées, ces affinités de toutes sortes, sont aussi des indicateurs de la structure de l’ensemble social, de sa relative homogénéité ou, au contraire, de sa tendance à se fragmenter en des mondes sociaux différents, que ceux-ci se fondent sur des distinctions de catégorie sociale, de communauté d’origine, ou de tout autre principe de similarité. Si un appariement est rare, cela veut dire qu’un clivage fort sépare les deux groupes d’appartenance. Par exemple, on peut voir que le groupe des princes est fortement dissocié de celui des bergères en mesurant la rareté des unions entre l’un et l’autre, rareté statistique qui est au principe de la prolifération de ces unions dans les contes. La petite mécanique de la construction des relations sociales, que nous nous efforçons de comprendre dans ce livre, est une source importante de structuration des sociétés.

La question du choix du conjoint, et le constat de similarités de milieux sociaux, a de fait suscité de nombreuses réflexions sur cette question, à travers le thème de l’« homogamie ». Par analogie avec ce terme d’« homogamie » (épouser le même), on a forgé celui d’« homophilie » (aimer le même) pour traduire l’idée que les gens ont d’autant plus de chances de se fréquenter qu’ils ont plus de points communs. Toutes les relations sociales peuvent donc être marquées par des formes de similarités ou de dissimilarités (« homophilie » et « hétérophilie » dans le langage des analystes de réseaux). Les simples connaissances ou les amis d’une personne sont rarement distribués dans la totalité de l’espace social. Cela produit une ségrégation d’autant plus forte qu’elle est « douce », c’est-à-dire issue non de politiques ou d’affrontements communautaires, mais du jeu ordinaire des rencontres et des affinités.

Ces questions ont fait l’objet de très nombreux travaux auxquels ce chapitre fera appel pour compléter nos propres analyses. Il faut commencer par évoquer ce que l’on sait sur le choix du conjoint avant d’aborder plus largement les similarités dans les relations amicales et dans l’ensemble des entourages.

Le choix du conjoint
Les premiers travaux en France sur le choix du conjoint ont surpris : alors qu’on pensait l’amour « aveugle », il semble très fortement soumis à des régularités statistiques. Dans son enquête de 1964, toujours citée en référence, le démographe Alain Girard constatait en effet que les origines sociales identiques entre les conjoints sont bien plus fréquentes qu’on ne l’attendrait si la distribution des unions s’opérait au hasard.

Son interprétation mettait en avant le poids des normes : « Il semble possible d’avancer que le mariage demeure, dans la société française d’aujourd’hui, un phénomène social, bien que les préoccupations psychologiques individuelles aient pris une importance de plus en plus grande. Il obéit toujours, dans son principe, à des normes collectives fixées et durables, qui contribuent à maintenir les structures et les traditions antérieures, dans une société qui ne pourrait changer trop vite sans graves dangers. »

À partir d’un point de vue plus interactionniste, Michel Bozon et François Héran ont proposé une autre interprétation de ces résultats : « À bien lire Le choix du conjoint, on comprenait que l’homogamie n’était pas le produit concerté d’une anticipation normative agissant à la manière d’une cause finale, mais la résultante agrégée, largement involontaire, d’une multitude de décisions individuelles indépendantes. En chacun des points qui apparient les couples sur la matrice d’homogamie, attirés par la diagonale comme la limaille dans un champ de forces, il y avait d’abord des choix amoureux, des cœurs qui battent, des passions réciproques, des décisions plus ou moins raisonnées.

Tout le problème est de savoir comment la multitude de ces choix peut engendrer un résultat statistique aussi marqué que la diagonale de l’homogamie. […] Si n’importe qui n’épouse pas n’importe qui, c’est d’abord que n’importe qui ne fréquente pas n’importe qui et ne le fait pas en n’importe quel lieu. Cette préstructuration de l’espace des rencontres ne joue pas simplement comme une contrainte qui modifie de l’extérieur la liberté des individus. Elle cristallise une somme de choix et de préférences sociales opérées en amont, parfois même inscrits dans la pierre, dans la division des quartiers, dans la hiérarchie des lieux. ».

La forte tendance à la similarité de niveaux sociaux (en termes de niveaux d’études notamment) des conjoints résulte donc de logiques sociales, de la structure des contextes de rencontre et de processus de construction des liens. La question de l’homogamie n’est qu’un aspect d’une question plus large, qui concerne l’ensemble des relations sociales.

De l’homogamie à l’homophilie
L’homophilie est un indicateur intéressant d’une caractéristique plus macrosociale qui est la ségrégation sociale : dans quelle mesure les milieux sociaux sont-ils cohérents et repliés sur eux-mêmes ou, au contraire, peu homogènes et traversés de chaînes relationnelles qui les relient les uns aux autres ? Le réseau social global d’une population donnée est-il constitué de cliques séparées les unes des autres et n’interagissant que par l’intermédiaire des dispositifs juridiques ou matériels, ou est-il constitué de réseaux fluides et hétérogènes, les notions de milieu, de catégorie sociale ou de communauté n’ayant plus alors de sens ?

On le voit, à travers l’homophilie on touche à un enjeu central des sciences sociales, l’analyse du lien social, de la cohésion du monde social, mais aussi de sa segmentation et de ses évolutions. Ainsi, lorsque Fischer observe dans la région de San Francisco que l’homophilie est plus forte en milieu urbain qu’en milieu rural, cela peut s’interpréter comme un indice d’une société urbaine plus ségrégative que la société rurale (les jeunes fréquentent moins les vieux, les diplômés moins ceux qui ont peu fait d’études, etc.).

Qu’est-ce qui fait que les gens se fréquentent ? Dans une revue de question, Miller McPherson, Lynn Smith-Lovin et James Cook concluent que le principe d’homophilie structure les liens de tous types, y compris mariage, amitié, travail, conseil, soutien, transfert d’information, échange, participation conjointe et tous autres types de relations. Les réseaux personnels sont homogènes au regard de nombreuses caractéristiques, sociodémographiques et comportementales. L’homophilie limite les mondes sociaux, les segmente. L’homophilie de race (au sens américain) ou d’ethnie serait celle qui crée les plus fortes divisions.

La littérature est remarquablement cohérente, quelles que soient les relations et les dimensions de la similitude : l’homogénéité caractérise les réseaux personnels car les logiques relationnelles favorisent une certaine dose de similarité. Parmi les causes les plus souvent évoquées figurent : la localisation, qui est peut-être la cause principale (on choisit ceux dont on est proche dans l’espace, ce qui peut en outre favoriser d’autres homogénéités de par la segmentation résidentielle) ; les effets de l’école, du travail et des organisations ; les situations d’équivalence de position ; les processus cognitifs ; la dissolution sélective des liens.

Si l’on excepte le genre, les paires d’individus qui sont semblables ont beaucoup plus de chances de se connaître que celles qui sont différentes. Un autre spécialiste des réseaux, Noah Mark, oppose deux modèles : l’homophilie et la distanciation.

Le principe d’homophilie est, comme on l’a vu plus haut, « qui se ressemble s’assemble ». Les personnes semblables du point de vue de l’âge, de l’éducation, de l’origine ethnique, du métier, du statut social ou d’autres variables ont plus de chances d’être amis, associés ou époux que des personnes différentes. Le modèle de la distanciation pose que les gens font des choix culturels pour se distinguer des autres.

Il n’est pas trop difficile de combiner les deux modèles dans l’explication, l’enjeu principal des pratiques de distinction étant la position sociale dans différents contextes. Il faut alors se distinguer fortement de ceux avec qui l’on ne souhaite pas être confondu, et plus subtilement de ceux que l’on souhaite conserver dans son entourage – à savoir, les relations avec les mêmes que soi (homophiles) ou avec des personnes bénéficiant d’une position sociale plus favorable.

Si l’on se place dans une perspective dynamique, deux processus peuvent contribuer à l’homophilie : la sélection, qui fait le tri entre les personnes qui nous ressemblent et les autres, ces dernières étant moins choisies ou plus facilement abandonnées, et l’influence, qui modifie nos comportements en nous faisant adopter ceux de nos partenaires.

Le principe de sélection a été davantage étudié que celui de l’influence en sociologie des réseaux, ne serait-ce que parce que l’étude de la sélection a porté sur des indicateurs classiques de la sociologie (origine sociale, catégorie professionnelle, genre) qui évoluent peu au cours d’une vie. Mais des travaux récents réalisés par le mathématicien et sociologue hollandais Tom Snijders et son équipe s’attachent à modéliser l’impact respectif de ces deux dynamiques dans les évolutions des réseaux, à propos de caractéristiques davantage modifiables (être fumeur ou non-fumeur).

Dans l’enquête de Caen se confirme la combinaison de ces deux dynamiques, comme le signale l’exemple de Patrick qui à la fois identifie les personnes qui partagent les « valeurs » liées au rap, et y initie ses rares connaissances qui n’étaient pas déjà convaincues, le tout conduisant à un réseau très homogène du point de vue de cette préférence culturelle :

« C’est pas forcément parce qu’ils écoutent du rap qu’on s’entend bien, c’est d’abord parce qu’il y a des valeurs communes et peut-être que ces valeurs communes font que ces gens-là se retrouvent dans le rap. Parce qu’ils découvrent des choses qu’on vit dans la vie, des situations, des qualités qu’on apprécie et qui se retrouvent dans le rap. Je pense que c’est plutôt comme ça que ça se fait : “Ah, il écoute du rap, alors je vais voir si y a moyen qu’il soit mon ami.” Et on s’entend bien. Même, je connais des gens qui n’écoutaient pas de rap, que j’ai connus et après qui se sont mis à écouter un peu le rap et qui ont apprécié, ont trouvé certaines choses… »

Dans la suite de ce chapitre, l’analyse est centrée sur la sélection, l’influence étant abordée dans le chapitre suivant.

La similarité d’âge
Dans l’enquête « Contacts » de l’ined, sur les 17 personnes en moyenne avec qui l’on discute dans une semaine, entre 4 et 5 personnes sont du même âge à quatre ans près, soit deux fois plus que si cette répartition s’effectuait au hasard, et parmi elles plus de la moitié des « meilleurs amis ».

Dans l’enquête de Toulouse, la différence d’âge moyenne entre les enquêtés et les personnes qu’ils citent est de onze ans, mais la médiane est de sept ans (dans 50% des cas, la différence est inférieure à sept ans) et dans 43% des cas c’est cinq ans ou moins. Les résultats de l’enquête epcv de l’insee sont très proches (34% des cas avec une différence d’âge de cinq ans et moins, 50% une différence de dix ans et moins).

L’homophilie d’âge est l’une des sources de la notion de génération : beaucoup de nos relations sont concentrées dans une fourchette de plus ou moins dix ans. La propension à choisir des amis d’âge similaire n’est cependant pas uniforme. Les femmes sont moins homophiles que les hommes sur le plan de l’âge parce qu’elles entretiennent plus de liens familiaux intergénérationnels.

Plus généralement, les personnes diversifient davantage les âges dans leur réseau au fur et à mesure qu’elles vieillissent, du fait que la parenté prend une part de plus en plus importante dans ce réseau.

Les membres de la famille étant forcément plus hétérogènes, en âge comme en sexe, que les relations plus librement choisies, ils font augmenter en particulier la proportion de partenaires d’âges différents. L’homophilie d’âge concernant les personnes considérées comme des amis croît avec le niveau d’études, ce qui n’est pas le cas pour les autres types de relation.

Ce sont les jeunes qui entretiennent le plus sélectivement des relations avec des personnes de même âge qu’eux, qui réduisent le plus les écarts en ce domaine. Par exemple, avant 24 ans, 70% des meilleurs amis ont également moins de 24 ans. Ce taux ne cesse ensuite de décroître ; entre 40 et 50 ans, 47% des meilleurs amis sont dans la même tranche d’âge. La proportion remonte un peu après 60 ans.

Cette prédominance s’explique en partie par le fait que les jeunes sont plus souvent inscrits dans des contextes qui les réunissent entre eux : l’école, l’Université, mais aussi naguère le service militaire (ou maintenant le service civil), les promotions d’entrée dans certaines professions, etc., construisent des ségrégations d’âge qui ne sont pas renouvelées dans des âges plus élevés.

François Héran confronte cette tendance aux conditions structurelles du « marché » de la sociabilité : « Dans la pratique, l’offre de contacts est biaisée de multiples façons : de la scolarité à la retraite, les limites d’âge instituées ne manquent pas dans notre société. Telle qu’elle est mesurée ici, la « propension » à fréquenter sa propre génération n’est donc pas une propension subjective débarrassée des effets de structure ; il s’y mêle des effets de sélection non démographiques, mais socialement construits. ».

Dans le panel de Caen, le pourcentage de relations de même âge (71,1 %) est aussi très élevé, ce qui confirme la propension des jeunes à rester « entre eux ». Les liens forts sont encore plus nettement tissés avec des jeunes du même âge (75,7% des liens forts hors famille et hors Alter-amour réunissent des jeunes de moins de cinq ans de différence d’âge) que les liens faibles (64,8 %). Les données longitudinales nous permettent de voir évoluer cette homophilie dans le temps du passage à la vie adulte.

On constate alors clairement que le pourcentage de relations de même âge (différence d’âge inférieure ou égale à cinq ans) diminue au fur et à mesure que les jeunes grandissent, quittent le lycée et les études, et se trouvent dans des milieux plus hétérogènes en termes d’âge. […]

Au fur et à mesure qu’ils entrent dans la vie adulte et que s’atténue pour eux l’« effet lycée », il devient plus probable de fréquenter des personnes d’un âge différent. Le plus gros pourcentage de relations de même âge se trouve au sein des relations qui se sont nouées alors que les jeunes avaient entre 16 et 19 ans (81 %). Le contexte du lycée montre là encore sa spécificité et s’avère très différent de celui qui attend les jeunes dès qu’ils ont fini leurs études – à savoir, celui de l’entreprise. Émeline ressent bien cette différence :

« Ce qui a compté, c’est le passage de la vie d’étudiante à celle de salariée. Je ne passe plus mes journées sur un banc de la fac avec des congénères qui ont le même profil que moi. J’ai complètement quitté le rythme scolaire, je suis dans un rythme de bosseuse, de métro, boulot, dodo. Alors qu’auparavant j’étais encore un peu la glandeuse des bancs de fac. Donc, évidemment, le fait de passer ses journées avec des gens dans un amphi, forcément on fait tous la même chose, donc les sujets de conversation ne sont pas durs à trouver. »

Dans l’entreprise, outre le changement de rythme, ce sont bien d’autres structurations qui attendent ces jeunes : fini l’entre-soi de l’âge, les collègues sont bien plus divers sur ce point. C’est ce qui amène justement les jeunes à initier une sélection en la matière. Cette « périodisation » de l’homophilie induit en particulier le fait que les relations similaires du point de vue de l’âge soient aussi les plus anciennes. Les liens établis lors de la jeunesse, au moment où les pairs se trouvent dominants dans le réseau, sont les plus conformes en âge.

Les amitiés qui perdurent ensuite constituent ainsi un « noyau » d’homophilie, rassemblant des personnes souvent portées au rang de meilleurs amis, au sein d’un réseau global devenu plus hétérogène du point de vue de l’âge.

Selon Claude Fischer aussi, l’écart d’âge entre partenaires dépend davantage de l’ancienneté de la relation (et, donc, du moment et des circonstances de la première rencontre) que d’autres facteurs. Des amis d’enfance, d’école, en tout cas les plus anciens, ont davantage de chances d’avoir le même âge, que des amis du travail ou du voisinage qui se sont connus plus tard.

Le statut matrimonial et la position dans le cycle de vie sont également soumis à une tendance à l’homophilie. Des personnes mariées fréquentent majoritairement des personnes mariées, des célibataires ou des divorcés rencontrent préférentiellement des célibataires ou des divorcés, les parents préfèrent les autres parents, etc. C’est le cas pour Gaël qui se rapproche d’Olivier :

« Sincèrement, il y a quelque chose en plus, c’est que Olivier il est père de famille depuis huit mois maintenant, et qu’on a ça en plus en commun, voilà. Alors que Romain, il est plus dans une phase un petit peu de reconstruction professionnelle, reconstruction sentimentale, et que dans ces cas-là, moi le premier, on a tendance à prendre un petit peu plus le large avec certaines personnes, quoi. »

Réciproquement, le fait de n’être pas « en phase » sur ce point peut séparer les amis, montrant la force de cette « ségrégation », pas toujours si douce. Joël, saisonnier dans la restauration, est resté célibataire. À chaque vague d’enquête, il constate la disparition d’une bonne part de ses copains, et dans la majorité des cas l’impute au décalage entre leurs vies de couple et la sienne, solitaire :

« Dans la tranche d’âge où je me trouve, il y a ceux qui s’installent en ménage, et de plus en plus ceux qui ont des enfants, tout ça… Donc, ils ont leur vie de famille, leurs impératifs familiaux. Donc, plus de temps libre, plus les mêmes fréquentations, ni des mêmes endroits ni, forcément, des mêmes personnes qu’on avait en commun avant, du fait de ces changements. Moi, je suis resté un petit peu pareil et puis eux, par rapport à leur vie de couple et tout ça, leur situation a évolué, alors forcément leur caractère, leurs ambitions, tout a évolué, leurs centres d’intérêt et tout ça, forcément. Le côté fête, il est de côté, quoi. Moi, je suis resté un petit peu pareil parce que la situation n’a pas beaucoup changé, je fais toujours le travail de saison. Donc, forcément, je n’ai pas vraiment de point d’ancrage très solide. C’est le temps qui passe, c’est… Et puis, quelque part, c’est une évolution normale ! Quelque part, c’est moi qui évolue moins « normalement », dans tout ça, enfin, différemment… »

Il arrive que, un temps ainsi différenciés, des amis se rejoignent lorsque le second franchit lui aussi le seuil, comme Serge l’espère avec Élodie :

« Maintenant que je suis en couple, peut-être que ça va se faire. Disons que ce n’est pas évident, quand j’étais célibataire, de s’incruster dans leur couple. Ce n’est pas trop mon truc. Que maintenant, si je la revois et que ça le fait avec Carine, s’ils s’entendent bien, c’est possible qu’on fasse des trucs ensemble. »

Gaël a ainsi retrouvé son copain Jérôme :

« On ne se voyait plus parce que c’est pareil, on n’avait plus de trop de choses en commun. Mais, là, on se revoit parce que, maintenant, il a un travail, je le trouve mieux, il a une copine depuis quelque temps. Ce n’est pas une question de jugement de valeur, rien du tout, mais je m’entends mieux avec lui, on a plus de choses à faire ensemble. »

Les similarités d’âge et de position dans le cycle de vie sont donc à la fois très fines et très puissantes.

La similarité de catégorie socioprofessionnelle
L’homophilie de niveau social a été très étudiée. Elle est marquée également, mais moins fortement que celle qui porte sur l’âge. On constate ainsi que 55% des amis et 50% des relations de confidence sont établies avec des personnes de même statut social, ce qui révèle une tendance à l’homophilie dans la mesure où une distribution aléatoire aurait donné un chiffre bien moindre – à savoir, respectivement 35% ou 30% .

L’homophilie est surtout caractéristique des catégories situées aux extrêmes de l’échelle sociale – à savoir, les ouvriers et les membres des couches supérieures. Les catégories moyennes sont nettement plus éclectiques. Il est à noter qu’elles constituent sans doute un « pont » entre les autres catégories, et que leur mobilité sociale contribue à renforcer cet effet de position.

Il peut s’agir aussi d’un effet de lisière : les catégories situées aux deux extrémités de l’échelle sociale disposent d’un champ restreint du point de vue de l’amplitude des choix : les plus basses ne peuvent choisir que des amis de statut plus élevé, les plus hautes des amis de statut moins élevé ; cette limitation les conduirait alors à renforcer le poids relatif des amis de même statut qu’eux.

L’enquête « Contacts entre les personnes » révèle ainsi que la moitié des meilleurs amis des membres des professions libérales et cadres supérieurs exercent les mêmes professions ; un peu plus de la moitié des amis des ouvriers sont également ouvriers. Les employés, par contre, répartissent davantage leurs meilleurs amis : 30% d’entre eux sont ouvriers, 23% employés, 21% membres des professions intermédiaires.

Il faut également tenir compte de la relative fermeture des milieux dans lesquels évoluent les personnes, de la plus ou moins grande diversité sociale qui les entoure. Les milieux professionnels jouent un rôle de filtre en enseignant, au long du processus de socialisation, à trier les partenaires acceptables et les autres. En amont même, alors que les écoliers sont en principe « tous égaux », on constate que dès le collège sont à l’œuvre des processus d’homophilie relationnelle, en particulier au regard des filières scolaires.

Dans l’entreprise, les divisions se creusent bien davantage : les travailleurs sont distribués en fonction des tâches certes mais aussi des compétences, des domaines d’activité, des positions hiérarchiques, des niveaux de salaire, etc. Certains ont le pouvoir de donner des ordres et d’organiser le travail.

Ainsi, au sein même des contextes professionnels, les clivages se font sentir : « On constate qu’une majorité des enquêtés déclarent rencontrer des pairs, des collègues de même niveau hiérarchique (respectivement 85 et 88 %), c’est-à-dire peu de subordonnés et peu de supérieurs.

On voit donc ici aussi se dessiner une tendance à vivre entre égaux dans les relations de travail, une tendance possible à éviter les rencontres mobilisant des jeux de pouvoir hiérarchique, une sorte d’homophilie de statut. Cela serait plus vrai cependant pour les personnes qui ont des subordonnés que pour celles qui n’en ont pas. » […]

Les résultats convergent donc avec ceux des autres enquêtes : les plus diplômés fréquentent les plus diplômés et les cadres fréquentent plus les cadres, et la tendance est surtout forte aux extrêmes, les catégories médianes (professions intermédiaires, bac + 2) faisant peu de différence dans leurs fréquentations et pouvant être choisies par toutes les autres catégories. Le degré d’homophilie professionnelle est plus élevé dans les grandes villes et plus à Paris qu’en province, ce qui rejoint les résultats de Fischer et suggère l’existence d’une fragmentation sociale plus importante dans les grandes villes. Toutes les enquêtes convergent donc sur l’existence d’une homophilie de statut social.

Dans l’enquête de Caen, il est trop tôt encore pour mesurer statistiquement pour ces jeunes les différenciations professionnelles. Mais ils ressentent déjà fortement ce premier mouvement de dispersion dans l’espace social après les études, comme Gaël qui fait le bilan en vague 4 :

« Il y a dix ans, j’avais le même genre de profil de copains. On était tous pareils. Le lycée, bien faire la fête, ne pas aller en cours, bref, voilà, et on vivait vraiment en cercle fermé. On se disait tolérants, mais en fait quand on regarde on s’aperçoit qu’il n’y avait personne d’un univers complètement différent dans notre groupe. Et là, je m’aperçois que le fait de travailler, le fait d’avoir fait des études, le fait de s’ouvrir un petit peu, eh bien je m’aperçois que vraiment, dans les personnes que j’ai citées, qui sont importantes pour moi, il y a vraiment des gens qui ont des univers complètement différents. »

L’ancienneté des relations favorise alors la diversification des statuts professionnels. En effet, les relations qui ont été nouées dans le jeune âge, les plus anciennes, deviennent les plus hétérogènes du point de vue socioprofessionnel. Les personnes se sont connues dans une période de relative « indétermination », et des trajectoires divergentes par la suite n’ont parfois pas suffi à les séparer, en particulier pour les relations les plus intenses. Mais, pour d’autres liens, l’orientation après le bac commence à creuser des failles entre les jeunes, comme le reconnaît Alban :

« C’est bizarre, mais on fréquente souvent des gens qui ont le même niveau d’études. Michaël a opté pour un bep. Peut-être que, au niveau des relations, ce n’était plus ça. Donc j’ai arrêté de le voir, il a un peu changé d’univers. Ce n’est pas que je ne l’aime pas, mais quand on discute avec quelqu’un, si le courant ne passe plus tellement, on ne se voit plus. »

La hiérarchisation des filières et des diplômes introduit des clivages, ainsi que les spécialisations qui véhiculent souvent des valeurs, comme pour Alice qui fait du droit :

« J’ai choisi ma discipline, certains ont fait le même choix que moi, donc ça nous rapproche. On a certaines affinités qui sont liées au goût pour le droit, mais aussi pour une certaine idée de la justice, du pouvoir, des choses qui se passent, de ce qui est légal ou illégal. Donc on se retrouve à parler de ça parce que ça nous intéresse à l’origine. »

Avec ces spécialités se dessinent des « mondes », comme le constate Émeline :

« Anne, c’était ma grande amie du lycée, ça a mal tourné. Une fois qu’on a eu le bac et qu’on a quitté la structure du lycée, elle est partie faire une école d’assistantes sociales, moi je suis entrée en prépa hec, elle m’a très vite cataloguée : future capitaliste, mercantiliste, enfin je ne sais quoi. Après le bac, ni elle ni moi on ne s’est dit que ça allait remettre les choses en question. Ça ne nous a même pas traversé l’esprit. Et, quand j’ai vu des gens de sa promo, c’est là que j’ai compris que c’était vraiment à deux mille lieues de ce que je pouvais être, moi, ou de ce que pouvaient être les autres. Donc elle creusait vraiment l’écart entre les gens qu’elle fréquentait à Alençon et les gens de Caen. Et puis, à un moment ou un autre, il fallait qu’elle bascule, d’un côté ou de l’autre. Donc, c’était logique de basculer dans le monde des assistantes sociales, c’est son boulot. J’ai senti qu’elle avait son rôle de future assistante sociale très au sérieux, elle avait viré à gauche très nettement. Et elle m’avait cataloguée, comme quoi je ne comprenais rien aux problèmes sociaux. C’était un sujet qui était central désormais dans sa vie, mais qu’elle ne pouvait absolument pas aborder avec moi. Donc point à la ligne. »

Comme en miroir, Fleur ressent, elle, le besoin que ses amis reconnaissent son engagement dans le travail social :

« On est différents maintenant… En discutant avec eux maintenant, je me rends compte que Ludovic et Nicolas, ils captent pas pourquoi je veux être éducateur, “Ça sert à rien…”, ils sont barrés sur leurs centres d’intérêt, et moi, ce qui me tient à cœur, je ne peux pas en parler avec eux… Et moi, ça me gêne, j’aime parler des choses que je défends, que je vis… »

Après les études, les milieux professionnels jouent également dans le sens d’une différenciation sociale, et les jeunes y sont très sensibles. Ils apprennent à trier parmi leurs collègues, plus divers que ne l’étaient leurs camarades lycéens, en mobilisant divers critères, comme Violette :

« Les personnes que je t’ai citées, c’est celles avec qui il y a le moins d’écart d’âge, Katy et Emma, par exemple. Julie, elle, est du Calvados aussi, de Ouistreham, donc déjà dès le début ça nous a rapprochées. On avait ce point commun toutes les deux. Et puis maintenant il y a le travail, il y a la façon de voir plein de choses, qui nous rapprochent quand on est à peu près pareils. »

Au-delà de la profession, un sentiment « de classe » apparaît souvent, témoignant bien plus largement de la force de cette structuration sociale qui hiérarchise les positions et contribue aux classements sociaux. De ce fait, la « ségrégation douce » par le choix des pairs et des copains, par la construction et la reconfiguration continuelle des entourages, reste bien la manifestation d’une hiérarchisation sociale qui reste tenace et qui se manifeste aussi bien au niveau de ce que l’on appelle la vie privée. Ces hiérarchisations se manifestent de diverses manières chez les jeunes du panel de Caen, allant des choix culturels aux formes de langage, en passant par les loisirs, le choix d’une voiture, etc. Ainsi Émeline a-t-elle interprété comme un écart de niveau social les efforts d’Éric qui visait peut-être simplement à lui faire plaisir :

« Éric, je n’ai pas souhaité le revoir parce qu’il est devenu banquier exécrable, ça m’a vite soûlée. Une fois, il est arrivé à Paris et il se l’est un peu joué, il jouait le grand-duc. Un jour on sortait ensemble, alors il a voulu faire les grands restaurants de Paris, les grands bars branchés de Paris. Ça m’a soûlé. Donc j’ai coupé les ponts. »

Jérémie n’est pas plus tendre avec ses anciens amis :

« C’est des gens… J’ai appris à les connaître, et c’est des nouveaux bourgeois, c’est des parvenus, je ne supporte pas. Maintenant, ça habite dans un domaine, avec golf et tout, ça traîne avec des avocats, des choses comme ça, ça je n’en peux plus, je n’aime pas les gens qui se la pètent comme ça. »

Plus douloureusement sans doute, Diane, qui est d’origine plus populaire, voit son amie Émilie devenir « une dame » :

« Émilie, elle est avec son copain, et puis maintenant c’est…c’est une dame, quoi. Elle ne connaît plus personne, elle a un appartement donc elle fait ses courses… Elle aime bien aussi faire la bourge, elle aime bien être plus haute que tout le monde, quoi. »

Mais bien des jeunes critiquent aussi ceux qui sont « plus bas » qu’eux, en portant souvent des accusations sur des pratiques de plus ou moins grosse délinquance, sur l’éducation de leurs enfants, l’alcoolisme, etc. Jérémie évoque ainsi deux anciens copains qui ont « mal viré » :

« Bruno, moi je l’ai vu à sa sortie de prison. On est resté froids l’un et l’autre. Je ne suis jamais retourné chez lui le voir. Lui, s’il ne veut pas s’en sortir, il fait ce qu’il veut. Il veut rester dans la cité. Qu’il y reste ! Les risques, il les connaît, il aime ça. Je crois que c’est le problème. Marco, c’était le voisin de ma mère. Lui, il a dépéri, grave, grave, grave. Il s’est séparé de sa femme. Maintenant, entre guillemets, c’est un “clochard”. Maintenant, il a le nez dans la poisse, métamorphosé. Si on le croise, il baisse la tête parce qu’il ne veut pas nous voir, il a honte. »

L’entrée dans la vie adulte cristallise ainsi très vite des positions sociales qui pouvaient, au lycée, paraître plus atténuées. De telles distanciations se produisent également plus tard dans la vie, mais sans doute sur un rythme plus lent.

La similarité de sexe
L’homophilie relationnelle de sexe s’avère très déterminante, mais pas de la même façon pour toutes les catégories de relations. Durant une semaine, les discussions avec des personnes de même sexe représentent 60% des contacts.

Comme les autres, cette homophilie est inégalement distribuée : elle est un peu plus marquée chez les hommes, qui restent davantage entre eux, que chez les femmes. Les hommes sont légèrement plus homophiles que les femmes pour les discussions (63,6 % des hommes discutent entre hommes, contre 60% des femmes qui discutent entre femmes). Pour François Héran, « cette différence s’explique par une plus grande implication des femmes dans les relations de parenté et des hommes dans les relations de travail ».

Dans l’enquête de Toulouse, les chiffres sont remarquablement proches : les hommes fréquentent plus d’hommes (62% alors que les deux sexes se partagent à peu près à égalité tant dans la population enquêtée que dans l’ensemble des personnes citées) et les femmes fréquentent plus de femmes à 61,2% (quels que soient l’âge et le niveau social). On constate aussi aux États-Unis une nette augmentation de l’homophilie lorsque l’on exclut les relations de parenté.

Dans l’enquête de Caen également, la tendance à fréquenter des personnes du même sexe est assez nette quoique bien moins forte : 55% des personnes citées par les jeunes sont de même sexe qu’eux, et 57% si l’on exclut la famille et l’Alter-Amour. Les jeunes seraient donc moins homophiles en termes de genre que les plus âgés. Les garçons restent plus entre eux : 62,2% des personnes qu’ils citent sont des garçons, contre 52,6% des personnes citées par les filles qui sont des filles (toujours hors famille et Alter-amour). Ces dernières sont donc plus enclines à avoir des entourages mixtes.

L’activité professionnelle est décisive pour cet écart entre homophilies masculine et féminine : il disparaît chez les inactifs dans l’enquête « Contacts ». En effet, les hommes se trouvant majoritaires dans la population active, le travail accroît leurs chances de se retrouver entre eux, alors qu’il accroît pour les femmes les chances de discuter avec des hommes.

Cela n’est pas réductible aux contacts strictement professionnels, qui n’étaient pas pris en compte dans cette enquête ; il s’agit donc bien de discussions à caractère personnel, voire d’amitiés initiées à partir du travail.

Il convient cependant de nuancer cet effet de l’activité professionnelle par la prise en compte des catégories socioprofessionnelles et des milieux de travail, qui offrent des conditions structurelles diverses en termes de mixité. En effet, les milieux ouvriers ne sont à peu près jamais mixtes, alors que les bureaux mêlent bien davantage, aux mêmes postes, des hommes et des femmes.

Cela étant, on constate que dans les milieux mixtes, ou à dominante féminine comme dans les professions de l’éducation, l’homophilie persiste, même moindre. Cette stabilité semble indiquer l’insuffisance des explications structurelles à rendre compte de la totalité du phénomène, même si elle est loin d’être négligeable. Ainsi, sa persistance dans des relations comme le voisinage ou les contacts avec les vagues connaissances ou les commerçants, qui sont des domaines où aucune raison structurelle ne justifie a priori un déséquilibre entre les sexes, confirme son caractère culturel et non pas uniquement structurel.

En outre, dans la première vague de l’enquête de Caen, alors que les jeunes sont tous au lycée ou en stage d’insertion, dans des milieux plutôt mixtes et égalitaires, donc, l’homophilie de sexe est nette (57,9% des personnes qu’ils citent hors famille et Alter-amour sont de même sexe qu’eux).

On constate aussi que plus la relation devient intense, plus l’homophilie de sexe est élevée. Ainsi, dans le panel de Caen, 64% des liens forts (hors famille et Alter-amour, effectif 6 789 relations) sont de même sexe, pour 51,2% des liens faibles.

La part des relations entre des personnes de même sexe croît également très régulièrement avec l’ancienneté du lien, passant de 53,4% pour les liens de moins d’un an à 67,8% pour les liens de plus de dix ans d’ancienneté (rencontrés donc, pour ces jeunes, dans l’enfance), toujours hors famille, bien sûr. De même, dans une enquête sur la confidence, on constate que 74% des relations de confidence relient des personnes de même sexe.

L’homophilie s’y montre également très élevée dans l’amitié : 83% des meilleurs amis des femmes sont des femmes, 72% de ceux des hommes sont des hommes. On voit que pour ces liens très intimes, à l’inverse des simples contacts ou discussions, les femmes sont plus homophiles que les hommes. Elles se confient davantage entre femmes, alors que les hommes se confient entre hommes majoritairement, mais parlent plus à des femmes que les femmes ne parlent à des hommes. Dans l’ensemble, les relations les plus fortes et les plus anciennes sont donc plus homogènes en termes de sexe.

Le choix des relations s’inscrit donc dans les grandes divisions de la structure sociale par groupes d’âge, de sexe, de niveau social. Si, pour une part, l’insertion des individus dans des contextes et des activités contribue à expliquer cette tendance, celle-ci ne se réduit pas à une détermination structurelle. Se révèle bien une propension « culturelle » à préférer le même que soi sur ces critères. Il ne suffit pas, bien entendu, de se ressembler pour s’assembler, il ne suffit pas non plus de se ressembler sur ces critères-là.

Des qualités et des caractéristiques plus personnelles interviennent, bien sûr. Ainsi, dans l’enquête de Caen, des argumentaires très divers sont-ils mobilisés pour témoigner des évolutions relationnelles et des facteurs de ségrégation sociale auxquels elles renvoient souvent, soit pour parler des relations qui se sont distendues, soit pour parler de ce qui les rapproche.

Par exemple, Thibaut regrette le fait que Maryline soit en couple avec « un Parisien, un gros vantard », ce qui explique pour lui le fait qu’elle a changé et qu’il ne la voit plus ; ainsi Patrick parle-t-il longuement des valeurs associées au rap qui le rapprochent de ses copains ; ainsi d’autres encore parlent-t-ils de leurs expériences, de leurs valeurs, de leurs loisirs, de leur vie affective, de leurs goûts culturels… Pourtant, même si elles ne s’y réduisent pas, les préférences relationnelles répondent pour une part aux grands clivages sociaux, ce qui signale leur sensibilité à leurs orientations. […]

Le réseau d’une même personne sera donc composé de personnes qui lui ressemblent sur certains points, d’autres sur d’autres points, d’autres qui sont plus complémentaires que semblables, et d’autres encore qui ont des « points communs » qui échappent à nos indicateurs sociologiques et portent plutôt sur l’histoire vécue ensemble, sur les goûts musicaux, sur le style de vie, sur la personnalité… On ne peut pas se ressembler en tous points, ni avoir un réseau totalement homogène, ce qui serait difficilement supportable.

Au niveau de l’ensemble du réseau, on peut examiner le système formé par ces ressemblances et dissemblances. On s’aperçoit alors qu’aux dynamiques de sélection et d’influence s’en ajoutent d’autres, susceptibles d’interférer avec cette tendance à l’homophilie.

D’autres mécanismes interviennent en effet à côté de l’homophilie dans les variations de composition des réseaux, comme les dynamiques de structure ou les effets de contexte et de proximité dont les contraintes restreignent parfois les possibilités de choix. Certaines de ces dynamiques limitent en particulier l’homophilie en diversifiant le réseau. Mais la tendance à préférer le même que soi a aussi une limite intrinsèque.

Rachel Brooks pointe ainsi du doigt le fait que les jeunes tendent plutôt à « gérer la différence » lorsque leurs amis divergent, qu’à les exclure systématiquement de leur réseau. Dans l’enquête de Caen où sont discutées également avec les jeunes les configurations d’ensemble de leurs réseaux, il apparaît clairement que, loin de les gêner ou d’être vécue comme de l’incohérence, la composition hétérogène de leurs entourages est très appréciée. […]

On rejoint ici l’idée de l’homme pluriel avancée par Bernard Lahire [L’homme pluriel. Les ressorts de l’action], qui combine plusieurs répertoires de vie, ceux-ci se trouvant plus ou moins activés en fonction des contextes et des circonstances.

Cette pluralité est « incarnée » selon nous dans l’entourage, dont la diversité relative témoigne de moments et de milieux de vie différents qu’a expérimentés l’individu et desquels il a conservé des relations. La combinatoire de ces strates diverses contribue à limiter, en tout cas du point de vue de l’individu qui se trouve au centre, la tendance à la similarité, sans l’annuler cependant. Mais comment évolue l’homophilie de position sociale dans le monde social actuel ?

[…] [Michel Forsé et Louis Chauvel] concluent que l’homogamie relative à l’origine sociale a baissé, mais pas celle qui est liée au niveau d’études. « Aujourd’hui, le choix du conjoint se fait plus en raison des positions sociales acquises qu’assignées » (p. 140).

Ce même diagnostic vaut pour d’autres pays. Jeroen Smits, Wout Ultee et Jan Lammers ont étudié l’évolution de l’homogamie dans 60 pays et testent trois hypothèses : l’hypothèse de status attainment qui postule que l’homogamie d’éducation s’accroît dans les sociétés modernes parce que l’importance économique de l’éducation est forte et constitue donc un critère de choix important dans le mariage ; l’hypothèse d’ouverture généralisée qui affirme que l’homogamie d’éducation doit décroître parce que la mobilité croissante, l’accès à l’économie du bien-être et la diffusion des communications de masse rendent les frontières entre groupes sociaux plus perméables ; l’hypothèse de la courbe en U inversée qui combine les deux et indique que, quand la modernisation s’accroît, l’homogamie d’éducation va d’abord croître puis décroître.

Les résultats sont complexes. Ils semblent conforter l’hypothèse d’ouverture mais les effets sont très variables en fonction des contextes nationaux. Alors que, dans 15 pays, l’homogamie éducationnelle décroît, on ne note pas de changement dans 38 autres et elle augmente significativement dans 7.

Un résultat important est que la tendance à l’homogamie éducationnelle ne dépend pas seulement du niveau moyen de modernisation, mais aussi de sa vitesse. La décroissance est plus forte dans les sociétés en modernisation rapide que dans celles qui se modernisent lentement.

Dans les sociétés en modernisation rapide, la désintégration des barrières sociales traditionnelles fondées sur des différences héritées n’est pas compensée par de nouvelles barrières fondées sur les statuts acquis. De plus, l’homogamie éducationnelle ne varie pas dans les pays du confucianisme.

Des travaux récents déplacent assez radicalement la question en étudiant la structure sociale sur une base relationnelle, donc en inversant la procédure. Il s’agit de construire une échelle des professions à partir des appariements conjugaux (couples mariés ou cohabitants) relevés dans les recensements, ici en particulier le panel suisse des ménages.

Les auteurs évaluent ainsi la fréquence des couples de professions, et cette fréquence sert de fondement à un schéma horizontal (et non plus vertical comme dans la tradition française) des professions. Par exemple, si des médecins épousent fréquemment des secrétaires, ces deux professions seront rapprochées. Dans cette optique, il ressort que la profession (et non seulement le niveau d’éducation et le revenu) reste très structurante, mais aussi qu’elle l’est différemment pour les hommes et les femmes, et selon les pays.

En ce qui concerne l’homophilie, on dispose de moins de résultats. Olivier Godechot a confronté les enquêtes insee « Contacts » de 1983 et « epcv » de 1997. Cette comparaison est rendue difficile par la différence des procédures d’enquête et par l’évolution de la structure des emplois. Olivier Godechot a donc recours à une modélisation. Pour l’homophilie de profession, il note que « l’immobilité semble bien avoir baissé entre 1983 et 1997 » (p. 39) – autrement dit, que l’homophilie de catégorie professionnelle a diminué –, mais il observe aussi que « l’homophilie d’âge aurait en revanche augmenté » (p. 40).

On peut faire l’hypothèse qu’il en est de l’homophilie comme de l’homogamie qui se maintient si l’on considère les niveaux d’études mais décroît pour les catégories professionnelles, à cause de la modification de la structure de celles-ci, qui se diversifie et se réduit moins qu’auparavant à une hiérarchie.

Enfin, une question importante concernant l’évolution des différentes formes d’homophilie dans les années à venir est celle des effets de la disponibilité des moyens de communication électronique.

Nous avons vu que l’enquête de Fischer, consacrée aux effets de l’urbanisation de masse sur les formes de solidarité sociales, montrait que les citadins avaient des réseaux un peu différents de ceux des ruraux (censés représenter le passé) : une densité plus faible et des relations plus homophiles, à la fois pour l’âge (en ville, les jeunes fréquentent moins les plus âgés), le niveau d’études (les plus diplômés fréquentent moins ceux qui ont fait peu d’études) et la profession.

Les urbains fréquentent moins leurs voisins et leur famille, mais déclarent plus d’« amis ». Une des façons d’interpréter ces différences est de dire que la ville abaisse les contraintes sur les interactions et rend de ce fait la construction des relations plus libre. Lorsque les relations sont plus choisies, elles font plus de place au jeu des affinités et tendent de ce fait à être plus homophiles.

Dans une recherche sur les usages relationnels d’Internet, il apparaissait que les utilisateurs intensifs d’Internet tendaient à avoir des réseaux moins denses, ce qui avait amené à former l’hypothèse que le développement de la communication électronique pourrait avoir sur les réseaux sociaux un effet similaire à celui de l’urbanisation. En effet, les relations sont plus homophiles en ville qu’en milieu rural parce que l’éventail des partenaires accessibles dans un certain rayon est plus large.

Sur Internet, cet éventail est évidemment encore plus large. Lorsque les contraintes, qui « obligent » à une certaine diversité, sont allégées, que la distance géographique, les barrières linguistiques, etc., pèsent moins sur les interactions, alors la possibilité de créer des relations homophilies, c’est-à-dire de choisir plus librement des amis semblables en matière de goûts et de comportements, est accrue.

Ainsi, plus les contraintes s’allègent, plus la tendance à l’homophilie est forte. Dans l’enquête de Toulouse, cette hypothèse trouve un argument supplémentaire. L’usage du courrier électronique y est plus fréquent dans le cas de relations homophiles. Ainsi, en restreignant l’analyse aux enquêtés utilisant le courrier électronique avec au moins une des relations citées, 52% des personnes avec qui les enquêtés communiquent par courrier électronique, et qui ne sont pas de leur famille, ont le même niveau d’études qu’eux, alors que la proportion est de 42% pour ceux avec qui ils n’échangent pas de courrier de ce type. Les proportions passent respectivement à 58 et 29% pour les relations familiales.

Comme l’accroissement des moyens de déplacement, la possibilité d’utiliser la communication électronique tendrait à accroître l’homophilie des relations, notamment pour la partie de la population la plus diplômée, en permettant le maintien de liens distants homophiles. On manque d’études sur les liens créés par Internet et non plus seulement entretenus grâce à ce moyen. Les quelques observations dont on dispose semblent indiquer qu’Internet favorise aussi bien les relations hétérophiles que les relations homophiles.

Une étude auprès de 980 adolescents israéliens montre que les liens noués sur Internet sont en moyenne légèrement plus faibles, un peu moins homophiles sur le plan du genre, et qu’ils associent des personnes plus éloignées dans l’espace, mais que, lorsqu’ils sont homophiles, alors ils sont plus forts. Les sites de rencontre amoureuse, par exemple, offrent des informations sur les caractéristiques sociales des personnes inscrites qui devraient favoriser l’homophilie (l’homogamie lorsque la rencontre va jusqu’à la formation d’un couple).

Mais on sait également qu’un certain nombre d’usagers utilisent ces sites pour des rencontres plus éphémères, pour lesquelles les caractéristiques sociales sont moins discriminantes que l’apparence physique ou la disponibilité. Il est difficile de se faire une idée de l’évolution résultant de tous les mouvements contradictoires à l’œuvre actuellement : importance accrue du niveau d’éducation, affaiblissement des barrières entre couches professionnelles, disponibilité de moyens de communication de plus en plus sophistiqués. Là encore, l’homophilie des relations via Internet dépend étroitement du type de relation en question.

* * *

Dans ce chapitre qui aborde une question centrale de la sociologie « classique » – à savoir, celle des divisions sociales et de leur reproduction –, la sociologie des dynamiques relationnelles apporte de la matière nouvelle, en mesurant très précisément la façon dont ces divisions marquent plus ou moins des comportements a priori « libres » comme le choix des partenaires et des amis.

La « ségrégation douce » que l’on peut identifier en mesurant les taux de similarité entre les partenaires relationnels, qu’il s’agisse de conjugalité, d’amitié ou de simples contacts, est donc avérée : les personnes se choisissent davantage sur la base de similarités qu’elles ne le feraient au hasard.

L’appariement relationnel est donc marqué par les divisions sociales et tend à les renforcer. De ce point de vue, la sociabilité et les réseaux n’apparaissent pas comme une alternative aux groupes sociaux et ne transgressent pas totalement leurs frontières, comme on a pu parfois l’affirmer.

Les relations les plus intenses, ou bien les plus « virtuelles », qui sont aussi les plus libérées des contextes comme on l’a vu plus haut, sont également et parfois même plus sensibles aux clivages sociaux.

L’homophilie, bien qu’elle doive beaucoup aux structurations par les contextes et les milieux de rencontre, va au-delà et s’affirme comme une pratique culturelle qui contribue à faire préférer les « mêmes que soi » sur un plan ou un autre. Si la combinatoire, dans les réseaux, d’une certaine diversité de partenaires permet de nuancer cette homogénéité du point de vue de l’individu qui est au centre, il reste que les espaces relationnels sont bien, pour une part du moins, sensibles aux segmentations sociales.

Ces formes particulières de reproduction des divisions sociales ont des conséquences dont nous allons maintenant examiner le détail en termes de ressources sociales. »

– Bidart, C., Degenne, A. & Grossetti, M. (2011). 9. Une ségrégation douce. Dans : , C. Bidart, A. Degenne & M. Grossetti (Dir), La vie en réseau: Dynamique des relations sociales (pp. 229-254). Presses Universitaires de France.

 

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« Si les relations peuvent être des ressources, comment se distribuent-elles ? Y a-t-il des « inégalités relationnelles » comme il y a des inégalités de revenus ? Effectivement, nous l’avons aperçu à diverses reprises au cours des chapitres précédents : comme dans les autres domaines de la vie sociale, en matière relationnelle tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Le milieu dans lequel on a été élevé, les études que l’on a suivies, le métier que l’on exerce, les événements de la vie et, bien entendu, les choix personnels façonnent pour chacun un réseau qui porte la trace de ces expériences. Il y a de grands et de petits réseaux, des réseaux centrés sur la famille, d’autres beaucoup plus ouverts, des réseaux denses et des réseaux moins denses.

Certains sont composés de cadres et de gens aisés ; d’autres, de personnes moins favorisées. Certains s’étendent sur une grande « surface sociale », touchent des milieux diversifiés, d’autres sont concentrés sur un tout petit univers. On l’a bien vu par exemple au chapitre 2, en comparant le réseau d’Agnès et celui de Sonia. Dans la mesure où l’entourage d’une personne est impliqué dans le mode de circulation des ressources, toutes ces différences peuvent constituer des sources d’inégalité. Comment ces inégalités s’articulent-elles avec les inégalités liées aux ressources « personnelles », sur lesquelles sont fondés les indicateurs habituels des hiérarchies sociales ? Les inégalités relationnelles compensent-elles celles qui sont relatives au niveau d’étude, aux revenus, voire au genre ou à d’autres caractéristiques ? À l’inverse, ne font-elles que les renforcer ? Ce sont les questions que nous abordons dans ce chapitre, sur un mode statique puis dynamique. […]

Un réseau dont tous les Alter appartiennent au même univers social enferme celui qui en est le centre dans ce même milieu, qu’il soit pauvre ou plus aisé. Suivant la logique de Granovetter, déjà évoquée, les personnes de cet entourage « homogène » disposent alors des mêmes informations et des mêmes ressources éventuelles. Elles exercent des métiers voisins, habitent dans des quartiers identiques et ne se rencontrent qu’entre elles. Elles forment une communauté plus ou moins aisée, plus ou moins cultivée, mais redondante et qui, surtout, par le jeu des présentations et des participations à des cercles, se reproduira à l’identique.

Si nous cherchons un processus qui permette de dépasser les inégalités, il nous faut le fonder sur un réseau qui non seulement donne accès à des milieux divers, permette de franchir les frontières, mais aussi soit construit de telle sorte que les membres de l’entourage d’Ego ne se connaissent pas tous, ne se fréquentent pas tous car cela nous ramènerait à un réseau redondant.

La densité du réseau est un indicateur global de ce confinement ou de cette ouverture. Or, dans le panel de Caen, la mesure de la moyenne des densités des réseaux des jeunes suit une tendance très nette : cette moyenne est de 0,22 pour les réseaux des jeunes issus des couches supérieures, de 0,26 pour ceux des couches moyennes, de 0,31 pour ceux des couches populaires.

Les couches supérieures sont davantage représentées dans les réseaux de type dissocié, les couches moyennes dans ceux de type centré, les couches populaires dans ceux de type dense, les réseaux composites étant répartis plus également dans chacune des catégories. Dans les milieux populaires, les réseaux sont donc plus denses et redondants ; dans les couches supérieures, ils sont plus dissociés. Une fois de plus, « le capital va au capital »…

En d’autres termes, un réseau qui va permettre de dynamiser les échanges, d’ouvrir sans cesse vers de nouveaux milieux, doit être non seulement varié, relativement dissocié, mais aussi « ouvert ».

Nous touchons là à une forme d’inégalité qui n’est pas du même type que l’inégalité de revenu ou de niveau d’éducation, une inégalité qui prend sa source dans la dynamique relationnelle.

Dans le panel de Caen, si nous envisageons les transitions d’une vague d’enquête à l’autre entre les types de réseaux qui y ont été identifiés, nous constatons que les couches supérieures dominent nettement dans le processus de dissociation, alors que les couches populaires dominent nettement dans le processus de centralisation du réseau.

Dans le temps, les dynamiques de structuration des réseaux renforcent donc encore les spécificités en fonction des catégories sociales d’origine. Un « bon » réseau est sans doute celui qui ouvre des horizons, qui permet de franchir des frontières de clan, de milieu, d’atteindre d’autres cultures et de s’y faire reconnaître.

Un réseau très dense, redondant n’offrira qu’une sorte de confort relationnel immobile, une « niche » de semblables très interconnectés, qui peut donner un sentiment de sécurité dans l’entre-soi, mais qui sera plus fragile car peu susceptible de supporter le changement : si la personne déménage ou change de mode de vie, elle se trouvera isolée. Dans un réseau plus diversifié, ouvert mais aussi pluraliste, les personnes et les cercles dans lesquels on est reconnu ouvrent à leur tour vers d’autres personnes qui ont elles aussi des réseaux du même type. Le processus est, encore une fois, cumulatif.

Ainsi Patrick, après avoir « galéré » pendant quelques années en faisant de la musique, voit-il la dynamique de développement de ses ressources relationnelles s’emballer tout d’un coup, après un concert au Printemps de Bourges :

« C’est des gens avec qui j’ai travaillé ou des gens qui sont dans la musique ou des gens qui s’occupent de salles, des gens qui ont entendu parler de nous ou des copains de copains de copains qui connaissent les copains qui connaissent des gens… Des fois on reçoit des coups de fil, on sait pas qui est-ce qui leur a donné notre numéro, mais bon… ça se fait et on n’a pas trop cherché à comprendre. »

Ce sont donc des liens périphériques dont il ne maîtrise pas les connexions qui ouvrent à Patrick ces nouvelles ressources. C’est une spécificité des ressources relationnelles : le réseau, grâce à la transversalité des relations qui le composent et à ses dynamiques structurales, permet de dépasser les inégalités traditionnelles. Mais dans le même temps il s’y enracine, ces caractéristiques des réseaux étant elles-mêmes dépendantes des positions sociales. Il peut les atténuer mais aussi les renforcer.

L’entraide et les inégalités
De tout ce qui a été dit au chapitre précédent, on peut aisément pressentir que l’entraide ne va pas suffire à résorber les inégalités sociales. À partir de l’enquête « Modes de vie » de l’insee, Alain Degenne et Marie-Odile Lebeaux écrivaient que l’entraide entre les ménages, loin d’atténuer les inégalités, constituait au contraire un facteur d’inégalité sociale. Les données de l’enquête « Budget des familles » de 2000 conduisent au même résultat, en montrant que l’aide offerte aux cadres est en moyenne trois fois supérieure à celle offerte aux employés et aux ouvriers […]

Nous avons évoqué dans le chapitre précédent le fait que les ressources, y compris celles liées aux réseaux personnels, étaient inégalement distribuées. Serge Paugam et Jean-Paul Zoyem concluent dans le même sens : « Le soutien financier de la famille a une place, certes inégale, mais essentielle dans les revenus des ménages. Les bénéficiaires de cette aide sont souvent des jeunes ou des ménages d’origine aisée.

Parmi ces derniers, la part des personnes aidées augmente selon l’écart par rapport à leur milieu social d’origine. Le soutien familial permet alors de compenser une régression de statut social. Inversement, parmi les ménages d’origine ouvrière, la proportion des personnes aidées ainsi que le montant des aides augmentent selon le niveau de l’ascension sociale. Le soutien familial correspond dans ce cas à une logique d’émancipation sociale. […]

Peut-on dire que les aides publiques se substituent au soutien familial ? Une étude réalisée après la mise en place du rmi conclut plutôt à une superposition et une complémentarité des deux formes d’aides (publique et familiale) qu’à une réelle substitution. Le soutien financier de la famille est plus fréquent pour les personnes qui perçoivent le rmi de façon durable que pour celles qui ne le perçoivent plus depuis plusieurs mois. » 

Il serait donc illusoire de voir dans l’entraide un remède aux inégalités.  […]

L’adage « Il pleut toujours sur les mouillés » peut se lire également en termes dynamiques. Les inégalités relationnelles n’échappent pas aux inégalités sociales, mais de surcroît les dynamiques des réseaux vont encore dans le sens d’un creusement de ces inégalités. Nous envisageons cette question à partir des contextes de création des relations, puis des évolutions des réseaux dans le temps, enfin sous l’angle des effets des événements de la vie.

Différenciations sociales dans la création des relations
Les contextes dans lesquels naissent les relations montrent des différences en termes de composition sociale. Certains sont relativement homogènes, d’autres bien plus diversifiés. Ils rassemblent des personnes plus ou moins semblables ou différentes en termes de position et d’origine sociale, de niveau de diplôme, de sexe ou d’âge.

C’est en particulier par l’intermédiaire de ces contextes de rencontre et des structures d’opportunités qu’ils définissent que les caractéristiques sociales se transforment en quelque sorte en caractéristiques des réseaux et de la sociabilité en général. Par exemple, une université rassemble des personnes d’âges et de niveaux de diplômes très similaires, alors que dans une famille ou un voisinage ceux-ci sont plus divers. Certaines personnes ont rencontré une grande part de leurs amis au travail, d’autres se sont davantage centrés sur le voisinage.

Nous envisageons maintenant ces contextes de rencontre en fonction des caractéristiques sociales des personnes interrogées. En étudiant les variations de contextes de création des liens, on s’approche de la compréhension de l’origine des inégalités relationnelles. Celles-ci redoublent finalement les inégalités plus connues, comme le niveau d’études ou le revenu.

Les contextes qui créent particulièrement plus de relations pour les plus diplômés sont les études supérieures et le travail (et à un moindre degré les associations). Ce n’est donc pas le jeu de la sociabilité « pure » (les rencontres « par les amis ») qui fait le plus de différences, mais plutôt les contextes associés à des cercles. Cela serait à nuancer en fonction des contextes professionnels, qui créent des niveaux de contrainte très différents.

Mais l’impact des contextes en général reste pour tous une donnée incontournable. Toutefois, pour les plus diplômés, la plupart des personnes citées qui ont été rencontrées lors des études supérieures ou au travail sont considérées comme des amis au moment de l’enquête. Autrement dit, ces relations résultent à la fois des contraintes et opportunités liées à un contexte et d’un processus de découplage de relations amicales développant des affinités. Si les réseaux sont en général plus vastes dans les catégories « supérieures » de profession et de diplôme, si les membres de ces catégories ont davantage de relations, c’est sans doute d’abord parce qu’ils sont impliqués dans des cercles plus variés et ensuite parce qu’ils tendent plus que les moins diplômés à « extraire » de ces contextes de nombreuses relations dyadiques.

Les contextes de création des relations déterminent donc une grande part des différences dans la composition des réseaux. Ils fournissent les occasions et les cadres de la rencontre, mais également déterminent le degré d’homogénéité des copains et des amis que l’on peut y trouver.

Dit autrement, les inégalités relationnelles se construisent dans la fréquentation des contextes, qui sont déjà au départ plus ou moins contrastés socialement, et dans les façons d’en extraire des relations. Précisons encore les dynamiques en jeu dans ces processus différenciés d’évolution des réseaux personnels.

Les plus petits rapetissent
Les inégalités relationnelles se construisent au cours des processus de création des relations que nous avons présentés dans les chapitres précédents. Même si les héritages relationnels familiaux sont évidemment très inégaux, dans le début de la vie adulte les différences en matière de ressources relationnelles se creusent encore.

Et, malheureusement, les dynamiques des réseaux s’avèrent elles aussi être les vecteurs d’un renforcement des inégalités sociales. Ainsi, les réseaux des jeunes d’origine populaire dans le panel de Caen sont plus petits, mais sont aussi ceux qui se renouvellent le moins : 56,5% des 200 transitions entre deux vagues d’enquête aboutissent pour eux à une diminution du réseau (contre 40,6% pour les couches supérieures).

Dans chaque transition entre deux vagues d’enquête, une plus grande part du stock de liens nouveaux relève davantage des couches supérieures que des couches populaires. De plus, ce sont à 68% les plus petits réseaux (moins de 30 liens) qui diminuent lors de ces transitions, confirmant bien ce que ce processus a de cumulatif.

Ces différenciations s’élaborent et se renforcent selon deux processus en interaction. Le premier processus est l’émergence de relations à partir de groupes. Les études supérieures et les expériences professionnelles, qui constituent des « viviers » importants de relations, différencient ici fortement les trajectoires. L’essentiel des variations de la taille moyenne des réseaux en fonction du niveau social se construit dans ce processus.

La causalité est à double sens : les participations à des groupes divers créent plus de relations, et les relations connectent à plus de groupes. En particulier, les relations expliquent l’accès à certains types d’études, de stages, et surtout d’emplois, dans lesquels se créent à leur tour de nouvelles relations.

Le second processus est la densification du réseau par le jeu des présentations et de la sociabilité. Ce processus explique une partie du caractère cumulatif des relations sociales : en dehors des phases de recomposition rapide des réseaux, plus on connaît de personnes, plus on a de chance de créer de nouvelles relations. Inversement, comme le montre Sylvie qui ne cite que 3 liens hors famille, cette chance de créer de nouvelles relations est moindre lorsque les amis ont eux-mêmes peu d’amis :

« Séverine, c’est quelqu’un à la base qui était très renfermée, donc qui vivait chez ses parents, qui ne sortait jamais, donc elle n’avait pas d’amis, à part moi elle n’avait pas d’amis, donc elle ne m’a fait rencontrer personne. »

L’homophilie, en la matière, renforce les inégalités. En effet, les relations ne sont une ressource que dans la mesure où ceux qu’elles permettent de mobiliser disposent eux-mêmes de ressources. Or, plus les relations sont similaires, moins les plus démunis peuvent accéder à des ressources importantes et variées par le canal des relations sociales. […]

Des événements défavorables pour les défavorisés
Au-delà des pesanteurs sociales et culturelles, les jeunes des milieux populaires éprouvent en début de vie adulte des événements biographiques qui typiquement restreignent encore leur sociabilité. Ils sont en effet, plus que les jeunes d’origine des couches supérieures, susceptibles de se retrouver au chômage, d’avoir un enfant jeune, de connaître des conflits familiaux, ou même d’éprouver des problèmes de santé. […]

De plus, les effets de ces périodes difficiles sur les pratiques relationnelles apparaissent clairement dans les entretiens. C’est le cas par exemple pour René, qui a connu une période difficile entre les vagues 2 et 3 de l’enquête, avec le décès de son père, la rupture avec sa compagne Pascale qui souffrait de dépression, et le renvoi de sa formation d’aide-soignant. Son réseau passe alors de 26 à 15 liens, notamment parce qu’il réagit à cet enchaînement de difficultés biographiques par une mise à distance d’un certain nombre de liens. […]

Sonia, dont nous avons vu qu’elle avait le plus petit réseau du panel, ou Diane, qui voit partir ses amis sans pouvoir bouger, connaissent également des processus de désaffiliation, qui combinent la perte des ressources sociales et celle des ressources relationnelles.

Même la façon de considérer autrui, d’entrer en contact, de construire des relations, se trouve marquée par ces événements et ces mauvaises passes. Ainsi Joël est-il devenu à la fois restrictif et méfiant dans ses relations aux autres, évolution qu’il relie à sa vision des choses, plus « noire » qu’auparavant :

« Tout le monde a grandi, mûri, donc je fais peut-être moins confiance, donc je vais moins vers les autres, je suis plus méfiant […]. Je préfère avoir un entourage plus fermé mais, au niveau sentiments, plus intense, plus vrai, plutôt que d’avoir des dizaines de copains, style aller en discothèque et dire bonjour à la moitié de la salle sans pour autant les connaître vraiment… et sans savoir ce qui peut m’arriver comme embrouille le lendemain avec eux, ou à quelle sauce je vais me faire manger. »

La méfiance et le repli, plus caractéristiques des populations démunies, s’ajoute donc ici au processus de singularisation des liens évoqué plus haut. Les conflits, dont nous avons vu qu’ils étaient plus fréquents dans les couches populaires, contribuent à élaguer le réseau, mais aussi à restreindre les processus relationnels et l’ouverture à autrui.

Échapper à son destin social
Il arrive pourtant que le « destin » social soit contrarié et que les histoires finissent bien… Même si elles ne sont pas statistiquement significatives, certaines trajectoires « mal parties » connaissent un retournement, et de telles exceptions méritent d’être racontées, ne serait-ce que pour clore ce chapitre sur une note un peu plus optimiste… […]

À l’inverse, certains jeunes plus favorisés connaissent une mobilité descendante. Colette, fille de médecins qui erre longtemps dans diverses premières années d’université avant de trouver un poste à la fnac, ou Florence, elle aussi fille de médecin qui cherche encore sa voie, connaissent une sorte de latence à l’égard des projets professionnels et du passage à la vie adulte en général. Leurs réseaux sont relativement limités en taille comme en diversité, et leurs principales ressources résident dans le recours (efficace) à leurs parents. Dans leurs cas, la dynamique favorable aux couches aisées n’a pas joué, leur relative inertie n’ayant pas permis que se renouvellent les liens après les pertes relationnelles importantes de la fin des études.

La composition du réseau et son caractère plus ou moins homogène, plus ou moins centré sur un milieu ou dispersé dans des sphères différentes, comptent beaucoup pour les modes de socialisation et les accès à des mondes sociaux divers. Ces processus de renforcement de l’homogénéité jouent souvent, on l’a vu, en défaveur des catégories populaires. Pourtant, là aussi, certains événements peuvent perturber ces régularités statistiques. […]

Si quelques belles histoires permettent d’alléger le poids de la reproduction sociale des inégalités, il reste que dans la majorité des cas les différenciations sociales demeurent fortement articulées avec les configurations relationnelles et leurs dynamiques. Ce que montrent les analyses de ce chapitre, c’est que plus on dispose de ressources personnelles (au sens du résumé qu’en constituent la catégorie professionnelle et le niveau de diplôme), plus on dispose de ressources relationnelles. Le capital va au capital.

Évidemment ce n’est qu’un lien statistique : il y a des personnes riches de ressources personnelles et dont le réseau est relativement étroit (par exemple, 30% des cadres ayant un diplôme de niveau bac + 4 de l’enquête de Toulouse déclarent moins de 26 relations), et réciproquement des personnes peu « fortunées » personnellement mais dont le réseau est relativement vaste (37% des ouvriers ou employés n’ayant pas le baccalauréat déclarent plus de 25 relations).

Lorsqu’on laisse de côté les extrêmes, on se rend compte que les trois quarts des enquêtés déclarent entre 25 et 45 relations, ce qui ne fait pas une amplitude si considérable. Mais la taille n’est pas tout : comme nous l’avons vu dans le chapitre 9, les personnes en relation ayant tendance à être relativement similaires sur le plan des ressources, celles qui ont le plus de ressources personnelles sont liées avec des personnes disposant elles aussi de ressources importantes.

La tendance à la similarité sociale démultiplie en quelque sorte les inégalités induites par les différences dans la taille et la composition des réseaux. Les inégalités relationnelles sont donc bien réelles et elles tendent à se distribuer de la même façon que celles qui concernent les ressources personnelles. On pourrait même dire en caricaturant un peu que, dans une certaine mesure, l’accumulation de relations dyadiques « est une affaire de riches », puisque les personnes très diplômées et exerçant des professions « favorisées » ont des réseaux plus vastes et diversifiés.

Elles sont de surcroît celles qui citent proportionnellement le plus de personnes considérées comme « proches », ce qui renforce l’idée selon laquelle leur perception des relations dyadiques et des réseaux est très marquée, alors que dans des couches moins favorisées les liens sont plus souvent perçus comme insérés dans des cercles.

On peut faire l’hypothèse d’ailleurs que les réseaux vastes et diversifiés s’accompagnent de représentations culturelles mais aussi de « compétences relationnelles » spécifiques, permettant de créer et d’entretenir aisément les relations interpersonnelles.

Comment s’opère en dynamique l’articulation entre les deux sortes de ressources, personnelles et relationnelles ? Il ressort de nos analyses qu’elles sont en interaction permanente et se renforcent mutuellement : les ressources personnelles influent sur l’appartenance aux cercles et la création de relations interpersonnelles ; ces dernières donnent accès à des ressources nouvelles qui elles-mêmes ouvrent de nouveaux horizons, etc.

Les ressources des cercles et des relations sont sans cesse prises dans des processus d’encastrement et découplage, de sélection des liens, d’affiliation et désaffiliation de certains cercles, et de composition des réseaux. Ces dynamiques elles-mêmes, on l’a vu, sont socialement orientées. Ainsi, si certains jeunes d’origine populaire ont au lycée de grands groupes d’amis comme leurs camarades des catégories supérieures, ils s’en défont plus rapidement en entrant plus tôt dans la vie professionnelle et conjugale, ils perdent les liens attachés à un cercle social lorsqu’ils le quittent, ils limitent plus radicalement leurs proches à leur famille, et ils font moins de rencontres dans la vie adulte. Mais l’inverse peut aussi se produire : grâce à certaines de ces relations, ils accèdent à des possibilités de poursuite d’études ou d’emploi intéressant qui vont accroître leurs ressources personnelles.

L’ajustement entre le réseau et les ressources se sera, dans ce cas, effectué « par le haut ». Ces processus d’ajustement entre leur sociabilité et leur condition sociale contribuent à renforcer le clivage entre les milieux sociaux. De plus, dans la plupart des cas, le fait que l’on vive au milieu de son entourage, que les amis en présentent d’autres, génère une forme de ségrégation sociale, douce, néanmoins sournoise, qui tend à maintenir chacun dans son milieu.

On a vu également ce processus à l’œuvre dans la rupture des relations lorsque s’instaure une distance sociale, en particulier au moment de l’entrée dans la vie professionnelle. On retrouve là une hypothèse classique en analyse des réseaux sociaux concernant les liens « forts » qui protègent dans les situations difficiles mais simultanément enferment dans des « mondes sociaux » relativement homogènes.

L’hypothèse complémentaire est que les liens « faibles » permettent au contraire des ruptures avec ces entourages homogènes. Toutefois, comme ces liens faibles ne tombent pas du ciel, qu’ils sont issus de cercles et de contextes, ils ne peuvent contribuer à des mobilités sociales que pour ceux qui auront pu accéder à ces cercles ou ces contextes, ce qui passe le plus souvent par des modifications dans les ressources personnelles (acquisition de compétences nouvelles, par exemple).

Ces résultats et ces analyses ont quelque chose d’un peu accablant. En effet, lorsque l’on pense aux relations et aux réseaux sociaux, on n’envisage pas spontanément les inégalités sociales. On imagine plutôt un monde de solidarité, de réciprocité, d’affinités librement établies sur des bases de plaisir et de beaux sentiments. Cela, bien sûr, reste vrai.

Et pourtant on retrouve assez vite face à soi ces régularités et dynamiques de différenciations sociales, pour peu que l’on fasse fonctionner les outils du sociologue. Celui-ci n’a pas le beau rôle, en particulier lorsqu’il « désenchante » ainsi les rapports sociaux d’amitié et de sociabilité, que l’on aimerait croire affranchis de ces pesanteurs. Pourtant il est possible, avec des méthodes un peu rigoureuses, de comprendre un peu mieux ces rapports, y compris dans leurs paradoxes.

S’il est important de mesurer les inégalités, en particulier par l’étude des hiérarchies de revenus et d’éducation, s’il est primordial d’analyser la façon dont le système scolaire reproduit, réduit ou amplifie les différences d’origine sociale, il est tout aussi important de saisir, comme nous l’avons tenté dans ce chapitre et les précédents, les processus fins par lesquels ces inégalités se manifestent, se renforcent ou parfois se modifient, dans le quotidien des liens ordinaires et des parcours de vie .

Si nous avons consacré notre dernier chapitre aux inégalités, c’est parce qu’il nous semblait important de rappeler que les relations sociales n’échappent pas à cette réalité-là, et aussi parce que l’analyse de la dynamique des relations et des réseaux à laquelle nous nous sommes livrés permet de mieux la comprendre.

Une sociologie des dynamiques relationnelles permet en particulier d’en appréhender et d’en détailler les mécanismes réels, concrets, au niveau des relations entre les individus et de leurs sensibilités aux différences de statut qui les surplombent. Mais elle permet aussi de voir en quoi ces individus peuvent, parfois, remodeler ces inégalités, les contrebalancer ou les transgresser, au niveau de la construction de leurs entourages et des ressources qu’ils y trouvent. Peut-être peu à peu ces tissus sociaux peuvent-ils contribuer à assouplir les frontières ou à combler certains clivages ? Rien n’est moins sûr… Mais les inégalités ne sont pas la totalité du monde social et encore moins celle des réseaux.

Tout d’abord, il faut rappeler qu’en France, comme dans la plupart des pays occidentaux, l’éventail des différences de revenus et de patrimoines s’est considérablement réduit entre 1975 et le milieu des années 1990, dégageant un ensemble très important de « couches moyennes » constituées de salariés, au sein desquelles les inégalités de revenus sont réelles mais plus limitées qu’auparavant. Cela étant, depuis les années 1990, la réduction de cet éventail des revenus s’est pratiquement suspendue et la société française a été confrontée à un retournement de cette tendance aux extrêmes.

D’un côté émergent de nouvelles couches pauvres, abordées par les sociologues sous l’angle de l’exclusion, et de l’autre côté s’affirme l’enrichissement croissant de la fraction la plus fortunée des couches supérieures. Il reste que la majorité de la population française est constituée de ces couches moyennes de salariés dont les logiques sociales sont mal saisies par la seule problématique des inégalités.

Par ailleurs, la notion même d’inégalité, de construction intellectuelle très française, est loin d’épuiser la question plus large des différences de ressources, qui ne se réduisent pas à une hiérarchie, ou même à un ensemble de hiérarchies, et encore moins à une simple division en classes sociales. Par exemple, la tentative de Bourdieu, et de nombreux sociologues à sa suite, de ramener les pratiques culturelles à des effets de position sociale est remise en cause par certains sociologues. C’est d’ailleurs souvent en prenant en compte les parcours et les réseaux que l’on peut aller au-delà dans l’identification des inégalités. La sociologie des dynamiques relationnelles a très certainement un rôle important à jouer à cet égard. Enfin, la question des ressources n’est elle-même qu’un aspect des logiques sociales et des réseaux.

Ainsi, de multiples façons, les inégalités relationnelles s’articulent avec les inégalités de ressources personnelles. Parfois elles les renforcent en formant des barrières et des « niches » qui rendent encore plus difficile la mobilité sociale. Parfois elles les amortissent en favorisant malgré tout, par le truchement d’un loisir, d’un séjour dans un univers de mixité sociale ou d’une rencontre, l’ouverture d’une « fenêtre » qui apporte des ressources nouvelles susceptibles alors de modifier la pente attendue d’un parcours de vie. »

– Bidart, C., Degenne, A. & Grossetti, M. (2011). 11. Des réseaux inégaux. Dans : , C. Bidart, A. Degenne & M. Grossetti (Dir), La vie en réseau: Dynamique des relations sociales (pp. 283-309). Presses Universitaires de France.

 

9782707185433

 

 

« Le capital social : un caméléon conceptuel

Les travaux anglo-saxons

La notion de social capital n’est pas réellement récente. Hannerz, pour ne citer que quelques auteurs parmi les plus connus, ont, chacun à leur manière, eu recours à cette expression, afin de désigner un ensemble de réalités sociales pour le moins disparates (des répertoires de sociabilités, des configurations relationnelles spécifiques, un ensemble de ressources, un instrument de pouvoir, etc.) qui s’appliquent soit à un individu, soit à une entité collective (famille, voisinage, groupe affinitaire, région, nation, etc.), lesquels sont le résultat d’un choix rationnel opéré volontairement, ou le simple effet de la vie en société, dont la nature peut être d’ordre privé ou public. Les sens diffèrent donc sensiblement d’un auteur à l’autre et la mobilisation de la notion au sein d’espaces de questionnement fort variés contribue à en faire une sorte de « caméléon conceptuel » échappant au consensus théorique.

C’est très certainement à James Coleman que l’on doit, outre-Atlantique, la première focalisation insistante sur la notion de social capital qu’il développe dans la perspective de redonner de l’épaisseur sociale à la figure de l’homo œconomicus intéressé et stratège des économistes. Développant une vision largement alimentée par la théorie du choix rationnel et de l’individualisme méthodologique, il s’écarte des approches considérant que la matière sociale est le résultat de phénomènes de différenciation fondés sur une distribution inégale des positions dans la structure sociale. Il entend répondre à la question : « comment conceptualiser les formes sociales selon lesquelles les comportements individuels aboutissent aux résultats sociaux que l’on observe au niveau macro-économique ».

Cette vision économique du social lui permet de postuler que tout individu est détenteur de ressources qu’il propose nécessairement, presque à son insu, sur un marché organisé par des relations sociales, idéalement multiplexes et relativement bien bornées, le mettant en contact avec d’autres acteurs eux aussi porteurs de ressources qu’ils peuvent alors partager à l’aune d’un contrôle mutuel. Le capital social est un bien public qui réside dans la structure des réseaux sociaux, mais c’est aussi un espace d’investissement pour des stratégies individuelles. Il est, en somme, ce qui permet de favoriser les actions des acteurs inscrits au sein d’une structure sociale donnée. Dans cette perspective, les structures sociales sont elles-mêmes des ressources potentiellement utiles et composent en cela la substance même de ce qu’est le capital social : « Le capital social est défini par sa fonction.

Ce n’est pas une entité simple, mais une variété de différentes entités ayant deux caractéristiques en commun : elles ont toutes à voir avec ce qu’est une structure sociale et elles facilitent certaines actions des individus qui sont dans la structure. Comme d’autres formes de capital, le capital social est productif et rend possible l’accomplissement de certains objectifs qui en son absence ne sauraient se réaliser. (…) Une forme donnée de capital social permettant de faciliter certaines actions peut être inutile ou même nuisible en d’autres cas. (…)

A la différence d’autres formes de capital, le capital social existe dans la structure des relations entre les personnes et parmi les personnes. Pour le dire autrement, le capital social est une forme de ressource immanente à toutes les espèces de structures sociales, en tant qu’elles organisent les relations sociales qui les constituent. Il se « créé quand les relations entre les personnes entraînent des manières de faire qui facilitent l’action. (…) Les équipements productifs et le capital humain facilitent l’activité productive, et le capital social fait de même ».

Le capital social se présente donc aussi comme un bien collectif, dont les acteurs sont susceptibles de tirer individuellement des bénéfices, quand bien même il n’y aurait de volonté explicite de leur part de le faire. Pour Coleman, il existe principalement trois formes de ressources et donc trois formes de capital social : a) les obligations et attentes, sorte de don et contre don créant une solidarité primaire reflétant la nécessité de se mobiliser mutuellement pour assouvir des besoins en partageant des ressources ; b) l’obtention d’informations, un bien rare nécessitant un investissement spécifique dont le partage par relations en réduit grandement les coûts d’acquisition ; c) le contrôle social et la production de normes régulant le collectif.

C’est à Robert Putnam, empruntant largement à James Coleman, que l’on doit sans doute la montée en puissance de la notion et ses principaux effets de théorie. Avec Bowling Alone : America’s declining social capital, il va inaugurer une controverse autour du déclin de la vertu civique et du capital social aux Etats-Unis, étiolement qui, selon lui, engage le pays dans un déficit démocratique.

Dans cette perspective, le social capital est une notion qui entend décrire une configuration de logiques sociales touchant à l’entretien de réseaux de sociabilité, à la production de normes sociales et à l’instauration d’une confiance mutuelle entre les acteurs. La conjugaison de ces éléments étant censée faciliter la coordination et la coopération des individus et, in fine, conduire au partage d’un certain bénéfice social. Cette définition canonique du capital social (« Connections among individuals – social networks and the norms of reciprocity and trustworthiness that arise from them ») renvoie donc tout à la fois à des structures sociabilitaires (lieux d’accumulation du capital social), à des pratiques sociales comme la construction de conventions ou encore à des représentations. Putnam fait de la prolifération des liens et de la densité des réseaux organisant une réciprocité formelle la pierre de touche de son approche.

En 2000, Putnam publie une édition augmentée de Bowling Alone dont le succès le conduira à être sollicité pour participer aux travaux de la Banque Mondiale et de l’OCDE, institutions internationales pour lesquelles l’accumulation de capital social et la prolifération des liens (marchands) conduisent à un gain de bien-être et réduisent les coûts de transaction des activités individuelles.

Il y redéfinit alors la notion de social capital pour en faire une théorie à part entière : « De la même manière qu’un tournevis (équipement productif) ou une compétence scolaire (capital humain) peuvent augmenter la productivité (individuelle et collective), les relations sociales affectent la productivité des individus et des groupes. Considérant que les équipements productifs se rapportent aux objets physiques et que le capital humain réfère à des propriétés individuelles, le capital social concerne, pour sa part, les connexions entre les individus… ».

Le changement d’optique est assez clair : le capital n’est plus un pourvoyeur de coopération mais plutôt un catalyseur de productivité. Du statut de bien public il repasse à celui de bien privé dont les externalités positives sont partageables : « A mon sens, l’idée centrale du capital social est que les réseaux et les normes de réciprocité qui y sont associées ont une certaine valeur. Ils ont de la valeur pour les gens qui en font partie et ils ont, au moins dans certains cas, des effets externes démontrables, ce qui fait que le capital social présente à la fois un caractère public et un caractère privé ».

Au bilan, Putnam confère à la notion de social capital une plasticité théorique particulière (à la fois structurelle et culturelle) qui peut entretenir une certaine confusion entre ce qu’est le capital social, sa nature, et ses effets : est-ce une structure, une norme, des représentations, des valeurs ?

Du fait de ce caractère englobant, de nombreux sociologues évitent systématiquement de recourir à la notion de social capital, lui préférant des objets moins étendus conceptuellement et plus faciles à objectiver et mesurer. Couplée à un ensemble d’autres traits distinctifs (valorisation de la sphère non-marchande, effet essentiellement positif de la sociabilité, vision non conflictuelle de la société ) l’approche putnamienne constitue un cadre problématique plus normatif qu’heuristique et fait disparaître la dimension individuelle du fait social qui était présente chez Coleman.

Par contraste avec les analyses putnamiennes, les tenants de la structural analysis (développant une conception structurale des groupes sociaux) vont approcher le capital social comme une ressource foncièrement individuelle. Ces travaux nord-américains et dans une moindre mesure français se distinguent aussi par une perspective plus instrumentale, plaçant la compétition sociale au cœur de leurs investigations.

Des graphes représentant des groupes sociaux, des réseaux et des cliques montrent précisément que le capital social est inégalement réparti au sein de grands réseaux sociaux. Certains membres sont en relation avec un plus grand nombre de personnes et en retirent un bénéfice différentiel. Les liens sociaux sont un moyen pour accéder à un bien rare comme une information, un emploi, etc.

Empiriquement, l’un des intérêts de ces travaux est qu’ils révèlent l’importance de la morphologie du capital social et pas seulement de sa taille (différenciation des positions et des liens qui relient ces positions dans un espace social polarisé). Le principe central est celui d’une « interprétation des éléments d’un système par la nature des relations entre les parties ». Entre des individus dotés d’un volume équivalent, c’est moins le nombre total de relations qui compte que la possession de liens rares, ceux qui donnent accès à des parties du réseau peu accessibles mais riches en ressources.

Topologiquement, les « trous structuraux » (qui apparaissent autours des relations non partagées avec les autres contacts) sont les principales caractéristiques qui donnent de la valeur à un réseau relationnel. Les liens utiles sont souvent « faibles ». Ils ne reposent pas sur des interactions fréquentes et résultent souvent d’un effet de transitivité (« un ami d’ami »). Pourtant, ils procurent un avantage décisif dans la compétition sociale : c’est la « force des liens faibles » selon la formule devenue fameuse de Granovetter. Les études de Burt montrent par exemple que les trous structuraux du réseau social d’un entrepreneur augmentent significativement sa vitesse de promotion.

Dans ces travaux, l’effet propre du capital social est établi et quantifié en contrôlant les autres variables individuelles (sexe et âge par exemple), et notamment celles qui définissent le « capital humain » (diplôme, compétences, etc.). Malgré le poids excessif du formalisme mathématique et l’absence d’historicité biographique, la structural analysis opérationnalise concrètement la notion de capital social et elle a l’avantage de mettre au point des méthodes permettant de mesurer sa taille, ses propriétés morphologiques et ses effets. Toutefois, la plupart du temps, la méthode ne permet d’observer qu’une partie des liens de chaque personne – en général uniquement ses collègues.

De plus, la plupart des individus étudiés sont généralement issus de milieux socialement favorisés. Granovetter, par exemple, n’étudie que des cols blancs et ses résultats sur les liens faibles deviennent nettement moins robustes quand on est amené à s’intéresser à d’autres catégories sociales. Ces choix d’échantillonnage, il est vrai, ont leurs avantages. C’est notamment parmi les milieux aisés que l’on trouve les réseaux de plus grande taille et une approche quantitative et topologique a donc plus de chances d’y fonctionner de façon heuristique. Toutefois, et même si les différenciations liées à l’âge, au sexe et au diplôme sont parfois abordées, les possibilités de généralisation à d’autres milieux sociaux ne sont pas particulièrement évidentes. Ces travaux sont donc d’un faible secours lorsqu’il s’agit de comprendre les fondements relationnels de la stratification sociale.

Les travaux de Nan Lin imposent de nuancer ce tableau, puisqu’ils s’intéressent aux inégalités dans une perspective macrosociale, tout en mobilisant les méthodologies de la structural analysis.

La notion de capital social, jointe aux acquis touchant à la force et à la morphologie des liens, est utilisée pour interroger les inégalités de genre, d’ethnie, de revenu, de niveau scolaire, d’habitat, etc. Lin s’inscrit dans une série de recherches portant sur le rôle du capital social dans l’acquisition d’un statut socioéconomique (status attainment), recherches qui se structurent assez nettement en deux courants : l’un examine les ressources accessibles à un individu selon son capital humain et son capital social ; l’autre étudie la mobilisation effective du réseau relationnel pour obtenir des emplois à fort niveau de prestige social, de salaire et de pouvoir politique (en mettant notamment l’accent sur les différences sexuées et sur les ressources parentales). Contrairement aux travaux réalisés à la suite de Granovetter, les recherches de Lin insistent moins sur la force des liens que sur la position dans une structure relationnelle. Sa contribution est aussi théorique : la notion de capital social est travaillée au sein d’une conceptualisation renouvelée de la hiérarchie sociale.

Les ressources relationnelles sont distribuées dans une structure pyramidale qui définit un éventail de positions indépendantes de leurs occupants, plus ou moins favorables en termes d’accès à l’information et bénéficiant aux individus les mieux dotés. Ce modèle théorique est utilisé pour rendre compte de configurations sociales très variées (une grande entreprise, un secteur professionnel, une population nationale, etc.). Une conséquence de ce mode d’analyse est que la taille et la forme du réseau personnel d’un ego ne suffisent pas pour définir son capital social : la position hiérarchique des alters y contribue aussi, et de façon décisive.

Une particularité de l’approche de Lin réside dans le complément explicatif apporté à ce qu’il appelle le capital deficit (c’est-à-dire les inégalités de capital social, par exemple entre hommes et femmes), et ce par la construction de la notion de return deficit. Dès lors, un même niveau de capital social produit des bénéfices inégaux selon le sexe, l’habitat, etc. Une moindre rentabilité du capital social des femmes peut ainsi être attribuée à une plus faible mobilisation de leurs relations (e.g. si les femmes craignent de ne pas pouvoir rendre les services demandés), par des réactions moins favorables de la part des individus sollicités (e.g. s’ils estiment prendre un risque en soutenant une candidature peu crédible), ou par une moindre réactivité du marché du travail (e.g. si les employeurs potentiels, à soutien relationnel égal, préfèrent recruter un candidat masculin).

Une grande enquête réalisée en Chine, en 1998, montre ainsi que les femmes souffrent d’un net déficit de capital social (qui se traduit par des salaires et des postes moins élevés), mais que leur rentabilité est équivalente à celle des hommes (parce que leurs réseaux relationnels comportent plus de liens familiaux qui, en Chine, sont décisifs pour progresser dans le secteur public.

Les travaux français

Pour Pierre Bourdieu, la construction individuelle d’un capital social nécessite un travail social conséquent. Il n’est pourtant qu’une forme secondaire de ressource, indexée à d’autres formes de capital, notamment culturel. Il n’aurait donc pas d’effet singulier mais serait plutôt porteur d’effets multiplicateurs.

L’approche bourdieusienne du capital social s’appuie sur une conception de l’espace social appréhendé comme un « espace multidimensionnel, ensemble ouvert de champs relativement autonomes, c’est-à-dire plus ou moins fortement et directement subordonnés, dans leur fonctionnement et leurs transformations, au champ de production économique : à l’intérieur de chacun des sous-espaces, les occupants des positions dominées sont sans cesse engagées dans des luttes de différentes formes (sans nécessairement se constituer pour autant en groupes antagonistes) ».

Le capital social n’est donc bien, dans cette perspective, qu’un des éléments parmi d’autres formes de capital (culturel, économique, symbolique) qui font système et s’intègrent à une théorie des champs. Contrairement au capital social « façon Putnam » qui, « situé à la fois dans les relations et dans les normes, devient une ressource indistincte, dont le produit est déconnecté des positions des acteurs et de l’accès qu’ils ont à la ressource », la version bourdieusienne le considère, elle, comme une ressource individuelle qui, d’une part, est inégalement distribuée et, d’autre part, sert à asseoir des positions sociales distinctives à l’avantage des agents qui en sont le mieux dotés.

L’approche de Bourdieu repose sur l’existence de groupes sociaux en tant qu’ils sont composés d’individus relativement similaires au regard des positions qu’ils occupent au sein de l’espace social et connectés les uns aux autres notamment via leurs investissements au sein de champs particuliers.

Le capital social se définit alors comme « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe, comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles ».

Etre socialement inséré dans le groupe procure « des profits matériels ou symboliques » et implique pour ses membres « la transformation de relations contingentes, comme les relations de voisinage, de travail, ou même de parenté, en relations à la fois nécessaires et électives, impliquant des obligations durables subjectivement ressenties (sentiments de reconnaissance, de respect, d’amitié, etc.) ou institutionnellement garanties… »

L’homogénéité sociale du groupe, en effet, est facilitée par « toutes les institutions visant à favoriser les échanges légitimes et à exclure les échanges illégitimes en produisant des occasions (…) des lieux (…) ou des pratiques (…) rassemblant de manière apparemment fortuite des individus aussi homogènes que possible (…) ».

Mais le capital social est aussi produit par les pratiques relationnelles des individus, par le « travail de sociabilité, série continue d’échanges où s’affirme et se réaffirme sans cesse la reconnaissance et qui suppose, outre une compétence spécifique (…) et une disposition acquise, à acquérir et à entretenir cette compétence, une dépense constante de temps et d’efforts (…) ». Le capital social est donc aussi une ressource distinctive dont seuls bénéficient les individus appartenant au groupe, et qu’ils produisent grâce à des institutions et des compétences spécifiques.

Dans le sillage des travaux séminaux menés par Pierre Bourdieu et son équipe, la distribution inégalitaire du capital social va être assez abondamment étudiée. L’analyse quantitative réalisée par Paradeise à la fin des années 1970 montre déjà que le revenu et le diplôme sont effectivement corrélés au niveau de sociabilité, ainsi que le sexe et l’âge. Leur effet sur la sociabilité prend des formes spécifiques selon les milieux sociaux (notamment une décroissance inégale selon le vieillissement) qui correspondent aux « cultures de classe » précédemment identifiées par des monographies qualitatives. Ainsi, les différences entre hommes et femmes renvoient aux rôles sexués propres à chaque catégorie sociale.

Des enquêtes quantitatives vont venir enrichir ces premiers travaux et confirmer que le volume des sociabilités varie fortement selon les catégories socioprofessionnelles, le sexe, l’âge, et l’habitat. Certaines d’entre elles auront l’avantage de s’intéresser à la totalité des relations d’un même individu et de spécifier la taille de ses différents réseaux de sociabilité. Elles montreront notamment qu’au sein des milieux les moins socialement favorisés, les réseaux de sociabilité sont peu étendus et surtout composés de liens forts, dessinant des groupes sociaux caractérisés par une prédominance des liens de parenté, une homophilie de classe affirmée ou encore une division fortement marquée dans l’entretien des liens entre les hommes (primauté aux relations électives) et les femmes (investissement dans les relations de voisinage, familiales).

Le volume de sociabilité dépend ainsi des niveaux de revenu et de certification scolaire, mais aussi du nombre plus ou moins élevé des contextes de socialisation des individus. Au sein d’une catégorie sociale donnée, ce sont les personnes dotées du plus grand capital culturel qui ont les pratiques relationnelles les plus intenses, ainsi que les réseaux les plus étendus et les plus variés.

Si l’on admet que les réseaux personnels forment un capital susceptible de procurer des bénéfices, on peut dès lors se demander quels sont les effets des écarts constatés par les enquêtes sur les sociabilités. La part des liens faibles au sein du réseau relationnel des classes populaires est toujours assez mince.

La conséquence d’une telle réalité est que pour les agents qui appartiennent à cette classe sociale, il existe une vraie difficulté à accéder à certaines ressources (e.g. culturelles) dont sont surtout porteurs des individus disposant d’un volume de capital social plus élevé que le leur. Ces derniers, en revanche, bénéficient d’un nombre important de liens faibles et de trous structuraux : leurs réseaux personnels sont moins denses (ils comprennent davantage d’individus qui ne se connaissent pas) et géographiquement plus étendus, ils comportent un plus grand nombre de relations et reposent sur des contacts peu fréquents. Les possibilités d’accès à des biens rares sont donc plus importantes. Bourdieu et Héran tendent à conclure que l’exploitation des liens interpersonnels est l’apanage des profils de ce type.

Cette thèse de l’impossibilité pour des individus peu favorisés, socialement parlant, de manifester des ressources relationnelles va toutefois être contestée, par exemple par les travaux de Michel Forsé  qui vont montrer, au contraire, que le capital social joue aussi un rôle de choix pour les classes populaires, notamment dans la recherche d’un emploi.

Les relations familiales sont plus souvent utilisées, à la différence des cadres qui recourent davantage à leurs amis et à leurs collègues. Contestant une certitude ancienne concernant le marché du travail, Forsé a montré que le capital social avait un effet propre, indépendamment du niveau d’études et de l’origine sociale. Il modifie le lien entre le diplôme et l’emploi de l’enquêté en permettant l’accès à un statut plus élevé. Il a également une incidence sur le niveau de salaire, ainsi que sur la place au sein de la hiérarchie socioprofessionnelle.

Mais en dehors du cas paradigmatique de la recherche d’un emploi, peu de recherches ont mis en contraste les bénéfices spécifiquement retirés du capital social par des populations différemment dotées. L’ensemble des recherches montrent que les réseaux sociaux n’ont pas une position simple dans la chaîne causale qui peut rendre compte de la stratification. Les formes d’allocation socialement clivées du capital social sont certes la conséquence, mais peuvent aussi être pour partie la cause de (re)production d’inégalités sociales (les inégalités sociales produisant des inégalités relationnelles qui entérinent et renforcent ces inégalités sociales).

Cette dialectique est d’ailleurs assez bien résumée par ce mécanisme fondamental qu’est l’homophilie. Dans tous les milieux sociaux, les individus privilégient les liens et les rencontres avec ceux qui leur ressemblent. La tendance est avérée tant pour l’homogamie  que pour l’homophilie dans les relations affinitaires.

On doit aux enquêtes de Maisonneuve  d’en avoir mesuré les différentes dimensions (notamment l’homophilie de revenu et l’homophilie de diplôme), ainsi que les évolutions de 1960 à 1990 : elles rapportent que l’homophilie culturelle est restée stable, mais que l’homophilie économique a augmenté – et ce d’autant plus que le revenu des personnes est bas. Le capital social des individus, dans son étendue comme dans son contenu constitue donc l’un des aspects empiriquement constatables des inégalités sociales.

Enfin, on peut inférer des rares études transversales (et de l’évolution historique de leurs résultats), que les réseaux relationnels des personnes jouent un rôle clef dans la formation, la stabilisation et/ou la transformation de ces inégalités. En revanche, on dispose de peu d’éléments longitudinaux (des suivis de cohortes par exemple) qui autoriseraient une analyse directe.

En contraste avec toutes ces recherches, une dernière série de travaux va soumettre à un questionnement explicatif et génératif les liens établis entre les ressources relationnelles et les clivages sociaux. Dans cette démarche, il s’agit moins d’examiner l’accès à certains biens que d’analyser les modalités de formation de la stratification sociale, en se demandant comment s’organisent les réseaux de sociabilité et quelles sont les logiques d’agrégation et de séparation des personnes et des groupes. Ces recherches montrent alors des formes de stratification d’une diversité sans rapport avec certaines simplifications opérées par les catégories sociales.

D’un individu à l’autre, les logiques d’agrégation peuvent s’appuyer sur l’origine sociale, le quartier, les services de l’État, les institutions d’enseignement supérieur, la profession, la famille, etc. Dans certains cas, ce sont les lieux de sociabilité qui s’avèrent particulièrement structurants, sans que cette importance puisse être isolée des autres « variables » définissant les individus. Des approches équivalentes, déployées sur la longue durée, ont aussi permis d’explorer la stratification et ses différentes formes historiques.

On a pu ainsi constater que les discontinuités du social ne tenaient pas tant aux catégorisations basées sur la profession qu’aux ancrages spatiaux. Habiter dans le même village ou dans la même région, fréquenter la même école ou le même quartier peut être tout aussi structurant que travailler dans la même filière industrielle ou partager un même niveau de qualification ou de rémunération. Ces travaux ne mettent pas entre parenthèse les inégalités sociales, mais ils en offrent une compréhension quelque peu différente, davantage axée sur les réseaux de sociabilité et plus attentives aux effets de petite échelle, ne cadrant pas nécessairement toujours avec les grandes classifications de l’espace social.

Il s’agit, là, de porter davantage attention aux modèles génératifs et aux répertoires de l’homophilie en tant que processus et moins aux catégories sociales et aux formes de l’homophilie en tant que produit. L’espace géographique et les parcours biographiques se trouvent ainsi mis sur un même pied d’égalité avec les classes sociales. L’espace social apparaît alors comme un continuum parcouru de petites discontinuités entrecroisées et non comme un ensemble fragmenté en groupes et fractions aisément distinguables selon des lignes de fractures surdéterminantes. Une limite assez peu commentée de ces travaux réside dans leurs modes d’échantillonnage.

Tous les individus analysés sont issus des classes moyennes supérieures : instituteurs, médecins, ingénieurs. Bien entendu, on ne peut reprocher à une enquête de construire son protocole afin de rendre visible les comportements sociaux qu’elle entend observer, mais cette particularité interdit à l’évidence certaines montées en généralité. Cela n’enlève pour autant rien à la diversité inattendue des pratiques sociales observées et à l’affirmation qu’elles cadrent mal avec les « moyennes » construites à partir d’échantillons de grande taille. En revanche, il semble hasardeux de conclure que ces moyennes ne sont rien d’autre que la conséquence des comportements observés à plus petite échelle.

Pour terminer ce premier tour d’horizon, précisons enfin que les débats anglo-saxons sur l’évolution historique du capital social (initiés notamment par Putnam) n’ont pas eu véritablement d’équivalent en France. Pour l’essentiel, le propos s’est concentré sur les déterminants exogènes du niveau de sociabilité. Certaines transformations structurelles peuvent augurer d’une hausse : l’élévation du niveau de vie, la croissance de l’activité féminine, l’augmentation du temps libre, la massification de l’enseignement.

D’autres évolutions conduiraient au contraire à amoindrir les dynamiques relationnelles, au nombre desquelles figurent le vieillissement de la population, l’accroissement du chômage ou encore la mobilité géographique. Deux études de l’INSEE ont permis une comparaison longitudinale, indiquant par exemple une décroissance des conversations privées en face-à-face, mais une stabilité du temps hebdomadaire consacré à la vie relationnelle.

La baisse des contacts directs est repérée pour tous les types de liens (parenté, amis, voisins, collègues, commerçants) mais de façon différenciée : « La parenté directe (parents, enfants…) résiste mieux à la baisse de fréquentation que celle plus éloignée (oncles, cousins, neveux…). Ce repli des contacts sur le cercle le plus étroit de la parenté trouverait un début d’explication dans la mobilité géographique qui s’est développée entre 1983 et 1997. L’éparpillement géographique expliquerait le recentrage des contacts sur la parenté la plus proche avec qui les liens sociaux sont culturellement les plus forts ».

Ces enquêtes montrent également une augmentation de la durée des visites, des réceptions entre parents et amis et de la sociabilité alimentaire (repas en famille ou avec des amis). Le cas des chômeurs qui ont deux interlocuteurs de moins que les actifs, mais consacrent une demi-heure de plus à la sociabilité suggère des formes de compensation accompagnant certaines de ces transformations structurelles.

Les sociabilités n’ont donc pas connu d’évolution générale simple. Si le temps global de sociabilité a peu évolué, l’émergence de nouvelles formes de sociabilité médiées par les dispositifs les plus récents de communication (téléphone mobile, SMS, MMS, mail, IM, etc.) invite à poser l’hypothèse de redistributions temporelles et d’une complexification des modes relationnels. […]

L’importance grandissante prise par la notion de capital social dans divers travaux de sciences sociales, y compris assez récemment en France, rend nécessaire de se positionner à son endroit, notamment pour les recherches portant sur les usages sociaux des TIC.

La modeste « cartographie » critique que nous avons dressée dans cet article nous invite à prendre quelque distance avec cette notion ainsi qu’avec la nécessité de mesurer le capital social sous les conditions des nouveaux outils de communication. Selon nous, la focale permettant d’envisager au mieux la dialectique TIC/ressources relationnelles est celle qui envisage, au plus près des usages individuels, les différentes manières selon lesquelles les agents sociaux s’approprient les technologies numériques, les intègrent à leur quotidienneté et la façon dont les différents moyens de communication sont mobilisés au sein d’une écologie des pratiques toujours cadrée par des logiques sociales collectives.

Il s’agit donc de considérer les TIC comme une strate sociotechnique supplémentaire permettant d’entretenir, selon de nouvelles modalités, les liens sociaux déjà à l’œuvre dans les diverses configurations sociales existantes et, éventuellement, d’en diversifier les formats, le volume et la structure. Assez éloignée des approches mobilisant la notion de capital social, cette perspective permet notamment d’éviter les travers récurrents de la plupart des recherches anglo-saxonnes consistant à :

  • envisager les usages des technologies de l’internet comme des pratiques parasites qui prendraient la place de pratiques plus anciennes ;
  • appréhender les pratiques de communication sur réseaux non comme un phénomène social à expliquer mais comme l’explication de l’évolution (positive ou négative) du social capital (sociabilité, connectivité, participation à la chose publique) et n’envisager ce dernier qu’au travers d’objectivations relevant de mesures d’usages (durée, fréquence, nombre d’interlocuteurs, etc.) ;
  • avoir tendance à faire l’impasse sur les caractéristiques socioéconomiques des individus ou, tout au moins, à relativiser la force explicative de ce type de variables pour n’établir de corrélations directes qu’avec l’usage ou le non-usage : « les utilisateurs d’internet ne deviennent pas plus sociables parce qu’ils utilisent l’internet, mais ils montrent un degré plus élevé de connectivité et de participation parce qu’ils sont mieux instruits, plus disponibles et appartiennent moins au troisième âge » ;
  • déployer préférentiellement des dispositifs d’investigation quantitatifs parfois élémentaires qui tendent à écraser les phénomènes de différenciation sociale et ne prêtent qu’une attention modérée aux spécificités qui fondent les identités sociales.

Ce bref panorama bibliographique nous amène ensuite à considérer que pour les recherches s’attachant à appréhender les liens entre inégalités sociales, technologies communicationnelles et ressources relationnelles, il serait utile de croiser sur un même terrain d’enquête des approches tenues jusque là séparées : interactions présentielles et instrumentées ; réseaux égocentrés et graphes de communautés ; formes sociales et modèles génératifs ; espaces relationnels et catégories sociales ; communication interpersonnelle et pratiques culturelles.

Par ailleurs, certainement faudrait-il aussi ne plus considérer les internautes issus des milieux défavorisés comme des anomalies statistiques. A l’évidence, l’analyse de réseaux fonctionne moins bien sur des populations dont les sociabilités sont moindres. Mais il s’agit moins d’une limite « naturelle » de cette approche qu’un défi à relever et l’on gagnerait à chercher pourquoi des outils forgés pour rendre compte des milieux favorisés rencontrent certaines difficultés quand on les confronte à d’autres classes sociales. Si les internautes d’origine populaire sont atypiques et viennent perturber les belles régularités statistiques montrant que l’usage croît avec le capital culturel, il est pour autant inutile d’affirmer qu’ils ne sont « pas représentatifs », si ce n’est pas pour dépasser ce simple constat.

A l’évidence, il serait plus fructueux de considérer qu’ils ont une manière particulière de gérer une certaine situation économique, relationnelle et culturelle, et que cette situation, elle, concerne l’ensemble des individus de leur groupe social. On pourrait ainsi sortir de l’argument de la non- représentativité pour considérer par exemple les effets conjugués de la diffusion rapide des TIC et de l’élévation du niveau scolaire et culturel sur l’expression de leurs sociabilités.

S’il faut se tenir à distance des théorisations rapides faisant de la technique une source évidente du changement social, il nous semble cependant intéressant de considérer le potentiel des technologies de l’internet comme supports d’individuation, au sens entendu par Robert Castel, c’est-à-dire comme dispositifs matériels sur lesquels peut s’appuyer « la possibilité de développer des stratégies individuelles », notamment relationnelles. Pour autant, la mobilisation de la notion de capital social ne revêt aucunement les atours de la nécessité. »

– Granjon, F. & Lelong, B. (2006). Capital social, stratifications et technologies de l’information et de la communication: Une revue des travaux français et anglo-saxons. Réseaux, no 139(5), 147-181. 

 

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« Le concept de capital social semble être utilisé pour la première fois par Pierre Bourdieu en 1980, pour faire référence à l’un des types de ressources dont disposent les individus et les groupes sociaux. Ceux-ci mobilisent en effet, selon ses analyses, trois types de ressources, pour accroître ou conserver leur position à l’intérieur de la hiérarchie sociale et bénéficier de privilèges matériels et symboliques qui y sont attachés : le capital économique, le capital culturel et le capital social.

Ce dernier regroupe les relations et les réseaux d’entraide qui peuvent être mobilisés à des fins socialement utiles. Dans ce contexte, le « capital social » apparaît comme propriété de l’individu et d’un groupe, à la fois stock et base d’un processus d’accumulation qui permettra aux personnes bien dotées au départ de mieux se situer dans la compétition sociale. Le capital social renvoie aux ressources qui découlent de la participation à des réseaux de relations qui sont plus ou moins institutionnalisés.

C’est dans un sens légèrement différent que James Coleman développe le concept dans les années 80 , mais c’est surtout avec les travaux de Robert Putnam qu’il va être médiatisé et connaître un véritable essor. En janvier 1995, Putnam publie un article intitulé « Bowling Alone » dans le Journal of Democracy.

Sa thèse est qu’on assiste aux Etats-Unis à un déclin du capital social, un recul de l’engagement civique qui compromet la vie démocratique. Cette thèse est le prolongement américain des analyses sur l’Italie exposées dans son livre Making Democracy Work. L’analyse de Putnam suscite immédiatement un vaste débat et une imposante recherche, dont le livre Bowling Alone. The Collapse and Revival of American Community, publié au printemps 2000 (Simon & Schuster), analyse les résultats. Que nous disent ces ouvrages ?

Dans les années 50 et 60, grâce à la génération civique de la Seconde Guerre mondiale, on assiste aux Etats-Unis à l’apogée de la vie associative et de la démocratie participative, qui vont connaître ensuite un déclin prononcé. Cette évolution s’explique par les transformations du capital social. « L’idée centrale de la théorie du capital social est que les réseaux sociaux ont de la valeur. (…) Le capital social se rapporte aux relations entre individus, aux réseaux sociaux et aux normes de réciprocité et de confiance qui en émergent. »

La notion est étroitement liée à celle de vertu civique, mais Putnam note que la vertu civique est d’autant plus efficace qu’elle est insérée dans un dense réseau de relations sociales, qui génèrent la confiance et la réciprocité généralisée. Il remarque que la notion de capital social a été utilisée de façon indépendante plusieurs fois au cours du XXe siècle.

Le premier « inventeur » fut un éducateur, L. J. Hanifan, pour qui le capital social sont « ces substances tangibles qui comptent le plus dans la vie quotidienne des gens, c’est-à-dire la bonne volonté, la camaraderie, la sympathie et les relations sociales entre les individus et les familles qui forment une unité sociale ». Par la suite, Jane Jacobs, Glenn Loury, Pierre Bourdieu et Ekkehart Schlicht ont utilisé et théorisé cette notion, mais, selon Putnam, c’est James Coleman qui plaça le terme sur l’agenda intellectuel de la fin des années 80.

Tout en se référant à Coleman, Robert Putnam redéfinit les dimensions individuelle et collective, privée et publique de la notion de capital social. Les relations sociales soutiennent les règles de la vie sociale en produisant du capital social, qui profite aux individus, mais aussi à la communauté. Le capital social peut donc être simultanément un bien « privé » et un bien « public ». Les réseaux sociaux reposent sur des obligations mutuelles, ils ne sont pas simplement des contacts.

Ils produisent une réciprocité spécifique et, surtout, une réciprocité générale : « je fais cela pour toi sans attendre de ta part une contrepartie immédiate, mais je suis confiant qu’à l’occasion, quelqu’un me le rendra ». Selon Putnam, « une société caractérisée par la réciprocité généralisée est plus efficiente qu’une société méfiante, de la même façon que la monnaie est plus efficiente que le troc ».

La distinction la plus importante qu’il établit entre les multiples formes de liens sociaux, formels, informels, professionnels, familiaux, associatifs, etc., créant du capital social, est celle qui différencie les liens « ouverts » des liens « fermés » (qui unissent des égaux). Les liens entre personnes évoluant dans des cercles différents sont plus utiles que les liens forts qui me relient à mes proches. Les liens forts sont bons pour se ressourcer, se réconforter ; les liens faibles sont bons pour avancer, évoluer. Le capital social qui unit agit comme une « colle » sociologique ; le capital qui relie (bridging) agit comme un « lubrifiant » sociologique.

La notion de capital social s’inscrit, selon Putnam, dans le débat américain traditionnel opposant communauté et individualisme. Pour Putnam, le constat du déclin social, dont les sondages indiquent qu’il est partagé et regretté par de nombreux Américains, ne revient pas à cultiver la nostalgie du passé. Les Etats-Unis ont déjà connu des hauts et des bas dans l’engagement civique.

Il s’agit d’abord d’établir fermement la réalité du phénomène, les tendances au déclin dans l’engagement civique et le capital social, ce qui fait l’objet de la première partie de son livre. Il s’interroge ensuite, dans la deuxième partie, sur les causes de cette évo lution, avant d’examiner dans la troisième partie le sens profond et les conséquences du phénomène. Dans la dernière partie, il se demande ce qui peut être fait.

Concrètement, pour mesurer le capital social, plusieurs aspects de la vie sociale doivent être pris en compte : la vitalité des structures associatives (en termes de nombre d’adhésions et d’activités), les comportements (participation électorale, loisirs collectifs…) et les attitudes (la confiance dans ses concitoyens et dans les institutions, face à diverses situations).

Cette analyse, comme on l’a dit, a suscité nombre de débats aux Etats-Unis et dans beaucoup d’autres pays. Très vite, la notion de capital social est reprise dans les travaux de l’OCDE : en 2001, cette dernière rend en effet public un rapport intitulé « Le capital humain et social dans un processus de croissance et de développement durable. Réconcilier nouvelles économies et nouvelles sociétés, le rôle du capital humain et du capital social ». Les références majeures du rapport sont Coleman, Putnam et Fukuyama. Une petite partie du rapport est consacrée au capital social, présenté comme différent du capital humain (individuel), matériel, naturel.

Il n’est pas la propriété d’individus, mais réside dans les relations. « Le capital social, qui couvre les différents aspects de la vie sociale – réseaux, normes et relations -, est ce qui permet aux gens d’agir ensemble, de créer des synergies et de forger des partenariats.  » « Le capital social est le ciment qui lie les communautés, les organisations, les entreprises et les différents groupes sociaux et éthiques. » Le capital social est finalement défini comme suit : « les réseaux et les normes, valeurs et convictions communes qui facilitent la coopération au sein de groupes ou entre eux ».

La mesure du capital, souligne le rapport, est problématique. La plupart des mesures sont centrées sur les niveaux de confiance interpersonnelle et les niveaux d’engagement ou d’interaction dans des activités sociales ou de conseils. Elles sont en général fondées sur un indice composite, dont les éléments sont : l’intensité d’implication dans la communauté, l’engagement public, le bénévolat, la sociabilité informelle. On peut retenir comme source du capital social : la famille, l’école, la communauté locale, l’entreprise, la société civile, le secteur public, la politique à l’égard des femmes, l’appartenance ethnique.

Le rapport s’intéresse aux « effets » ou à l’impact du capital social d’un double point de vue : impact sur le bien-être et impact sur le bien-être économique. En ce qui concerne le premier point, le rapport relève que « l’impact positif le plus évident concerne la qualité de vie des individus, y compris leur santé et leur bien-être général ».

En ce qui concerne le second point, le rapport remarque que « la confiance est un ingrédient qui facilite la productivité, la recherche d’emploi et la promotion sociale, la croissance macroéconomique (…). Concernant ce dernier point, des études ont montré qu’à long terme les pays ont une production par habitant supérieure s’ils ont beaucoup investi dans le capital matériel et humain et que ces investissements sont associés à un haut niveau de l' »infrastructure sociale ». » L’engagement civique a également un effet positif sur la croissance économique. Mais les propositions du rapport sont aussi floues que la définition et la possible mesure du capital social.

Une critique

Par rapport à la définition de Bourdieu, où le capital social est une quasi-propriété de l’individu, ou du moins peut être rapporté à un individu donné, la définition américaine (Coleman, Putnam, Fukuyama) semble de prime abord plus « collective » : parlant de la conception de Putnam, Bernard Perret écrit que « dépassant le point de vue des individus, elle prend en compte le fait que la richesse sociale réside également dans la densité et la qualité de leurs relations.

La connectivité sociale apparaît comme une ressource différente de celles que les individus peuvent s’approprier (y compris les biens sociaux complexes envisagés par Rawls, Sen ou Walzer). Les réseaux d’engagement civique tels que les syndicats, les clubs et les partis politiques, toutes les sortes d’associations, de réseaux informels de voisinage, les clubs sportifs et les coopératives, sont des manifestations typiques du capital social. Plus ces réseaux sont denses, et plus il est vraisemblable que les membres d’une communauté coopèrent en vue d’un bénéfice mutuel.

Le capital social est important pour la vie économique parce que les réseaux, les normes et la confiance facilitent la coopération (notamment parce qu’ils réduisent les coûts de transaction), mais sa valeur sociale déborde largement son utilité économique ». Il implique un élargissement de la perspective à des aspects non économiques de la vie sociale (le capital de confiance et de convivialité, de capacité collective à vivre et à agir ensemble de manière efficace).

Malgré tout, cette définition reste vague : s’agit-il d’une propriété d’un ensemble d’individus, des relations sociales ? Ce concept est-il plutôt public, plutôt privé ? Il suffit de voir les utilisations diversifiées qui sont faites du concept pour se rendre compte de l’absence de stabilité (et du peu de rigueur) de la définition.

Propriété de l’individu, caractéristique des relations sociales ? A quoi se rapporte cette notion de capital social, à quel socle la rattacher ? Car l’autre question est bien celle-ci : pourquoi utiliser ce terme de « capital » ? Le mot « capital » signifie en général une richesse, un fonds, un stock (de terres, de biens mobiliers ou immobiliers, d’outillages…), qui sert à la production et dont on peut tirer des revenus.

Le capital physique de la théorie économique est un stock de biens ; le capital humain est aussi un « stock » de compétences, qualités, aptitudes. Quels sont le substrat et le périmètre du capital social de la théorie américaine, de quoi est-il constitué ?

D’après les définitions données par les théoriciens américains, le capital social est peut-être un stock, mais alors un stock de relations, de valeurs, d’aptitudes, qui est certainement collectif en ceci qu’il est partagé par l’ensemble d’une société, et dont ce qui importe est la variation d’intensité. L’accroissement du capital social serait alors l’approfondissement des liens, leur multiplication, leur intensité, l’actualisation de toutes les relations potentielles, des réseaux… Cette question du substrat peut sembler anodine, mais elle est en réalité centrale.

En effet, ou bien il s’agit du réseau social de l’individu, de la solidité de son (ses) appartenance(s), et le but de politiques visant à développer ce capital social sera donc de maximiser les possibilités qu’ont les individus de rentrer dans des réseaux différents et de multiplier en quelque sorte leurs sphères d’appartenance (alors il faut renforcer les réseaux, augmenter, comme l’écrit l’OCDE, l’intensité et la force du lien familial, du lien de quartier, du lien avec l’école…), ou bien il s’agit d’autre chose. Mais quoi ?

Pourquoi le « capital social », c’est-à-dire le stock de richesses détenues par un collectif, se résumerait-il à la densité des réseaux tissés entre ses membres et au degré de partage des normes et des croyances ? Pourquoi ne pourrait-on pas développer une approche plus « patrimoniale », en prenant l’expression de capital social à la lettre, c’est-à-dire comme stock de « richesses » détenu par une société, constitué tout à la fois des « actifs » individuels, matériels et immatériels, de l’intensité des relations nouées entre ses membres et des capacités, productions, actifs, etc., du collectif formé par ceux-ci ? Autrement dit, ce capital social serait aussi constitué de l’état de santé global d’une société (le niveau de soins qu’elle peut dispenser à ses membres), du degré de liberté de ses membres, de l’état des inégalités, du stock global d’éducation, des productions culturelles et artistiques, du capital écologique…

Certes, on sait les redoutables problèmes que poserait une telle définition et qu’énonçait déjà Malthus : il faudrait disposer d’un « inventaire » de ces richesses, avec le double problème, d’une part, de l’unité de mesure (comment mesurer l’état de santé global, la qualité des relations sociales, des conditions de travail, des inégalités, etc., et à quelle unité générale les ramener ?), et d’autre part, de la comparabilité et de la possible agrégation des préférences individuelles.

C’est par exemple au nom de l’impossibilité d’un tel raisonnement (et d’une manière plus générale, au nom de l’interdiction d’agréger les préférences individuelles) qu’Oleg Arkipoff, comptable national, avait donné un coup d’arrêt aux diverses tentatives de mesure du bien-être initiées en France dans les années 70.

On sait qu’un certain nombre de solutions (philosophiques et techniques) ont été apportées à ces deux problèmes : on peut, pour résoudre le second problème et en suivant Amartya Sen, considérer qu’il est possible d’agréger les préférences individuelles ou se placer d’un point de vue où l’on peut parler d’un bien commun ou d’un bien collectif (nul besoin d’une dictature pour trouver une procédure au terme de laquelle des individus s’entendent pour considérer que certaines choses contribuent au bien collectif ou sont « bonnes »).

On peut, pour résoudre le problème de la mesure, avoir recours, comme l’a proposé le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), à des indicateurs d’intensité qui, sur un certain nombre de domaines, explicitent les progrès ou les reculs : égalité hommes-femmes, libertés publiques, délinquance, accès aux soins, qualité de l’air, état du patrimoine naturel…

Quel serait l’intérêt d’adopter une telle définition (plus « patrimoniale ») du capital social, plutôt que la définition américaine ? D’abord, de prendre au mot les ambitions putnamiennes. Si vraiment nous voulons suivre l’ensemble des facteurs susceptibles de dégrader la démocratie et la santé d’une société, nous devons disposer d’une bonne image de l’ensemble des ressources qui constituent celle-ci.

En fait, Putnam s’est arrêté aux réflexions tocqueviliennes : on se souvient que, dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville s’attarde longuement sur « l’usage que les Américains font de l’association dans la vie civile » et écrit notamment : « Parmi les lois qui régissent les sociétés humaines, il y en a une qui semble plus précise et plus claire que toutes les autres. Pour que les hommes restent civilisés ou le deviennent, il faut que parmi eux l’art de s’associer se développe et se perfectionne dans le même rapport que l’égalité des conditions s’accroît. » C’est l’idée que ce qui importe le plus, pour les sociétés démocratiques – et pour que ce caractère persiste -, c’est la force des liens, le partage des valeurs, la confiance…

Le reste doit s’ensuivre. Si nous voulons connaître l’état de nos forces, donc notre patrimoine, le fonds dans lequel nous puisons chaque jour pour produire, c’est bien d’un recensement de celui-ci dont nous avons besoin, comme l’Insee lui-même s’y est d’ailleurs essayé, avec pourtant le même genre d’insuffisances. Rappelons en effet cet aveu d’impuissance : « Les comptes de patrimoine introduisent une notion de création de richesses qui n’est plus limitée à la production, (…) le concept de patrimoine mis en oeuvre dans les comptes nationaux peut paraître assez restrictif puisqu’il exclut les actifs ou les passifs situés en dehors de la sphère marchande, comme le capital écologique ou le patrimoine naturel, ou encore le capital humain… ».

L’intérêt d’aller plus loin, et donc de dépasser cette définition du capital social comme qualité des réseaux et des liens entre les individus, ce serait aussi de converger avec les réflexions en cours sur le développement humain et le développement durable. Il faut en effet pour cela sauter un pas que ne franchit pas Putnam : considérer la société, la nation, le pays donné comme un « tout », un collectif qui a aussi un bien propre. C’est l’idée, autrement dit, que la société elle-même dispose d’un certain nombre de ressources, de capitaux, de biens, dont la progression, l’amélioration, l’accumulation et la qualité (ou inversement la dégradation, la diminution…) peuvent être aussi mesurées.

Telle est par exemple la démarche suivie par Sen, par le Pnud, ou encore par Marc et Marque-Luisa Miringoff dans The Social Health of the Nation. How America is Really Doing . Ils reviennent à de très nombreuses reprises sur cette idée de « considérer la société comme un tout », c’est-à-dire un ensemble d’individus, de capitaux (naturel, humain, physique, écologique, de santé…), de richesses et de ressources dont les états successifs doivent pouvoir être aussi précisément suivis, analysés et mesurés que les évolutions du PIB.

Nous nous sommes focalisés sur les évolutions économiques et surtout sur celles du PIB, comme s’il y avait une correspondance évidente, voire un lien de causalité entre les évolutions du PIB et celles de la société tout entière, celles du bien-être social. Or, les Miringoff, à partir des résultats des différents rapports du Pnud, mais aussi de leurs propres travaux, mettent en évidence que si les deux courbes ont en effet convergé jusqu’au début des années 70, elles ont ensuite adopté des tendances exactement contraires, le PIB continuant d’augmenter, tandis que leur indice social se dégradait très rapidement.

C’est bien la preuve empirique, s’il en fallait une, qu’il n’y a pas nécessairement de rapport entre évolution du PIB et évolution globale du bien-être, pas plus qu’entre PIB et bien-être – point de vue que l’OCDE elle-même acceptait dans son dernier rapport de 2001 sur le bien-être des nations.

Dès lors, il s’agit non seulement de construire des indicateurs adéquats, c’est-à-dire de choisir des domaines, des états ou des types de ressources qui disent quelque chose sur la vie de la société et de trouver les bons indicateurs, mais également de mettre en oeuvre les moyens de suivre les évolutions de ces indicateurs de manière aussi régulière que sont suivies les évolutions économiques et financières, et de comparer ces évolutions dans le temps et entre les différents pays.

On voit bien comment cette manière de s’interroger sur les évolutions de la société considérée comme un tout sont proches des considérations qui raisonnent en termes de développement humain ou de développement durable : il s’agit bien, dans tous les cas, d’accepter de considérer la société comme un tout, dont le bien-être est constitué non seulement des bien-être individuels ou de la qualité des relations que ses membres entretiennent, mais aussi de biens communs (la santé, le niveau d’éducation, la paix, l’absence de violence, les inégalités, le patrimoine écologique, la qualité de l’air, la sécurité…), dont les évolutions doivent être mesurées.

« Chacune de ces orientations impose des choix méthodologiques particuliers concernant les types d’indicateurs à produire sur une base régulière : indicateurs macroéconomiques pour suivre la croissance, indicateurs de pauvreté, de conditions de vie, de bonne gouvernance, de capital social, de potentialités et de vulnérabilité, etc. »

Nous avons donc besoin de rappeler aujourd’hui que nos productions s’opèrent constamment en puisant dans un fonds de patrimoine naturel, de relations sociales, d’acquis sociaux, de santé, d’éducation, de civisme, de liens familiaux, qui peut être amélioré ou dégradé à cette occasion. Nous en avons besoin parce que les évolutions du PIB sont moins que jamais capables de nous dire ce qu’il en est vraiment de l’état de santé de notre société, de ses forces et de ses faiblesses. Nous avons besoin, à côté des analyses pointues des évolutions du PIB, d’analyses constantes des évolutions de ce qui constitue le patrimoine de notre société.

Mais il n’est pas évident que la définition actuelle du capital social corresponde bien à ce dont nous parlions, et pas évident non plus que les efforts de mesure qui sont en train d’être déployés pour le mesurer ne nous éloignent pas considérablement de cet objectif. Et puisque la définition du capital social semble désormais difficile à modifier, peut-être vaut-il mieux utiliser, comme nous y invitent les travaux américains et canadiens, la notion d' » état social de la nation « , dont nous pourrions suivre les évolutions régulièrement à l’aide d’un petit nombre d’indicateurs démocratiquement choisis. »

– Méda, D. (2002). Le capital social : un point de vue critique. L’Économie politique, no 14(2), 36-47. 

 

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« La psychologie sociale, ou psycho-sociologie, en dépit ou plutôt en raison même des deux termes qui composent son nom, a eu quelques difficultés à s’établir au sein des sciences humaines. Cela tient sans doute à ses origines diverses, à sa situation et à sa vocation au carrefour des disciplines voisines, et peut-être aussi à certaines disparités internes. Cependant, depuis plusieurs décennies, sa forte productivité en matière de recherche confirme son identité.
Quels sont les concepts et la méthode de la psychologie sociale ? De quelle manière nous amène-t-elle à redéfinir le lien social et les interactions qui le composent ? »

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« Il n’est pas rare d’entendre parler de « crise du lien social », de la nécessité de « retisser » ce lien. Le terme désigne alors un désir de vivre ensemble, de relier les individus dispersés, d’une cohésion plus profonde de la société. Pour le sociologue, cette notion est au fondement de sa discipline tant l’homme est, dès sa naissance, lié aux autres et à la société non seulement pour assurer sa protection face aux aléas de la vie, mais aussi pour satisfaire son besoin vital de reconnaissance, source de son identité et de son existence en tant qu’homme.
Cet ouvrage éclaire le sens d’une notion centrale depuis Durkheim, présente une typologie des liens sociaux et de leurs possibles fragilités. Il propose de repenser le lien social aujourd’hui, pour mieux relever les défis contemporains de la solidarité. »

 

« Le problème des affinités, c’est-à-dire de la rencontre, des choix et des liens électifs et de leur histoire, répond à un souci persistant du sens commun. Pourquoi tels et tels êtres s’attirent-ils lorsqu’ils se croisent ? et se croisent-ils d’ailleurs par hasard ? Quelles sont les sources de leur sympathie, les supports et les contenus de leurs échanges ? Qu’attendent-ils l’un de l’autre, que signifie pour eux « être avec », « être ensemble » ?

À ces questions n’ont été données jusqu’au milieu du xxe siècle que des réponses partielles et disparates ; l’apport de la philosophie et de la littérature n’est certes pas négligeable, mais il tient surtout de l’intuition ou de l’évocation. Le domaine des affinités constitue un secteur quasi stratégique du point de vue du contenu et de la méthode puisqu’il se situe d’emblée à la charnière de certaines régulations sociales, des motivations individuelles et de leurs interférences.

Par « affinité », on peut entendre toute relation dilective, c’est-à-dire impliquant un acte de choix et une satisfaction affective vécue par ses agents. Cette définition permet donc d’envelopper non seulement les liens d’amitié ou d’amour qui unissent intimement deux personnes, mais aussi les phénomènes de préférence et de sympathie mutuelles dans les groupes multiples dont nous sommes membres. Elle présente un caractère opératoire car elle se prête à des recherches sociométriques visant à déceler et à mesurer les choix quant à leur nombre, leur direction, leur stabilité. Enfin, cette notion peut englober les vécus phénoménologiques propres à toute relation élective en évoquant, par son nom même, l’intensité des attraits et leur promesse d’attachement.

L’étude des affinités requiert une suite d’approches centripètes allant du contexte et du champ des rencontres jusqu’à l’intimité singulière des « dyades ». Plus précisément on peut envisager deux démarches fondamentales consistant :

  • à dégager d’abord les régulations et les conditionnements sociaux qui interviennent dans les contacts en déterminant d’avance ce qu’on peut nommer le « champ des éligibles » ;
  • à examiner ensuite les aspects proprement interpsychologiques des affinités – qui impliquent des processus d’interaction de personnalités liés à un ensemble de perceptions et de motivations affectives.

II. – Les cadres sociaux des affinités
Leur étude concerne une sorte de zone collective et préalable des affinités ; on y parle en termes de situation, de norme, de statut et d’affiliation.

Avant d’évoquer les résultats les plus saillants des enquêtes diachroniques, rappelons certaines remarques du chapitre précédent : des régulations, voire des prescriptions socioculturelles interviennent sans cesse, à la fois sur un plan opératoire et sur un plan normatif.

En effet, la plupart de nos contacts avec autrui sont provoqués par l’exercice de rôles sociaux correspondant à la possession de divers statuts d’ordre familial, professionnel, civique ou même ludique ; ce sont eux qui déterminent non seulement les réseaux de nos communications, leur volume et leur fréquence, mais aussi leur style et leurs modalités. Ainsi non seulement ne rencontrons-nous pas n’importe qui, n’importe quand, mais ne saurions-nous non plus établir avec nos partenaires, fût-ce les plus proches, n’importe quel genre de lien affectif. Centrons-nous ici sur les seules relations d’amitiés.

Les deux phénomènes saillants qui se dégagent de toutes les recherches sont l’effet vicinitaire, c’est-à-dire l’influence de la proximité spatiale, et la tendance à l’endophilie pour désigner l’attraction correspondant à la similitude des statuts sociaux.

Vicinité et homophilie apparaissent d’ailleurs en rapport étroit puisque les sociétés tendent à rassembler leurs membres de niveaux analogues sous l’effet combiné d’impératifs fonctionnels et de soucis axiologiques.

Ces zones affinitaires comprennent à la fois des groupements localisés dont les individus sont membres – notamment le voisinage, les milieux de travail et de loisir – et des ensembles latents dont ils se sentent plus ou moins solidaires, comme leur classe sociale et leur profession, leur sexe et leur génération.

La vicinité. – Son rôle est toujours considérable et statistiquement très significatif par rapport à sa probabilité d’occurrence (que la situation soit durable ou provisoire) mais il peut tantôt matérialiser, en le renforçant, celui de la structure sociale, tantôt introduire quelque bouleversement des distances et des rangs traditionnels. Dans le premier cas elle constitue un facteur de maintenance, qu’il s’agisse de groupes résidentiels (villages, quartiers) ou professionnels (écoles, bureaux, ateliers, même une proximité fortuite (affectation d’une place, attente commune) incitent les voisins aux échanges.

Dans d’autres cas, la vicinité peut jouer un rôle novateur et dynamique : qu’il s’agisse de cités biethniques ou de communautés englobant des résidents de différentes classes et des responsables de plusieurs générations, ou d’autres brassages sociaux. Encore cette évolution reste-t-elle aléatoire ; car le rôle de la vicinité dépend finalement du sens qu’elle prend pour les voisins et de la manière dont elle est vécue. Selon qu’elle est désirée, acceptée ou péniblement subie, elle peut constituer en elle-même une valeur, ou seulement un facteur de facilitation locale dont la portée dépend finalement de l’état du système global.

Dans le cas d’une « rencontre » imprévue où s’amorce un échange sympathique, elle suscite un désir de prolongement susceptible de vaincre toutes sortes de distances, si bien que cette « proximisation » devient alors le critère de l’intensité des liens électifs entre les personnes. Vicinité et affinité apparaissent donc en rapport dialectique, selon que nous aimons ceux qui sont proches ou que nous tendons à nous rapprocher de ceux que nous aimons.

L’endophilie. – C’est celle du statut sexuel qui ressort toujours comme la plus commune et la plus vivace (sans doute parce qu’elle touche à des modèles universels de ségrégation dont la transgression met en jeu des différences et des anxiétés d’ordre psychobiologique).

La proportion globale de sujets masculins qui possèdent au moins une femme dans leur constellation amicale reste minoritaire (40 %). Il n’en est que plus frappant de constater qu’en revanche 80 %, c’est-à-dire exactement le double des sujets interrogés, affirment leur tolérance et même leur faveur envers l’établissement de liens amicaux entre les deux sexes.

Un tel écart montre que l’évolution des opinions de principe et des attitudes verbales a devancé très largement celle des conduites effectives. On ne saurait donc dire qu’un modèle permissif se soit vraiment substitué à un modèle défensif ou agressif ; il semble plutôt s’y être superposé dans un climat d’ambivalence caractéristique, où la femme continue d’apparaître comme objet sexuel à la fois désiré et redouté, tout en s’imposant progressivement comme compagnon social.

Cet écart entre le plan factuel et celui de l’évaluation se retrouve en matière d’affinité de niveau social : alors que les deux tiers environ des liens amicaux unissent des sujets situés dans une même « strate » sociale (celle-ci combinant la profession, le niveau de ressources et d’instruction – voir tableau I) l’appartenance à un même milieu social se trouve classée au dernier rang dans les réponses à une question concernant les « bases attribuées à l’amitié » (voir tableau II).

Nous retrouvons ici un phénomène observé par Alain Girard à propos du choix conjugal. Tout se passe comme si un souci de spontanéité et de laxité interférait sans cesse avec la conscience diffuse des déterminants sociaux de nos affinités et l’adhésion tacite à une vieille règle d’endophilie.

De même, les études de communautés révèlent la persistance des modèles de distances sociales sous une tendance à l’ouverture. Qu’il s’agisse de cités ou d’associations multiraciales, l’effet vicinitaire favorise bien l’éclectisme des rapports sur le plan local. Mais cette évolution ne mord que faiblement sur les relations externes qui restent dominées par le système de convenances et de préséances en vigueur dans l’environnement.

Comparaisons, évolutions. – Les recherches consacrées par R. K. Merton aux collectivités locales révèlent des variations significatives dans les formes et les degrés de l’effet vicinitaire et de la tendance endophilique.

Là où un climat coopératif existe – en fonction d’urgences fonctionnelles et de certains idéaux communautaires –, la prégnance des statuts traditionnels diminue au profit de celle des rôles et des niveaux d’engagement locaux. Mais dans tous les cas, sous une éventuelle interférence des classes ou même des positions idéologiques subsiste une affinité des valeurs qui renforce elle-même la cohésion et l’endophilie locale, c’est-à-dire la vicinité au sens large. Plus précisément, les sujets fortement impliqués dans la gestion de la communauté tendent à se rechercher au-delà même de leur parenté d’opinion, pourvu qu’ils aient en commun certains soucis dominants. Inversement les sujets qui se désintéressent de la vie locale recherchent à l’extérieur des contacts qui correspondent à leurs goûts et à leurs intérêts propres.

En ce qui concerne les constellations amicales, on peut aussi dégager un mixte de constantes, de différences et d’évolutions diachroniques, cela grâce à deux enquêtes auprès de plusieurs catégories sociales, effectuées dans des contextes aussi semblables que possible, à trente ans de distance.

– On constate d’abord partout la haute valeur conférée aux liens d’amitié, avec un certain optimum du champ amical, dont on peut préciser les marges et les normes : un à dix amis intimes, avec une fréquence maximale de trois. De même, l’accord est-il général pour citer l’identité des goûts comme première base de l’amitié et reléguer l’origine sociale parmi les derniers rangs – contrairement à l’existence globale d’une homophilie très élevée.

– Quelques différences apparaissent au niveau catégoriel, local et temporel.

Dans l’enquête de 1960, les ouvriers manifestent globalement la plus forte endophilie et une propension spécifique à faire de l’amitié une camaraderie privilégiée et à réunir ensemble leurs meilleurs amis ; alors que les employés et surtout les cadres sont relativement plus éclectiques et préfèrent une pluralité d’échanges strictement bipersonnels, plus favorables à l’intimité. D’autre part, le nombre moyen d’amis intimes l’emporte nettement dans les grandes villes où les liens communautaires sont très distendus, sinon absents – par rapport aux petites cités et surtout aux villages où l’usage même du terme d’« amitié » présente un sens moins sélectif et désigne souvent la concorde et la cordialité entre voisins.

– L’enquête de 1990 montre la persistance des mêmes tendances fortes (champ amical, endophilie, évaluations) avec une réduction des écarts intercatégoriels. Tout se passe comme si l’expansion depuis trente ans d’une culture médiatique et normalisante entraînait un nivellement des références et des modes de communications alors que certaines distances liées à l’argent restaient rédhibitoires.

Si l’on considère les strates (ou affinités de niveau), les ouvriers font une légère percée vers la strate supérieure, rejoignant ainsi les employés. Ni les uns ni les autres ne déclarent d’amis d’une strate inférieure. Quant aux cadres, ils ont deux fois plus d’amis relevant d’une strate inférieure à la leur qu’à une strate supérieure, apparemment en raison d’un écart économique pouvant marquer les styles de vie.

D’autre part, l’échantillon féminin apparaît plus éclectique que le masculin et répartit ses liens amicaux entre toutes les strates du tableau.

En matière d’évaluation des bases de l’amitié, le mythe des affinités purement spontanées ou dues « à un attrait inexplicable » paraît encore se renforcer. Mais l’ambiguïté demeure : selon les latitudes accordées par les questions du chercheur : demande-t-on aux gens des jugements de valeur, alors un idéal éclectique s’exprime. Les met-on face au concret (à partir de leur propre « liste » d’amis intimes), alors le réalisme et l’endophilie reprennent leur poids ; mais il tend lentement à diminuer.

En toute occurrence, si l’on se place dans une perspective temporelle plus ample, l’extension et l’intensification des liens amicaux privés ne sauraient constituer une sorte de progrès linéaire comme se plaisent à le penser les tenants d’un certain idéalisme. On se trouve plutôt en face de certains changements d’équilibre socio-affectifs et de certains processus de substitution. Là où les liens affectifs primaires – ceux de la famille, du voisinage, de la classe, du corps – tendent à s’atténuer, d’autres liens proprement dilectifs, fondés sur des facteurs plus personnels se nouent et s’intensifient. Parallèlement l’émergence d’une certaine exophilie de statut tend à être compensée par celle d’une autre forme d’endophilie – concernant, par exemple, l’adhésion à de nouvelles valeurs ou simplement le partage de goûts communs – sans que les constellations affectives n’accèdent jamais à une ouverture radicale.

Ainsi, la part d’attraits spontanés qui émerge déjà dans les cultures archaïques et les groupements communautaires va-t-elle prendre dans les sociétés de masse un poids considérable et orienter chacun, à l’intérieur du champ des éligibles, vers tel ou tel partenaire d’élection. C’est cette dimension proprement interpersonnologique que nous allons maintenant aborder.

III. – Interpsychologie des affinités

Il n’est pas douteux que le ressort interne des conduites affinitaires tienne à certains besoins de relation et d’affection présents chez tout individu. De telles conduites doivent être posées non en termes d’entités isolables et statiques mais en termes dyadiques et dynamiques, où l’on considère simultanément les deux pôles de la relation. Car l’on ne saurait parler d’affinité que lorsque la rencontre suscite un attrait mutuel et conduit les partenaires à maintenir un contact qui est pour eux la source de satisfactions plus ou moins intenses.

Les travaux qui ont exploré cette perspective interactionnelle constituent deux courants. Les uns sont de nature clinique ; ils se rattachent à certaines indications de Freud et se prolongent en analyses phénoménologiques concernant le vécu affectif intime. Les autres sont de nature expérimentale et sociométrique ; ils visent à préciser non seulement les réseaux d’attraction interpersonnelle mais la perception plus ou moins juste qu’en ont les sujets, ainsi que la façon dont chacun caractérise les personnes préférées par rapport aux autres et à lui-même.

Plusieurs conclusions saillantes se dégagent d’abord de ces travaux expérimentaux.

– Les difficultés et les incertitudes de la communication entre les êtres ; sur ce point la sociométrie confirme le témoignage (plus impressionniste) des œuvres littéraires. On constate notamment que les dyades harmoniques parfaites – c’est-à-dire celles dont les membres se choisissent mutuellement et comptent l’un sur l’autre – ne représentent que le cinquième des relations effectives qui se nouent dans les groupes restreints. En outre, les progrès de l’ajustement interpersonnel à travers le temps restent médiocres et les relations apparaissent assez instables.

– Dans la dynamique des choix, des attentes et des évaluations, les processus dominants présentent un caractère nettement autistique et narcissique ; en effet, nous inclinons sans cesse à présumer que ceux que nous préférons nous le rendent et aussi qu’ils ressemblent, plus que les autres, soit à l’image que nous faisons de nous-mêmes, soit à notre image idéale : présomption de réciprocité et présomption de similitude. Or, en fait cette double présomption s’avère irréaliste dans plus de la moitié des cas.

– Plus généralement nous tendons à idéaliser les gens que nous préférons par rapport à ceux qui nous sont indifférents.

Serait-ce à dire que le jeu des interactions est strictement aveugle ?

On peut discuter sur ce point la signification des résultats ; il nous paraît intenable, aussi bien fonctionnellement que phénoménologiquement, d’exclure toute clairvoyance chez les partenaires ; même si elle se réduit à une fulguration sporadique, elle reste le seul fondement possible d’une conscience des affinités ou des barrières, et elle surgit à ces instants critiques où les sujets découvrent l’un chez l’autre des confirmations ou des démentis décisifs par rapport à leurs attentes. En outre, la sympathie pourrait bien émerger entre une similitude effective, obscurément perçue, et une similitude plus autistique et fantasmatique.

Lorsqu’on pose le problème causal, c’est-à-dire celui des motivations affinitaires, on se trouve en présence de deux hypothèses adverses :

– celle de la similarité, ou tout au moins d’une homologie psychologique qui prolongerait au niveau de la personnalité l’endophilie des statuts et l’identité des valeurs établie par les enquêtes, en confirmant l’adage célèbre « qui se ressemble s’assemble ». Ainsi, la présomption de similitude apparaîtrait-elle partiellement fondée dans le cas des attractions mutuelles ;

– l’hypothèse de la complémentarité, impliquant chez les partenaires une forme spéciale d’hétérophilie caractérielle, selon laquelle chacun permettrait à l’autre la satisfaction de besoins complémentaires profonds, en vérifiant et en précisant ainsi l’adage inverse sur « l’attraction des extrêmes ». Les processus d’idéalisation des préférés précédemment évoqués plaideraient plutôt en faveur d’une telle hypothèse.

L’ensemble des résultats issus d’un grand nombre de recherches, tant cliniques qu’expérimentales, aboutit à des conclusions encore incertaines et plus ou moins compatibles ; on peut les formuler ainsi :

  • on constate des analogies beaucoup plus nettes entre les membres des paires au niveau des attitudes, des valeurs et des styles sémantiques qu’au niveau des structures de leur personnalité ;
  • cependant les résultats de certaines recherches approfondies sur les couples soulignent une complémentarité au-delà des similitudes ;
    le doute envers toute théorie unitaire peut conduire à une conception éclectique des affinités.

Pour éclairer cette harmonie complexe entre les partenaires, il faut tenir compte de plusieurs aspects :

  • d’une part, du fait que toute relation interpersonnelle implique certaines attentes (c’est-à-dire certaines conduites d’alter envers ego) et certains apports (c’est-à-dire certaines conduites d’ego envers alter). Or, au cours des interactions concrètes chaque sujet manifeste une propension à tel ou tel type d’attitude ; par exemple, les uns expriment surtout des initiatives : donner, prendre, conduire… tandis que d’autres adoptent plutôt des attitudes réceptives : recevoir, subir, suivre… On conçoit ainsi qu’il y aura harmonie ou incompatibilité selon que ces attitudes se complètent ou non ;
  • d’autre part, considérer le degré d’intensité des interactions et de leur mode d’expression. Par exemple, le besoin de témoigner de l’affection peut être plus ou moins intense, allant d’une réserve discrète à l’effusion la plus chaleureuse ; pour certains le langage jouera un rôle important tandis que d’autres préféreront communiquer avec autrui sans verbaliser leurs sentiments… On conçoit qu’il y a là une seconde condition d’accord ou de disparité entre les partenaires.

Pour résumer le sens et la fonction des deux modes de compatibilité – qui peuvent se conjuguer dans le cas des « paires » les mieux assorties –, on pourrait dire que les similitudes répondent à un souci de sécurité tandis que les complémentarités répondent à un désir d’accomplissement.

Connivence ou communion. – À ce point de l’analyse, et arrivé au cœur de ces approches concentriques, on peut s’estimer en mesure de définir le sens ultime des affinités en intégrant l’ensemble des résultats acquis. Nous tendons à penser que toute affinité se fonde minimalement sur une connivence narcissique entre les partenaires, connivence qui, dans certains cas privilégiés et précaires, peut se muer en une communion authentique.

Cette thèse, qui peut s’étayer à la fois sur les apports de la psychanalyse et de la phénoménologie, confère à l’idéal personnel un rôle décisif. C’est lui en effet qui paraît orienter le choix d’autrui et nourrir en quelque sorte le lien dilectif grâce aux satisfactions que procure sa poursuite. C’est au niveau de l’idéal personnel que peut s’effectuer une triple médiation : entre les facteurs d’identité et d’altérité, entre le besoin de sécurité et celui d’accomplissement, enfin entre le plan de l’inconscient et celui du vécu, la nostalgie du passé et l’énergie du projet.

Plutôt qu’une complémentarité stricte, ce sont souvent des ambivalences mutuelles qui visent à satisfaire ensemble les partenaires à travers un jeu subtil de provocations et de procurations où l’alternance des rôles n’est pas exclue, au moins sur un plan fantasmatique.

Et c’est une connivence qui peut rendre compte de cet aspect important des rapports dilectifs qui relève de la fantaisie et de la rêverie. En ce sens, on pourrait même définir l’affinité comme la rencontre de deux imaginaires et soutenir que cette dimension fantasmatique, loin d’être un épiphénomène, est vraiment consubstantielle au lien dilectif.

L’expérience vécue des liens les plus intenses – zone d’élection pour la phénoménologie comme pour la poésie – atteste que certaines dyades accèdent à un niveau d’intimité communielle, à un nous qui transfigure l’existence préalable, arrache les sujets à la quotidienneté et à la séparation.

L’accès à une telle expérience implique une attente et une disponibilité profondes, mais aussi un mode spécifique de compatibilité, une harmonie des styles existentiels qui pourraient livrer la clef ultime du problème des affinités. »

– Maisonneuve, J. (2017). Chapitre IV – Les relations interpersonnelles. Dans : Jean Maisonneuve éd., La psychologie sociale (pp. 79-95). Presses Universitaires de France.

 

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« L’amitié jouit aujourd’hui d’une prégnance spécifique, alors que les repères collectifs tendent à se brouiller. Mixte de confiance, souvent de connivence, de moments communiels, parfois de crises, sa dimension éthique s’affaiblit sans disparaître.
Comment traiter de l’amitié ? Relève-t-elle de la seule expérience intime et engagée, plutôt que du regard neutre propre aux sciences humaines ? Des deux sans doute, car les affinités électives qui la fondent peuvent être l’objet d’enquêtes et d’analyses, d’interprétations sinon d’explications. »

 

« […] Modes d’échange et d’intimité. – Être amis, disait déjà Aristote, c’est la joie d’être et de faire ensemble, de se sentir exister et valoir davantage l’un par l’autre. Ces vécus dyadiques se retrouvent à peu près, en termes moins académiques, au cours des entretiens où les penchants s’expriment dans le contenu, le débit, une intonation, un silence même.

A) Quant au faire-ensemble, il concerne aussi bien des conduites créatives que prosaïques.

L’un nous dit : « Depuis qu’on est amis, on a cherché plus que des distractions, des entreprises communes ; on a construit un bateau… Mais ce qui comptait, ce n’était pas de l’avoir mais de le fabriquer tous les deux en s’y donnant à fond. »

Tel autre (sans doute autodidacte) nous déclare : « On a pu aborder ensemble des textes qu’on n’aurait pas osé tout seul… On a même pensé écrire un livre où on raconterait ce qui nous est arrivé… comme un trop-plein. »

Plus banalement plusieurs partagent leur goût commun pour tel sport, loisir ou hobby, et s’en prévalent avec discrétion ou ostentation.

Ainsi, quelqu’un confie : « On s’est découvert une passion : la pêche… C’est un endroit où on a le temps de discuter, d’apprendre à se connaître. »

B) Ce cas nous introduit au champ privilégié des confidences, largement exploré par C. Bidart (op. cit.). Elle en relève d’abord le rôle crucial dans l’institution des échanges, et souvent son caractère irruptif, non prémédité ; on se trouve dans une sorte de faille des rôles sociaux et des convenances usuelles ; deux êtres laissent tomber les masques et se révèlent l’un à l’autre.

Les confidences portent essentiellement sur des problèmes affectifs (tensions familiales, soucis obscurs de santé ou pertes de repères) ; et sur la sexualité (succès, accrocs, pratiques…). Tel sujet précise qu’en ce domaine on passe de la légèreté à l’impudeur ou à la gêne – la sexualité conjugale restant souvent taboue. Telle autre évoquera sa « grande copine » : « On est à la vie et à la mort ; mais quand même, il y a des choses si intimes que je les garde pour moi et le compagnon de ma vie, même si ça cloche. »

C) L’intimité paisible (l’être avec). – Outre les échanges multiples où actions et paroles constituent la médiation nécessaire, l’amitié bien établie comporte des séquences apparemment vides, mais riches de la seule coprésence et d’une sorte de sérénité.

« Pouvoir être ensemble sans rien se dire et en être profondément heureux, n’est-ce pas la preuve d’une amitié vraie ? », nous interroge hardiment un formateur. « Est-ce que cela vous arrive aussi ? »

Tel autre confirme : « Ne pas nous forcer à meubler des silences comme dans une réception, ça compte beaucoup pour nous. » Mais, corrélativement : « La porte est toujours ouverte. Pas besoin de s’inviter pour venir même un peu tôt ou un peu tard – et si ça tombe mal, on se le dit, pas de problème. »

Un autre encore, très expansif, passe du vécu paisible au vécu convivial et joyeux :

« Quelque chose de très important entre nous, c’est de rire ensemble, rire souvent, des mêmes choses au même moment… Des fous rires dans une réunion, au restaurant, ça peut être gênant… Des fois on est obligé de sortir, c’est trop communicatif ; au fond c’est pas contre les gens… c’est entre nous. »

Cette affinité quant au rire nous paraît importante, comme une sorte de critère du style dont nous parlions plus haut. S’il est vrai que des rires complices peuvent réunir un moment des gens qui ne se verront plus, on peut douter que deviennent intimes des gens qui n’ont pas un même rapport au comique et au sérieux. Nous touchons ici à une combinaison subtile d’humeur et de valeur.

D) L’intimité lyrique. – L’allégresse amicale est certes plus sobre que l’exaltation amoureuse ; mais elle a son éloquence. Nous l’avons déjà rencontrée à propos de la geste médiévale et au xviiie siècle. Elle apparaît aussi, de nos jours, à travers certains témoignages plus ou moins dépourvus de culture littéraire.

« Avant que je ne rencontre cet ami, je n’avais guère que moi, c’était bien peu. Maintenant je peux dire nous… Ça me semble extraordinaire. »

Une employée nous dit encore : « Avant d’être amies, chacune était morne, timorée… On a découvert ensemble l’audace, la fantaisie… un goût des choses. »

Évidemment l’enthousiasme ou l’emphase sont encore plus marqués chez les adolescent(e)s.

« Nous sommes une île de tendresse et de lumière dans une mer d’indifférence et de médiocrité », écrit une lycéenne de 16 ans à son amie de cœur ! »

Souvenons-nous des messages entre Jacques et Daniel dans Le Cahier gris des Thibault.

Dans divers exemples d’intimité, on est proche, à certains moments, d’une relation spirituelle, ni fusionnelle ni aliénante, de l’ordre de la communion. Nous y reviendrons à la fin.

L’ensemble de ces données permet de dégager deux fonctions majeures du lien amical, dont certains sujets ont l’intuition directe :

Une confirmation de soi : elle englobe un ensemble d’images et de sentiments rassurants et gratifiants :

exister, compter pour quelqu’un ;
une sorte d’invulnérabilité, grâce au seul fait d’être unis :
« J’arrivais dans un milieu inconnu, peut-être hostile. Alors j’ai rencontré une fille dans mon genre, une amie enfin… »
« Maintenant que nous sommes deux, il ne peut rien nous arriver de grave, nous tenons l’essentiel. »
la fierté d’apporter quelque chose à l’autre, soutien, projet…

On pense ici à Lennie pitoyable héros de Steinbeck lorsqu’il déclare à Georges au bord d’un chemin : « Nous on a un futur ; moi j’ai toi pour t’occuper de moi, et toi tu m’as. » .

Nous sommes ici aux confins d’une seconde dimension.

L’accomplissement et l’enrichissement mutuels :

le sentiment d’accéder à un autre niveau de perception du monde, des événements, des œuvres :
« Je n’ai plus la même idée des choses, et puis il y en a que je n’avais pas encore aperçues… on en parle, c’est passionnant. »
un épanouissement en synchronie :
« Avant lui je végétais, je manquais de cran, d’initiative… Ce qui m’a comblé, c’est quand il m’a dit que pour lui c’était pareil… Ensemble on s’envole, quoi ! »

Ainsi retrouvons-nous ces vécus créatifs et communiels évoqués plus haut.

II – Quelques modèles majeurs

Plusieurs linéaments théoriques sont apparus ponctuellement au cours du texte sous forme d’hypothèses ou de problématique ; cela en évoquant par exemple l’attrait global du même, le jeu de processus d’équilibre ou le poids de facteurs latents, imaginaires et/ou inconscients.

Venons-en donc à la présentation de quelques modèles majeurs en prenant ce terme au sens structural. On doit se demander dans quelle mesure ces constructions théoriques des chercheurs formalisent plus ou moins pertinemment les intuitions et les expériences vécues par les acteurs de l’amitié – en retrouvant ainsi certains témoignages d’auteurs de la première partie de ce livre et tous ceux, anonymes, que nous venons de citer.

L’exposition de ces modèles ne correspond pas à une chronologie ni à une hiérarchie ; les premiers sont étayés sur des démarches expérimentales, le troisième sur une approche clinique, le dernier peut englober les deux.

Les modèles d’esprit économique. – Cet esprit est patent ou latent dans de multiples recherches de laboratoire, surtout anglo-saxonnes ; il participe à la fois des thèmes classiques de l’apprentissage, de l’intérêt et de l’influence. Dans cette perspective, le rôle de la vicinité tiendrait à la facilité et à la fréquence des rencontres ; celui de la similitude – tant statutaire que psychologique – permettrait un renforcement global de sa valeur propre et de sa personnalité. Certains chercheurs invoquent expressément les profits et pertes (rewards and costs) que peuvent occasionner nos interactions.

Les théories plus récentes et plus raffinées dites de l’« échange équitable » et de l’« investissement » relèvent aussi d’un modèle économique. Même si elles concèdent qu’il faut tenir compte de l’intérêt d’autrui, donc négocier, il s’agit encore d’un calcul quasi mercantile qui n’exclut pas les « solutions de rechange ». On retrouve ici, sous un appareil scientifique, une partie de ce que La Rochefoucault avait exprimé sous forme littéraire et lapidaire.

Est-ce à dire que ces modèles ne dégagent pas certains éléments basiques de l’amicalité ? C’est au sujet de l’attrait du même, présent ou virtuel, qu’ils restent le plus consistants. Aussi bien S. Freud, dans un registre bio-psychique, avait-il insisté sur les effets du « principe de répétition » ; mais il s’agit pour lui d’un processus quasi instinctuel qui intervient « au-delà du principe du plaisir » (titre même de l’essai), voire contre lui et en dehors de tout calcul conscient.

Un modèle d’équilibre ternaire. – Ce modèle, issu de Heider, a été spécifiquement enrichi et adapté au processus d’amicalité par Newcomb (op. cit.). Selon lui, tout processus d’attraction mutuelle (même inégale) met en jeu trois termes en relation dynamique : les deux partenaires (à la fois sources, cibles et vecteurs) et un tiers (objet, personne, groupe ou valeur) car aucune rencontre ne se produit dans le vide et sans contexte. Ce tiers peut exercer tour à tour une fonction de médiation et de support ou, inversement, devenir un ferment de tension et de désaccord.

En effet, les perceptions se combinant sans cesse aux affects, chacun prête à l’autre, s’il lui est sympathique, une attitude positive à son égard ainsi qu’à ce qui lui apparaît important. Il ne s’agit alors que d’un ensemble de présomptions qui s’avèrent ensuite plus ou moins fondées. D’où résulte un jeu d’équilibre et de déséquilibre liés à des vécus variés : joie, satisfaction, malaise ou conflit.

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« Dans le schéma (a) les vecteurs continus AB, AX figurent l’attraction du sujet A vers le sujet B et sa propre attitude envers un objet prégnant X. Les vecteurs pointillés BA, BX figurent l’image que ce sujet A se fait de l’attitude de B à son égard et envers l’objet X.
Dans le schéma (b) les bandes épaisses représentent les interactions possibles entre les différents vecteurs. »

Le chercheur symbolise ici trois processus gratifiants, et définit :

  • le vecteur A → B comme « valorisation » ;
  • le vecteur B → A comme « réciprocation » (on retrouve ici la présomption de réciprocité dont Tagiuri soulignait la fréquence) ;
    le vecteur B → X comme « support perçu » grâce à une présomption de similitude avec A → X.

L’équilibre du système ABX apparaît d’emblée au niveau intrapersonnel ; mais il est plus instable au niveau interpersonnel puisqu’il implique des similitudes avérées et non seulement présumées. Le déséquilibre éventuel peut être réduit par trois démarches : soit en atténuant l’importance de l’objet litigieux ; soit par une distorsion autistique de la position du partenaire ; soit, enfin, par un relâchement du lien, voire sa rupture.

Tout lien positif, une fois établi, tend d’ailleurs à se maintenir car il est lié à un échange de satisfactions : l’expérience que nous avons d’être gratifié par autrui se traduit par un ensemble de signes perceptibles et vice versa. Or la conscience d’être source d’une telle satisfaction s’avère elle-même gratifiante. Il s’ensuit que le renforcement ou le déclin de l’attachement sont souvent symétriques.

Ce modèle systémique possède une large portée explicative car il conjugue rigueur théorique, étayage empirique de terrain et capacité prédictive (supra, chap. VII, § II, 1). Soucieux de la dimension temporelle, il intègre les tensions entre autisme et réalisme, ce mixte d’illusion et de lucidité sous-jacent à tout lien affectif. Il propose une réponse au dilemme déjà évoqué : percevons-nous autrui comme semblable parce que nous l’aimons, ou l’aimons-nous parce qu’il nous paraît semblable ?

Newcomb considère ces processus comme fortement intriqués. Si la similitude effective paraît bien susciter l’attraction puisqu’elle permet de la prévoir, en tout cas la présomption de similitude est couramment associée à notre évaluation positive d’autrui. Ainsi supposons-nous que ceux que nous aimons nous aiment en retour et sommes-nous attirés par ceux que nous supposons nous apprécier. Il s’agirait alors d’un processus circulaire.

Enfin, selon Newcomb, l’attraction (comme l’affinité) n’est pas un concept unitaire, elle varie non seulement en intensité mais aussi selon la nature des satisfactions qui lui sont associées. Cela au triple niveau de l’action (support de rôle), de la connaissance (apport d’expérience suscitant une forme de respect), du renfort affectif et axiologique en cas de conflits avec des tiers.

Ce modèle rend-il compte de tous les facteurs du lien d’amitié ? Newcomb lui-même n’y prétend pas : les processus de régulation ne sont ni automatiques ni passivement vécus ; les destinées et les caractéristiques individuelles échappent à la théorie et interviennent fortement, notamment en matière de rigidité mentale, et de clairvoyance et de constance.

Ce modèle n’intègre pas non plus la dimension de complémentarité qui est à la source de certains appariements. En témoignent plusieurs récits littéraires ou allusions anonymes tirées de nos enquêtes ; ainsi l’amitié peut-elle unir un sujet dominant, expressif et entreprenant à un partenaire dépendant, réceptif et disponible. L’un peut se confirmer dans un personnage d’aventurier, l’autre vivre à travers lui par procuration…

Enfin, bien que Newcomb prenne en compte les aspects affectifs de l’amitié, l’allégresse d’« avoir un ami » et d’« être un ami », son modèle se fonde largement sur des processus perceptifs et adaptatifs. Aussi bien certains émules ont-ils mis l’accent sur la cohérence intra- et interpersonnelle, en combinant les notions d’équilibre et de réduction des dissonances. Ils conféraient ainsi à la théorie une tonalité cognitiviste en atténuant le rôle propre des affects. Tel n’est pas le cas du modèle suivant.

Les modèles psychanalytiques.

A) Indications de Freud. – Bien que Freud ait vécu et plusieurs fois rompu de longues amitiés, on doit glaner dans son œuvre les quelques textes qui en parlent expressément. On peut partir du passage d’une lettre à Fliess où il écrit : « Rien ne peut remplacer pour moi les contacts d’un ami ; c’est un besoin qui répond en moi à quelque chose de féminin, peut-être. » Et ailleurs cette phrase notable : « En ce qui concerne la bisexualité, tu as sûrement raison ; je m’habitue aussi à considérer chaque acte sexuel comme un événement concernant quatre personnes ; il y aura beaucoup à discuter ce point… »

Ailleurs d’autres textes plus englobants traitent des processus d’identification, de l’influence de l’idéal dans le choix d’objet (aimé) et de la sublimation possible de cet objet.

L’identification est, avant même le désir, la première manifestation d’attachement. Visant d’abord le père, elle s’étend à d’autres personnes qui, comme lui, apparaissent « ce qu’on voudrait être, un modèle », une sorte de « moi idéal ». Ce dernier peut être considéré comme « le substitut du narcissisme », cet amour de soi que l’enfant éprouve d’emblée envers lui-même et dont il tire une jouissance ; une sorte de « libido du moi », différente de la pulsion sexuelle qui vise un objet, une personne extérieure au moi.

Cette pulsion peut connaître plusieurs destins.

Dans le cas le plus simple, elle s’exprime et s’épuise (provisoirement) dans la satisfaction sexuelle. Dans d’autres elle est entravée ou sublimée, notamment par la culture ; « inhibée quant au but », elle tend alors à être désexualisée sous l’effet du refoulement et à faire place à des « relations tendres ».

Le cas de l’amitié est sous-jacent mais rarement formulé, sauf dans un article d’encyclopédie où Freud distingue les pulsions sociales des pulsions libidinales :

« Elles n’ont pas abandonné leur but sexuel, mais sont retenues de l’atteindre par des résistances internes et se contentent de certaines approches de la satisfaction – réalisant ainsi des liaisons particulièrement fermes et durables entre les êtres. En font partie les liens de tendresse entre parents et enfants, les sentiments d’amitié et les liaisons affectueuses dans le mariage, issus de l’inclination sexuelle. »

Il ne s’ensuit pas pour autant que les relations tendres soient exemptes de tension, voire d’une agressivité latente, souvent refoulée. Il peut aussi arriver que certaines amitiés teintées d’admiration puissent s’érotiser (cas des rapports maître-disciple).

Ces indications clairsemées traduisent les hésitations et, sans doute, un trouble personnel chez leur auteur. Elles n’en sont pas moins cohérentes et constitutives d’un certain modèle au sein de la métapsychologie freudienne.

Modèle complexe puisqu’il conjugue :

  • une part de narcissisme présent dans l’idéal personnel de chacun et impliquant entre les partenaires une sorte de connivence ;
  • une part d’altérité puisqu’il suppose un désir, un choix d’objet, possible inducteur d’un lien tendre et valorisé.

La conjonction semble favorisée par une éventuelle bisexualité et associée à une fantasmatique.

B) Cette théorie a suscité des dénégations souvent partiales mais assez peu de commentaires et de compléments chez les cliniciens. On peut toutefois souligner une critique interne de la psychanalyse postfreudienne au sujet des rapports moi-autrui en général, et une contribution concernant spécifiquement l’amitié.

Dès la fin des années 1930, plusieurs auteurs revenaient sur la question du choix d’objet et de l’« altérité » – terme quasi absent du vocabulaire freudien. D. Lagache notamment veut analyser la relation d’objet et, mieux encore, les « relations intersubjectives », avec leur vécu propre à explorer, voire à théoriser. Il estime, en outre :

« L’amour objectal n’est pas seulement celui qui attache mais celui qui unit… Ce dernier apparaît tantôt comme existant par lui-même, tantôt comme un dérivé de la libido narcissique. Peut-être est-il les deux ?… Les amis, les amants vivent une rencontre de sujet à sujet où l’existence et la valeur de chacun sont les garanties de celles de l’autre. »

P.-L. Assoun  approuve d’abord Freud : dire que l’amitié peut être abordée comme une forme sublimée de l’homosexualité va bien au-delà de l’idée sommaire qu’elle ne serait que cette inclination déguisée et toujours prête à resurgir.

Une période proprement homosexuelle pourrait se situer entre la phase narcissique et la phase objectale. Les membres des dyades amicales qui partagent le même idéal et s’investissent dans les mêmes objets, goûts et valeurs, s’identifient profondément l’un à l’autre et, à la limite, peuvent se vivre comme alter ego. On retrouverait ici dans un registre théorique, et compte tenu de l’inconscient, la célèbre phrase de Montaigne formulée en langage vécu (supra, chap. I, § I).

Surtout, P.-L. Assoun estime que l’amitié doit être définie par rapport au lien fraternel (familial). Le sens commun de tout temps se plaît à les associer. Mais ce frère « électif » qu’est l’ami, contrairement au frère réel, n’a pas à faire les frais d’une jalousie primitive, parfois réactivée ; il peut ainsi devenir le « vrai frère ». Même si elle reste exposée aux orages et aux déceptions, l’amitié relève d’une autre sphère que l’érotique amoureuse et permet, comme les Anciens l’avaient soutenu, l’accès à une éthique.

En insistant sur l’échange, l’altérité, l’intersubjectivité, ces auteurs réduisent sans l’annuler ce qu’il y a de fortement « égologique » dans le modèle freudien. « Choix d’objets » n’implique pas interaction ni transitivité, mais plutôt dans les cas limites, selon Freud, un processus d’aliénation où « l’objet absorbe, dévore pour ainsi dire le moi ». Valable pour certaines amours maternelles ou passionnelles, cela ne s’applique guère à l’amitié. Toutefois le niveau fantasmatique de l’appréhension d’autrui et du monde demeure essentiel dans la théorie et la pratique. Et il ne peut être que subjectif, même s’il entre « en résonance » dans les dyades et dans les groupes.

Enfin, certains chercheurs ont proposé de substituer (ou d’adjoindre) au concept de pulsion sexuelle celui plus englobant d’attachement. Il rendrait compte à la fois des relations basales (type mère-enfant) et de celles qui s’établissent plus tard entre « pairs » ; dans ce cas le lien amical pourrait aussi en relever – bien que l’attachement ne soit pas forcément réciproque. La discussion reste ouverte entre généticiens et psychanalystes.

En toute occurrence, il y a lieu de se demander si le propre de l’amitié ne consiste pas dans l’existence d’une relation à l’autre échappant à la fois au strict narcissisme (fût-il idéalisé), à la fusion dans l’objet (aliénant l’autonomie) et peut-être même au passage obligé par la sexualité lorsque celle-ci n’est pas vécue comme entravée, ni culturellement réprouvée.

Un modèle « emphathique ». – On pourrait aussi l’appeler « phénoménologique » si ce terme n’était pris dans des acceptions variables, surtout métaphysiques. Quant au nom et au processus d’empathie, ils sont au cœur de la relation moi-autrui et de l’intersubjectivité.

Cette notion se dégage progressivement à partir de celles de sympathie, d’Einfühlung, d’identification et d’introjection, de compréhension, de participation, d’autres encore. Les uns la situent dans l’ordre du sentiment, d’une intuition des affects d’autrui, voire de l’instinct. D’autres, sans nier sa primauté affective, lui confèrent une capacité cognitive mais faillible. Pour les premiers, l’approche clinique s’impose ; les seconds envisagent des études quasi expérimentales dans le prolongement de celles de la perception interpersonnelle.

Les phénoménologues, souvent étirés entre philosophie et psychologie, abordent rarement le thème spécifique du vécu et du perçu propres à l’amitié. Mais le courant de la psychologie de la Forme (Gestalt) insistait déjà sur l’immédiateté des affects positifs ou négatifs ; selon K. Koffka : « Amitié et inimitié sont sans doute pour le jeune enfant des données plus primitives qu’une tache bleue. » Max Scheler, qui s’y réfère, estime que l’attrait précède toute connaissance claire ; pour lui, l’amitié « repose sur le vrai amour… un amour-amitié » lié à l’intuition réciproque d’une valeur unique en la personne de l’ami saisie à travers une sorte de révélation. Il insiste donc sur l’altérité comme visée singulière et l’accès à un nous tonique, conscient et exempt de confusion.

Binswanger distingue plus nettement l’amitié de l’amour. Elle est « duale », non fusionnelle : « Une part de chacun est avec l’autre, une part reste avec elle-même ; il subsiste un peu d’espace entre mon ami et moi, ce qui nous permet à chacun de nous connaître mieux, l’autre et soi-même. »

De fait, plusieurs témoignages concrets évoqués au cours de la section précédente relèvent d’une pénétration empathique ; ce vécu dual est lié à une sorte d’actance commune que les phénoménologues désignent sous le terme d’intentionnalité ou de transitivité pour signifier l’échange intime.

Une autre ressource du modèle est de stimuler et d’interroger l’analyse relationnelle issue de Moreno, de Tagiuri et de Maucorps (op. cit.). Dans un article déjà ancien, J.-M. Lemaine a pu éclairer partiellement le sens et les phases du processus « affinitaire » en répondant à quelques questions déjà posées : Pourquoi pressentons-nous qu’une personne nous est proche et pourrait un jour compter pour nous ? Et pourquoi observe-t-on une valorisation irréaliste de l’harmonie en contexte amical ?

C’est sans doute que l’attraction peut surgir entre une ressemblance effective, entrevue par empathie, et une similitude plus autistique et fantasmatique. La première constituerait une source d’affinité, la seconde aurait un rôle de renforcement en « mythifiant » en quelque sorte la première. Et le lien amical se cristalliserait plus ou moins vite lorsque l’interaction des partenaires aurait confirmé leur ressemblance, en réduisant éventuellement mais pas nécessairement la part de l’imaginaire.

Ce modèle, étayé sur une approche clinico-expérimentale, répond à des aspects majeurs des affinités. Plutôt que de fournir une explication causale, il vise à en saisir le sens – dans tous les sens de ce mot : orientation, intention, signification. Il implique toutefois quelques zones d’ombre concernant la part reconnue de l’inconscient et le rôle médiateur (même quand il est prosaïque) des objets qui nourrissent l’interaction.

En toute occurrence, l’éventail des modèles présentés n’est ni exhaustif ni figé ; chacun pris isolément reste incomplet et réducteur. Sans chercher quelque synthèse improbable, nous retiendrons pour conclure plusieurs apports convergents ou complémentaires. »

– Maisonneuve, J. (2018). Chapitre VIII. Du sens vécu aux modèles théoriques. Dans : Jean Maisonneuve éd., Psychologie de l’amitié (pp. 103-121). Presses Universitaires de France.

 

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« […] 1. Similitudes. – La plupart des recherches ont été effectuées par des chercheurs américains. Toutes concluent au primat de la ressemblance. Signalons les plus notables.

Celles de T. M. Newcomb portent sur des groupes d’étudiants masculins nouvellement constitués ; elles prennent pour critère prédictif d’attrait mutuel les réponses à des questionnaires d’opinion, de classement de valeurs, à des tests de personnalité et, plus concrètement, à la cotation de leurs camarades sur une échelle. Le chercheur constate la formation de « paires d’amis » correspondant grosso modo à l’analogie préalable (mais alors ignorée) des attitudes, et le renforcement des liens au cours de quelques semaines d’interaction.

S. Duck, avec des procédures plus sophistiquées, mais aussi avec des dyades concrètes, confirme la capacité de prédiction des liens positifs en fonction de « filtres » successifs construits par l’auteur pour apprécier les degrés croissants d’intimité.

De multiples expérimentateurs à la suite de D. Byrne recourent, quant à eux, à des autruis « fictifs ». On demande à des sujets de remplir un questionnaire d’attitude ; peu après, l’opérateur leur communique les réponses (fabriquées) de deux voisins fictifs dont l’un présente un profil analogue au leur, l’autre très différent ; les sujets doivent évaluer ces deux personnes ou encore indiquer laquelle ils souhaitent rencontrer (simulée alors par un compère…). On pressent les résultats massifs tout en s’étonnant de démarches aussi simplistes…

Idéalisation. – Cette similitude effective ou présumée concerne-t-elle strictement l’image de soi ou, plutôt, celle d’une sorte de « moi idéal » ? Plusieurs études ont tenté de l’établir en faisant état de corrélations plus fortes entre les moi idéaux des membres de paires d’amis (dégagées par questionnaires spécifiques) ou entre celles des auto-estimations de chacun.

Mais certains chercheurs discutent le sens de leurs propres résultats : d’une part, il se pourrait que le fait d’attribuer à nos amis des profils idéaux soit un effet plutôt qu’une cause de l’amitié ; d’autre part, ces traits positifs pourraient bien correspondre à un modèle culturel plus ou moins stéréotypé (voir supra, chap. VI). Reste acquise notre propension à valoriser les personnes que nous préférons en projetant sur elles ce que nous souhaiterions être et ce que nous attendons qu’elles soient.

En ce sens, il s’agirait d’une certaine forme d’accomplissement sur fond de ressemblance. Pour intégrer ces traits parfois imaginaires où l’idéalité peut prendre la forme de complémentarité, le terme de « similitude » n’est pas tout à fait pertinent ; il s’agit là d’une forme plus complexe de convenance dynamique, ou encore d’une harmonie de style.

Communication et affinité de style. – Il n’est pas douteux que la ressemblance facilite la confiance et l’échange interpersonnel. Celui-ci culmine dans ce que les chercheurs anglo-saxons nomment la « révélation de soi » qui caractérise, lorsqu’elle est mutuelle, la progression des dyades vers l’intimité.

Un courant de recherches s’est focalisé sur les interactions verbales et non verbales aux différentes phases des relations, en repérant par des méthodes précises les analogies et les antinomies de style (cf. définition, chap. VI). R. Jakobson a dégagé dès 1963 une bipolarité du langage pris au sens le plus général de système de signes et de messages : d’une part, l’analogie (ou métaphore) illustrée par le style poétique ; d’autre part, la contiguïté (ou métonymie) liée à la prose.

Ce dualisme peut être étendu à l’ensemble des conduites humaines, de l’expression artistique aux simples rapports quotidiens. La combinaison nécessaire et variable des deux styles permet que du sens passe entre deux ou plusieurs personnes ; mais leur communication est facilitée par la congruence de leur dominante respective.

Nous avons suggéré d’étendre cette polarité sémantique au jeu des affinités : la parenté de style serait à la source des attractions réciproques, génératrices d’amitié. Dans le cas où deux personnes présentent une dominante métonymique, leur accord s’établirait plutôt sur des bases pragmatiques. Inversement, en cas de dominante métaphorique, l’amitié ferait une large place à la fantaisie et à l’imaginaire. Enfin, une forte disparité stylistique entraverait l’accès à une entente féconde et à une intimité profonde – à tout vécu positif, en somme.

Il revient à L. Lamy d’avoir cherché à opérationnaliser la notion de style pour vérifier si elle constitue effectivement une base décisive d’attrait amical.

L’un des questionnaires proposés à une série de groupes d’étudiants sollicite trois types d’évaluation :

  • celle de chacun de leurs camarades sur une échelle d’amicalité afin d’identifier comme en sociométrie un ensemble de « paires fortes » ;
  • celle de plusieurs textes brefs portant sur la critique d’un film, à évaluer en fonction du « ton » employé (non du film lui-même) ;
  • celle d’affinités présumées entre des peintres à partir de copies de leurs tableaux (ceux-ci étant très peu connus en France et ayant des contenus figuratifs comparables).

Les résultats montrent un rapport significatif entre l’attraction mutuelle et les préférences (ou les rejets) exprimés à l’égard de certains styles différenciés. Mais le point le plus saillant, c’est la corrélation très forte (.001) entre les évaluations que chacun des amis des « paires fortes » émet sur l’ensemble de ses camarades – ainsi que celles qu’il reçoit de leur part. Ce dernier résultat est inédit.

Notons que, dans la plupart de ces expériences, il s’agit toujours de perceptions – soit celles d’autrui réels (style de « sujets »), soit celles de divers styles d’« objets » (discours, tableaux, opinions, etc.). Mais la persistance des affinités naissantes paraît bien relever de processus transitifs, qui conjuguent des affects et des valeurs. De tels processus correspondent à une suite de filtres impliquant des connexions de plus en plus étroites, depuis la simple vicinité jusqu’à l’intimité des confidences. »

– Maisonneuve, J. (2018). Chapitre VII. Les ressorts psychologiques de l’attraction. Dans : Jean Maisonneuve éd., Psychologie de l’amitié (pp. 91-102). Presses Universitaires de France.

 

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« […] Amitiés entre hommes et femmes. – Est-ce à dire qu’ils ne sauraient nouer entre eux que très rarement une véritable amitié ? La réponse est négative puisque environ la moitié des sujets désignent actuellement, dans leur liste d’amis, au moins une personne de l’autre sexe.

Elles diffèrent toutefois quelque peu des amitiés homophiles. Le statut familial intervient notablement : le champ des célibataires apparaît plus largement ouvert que celui des gens mariés ou cohabitants. Pour ceux-ci, selon leurs témoignages, la plupart des liens mixtes se sont tissés par médiation et progressivement de couple à couple ; cela par le biais du conjoint de même sexe que l’ami ou l’amie, les hommes puisant surtout dans leur milieu professionnel, les femmes dans leur voisinage, et notamment, comme on l’a vu, par le biais des enfants. Sauf pour quelques amitiés de jeunesse assimilées à la fratrie, tout se passe comme si ces amitiés intersexes avaient besoin pour s’établir d’un processus d’intronisation plus ou moins communautaire.

On saisirait ici la persistance d’un tabou latent conférant aux relations directes entre les sexes un caractère équivoque peu compatible avec un autre engagement, même sous le couvert de « pure amitié ». Et d’ailleurs cette amitié serait-elle si pure ? Il conviendrait d’approfondir sa spécificité, ses implications et son vécu.

Plusieurs recherches anglo-saxonnes parfois répétitives s’y sont employées. Retenons quelques aspects saillants issus de témoignages multiples : ces amitiés permettent aux partenaires d’accéder à une compréhension gratifiante des humeurs, des goûts, des valeurs de l’autre sexe ; des échanges inédits s’offriraient.

Les hommes notamment se permettraient plus d’abandon dans les confidences et les révélations de soi. Ils trouveraient chez l’amie une écoute et un soutien privilégiés en période de crise. On ne dispose guère, semble-t-il, d’indications symétriques claires sur l’apport aux femmes de leurs amis masculins. Notons toutefois un propos de George Sand dans sa Correspondance, « préférant la corde plus franche et plus pleine que les hommes font vibrer dans (son) esprit ». Le siècle a changé mais cette attitude ressort çà et là.

En vérité, des disparités, voire des désaccords apparaissent dans l’interprétation des témoignages ; à moins qu’il ne s’agisse de processus relationnels très instables. Nous sommes ici au carrefour périlleux de la phénoménologie et de l’idéologie du féminin/masculin. Diverses études font état de distinctions notables entre les pratiques amicales intra- et intersexes, portant la marque des rôles traditionnels renforcés par certaines conditions structurelles : chez les hommes, échanges plus extensifs, fragmentaires, opératoires ; échanges plus expressifs et plus intimistes chez les femmes.

Outre quelques chercheurs américains, Claire Bidart (op. cit.) estime que ces écarts, peut-être souvent majorés, tendent à s’atténuer. Ses travaux récents infirment le balancement plus ou moins stéréotypé d’une amitié féminine « face à face » versus une amitié masculine « côte à côte ». Les hommes semblent aujourd’hui autant portés que les femmes vers les échanges affectifs, la circulation des émotions et les confidences. De leur côté, les paires d’amies ne dédaignent pas les entreprises communes constructives ou ludiques.

En toute occurrence, il serait fallacieux d’appliquer des traitements statistiques raffinés à des données non seulement restreintes en nombre, mais souvent ambiguës ; maints propos confus, allusifs ou désinvoltes requièrent une interprétation prudente. Si l’on confronte les témoignages issus de l’ensemble des enquêtes publiées, tous les cas de figure existent, tant en ce qui concerne le statut respectif des partenaires que le style et le vécu de leur relation.

Si, comme on l’a vu, les amitiés de couples sont le plus souvent évoquées, on rencontre aussi le cas où un homme est l’ami d’une femme mariée dont il ne fréquente pas le mari, et inversement ; ou encore le cas où un homme et une femme mariés se rencontrent tantôt en couple, tantôt seuls. Le sentiment peut aussi varier : telle amitié induit un amour, tels amours se muent en amitié ; enfin, certains soutiennent que pour eux les deux liens coexistent. Et souvent, sous tel témoignage, ressort en filigrane un sentiment d’affinité privilégiée.

Aussi bien le facteur le plus obscur concerne-t-il le jeu possible d’un attrait sexuel réprimé ou sublimé. Sous tel discours vaporeux, nous discernons mal s’il s’agit de pure amitié ou d’amitié amoureuse, voire de liaison inavouée ou d’une sorte d’échange syncrétique.

Claire Bidart souligne aussi cette ambivalence, remarquant qu’on allègue volontiers comme preuve d’« innocence » des situations qui, justement, suscitent le doute. Amitié stricte ou non ? Mixte d’affection et de séduction mutuelles ? Ce dilemme nous ramène à une pénétrante formule de La Bruyère, étrangère au jargon des sciences humaines en sa sobre élégance : « L’amitié peut subsister entre personnes de sexe différent, exempte même de toute grossièreté. Une femme, cependant, regarde toujours un homme comme un homme, et réciproquement. Cette liaison n’est ni passion ni amitié pure, elle fait une classe à part. »

IV – Les affinités de niveau social

Statuts et genres de vie. – Le sens commun perçoit de façon très vive, sinon très sûre, le phénomène de place, de convenance ou de distance sociales. Il les exprime en termes de classe, de condition, de rang, ainsi qu’en fonction de normes relationnelles : « fréquenter les gens de son milieu » s’opposant à « se déclasser » ou, inversement, à « vivre au-dessus de sa condition ».

L’intérêt de la notion de statut (chap. V, § I) est d’aborder ces processus à partir d’indicateurs plus précis concernant les stratifications sociales et les sources d’affiliation. Plusieurs ressortent d’emblée, sous une double perspective structurelle et représentative :

  • le statut socio-économique ou, plus simplement, le niveau de ressources et d’avoirs. Il régit la vicinité, donc les occasions de rencontre et l’accès à des dépenses équivalentes (réceptions, distractions…). Aspects opératoires à fortes connotations psychologiques : des commentaires spontanés évoquent le sentiment de gêne provoqué par des écarts en ces domaines, alors qu’une amitié aurait pu s’établir ;
  • le degré d’instruction et, plus largement, de culture et d’éducation intervient de la même façon pour faciliter puis confirmer l’attraction entre les personnes ;
    c’est aussi le cas du statut professionnel qui implique à la fois une hiérarchie latente et une orientation des centres d’intérêt entre camarades de travail, collègues ou confrères.

On conçoit que l’existence d’une hiérarchie latente soit peu propice à l’instauration de liens qui présupposent une quasi-parité. Pourtant, là encore, la réponse in abstracto d’une forte majorité d’ouvriers et de cadres est positive (pour 70 %, « peu importe ») alors que ces catégories restent significativement dissociées (voir tableau 1).

L’ensemble de ces facteurs, auxquels se conjuguent encore aujourd’hui l’origine familiale, contribue à déterminer le genre de vie (point seulement le niveau) concernant les pratiques quotidiennes comme les échelles de valeurs. Les témoignages abondent à ce sujet, tournant le plus souvent autour des notions très prégnantes d’« éducation », de langage et de « savoir-vivre » ; l’expression « être vraiment à l’aise ensemble » apparaît chez toutes les catégories consultées.

Il s’agit bien là d’un genre, d’un style qui « classe » les gens et leur permet de se situer et de se reconnaître entre eux, de repérer aussi certains artifices…

Résultats d’enquêtes. – Nos recherches diachroniques permettent de préciser les degrés d’homophilie, d’une part au niveau du total d’amis déclarés par l’ensemble de l’échantillon, d’autre part au niveau des constellations respectives (homogènes ou éclectiques). Indiquons quelques résultats saillants :

A) Quant aux amitiés intra- et interprofessionnelles.

On voit que, si la structure amicale globale se maintient grosso modo en l’espace de trente ans, plusieurs évolutions ressortent :

  • l’homophilie stricte diminue notablement : de 10 à 12 % chez les ouvriers et chez les employés, moins cependant chez les cadres ;
  • les employés jouent partiellement un rôle de charnière entre les catégories extrêmes qui demeurent quasiment séparées. Quant aux listes d’amis, un certain éclectisme apparaît mais il concerne surtout, comme on le verra, les « strates voisines ».

B) Les affinités de niveau économique et culturel paraissent avoir évolué en sens inverse ; l’homophilie entre les gens qui disposent à peu près des mêmes ressources se renforce (80 %) – notamment chez les ouvriers – tandis que les écarts d’instruction ont moins d’impact (60 %). Enfin, on observe l’influence statistiquement significative du statut familial : les célibataires tendent à se lier entre eux ainsi que les couples mariés ou même les cohabitants. Sans être surprenants, ces résultats confirment l’importance de la similitude – réelle ou perçue – pour l’accès à l’intimité.

Strates, classes et conscience sociale. – Les constats précédents conduisent à répartir le champ global des liens amicaux selon un certain nombre de strates ; l’emploi de ce terme neutre indique le caractère empirique des distinctions observées. Les membres d’une même strate correspondent ici à une combinaison de statuts qui englobe :

  • les amis de même profession, sauf ceux qui sont situés par les sujets à un niveau distinct du leur pour l’aisance et pour la culture ;
  • les amis de métiers différents mais situés à un niveau équivalent pour les autres variables.

Les listes d’amis établies par chacun comportent évidemment des personnes extérieures aux trois catégories professionnelles de base : techniciens, artisans, cadres moyens, quelques ruraux, qui jouent comme les employés un rôle de pont entre des catégories extrêmes pratiquement sans affinités.

Les strates (dites) supérieures concernent ici, outre les cadres ainsi qualifiés, les membres de professions libérales, du haut commerce, les managers privés et publics. Les strates (dites) inférieures concernent les ouvriers (os) très majoritaires dans l’échantillon et d’autres travailleurs manuels sans qualification, stables ou intérimaires. Les femmes sans profession sont réparties en fonction du milieu auquel elles ont été associées.

Cette stratification fait ressortir certaines lignes frontières de l’amicalité, l’une nette, les autres assez floues. Le premier clivage (déjà sensible dans le tableau précédent) passe entre les ouvriers (peu qualifiés) et les cadres supérieurs. Ces groupes se séparent en fonction de leurs statuts, de leurs intérêts et, souvent, de leurs idéologies.

Est-ce à dire qu’on ait affaire à des « classes » au sens marxiste ? Le paysage social a changé depuis près d’un demi-siècle ; un nouveau prolétariat (terme en désuétude) composé d’émigrés, naturalisés ou non, est apparu tandis que se constituait une catégorie techno-bureaucratique en liaison avec le développement des services.

Dans ce contexte, entre ce qui reste de la classe ouvrière traditionnelle et les catégories supérieures, se situe une grappe de « classes moyennes » (plus ou moins embourgeoisées) allant de métiers manuels hautement qualifiés à des professions administratives ou techniques variées. Leur conscience sociale n’a rien de proprement communautaire, mais s’avère surtout attentive au champ de leurs affiliations et de leurs fréquentations personnelles.

Les allusions faites au cours des enquêtes permettent, là aussi, de dépasser le simple inventaire des réseaux électifs pour saisir la manière dont ils sont établis et vécus par les acteurs, selon leur degré de participation sociale et leur système de valeurs. Cette conscience inclut pour chacun le sentiment de son propre milieu, sinon celui d’un rang à tenir.

V – Cercles et réseaux
Le terme classique de « réseau » est désormais intégré à l’ère « communicationnelle ». Sa polyvalence s’étend du secteur ferroviaire à la télématique, des relais politiques à la spéculation artistique, pour ne pas parler de la prostitution. Une grande partie des cadres et des processus sociaux précédemment décrits peuvent être abordés et analysés en termes de groupes, de cercles et de réseaux, notions majeures en sociologie comme en psychologie sociale, mais dont l’extension doit être restreinte ici à l’étude de l’amitié.

Outre leur caractère formel ou informel, les réseaux possèdent des connotations diverses selon qu’ils sont ouverts ou fermés, parfois occultes (clans, cliques, sectes). Les uns visent le profit (direct ou latéral), d’autres le pouvoir (officiel ou latent), le prestige, la satisfaction de plaisirs communs ou la propagation d’une idéologie. De nombreux travaux sont centrés sur les aspects fonctionnels et pragmatiques des réseaux, y compris ceux qui incluent un vecteur affectif ; on retrouve ainsi sous une perspective systémique les amitiés « utiles » d’Aristote, le clientélisme romain et médiéval, comme les soucis modernes d’adaptation, d’efficacité et de compétition.

Dans ce dernier cas, il arrive que les réseaux de type classique ou sectaire prennent un caractère subversif où les intérêts privés s’opposent à l’intérêt public, voire à l’ordre institutionnel.

L’étude qui intègre le plus pertinemment la genèse et l’exercice de l’amitié au maillage de cercles et de réseaux préalables est celle de C. Bidart, déjà citée. Le cercle social correspond concrètement à un groupe restreint dont les membres se connaissent tous à des degrés divers : proches voisins, équipes de travail, clubs de loisirs, cafés coutumiers, etc. ; ils partagent certains us, codes et goûts. Au sein de ces milieux se nouent peu à peu des relations différenciées entre des personnes initialement seules, ou par agglomération lorsqu’une paire de copains arrive dans le cercle. Des courants de sympathie s’établissent sans qu’il s’agisse encore d’amitié au sens fort.

Le chercheur distingue alors trois sortes de réseaux : contextualisés, dissociés, électifs. Seuls les premiers tendent à maintenir l’amitié dans le cadre de la rencontre initiale et d’un climat quasi communautaire ; c’est le cas souvent des ouvriers. Les autres catégories visent plutôt à s’assurer d’un réseau « personnel », cultivé comme une sorte de capital affectif entre partenaires privilégiés, menacé d’ailleurs par la mobilité professionnelle.

Ainsi l’amitié serait-elle aux confins d’une sorte de culture de classe et d’une relation propre à chacun mais récurrente à travers de multiples contextes.

Nous retrouvons dans cette perspective confirmation et complément des analyses précédentes. Le prochain chapitre s’attachera aux facteurs personnels et interactionnels des liens électifs proprement « dyadiques ».

VI – La représentation de l’« homme sympathique »

Au cours des témoignages concernant les liens électifs et les qualités attribuées aux amis, maintes personnes se référaient (au moins implicitement) à des sortes de modèles à la fois idéaux et banaux. Cela suggérait l’existence d’une représentation psychosociale plus ou moins consistante, voire d’un stéréotype positif attaché à l’homme sympathique. Si son antonyme n’est pas aussi saillant, l’image des personnes qualifiées d’« antipathiques » et chargées des traits négatifs ressort fréquemment des commentaires spontanés.

Toutefois ces attributs (reliés à quelques maîtres mots) n’étaient pas strictement homogènes mais variaient plus ou moins en fonction des âges, statuts et niveaux socioculturels. On pouvait donc envisager d’étudier la caractérisation de l’« homme sympathique » auprès d’échantillons stratifiés en vue de dégager des constances et des spécificités.

Une première démarche, exploratoire, consistait à interroger une population restreinte mais hétérogène, à partir de la question très ouverte : « Quelles sont, à votre avis, les qualités qui rendent un homme sympathique ? Dites ce qui vous vient à l’esprit, même s’il s’agit de simples mots. »

L’analyse du contenu du matériel verbal (abondant) permettait l’élaboration de questionnaires fermés. La plus simple des procédures, d’ordre sélectif, consistait à demander : « Parmi les neuf qualités citées, veuillez préciser les trois qui vous paraissent indispensables à l’homme sympathique. »

Nous n’évoquerons ici que les réponses comparées des membres de catégories socioprofessionnelles et de classes d’âge bien distinctes ; toutes sont issues de deux enquêtes effectuées à vingt ans d’écart (1957-1977), avec l’appoint de quelques contrôles récents.

Quant au statut professionnel et culturel, on relève sur une population de 240 personnes un mixte de convergences et divergences dans le classement des qualités maîtresses (y compris celles du premier rang). Globalement ressortent honnête et intelligent, mais le cumul des scores catégoriels efface des spécificités qui sont signifiantes entre elles et par rapport au hasard. On notera toutefois qu’aucun des traits proposés n’a obtenu un score nul, même si ces électeurs sont rares.

Sur le tableau 3, on constate, dans l’enquête la plus ancienne, l’accord des catégories manuelles et intermédiaires pour caractériser d’abord l’homme sympathique comme « honnête » – alors que ce terme n’obtient que le cinquième rang (avec un score proche du hasard) chez les catégories intellectuelles.

 

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« Les scores sont ici convertis en rang pour faciliter la lecture (en égalisant ceux qui n’ont qu’un point d’écart). »

 

Viennent ensuite, chez les manuels, des qualités de rigueur (« courageux, sérieux ») ; chez les employés, celle d’« intelligence » puis de serviabilité.

Les catégories intellectuelles (cadres supérieurs, universitaires, professions libérales) retiennent surtout des critères d’ordre mental et relationnel : intelligent, généreux, compréhensif. La gaieté (quatrième rang) prévaut ici sur le sérieux (dernier rang).

L’enquête de 1977, qui touche une autre génération avec un échantillon similaire, révèle, au niveau global, une certaine réduction des écarts catégoriels ; mais les divergences demeurent : les manuels maintiennent leurs priorités antérieures, tandis que les intermédiaires se rapprochent encore des intellectuels. Ces derniers persistent dans leurs valeurs, mais préfèrent désormais la gaieté et la générosité.

Quant aux classes d’âges, les plus jeunes de l’enquête princeps qualifient d’abord l’homme sympathique d’« honnête » et d’« intelligent », tandis que le « sérieux » vient au dernier rang. Ceux dont l’âge tourne autour de la quarantaine font les mêmes premiers choix, suivis de « serviables » et « courageux ».

Trente ans plus tard, les classements diffèrent sur deux points significatifs : la gaieté est très appréciée. Elle est promue au premier rang par les jeunes et passe du 9e au 4e rang chez les anciens ; à l’inverse, le choix du courage régresse partout.

Enfin, une enquête très récente (2003) concerne des groupes d’étudiants des deux sexes. Son apport est utile sans être surprenant. Les choix apparaissent très voisins à la fois de ceux des jeunes professionnels et de ceux des catégories intellectuelles. Témoignage aussi de la persistance de schèmes prégnants et de la pertinence du questionnaire sélectif.

Comment interpréter cet ensemble d’attitudes, leurs variantes et leur évolution partielle ?

D’abord la présence d’un stéréotype paraît intervenir à tous les niveaux, déjà au cours des interviews pilotes, puis de l’accueil positif réservé au questionnaire : quasi-absence de refus et d’incertitude pour réagir.

Un certain glissement tend d’ailleurs à se produire entre l’image de l’homme sympathique et celle d’un être idéal dont chacun esquisse volontiers le schéma. Aussi bien les qualités qu’on lui assigne correspondent-elles grosso modo aux traits qu’on attribue aux meilleurs amis comme nous avons pu le constater lors de recherches parallèles.

Quant aux résultats diachroniques, ils révèlent un vecteur d’évolution significatif :

  • d’une part, on perçoit une certaine atténuation des divergences catégorielles bien que les écarts de scores entre traits préférés et traits négligés se soient accrus ;
  • mais surtout le stéréotype latent se cristallise différemment d’une génération à l’autre. On observe une régression des attitudes normatives et axiologiques au profit des valeurs relationnelles. Au temps de la quête d’un homme idéal succède une époque où les sujets aspirent d’abord à des relations toniques et complices. Symétriquement affleure une tolérance qui pourrait confiner au laxisme.

L’examen du tableau ne révélerait-il pas aussi l’influence des catégories dites « supérieures » ou « intellectuelles » sur ce nouveau profil ? N’auraient-elles pu diffuser ce qui constituait jadis une sorte de contre-modèle ? Ce serait oublier que leurs membres ont évolué eux-mêmes dans leurs priorités, en classant la gaieté au premier rang. De leur côté, les autres catégories, et même les étudiants, ne sont pas fascinées par l’intelligence.

Il s’agit plutôt d’une évolution globale, imprégnant, comme on dit, l’« air du temps ». Il serait banal de souligner ses rapports avec une société programmée, morose, à la fois individualiste et massifiée. Il l’est moins de pointer ici les limites de la stéréotypie à un moment où le modèle de l’homme généreux, rigoureux, voire un peu guindé de jadis fait place à une image plus détendue, compréhensive peut-être jusqu’à la collusion… »

– Maisonneuve, J. (2018). Chapitre VI. Les cadres sociaux de l’amitié. Dans : Jean Maisonneuve éd., Psychologie de l’amitié (pp. 68-90). Presses Universitaires de France.

 

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*Lectures supplémentaires / complémentaires :

  • Maisonneuve, J. (2018). Chapitre III. L’amitié aux Temps modernes. Dans : Jean Maisonneuve éd., Psychologie de l’amitié (pp. 31-45). Presses Universitaires de France.
  • Bennett, T., Gayo-Cal, M., Le Roux, B., Savage, M., Silva, E., Warde, A. & Wright, D. (2013). 12. La Distinction revisitée : l’espace des styles de vie britannique en 2003. Dans : Philippe Coulangeon éd., Trente ans après La Distinction, de Pierre Bourdieu (pp. 179-205). La Découverte.
  • Lamont, M. (2013). 3. En quoi Bourdieu a-t-il été utile à notre réflexion ? Le cas des États-Unis. Dans : Philippe Coulangeon éd., Trente ans après La Distinction, de Pierre Bourdieu (pp. 59-68). La Découverte.
  • Fabiani, J. (2013). 4. Distinction, légitimité et classe sociale. Dans : Philippe Coulangeon éd., Trente ans après La Distinction, de Pierre Bourdieu (pp. 69-82). La Découverte.
  • Pulici, C. (2013). 14. Le goût dominant comme goût traditionnel : préférences et aversions esthétiques des élites de São Paulo. Dans : Philippe Coulangeon éd., Trente ans après La Distinction, de Pierre Bourdieu (pp. 216-226). La Découverte.
  • Prieur, A. & Savage, M. (2013). 15. Les formes émergentes de capital culturel. Dans : Philippe Coulangeon éd., Trente ans après La Distinction, de Pierre Bourdieu (pp. 227-240). La Découverte.
  • Bernard, L. (2013). 18. Réflexions sur la « petite bourgeoisie nouvelle » dans les années 2000. Dans : Philippe Coulangeon éd., Trente ans après La Distinction, de Pierre Bourdieu (pp. 266-277).  La Découverte.
  • Laurison, D. (2013). 21. La production des opinions aux États-Unis, trente ans après La Distinction. Dans : Philippe Coulangeon éd., Trente ans après La Distinction, de Pierre Bourdieu (pp. 307-326). La Découverte.
  • Gaxie, D. (2013). 20. Retour sur les modes de production des opinions politiques. Dans : Philippe Coulangeon éd., Trente ans après La Distinction, de Pierre Bourdieu (pp. 293-306).  La Découverte.
  • Lahire, B. (2006). La culture des individus: Dissonances culturelles et distinction de soi. La Découverte.
  • Lahire, B. (2006). Chapitre 2. La production historique des hiérarchies culturelles. Dans : , B. Lahire, La culture des individus: Dissonances culturelles et distinction de soi (pp. 71-93). La Découverte.
  • Lahire, B. (2006). Chapitre 3. Mesurer la légitimité culturelle. Dans : , B. Lahire, La culture des individus: Dissonances culturelles et distinction de soi (pp. 94-113). La Découverte.
  • Lahire, B. (2006). Chapitre 7. L’homogénéité par le haut et par le bas. Dans : , B. Lahire, La culture des individus: Dissonances culturelles et distinction de soi (pp. 213-249). La Découverte.
  • Pharabod, A. (2017). Fréquenter des inconnus grâce à internet: Une sociabilité personnelle sans les liens ?. Sociologie, vol. 8(1), 101-116.
  • Bastard, I., Cardon, D., Charbey, R., Cointet, J. & Prieur, C. (2017). Facebook, pour quoi faire : Configurations d’activités et structures relationnelles. Sociologie, vol. 8(1), 57-82.
  • Martinache, I. (2016). Comment Bourdieu a donné du champ à la sociologie. Alternatives Économiques, 354(2), 92
  • Badie, B. & Vidal, D. (2017). Un monde d’inégalités. La Découverte.
  • Gayer, L. (2017). Les inégalités, chaînon manquant pour expliquer la violence politique ?. Dans : Bertrand Badie éd., Un monde d’inégalités (pp. 97-109). La Découverte.
  • Bourdeau, V., Flory, J. & Maric, M. (2010). Regard sociologique sur l’oligarchie: Entretien avec Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon. Mouvements, 64(4), 22-40.
  • Rennes, J. & Susen, S. (2010). La fragilité de la réalité: Entretien avec Luc Boltanski. Mouvements, 64(4), 149-164.
  • Wagner, A. (2011). Les classes dominantes à l’épreuve de la mondialisation. Actes de la recherche en sciences sociales, 190(5), 4-9.
  • Pinna, G. & Réau, B. (2011). Service de luxe et classes sociales. Actes de la recherche en sciences sociales, 190(5), 72-77.
  • Niewiadomski, C. (2018). La subjectivité comme ressource et obstacle à l’intelligibilité de l’action. Recherche & formation, 88(2), 133-144.

 

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« De caricatures en vulgarisations schématiques des travaux sociologiques, on a fini par penser que nos sociétés, marquées par le maintien de grandes inégalités sociales d’accès à la culture, étaient réductibles à un tableau assez simple : des classes dominantes cultivées, des classes moyennes caractérisées par une « bonne volonté culturelle » et des classes dominées tenues à distance de la culture. Dans ce livre qui combine solidité argumentative et ampleur du matériau empirique, Bernard Lahire propose de transformer cette vision simpliste. Il met ainsi en lumière un fait fondamental : la frontière entre la « haute culture » et la « sous-culture » ou le « simple divertissement » ne sépare pas seulement les classes sociales, mais partage les différentes pratiques et préférences culturelles des mêmes individus, dans toutes les classes de la société. Il montre qu’une majorité d’individus présentent des profils dissonants qui associent des pratiques culturelles allant des plus légitimes aux moins légitimes. Si le monde social est un champ de luttes, les individus sont souvent eux-mêmes les arènes d’une lutte des classements, d’une lutte de soi contre soi. Une nouvelle image du monde social apparaît alors, qui ne néglige pas les singularités individuelles et évite la caricature culturelle des groupes. »

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« La solidarité constitue le socle de ce que l’on pourrait appeler l’homo sociologicus, l’homme lié aux autres et à la société non seulement pour assurer sa protection face aux aléas de la vie, mais aussi pour satifaire son besoin vital de reconnaissance, source de son identité et de son humanité. Mais le risque n’existe-t-il pas que cette interdépendance fonctionnelle soit sans cesse un peu plus méconnue et que les individus, à mesure que croissent leur autonomie et leur liberté, se sentent libérés de toute dette envers les générations antérieures, peu sensibles au destin des générations futures et finalement hostiles à l’égard d’une redistribution à l’égard des plus défavorisés ?
Les cinquante contributeurs de ce volume ont recherché les moyens d’aborder ces questions en refusant les solutions simplistes. Ils s’adressent aux universitaires, aux responsables politiques, au patronat, aux associations, à tous les citoyens attentifs aux enjeux des réformes en cours ou à venir. »

 

« Comment aborde-t-on celle ou celui que l’on veut séduire ? À chaque époque, amants ou soupirants ont inventé toute une diversité de stratégies et de ruses pour se livrer au commerce sexuel ou amoureux.

Comment aborde-t-on celle ou celui que l’on veut séduire ? À chaque époque, amants ou soupirants ont inventé toute une diversité de stratégies et de ruses pour se livrer au commerce sexuel ou amoureux.

Le coude sur la portière de son cabriolet, arborant un sourire ravageur, le dragueur contemporain n’a rien à envier au séducteur des temps anciens. Il n’est qu’à en juger par l’usage des carrosses et des fiacres depuis la fin du Moyen Âge. Casanova, dans ses confessions érotiques, y narre quelques exploits, quand par exemple il se fait raccompagner dans la voiture d’une jolie femme et lui laisse « une marque non équivoque de l’ardeur qu’elle [lui] avait inspirée ». Et lorsque Emma Bovary accepte la promenade en fiacre que lui propose Léon, le cocher doit bien se résigner à passer la journée entière à sillonner la ville de Rouen…

En fait, prévient Jean Claude Bologne d’entrée, on pourrait douter qu’il existe une histoire de la conquête amoureuse, tant l’on retrouve à toutes les époques des Don Juan, des volages, des fidèles ou des timides. Il n’empêche que si l’on a toujours séduit, conté fleurette, coqueté, racolé, dragué…, l’air du temps y appose sa marque, et c’est tout ce qui fait l’intérêt de sa recherche, pleine d’anecdotes aussi distrayantes qu’édifiantes.
Les nouveaux codes construits à chaque époque, toutefois, ne touchent pas toutes les couches de la société. Que savons-nous des pratiques amoureuses chez les paysans du Moyen Âge ou dans le peuple parisien du Grand Siècle ? Notre historien manie la prudence et la nuance : même si sa recherche embrasse une quantité considérable de sources, celles des temps anciens – L’Art d’aimer d’Ovide ou les manuels de séduction qui se multiplient à partir de la Renaissance – ne laissent à voir que certains pans, certaines grandes tendances plutôt à l’oeuvre chez les privilégiés.

L’amour courtois par exemple est une invention de la chevalerie du Moyen Âge qui transforme quelque peu le regard porté sur la femme, invitée à exiger quelques prouesses de son preux chevalier énamouré… La courtoisie vient adoucir les rudes habitudes de l’Antiquité où, hors mariage, le viol, le rapt ou la séduction par l’argent d’une affranchie étaient monnaie courante.

Avec les amourettes multiples et brûlantes de François Ier, l’« escadron volant » de Catherine de Médicis et les mignons de son fils Henri III, la Renaissance installe une certaine licence sexuelle, mais elle invente aussi la galanterie qui se répand dans les cours pacifiées du Grand Siècle. Des paradoxes, des contradictions, des ruses émaillent donc cette histoire compliquée et foisonnante, où la sincérité de l’amour, la pureté des sentiments cohabitent avec le plaisir de la séduction ou l’ardeur du désir… Et les femmes ne sont pas toujours en reste, puisque le rang peut parfois inverser la hiérarchie des sexes : au xviie siècle, Mme d’Alincourt rentre dans son cabinet après une chute à la chasse, et se fait « prendre » contre son gré par son écuyer dévoué. Ce n’est, en somme, qu’une fois retombé l’effet des ébats qu’elle s’estime outragée et le menace de mort : comme il lui tend son arme pour le poignarder, elle le pardonne et devient ensuite sa maîtresse…

Au siècle des Lumières, des m?urs progressivement policées s’allient au libertinage (quand ce n’est pas la débauche comme à la cour de Louis XV) et à l’aveu plus affiché du désir charnel.Mais encore faut-il distinguer, durant toutes ces périodes, entre les différentes femmes : à la maîtresse, l’hommage et les armes les plus raffinées de la séduction, à l’épouse, le respect (jusqu’au xixe siècle, les mariages sont décidés par les familles), et aux autres – prostituées, chambrières ou femmes du peuple ou de la campagne -, le devoir d’accepter de se faire renverser sur la paille avec la plupart du temps le mépris pour tout remerciement…

L’époque contemporaine – qui démarre à la Révolution française – est, quant à elle, riche de mutations en tous genres et les pratiques de séduction ne font pas exception. Les changements observés s’inscrivent dans des rapports peu à peu plus égalitaires entre les deux sexes, dans lesquels le lien amoureux nécessite l’accord des deux partis. Là encore, pourtant, vont cohabiter des usages on ne peut plus contrastés. D’un côté, comme le rappelle J.C. Bologne, le xixe siècle est celui de la virilité, qui va bientôt donner naissance aux figures du militaire, du sportif, du « républicain viril » et à des générations de coureurs de jupon cultivant le machisme.

De l’autre, l’amoureux romantique, à l’image des héros stendhaliens, qui rougit, pâlit, se pâme et monte des tentatives de suicide pour conquérir sa dame… À l’heure où la fée électricité est apparue dans le paysage naît le coup de foudre, qui électrise désormais les regards et les âmes, tant féminins que masculins. D’innombrables codifications amoureuses se diffusent au fil des progrès techniques. Les cartes postales et les timbres (selon leur inclinaison) deviennent le support de tout un langage du c?ur. Les transports (croisières en paquebots, voyages dans l’Orient Express), les stations balnéaires et les casinos sont autant de lieux où se développent la drague et une nouvelle pratique venue de chez les Anglo-Saxons : le flirt (issu du terme français « conter fleurette »), qui scelle une nouvelle liberté initiée en terre protestante où les jeunes filles sont, dit-on, plus entreprenantes. « Effleurer le vêtement avant d’oser la chair, serrer le bras avant de saisir le corps… », tout un jeu du désir et de l’excitation se développe alors avant le mariage et en dehors du contrôle parental.

Mais bien sûr, c’est avec l’avènement de la pilule et la légalisation de la contraception, dans les années 1960, qu’intervient la rupture majeure. Dans une société qui accorde une large place aux loisirs et à la fête, la libéralisation des m?urs autorise alors les expériences sexuelles qui détermineront les choix de chacun pour sa chacune – et inversement. La conquête amoureuse n’est plus affaire de mâles dominants qui sélectionnent leurs proies : les femmes peuvent enfin se permettre de revendiquer leurs choix sexuels et sentimentaux. Les hommes se doivent désormais de faire leurs preuves !

Alors, ringards et disqualifiés les dragueurs ? Oui, certes, mais les évolutions très récentes montrent que leur destin n’est peut-être pas scellé : J.C. Bologne ne manque pas, à la fin de son ouvrage, de pointer de nouvelles ruses de la séduction, issues des relations via Internet ou des avancées de la psychologie. Bref les dragueurs – et les dragueuses – n’ont pas dit leur dernier mot. »

– Fournier, M. (2007). De la séduction à la drague. Sciences Humaines, 187(11), 18.

 

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« La première expérience en psychologie sociale, celle de Norman Triplett (1897), montre comment l’activité physique d’un individu s’intensifie en présence d’un tiers exerçant la même tâche. Ainsi l’expérimentation peut favoriser une approche interindividuelle de l’influence sociale, mais elle peut aussi étudier le groupe, même d’une taille restreinte, comme une entité qui a son fonctionnement propre, notamment pour l’élaboration de normes (M. Sherif, 1938). Elle peut même viser à créer en laboratoire des groupes sociaux censés reproduire des idéologies différentes, par exemple démocratique, autoritaire ou de laisser-faire (Lewin, Lippit et White, 1939). Toujours à propos des groupes, un thème d’étude important porte sur leur productivité, apparemment stimulée par une gestion participative, comme dans la célèbre expérience Hawthorne. De manière persistante, des régularités dans la structure des choix sociométriques sont étudiées par Jacob Moreno et son école (1934). »

 

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« La pauvreté dérange car elle est l’expression d’une inégalité difficilement acceptable dans une société globalement riche et démocratique. Les pauvres ne représentent-ils pas le destin auquel les sociétés modernes ont cru pouvoir échapper ?
Dans ce livre, mis à jour et complété pour cette nouvelle édition, Serge Paugam propose une réflexion qui englobe tous les éléments de cette question sociale. Il étudie la pauvreté simultanément comme expérience vécue par des hommes et des femmes situés au bas de l’échelle sociale et comme un élément de la conscience que les sociétés ont d’elles-mêmes et qu’elles cherchent le plus souvent à combattre. Il revient sur les trois auteurs clés, Tocqueville, Marx et Simmel, ayant marqué la réflexion sur le rapport social à la pauvreté et développe à son tour une étude originale qui s’attache non pas à la pauvreté en tant que telle, mais à la relation d’assistance, à l’organisation de ce tout social auquel appartiennent les pauvres. En s’appuyant sur de nombreuses enquêtes comparatives, menées pour la plupart en Europe, il définit ici de façon inédite les différentes formes élémentaires que prend cette relation d’interdépendance: la pauvreté intégrée, la pauvreté marginale et la pauvreté disqualifiante. La sociologie de la pauvreté qu’il nous propose est ainsi avant tout une sociologie du lien social.
Un livre préalable à l’action politique, qui entend stimuler la réflexion pour, sinon éradiquer, du moins soulager les souffrances de ceux et celles dont le destin, un jour ou l’autre, croise celui de la pauvreté. »

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« Où commence l’étranger dans la société médiévale ? comment y vit-on en étranger ? peut-on au Moyen Âge supporter « l’autre », celui qui n’est pas au village, de la ville où on naît et travaille, celui qui ne parle pas la même langue ? Ce sont les questions, si fort d’actualité, qui ont servi de trame aux travaux du XXXe congrès de la Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public, accueilli en juin 1999 à Göttingen, lieu hautement symbolique, par la Mission historique française en Allemagne et l’Institut Max Planck d’histoire.
Les communications, prolongées par les conclusions d’Otto Gerhard Oexle, font le point sur la manière dont les hommes du Moyen Âge concevaient l’altérité. Les pratiques, les institutions, et aussi l’imaginaire ont contribué à faire de l’étranger une figure marquante de l’ordre social. Mobiles par vocation ou par nécessité, marchands, hommes d’armes, hommes d’Église, intellectuels et artistes ont suscité et façonné des manières d’être, des lieux de rencontre, des statuts codifiés, mais aussi des comportements de méfiance et de rejet, dans un constant va-et-vient entre exclusion et intégration. »

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