L’Aufklärung

« L’Aufklärung, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de minorité dont il est lui-même responsable. L’état de minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre.

On est soi-même responsable de cet état de minorité quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre.

Sapere aude ! [Ose savoir !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement! Voilà la devise de l’Aufklärung.. » – Kant

 

« Prince tu n’as pas le droit d’opprimer la liberté de penser, et ce sur quoi tu n’as aucun droit, il te faut ne jamais le faire, quand même les mondes s’écrouleraient et que tu devrais, avec ton peuple, être enfoui sous les ruines. » – J. G. Fichte.

 

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« Ce qui est proprement réjouissant, et conduit d’ailleurs à rire de plaisir en lisant les opuscules de Voltaire, Diderot et Hume, c’est que le débat n’est animé que par la quête d’une vérité logique. Il y a chez chacun une radicalité de questionnement d’autant plus remarquable que l’exercice d’une pensée libre était alors authentiquement dangereux : Voltaire, quand il écrit Le Philosophe ignorant, n’a pas oublié que quelques années plus tôt le chevalier de La Barre, dont il a pris hardiment la défense, était condamné à mort pour sacrilège et son propre Dictionnaire philosophique brûlé sur le corps du supplicié. Diderot a vu aussi son premier livre lacéré et brûlé parce que contraire à la religion et aux bonnes mœurs. Quant à l’Anglais Hume, ce n’est pas un effet du hasard si ses Dialogues sur la religion naturelle ne seront publiés qu’à titre posthume.
Mais le plus beau, c’est peut-être bien que cette triple enquête sur ce que signifie croire en Dieu invite le lecteur, par sa commune démarche, à pratiquer le doute (fondement du rationalisme cartésien), qui libère aussi bien du préjugé que du fanatisme. Car les philosophes ne s’intéressent pas à la foi, qui est du domaine de la croyance. Ce qui leur importe, c’est uniquement ce qui relève du domaine de la connaissance. Que peut-on donc savoir de Dieu ? Mais… rien. Puisque l’esprit humain, limité, ne saurait appréhender Dieu, qui par définition est infini. Merveille. Car à partir de cette impossibilité logique s’évaporent ces idées qui « vous semblent profondes parce qu’elles sont creuses », comme dit Voltaire. Place à la réflexion sur ce qui fonde la morale, sur la nature de la pensée. Et libre à chacun de croire en ce qui le console ; reste à l’humain, rendu à sa solitude, la tâche de vivre en respectant ce qui le fait humain. »

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« Pourquoi philosopher, aujourd’hui, sur les droits de l’homme ? Pourquoi s’attarder théoriquement sur un dessein pratique qui mobilise de plus en plus intensément et universellement l’énergie contemporaine ?

Une telle interrogation philosophique ne peut être absolument justifiée que s’il apparaît que le mouvement politique des droits de l’homme rencontre des difficultés pratiques dont la suppression exige d’abord l’élucidation théorique de leurs raisons. Or, ces difficultés existent. Evoquons-les rapidement, en tant qu’elles concernent le contenu, le style, le lieu, de la réalisation des droits de l’homme.

Le contenu. — Peut-on le faire consister dans une multiplicité de droits, sans remonter à leur principe — une idée de l’ homme — , et donc en faisant abstraction de ce qui pourrait compromettre un accord sur des objectifs déterminés ? Si oui, alors il faut s’employer à établir — c’est l’un des aspects du débat à l’UNESCO — un catalogue des droits de l’homme. — Mais le contenu de ceux-ci ne peut être déterminé qu’en relation avec la variété des hommes ou des groupes humains, l’accord et l’unité de leur revendication ne pouvant dès lors s’obtenir qu’au niveau de leur principe, de l’idée de l’homme, laquelle commande nécessairement — comme idée pratique — sa réalisation déterminée. — Or, on ne s’entend guère au sujet du contenu général d’une telle idée. Qu’est-ce qui constitue bien la valeur de l’existence humaine ? La liberté ou la sécurité ? La dignité ou le bonheur ? Le droit ou la paix ? A cette opposition entre la « liberté formelle » et la « liberté réelle » correspond la tension entre des « droits-libertés » (droit à faire, à agir…) et des « droits-créances » (droit à recevoir, à jouir…). On reconnaît là le conflit entre libéralisme et socialisme (autre aspect du débat culturel international — et dans le même piétinement !).

Le style. — Faut-il en appeler à un volontarisme ou professer un historicisme ? Plier le fait au droit, imposer l’idéal à l’histoire, ou reconnaître patiemment les évolutions de l’histoire ?

Le lieu. — S’agit-il du lieu unitaire conjoignant l’effectivité sociale et la juridicité étatique, soit par une socialisation du politique — c’est là l’anarchisme — , soit par une politisation du social — c’est là le marxisme ? Ou du lieu scindé de la séparation entre le fait social, à laisser hors du droit, et le droit purement étatique — c’est là le libéralisme ?

Toutes ces questions, qui traduisent la contradiction multiforme qui ralentit, voire paralyse, la mise en œuvre de la revendication des droits de l’homme interpellent la réflexion philosophique. Quelle solution peut-elle proposer ? Interrogeons la philosophie contemporaine, avant, éventuellement — devant l’insuffisance possible de ses réponses — de nous reporter à la philosophie qui s’est élaborée dans la période de la proclamation originelle de ces droits, à cette philosophie de la Révolution française qu’a été l’idéalisme allemand.

Evoquons deux ouvrages, qui circonscrivent le dernier quart de siècle, celui d’E. Bloch : Droit naturel et dignité humaine, et celui de L. Ferry et A. Renaut : Philosophie politique, 3 : Des droits de l’homme à l’idée républicaine.

Selon E. Bloch, l’opposition actuelle qui écartèle la revendication des droits de l’homme condense l’opposition historique du courant du droit naturel moderne et du courant de l’utopie sociale animant la pratique révolutionnaire. Le premier courant proclame la liberté que l’homme doit à sa dignité, tandis que le second réclame pour l’homme le bonheur dans la paix d’une égalité et fraternité génératrice d’une réelle solidarité.

— En fait, la séparation de la liberté et de la solidarité — l’histoire l’a montré — condamne le premier courant au formalisme d’une humanité abstraite (pas de réalisation civique de l’homme), et le second courant à la violence d’une concréité inhumaine (pas d’idéalisation humaine du citoyen).

C’est pourquoi la tâche essentielle doit consister, aux yeux de E. Bloch, à réaliser les droits de l’homme en humanisant leur réalisation révolutionnaire, à réunir liberté et bonheur, dignité et satisfaction, droit et paix, car il n’y a pas de liberté sans bonheur, ni de bonheur sans liberté.

En réalité, une telle réconciliation du droit (de la différence du droit et du fait) et de la paix (de l’identité du droit et du fait), cette identité de la différence et de l’identité, s’opère au bénéfice de celle-ci. E. Bloch réconcilie donc socialement le libéralisme et le socialisme dans ce qu’on peut bien appeler un socialisme démocratique.

Cette solution — qu’ils appellent la solution de type jauressien — est refusée par L. Ferry et A. Renaut, qui optent, au terme de leur ouvrage sur la philosophie des droits de l’homme, pour une solution proprement « républicaine ».

Pour eux, le libéralisme — tel celui d’un Hayek, selon Droit, législation et liberté  — qui veut ignorer les droits-créances (le droit au travail, à l’assistance sociale…) et libérer le dynamisme, unificateur et égalisateur du marché, de toute législation, retombe dans l’historicisme exclu par la perspective volontariste de l’affirmation des droits-libertés.

— Quant au socialisme et à l’anarchisme, ils relativisent les droits-libertés, exaltation du vouloir, mais en violentant volontairement la nécessité historique qui impose de plus en plus, et ce au sein même des Etats issus de la révolution sociale, la revendication de ces droits-libertés. — Or, la « synthèse » jauressienne n’étant, au fond, que l’ambiguïté d’une théorie révolutionnaire (suspendant à l’occasion les droits formels) et d’une pratique légaliste, il faut se tourner vers la lecture républicaine des droits de l’homme — choisir Gambetta, plutôt que Jaurès.

Alors, l’antinomie : droits-libertés (libertés formelles) – droits-créances (libertés réelles) s’apaise dans l’affirmation de « droits-participations » — droits politiques de participation effective au pouvoir, à travers le suffrage universel — , qui supposent les droits fondamentaux — opinion, presse, association — et, par ailleurs, garantissent, moyennant leur exercice même, la prise en compte de l’exigence de solidarité fraternelle, c’est-à-dire la réalisation des droits-créances, mais comme droits dont le contenu positif indéterminé (le bonheur) exclut qu’ils deviennent des droits vraiment posés, positifs, et puissent ainsi compromettre l’existence prioritaire des droits absolument posés que sont les droits-libertés, comme droits déterminables, puisqu’ils expriment la négation de la négation de l’agir.

La solution républicaine de l’antinomie des droits de l’homme réside donc dans l’affirmation conjointe, mais hiérarchisée, des droits-libertés, premiers et absolus, et des droits-créances, seconds et relatifs, ce qui signifie aussi la reconnaissance de l’évolution historique, mais soumise à la volonté, et le rôle social d’un Etat cependant maintenu en dehors et au-dessus de la société. — Il y aurait là une « synthèse » du droit et de la paix, de la liberté et du bonheur, mais qui privilégierait le droit et la liberté par rapport à la paix et au bonheur — il est vrai sans justifier l’attention à ceux-ci par le respect de ceux-là.

Il est alors intéressant d’observer, dans un cas comme dans l’autre (socialisme démocratique – républicanisme), l’insistance de la référence à la première grande philosophie des droits de l’homme, à savoir la philosophie kantienne.

Pour E. Bloch, le kantisme, apparemment, marque l’opposition maximale de la proclamation de la liberté et de celle du bonheur. Mais, travaillé malgré lui par la nécessité historique, il avouerait l’abstraction de ses propres principes en réunissant la liberté et le bonheur, le droit et la paix, au sein du souverain bien, et en anticipant ainsi la solution réelle apportée par le socialisme à venir. Kant aurait « en fin de compte » proposé « un essai de synthèse, voire même une synthèse extraordinairement fine entre le bonheur et la dignité ».

Quant à L. Ferry et A. Renaut, ils disent s’inspirer, dans leur articulation des deux types de droits de l’homme, de la distinction kantienne de l’entendement et de la raison. L’entendement pratique « constituerait », dans l’impératif de règles déterminées, les droits-libertés, alors que la raison confierait la régulation du devenir historique aux exigences indéfiniment déterminables des droits-créances.

Cette commune référence à la première philosophie des droits de l’homme — la philosophie de la Révolution française ouvrant l’idéalisme allemand — , qui s’accompagne, d’ailleurs, d’une égale critique de la philosophie de la Révolution française qui clôt cet idéalisme — la philosophie hégélienne, jugée « totalitaire » — , nous semble réduire, voire mutiler, la référence, pour nous assurément nécessaire et salutaire, de toute réflexion actuelle sur les droits de l’homme, à la réflexion originelle, et originaire, sur ceux-ci, qu’a été, dans tout son processus, l’idéalisme allemand.

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La philosophie allemande, non seulement kantienne, mais prise dans le triple écho spéculatif qu’elle a offert, de Kant à Hegel, en passant par Fichte, à l’affirmation inaugurale — et, en fait, destinale — des droits de l’homme, et ce dans son contenu proprement pratique — contrairement à l’unilatérale exploitation, par L. Ferry et A. Renaut, du seul couple théorique : entendement-raison — , permet de clarifier fondamentalement la problématique pratique actuelle de ces droits, mais dans un sens opposé à la « synthèse » également contestable qu’E. Bloch prétend découvrir en son inauguration kantienne.

Ecoutons la réponse proposée, à l’interrogation présente sur le sens qu’il convient de donner, pour l’unifier, à la réalisation des droits de l’homme, par ce qui a constitué — du fait de la rigueur et de la profondeur conceptuelle — la première et la dernière philosophie que leur revendication a suscitée, celle de l’idéalisme allemand.

Nous disons : la philosophie. Car la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 — Préambule de la Constitution de 1791 — réalise le principe rousseauiste de l’absolutisation de la liberté, dont les philosophies de Kant, Fichte et Hegel ont été, chacune, l’élaboration conceptuelle.

La philosophie de Kant est une philosophie de la liberté, comme subordination du théorique au pratique, de l’être à l’agir, de la nécessité à la liberté.

La philosophie de Fichte est une philosophie de la liberté, comme dérivation ou déduction du théorique à partir du pratique…

La philosophie de Hegel est une philosophie de la liberté, comme intégration dialectique du théorique dans le pratique…

— Et pour ce qui est du mouvement qui fait passer de Kant à Hegel, il est le développement spéculatif de la tension par laquelle le contenu de la proclamation initiale des droits de l’homme anticipe le devenir conflictuel de leur revendication, et, par conséquent, il nous fournit un concept précieux dans notre interrogation philosophique présente sur ce devenir, plus précisément sur son destin actuel.

Interrogeons donc la philosophie des droits de l’homme — et ce sur les trois problèmes imposés par les difficultés de leur affirmation : celui du contenu, celui du style, et celui du lieu de cette affirmation.

L’idéalisme allemand opère l’ unification métaphysique des droits de l’homme comme réalisation de la liberté, en tant que celle-ci est le droit originaire.

Il le fait en substituant, au mélange empirique de l’affirmation révolutionnaire de la liberté — la raison pratique — et du bonheur — l’empirie — , la fondation rationnelle de tous les droits proclamés en 1789-1791 sur l’un d’entre eux, ainsi érigé en droit originaire, et qui n’est rien d’autre que la liberté, dont le droit tout entier est la réalisation extérieure.

Le contenu de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen offre la juxtaposition de la liberté aux autres droits : propriété, sûreté, résistance à l’oppression (Article 2). Et, en tant qu’elle s’anticipe comme titre à avoir des droits (Article Premier : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »), cette liberté est juxtaposée à l’égalité de ce titre elle-même mise en rapport avec l’intérêt (« Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune »), de telle sorte que les droits sont fondés et sur la liberté et sur l’utilité (la sociabilité).

De la sorte, la liberté n’est pas le seul principe, la seule origine du droit. Par là, la pensée révolutionnaire est bien l’héritière de la pensée du XVIIIe siècle.

Ainsi, pour Diderot, la sociabilité est la source des devoirs et des droits, — la trinité physiocratique, chez Mercier de la Rivière, s’énonce : « Propriété, sûreté, liberté », — selon Rousseau, l’homme est né libre, mais c’est l’utilité, l’intérêt, qui se réalise dans le droit…, etc.

— Tel est bien le syncrétisme du droit naturel moderne : pour celui-ci, le droit est assurément fondé sur le sujet humain et ses exigences (droit subjectif), et non pas, comme l’affirmait le droit naturel antique-classique, sur son implication objective dans la finalité cosmique naturelle, mais le sujet humain est appréhendé comme un mixte de raison et de naturalité, de liberté et de nécessité, d’agir et de pâtir.

— La liberté n’est donc pas le principe, mais un contenu du droit : elle peut être le contenu du droit, sans en être l’origine — je peux être fait libre, bref, le droit — y compris la liberté — peut être octroyé.

Les analyses récentes de Blandine Barret-Kriegel ont bien rappelé que l’ Etat de droit est fort antérieur à la Révolution française. La monarchie absolue s’est en effet constituée dans la libération de la « souveraineté » à l’égard du dominium et de l’imperium, c’est-à-dire dans l’octroi des libertés personnelles et civiles. Mais l’histoire de la monarchie prérévolutionnaire a montré, tout autant, que le simple octroi des droits signifiait la précarité de leur exercice.

L’homme n’a pleinement des droits que s’il se les donne lui-même : le droit n’est que comme l’auto-affirmation de la liberté, il n’est que dans la libre déclaration de lui-même.

C’est l’acte de la déclaration des droits de l’homme — comme acte donnant sens à la constitution étatique fondée par lui — qui érige en fait en principe du droit la liberté, laquelle, dans le contenu déclaré, ne figure que comme un droit parmi d’autres.

— Et la philosophie idéaliste allemande, comme philosophie des droits de l’homme, est précisément l’élévation au concept de l’acte de leur déclaration, et non pas essentiellement du contenu déclaré en eux, un contenu à l’égard duquel, au demeurant, elle se montre ou discrète — Hegel ne lui consacre que quelques lignes — ou réservée — Kant rejette le quatrième droit naturel fondamental, celui de la résistance à l’oppression.

L’éloge de la Révolution française — de Kant à Hegel en passant par Fichte — vise bien en celle-ci l’entreprise par laquelle l’homme s’est mis sur la tête pour reconstruire son monde, a libéré son vouloir comme principe de sa vie, ce vouloir qui consiste à se dire et à dire ce que l’on va faire, pour prouver et se prouver que le fait a bien été fait et n’est qu’à avoir été voulu, que la nécessité est le dépôt de la liberté.

— Ce qui est octroyé ne peut être un droit que s’il est revendiqué, et Fichte dénonce ainsi, comme la raison de tous les maux, le préjugé selon lequel le devoir des princes est de veiller d’abord à la félicité de leurs sujets : « Non, Prince, tu n’es pas notre Dieu. De lui, nous attendons la félicité ; de toi, la protection de nos droits. Ce n’est pas bon que tu dois être envers nous, c’est juste ! » 

Mais, être juste, reconnaître le droit, c’est respecter, dans les individus, des libertés. Aussi l’idéalisme allemand répète-t-il, en tous ses penseurs, que le fondement du droit comme droit de l’homme, c’est la liberté.

Rappelons brièvement des thèmes bien connus. — Pour l’idéalisme allemand, l’objet est l’objectivation du sujet (Kant), l’être le dépôt de l’acte (Fichte), le réel l’auto-réalisation de la raison absolue (Hegel), bref, la nécessité l’aliénation de la liberté.

Mais, comme théorique, cognitif, l’esprit ignore cette relation : il n’est pas ob-jet à lui-même comme position de l’objet, il est esprit subjectif, seulement subjectif. Quand il devient ob-jet à lui-même en tant que position du sujet, c’est-à-dire esprit objectif, il se réalise en tant que ce pouvoir, cet agir, cette liberté qu’il est d’abord en soi ; d’où naît cette deuxième nature qu’est le droit, objectivation de l’esprit, libre aliénation de la liberté. La raison pratique juridique, chez Kant, l’esprit objectif ou le droit, chez Hegel, sont bien une telle réalisation de la liberté en tant que telle.

Tous les droits sont des conditions de la réalisation de la liberté. — Et d’abord celui que le XVIIIe siècle avait tendance à juxtaposer, voire à imposer, à la liberté : le droit de propriété.

Ainsi, chez Kant, le droit de propriété actualise, selon l’exigence de la coexistence des libertés, le postulat juridique de la raison pratique, qui affirme la possibilité, pour la liberté, de l’usage de son arbitre par rapport à un objet de celui-ci ; chez Hegel comme chez Fichte, la propriété est la réalisation immédiate, chosiste, de la liberté. — Il en va de même du troisième droit naturel cité par la Déclaration, la sûreté, droit qu’ont les individus de constituer une communauté étatique seule capable d’assurer la réalité physique de la propriété et la réalité métaphysique de la liberté.

Réalité métaphysique, car la liberté, comme négation (dans quelque sens que ce soit) du sujet se saisissant selon la nécessité naturelle — le Moi théorique kantien, l’esprit subjectif hégélien — c’est-à-dire dans un être-conditionné par de l’autre, dans son être empirique ou naturel, est le pur rapport à soi, la pure identité à soi ou universalité, la rationalité, du vouloir s’objectivant dans la seconde nature du droit.

S’affirmer libre dans le monde, affirmer son droit ou ses droits, c’est donc s’affirmer comme la raison pratique, comme un sujet métempirique ou métaphysique. Mais cette fondation métaphysique des droits de l’homme institue l’universalité de leur affirmation.

Kant, Fichte et Hegel sauvent l’humanité des hommes de tout mélange avec la variation empirique, c’est-à-dire de tout risque de limitation dans la reconnaissance de cette essence aux hommes réels.

Tout homme est pleinement un homme, quelles que soient ses conditions d’existence. D’où la condamnation absolue de l’esclavage par Kant, Fichte et Hegel.

— Le droit de l’homme comme tel, pris universellement, est ainsi fondé absolument parce qu’il est fondé sur ce qui élève l’homme au-dessus de son existence naturelle, physique, ou relative, sur ce qu’il y a d’intelligible ou de rationnel en lui. C’est pourquoi l’humanisme — même si, dans l’idéalisme allemand, il réfléchit l’être supra-humain de la raison — est, au niveau du droit, le principe déterminant du contenu de celui-ci, comme ce qui réconcilie tous les hommes dans la reconnaissance à chacun d’une existence extérieurement libre.

Si la considération de la liberté comme essence universelle de l’individu permet de déterminer rationnellement les droits de l’homme, c’est dans la seule mesure où ceux-ci ne sont pris que pour des déterminations universelles de la liberté.

L’actualisation de ces droits, à chaque fois individuelle, leur confère un contenu individuel qui échappe à la justification rationnelle : ce contenu est simplement subsumé sous leur contenu universel, non déterminé par lui ; ce qui a suscité le reproche de formalisme inégalitaire dirigé contre les philosophies du droit de l’idéalisme allemand.

Il est vrai que, pour elles, l’universalité du droit principiel inné qu’est la liberté est absolument compatible avec la particularité des droits acquis, comme libre exercice du pouvoir empirique de l’homme sur son milieu naturel et humain. Par exemple, chez Kant, au niveau du droit public, l’individu protégé par celui-ci, mais qui ne possède pas — par nature (enfant, femme…) ou par profession (domestique, bûcheron itinérant, précepteur…) — l’indépendance civile autonomisant tout vote (donc le rendant réel), ne peut dire le droit, participer à la législation : il est alors citoyen passif, non citoyen actif.

Le droit de l’homme, la liberté, n’implique pas que tous les hommes aient les mêmes droits, car le droit de l’homme n’est pas un donné empirique, mais, tout au plus, requiert que les hommes puissent — juridiquement — avoir les mêmes droits : ainsi, tout citoyen passif doit avoir la possibilité légale de devenir citoyen actif.

— Chez Fichte et chez Hegel, de même, l’actualisation individuelle du droit universel de propriété ou de participation civique s’exprime dans l’acquisition de droits particuliers variables comme les conditions empiriques de leur propre contenu. — N’étant pas principe, mais point d’application du droit, l’individu comme tel — empirique — ne peut exiger du droit qu’il soit, en tant que droit, déterminé en tout son contenu matériel.

Le formalisme des droits de l’homme est le prix de leur affirmation universelle absolue.

Mais, si l’idéalisme allemand accorde des droits à l’individu dans la seule mesure où il est le support de la raison pratique ou de la volonté libre, ces droits s’étendent selon l’intensification du lien entre la liberté et la nature, la raison pratique et la raison théorique.

Il y a ainsi, de Kant à Hegel, une concrétisation croissante des droits de l’homme, et, en particulier, un développement progressif des droits-libertés en droits-créances — développement, et non pas simple juxtaposition de droits renvoyant à deux principes différents, comme on l’a affirmé.

Chez Kant, se présente l’affirmation pratique de la subordination de la raison théorique — et de son corrélat : la nature, la nécessité — à la raison pratique — la liberté. Une telle subordination pratique implique l’absence de toute immanence réelle de la liberté à la nécessité, de la raison à l’empirie. C’est là le rigorisme kantien, qui préside, entre autres, à la théorie que Kant propose de la peine. La culture, dont la cime est le droit, est alors la simple soumission de la nature à une raison qui, en son contenu, purement formel, ne consacre aucun élément empirique. Dans le domaine politique (droit public), l’actualisation empirique de la raison n’est même pas nécessaire : une disposition (loi, décret) est conforme au contrat originaire qui légitime tout gouvernement si elle peut être approuvée par tout individu en tant qu’être rationnel, etc.

 

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« On accuse le « progrès » de tous les maux : il serait la cause des dégâts environnementaux, de l’extension du chômage, de nos existences sous pression. La nostalgie fait rage, on regrette la proximité d’antan, les bonnes vieilles valeurs chaleureuses. Mais de quoi parle-t-on exactement ? La notion de progrès, née avec les Lumières, postulait que l’usage de la raison porterait la construction d’un avenir meilleur. Pour ne pas confondre progrès et changement, il importe de se demander « progrès de quoi, pour qui » ? »

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Chez Fichte, la raison se fait raison théorique, la liberté se fait nécessité, dans le travail d’une culture transformant peu à peu la nature en instrument immanent de l’esprit. La liberté se fait conditionner par la nécessité, et le droit, par là même, intègre dans son contenu les conditions empiriques à travers lesquelles la liberté se fait advenir. Le fichtéanisme pose ainsi des droits-créances : droit au travail (il ne doit pas y avoir d’oisifs), droit à l’assistance sociale (il ne doit pas y avoir de pauvres) ; il prévoit de même un adoucissement, une humanisation de la peine, dans le souci de l’amendement du criminel, et le dépassement de la stricte loi du talion, encore affirmée par Kant. Une telle préoccupation du sujet empirique de la raison, qui fait intégrer l’humanité dans le droit — au lieu de la circonscrire dans le simple devoir éthique — , n’est cependant pas à l’origine d’un droit indéterminé, même si, là aussi, on ne peut dépasser le formalisme, l’abstraction, des dispositions légales : l’entendement pratique détermine tout autant le droit à l’assistance que le droit de propriété ; le bonheur est, certes, en lui-même, indéterminable, mais non les moyens de sa libre obtention !

L’identification hégélienne d’un tel bonheur et de la liberté va alors achever l’humanisation des droits de l’homme. — La législation civile intensifie sa « socialisation », et la législation pénale son adoucissement. Là aussi, comme chez Fichte, les droits-créances sont justifiés comme condition même de l’exercice des droits-libertés, de telle sorte que, s’ils excèdent ceux-ci (comme le concret excède ce qui est abstrait relativement à lui), cet excès a sa raison d’être dans la possibilité de la réalisation effective des droits-libertés : la négation des libertés formelles ne peut se justifier par l’affirmation des libertés réelles, et l’affirmation de celles-ci est l’affirmation réelle de celles-là. Assurément, l’affirmation du « droit abstrait » ne peut être une affirmation absolue, et l’Etat est la puissance absolue sur terre, mais une telle affirmation ne serait elle-même qu’une affirmation abstraite, irréelle, la négation réelle de ce droit. — La structure constante de l’abstrait et du concret dans le processus hégélien fait apparaître que le concret n’est rien d’autre que la reposition, mais selon une réalité assurée, de cela même dont l’auto-négation — l’irréalité de l’abstrait pris en lui-même — a justifié sa propre position : le droit abstrait reçoit une réalité accrue par sa concrétisation politique.

 

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Dans des contextes différents — en tant qu’étapes d’une réunion de plus en plus intime de la raison et de la réalité, du droit et du fait, de la liberté et de la nécessité — , les philosophies successives de l’idéalisme allemand illustrent toutes, et ce, assurément, dans la différence même que ce rapport revêt dans la différence des contextes, le rapport hiérarchique des deux moments, au profit de la raison, du droit ou de la liberté.

— On connaît l’affirmation kantienne, corrélative de celle du bonheur par la vertu, de la paix par le droit : qui veut d’abord pour elle-même la paix (réalisation juridique du bonheur) manque à la fois la paix et le droit, alors que celui qui veut d’abord le droit obtient par surcroît la paix ; la plus efficace des politiques est la politique morale ; le plus grand réaliste est l’idéaliste.

— Le même rapport, avec un sens propre, est en vigueur dans le fichtéanisme.

— Quant au hégélianisme, il vérifie, au niveau aussi de l’esprit objectif, sa définition de l’absolu comme unité non neutre du sujet et de l’objet, puisque l’unité absolue du sujet et de l’objet est le sujet absolu. Si le réel est rationnel (deuxième formule de la célèbre équation), c’est parce que le rationnel est — c’est-à-dire, car il est absolue activité, se fait — réel (l’équation en sa formulation initiale).

L’entendement est au cœur de la raison, la libre volonté est le principe de la nécessité historique.

D’où la mise en question, par Hegel, de l’opposition du volontarisme et de l’historicisme, c’est-à-dire des deux démarches exclusives entre lesquelles la quête des droits de l’homme devrait choisir.

Ici encore, et à l’opposé de toute confusion, car c’est dans la stricte hiérarchie d’un rapport organique, l’idéalisme allemand peut nourrir utilement la nécessaire réflexion sur le mouvement conflictuel des droits de l’homme.

Les penseurs allemands refusent bien l’affirmation unilatérale, abstraite, du volontarisme (activiste) et de l’historicisme (passiviste, quiétiste), quand il s’agit de déterminer le style de la réalisation des droits de l’homme.

Nous illustrerons d’abord le refus du volontarisme par les exemples de Kant et de Hegel, mais la position fichtéenne est la même.

— Le volontarisme suppose que l’histoire, le devenir des hommes, est un simple matériau du vouloir, un donné empirique dépourvu de toute raison, ne réalisant aucune liberté.

Or, pour Kant, ce devenir des hommes, comme êtres non raisonnables, purement naturels, s’annulerait dans la guerre de tous contre tous (l’état de nature est un état de guerre). L’être des hommes, doués de raison, donc ouverts, dans l’état de nature, à l’appel du droit, suppose, par conséquent, la réalisation de ce droit, c’est-à-dire le droit réel de l’Etat, d’un Etat ; il y a toujours de la raison dans l’histoire humaine. Aussi le vouloir agissant doit-il respecter le vouloir réalisé, en condamnant le caractère révolutionnaire de tout volontarisme.

Si tout droit est le droit de l’homme, le droit de l’homme n’existe que par le droit, le respect du droit, en tant que droit existant : « toute autorité vient de Dieu » ! La négation d’un droit injuste est elle-même une négation injuste, car elle est la négation de tout droit, puisque le droit, œuvre de la liberté, n’a pas d’autre réalité, n’existe pas autrement, qu’à travers sa réalisation déterminée plus ou moins imparfaite, et que la différence capitale n’est pas celle qui sépare des réalisations de la liberté, mais celle de l’existence naturelle et de l’existence par liberté, existence héroïque, en tant que combattue par toute la puissance de la sensibilité.

Le droit en soi est dans le droit phénoménal, dans le droit positif le moins rationnel, car celui-ci exprime un accord, au moins tacite, des hommes, pour exclure l’état de nature où règne le mal absolu de la guerre. Et un mauvais droit vaut mieux que l’absence du droit, où toute révolution risque de faire retomber, sans aucune certitude qu’on puisse en ressortir jamais. L’homme n’a donc pas le droit de risquer de supprimer le droit.

On ne peut vouloir le droit (de l’homme) comme fin si on ne le veut pas d’abord et toujours comme un moyen !

Dira-t-on alors que l’histoire nous apprend que la violence guerrière ou révolutionnaire est le moteur de la réalisation progressive du droit ? Opposera-t-on à la philosophie du droit de Kant sa propre philosophie de l’histoire ? — Il faut alors répondre que :

1/ le recours à l’histoire (philosophique) fournit la « garantie » de l’agir rationnel, mais perd toute raison d’être, se contredit, si l’on veut, par lui, faire excuser l’agir irrationnel, immoral,
2/ puisque les enseignements de la philosophie de l’histoire — sans valeur théorique objective, « constitutive » de l’expérience — ne reçoivent une vérité que par leur fondation sur l’absoluité de l’impératif de la raison pratique, et que
3/ l’homme, en tant que responsable catégoriquement de ses actes, ne peut justifier la violence et n’est donc libre extérieurement qu’en affirmant absolument, c’est-à-dire actuellement, le droit.

Telle est bien la raison de la condamnation totale, par Kant, de la réalisation révolutionnaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Quiconque viole un droit — au nom d’un droit meilleur — doit toujours se condamner moralement ; la bonne conscience révolutionnaire est un mal.

On rencontre chez Hegel la même condamnation du volontarisme politique. Une politique volontariste des droits de l’homme, qui s’emploierait à traduire immédiatement en acte leur déclaration, ne pourrait qu’être contredite par la nécessité historique, laquelle, en tant que rationnelle, identité de l’identité et de la différence, nie l’absolutisation théorique et pratique de la différence, de l’individu, contenue dans la revendication de ces droits, œuvre de l’entendement. Pour l’avoir ignoré, la Révolution française a échoué : en elle, l’histoire a bien nié la politique abstraite des droits de l’homme.

Cependant, un tel refus du volontarisme ne signifie aucunement, de la part de Kant et de Hegel, leur ralliement à des thèses historicistes. — Si, pour Kant, le droit ne doit pas nier l’histoire — laquelle renferme toujours du droit — , cela ne veut pas dire que ce droit objectif se réalise en dehors de toute présence, dans les agents de l’histoire, de la norme subjective du droit, par la seule nécessité naturelle de la violence. Le texte sur la « paix perpétuelle » reconnaît, certes, que la nécessité immanente de l’histoire imposera la constitution républicaine même à « un peuple de démons », mais à travers beaucoup d’ « inconvénients », tant il est vrai que, si le droit existe indépendamment de l’éthique — comme volonté du droit pour lui-même — , il ne s’accomplit absolument que porté par celle-ci. Le « Premier Appendice » de Pour la paix perpétuelle souligne bien la vertu politique, historique, de la morale.

Il y a une causalité de la raison pratique comme vouloir d’un contenu extérieur universel, c’est-à-dire d’un contenu juridico-politique — bien entendu s’il s’agit d’une volonté telle (à l’opposé d’une simple velléité) par son souci d’exploiter, et, pour ce, d’abord de connaître, le mécanisme naturel qui peut faire d’un but un effet. Le réformisme kantien ne signifie nullement un pur abandon à la Providence, mais l’assomption rigoureuse des exigences du droit, ou de la liberté.

Le vouloir le plus efficace étant ainsi le vouloir de la raison pratique, le vouloir moral, qui est le vouloir au sens plein du mot, c’est alors de l’éducation de ce vouloir que dépend la réalisation d’un Etat conforme au droit, affirmant et garantissant en lui les droits de l’homme et du citoyen. Il faut donc, prioritairement, éclairer les puissants et les sujets. C’est pourquoi la « liberté de la plume » est « l’unique palladium des droits des peuples ».

L’information des responsables politiques — puisque le changement de l’Etat ne peut venir que d’en haut, de l’Etat lui-même — et la formation des citoyens, celle-là devant amener la fin de l’absolutisme, celle-ci conjurer l’anarchie révolutionnaire (liés intimement l’un à l’autre comme le dogmatisme et le scepticisme !), supposent la libre diffusion et communication des idées.

— Kant insiste particulièrement sur le rôle de l’école : il faut enseigner en celle-ci un « catéchisme du droit », et ne pas hésiter à consacrer une heure par jour « à faire connaître et prendre à cœur aux enfants le droit des hommes, cette prunelle de Dieu sur la terre ».

— L’histoire progresse bien par la formation de l’arbitre à la liberté du vouloir.

Le refus du volontarisme par Hegel ne signifie pas davantage chez lui que chez Kant l’abandon à une histoire divinisée en sa nécessité naturelle ; il faut rejeter l’accusation, réitérée contre le penseur allemand, de panthéisme historique. Fixons quelques points.

Assurément, la raison (divine) mène le monde en rusant avec les énergies humaines utilisées par elle comme de simples moyens : une telle affirmation — à la différence de ce que Kant affirme — est la plus absolue dans le domaine de l’esprit objectif ou du droit, ce qui fait que l’agent éthique agit d’autant plus absolument qu’il agit dans la perspective d’une histoire dont l’objectivité renvoie, comme à son fondement, à l’esprit absolu (« religieux »). — Mais l’affirmation d’une telle nécessité de l’histoire, bien loin de nier le rôle de la volonté dans la réalisation du droit, l’assure en sa manifestation alors effective et efficace, car concrète :

1/L’affirmation objective — par le philosophe spectateur de l’histoire — de la nécessité qui régit celle-ci est celle d’une raison pratique ou d’une volonté qui agit par des volontés se voulant elles-mêmes en leur essence, c’est-à-dire en leur liberté, la réalisation de celle-ci constituant le droit. Les héros de l’histoire mondiale ont voulu ce qu’ils ont fait et ont fait ce qu’ils ont voulu — leur rapport à l’esprit du monde ne s’exprime pas dans une extériorité instrumentale. Le droit ne se réalise que s’il est voulu, même si le fait d’être voulu — ou déclaré — ne suffit pas pour sa réalisation.

2/L’affirmation subjective — par l’agent accompli de l’histoire — de l’immanence triomphante de la raison divine au devenir humain — dans le christianisme achevé comme protestantisme luthérien — , bien loin d’affaiblir l’engagement de l’homme, l’intensifie à travers la foi en l’unité (dans le Christ et l’esprit de la communauté) de Dieu et de l’homme. Mais, si la religion est ainsi, comme « réformation » luthérienne, disposition d’esprit — Gesinnung — absolue, le principe de tout agir politique, si aucune révolution politique n’est possible sans réformation religieuse, une telle fondation religieuse de l’agir politique n’est pas comme telle la détermination de son contenu et de sa forme. Le fondement prouvant toujours sa puissance — dans le hégélianisme — par sa bonté, exaltant sa liberté en libérant, l’esprit objectif est libéré, par la philosophie de l’esprit absolu, en une construction rationnelle immanente, proprement politique, de l’Etat.

Simplement, Hegel fait ressortir le rôle capital de l’esprit, de l’esprit du peuple, de l’esprit du temps, dont toute constitution doit être animée, sous peine de ne pouvoir subsister. C’est dire là l’importance fondamentale de l’opinion publique et du lieu privilégié de sa formation vraie, celui de l’école et de l’université. Ici aussi, donc, et dans un contexte différent du contexte kantien, est souligné le rôle décisif de l’instruction et de l’éducation dans la réalisation de l’esprit objectif et du droit…

Mais, la formation de l’esprit ayant ainsi son lieu à l’intérieur de l’Etat et de ses institutions scolaires, c’est l’Etat qui, formant ses citoyens, doit leur inculquer le sens du droit, de leurs droits d’hommes et de citoyens.

N’y a-t-il pas alors un danger d’absorption, de perversion, de dissolution, civique de l’humanité ?

Si l’homme disparaît dans le citoyen, l’individu, qui n’est plus défini que par sa relation à ce qui le fait citoyen, à l’absoluité objective de l’Etat, garde-t-il encore des droits ? N’a-t-il pas que des devoirs ?…

A quelle condition l’Etat, gardien du droit, peut-il libérer l’homme dans le citoyen, de façon à pouvoir se justifier lui-même comme une forme décisive, mais non totale, de l’existence ?

A ces questions, l’idéalisme allemand fournit une réponse qui constitue un apport capital pour une revendication civique des droits de l’homme et du citoyen.

Pour Kant, pour Fichte et pour Hegel, l’Etat est le lieu actif absolu de la réalisation des droits de l’homme à travers le citoyen.

Mais il ne peut être un tel lieu et agent absolu de la réalisation des droits de l’homme que s’il est tel qu’en lui l’homme a des droits — coexiste avec d’autres hommes — en tant qu’il n’est pas citoyen, c’est-à-dire en tant qu’il est individu social. Comment, alors, l’Etat peut-il poser — il est la force absolue — en lui une société comme non posée par lui ? Comment l’autorité et la libéralité de l’Etat se laissent-elles penser ensemble ?

— Cela n’est possible que pour un Etat qui soit autre que l’Etat libéral, ou que l’Etat totalitaire, ou, aussi, que l’Etat « républicain », en son idéalité non véritablement structurée. […]

Le kantisme fait de l’humanité la norme idéale de la citoyenneté. — Selon Kant, le droit fonde l’Etat, qui est seulement l’instrument de sa réalisation. […]

L’Etat doit donc, pour exister en sa vérité, protéger et promouvoir, à leur place, non suprême au niveau de l’esprit objectif, les droits de l’homme comme membre de la société civile. Son autorité s’exerce et se manifeste dans son libéralisme social. Les droits de l’homme ne sont réels que dans et par l’Etat, mais un Etat dont la force ne se célèbre qu’à assurer, par sa vigilance, l’existence de l’homme dans le citoyen, à travers celle de la société dans l’Etat.

63Ainsi, bien élevée au-dessus des unilatéralités libérale et socialiste comme des faibles « synthèses » du socialisme démocratique ou de l’idée républicaine, la philosophie allemande de Kant à Hegel, comme philosophie conceptuellement élaborée, pour la première et la dernière fois, des droits de l’homme, nous a apporté des principes forts de réconciliation rigoureuse des moments conflictuels de la revendication ou de la quête de ces droits. Et ce, sur les trois problèmes du contenu, du style et du lieu de leur affirmation. De tels principes nous semblent avoir conservé, mieux : renforcé, leur vérité dans notre présent.

— Celui-ci ne confirme-t-il pas de plus en plus, aux yeux de nos contemporains, l’exigence fondamentale et permanente de la philosophie idéaliste allemande du droit, selon laquelle la paix doit être recherchée dans le droit, le bonheur dans la liberté ? —

Notre époque n’est-elle pas également celle à laquelle l’histoire a appris à se méfier d’un trop grand abandon à elle tout autant que de l’irresponsabilité volontariste ?

— Enfin les plus grandes atteintes aux droits de l’homme ne désignent-elles pas, aujourd’hui, dans le monde, comme l’une de leurs majeures conditions réelles de possibilité, l’irrationalité — au sens hégélien du terme — du rapport de la société et de l’Etat ?

— Mais c’est dire là l’intérêt, pour nous, d’une lecture des grandes philosophies qui, de Kant à Hegel, se sont instruites de l’avènement de 1789. »

– Bourgeois, B. (1990). I – Philosophie des droits de l’homme. Dans : , B. Bourgeois, Philosophie et droits de l’homme. Presses Universitaires de France.

 

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« Rédigé il y a plus de dix ans, le dernier rapport de l’inspection générale de philosophie frappe par sa lucidité, dans un registre où les figures imposées consistent plutôt à se satisfaire de l’existant (3). Ainsi, tout en soulignant la qualité des enseignants, leur engagement et leurs efforts pour s’adapter à des conditions parfois très difficiles, il constate qu’« une masse assez importante d’élèves, surtout dans certaines séries, manifeste une indifférence totale et sans nuances à l’aspect libérateur de la philosophie, et considère, à tous égards, qu’elle perd son temps en classe de philosophie ». Les filières technologiques sont les premières citées. On continue d’y demander d’écrire des dissertations — épreuve reine depuis plus d’un siècle — à des élèves souvent en difficulté scolaire, dont l’orientation s’est faite par défaut, et qui sont dépourvus du capital culturel, notamment linguistique, qui leur permettrait de réussir ce type d’exercice.
Largement passé inaperçu dans la profession, ce rapport concluait : « L’enseignement philosophique se trouve ainsi à la croisée des chemins. Vraisemblablement il se perdra si, en son attachement à une image de lui-même, il refuse de changer sa manière d’être, c’est-à-dire sa manière d’enseigner. » Une décennie plus tard, rien n’a changé.
Comment en est-on arrivé là ? Un coup d’œil rétrospectif s’impose : si l’enseignement de la philosophie met aujourd’hui en difficulté les professeurs et les élèves, exigeant des uns qu’ils exigent des autres d’acquérir en une seule année d’examen une culture philosophique et une méthode de réflexion gravées dans le marbre, c’est parce que toutes les tentatives de transformation furent invariablement rejetées. En 1988, le ministre de l’éducation Lionel Jospin demandait à un groupe coordonné par le sociologue Pierre Bourdieu et le scientifique François Gros de réfléchir aux contenus de l’enseignement. La commission de philosophie et d’épistémologie, présidée par Jacques Bouveresse et Jacques Derrida, rendit son rapport en juin 1989 (4). Ce texte décisif, dont le diagnostic et les propositions n’ont pas pris une ride en trente ans, n’a jamais fait l’objet d’un débat sérieux et argumenté dans la profession : le ministère renonça à le publier, sous la pression d’une partie d’entre elle (5). Aujourd’hui, l’immense majorité des enseignants en ignore l’existence.
Que disait ce rapport ? Il s’agissait de faire descendre l’enseignement de la philosophie du piédestal où l’avait hissé sa sacralisation. Il fallait assumer son caractère scolaire, progressif, moins élitiste et plus soucieux de la formation réelle des élèves. Deux propositions, entre autres, étaient offertes au débat. La première était de sortir cette matière de son isolement dans la seule année de terminale en instaurant un cycle obligatoire : initiation en première, formation en terminale, approfondissement dans le supérieur. La philosophie n’était plus pensée comme couronnement, mais comme accompagnement et mise en relation des autres disciplines, devant aider l’élève à donner une unité et une dimension critique à sa culture à mesure qu’il l’acquiert.
La seconde proposition était de préciser et de délimiter les programmes de façon à être certain que l’élève, à l’examen, ne serait évalué qu’à partir de ce qu’il a pu effectivement apprendre en classe ; faute de quoi ce sont les capacités acquises à l’extérieur de l’école qui deviennent déterminantes, capacités dont on sait qu’elles ne sont pas les mieux partagées socialement. Depuis 1973, les programmes concernent des notions : la liberté, le bonheur, l’État, l’art, etc. Or une même notion peut être abordée sous de multiples angles. Les professeurs ont, en théorie, toute latitude pour choisir ces thèmes et construire leurs cours avec les auteurs de leur choix. Mais, en pratique, ils n’ont pas le temps d’approfondir toutes les facettes d’une notion, et leurs élèves pourront tomber sur un sujet de baccalauréat qu’ils n’auront pas, ou très peu, étudié pendant l’année.
La liberté, par exemple, peut donner lieu à des questionnements sur l’existence du libre-arbitre (liberté opposée au déterminisme) ou sur les libertés politiques. Autre exemple : un inventaire non exhaustif des sujets du baccalauréat concernant l’art donnés depuis trente ans fait apparaître que les candidats sont censés maîtriser près d’une quinzaine de problématiques. Parmi ces sujets : la nature de l’œuvre d’art (« Qu’est-ce qui distingue une œuvre d’art d’un objet quelconque ? »), les rapports de l’art et de la vérité (« L’œuvre d’art nous met-elle en présence d’une vérité impossible à atteindre par d’autres voies ? »), ou encore les rapports de l’art et de l’histoire (« L’œuvre d’art dépend-elle de son temps ? »).
Le programme existant prétend garantir la liberté des professeurs, mais accomplit en réalité l’inverse : ce n’est pas parce qu’un programme est indéterminé qu’il offre davantage de liberté. Au contraire : plus il est centré sur quelques problèmes précis à étudier, sur lesquels les candidats à l’examen pourront être évalués, plus les professeurs ont de temps et de latitude pour approfondir et diversifier les approches philosophiques avec leurs élèves.
Cet épisode du rapport Derrida-Bouveresse fonde les trois décennies suivantes. À chaque tentative pour réformer les programmes et les épreuves du baccalauréat dans le sens d’une plus grande délimitation des notions à étudier et d’une meilleure explicitation des attendus, un camp conservateur se forme ou se reforme, arc-bouté sur la mythologie de la profession. Le résultat de cette guerre des programmes est de perpétuer le statu quo : l’introduction de la philosophie en première, dans les lycées professionnels et dans l’enseignement supérieur n’a toujours pas été sérieusement débattue, et les épreuves du baccalauréat demeurent inchangées.
Au nom de l’authenticité philosophique, les réflexions et les pratiques réellement pédagogiques se voient reléguées au rang de « petite cuisine » propre à chaque professeur, quand elles ne sont pas accueillies avec méfiance ou mépris. Comme le remarquait déjà le sociologue Louis Pinto en 1983, « un travail qui prend pour objet la dimension scolaire de la compétence philosophique ne peut être que ressenti et dénoncé comme agression par tous ceux qui se font un monopole professionnel de la pensée ultime, pensée qui se définit elle-même (6) ». Ainsi, cette dimension centrale de tout enseignement — sa didactique — est exclue depuis toujours de la formation initiale et continue des professeurs, presque exclusivement érudite. « Les concours, et tout particulièrement l’agrégation, sont conçus et vécus comme des “brevets d’excellence philosophique” et des moyens de continuer d’“être philosophe” plutôt que comme la voie d’entrée dans le métier de professeur de philosophie », dénonçait, il y a bientôt vingt ans, le Manifeste pour l’enseignement de la philosophie, texte fondateur de l’Association pour la création d’instituts de recherche sur l’enseignement de la philosophie (Acireph).
Pourtant, les idées ne manquent pas pour démocratiser l’enseignement de la philosophie (7). En commençant par le sortir de son enfermement dans la seule année de terminale, pour introduire un cursus progressif et cohérent sur les trois années de lycée. Il faudrait que de nouveaux programmes, conçus pour ces trois ans, permettent d’éduquer à l’analyse, à l’enquête et à la discussion rationnelle. S’agissant des contenus et des pratiques, l’accent devrait être mis sur l’acquisition par les élèves des connaissances fondamentales de logique et d’argumentation (condition nécessaire et condition suffisante ; argument et sophisme ; raisonnements inductif et déductif ; etc.), des repères lexicaux et conceptuels attachés à chaque notion ou problème, des repères culturels concernant les grands courants philosophiques s’opposant sur un problème donné et, enfin, des grandes questions reliées au monde contemporain.
On pourrait imaginer un horaire commun pour cette formation commune de la classe de seconde jusqu’au baccalauréat. Rien ne justifie en effet la distribution horaire actuelle, avec quatre heures de philosophie dans la voie générale, contre seulement deux en séries technologiques et aucune en lycées professionnels. Cette situation est insensée : là où les élèves sont les plus faibles du point de vue de la formation générale en raison de leur parcours, là où ils auraient donc besoin d’une formation plus solide, ils ont le moins d’heures. »

 

« […] L’indifférentisme, le relativisme, le consensualisme, voire le nihilisme contemporains, et toute la cohorte des-ismes résultant de ce gangrenage du tissu des valeurs, sont-ils le point d’aboutissement nécessaire du mouvement de libération initié par l’Aufklärung ?

Le culte rendu aujourd’hui au veau d’or qu’est l’individu, consacrant la victoire de la cité terrestre, est-il inscrit dans la logique même des Lumières ?

Le curieux renversement noté ci-dessus était-il bien inévitable : fallait-il vraiment que, d’un rationalisme engagé, l’Aufklärung bascule dans une nouvelle forme d’antirationalisme et se fasse paradoxalement le suppôt d’un nouvel obscurantisme ?

Mon propos sera de montrer que cette question est la question centrale de la philosophie de l’histoire de Fichte et constitue le véritable enjeu de sa passe d’armes avec les représentants berlinois de l’Aufklärung.

Fichte, lui-même fils du siècle des Lumières et ardent propagateur de l’Aufklärung, a clairement discerné le danger lié à un usage purement formel de la liberté et de la science, ce qui l’a amené à distinguer de l’Aufklärung positive qu’il entend lui-même promouvoir, au travers de la Doctrine de la Science, une « Aufklärung négative », celle de son temps que, par jeu de mots, il désigne également comme « Ausklärung ». Mon propos dans cette contribution sera de mettre en évidence cette crise du concept d’Aufklärung qui apparaît dans l’œuvre de Fichte et d’en retracer la genèse.

[…]
Un thème récurrent à travers toute l’œuvre de Fichte est celui de la corruption de l’époque. Dès les Pensées au hasard d’une nuit d’insomnie, rédigées sur une feuille volante, le 24 juillet 1788, peu avant de se rendre à Zurich pour endosser une charge de précepteur, Fichte avait esquissé le projet d’un ouvrage « qui montrerait la totale corruption de nos gouvernements et de nos mœurs », brosserait un tableau des déviations de l’époque en matière notamment de politique, de droit, de religion, de sciences, d’art, d’économie et de pédagogie, et ferait apparaître « l’égoïsme et l’absence de toutes les vertus sociales » prévalant .

Un jugement analogue figure quatre ans plus tard dans une lettre à Heinrich Theodor von Schön. Ce dernier avait écrit à Fichte pour lui faire part de son intention de devenir Maçon et pour lui demander conseil. En réponse, Fichte le conforte dans son dessein et lui fait part de son jugement sur l’époque :

« Il me semble, écrit-il à son ami, que notre époque est entraînée par le luxe dans l’esclavage et par celui-ci dans toutes les corruptions »

Ce thème devient central en 1805-1806, dans le Caractère de l’époque actuelle, où Fichte donne suite au projet tracé quelque vingt ans plus tôt dans les Pensées au hasard d’une nuit d’insomnie. Il propose dans cet ouvrage un examen systématique des répercussions multiformes de la corruption généralisée propre à son époque, assimilée à l’époque « du péché consommé ».

 

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Notons entre parenthèses que cette continuité dans le jugement porté par Fichte sur son époque ne doit pas masquer une différence fort remarquable qui concerne directement notre sujet et sur laquelle il conviendra de revenir.

Dans le premier texte, aucun rapport n’est établi entre la corruption de l’époque et l’Aufklärung.

Dans le second texte en revanche, l’époque actuelle, celle du « péché consommé », est directement associée à l’Aufklärung.

Par un curieux renversement, l’Aufklärung, loin de libérer l’homme de sa faute, comme semblait l’annoncer Kant, le plongerait encore plus profondément dans le péché. Mais nous n’en sommes pas encore là. Retenons pour le moment la présence de ce thème à forte résonance morale, bien avant même la constitution du système et qui donne une couleur pratique à tout l’engagement philosophique de Fichte. L’époque est malade, et il faut trouver des remèdes, il faut la libérer de ses maux.

La première grande forme de libération que Fichte a connue a été une libération philosophique, la découverte, décisive, de la liberté dans la philosophie pratique kantienne.

Fichte avait été placé comme ses contemporains devant le dilemme hérité de la querelle du panthéisme : choisir entre une philosophie satisfaisante pour l’entendement mais désespérante, le spinozisme tel qu’il était conçu à l’époque, soit comme système de la nécessité universelle, et une philosophie satisfaisant le cœur et admettant la liberté mais rationnellement non fondée, la philosophie notamment de Jacobi. Fichte avait d’abord, faute de mieux, adhéré intellectuellement au système déterministe qui ne répondait pas aux aspirations de son cœur, faisant le deuil de cette liberté qu’il croyait ne pas pouvoir être démontrée.

Le grand mérite qu’il reconnaît à Kant est d’avoir élaboré un modèle permettant de concilier les exigences antinomiques du cœur et de la raison.

La révolution intérieure que connaît Fichte à la lecture de Kant est la découverte d’un monde nouveau, solaire, exaltant, le monde de la liberté. L’époque est peut-être malade, mais le cours de l’histoire n’est pas prédéterminé. Il s’impose au philosophe la tâche d’élever l’époque à la liberté, de l’« éclairer », et nous retrouvons le programme de l’Aufklärung, tel qu’il figure chez Kant.

Le second événement majeur qui coïncide avec les débuts philosophiques de Fichte est la Révolution française, qu’il conçoit comme l’analogon, dans le monde politique, de cette révolution intérieure, opérée en lui à la découverte de Kant. Pour comprendre le sens de l’événement politique, il convient de le référer à l’autre révolution, la révolution philosophique qui lui en a fourni la matière et que Fichte qualifie d’« incomparablement plus importante ».

De même que la révolution kantienne avait produit une libération des chaînes du déterminisme, la Révolution française produit une libération des chaînes extérieures.

Dans les Contributions sur la Révolution française, il prend la plume à un moment où, déçu par les dérives de la Terreur, il craint que le public ne se départisse de son opinion favorable initiale, et invite le lecteur à ne pas juger la Révolution française sur les faits, déplorables, mais sur les principes susceptibles de la justifier. Il est possible de souscrire à la Révolution, mais pour autant seulement qu’elle se laisse subsumer sous les principes de la philosophie critique. Lue comme leçon de transcendantalisme appliqué, la Révolution française présente, estime-t-il, « un riche tableau sur le grand texte des droits de l’homme et de la dignité humaine ».

 

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Introduisant une rupture dans le temps de l’histoire, la Révolution française paraît offrir l’exemple par excellence de l’usage de la liberté. Est-ce à dire que Fichte la cautionne comme instrument de l’Aufklärung ?

Il me semble qu’il convient de rester très prudent. Dans une récente contribution, j’ai mis en avant toutes les réserves de Fichte à l’égard de la façon dont la Révolution a été conduite. Sans doute la Révolution a-t-elle suscité de formidables espoirs en la capacité de l’humanité à se prendre en main et à œuvrer en vue d’un monde plus juste, de ce monde solaire ouvert par la philosophie pratique kantienne, et, pour s’en faire une idée, il suffit de rappeler le lieu fictif de parution prêté par Fichte à la Revendication de la liberté de pensée : « Héliopolis, l’an dernier des ténèbres ».

Pour le Fichte de ces années, le monde est à un tournant. Au monde de l’obscurité qui a longtemps régné, fondé sur des rapports de domination instaurés par la force et arbitrairement entretenus par des castes dirigeantes soucieuses de maintenir leurs privilèges, va succéder un monde de lumières, fait de justice politique et d’égalité, fondé sur les droits de l’homme et restituant sa dignité à l’humanité.

Mais précisément dans ce texte de la Revendication, Fichte distingue deux voies pour accéder à ce monde solaire, la voie révolutionnaire et la voie de l’Aufklärung. Il les oppose expressément en donnant clairement sa préférence à la seconde. En effet, les révolutions, note-t-il, sont des « coups hasardeux ».

Fondées sur la violence, elles comportent un important facteur d’instabilité. Sans doute peuvent-elles avoir un effet d’accélération de l’histoire, en sorte qu’un « peuple peut avancer, en l’espace d’un demi-siècle, davantage qu’il ne l’aurait fait en dix ». Mais, sans compter le cortège de « souffrances et de misères » qui en sont le tribut, l’avancée est si mal assurée qu’elle peut tout aussi bien s’inverser, et il est toujours à craindre que le peuple ne régresse à proportion de ce qu’il était censé avancer, et ne retombe « dans la barbarie du millénaire précédent ».

Même si, en cas de succès, « la victoire vaut bien les maux endurés », le coefficient de risque est trop important et Fichte donne clairement la préférence à l’autre voie, la voie constitutionnelle, opérant les progrès graduellement (« il est plus sûr de poursuivre peu à peu […] le perfectionnement de la constitution politique »), et de citer l’Allemagne du XVIIIe siècle comme exemple de progrès lents mais sûrs accomplis dans cette voie. J’ai appelé cette seconde voie la voie de l’Aufklärung, car l’instrument de ce progrès lent mais sûr est l’éducation du peuple par la « propagation des Lumières ».

Le thème est repris dans les Considérations sur la Révolution française : « Il y a un moyen très sûr d’empêcher les révolutions violentes, mais il n’y en a qu’un : c’est d’instruire solidement le peuple de ses droits et de ses devoirs ». […]

 

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Jusqu’à l’époque de l’accusation d’athéisme, le terme Aufklärung est toujours utilisé par Fichte dans une acception positive. Le spectre sémantique recouvert est large. La dimension pédagogique des Lumières est fortement mise en avant. Dans le Fondement du droit naturel, les « sources [Quellen] de l’Aufklärung » sont même clairement désignées comme étant les écoles et les universités. Pris parfois comme simple synonyme de « culture », de « formation », ou d’« enseignement », le terme est généralement associé à l’idée de progrès, en particulier en matière de liberté politique, et apparaît comme le mot d’ordre de ce que, par anachronisme, on pourrait désigner comme les forces de progrès.

C’est un devoir d’œuvrer à la diffusion des Lumières, « fondement de toute amélioration », et quiconque prétend lui faire barrage est déclaré politiquement, juridiquement et moralement incorrect.

Fichte fustige les ennemis de l’Aufklärung qui sont ipso facto les ennemis de la lumière et du progrès, les obscurantistes attardés, cramponnés à leurs privilèges, les réactionnaires de tout crin, les partisans de la censure, les requins de la finance prêts, pour assouvir leur soif de gain et s’emparer du commerce mondial, à asservir la planète entière.

Dans la Verantwortungsschrift, le discours change. Il n’y a plus seulement les partisans de la lumière et ceux de l’obscurité. Il apparaît une troisième catégorie, celle des partisans de l’obscurité qui se prennent pour des partisans de la lumière.

« Les tenants de l’obscurantisme ont contre eux les amis de la lumière de leur temps et de toutes les époques suivantes. […] Ils ont même contre eux les tenants de l’obscurantisme des siècles futurs […]. Les obscurantistes de toute nouvelle génération nomment ceux des générations passées de leur vrai nom, car ils ont eux aussi été emportés par le progrès des temps. Il n’y a certainement pas un seul obscurantiste qui n’interdirait pas qu’on le désigne ainsi et qui n’irait pas même jusqu’à se considérer comme éclairé. Il peut bien y avoir de l’Aufklärung, estiment-ils, simplement leurs adversaires vont trop loin. Comment se peut-il donc qu’ils se considèrent comme éclairés ? C’est simplement qu’ils se trouvent eux-mêmes en avance sur d’autres. »

Lumière et obscurité étaient auparavant aussi radicalement opposées que le seront la vie et la mort chez le Fichte tardif. Soudain viennent s’intercaler une série sans fin de demi-teintes, qui semblent permettre un passage insensible de l’obscurité à la lumière, comment expliquer ce changement ?

En introduisant un moyen terme entre lumière et obscurité, et en distinguant dorénavant entre vrais et faux Aufklärer, Fichte prend acte du fossé qui s’est creusé entre la philosophie transcendantale et l’Aufklärung et donne une dimension publique au différend qui les oppose.

L’attaque de Fichte contre l’obscurantisme larvé de certaines personnes s’arrogeant abusivement l’étiquette d’« éclairées » est dirigée contre les représentants établis de l’Aufklärung berlinoise, et en particulier contre le très puissant éditeur et publiciste Friedrich Nicolai dont l’Allgemeine Deutsche Bibliothek avait été pendant des décennies l’organe par excellence de l’Aufklärung et continuait de donner le ton.

En effet, depuis quelques années, ce champion de la tolérance ne tolérait plus les extravagances des philosophes critiques. Nouveau Voltaire, il avait déversé dans diverses publications des litanies de sarcasmes contre ces nouveaux charlatans qui ne présentaient sur Rousseau aucun avantage, sinon d’être encore de plus grands fous, mesurés à l’aune de la saine raison dont il s’érigeait en censeur, et de préconiser la création de certains hospices (« milde Stiftungen ») où placer ces insensés.

Allant jusqu’à prohiber toute recension d’ouvrages de Fichte dans l’Allgemeine Deutsche Bibliothek, pour ne pas contribuer indirectement au succès de la Doctrine de la Science en lui accordant plus de poids qu’elle ne mérite, il orchestrait parallèlement une véritable campagne de dénigrement. C’est seulement en 1801 que Fichte écrira en riposte son violent pamphlet contre Nicolai, inaugurant le genre de la satire personnelle , mais l’allusion de la Verantwortungsschrift indique assez que la rupture entre la philosophie transcendantale et l’Aufklärung berlinoise est déjà consommée, les vrais Aufklärer étant d’ailleurs expressément désignés dans ce texte comme les « adversaires » des pseudo-Aufklärer. […]

 

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Après la remarque de la Verantwortungsschrift, il n’est plus possible de parler sans autre détermination de l’Aufklärung. Comme Fichte le note dans la Doctrine de la Science de 1804, le mot a été « galvaudé » (verhunzt), et ne veut plus rien dire. Il convient désormais de distinguer deux usages, un usage positif et un usage négatif. Mon propos va maintenant être de préciser le rapport entre ces deux usages.

Dans son acception positive, le terme Aufklärung est synonyme de progrès ; cela signifie que dans son acception négative ce terme ne désigne pas un progrès, ce qui laisse deux options ouvertes : soit l’Aufklärung au sens négatif ne serait qu’un demi-progrès, c’est-à-dire qu’elle présenterait bien en un certain sens un progrès, simplement qu’elle ne serait pas assez radicale, qu’elle se serait en quelque sorte arrêtée à mi-chemin ; soit elle serait carrément un recul, voire le retour d’une forme de barbarie.

Dans la Verantwortungsschrift, il semble que Fichte opte pour le premier modèle. L’Aufklärung version Nicolai serait une sorte de position intermédiaire entre lumière et obscurité, qui accompagnerait certes la philosophie transcendantale jusqu’à un certain point sur sa voie et qui, pour cette raison, se considérerait précisément pour « éclairée », mais qui se refuserait à aller plus loin.

Très rapidement cependant, Fichte va adopter l’autre modèle. Dans le Post-Scriptum au Rapport clair comme le jour, s’adressant aux détracteurs de la Doctrine de la Science, Fichte se défend d’opérer un retour à l’obscurantisme pour avoir notamment réintroduit l’intuition intellectuelle et retourne le reproche. À ceux qui l’accusent de s’être perdu dans des « brouillards scolastiques », il répond :

Les hautes lumières du siècle philosophique actuel, sa culture, son humanité consistent précisément en ce que vous vous êtes affranchis de ces pédanteries gothiques.

Eh bien ! moi, j’estime précisément et je recherche de toutes mes forces ce que vous, vous méprisez et fuyez de toutes vos forces. Sur ce qui est digne d’être un but, sur ce qui est convenable et louable, nous avons des idées diamétralement opposées. Si cette opposition n’a pas violemment éclaté plus tôt, c’est uniquement parce que vous aviez la bonté de penser que cette scolastique n’était qu’un égarement temporaire […].

Certes, vous avez parlé comme d’un signe des temps, que l’on paraisse chercher à réintroduire l’ancienne Barbarie – que j’appelle il est vrai autrement, que j’appelle l’ancienne profondeur [Gründlichkeit] –, et que les Lumières et la belle littérature des
Allemands – que j’appelle la futilité et la frivolité des Allemands – menacent de tomber en décadence, au moment même où elles commençaient tout juste de pros-pérer; vous l’avez fait dans le but présumé de prévenir ainsi cette ruine. Il apparaîtra toujours plus clairement combien les choses sont mal emmanchées, à cet égard, avec la Doctrine de la Science, et que, si cela dépendait d’elle, cette Barbarie reviendrait certainement et ces belles « Lumières » disparaîtraient complètement.

L’opposition est désormais complète. L’Aufklärung n’est plus une étape intermédiaire sur le chemin des vraies lumières, elle ne représente même pas une avancée par rapport à l’ancienne Barbarie; au contraire, Fichte semble préconiser le retour à l’ancienne Barbarie comme un progrès par rapport aux Lumières de son temps. Se rapprochant considérablement des thèses rousseauistes, Fichte invertit le jugement sur le progrès des arts et des sciences.

Derrière leur vernis de culture, les Lumières font retomber l’humanité en deçà de l’antique Barbarie et seraient plus justement appelées Ténèbres. C’est désormais l’antique Barbarie qui se voit attribuer un rôle intermédiaire de demi-Lumières, susceptibles de conduire aux vraies Lumières promues par la Doctrine de la Science.

 

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En quel sens entendre que l’ancienne Barbarie serait plus proche des vraies lumières que l’Aufklärung ?

La seconde conférence de l’Initiation à la vie bienheureuse est plus précise à cet égard. Fichte explique que, si la Doctrine de la Science est souvent décriée comme paradoxale, c’est que, prenant le contre-pied de son époque, elle démonte comme mensongers ce que celle-ci tient pour les joyaux les plus précieux de sa culture et de ses lumières. Cela ne signifie pas, ajoute Fichte, que la Doctrine de la Science soit en elle-même paradoxale, ni même neuve, et de se référer à Platon et au Christ, qui auraient posé les jalons conduisant à la Doctrine de la Science.

« Nous sommes les véritables successeurs des anciens, conclut-il, simplement que nous discernons clairement ce qui restait obscur pour ceux-ci. La philosophie des modernes en revanche ne représente pas le moindre progrès dans le temps, et n’est qu’un intermède burlesque, petite annexe à la barbarie la plus complète »

Enfin, dans le second des Dialogues patriotiques, il écrit dans la même veine :

« […] À notre génération, ce n’est pas seulement la participation à l’intuition de la vie que je dénie (en quoi elle partage le destin de toutes les générations antérieures), mais c’est aussi l’aptitude à la recevoir de façon immédiate. Or cette aptitude, je ne la dénierais pas du tout aussi absolument aux temps passés. Je suis au contraire d’avis que Kant et la Doctrine de la Science auraient été compris des anciens Grecs, peut-être aussi des Romains, qu’ils l’auraient également été au Moyen Âge, en tout pays où la superstition religieuse n’aurait pas été trop écrasante, et même encore à l’époque de Leibniz, avant que Locke, les Encyclopédistes, nos éclectiques et nos philosophies populaires n’aient mis le siècle à leur école »

Ces deux modèles sont certes opposés, mais non incompatibles ; ils se trouvent en effet synthétisés dans le Caractère de l’époque actuelle. Dans ces cours, qui relèvent du genre de l’écrit populaire, Fichte trace les grandes lignes de sa philosophie de l’histoire. L’humanité, dans son cheminement historique, se trouve prise entre deux Paradis : le Paradis perdu d’une vie réglée par l’instinct, et le Paradis qu’elle se reconstruit à l’image du premier. Au terme de son parcours, l’humanité doit retrouver son point d’origine, simplement qu’elle doit, en s’appuyant sur sa propre force, « faire à nouveau de soi ce qu’elle était sans aucune intervention de sa part ».

C’est donc la liberté qui constitue le moteur d’une telle conception de l’histoire, Fichte demeurant en cela fidèle à l’enseignement kantien, et les diverses époques, que l’on peut déduire a priori (ou, pour utiliser la terminologie de cet ouvrage : qui appartiennent au plan universel), sont autant d’étapes dans ce processus de libération, l’histoire parvenant à son terme lorsqu’elle atteint cette maturité dont Kant faisait le but de l’Aufklärung.

L’histoire proprement dite, qui prend place entre le moment anhistorique du premier stade, caractérisé par le règne sans partage de l’instinct, et le moment méta-historique du dernier stade, caractérisé par le triomphe de la liberté et de la raison, comprend elle-même trois stades.

La libération à l’égard de l’instinct ne peut pas, en effet, s’effectuer d’un coup, mais commence chez certains individus qui, forts de leur avantage, en profitent pour instaurer un système inégalitaire et un régime autoritaire visant à maintenir ces inégalités.

L’étape suivante consiste en une libération à l’égard de toute forme d’autorité et en l’exaltation d’une liberté purement formelle, égale pour tous. Cette troisième époque, « l’époque de la liberté vide », correspond, selon l’interprétation développée dans cet ouvrage, à l’époque actuelle.

Le règne de la liberté formelle appelle à son tour un rectificatif, qui est le fait de la science.

La tâche de cette dernière est de déterminer, sur le plan de la théorie, les moyens à mettre en œuvre pour corriger rationnellement les dérives individualistes du système de l’égoïsme généralisé, induit par l’usage purement formel de la liberté. Il ne s’agit plus à ce stade de se libérer à tout prix de quelque entrave que ce soit, mais de comprendre la distinction entre une liberté « vide » et la liberté « véritable », travaillant consciemment à la promotion du but de la raison.

Enfin, la cinquième et dernière étape, amenant la fin de l’histoire, consiste dans la mise en pratique du savoir acquis au stade précédent.

Selon cette présentation des cinq stades, l’Aufklärung, qui est un phénomène caractéristique de la troisième époque, peut bien être considérée comme un progrès, en ce sens que, par la libération qu’elle accomplit à l’égard des systèmes autoritaires, elle rapproche l’humanité de sa destination. Cependant, Fichte recourt également à un tout autre registre pour caractériser ces cinq étapes, induisant une lecture fort différente de l’histoire.

La première époque est en effet également désignée comme « l’état d’innocence », la seconde comme « l’état de péché naissant », la troisième comme « l’état de péché consommé », la quatrième comme « l’état de justification naissante », enfin la cinquième comme « l’état de justification achevée et de sanctification ». On retrouve derrière cette caractérisation une lecture quasi rousseauiste de l’histoire.

Les beaux progrès accomplis par l’humanité ne sont qu’un leurre et ne présentent d’utilité que dialectiquement. Enfoncée dans le mal, l’humanité se retrouve proprement sans racines.

D’une part, elle s’est déracinée en se coupant de la tradition et en cherchant à se soustraire à toute influence de l’instinct.

D’autre part, elle n’a pas encore pris de nouvelles racines dans la science, seul remède à la corruption généralisée de l’époque. À la plus grande distance des deux Paradis qui encadrent l’histoire, l’époque est désemparée, le siècle des Lumières est plongé dans les ténèbres.

 

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« Fichte a composé sa grande œuvre philosophique, la Doctrine de la science, de 1794/95 à 1814. Ce projet est d’une radicalité absolue : aller plus loin que le Kant de la Critique de la raison pure dans l’explication de la genèse conjointe de la conscience, du savoir et du monde objectif.
Durant cette période, l’exposé de la Doctrine de la science a été repris pratiquement chaque année, afin de lui donner chaque fois une forme nouvelle qui permette d’en approfondir la compréhension, d’en clarifier les aspects obscurs et de lever les malentendus qu’elle avait pu susciter.
La Doctrine de la science de 1813 est la dernière version qui, bien qu’inachevée à cause de la guerre, développe encore de façon approfondie un point de vue précieux tant par lui-même que pour l’éclairage qu’il apporte sur les versions précédentes. Elle fait de l’entendement le centre de la genèse du Moi et du monde phénoménal, en développant à partir de lui la théorie caractéristique du Fichte de la maturité qui fait de l’image la manifestation de l’Absolu. »

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Avec le thème de la libération, nous voici revenus à notre point de départ. Nous voyons maintenant que c’est précisément ce thème qui apparente la démarche de l’Aufklärung et celle de la Doctrine de la Science : l’une comme l’autre visent en effet une libération. Qui plus est, elles s’entendent même sur un objectif commun : pour l’Aufklärung comme pour la Doctrine de la Science, il s’agit en effet de libérer l’humanité de l’emprise de tout système de contrainte imposé de l’extérieur. Cette libération une fois opérée, leurs voies toutefois divergent : pour l’Aufklärung, la libération à l’égard des systèmes de contrainte est une fin en soi; pour la Doctrine de la Science, elle n’est qu’un moyen.

L’apport de l’Aufklärung trouve sa formule dans l’exaltation de la tolérance. Au nom de la tolérance, chacun doit être libre dans ses opinions politiques, religieuses, morales et scientifiques.

La liberté réclamée consiste en une simple absence de contraintes. Elle n’a ni ne peut avoir de contenu positif, qui serait ipso facto considéré comme la résurgence d’une forme d’autoritarisme. Ainsi entendue, la tolérance ne tolère qu’un usage négatif de la liberté, c’est pourquoi Fichte parle d’une liberté formelle ou d’une liberté vide.

Que manque-t-il donc à la liberté formelle, dans la perspective de la Doctrine de la Science, pour être une liberté véritable ?

Précisément une position sur la vérité.

Dans la perspective des tenants de l’Aufklärung, la prétention de la Doctrine de la Science à détenir la vérité est exorbitante.

En vertu du principe de tolérance, chacun doit être libre de professer la vérité qu’il lui plaira. Il y aura donc une multitude de vérités et l’Aufklärung sera éclectique, ou sceptique.

Mais, répliqueront les partisans de la Doctrine de la Science, d’une part, l’éclectisme et le scepticisme impliquent eux aussi une position sur la vérité, et il conviendrait de s’interroger sur la genèse du principe de tolérance.

D’autre part, lorsque la Doctrine de la Science parle de la vérité, il ne s’agit nullement de la vérité de la Doctrine de la Science, mais de la vérité tout court, et celle-ci ne s’impose pas de l’extérieur, mais correspond à la structure même de la raison, et peut donc être découverte par tout un chacun en soi-même.

Le culte de la liberté purement formelle conduit, selon elle, à la fois au règne de l’indifférentisme – puisque toute opinion, quelle qu’elle soit, mérite d’être respectée au même titre que toute autre – et à une survalorisation de l’individu – intronisé en autorité suprême, fondement dernier de toute opinion et qu’il s’agit dès lors de protéger par-dessus tout.

Indifférentisme et individualisme sont deux facettes d’un même phénomène que l’on pourrait appeler l’atomisation du social. Le pluralisme cacophonique induit par le concept de tolérance mène à un émiettement des perspectives, l’élan communautaire s’étiole et une crise des valeurs s’installe.

Au contraire, le savoir délivré par la Doctrine de la Science met en évidence les liens structurels unissant l’individu aux autres membres de la société ; elle met en évidence la structure de l’histoire telle qu’elle se dégage a priori de la structure même de la raison; enfin, elle met en évidence la structure de l’action orientée vers la promotion de la fin de la raison.

Forte de ce savoir, la liberté change de nature. Elle n’est plus la liberté de faire n’importe quoi. Elle devient la force de conformer, en pleine connaissance et volontairement, l’action individuelle au but de la raison.

L’opposition entre Aufklärung négative et positive, ou entre liberté formelle et liberté véritable, peut encore être formulée en d’autres termes.

La troisième époque se distingue de toutes les autres en ce qu’elle est étrangère à la raison. C’est en cela précisément que consiste son déracinement. D’une part, en effet, par sa libération, elle s’est détachée de l’instinct de raison; d’autre part, toutefois, elle ne s’est pas encore élevée à la science de la raison, ce dont elle dénie précisément la possibilité. La faculté qui la régit de part en part est l’entendement (Verstand). C’est en ce sens que la troisième époque (ainsi que son héritière la postmodernité) mérite d’être qualifiée de forme d’antirationalisme.

La quatrième époque, tout en acceptant la libération opérée par la troisième, renoue avec les époques précédentes en faisant à nouveau prédominer la faculté de la raison, simplement que cette raison n’agit plus dès lors sur le mode de l’instinct. Tant que la faculté dominante sera l’entendement, impossible, estime Fichte, de dépasser un usage purement formel de la liberté. La possibilité d’une liberté véritable est ainsi suspendue à la possibilité d’un savoir rationnel, tel que l’offre la Doctrine de la Science. »

– Radrizzani, I. (2006). La Doctrine de la Science et l’Aufklärung. Revue de métaphysique et de morale, 49(1), 127-142.

 

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« […] Plus que le kantisme lui-même, le fichtéanisme peut se présenter comme la philosophie des droits de l’homme, dans la mesure où il justifie sans restriction aucune la forme et le contenu de leur affirmation historique par la Révolution française. — Si Kant assigne bien au droit réalisé par l’Etat la conservation des trois premiers « droits naturels » déclarés par l’Assemblée constituante dès août 1789 — liberté, propriété, sûreté — , il rejette le quatrième : la résistance à l’oppression, et cette réduction du contenu du célèbre Préambule de la Constitution de 1791 reflète le refus par lui du statut ainsi reconnu à l’affirmation des droits de l’homme et du citoyen, à savoir la forme révolutionnaire qui l’érigé en origine réelle d’une constitution politique rompant avec tout le passé ; pour Kant, « toute autorité vient de Dieu », et le renversement violent d’un droit étatique objectif niant les droits naturels des sujets humains, c’est-à-dire d’un droit injuste, est l’injustice absolue qui, anéantissant tout droit, fait retomber l’humanité dans une barbarie dont il n’est pas sûr qu’elle pourra à nouveau se libérer. — Il en va tout autrement, et d’emblée, chez Fichte. Dès son ralliement à la défense des droits de l’homme, en 1792 — comme l’attestent ses écrits publiés l’année suivante : son Appel aux Princes pour la revendication de la liberté de pensée, et, surtout, les Contributions destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution française -, il proclame le droit qu’a l’homme de réaliser lui-même son droit aussi par la violence.

Certes, la voie réformiste, chère à Kant, est plus sûre que « l’entreprise risquée », en sa brutale rapidité, des « bonds violents »  de la voie révolutionnaire — certes, « si la dignité de la liberté ne peut s’élever que d’en bas, la libération ne peut sans désordre [nous soulignons] venir que d’en haut », mais le renversement violent d’une constitution bafouant les droits de l’homme est légitime, quoi qu’on puisse penser de sa sagesse, et la question du droit rabaisse celle de la prudence.

Renoncer au droit de pouvoir modifier, y compris par la force, une constitution mutilant le droit, ce serait nier l’esprit même de l’humanité, qui consiste à pouvoir se perfectionner à l’infini, c’est-à-dire à devenir plus parfait — plus auto-suffisant, plus libre donc — , et à le devenir par soi-même — à se libérer soi-même toujours plus. A la réalisation du droit, moment essentiel de la culture, s’applique sans réserve ce slogan du jeune Fichte : « Personne n’est cultivé, mais chacun doit se cultiver lui-même. »  — Mais, que l’homme doive ainsi toujours s’affirmer lui-même aussi dans le domaine du droit, qui est celui de l’existence empirique extérieure, implique la reconnaissance du caractère essentiel, pour l’humanité même en tant que telle, de son empiricité, ce qui radicalise également quant au champ de sa validité la revendication fichtéenne des droits de cette humanité.

Pour Fichte comme pour Kant, l’affirmation absolue des droits de l’homme requiert un Etat fondé sur un contrat originaire de tous les individus sur lesquels son autorité est appelée à s’exercer, car nul ne peut vouloir se faire tort à soi-même — et, pour tous deux, pareillement, un tel contrat n’est pas originel ou n’a pas d’abord le statut d’une réalité — les Etats existants sont nés de la violence tyrannique — , mais celui d’une idéalité ; cependant, le destin de cette idéalité est bien différent chez les deux penseurs. Pour Kant, elle doit rester une idéalité, c’est-à-dire qu’elle a pour essence d’être une norme prescrivant à la souhaitable volonté réformiste du souverain, ainsi confirmée comme héritière de la violence inaugurale, de légiférer comme si, par son contenu général, elle actualisait les volontés de tous : l’idéalisation kantienne du thème rousseauiste détache la volonté générale — qui peut être dite par une volonté singulière (princière) — du support empirique que lui assignait

Le Contrat social, à savoir des volontés de tous. Au contraire, pour Fichte, en cela plus fidèle à Rousseau, l’idéalité du contrat civil est à réaliser effectivement, dans l’avenir des Etats, par l’énergie de chacune de ces volontés. Cela signifie que, tandis que, dans le kantisme, l’actualisation de la volonté universelle, qui fait la dignité de l’homme, n’est pas intimement conditionnée par sa réalisation empirique — et c’est pourquoi l’homme s’accomplit dans la moralité, qui traite de façon purement négative l’individu empirique, dont la rationalisation extérieure, dans le droit, ne la conditionne elle-même que négativement — , le fichtéanisme, dès les grands traités de la « Doctrine de la science », dont la publication s’échelonne de 1794 à 1798, immerge la raison au cœur du sensible, dans un dépassement du dualisme kantien qui fait alors comprendre que la rationalisation effective de l’empirie ne se limite pas à la maîtrise négative de celle-ci — qui doit, certes, d’abord être soumise — , mais la travaille et cultive aussi positivement.

Pour Fichte, ainsi, en premier lieu, la vie éthique s’enracine dans les devoirs concrets à travers lesquels la tendance morale reconnaît dans la tendance naturelle son indispensable auxiliaire, — en second lieu, cette vie éthique se fait présupposer — se fait conditionner de façon positive — dans le droit et sa réalisation politique, — en troisième lieu, le droit lui-même incarne sa rationalité, principe de sa normativité, dans l’immédiateté sensible de ses conditionnements empiriques.

L’appréciation de cette originalité de Fichte dans le traitement du droit comme droit de l’homme requiert un bref rappel de l’apport commun des grands penseurs allemands, de Kant à Hegel. — Fondation métaphysique de l’humanisme moderne — qui substitue, au droit objectif fixant à l’homme un rôle socio-politique conforme à la finalité mondaine ou divine de sa nature, un droit subjectif déterminant les institutions communautaires par les exigences de sa liberté — , l’idéalisme allemand absolutise cette liberté en la dégageant de tout mélange empirique, ce qui identifie à lui-même comme droit de l’homme le droit alors fondé sur elle.

Et cela selon un triple aspect. — D’abord, puisque le droit, en tant qu’ensemble des dispositions conditionnant la réalisation empirique de la liberté, n’a pas pour principe l’être empirique de l’homme, le désir du bonheur — et, déjà, de la sécurité, de la paix… — , dont le caractère multiforme voue sa définition à l’arbitraire, mais l’affirmation normative du vouloir en la simplicité de son devoir-être, sa reconnaissance n’est pas suspendue à l’incertaine garantie d’une attente factuelle variable, mais absolument assurée par la revendication une — et donc forte — que les individus s’obligent à faire de lui comme de leur droit.

Ensuite, ainsi élevée, comme exigence de la raison pratique, au-dessus de la diversité essentielle à l’expérience qu’elle doit informer en sa réalisation juridique, la liberté unifie doublement celle-ci. D’une part, comme unique — car métempirique — fondement de sa détermination empirique, c’est-à-dire des divers droits, la liberté constitutive de l’humanité de l’homme opère l’unification de tous ces droits, à quelque manifestation d’elle-même — par exemple civique ou politique — qu’ils se rapportent, en un système du droit ou en un droit un en tant que droit de l’homme ; alors que le rationalisme empirique, héritage du XVIIIe siècle, qui présida à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen par les Constituants français leur fit juxtaposer en celle-ci la liberté aux autres droits naturels, les penseurs allemands reconduisent ces derniers à la liberté, comme les conditions objectives de sa réalisation dans l’interaction des individus : la propriété et la sûreté, elle-même développée à travers les droits civils qui garantissent l’exercice des droits naturels, sont établies comme ce dont la liberté exige la position ou du moins exclut la négation.

— D’autre part, identique à elle-même en ses divers supports empiriques, les différents Moi, la liberté égalise leurs droits respectifs et requiert l’unicité du système un du droit : les droits des hommes épèlent le droit, un, de l’homme, comme unique droit de l’homme.

Le fichtéanisme illustre pleinement, et exceptionnellement, lui qui se présente, il est vrai, comme l’achèvement du kantisme, tout cet apport révolutionnaire à la théorie du droit. — D’abord, ainsi que le répète le Fondement du droit naturel de 1796, tout le droit est fondé sur le droit originaire — droit d’acquérir des droits — qu’est la liberté, une liberté qui constitue en sa totalité l’être même du Moi.

La raison qui confère à l’homme sa dignité et fait de lui un sujet de droits est à ce point originairement pratique qu’elle n’est pas, en l’un de ses usages seulement, la simple ratio cognoscendi de la liberté, mais, en tout son être, la présence à soi immédiate de l’absolue identité à soi de la libre activité (Tathandlung), — d’où la vigueur tranchante de l’auto-affirmation d’une telle liberté qui transit complètement le Moi aussi en son être empirique — lequel n’est que de l’activité limitée — , et particulièrement dans sa réalisation socio-politique ; rappelons l’audace fichtéenne : « Non, Prince, tu n’es pas notre Dieu. De Lui, nous attendons la félicité, de toi, la protection de nos droits. Ce n’est pas bon que tu dois être envers nous, c’est juste ! » 

— Ensuite, et précisément parce que la passivité n’est qu’activité limitée, la réception production ignorée d’elle-même, l’a posteriori ou l’empirique, l’a priori ou le rationnel s’aliénant à soi-même, il n’y a là qu’un moment — le moment négatif — de la genèse du Moi réel, de telle sorte que la réalisation, en particulier juridique, de la liberté, est, en sa forme alors unitaire, parfaitement systématique, et, en son contenu alors concret, la pleine affirmation de soi de la raison pratique dans son existence la plus empirique : le droit de l’homme lui est reconnu dans son être le plus immédiat.

— Enfin, la liberté s’accomplissant elle-même dans sa réalisation naturelle exprime sa normativité universelle au sein même de celle-ci, si bien que l’universalité de sa revendication tend à achever l’égalité formelle du droit des hommes en une égalité véritablement matérielle : Fichte considère que l’égalité du droit n’est effective que comme égalité des droits. — Il convient de s’attarder sur ces deux conséquences fichtéennes, pour ce qui est du contenu des droits de l’homme, de leur fondation sur une liberté qui, essence absolue de l’homme, n’est aucunement conditionnée, dans sa reconnaissance, par la particularité empirique des individus, mais, en tant qu’elle se développe de façon immanente dans son objectivation sensible, consacre celle-ci comme un droit.

Le formalisme juridique, corrélatif de la fondation non empirique du droit dans l’idéalisme allemand, voit son abstraction limitée, chez Fichte, par l’ auto-développement empirique de la raison. C’est dire que la différence empirique — biologique, psychologique, sociologique… — , bien loin de limiter extérieurement et immédiatement, donc irrationnellement, l’attribution du droit (comme elle semble bien parfois le faire chez Kant, par exemple dans la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs…), spécifie, en fonction d’une détermination naturelle ou civile assumée par la liberté et reprise en l’auto-détermination de celle-ci, le contenu des droits concrets alors également reconnus à tous.

C’est ainsi que, dans l’Esquisse du droit familial publié en annexe du droit naturel, dans l’ouvrage de 1796, Fichte affirme que la femme a les mêmes droits que l’homme, en tant qu’elle veut — et ce réellement — leur exercice et les conditions de celui-ci, comme c’est le cas chez les veuves, les femmes divorcées ou célibataires, qui peuvent « exercer par elles-mêmes tous les droits civiques, exactement comme les hommes » .

L’inégalité même du contenu de tels droits concrets également reconnus à tous, car la liberté de chacun n’est elle-même que dans sa réalisation concrète, est justifiée par les exigences de cette réalisation en tant qu’elles définissent, en leur différence cependant cohérente, le système du droit : mais, d’un tel système, tout individu, pris qu’il est en sa détermination de droit concrète, doit pouvoir contrôler que, dans les autres déterminations où il s’organise, il vérifie bien son identité à soi ou rationalité pratique impliquée dans l’affirmation de soi effective de la liberté ; l’importance ainsi attachée, par Fichte, au problème du contrôle de l’exercice du pouvoir gouvernemental (problème de l’éphorat), exprime en fait ce réquisit d’une conception concrète des droits de l’homme.

— Les Traits fondamentaux du temps présent reprendront ultérieurement, dans une perspective historique, ce thème de l’accomplissement de l’égalité formelle du droit en égalité matérielle des droits . — Mais un tel universalisme concret de l’attribution aux hommes de leurs droits, qui lie la reconnaissance du droit à la prise en considération de l’être empirique des individus, se manifeste élémentairement dans le souci fichtéen de découvrir l’humanité, c’est-à-dire la liberté et, par conséquent, le statut d’un sujet de droits, à même l’existence immédiate, sensible, corporelle, de ceux-là. On a souligné à juste titre l’importance de la « phénoménologie de la liberté » dans laquelle Fichte décrit le corps humain comme phénomène d’une totalité organique automotrice déterminable à l’infini, soit comme liberté visible  : une telle perception sensible de la liberté à respecter comme fondement du droit fait obligation de reconnaître et de traiter comme libre sujet de droits tout être à l’apparence humaine, dans une immédiateté excluant toute discrimination réflexive inhumaine.

Si, de la sorte, tout homme a des droits pour autant que l’existence du principe supra-sensible de la liberté est attestée par l’être commun le plus sensible des individus, chaque homme a tous les droits pour autant que les manifestations de cette liberté s’impliquent les unes les autres dans une totalité hiérarchisée de l’existence humaine. Décisive est alors, à l’intérieur de celle-ci, la place qu’il convient d’assigner au moment par l’être duquel tous les moments obtiennent la réalisation de leur droit, c’est-à-dire à la citoyenneté, car c’est bien par la puissance étatique, à laquelle se rapportent les droits civiques, que peuvent être menacés tous les droits de l’homme, y compris ceux du citoyen.

Dès ses premiers textes de 1793, Fichte subordonne le citoyen à l’homme, et, en celui-ci, l’être social à l’être éthique : le statut du contrat civil, qui ne représente lui-même qu’un cercle dans le domaine des contrats — celui des droits posés par la volonté singulière et donc aliénables par elle — , fait de l’Etat une institution précaire, qu’on peut choisir ou rejeter à volonté, et qui est condamnée à dépérir dès qu’elle aura suffisamment favorisé la réalisation des droits inaliénables renfermés dans les cercles, d’abord, de la société empirique des hommes, puis dans celui du règne éthique des esprits.

Assurément, en 1796, dans le Fondement du droit naturel, Fichte, ne considérant plus seulement la justification des différents niveaux du droit, mais les conditions de leur réalisation, souligne le rôle essentiel de l’Etat, par lequel seul tout droit peut être assuré : « car l’Etat lui-même devient l’état de nature de l’homme, et ses lois ne doivent être rien d’autre que le droit naturel réalisé ».

Mais l’autoritarisme étatique, qui fera considérer l’Etat fichtéen — ainsi par Hegel — comme un Etat policier, exprime en vérité simplement la force reconnue à l’instrument nécessaire de la réalisation de la liberté ; la contrainte étatique — destinée à engager chacun à limiter, pour la rendre effective, sa liberté au profit des autres, en le convainquant que ceux-ci, même s’ils sont animés du pur égoïsme, ne peuvent pas, en échange, ne pas limiter la leur à son profit — est requise par l’attachement de tous à leur liberté propre, en tant qu’hommes. Aussi, un tel autoritarisme étatique, qui imprègne la réalisation des droits civiques, n’a-t-il de sens qu’autant que « la fin suprême et universelle de toute activité libre est… de pouvoir vivre » — et cela concerne le droit de l’homme en tant qu’il n’est pas encore citoyen — , mais aussi, faut-il ajouter, de pouvoir vivre bien — et cela concerne le droit de l’homme en tant qu’il est plus que citoyen ; droit — social — à la vie, et droit — éthique — à la vie spirituelle.

D’une part — comme le souligne Fichte — , « c’est le principe de toute constitution rationnelle : tout homme doit pouvoir vivre de son travail, si bien que, « dès que… quelqu’un ne peut vivre de son travail, ce qui est absolument son bien ne lui est pas laissé, le contrat est donc à son égard totalement supprimé et, dès cet instant, il n’est plus juridiquement obligé de reconnaître la propriété d’un homme quel qu’il soit ».

Cependant, comme le droit à la vie ne vaut que si l’individu assume réellement la vie en lui, et, concrètement parlant, travaille — « s’il ne doit pas y avoir de pauvre…, de même il ne doit pas y avoir d’oisifs dans un Etat conforme à la raison » — , la condition de la réalisation d’un tel droit est bien évidemment l’intervention positive de l’Etat dans la sphère socio-économique, que réglemente, par exemple, l’Etat commercial fermé de 1800. — Négatif est, au contraire, d’autre part, le rôle de l’Etat en ce qui concerne la réalisation du droit à une vie spirituelle. La propriété que doit protéger l’union étatique — selon la triple fondation contractuelle de la communauté politique, que décrit le Fondement du droit naturel de 1796 — excède ce qui, d’elle, est exigé par la solidité d’une telle union, et la destination de ce reliquat est l’épanouissement culturel, éthique en sa culmination, de l’individu : « Eu égard à ce par quoi l’individu ne contribue pas à ce que projette l’Etat, il est totalement libre ; il n’est, de ce point de vue, pas intégré au tout qu’est le corps de l’Etat, mais reste au contraire un individu, une personne libre, ne dépendant que d’elle-même », si bien que « l’humanité se distingue de la citoyenneté pour s’élever à la moralité avec une absolue liberté ».

Certes, « c’est seulement dans la mesure où l’homme passe par l’Etat » qu’il peut s’élever au-dessus du citoyen, mais le moment supra-étatique de l’existence est la fin absolue de l’Etat : « c’est précisément cette liberté qui lui est assurée par le pouvoir de l’Etat et pour laquelle seulement il participa au contrat ».

— On voit ainsi clairement qu’aucun étatisme fichtéen ne vient menacer les droits de l’homme, que l’Etat doit assurer par sa force, de l’origine naturelle à la cime culturelle de la vie. Or, puisque, de la sorte, la justification dernière de cette vie, même en tant qu’elle réalise, comme civique, la totalité de ses manifestations, réside dans l’accomplissement éthique de la liberté, l’affirmation du droit comme droit de l’homme s’imprègne, dans le fichtéanisme, d’une signification morale, supra-sensible, qu’il s’agit alors de concilier avec l’auto-suffisance ménagée au droit comme institution sensible de la liberté.

Assurément, la reconnaissance et l’obtention du droit ne doivent pas, selon Fichte, être conditionnées par la saisie en autrui et la mise en œuvre en soi-même, de la liberté éthique : ainsi, les droits de l’homme doivent être respectés par chacun à l’égard de chacun en dehors de toute appréciation — impossible et donc, voulue, tyrannique — sur le mérite intérieur de chacun. L’éthique même exige que le droit soit affirmé d’abord pour lui-même et en tant que tel, car elle se sait elle-même conditionnée par lui. Mais en tant qu’elle fonde par là même absolument le droit, comme une telle condition de la vie absolue qui se réalise en elle, elle rappelle à ce droit qu’il n’a pas lui-même à s’absolutiser en oubliant, dans sa pratique, la finalité suprême qui est la sienne, c’est-à-dire en imposant, plus qu’il n’est strictement nécessaire à la coexistence des libertés, sa rigueur objective à une liberté dont la norme éthique fait toujours affirmer la possible auto-position.

Conscience finale infiniment active de l’auto-position originaire où le Moi enracine son identité à soi ou absoluité, la vie éthique accomplissant la liberté justifie absolument le respect — aussi juridique — de l’homme dans le phénomène le plus immoral de celle-ci. — On comprend alors que, traduisant — selon une orientation kantienne que développera toute la première philosophie fichtéenne du Moi — les réquisits moraux dans le langage de la croyance religieuse, le jeune Fichte fonde, dès 1793, le droit de l’homme sur la présence, en son cœur, d’une « étincelle divine » qui, signifiant sa soumission à la seule loi de la liberté, fait qu’il ne peut être, en aucun cas, traité comme une chose, ou devenir la propriété de qui que ce soit.

L’auto-suffisance que le traité de 1796 accorde, à son propre niveau, au moment juridique de l’existence ne remet aucunement en cause une telle fondation éthique ultime du droit. Certes, l’affirmation du droit est l’affirmation de ce dont l’existence, dans les individus, ne saurait être limitée par un quelconque conditionnement moral, mais cette affirmation est elle-même limitée, en tant précisément qu’elle est celle d’un moment lui-même limité de la vie humaine, par la prise en compte du moment total éthique, qui justifie tous les moments partiels de cette vie.

Ainsi, la théorie fichtéenne de la peine — si différente de l’implacable doctrine kantienne du talion — prescrit à la justice, une fois assurée la possibilité primordiale de la sécurité publique, de traiter le criminel — qui « continue d’offrir une apparence humaine » — comme un être susceptible de s’amender dans son comportement, juridiquement ou « politiquement », — une telle prescription, au fond proprement éthique, d’une telle confiance en la liberté de l’être empiriquement le plus abject, interdisant alors, non seulement la peine de mort, mais, plus généralement, toute application barbare du droit…

La doctrine fichtéenne des droits de l’homme fait donc culminer ceux-ci dans le droit — qui est plus que juridique, plus qu’un droit à proprement parler — qu’a tout homme, parce qu’il est un être éthique, de se voir reconnaître et appliquer humainement les droits de l’humanité. Pour Fichte, et dès sa première philosophie — qui, pourtant, accorde tant au droit — , le droit de l’humanité est inséparable de l’humanité du droit. L’humanisme — juridique — qui préside à l’affirmation théorique des droits de l’homme s’accomplit par conséquent dans l’humanitarisme — éthique — de leur affirmation pratique.

— Une telle affirmation des droits de l’homme ne pouvait bien alors qu’être centrale dans cette première philosophie fichtéenne en tant que philosophie du Moi s’absolutisant comme Moi éthique. L’intégration ultérieure du Moi pratique dans l’amour de soi religieux d’une vie divine immédiatement fragmentée, en sa manifestation, dans les totalités nationales particulières — ainsi se concrétisera la nouvelle philosophie de Fichte, philosophie de l’absolu, dans les Traits fondamentaux du temps présent et les Discours à la nation allemande, de 1804 à 1808 — , ne va-t-elle pas alors signifier la disparition, dans le fichtéanisme, de l’affirmation des droits de l’homme, comme exaltation universaliste des individus ? — Nous ne le croyons pas.

Observons — pour commencer — que, lorsque Fichte, dans son écrit sur Machiavel, déclare qu’on ne peut fonder ni administrer un Etat par « la conception exclusive [nous soulignons] » des doctrines des droits de l’homme, il précise avec force — et on ne saurait le négliger ! — que ces doctrines « constituent les fondements éternels et inébranlables de tout ordre social » — et que, dans le même sens, lorsqu’il reconnaît, dans la Doctrine de l’Etat de 1813, que« l’humanité, en tant qu’elle est une nature rétive, doit assurément être contrainte par l’intellection supérieure à se soumettre à la domination du droit, cela sans pitié ni ménagement, et qu’elle le comprenne ou non », il ajoute, aussitôt et pour y revenir à plusieurs reprises — ce qu’on ne saurait davantage oublier ! — que, « avec cette contrainte doit être indissociablement lié un dispositif permettant à cette intellection supérieure de devenir l’intellection commune de tous », ou, encore, que « la contrainte du droit ne devient conforme au droit que par l’éducation, qui lui est ajoutée, du peuple contraint à l’intellection et à la volonté bonne », pour conclure en ces termes : « La contrainte est la condition de la production de l’intellection, ainsi que de l’accueil du droit — elle est le moyen faisant que l’intellection de la communauté se lie à l’individu et que l’individu se change, de simple être naturel, en un être spirituel… L’Etat de contrainte est donc proprement l’école pour le règne qui se nourrit de l’intellection de tous. » 

Ces textes montrent que, bien loin d’être fermée sur elle-même comme si l’individu contraint ne pouvait, en dépassant son égoïsme, vouloir l’universalité d’un droit alors applicable de façon plus humaine, la contrainte étatique est, dans la nouvelle philosophie fichtéenne, toujours rabaissée à un simple moyen destiné à favoriser l’élévation éthique des individus, c’est-à-dire ce qui, finalement, doit la rendre inutile !

Reprenant significativement les thèmes et les termes mêmes du traité de 1796 — et en accentuant même l’affirmation de la justification et de l’application éthiques du droit, qui assigne à la revendication des droits de l’homme son sens méta-juridique — , le Système de la doctrine du droit de 1812 renoue avec les orientations libérales du jeune Fichte : « L’Etat vise à se supprimer, puisque son but ultime est la vie éthique, et que celle-ci le supprime »  — et il insiste sur cette destination éthique de l’Etat. Celui-ci est bien la condition de la liberté éthique d’esquisser, dans le « loisir », des buts supra-étatiques, liberté qui est « le droit absolument personnel ».

Si l’institution du droit implique toujours la supposition de la motivation égoïste de l’homme, sa mise en œuvre implique aussi toujours la position de la possibilité de l’élévation au-dessus d’un tel égoïsme. C’est ce qu’atteste l’humanitarisme, non seulement conservé, mais renforcé, de la doctrine de la sanction pénale, telle que Fichte la reprend alors. — Le droit strict — dont l’exigence propre, la sécurité publique, doit être, il est vrai, absolument satisfaite — ne peut cependant imposer le châtiment suprême, qu’il permet pourtant, du meurtrier, car, « bien que ce ne soit pas opposé au droit, c’est opposé au devoir, mais le droit ne peut jamais ordonner quelque chose qui soit contraire au devoir » « Je dis — précise Fichte — qu’il y a certainement encore un droit purement humain en dehors du droit civil. Tout ce qui est homme est, d’une manière possible, un instrument de la loi morale ; c’est ce à quoi est ordonnée la liberté formelle. Si un homme n’est pas, pour l’instant, manifestement un tel instrument, il peut pourtant le devenir », et c’est pourquoi « l’on doit absolument traiter chaque homme comme s’il était libre et capable de vie éthique…, et ce, afin qu’il reçoive cette liberté ».

Il faut donc — car la reconnaissance éthique de l’homme l’exige — ménager dans le criminel « son droit d’homme, qui, certes, ne lui échoit pas comme son droit, mais bien en raison du devoir de tous les autres » — Le maintien des exigences du droit, c’est-à-dire de la possibilité de la contrainte étatique, s’accompagne ainsi, dans la dernière philosophie de Fichte, de l’insistance accrue sur l’esprit éthique devant présider à sa mise en œuvre, bref, sur une réalisation humaine des droits de l’homme.

Cependant, la raison même qui justifie la possibilité d’un tel traitement, à savoir que l’égoïsme soit surmontable, est désormais à ce point accentuée qu’elle peut, en rendant moins nécessaire le moment du droit et de l’Etat qui le réalise, aussi justifier l’abandon de l’individu à une communauté éthique dont la préparation politique, dorénavant essentiellement nationale, ne serait plus médiatisée par l’implication individualiste du droit.

Imputant la faiblesse de l’Etat — particulièrement illustrée dans la situation allemande de l’époque — à sa structuration mécanique — dans l’équilibre mort de la contrainte redoublée — , dictée par « la supposition que chacun veut son bien propre » et doit donc « être contraint contre son gré de promouvoir le bien général », Fichte critique sa première conception de l’Etat (reposant sur un tel équilibre mort de la contrainte, dans le rapport du gouvernement et de l’éphorat…), et élève l’Etat — dans les Discours à la nation allemande — au-dessus de sa réalité proprement juridique constitutive de lui-même comme « Etat de contrainte » ou « Etat de nécessité ».

La conservation de la liberté personnelle, de la propriété, de la paix intérieure, du bien-être économique…, bref, l’objectif premier du droit, ne peut valoir comme le but ultime de l’Etat. L’histoire a bien montré que l’Etat absolutisant le droit, c’est-à-dire ne comptant que sur l’égoïsme des individus, n’a pu affirmer son unité, alors sans vie ni force, dans l’épreuve de la guerre extérieure, et, dans son écroulement, a emporté avec lui tous les droits mêmes de ses sujets. L’Etat n’est, en effet, solide qu’animé par un patriotisme nourri de l’amour de la manifestation nationale de l’unité divine.

Or, une telle exigence est réalisable, pour Fichte, au moment même où il la proclame. — Dans les Traits fondamentaux du temps présent, il annonçait la disparition prochaine de l’égoïsme, et de son Autre, d’ailleurs, l’altruisme, c’est-à-dire de leur commun attachement à l’individualisme caractéristique de la période médiane, présente, de l’histoire du genre humain.

— Les Discours à la nation allemande actualisent cette disparition de ce qui n’est ni la disposition originelle ni la disposition finale de l’homme, mais, en sa réalité universelle, une nécessité historiquement bornée : « La supposition habituelle selon laquelle l’homme serait par nature égoïste, et l’enfant lui aussi né avec cet égoïsme…, se fonde sur une observation très superficielle et elle est absolument fausse. » 

Le désir fondamental de l’homme est, bien plutôt, celui d’être estimé pour ce qu’il y a en lui de vrai, de juste et de bon, ou — en d’autres termes — pour la présence vivante en lui du genre ; et c’est la culture de ce désir que doit développer l’éducation nouvelle dont Fichte attend la régénération de l’Allemagne, réalisation privilégiée de ce genre. — Les thèmes sont bien connus. Ils sont aussi exploités dans le sens d’une dénonciation de l’absorption totalitaire, dans le nouvel Etat fichtéen, des individus tôt arrachés à leurs familles pour être livrés à son emprise d’abord pédagogique. Quelle place pourrait bien alors conserver la revendication des droits de l’homme dans le contexte d’un Etat que la réduction du droit délivrerait de tout souci de l’universel et de toute préoccupation des individus ?

Nous ne pouvons ici que rappeler brièvement, pour ce qui est du premier manquement dénoncé — un mépris de la destination universelle de l’existence humaine, un mépris de l’Homme — , les classiques mises au point de X. Léon et de M. Gueroult. — L’exaltation de la nation allemande ne signifie nullement l’absolutisation de la vie politique particularisée, et, qui plus est, de l’Autre de la nation cosmopolitique des droits de l’homme.

Les Discours à la nation allemande ne célèbrent, en vérité, ni le pangermanisme : le constant rejet par Fichte de toute « monarchie universelle » se présente ici sous la forme positive de l’éloge des échanges culturels entre le peuple allemand et le peuple étranger, condition absolue de la manifestation complète de la riche unité de la vie divine, — ni proprement le germanisme. En effet, le peuple allemand est privilégié en tant que, demeuré plus primitif, il se laissera plus aisément éduquer à la régénération, d’abord en son sein, de la vie universelle du genre humain : « Tous ceux qui, ou bien vivent eux-mêmes, en créant et produisant du nouveau, ou bien — au cas où ils n’auraient point part à une telle vie — se détournent résolument de ce qui est pur néant et recherchent si, quelque part, le courant de la vie originaire va les saisir, ou bien encore — au cas où ils n’en seraient pas là — pressentent du moins la liberté, ne la haïssent pas ou ne s’en effraient pas, mais l’aiment, — tous ceux-là sont des hommes originaires, ils sont, si on les considère comme un peuple, le peuple originaire, le peuple absolument parlant, des Allemands. »

Et cette allémanité cosmopolitique est bien supra-politique, dans la mesure où, loin de fixer comme un centre le moyen terme national entre la vie spirituelle, pleinement présente à elle-même dans la religion, et les individus qu’elle absorberait alors dans la totalité subordonnée de l’Etat national, elle ne se veut qu’un mode d’accès à la vie absolue désormais entièrement offerte à l’homme : « Le progrès qui est à l’ordre du jour, maintenant et pour l’éternité, est l’éducation accomplie de la nation en vue de l’homme. »

Pour ce qui est du second manquement reproché à Fichte eu égard au thème des droits de l’homme, à savoir un mépris anti-juridique de l’individu, il faut tout pareillement le considérer comme trop légèrement affirmé. — Assurément, le souci de la singularité humaine doit être purifié de l’individualisme et égoïsme moderne en train de disparaître ; mais une pédagogie tout entière fondée sur l’exaltation de l’activité ne saurait vouloir contribuer à faire s’engloutir passivement le Moi dans une communauté alors promise à la mort : l’originalité vraie, affirmation singulière de l’universel, est, bien plutôt, le résultat d’une telle éducation.

— C’est ainsi que, dans l’Etat accomplissant sa destination supra-étatique grâce à celle-ci, les individus s’affirment en leur singularité non égoïste en actualisant à tous les niveaux de leur existence, y compris au niveau proprement étatique-juridique, la manifestation multiforme, en son infinie richesse, de la vie divine réfractée dans la diversité des peuples. Le droit, toujours nécessaire, sinon comme pouvoir de contrainte, du moins comme forme organisant l’interaction des hommes, ouvre à ceux-ci un espace de jeu où ils peuvent exprimer leur participation originale à l’agir absolu, au plus loin de toute dissolution uniforme d’eux-mêmes dans la massivité irrationnelle d’une nation fermée sur elle-même. Les Traits fondamentaux du temps présent définissent bien la « pénétration intime du citoyen par l’Etat » comme son « passage par la plus haute légalité », et les Discours à la nation allemande assignent bien au peuple allemand la tâche de réaliser la constitution juridique achevée, qui est la constitution républicaine.

La fondation du droit, et de la structure proprement étatique liée à lui, sur la puissance de la nation où se manifeste la vie divine en la variété de son contenu imprévisible infini, ne peut compromettre, puisqu’elle en libère au contraire l’originale liberté, l’affirmation de soi de l’individu, finalement éthique, mais d’abord civique ; et c’est pourquoi l’organisation juridique de celle-ci ménage d’autant plus libéralement, dans le dépérissement de sa contrainte, un vaste champ pour l’activité matérielle et spirituelle des individus.

Si le simple Etat de droit réduit à lui-même, qui repose, dans l’époque moderne, sur une mobilisation égoïste des intérêts, ne peut subsister qu’à la condition de « limiter de multiple manière la liberté naturelle de l’individu », de « la limiter aussi étroitement que possible, [de] soumettre tous ses élans à une règle uniforme et [de] la maintenir sous une surveillance constante », l’Etat national régénéré par l’éducation à la vie religieuse de la communauté éthique peut, en sa force spirituelle nouvelle, libérer, dans un droit capable d’organiser sans réprimer, l’agir d’individus qui ont, par elle, surmonté la tentation de l’égoïsme.

« La liberté — dit Fichte — aussi dans les élans de la vie extérieure, est le sol dans lequel germe la culture supérieure ; une législation qui a en vue celle-ci laissera à celle-là un champ aussi étendu que possible, même avec le risque que s’ensuive un moindre degré de repos et de calme uniforme, et que le gouvernement ne devienne un peu plus difficile et laborieux. » 

L’intégration de l’affirmation des droits de l’homme dans la vie de la totalité nationale renforce donc, plutôt qu’elle ne l’affaiblit, la structure de l’Etat de droit, pour autant que l’éducation plus intérieure, dans l’homme, du citoyen autorise un traitement plus libéral, en lui, de l’individu. Ce libéralisme de l’Etat-nation fichtéen, dont la force s’auto-limite en favorisant, hors des obligations civiques, la spontanéité d’une interaction proprement sociale des individus, fait alors écho, au terme de la réflexion du penseur, mais dans un jugement mûri sur la révolution historique dont elle s’est constamment nourrie, à sa caractérisation originelle de la relation rationnelle, comme relation de droit, de l’homme et du citoyen.

On est passé, il est vrai, d’une conception immédiatement éthique à une conception fondamentalement religieuse de l’existence, et la modération finale de l’optimisme politico-pédagogique des Discours à la nation allemande tend elle-même à reprendre l’exaltation du vouloir humain dans la confiance accrue au providentialisme divin de l’histoire, en particulier pour ce qui est de la réalisation du droit : « La tâche de constituer le droit — déclare ainsi Fichte — ne peut être résolue par la liberté humaine. C’est pourquoi elle incombe au gouvernement divin du monde. » 

Mais le lien religieux à l’agir absolu qu’est le Dieu fichtéen signifie, en la totale immanence de cet agir à l’agir limité de l’homme, bien plus un épanouissement qu’une retombée de la liberté des individus. Pour le dernier Fichte, la pleine réalisation de l’homme repose ainsi sur le dépassement religieux d’un simple et immédiat humanisme dont l’histoire — à ses yeux — a prouvé qu’il se retournait contre l’homme. Chez Hegel aussi, bientôt, les droits de l’homme ne seront assurés que par le même dépassement d’un tel humanisme…

La reprise fondatrice, chez le penseur par excellence de la Révolution française, de l’apport universel de celle-ci, la proclamation des droits de l’homme, s’est bien montrée comme exemplaire à plus d’un titre. — D’abord, en ce que, dans son existence historique, elle présente la variation de la justification philosophique de l’affirmation de ces droits, qui s’ancre, chez Fichte, pour commencer, dans un humanisme du Moi pratique, et, pour finir, dans une ontothéologie politique de la vie totale de l’esprit, récapitulant ainsi en son devenir toute la problématique — de Kant à Hegel — de la philosophie des droits de l’homme.

— Ensuite, en ce que, dans son dogme essentiel, elle établit constamment l’heureuse tension constitutive de l’affirmation vraie de ces droits, en tant qu’elle doit être inséparablement juridique et éthique : qu’elle soit, chez le jeune Fichte, déjà éthique en son être juridique, ou, chez le dernier Fichte, encore juridique en son être éthique.

— Enfin, en ce que, pensant selon la nécessité d’un système une telle unité de la nécessité extérieure du droit et de la liberté intérieure de l’éthique, et par là en élaborant l’unité nécessaire de la nécessité et de la liberté, elle a pu éprouver le destin risqué de toute philosophie « scientifique » de l’existence, à savoir de prêter le flanc au reproche de dissoudre la liberté au principe des droits de l’homme dans les figures totalitaires de la nécessité.

Par un tel destin, comme par sa vie et par son contenu, la pensée fichtéenne offre bien, et de manière exceptionnelle, à notre méditation la plus actuelle…, un riche tableau des grands thèmes et des grands problèmes de la philosophie des droits de l’homme et de la valeur de l’homme ! »

– Bourgeois, B. (1990). 3 – Fichte et les droits de l’homme. Dans : , B. Bourgeois, Philosophie et droits de l’homme. Presses Universitaires de France.

 

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« En 1793, pressé par le sentiment d’une urgence politique, Johann Gottlieb Fichte (1762-1814) écrit et publie de façon anonyme un opuscule intitulé Revendication de la liberté de penser, qui constitue un véritable plaidoyer en faveur de la liberté de penser et de communiquer, au nom des droits imprescriptibles de l’homme. Par là, il s’oppose de front aux prétentions du despotisme éclairé, tel que la Prusse, son pays, continuait à l’illustrer, et épouse résolument la cause des Lumières et de la Révolution française. Avec la liberté de conscience, c’est aussi le principe de la souveraineté du peuple qui se trouve soutenue, et Fichte prolonge avec éloquence cette apologie par une réflexion sur les conditions de l’émancipation de l’humanité. La présente édition, par son introduction et son dossier complémentaire de textes, fait apparaître de manière très complète les enjeux philosophiques, politiques et historiques de cet essai engagé et exemplaire, dont le retentissement a été très durable tout au long du xixe siècle. »

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« Le droit faisant exister la liberté dans le milieu de l’extériorité, c’est-à-dire de la diversité, existe lui-même comme diversité de droits. Chacun de ces droits, déterminant le libre exercice d’un pouvoir empirique de l’homme sur son milieu (naturel et humain), doit être lui-même posé par un acte du libre arbitre, c’est-à-dire acquis extérieurement, et cela selon des conditions juridiques elles-mêmes conditionnées par le pouvoir empirique exercé. C’est pourquoi l’universalité du droit principiel inné qu’est la liberté est, pour Kant, tout à fait compatible avec la particularité des droits conséquemment acquis : par exemple, au niveau du droit public, l’individu protégé par celui-ci en sa liberté mais qui ne possède pas — par nature (enfant, femme…) ou par profession (domestique, bûcheron itinérant, précepteur…) — l’indépendance civile autonomisant tout vote (le rendant donc réel), ne saurait dire le droit, participer à la législation. Le droit de l’homme, la liberté, n’implique pas que tous les hommes aient effectivement les mêmes droits, mais, tout au plus, qu’ils puissent avoir les mêmes droits (tout citoyen passif, par exemple, doit avoir la possibilité légale de devenir citoyen actif). En reconnaissant ainsi lui-même la condition empirique — contingente — de l’acquisition des droits, Kant n’enchaîne pas l’affirmation principielle — constitutive de l’esprit du kantisme — du droit originaire de la liberté, à la lettre du kantisme, c’est-à-dire à la détermination des droits acquis, conditionnés pour une bonne part sociologiquement. »

 

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« Ce livre est un cri de guerre contre toutes les formes contemporaines d’oppressions. Dans le sillage des Lumière, Bloch écrit un  » traité de droit  » d’une espèce particulière. Le destinataire ? Ni les juristes qui travaillent au service des puissants, ni ceux qui utilisent le droit comme un gagne-pain, mais les humiliés et les offensés. A l’heure où s’effectue un retour du droit voisin de l’idéologie, Droit naturel et dignité humaine jette un pont entre les utopies sociales, projet de bonheur, et le droit naturel, projet de dignité. Vers l’émancipation intégrale. »

 

« Dans son généreux ouvrage Droit naturel et dignité humaine, Ernst Bloch retrace le destin de l’opposition historique du courant du droit naturel, qui culmine dans la théorie des droits de l’homme, et du courant de l’utopie sociale, qui exalte la pratique révolutionnaire.

Le premier proclame essentiellement la dignité que l’homme doit à sa liberté, le second revendique pour l’homme le bonheur dans la paix d’une égalité et fraternité génératrices d’une réelle solidarité. La séparation de la liberté et de la solidarité limite la liberté au chez-soi individualiste du propriétaire privé en idéalisant par là dans la seule morale (comme compensation hypocrite) la vie universelle, et elle affecte la réalisation de la solidarité du mépris des réquisits moraux d’une liberté dénoncée comme simplement formelle.

Mais la liberté vraie exige que l’homme soit réellement citoyen, tout comme la solidarité vraie exige que le citoyen soit réellement homme : leur réconciliation réclame ainsi le dépassement conjoint de la problématique (abstraite) des droits de l’homme — qui est celle de la distinction des droits de l’homme et de ceux du citoyen — et de la problématique (non moins abstraite) de la révolution sociale, qui croit pouvoir accomplir l’homme en l’oubliant dans le citoyen. — Telle est justement, pour E. Bloch, la tâche du socialisme authentique à venir : réaliser les droits de l’homme en humanisant leur réalisation révolutionnaire, réunir la liberté et le bonheur, la dignité et la satisfaction, le droit et la paix. L’ampleur d’une telle tâche est bien mesurée, nous semble-t-il, par toute la distance qui sépare actuellement, en leur signification politique concrète, le « mouvement des droits de l’homme » et le « mouvement de la paix ». L’accomplissement de l’histoire serait leur convergence intime, par laquelle chacun d’eux réaliserait absolument son propre principe, car il n’y a pas de liberté sans bonheur ni de bonheur sans liberté.

Dans un tel destin historique de la problématique des droits de l’homme, la philosophie pratique de Kant marquerait, selon E. Bloch, un moment crucial, celui, précisément, de l’écartèlement radical de la proclamation rationnelle de la liberté de l’homme et de la revendication naturelle de son bonheur. Le dualisme critique de Kant mettrait ainsi un terme aux pressentiments syncrétiques répétés — des stoïciens à Grotius, de More à Saint-Simon — de l’unité essentielle de la liberté et du bonheur, par lesquels, dans chacun des deux courants du droit naturel et de l’utopie sociale, s’était exprimée par anticipation la nécessité de leur salutaire réconciliation. Par là, tout en un, Kant libérerait en sa pureté absolue le principe même de la problématique des droits de l’homme ainsi résolue en son achèvement théorique, et compromettrait théoriquement la réalisation pratique d’une telle solution en fixant les droits de l’homme comme étant eux-mêmes à jamais problématiques.

La séparation de la liberté idéale et de la réconciliation réelle signifierait bien alors, avec la réalisation, de ce fait, purement privée, de la première, la séparation de la sphère individualiste du droit et de la sphère irréelle de l’universalité seulement morale. — Mais le kantisme, travaillé malgré lui par le sens de l’histoire, avouerait lui-même l’abstraction de ses propres principes, et donc la fausseté de leur affirmation, pour autant qu’il réunirait finalement le droit et la morale en opérant une synthèse du bonheur et de la liberté ; il serait contraint d’indiquer en son sein, en se contredisant lui-même, l’unité à venir de toutes les différences pratiques, que le socialisme humaniste pourra seul réaliser effectivement. A travers sa propre contradiction, le kantisme révélerait, dans l’affirmation pure du sens essentiel de la problématique des droits de l’homme, la nécessité de réaliser ce sens en l’aliénant par rapport à lui-même, c’est-à-dire dans l’élément même où peuvent s’instaurer le bonheur et la paix, l’élément de l’histoire révolutionnaire ; car la vérité du sens de la dignité et de la liberté humaines — qui anime le droit naturel — est bien d’être le cœur de toute révolution.

Grâce à son heureuse contradiction, la philosophie pratique de Kant témoignerait, en quelque sorte malgré elle, dans la culmination même en elle de la problématique idéale-libérale des droits de l’homme, pour le dépassement de celle-ci dans un accomplissement réel-démocratique d’elle-même.

Telle n’est pas, à nos yeux, la signification du kantisme dans l’histoire des droits de l’homme. A l’écoute scrupuleuse — d’orientation résolument anti-idéologique — des textes kantiens, nous pensons pouvoir non seulement — ici de manière accessoire — sauver la philosophie de Kant de toute contradiction, mais surtout, pour notre thème, découvrir, dans la détermination fondatrice absolue qu’elle opère de la théorie des droits de l’homme, le principe, pour nous encore, pour nous plus que jamais, précieux, d’une articulation rationnelle, éloignée de toute synthèse utopique, de la liberté et du bonheur, des droits de l’homme et de la paix des cités.

— Nous présenterons d’abord la théorie kantienne du droit comme étant de part en part une théorie des droits de l’homme. Puis nous soulignerons que la pratique des droits de l’homme ne peut être pour Kant qu’une pratique du droit, c’est-à-dire une pratique rejetant toute violence révolutionnaire, qui justifie les moyens par la fin. Nous développerons enfin, en rappelant les analyses capitales et définitives de l’opuscule Vers la paix perpétuelle, la signification fondamentale d’un tel rejet : l’affirmation du moyen — le droit — comme principe rigoureux de la fin — la paix — alors subordonnée comme simple conséquence, peut seule garantir et le droit et la paix, et la liberté et le bonheur, également manqués par la soumission, même prétendue limitée et provisoire, du droit à la paix, de la liberté au bonheur.

La théorie kantienne du droit définit celui-ci d’une manière telle que, pour elle, le droit, c’est essentiellement les droits de l’homme. Et cela, à un triple niveau.

Premièrement, parce que, pour Kant, ce par quoi l’homme est — comme dans tout le courant du droit naturel moderne — le fondement du droit, ordonne ce droit à la constante exaltation de l’homme, de sorte que le « droit objectif » — la norme institutionnelle de l’agir, ce qui est dû par l’homme — garantit à chaque instant le « droit subjectif » dont il procède — ce qui est dû à l’homme, la faculté d’agir. Le fondement du droit est, en effet, dans le kantisme, la faculté d’agir en son principe absolu, à savoir l’actualisation même de la liberté.

— La novation par laquelle Kant accomplit le droit naturel comme droit des droits de l’homme consiste dans sa fondation, non pas sur un vouloir — une tendance — de la nature humaine, mais sur la nature — l’essence — même du vouloir humain, c’est-à-dire sur la liberté ; Kant reprend ici le thème rousseauiste, mais en libérant la liberté de sa contingence ou relativité naturelle et en l’absolutisant en ce qu’elle a précisément d’absolu.

La nature ayant pour élément la diversité, différence ou particularité, la détermination non naturelle ou libre du vouloir animant l’agir est sa détermination universelle ou rationnelle, soit, au sens large du terme, « morale » ; la raison se présentant, à l’être aussi naturel ou sensible qu’est l’homme alors nié par elle, comme impératif, la conscience originaire de la liberté est celle de l’obligation intérieure de la détermination par la raison, c’est-à-dire la conscience proprement « éthique ».

Mais la conscience que je dois m’arracher à la détermination par la particularité implique la conscience que je peux en être indépendant, c’est-à-dire que mon vouloir ou arbitre peut être libre, ou que je peux choisir librement telle ou telle détermination : le libre arbitre est le phénomène dans lequel la liberté morale pose la condition empirique de sa propre possibilité. A travers le libre arbitre, la liberté morale se conditionne donc elle-même par la maîtrise de la détermination naturelle, de la causalité proprement dite. — Cependant, comme elle ne fait que poser par une telle maîtrise sa possibilité, non sa réalité, le libre arbitre peut s’exercer dans un sens non universaliste, de telle sorte que la pleine réalisation empirique de la liberté d’un homme anéantit celle d’un autre homme.

La liberté morale s’exprimant toujours dans un agir empirique, extérieur, la raison veut alors comme pleine condition de son exercice l’égale existence des libres arbitres agissant empiriquement.

Cette égale existence — cette coexistence — signifie leur limitation, une limitation qui, d’une part, comme réciproque, traduit et réalise empiriquement l’impératif catégorique du vouloir de l’universel, de la loi, la liberté morale, mais, d’autre part, en tant que limitation réciproque d’actions extérieures, doit être pour chaque manifestation empirique de cette liberté, pour chaque libre arbitre, une limitation elle-même extérieure, une contrainte. Or, l’ensemble des limitations contraignantes comme « conditions sous lesquelles l’arbitre de l’un peut être réuni avec l’arbitre de l’autre suivant une loi universelle de la liberté », c’est précisément le droit.

Le droit, comme tel, rend donc possible l’exercice extérieur de la liberté, exercice qui peut extérioriser, certes, un exercice intérieur immoral — un exercice non éthique — de la liberté : le droit n’est pas condition suffisante de la vertu, mais qui doit nécessairement extérioriser l’exercice éthique, dans un libre arbitre alors totalement, véritablement, libre, de la liberté : le droit est condition nécessaire de la vertu. Le droit n’est ainsi rien d’autre, pour Kant, que l’objectivation extérieure de la liberté des personnes : il est fait par elle et la fait être en son être extérieur.

Le sens du droit, en toutes ses dispositions objectives, est d’affirmer le sujet humain : sa nécessité est la possibilité effective de l’exercice extérieur de la liberté. Le droit, c’est la liberté, et la participation de l’homme au droit est constitutive de lui-même puisque la liberté est l’essence de l’homme. La liberté extériorisée comme droit est un droit, le droit, originaire, appartenant à l’homme en vertu de son humanité. Le droit, c’est, en tous les sens de la relation, le droit de l’homme.

Deuxièmement, le statut supra-empirique que Kant assigne à la liberté fait que, ayant ainsi son principe actuel dans ce qui délivre l’homme de la contingence empirique des différences naturelles ou historiques, le droit est le droit de l’homme universel, le droit de tout homme, le droit de l’Homme. Rompant avec le syncrétisme antérieur des penseurs du droit naturel, qui mêlent la nature en son immédiateté phénoménale (la nature proprement dite) et la « nature » comme médiation essentielle (la raison) de l’homme, libérant par là le rationalisme du naturalisme, Kant sauve J’essence universelle de l’homme de tout mélange avec la variation empirique, c’est-à-dire de tout risque de limitation dans la reconnaissance de cette essence aux hommes réels.

Tout homme est pleinement un homme, quelles que soient ses conditions d’existence. Le droit de l’homme comme tel, pris universellement, est ainsi fondé absolument, tout en n’étant plus fondé sur l’absolu divin (dans une fondation absolue pouvant alors relativiser ce qu’elle fonde), parce qu’il est fondé sur ce qui élève l’homme au-dessus de son existence sensible ou relative, sur ce qu’il y a d’intelligible en lui. L’humanisme kantien, exaltation d’un homme passant, comme homme, infiniment l’homme — et telle est la dignité de celui-ci — réconcilie tous les hommes dans le même droit comme droit d’une existence extérieurement libre.

Troisièmement, prise non plus selon son extension, mais selon sa compréhension, l’essence de l’homme comme être libre doit, pour Kant, s’affirmer absolument à travers tout droit déterminé de l’homme, tout droit de l’homme déterminé, c’est-à-dire particularisé par ses rôles sociaux : le droit du propriétaire ou du citoyen, c’est nécessairement d’abord et toujours le droit de l’homme dans le propriétaire et le citoyen.

Le droit faisant exister la liberté dans le milieu de l’extériorité, c’est-à-dire de la diversité, existe lui-même comme diversité de droits. Chacun de ces droits, déterminant le libre exercice d’un pouvoir empirique de l’homme sur son milieu (naturel et humain), doit être lui-même posé par un acte du libre arbitre, c’est-à-dire acquis extérieurement, et cela selon des conditions juridiques elles-mêmes conditionnées par le pouvoir empirique exercé. C’est pourquoi l’universalité du droit principiel inné qu’est la liberté est, pour Kant, tout à fait compatible avec la particularité des droits conséquemment acquis : par exemple, au niveau du droit public, l’individu protégé par celui-ci en sa liberté mais qui ne possède pas — par nature (enfant, femme…) ou par profession (domestique, bûcheron itinérant, précepteur…) — l’indépendance civile autonomisant tout vote (le rendant donc réel), ne saurait dire le droit, participer à la législation.

Le droit de l’homme, la liberté, n’implique pas que tous les hommes aient effectivement les mêmes droits, mais, tout au plus, qu’ils puissent avoir les mêmes droits (tout citoyen passif, par exemple, doit avoir la possibilité légale de devenir citoyen actif). En reconnaissant ainsi lui-même la condition empirique — contingente — de l’acquisition des droits, Kant n’enchaîne pas l’affirmation principielle — constitutive de l’esprit du kantisme — du droit originaire de la liberté, à la lettre du kantisme, c’est-à-dire à la détermination des droits acquis, conditionnés pour une bonne part sociologiquement.

Le respect du kantisme manifeste interdit donc la liaison absolue de l’essence de la théorie kantienne du droit comme droit de l’homme à la détermination subordonnée, simplement conditionnée par elle, de ce droit comme droit du propriétaire privé ou du citoyen actif… L’important est bien plutôt que, si le droit de l’homme n’est pas comme tel ipso facto, par exemple, le droit du citoyen, en revanche, pour Kant — si l’on s’en tient à cet exemple — , les droits du citoyen sont d’abord en lui ceux de l’homme, c’est-à-dire du citoyen libre, et en particulier libre de la citoyenneté elle-même. Libre de la citoyenneté proprement dite, à savoir de l’appartenance à un Etat particulier, et tel est le droit cosmopolitique, droit pour tout membre d’un Etat de proposer son commerce à tout membre d’un autre Etat.

Le droit international reconnaît, quant à lui, le droit de tout citoyen d’être respecté comme homme et par son Etat et par l’autre Etat dans l’ouverture, la conduite et la cessation de la guerre. Mais d’abord le droit intra-étatique ou politique traite le citoyen selon l’humanité de sa liberté métaempirique : les décisions du souverain ne sont conformes au droit que si elles sont conformes — non pas, certes, au vouloir empirique, au libre arbitre effectif des citoyens — mais à la condition principielle de ce libre arbitre, c’est-à-dire à ce que les citoyens, se soumettant à la norme universelle de la raison, auront pu vouloir.

Théorie des droits de l’homme, la théorie kantienne du droit a bien pu apparaître comme la fondation philosophique de l’entreprise qui a proclamé ceux-là à la face du monde et les a déclarés comme principes de tout droit, l’entreprise de la Révolution française. « On peut à bon droit — écrit Marx — considérer la philosophie de Kant comme la théorie allemande de la Révolution française. » 

Bien connu et souvent rappelé est le très vif éloge que Kant fait du grand dessein, soulevant l’enthousiasme moral universel, de la Révolution française, dans le Conflit des Facultés. Philosophie de la Révolution des Droits de l’homme, le kantisme en rationaliserait le contenu en substituant, à la juxtaposition empirique des droits fondamentaux : « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression », leur hiérarchisation systématique par l’érection en fondement absolu des autres du premier d’entre eux, la liberté.

— Mais, dans le passage même où Kant salue la tendance morale qui a orienté l’entreprise révolutionnaire de réalisation du droit, il dénonce « la misère et les horreurs » de cette réalisation révolutionnaire du droit, qu’un homme de bien ne pourrait se résoudre à recommencer même s’il était sûr, cette fois-ci, de réussir absolument. L’éloge du contenu du droit révolutionnaire s’accompagne de la condamnation de la forme révolutionnaire par laquelle ce contenu s’emploie à se réaliser ; et cette négation se réfléchit dans la limitation même par Kant du contenu des droits acquis de l’homme : le droit de la résistance à l’oppression, par lequel la Révolution française justifie théoriquement sa propre pratique, est bien plutôt pour Kant la négation absolue du droit. Car, pour lui, la réalisation du droit ne peut être elle-même qu’une réalisation dans et par le droit. Si la théorie kantienne du droit est essentiellement une théorie des droits de l’homme, la pratique des droits de l’homme ne peut être qu’une pratique dans et par le droit lui-même.

Non seulement la résistance active au droit existant ne peut être approuvée par celui-ci (une législation se contredirait en posant en elle sa négation absolue, c’est-à-dire par une voie non législative), mais elle est pour Kant contraire au droit en soi lui-même : « Contre l’autorité législatrice de l’Etat, il n’y a aucune résistance du peuple qui soit conforme au droit, car c’est seulement par la soumission à sa volonté universellement législatrice qu’un état du droit est possible. » « Toute autorité vient de Dieu. » Ainsi, pour Kant, la négation d’un droit injuste est elle-même une négation injuste, une négation du droit lui-même comme tel.

Assurément, Kant n’ignore pas — il le répète au contraire — que la violence, guerrière ou révolutionnaire, est le moteur de l’histoire et donc du droit lui-même, dont celle-ci est la réalisation progressive : le « contrat originaire » que tout droit public développe est le fondement idéal, non l’origine réelle de l’Etat. Mais l’agir violent, immoral, des hommes ne peut se justifier qu’au niveau problématique de cette théodicée qu’est la philosophie de l’histoire ; en tant que responsable catégoriquement de ses actes, l’homme ne peut d’aucune manière justifier la violence, et il n’est vraiment libre extérieurement qu’en affirmant absolument, c’est-à-dire toujours actuellement, le droit.

La violence nie réellement le droit, et la pire violence faite au droit — le scandale absolu de la raison pratique juridico-politique — consiste dans la négation idéelle que la bonne conscience révolutionnaire opère de cette négation réelle, dans la présentation même de la négation du droit comme droit (le régicide selon les formes est le crime inexpiable).

Le droit en soi est dans le droit phénoménal, déjà dans le droit positif contraire au droit naturel, en ce sens que celui-là exprime un accord, au moins tacite, des hommes pour exclure l’état de nature où règne le mal absolu, la guerre toujours présente, sous quelque forme que ce soit. Et un mauvais droit vaut mieux que l’absence de tout droit. Or, la révolution ne peut prétendre substituer un bon droit à un mauvais droit qu’en médiatisant réellement le second avec le premier par une situation où tout droit est absent, par « l’état de l’anarchie avec toutes ses horreurs ».

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« Bien que la Doctrine du Droit constitue la dernière tentative systématique véritablement originale de la pensée kantienne, elle ne peut être séparée de la réflexion du philosophe sur la Révolution française et son développement, à partir d’une histoire concrète, en apparaît assez contrasté. Les néo-kantiens ont vu justement que c’est la partie relative au droit politique et au droit des gens qui possède le plus grand intérêt. Pourtant, si l’on replace la Doctrine du Droit dans l’ensemble de l’œuvre, on observera que c’est précisément la théorie de la propriété qui constitue le moment original de l’ouvrage : Kant avait, en effet, déjà développé dans ses opuscules Sur le lieu commun : cela peut être bon en théorie, mais ne vaut rien en pratique (1793) et le Projet de paix perpétuelle (1795) l’essentiel de ses vues concernant le droit politique et le droit des gens. Ce qui est important dans ce texte, si l’on y regarde bien, c’est la manière tout à fait originale dont Kant rattache à travers la théorie de la propriété le droit naturel au droit public. Disons en un mot que toute la théorie du droit naturel est en vue de l’État et justifiée par l’État, qui lui-même est un problème pour l’histoire en tant que lieu où la praxis humaine réalise l’idée politique. »

La Doctrine du droit s’achève précisément sur l’interdiction absolue du passage violent d’une constitution défectueuse à une constitution respectant les droits de l’homme, car « il y aurait dans l’intervalle un moment où serait niée toute situation de droit ». L’homme ne peut librement, c’est-à-dire ici juridiquement — il n’en a pas le droit — , agir d’une façon telle qu’il risque d’annuler la laborieuse conquête de l’histoire en suscitant une situation de néant de droit dont il ne détient pas, comme homme, le sûr moyen de sortir. Le droit, certes, n’est pas tout, la philosophie du droit n’est pas toute la philosophie, mais le droit, c’est le droit, cette rigoureuse tautologie signifiant que l’on ne peut vouloir le droit comme fin si on ne le veut pas d’abord et toujours comme moyen. Les « demi-mesures » du droit naturel de Kant, dont parle E. Bloch, ne sont en réalité que la mesure absolue du droit par lui-même.

L’homme ne peut lui-même faire avancer le droit de l’homme qu’en respectant le droit existant, donc par la voie du réformisme, mise en œuvre d’abord par le responsable de l’administration du droit. Encore faut-il que ce responsable y soit prêt. C’est-à-dire, d’une part, qu’il en ressente l’intérêt pour lui-même en prenant conscience de l’inéluctabilité du renversement violent, par l’histoire, du pouvoir contraire au droit juste, et cela par l’écoute privilégiée du philosophe et, plus généralement, par l’accueil « éclairé » des avis des citoyens : la « liberté de la plume » est, en ce sens, « l’unique palladium des droits du peuple ».

Achèvement de l’Aufklärung, le kantisme souligne, d’autre part, l’importance décisive de l’éducation, des princes assurément, mais aussi de tous les futurs citoyens, en matière de droit. Il faut enseigner un « catéchisme du droit » dans les écoles, milieu aliénant par là privilégié car on y « apprend à mesurer ses forces… la limitation par le droit des autres » ; il convient de consacrer une heure par jour « à faire connaître et prendre à cœur aux enfants le droit des hommes, cette prunelle de Dieu sur la terre ».

— Mais une telle tâche rencontre deux obstacles, inégaux par leurs effets, constitués, l’un, par la volonté des parents, l’autre, par celle des princes, qui ont en vue essentiellement, non pas le droit des hommes, mais leur bonheur, qu’il s’agisse de celui des individus ou de celui de la cité.

Un curieux rapprochement s’opère ainsi entre les pratiques, également opposées à la suprématie du principe du droit, du prince despotique et du peuple révolutionnaire. L’un et l’autre sont bien caractérisés par leur égale absolutisation du principe du bonheur : « Le souverain veut rendre le peuple heureux, suivant ses concepts, et devient un despote ; le peuple ne veut pas se laisser ravir la revendication humaine générale du bonheur et devient rebelle » ; l’indétermination d’un tel principe du bonheur — totalité empirique de la satisfaction, comme telle contingente et variable selon les individus — ne peut, en effet, réunir ceux-ci et faire coexister leurs arbitres. Bien loin, donc, que, comme le pense E. Bloch, la recherche prioritaire du bonheur — et de sa base sociale, la paix — vienne accomplir la réalisation du droit, pour Kant elle anéantit principiellement celui-ci, et, en même temps, du même coup, compromet nécessairement son propre objectif.

L’affirmation révolutionnaire des droits de l’homme — qui n’a pas, en leur « synthèse » revendiquée, pour principe essentiel le droit ou la liberté, mais le bonheur ou la paix — les détruit simultanément parce que, aux yeux de Kant, leur réalisation conjointe a pour condition nécessaire et suffisante leur stricte distinction dans la subordination absolue du bonheur à la liberté, de la paix au droit.

Selon E. Bloch, Kant aurait, « en distinguant, avec une mesquinerie toute prussienne, et un piétisme monacal, l’inclination et le devoir », le bonheur et la liberté, donné « un coup d’arrêt » au mouvement, tôt commencé, du rapprochement constant entre le courant du droit naturel et celui de l’utopie sociale ; mais il aurait « en fin de compte » proposé « un essai de synthèse, voire même une synthèse extraordinairement fine entre le bonheur et la dignité », et — suggère-t-on — ainsi anticipé la réconciliation (socialiste) des deux courants.

Ce qu’indiquerait aussi l’affirmation évoquée de l’article sur la Paix perpétuelle, dépassant la séparation corrélative que Kant fixe entre le droit et la morale, et selon laquelle la véritable politique ne peut faire un seul pas sans avoir auparavant rendu hommage à la morale. Car, pour E. Bloch, la séparation de la liberté, de la dignité, et du bonheur, de la réconciliation, qui exclut du droit la vie universelle alors idéalisée dans la morale et, par conséquent, entraîne la mauvaise séparation du droit et de la morale, sera, avec cette sienne conséquence, surmontée par la réalisation révolutionnaire de l’universalité morale dans un droit qui, perdant son formalisme, assurera à la fois la liberté et le bonheur des hommes, ce triomphe du droit vrai étant un triomphe humain grâce au constant respect — en un sens nouveau, désormais authentique — moral, de l’homme réellement libéré.

A vrai dire, Kant est aux antipodes d’une telle solution « utopique » du rapport des deux problématiques des droits de l’homme et de la paix. — Commençons par souligner que, en séparant la liberté et le bonheur, il a séparé ce qui n’avait jamais été distingué absolument avant lui, dans la réduction — pour lui confuse — de l’un des termes à l’autre. Il a été assurément le premier, et sans doute le dernier, à le faire. Et si, dans le concept du souverain bien, il relie la liberté et le bonheur, c’est, on le sait, dans une stricte subordination du bonheur à la liberté toujours rigoureusement distingués, l’actualisation vertueuse de celle-ci étant posée comme conditionnant l’atteinte de celui-là.

— Rappelons ensuite que, lorsque Kant parle, dans les Appendices de l’opuscule Vers la paix perpétuelle, du désaccord et de l’accord entre la « morale » et la « politique », il ne s’agit aucunement du rapport entre l’éthique et le droit, la moralité et la légalité. Il entend, en effet, par « morale », non pas simplement la « moralité » (ce que nous appelons la morale), mais l’ensemble de la « métaphysique des mœurs », c’est-à-dire la détermination rationnelle de l’agir, en sa motivation — objet de l’éthique — ou en son effet — objet du droit. Le problème, qui, dans le texte indiqué, se déploie dans l’unique champ du droit, confronte alors la morale, désignée aussi comme la « doctrine théorique du droit », et la politique, désignée aussi comme la « doctrine du droit en exercice ».

Or la mise en œuvre politique du droit excède celui-ci et ses normes par l’adoption et la réalisation efficace, grâce à l’art d’utiliser le mécanisme de la nature, de certains buts. Cet excès fait que la politique, comme pratique (empirique) du droit, peut se contenter d’exploiter le droit comme théorie (rationnelle) de la politique et, bien loin de conditionner ses fins par les normes, peut utiliser les normes pour ses fins : la fin peut « justifier » faussement le moyen, au lieu que le moyen comme principe — le droit — justifie en vérité la fin comme conséquence de lui-même.

La « politique morale » est alors celle qui subordonne strictement le choix des fins — d’une politique — au respect des normes du droit. Au contraire, la « morale politique » — politicienne — , qui prétend sauver le monde même au prix de la justice, subordonne le droit, dont elle souligne le formalisme, à des fins qu’elle peut vouloir faire passer pour des fins morales supérieures, celles de l’éthique.

Or, c’est une seule et même raison qui fait que Kant subordonne le bonheur à la liberté, la paix au droit, et que, subordonnant la politique à la morale, il ne peut vouloir dire que le droit, en sa mise en œuvre, devrait se relativiser en son formalisme par des préoccupations éthiques.

On sait que, pour Kant, l’éthique n’érige pas la fin de l’agir — dont la notion de bonheur récapitule la réalité empirique — , c’est-à-dire le contenu du devoir, en son principe, lequel exprime à travers la loi morale, en sa forme d’impératif catégorique, la liberté elle-même. Mais le droit comme cadre extérieurement contraignant de l’exercice extérieur de cette liberté, ne peut même pas prendre en considération, à un niveau subordonné, l’adoption, toujours intérieure, d’un but quelconque ; la tyrannie consiste, par contre, dans le vain effort s’exaspérant pour imposer de façon extérieure des buts : « Malheur au législateur qui voudrait instaurer par la contrainte une constitution dirigée vers des buts éthiques ! » 

Le droit ne peut que limiter les actions extérieures de façon à permettre la coexistence des arbitres choisissant éthiquement des buts pour celles-là. Si le choix des buts déborde le respect des principes du droit, cependant il est moralement conditionné par lui : un but qui ne peut être réalisé que par la suspension du droit est invalidé moralement. C’est pourquoi il importe de toujours respecter le droit si l’on prétend réaliser un but moral, et la subordination proclamée du droit à l’éthique trahit la violation même de l’éthique. L’immoralité sait toujours trouver de bonnes raisons, de bonnes fins, pour justifier la violation immorale des droits de l’homme : les despotes, les colonisateurs…, ont toujours prétendu œuvrer pour le bien de ceux qu’ils violentaient.

Si, ainsi, la paix est un bien moral, c’est uniquement en tant qu’effet produit par la rigoureuse mise en œuvre du droit. Et Kant se plaît à souligner la supériorité absolue, théorique et pratique, de la politique morale sur la morale politique. D’une part, il est aussi facile de déterminer universellement les droits de l’homme, qu’impossible de s’accorder sur le contenu de son bonheur et de maîtriser la voie pour réaliser celui-ci.

D’autre part, et surtout, en subordonnant le droit à la paix, la liberté au bonheur, on manque à la fois l’un et l’autre, tandis que celui qui observe d’abord le droit de l’homme atteint aussi, par surcroît en quelque sorte, la paix de la cité ; en prescrivant au vouloir de vouloir son universalité objective — le droit — , ce qui le conditionne comme vouloir objectif universel, c’est-à-dire comme volonté commune ou populaire, la raison pratique mobilise la puissance capable de faire exister la paix. La politique morale est aussi comme politique la meilleure des politiques. — Bienheureux formalisme des droits de l’homme !

Restitué selon son sens propre, le kantisme, très cohérent en son discernement de questions ordinairement mélangées, peut alors nourrir utilement la réflexion la plus actuelle sur les droits de l’homme. Car il apporte une réponse, certes contestable comme toutes les réponses philosophiques, mais radicalement discriminante, et donc toujours stimulante.

— Ainsi, l’étude des travaux de l’UNESCO relatifs au problème des droits de l’homme montre la double préoccupation, divergente, de déterminer ceux-ci en extension dans un monde en évolution, et de rendre cohérent ce qui, sans cela, ne serait qu’un catalogue arbitraire de droits, par une compréhension approfondie de la notion même des droits de l’homme, une saisie fondatrice de leur principe. Mais, comme nous l’avons vu, Kant répond à cette double préoccupation, même si le tableau qu’il propose des droits de l’homme peut ne plus nous satisfaire.

— Ainsi, encore et surtout, de même que la Déclaration de 1789, en son Article Premier, mêlait empiriquement le principe de la liberté et celui de « l’utilité sociale », celle de 1948 conjoint immédiatement la liberté et la « fraternité », et les débats actuels de l’Organisation internationale portent toujours sur le lien entre Droits de l’homme et Paix.

Là aussi, et c’est décisif, Kant provoque en tous sens notre réflexion. Contre les apaisantes conciliations faciles et troubles, il nous offre le glaive de son discernement. Notre générosité ne peut que se fortifier de sa lucidité. »

– Bourgeois, B. (1990). 2 – Kant et les droits de l’homme. Dans : , B. Bourgeois, Philosophie et droits de l’homme. Presses Universitaires de France.

 

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« Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), a dit Alain, est «l’Aristote des temps modernes, le plus profond des penseurs et celui de tous qui a pesé le plus sur les destinées européennes». Les Principes de la philosophie du droit ont été publiés en 1821 à Berlin. Hegel «a voulu réconcilier, écrit Jean Hyppolite, la subjectivité chrétienne infinie avec l’idéal de la cité antique, selon lequel l’État est pour le citoyen le but final de son monde. Il a voulu maintenir au sein de l’État le libéralisme bourgeois tout en affirmant que l’État était au-dessus de la société civile… Ces oppositions, celle du christianisme et de l’État terrestre, celle de l’homme privé et du citoyen, du monde économique et de l’État politique, sont encore nos oppositions». »

 

« Les deux philosophies de la Révolution française — comme on l’a dit de chacune — par lesquelles s’ouvre et se clôt l’idéalisme allemand, la philosophie kantienne et la philosophie hégélienne, accueillent bien différemment son célèbre Manifeste. Kant veut délivrer celui-ci de son impureté empirique — l’utilité mêlée à la liberté — , qui condamne le contenu fondamentalement rationnel des Droits de l’homme à la forme violente de leur réalisation historique ; à travers une stricte subordination du bonheur à la dignité, de la paix au droit, il confie l’affirmation d’un tel contenu à la seule raison morale. Mais, pour lui, ces Droits de l’homme, en leur vérité, à savoir la Révolution française moins la révolution, définissent absolument le droit. — Tout autre est le sort des Droits de l’homme dans le système hégélien.

En celui-ci, a même disparu tout écho de l’approbation enthousiaste que le jeune Hegel donnait à la revendication révolutionnaire des Droits de l’homme. Pour le philosophe de l’histoire, les Droits de l’homme, en leur vérité, c’est la Révolution française comme révolutionnaire — la « raison » pure, c’est la violence pure — , qui avoue la fausseté de son principe dans son échec à le réaliser : la terreur et la guerre permanente, c’est le négatif absolutisé, perdant ainsi son sens vrai et condamné par là à se nier. Si la Révolution française inaugure l’ultime période de l’histoire du monde, c’est par son échec, qui est celui-là même de la problématique éthico-politique comme problématique des Droits de l’homme, qu’il s’agisse de l’actualisation effective immédiate de celle-ci ou de son idéalisation kantienne seconde.

— Conscience de soi achevée de la raison à l’œuvre dans l’histoire, le système spéculatif du droit ne peut emprunter son principe aux Droits de l’homme : les Principes de la philosophie du droit n’en mentionnent pas une seule fois l’expression. Celle-ci ne survient, toujours, d’ailleurs — et, comme nous le verrons, c’est significatif — dans sa formulation baptismale complète et française de « Droits de l’homme et du citoyen », que dans le discours critico-historique de Hegel, et de très rare façon : il s’agit de deux passages, recensés par H. Glockner en son Hegel-Lexikon , de l’article sur les « Débats des Etats du Royaume de Wurtemberg », et du cours sur la philosophie de l’histoire, auxquels il faut ajouter un passage de l’article sur le Reform-bill.

Une telle évanescence, dans le système hégélien, du thème des Droits de l’homme et du citoyen — de l’homme dont les droits fonderaient ceux du citoyen — peut-elle signifier que l’Etat qu’il propose, voyant dans le citoyen comme accident du tout étatique la vérité de l’homme, dissoudrait absolument les droits de l’homme dans les devoirs du citoyen ? On ne s’est pas privé de dénoncer le totalitarisme de l’Etat hégélien, tel Ernst Bloch qui, retraçant l’histoire du grand courant du droit naturel — dans lequel s’inscrit la Déclaration de 1789 — ne voit dans cet Etat que « l’apothéose de l’Etat prussien » : la seule limite à l’exaltation hégélienne de l’Etat-Moloch pour les individus serait l’ « inconséquence » de la négation du système ainsi réactionnaire par la méthode dialectique, dont Marx saurait libérer la vertu progressiste. La praxis idéelle à l’œuvre dans le système vaudrait mieux, aux yeux de l’humanisme réel, que son résultat théorique.

Quoi d’étonnant, alors, que la praxis réelle de l’auteur du système ait, à cet égard, encore été meilleure, plus soucieuse de l’affirmation des droits de l’homme comme tel, par-delà les accommodements du citoyen !

Il est ici bien inutile de rappeler les belles investigations historiques de Jacques D’Hondt, dans Hegel en son temps, sur le courage résolu et constant de l’universitaire berlinois face à la répression prussienne des libertés individuelles. Mais, en vérité, croyons-nous, tel l’homme, tel aussi le système.

Car la condamnation par Hegel de l’éthique des Droits de l’homme comme principe absolu du droit ne signifie aucunement le rejet des droits de l’homme comme moment relatif du droit. Comme Kant, mais en lui donnant un contenu, à ses yeux, plus concret et plus vrai, Hegel érige bien la liberté en principe du droit, et le système de l’objectivation accomplie de la liberté fait bien une place, et une place essentielle, comme à l’assise que le droit absolu du citoyen se présuppose et pose pour être lui-même, au droit de l’homme en tant qu’homme. La critique hégélienne des Droits de l’homme n’a pas le sens d’une dénonciation de l’humanisme pris pour lui-même — nous verrons que Hegel le réalise concrètement comme moment nécessairement et heureusement abstrait de la vie éthique : elle s’en prend à la politique abstraite constituée par sa proclamation absolue, et qui lui enlève toute réalité.

A la politique abstraite des Droits de l’homme, Hegel oppose alors les droits de l’homme de la politique concrète, seule capable d’en opérer la détermination vraie et une vraie réalisation.

La condamnation par Hegel de l’affirmation des Droits de l’homme comme principe absolu du droit est impliquée dans la rapide caractérisation que, dans les deux ou trois passages signalés de son œuvre, il fournit de cette affirmation. Il en présente l’irruption originelle plénière, la déclaration révolutionnaire des Droits de l’homme et du citoyen, comme épuisant son sens dans sa finalité proprement politique, et comme appelant donc un jugement de valeur du même ordre ; et il en détermine alors le contenu d’une manière telle qu’elle ne peut réaliser sa finalité et qu’elle appelle, par conséquent, une appréciation politique négative.

Lorsque Hegel cite la Déclaration de 1789, il la saisit essentiellement, et même uniquement, comme le préambule de la Constitution de 1791. Ainsi, dans son article de 1817 sur les débats de l’Assemblée des Etats du Wurtemberg, c’est à propos du principe d’une constitution octroyée par le roi que sont évoqués « les célèbres Droits de l’homme et du citoyen des temps modernes », comme semblable « précis fondamental pour une constitution à esquisser ».

De même, l’article de 1831 sur le Reform-bill ne fait mention des « Droits de l’homme et du citoyen rédigés par La Fayette » que comme du principe fondant « les premières constitutions françaises ». La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est pour Hegel un geste de part en part politique.

Pour lui, c’est l’affirmation, par des citoyens, d’un nouvel être de la citoyenneté (je ne suis citoyen que parce que je me fais tel), qui les conduit à s’affirmer comme hommes (je ne puis me faire citoyen que si je ne suis d’abord qu’homme, et homme comme tel apte à faire en lui le citoyen) ; un homme ne se pose comme homme universel que pour justifier sa position comme un citoyen particulier, à savoir comme celui dont le sens consiste dans la position absolue de la Cité par le citoyen.

La déclaration des droits du citoyen apparaît alors comme la raison d’être absolue de la déclaration des droits de l’homme (l’affirmation du fondé fonde en fait celle de son fondement). Mais la hiérarchie ainsi établie à l’intérieur de la finalité de la Déclaration implique nécessairement, comme ce qui l’autorise, que le contenu des droits déclarés trahisse ceux-ci comme étant d’abord les droits du citoyen, des droits politiques. Et c’est bien ainsi que Hegel lit le contenu de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Le seul texte, fort bref au demeurant, qui expose le contenu de cette Déclaration expressément citée, est celui qui se trouve à la fin des Cours sur la Philosophie de l’histoire. Lisons-le : « L’homme, parvenu à la subsistance-par-soi de la raison, l’a d’abord prise dans [sa] simplicité. Au principe formel on a bien adjoint des catégories plus riches en contenu ; ainsi principalement la société et ce qui est utile pour la société ; mais le but de la société est lui-même politique, celui de l’Etat (voir Droits de l’homme et du citoyen, 1791), à savoir celui de maintenir les droits naturels. Mais le droit naturel est la liberté, et la détermination suivante de celle-ci est l’égalité dans les droits devant la loi. Cela est immédiatement lié, car l’égalité naît de la comparaison de plusieurs ; mais précisément ces plusieurs sont les hommes, dont la détermination fondamentale est la même, la liberté. ».

Les Droits de l’homme et du citoyen sont ainsi présentés, dans cette reconstruction systématique esquissée des tout premiers articles — empiriquement collectés — de la Déclaration de 1789-1791, comme constituant un édifice articulant hiérarchiquement trois moments : le moment des droits de la personne (la liberté), le moment du droit de l’individu social (l’utilité commune), le moment du droit du citoyen (la législation). — Le premier moment revendique pour tout homme le droit qui lui revient en tant que, comme homme, il est liberté, c’est-à-dire volonté capable, en dépassant ainsi tout rapport conditionnant à de l’autre, de s’absolutiser comme pure volonté de la volonté. Une telle liberté alors « reconnue comme ce qu’il y a de plus intime, d’ultime, comme l’assise substantielle de tout droit », ne peut être, en tant que les hommes sont ainsi déclarés « égaux en droits », que la liberté idéale, abstraite, en soi.

— Le second moment du droit déclaré est alors précisément le droit de la réalisation de cette liberté, dont l’affirmation immédiate, c’est-à-dire singulière, la plonge dans le milieu lui-même immédiat, présupposé, trouvé, de la différence des individus, des « distinctions sociales » . Les rapports sociaux entre les hommes ne peuvent alors remplir la liberté de l’Homme, donc être des droits sociaux, que si chacun se reconnaît en leur contenu devenu ainsi bon pour lui : la réalisation de la liberté est mesurée par l’ « utilité commune ».

— Mais celle-ci ne peut se réaliser elle-même dans un contenu déterminé et donc constituer des droits effectifs dont chacun puisse profiter, que si tous disent universellement ce contenu, c’est-à-dire le définissent et limitent à travers la « loi », en la position de laquelle s’accomplit l’ « association politique », milieu médiat de l’existence des hommes. C’est seulement à travers ce milieu que peuvent se réaliser les droits sociaux qui réalisent eux-mêmes les droits humains.

Ce qui est posé finalement comme réalisant tout le reste, la réalité absolue à réaliser d’abord, le but donnant sens à la Déclaration, c’est l’Etat : ainsi, « le but de la société est lui-même politique, celui de l’Etat », ces propos de Hegel soulignant bien que c’est essentiellement l’Etat, un nouvel Etat, qui, pour lui, se déclare dans le Manifeste de la Révolution française. Aussi, lorsqu’il analyse la mise en œuvre révolutionnaire des Droits de l’homme et du citoyen, par laquelle la Déclaration doit confirmer son sens de principe de la reconstruction de l’Etat, s’attarde-t-il beaucoup plus sur les droits du citoyen que sur les droits de l’homme, les premiers constituant en tous sens l’accomplissement des seconds.

Déclarer les Droits de l’homme et du citoyen, c’est essentiellement déclarer les Droits du citoyen, parce que l’être des droits déclarés dépend absolument de leur déclaration quand il s’agit de ces droits du citoyen, mais non pas quand il s’agit des droits de l’homme. Ceux-là n’expriment bien que la liberté en son aspect formel, ceux-ci l’expriment, au contraire, en son aspect réel, pour reprendre la caractérisation que Hegel fournit justement, dans son analyse du « cours de la Révolution », des deux objectifs que se proposait cette dernière exécution de la Déclaration.

La « liberté réelle » ou « objective » s’explicite dans « les lois du contenu de la liberté », qui posent la « liberté de la propriété et la liberté de la personne » à travers la suppression de tous les liens féodaux, et plus précisément, « la liberté des métiers, à savoir qu’il soit permis à l’homme d’employer ses forces à son gré, ainsi que le libre accès à tous les emplois publics ».

La fondation de tous les droits réels, en réalité sociaux, sur l’homme comme tel, en tant que personne libre, donne un sens nouveau à ces droits alors universalisés, et en leur application — pour ce qui est des droits déjà existants (la propriété…), et en leur contenu même (le libre choix du métier…).

— La Déclaration des droits de l’homme consacre bien un moment important de l’histoire de la réalisation moderne du principe chrétien de la liberté reconnue à l’homme comme tel. Moment important, mais non moment capital ou décisif aux yeux de Hegel, du Hegel des cours sur la philosophie de l’histoire. La Révolution française inaugure seulement l’ultime période du monde moderne, celui de la réalisation mondaine du principe chrétien, dont l’origine essentielle est bien plutôt constituée par la Réforme protestante. C’est elle qui réalise le principe chrétien de la singularité libre en tant que principe, l’histoire n’ayant plus ensuite qu’à réaliser en son contenu concret, comme système du droit, l’unité posée, encore abstraite et immédiate, du principe chrétien et de son monde.

Si la Réforme est ainsi le moment décisif de l’objectivation mondaine de l’Homme que le christianisme absolutise en tout homme, c’est-à-dire de la réalisation des droits de l’homme, elle affirme, assurément, ceux-ci comme droits de l’homme en tant que chrétien, que croyant, non comme droits de l’homme en tant qu’homme. Mais la valeur à accorder à une Déclaration donnant existence aux droits de l’homme en tant que tel dépend alors strictement du rapport entre la Réforme et la Révolution qui dit son principe dans une telle Déclaration.

L’appréciation de cette valeur ne peut mieux se faire qu’en examinant de façon comparative le destin révolutionnaire de la Réforme dans les pays où elle a triomphé et dans les pays où elle n’a pu se répandre et s’imposer, le partage entre pays protestants et pays catholiques commandant, pour Hegel, toute l’histoire moderne. […]

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Mais se confier au discours comme principe de la révolution du monde, c’est, pour l’homme, se poser lui-même comme pouvant révolutionner les choses, comme pouvant faire l’histoire, comme un « je veux » tout puissant, c’est-à-dire s’approprier l’élément de l’histoire, l’Etat toujours suspendu à un « je veux », se poser absolument comme citoyen, et d’abord dire un tel pouvoir comme l’un des droits de l’homme.

L’affirmation de ceux-ci ne peut conditionner absolument leur réalisation que si, en incluant dans son contenu essentiel les droits du citoyen comme fondés sur ceux de l’homme, elle se suspend, en sa forme ou existence, à l’affirmation des droits du citoyen. Là où elle est nécessaire pour leur réalisation, la Déclaration des droits de l’homme est donc conditionnée par celle des droits du citoyen. Mais, comme nous allons le voir, les droits du citoyen, en tant qu’ils se fondent en eux-mêmes sur les droits de l’homme comme tel, ne peuvent être que s’ils sont déclarés, et cela, absolument.

La Déclaration des droits du citoyen, et d’abord des droits de l’homme à être, comme tel, citoyen, pose le principe propre de la Révolution française. Ce principe exprime le côté formel de la liberté revendiquée comme le droit fondamental de tout homme. En effet, le contenu originaire des droits civiques consiste dans l’acte même de dire le contenu du droit, d’abord du droit de l’homme, et, particulièrement, du droit de l’homme à être citoyen. Actualisant ainsi, dans une telle auto-position de lui-même, la liberté comme pure forme de son identité à soi, le droit civique déclaré peut bien être désigné par Hegel comme la « liberté formelle » : « la liberté formelle consiste à faire et réaliser les lois », déterminations du droit.

En sa raison d’être essentielle, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est la déclaration du droit qu’a l’homme comme citoyen de déclarer le droit. Elle se déclare elle-même ainsi comme déclaration essentiellement politique du droit, ou comme déclaration du droit politique en tant qu’il consiste essentiellement dans sa déclaration. Alors que la Déclaration des droits de l’homme ne constitue pas par elle-même ces droits, parce que l’homme ne se fait pas homme en disant qu’il l’est, l’homme se fait citoyen dans l’acte même où il déclare qu’il l’est.

En effet, le vouloir pur, absolu, inconditionné, tel parce qu’il est le vouloir de soi, se réalise effectivement dans le vouloir de soi de l’homme comme citoyen : c’est en tant qu’universel que le Moi voulant est pur rapport à soi, mais la réalisation universelle du Moi voulant est le citoyen.

L’homme qui se fait citoyen en se disant tel réalise bien alors en lui le pouvoir que la philosophie — en Rousseau — disait être le principe du droit — la volonté libre comme volonté qui se veut elle-même  — , et, plus originellement — en Descartes — avait dit être le principe de tout sens — la pensée vraie comme pensée qui pense l’être en se pensant elle-même.

Mais si la politique des droits de l’homme, comme exaltation du vouloir pur et, plus radicalement, de la pensée pure, réalise de la sorte — « on a dit que la révolution française était issue de la philosophie » — la vision philosophique que les Français — « ce peuple de la pensée et de l’esprit, mais de la pensée et de l’esprit essentiellement abstrait »  — ont voulu imposer à la réalité, tout le droit qu’elle affirme, et en sa détermination et en sa réalisation, est condamné au destin négatif de toute abstraction.

L’homme des droits de l’homme est l’homme du citoyen français, et le faux universalisme de la politique des droits de l’homme ne peut que se dénoncer dans l’échec des constitutions que leur déclaration devait fonder, c’est-à-dire dans l’échec de la Révolution française.

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La critique hégélienne de la Révolution française consiste essentiellement à renvoyer l’échec de celle-ci comme révolution politique au formalisme de son principe, l’affirmation que la réalisation des droits de l’homme et du citoyen a sa condition absolue dans leur déclaration.

Toute politique des droits de l’homme, c’est-à-dire qui veut instaurer absolument le droit — accompli par et dans l’Etat — en le fondant sur les droits de l’homme, est une politique de la déclaration, du discours, absolutisés pour eux-mêmes, abstraits de leur Autre réel, une politique de l’entendement se fixant et s’entêtant dans son identité et universalité, loin de la riche différence ou particularité où la réalité a son élément.

La critique de la politique des droits de l’homme emporte alors, à travers son couronnement révolutionnaire, toute la démarche du droit naturel moderne, qui veut imposer la « raison » pratique universelle à la diversité factuelle du positif.

Non pas, pour Hegel, que le droit réel n’ait pas à se dire et à se déclarer, c’est-à-dire à s’engager dans le processus intensifié de son universalisation ; l’histoire a montré l’importance d’une déclaration du droit.

Déclarer les droits, c’est, en les universalisant, les fonder et, en les confrontant ainsi à leur essence une, critiquer leur différence, extériorité et contingence : c’est par là même les délivrer de leur négativité. Les Principes de la Philosophie du droit louent l’effort de codification du droit et, dans son article de 1817 sur les débats des Etats de Wurtemberg, Hegel écrit bien, juste avant d’évoquer la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », que « c’est un progrès infiniment important de la culture, qu’elle se soit avancée jusqu’à la connaissance des principes simples des institutions politiques et qu’elle ait su saisir ces principes dans des propositions simples, comme dans un catéchisme élémentaire ».

C’est tout l’honneur de l’homme, Moi pensant, que d’assumer la négativité risquée de cette élévation, de s’ancrer héroïquement dans la puissance prodigieuse de ce négatif, bref d’oser, au terme, se mettre sur la tête pour recréer à partir de la pensée la réalité niée.

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Mais le devenir-philosophique du monde ne peut se prolonger dans un tel devenir-monde de la philosophie qu’autant que la philosophie saisit sa négation du monde comme l’accomplissement idéal de l’auto-négation du monde et, par cette insertion historique relativisante de ses idéalités universelles, participe au pouvoir de les réaliser, en acquérant d’abord celui de les particulariser en elles-mêmes, c’est-à-dire, par exemple, de développer une déclaration des droits dans le tissu d’une constitution.

Si le droit accomplit son être à travers sa déclaration, il ne peut devoir son être à sa seule déclaration : le droit ne peut avoir pour seul fondement les Droits de l’homme. Le « je veux » absolu de l’homme qui, en tant qu’individu, se fait — en paroles — citoyen, et par là fait — en paroles — la communauté étatique, ne peut se déterminer réellement en un système rationnel du droit. Le contenu des droits de l’homme n’échappe à la tautologie de son principe rationnel — la liberté — qu’en renversant immédiatement celui-ci dans l’hétérologie indéfinie des libertés empiriquement, positivement, posées.

Mais, en vérité, poussée en sa conséquence extrême, comme elle l’a été — selon Hegel — dans la Révolution française, ainsi tout à fait exemplaire, la politique abstraite des droits de l’homme ne peut que nier toute différenciation nécessairement impure de son principe absolu, le pur vouloir de soi-même de l’individu s’affirmant immédiatement en son universalité ; elle ne peut que se nier elle-même comme discours ayant sa destination essentielle dans la fondation d’une organisation ou constitution légale de la vie des hommes. […]

Puisque, selon le grand principe hégélien, « ce qui ne peut pas être réalisé ne doit pas non plus être réalisé », un tel échec historique interdit qu’on s’accroche aussi à la postérité morale de la politique des Droits de l’homme. La moralisation kantienne de cette politique semble, certes, la transformer radicalement : l’épuration du contenu des droits de l’homme — ainsi, le droit à la résistance à l’oppression disparaît — réfléchit la substitution, pour ce qui est de la forme de leur réalisation, à la violence politique toujours liée à la prégnance du principe du bonheur, de l’éducation progressive des esprits à la raison.

Mais, comme le montre le cheminement phénoménologique, le couronnement moral des Droits de l’homme, s’il fait abstraction de la politique abstraite où ils s’inaugurent, en son caractère immédiatement politique, la conserve et la renforce même en son caractère abstrait, ce qui ruine toute possibilité d’une réalisation politique d’une morale opposant absolument la raison idéale et la réalité empirique.

L’idéalisation morale de la politique abstraite des Droits de l’homme en consacre bien le principe fondamental, qui voue celle-ci à son destin négatif : à savoir la différence de la volonté universelle et de la volonté singulière, de l’Etat et du citoyen, donc des citoyens dont celui-là peut seul médiatiser l’unité, cette différence étant impliquée dans l’auto-position de l’homme comme citoyen en tant qu’affirmation immédiate, donc par le vouloir singulier, du vouloir universel.

La négation vraie d’un tel principe, et, par conséquent, le dépassement effectif du destin négatif qu’il scelle, signifie, bien plutôt que sa (pseudo-) réalisation autre que politique, la réalisation politique de son Autre, à savoir l’instauration d’une politique réinsérant la volonté singulière abstraite de l’universel dans la volonté universelle concrète d’une véritable communauté éthique.

Le moyen terme qui seul, selon Hegel, peut réunir l’objectivité de la « liberté réelle » et la subjectivité de la « liberté formelle » est cette objectivité subjective ou subjectivité objective en quoi consiste le sentiment substantiel, la vie éthique nouant originairement une communauté, réalisant principiellement un consensus national qui réfléchit, au niveau de l’ « esprit objectif » le cœur religieux de l’ « esprit absolu ». Platon avait bien vu que la base de l’Etat vrai est cette Gesinnung implantée par l’éducation dans les futurs citoyens ; et à l’époque moderne, où l’individu s’est affirmé comme Moi pensant dans l’universalisation légale ou constitutionnelle de la vie éthique, il faut proclamer avec force que « les deux côtés, la Gesinnung et cette constitution formelle, sont inséparables et ne peuvent pas se passer l’une de l’autre ».

Devant la permanence de leur « contradiction » et de « l’inconscience régnante de celle-ci » — c’est-à-dire de ce dont « souffre notre temps », selon le vieil Hegel — , Eric Weil rappelait bien qu’il n’y a d’Etat fort, c’est-à-dire d’Etat, que par la réunion, dans une nation, de sa « rationalisation » et de son« sacré ».

C’est pourquoi l’entendement politique des modernes ne peut réaliser véritablement les droits qu’il veut déclarer dans une constitution qu’en insérant celle-ci dans l’intuition native de la communauté. En rationalisant ainsi l’homme concret qui est le sujet effectif de la politique, l’Etat post-révolutionnaire, dont l’achèvement se dit, se prédit, dans l’Etat hégélien, apporte nécessairement son sens et son être vrais au droit que le citoyen en lequel il s’accomplit confère à sa qualité d’homme, elle-même saisie en toute la concréité dont elle est capable.

Si la détermination et la réalisation vraies des droits de l’homme requièrent la négation de la politique abstraite où leur sens s’origine, une telle négation doit porter non pas sur le caractère politique de cette abstraction, mais sur le caractère abstrait de cette politique… — L’Etat est bien, pour Hegel, le lieu et l’agent absolus de la réalisation des droits de l’homme.

Et l’Etat rationnel hégélien se présente bien comme l’Etat qui, en les concrétisant, reconnaît et établit, par et dans son citoyen, avec toute sa puissance supra-individuelle, les droits de l’homme en tant que tel, c’est-à-dire, précisément, en tant qu’il n’est pas citoyen, qu’il ne se définit pas d’abord, pour Hegel, par des devoirs.

Ces droits de l’homme — qui reçoivent alors un sens nouveau — sont délivrés du « libéralisme » politique de leur affirmation immédiate, et l’universalisation pensante de leur devenir historique, acquis important de la Révolution française, peut, ainsi réinterprétée, valoir à celle-ci, en tant qu’ « événement de l’histoire du monde », d’être bien distinguée du simple « combat du formalisme ».

Cet acquis de l’entendement ne prend son véritable sens et n’obtient son être effectif que dans l’Etat rationnel. — L’Etat hégélien I) réalise en tous sens les droits de l’homme, 2) comme le moment relatif, mais 3) essentiel, du droit absolu de la citoyenneté.

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Les Principes de la Philosophie du droit expriment l’affirmation étatique résolue des droits non étatiques ou non civiques des membres de l’Etat rationnel. Si l’Etat peut seul les faire exister, il ne dicte en tant que tel aucunement leur essence ; ce n’est pas en tant que citoyen que le citoyen a de tels droits et que, par conséquent, il peut revendiquer leur jouissance.

Le droit pour l’homme d’avoir une propriété sans être jamais lui-même propriété — on connaît la condamnation absolue de l’esclavage par Hegel — , tous les droits de la « personne », déterminations du « droit abstrait » ; le droit à la responsabilité subjective dans la « moralité », le droit « familial » à l’existence humaine de l’être naturel ; les droits « sociaux » d’être un individu donnant libre cours à son initiative dans la vie économique, de voir, dans la justice, réaliser effectivement son droit abstrait, moral ou familial, et de voir, dans la « police » et la « corporation » objectiver comme droit le désir du bonheur de l’esprit subjectif ; tout cela est déterminé et justifié à son propre niveau, qui n’est pas celui du citoyen ou de l’Etat. A travers celui-ci, la raison éthique concrète affirme absolument le droit de ses moments abstraits.

Et de même que l’Etat affirme absolument les droits infra-civiques, il affirme absolument les droits supra-civiques du citoyen, c’est-à-dire ses droits en tant qu’il est plus que citoyen, qu’il participe, pour s’y accomplir, à l’esprit absolu, dans l’art, la religion et la philosophie ; l’Etat rationnel sait, bien plus, qu’il a dans cet esprit son fondement absolu, qu’il doit donc laisser s’affirmer en lui en toute son absoluité, le servant ainsi pour s’ancrer lui-même absolument en sa relativité : « Ce que l’Etat peut atteindre de plus élevé, c’est qu’en lui l’art et la science soient développés, atteignent une hauteur correspondant à l’esprit du peuple. C’est là le but le plus élevé de l’Etat, but qu’il ne doit pas cependant chercher à produire comme son œuvre ; ce but doit se réaliser à partir de soi-même. » 

Profond libéralisme non politique, non étatique, de l’Etat hégélien, qui prête sa force à la pleine réalisation, dans le citoyen, de tous les moments de l’esprit en tant qu’ils ne sont pas son moment objectif suprême, celui de la citoyenneté, mais, alors par opposé, constituent son humanité multiforme. L’Etat « totalitaire » où le citoyen n’est pas tel qu’il se fait tel individuellement, mais parce qu’il assume son insertion originaire dans la communauté, est celui qui traite le plus libéralement l’homme dans le citoyen.

Mais les Principes de la Philosophie du droit concrétisent cet homme reconnu dans le citoyen en rapportant toutes ses manifestations non politiques, proprement « humaines », comme à leur foyer existentiel unique, à celle à laquelle toutes doivent leur réalité empirique, et qui est l’existence sociale.

Délaissant l’abstraction de l’Homme, la raison hégélienne en saisit concrètement le sens réel dans et comme le membre de la société civile-bourgeoise : « dans la société, [l’objet], c’est le Bürger comme bourgeois », mais celui-ci est originairement en sa société « ce concret de la représentation que l’on nomme l’homme », et « c’est seulement maintenant et, à proprement parler, seulement ici, qu’il est question de l’homme en ce sens ». Ce n’est donc pas comme d’une abstraction qu’il faut parler de l’homme : parlant des Juifs, Hegel dit bien, par exemple, « que les Juifs sont avant tout des hommes, et qu’il ne s’agit pas là d’une qualité abstraite » .

C’est en tant qu’individu social et à travers les droits qui lui sont reconnus comme tel, que l’homme peut actualiser pleinement en lui tous ses pouvoirs d’homme. C’est dans la « société » que les droits infra-étatiques — ceux de la personne, du sujet moral, du membre de la famille… — et les droits supra-étatiques — ceux de l’artiste, du croyant, du penseur — viennent se réaliser en leur unité para-étatique comme droits de l’homme distincts des droits (des devoirs) du citoyen. C’est en tant qu’individu social — non en tant que citoyen — que l’homme est effectivement personne juridique, sujet moral, membre de la famille, bref homme.

La société est le lieu de la culture, de la formation de la conscience universelle, de l’entendement, lieu, donc, où l’homme naît comme tel pour l’homme, où, ainsi, « l’homme vaut parce qu’il est homme, non parce qu’il est juif, catholique, protestant, allemand, italien, etc. » 

L’école est précisément cette institution proprement sociale, nullement étatique, que l’Etat doit veiller à protéger et promouvoir comme le lieu privilégié où l’esprit absolu lui-même vient s’éduquer en vue de son accomplissement, en se fortifiant dans l’élément pensant de la scientificité. Bref, pour Hegel, le lieu essentiel des droits de l’homme, c’est l’existence sociale en tant que telle : les droits de l’homme, en leur signification réelle, sont des droits sociaux.

La problématique des droits de l’homme reçoit par là un sens nouveau, à travers lequel il convient désormais d’analyser de manière plus précise le rapport de l’homme et du citoyen, des droits de l’homme et des devoirs du citoyen, dans l’Etat hégélien.

En pensant concrètement l’homme comme membre de la société civile-bourgeoise, dont l’existence, qui se réfléchit dans l’économie-politique, caractérise, avec son principe individualiste, l’époque moderne affirmant effectivement l’homme comme tel, en sa singularité nue, Hegel restitue son vrai sens à la politique abstraite des droits de l’homme.

L’Etat voulu par les révolutionnaires français, comme Etat idéal de l’entendement, est bien la transposition politique, idéalisée, de ce réel « Etat de l’entendement » qu’est la société civile-bourgeoise, l’absolutisation fausse d’un moment essentiel de l’Etat rationnel.

L’homme des Droits de l’homme, c’est le citoyen français, mais le citoyen français, c’est le bourgeois français. […]

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En sa vérité, la société civile-bourgeoise n’est pas la seule et exclusive affirmation de la particularité par elle-même, mais l’affirmation conjointe maximale, autorisée par leur lien négatif ici indépassable (la société civile-bourgeoise est la vie éthique en sa phénoménalité, comme autre qu’elle-même), de la particularité et de l’universalité. De ce fait, les droits de l’homme, comme droits de l’individu social, comprennent aussi bien la solidarité sociale — une solidarité purement sociale (dont Hegel incarne le sens dans sa« corporation ») — que la liberté individuelle.

Or, justement, puisque l’union de la liberté et de la solidarité ne peut s’accomplir comme union proprement sociale, mais qu’une réalité scindée, par là contradictoire, ne peut subsister par elle-même, la société et ses droits, comme droits de l’homme, n’ont d’être que par la réconciliation absolue de la particularité et de l’universalité, c’est-à-dire par l’être de l’Etat, vérité absolue de la vie éthique, par le droit constitutif de la citoyenneté.

Les droits de l’homme, comme droits du membre de la société civile-bourgeoise, exigent par leur négativité ou relativité les droits du citoyen, dont la réalité seule peut assurer la leur propre. Les droits de l’homme, du fait de la négativité définitive, absolue, vraie, de la société où ils ont leur lieu, sont des droits relatifs et qui ne sont réels que parce qu’ils sont relatifs ; ils sont limités par ce qui fonde leur réalité.

Mais cette relation suppose pour Hegel — comme relation de simple fondation — la différence fixée, dans l’individu et par le citoyen, de l’homme et du citoyen, dans la communauté et par l’Etat, de la société et de l’Etat. La rationalité de l’Etat interdit toute tentative de réaliser la réconciliation absolue de la particularité et de l’universalité, qui n’est possible que dans et comme l’Etat, au sein même de la société civile : celle-ci et celui-là disparaîtraient alors, non pas en leur prétendue abstraction, mais en ce qu’ils ont de positif. De même que la réalisation politique de la société, tentée par une première Révolution, s’est révélée détruire, avec l’Etat, la société, l’Etat de l’entendement, en tant que tel, de même la réalisation sociale de l’Etat, à attendre d’une autre Révolution, ne pourrait manquer de détruire, avec la société, l’Etat lui-même en sa rationalité.

Le moment essentiel du principe de la société civile, différence de la différence (la particularité) et de l’identité (l’universalité), est bien la différence ou particularité s’exaltant dans l’initiative socio-économique de l’individu libéré : les droits de l’homme exigent la solidarité sociale, mais toujours mesurée par le respect prédominant de la liberté individuelle. Par contre, le moment essentiel du principe de l’Etat pris pour lui-même — identité de la différence et de l’identité — est l’affirmation de soi de la communauté dans l’individu, qui a ainsi, comme citoyen, d’abord des devoirs.

C’est pourquoi la réalisation immédiate, au niveau social, de l’identité de la particularité et de l’universalité, en supprimant l’exaltation de soi de la liberté individuelle, priverait le citoyen de l’assise d’où s’élève en lui la conscience que ses devoirs civiques sont également des droits civiques. La prétendue réalisation concrète du Ciel politique dans la société terrestre ne serait rien d’autre, pour un hégélien, que la simple absorption du sujet humain par un Etat redevenu, en fait, purement substantiel. La disparition des droits de l’homme comme tel signifierait aussi celle des droits du citoyen, c’est-à-dire celle du droit tout court.

Voilà pourquoi la philosophie politique de Hegel a toujours souligné la nécessité, pour l’Etat rationnel, de reconnaître, protéger et promouvoir en leur réalité propre les droits de l’homme comme membre de la société civile. Et cela à deux niveaux.

— D’abord, au niveau même de la société civile, bien entendu. L’Etat n’y intervient que pour empêcher l’éclatement de cette sphère dont la négativité offre précisément son milieu privilégié à l’exercice de la liberté, laquelle, on le sait, est la négativité absolue. Il est inutile de rappeler tous les textes où il est dit que le principe de l’Etat moderne achevé, rationnel, vrai, c’est la reconnaissance du droit de la particularité à trouver, dans l’accomplissement de son devoir substantiel, la satisfaction de son intérêt subjectif.

Ensuite, au sein même de l’Etat proprement dit, l’homme en tant que tel, c’est-à-dire comme individu social, intervient en tant que citoyen en participant au pouvoir législatif… La société civile voit ainsi consacrer comme figure de l’Etat le moment essentiel qu’elle constitue pour lui. La reconnaissance de l’homme et de ses droits par l’Etat rationnel mesure bien, pour Hegel, la puissance de celui-ci, qui se nourrit du sentiment qu’a l’individu libéré d’avoir en sa communauté son essence substantielle.

Assurément, l’Etat, pour se régénérer en une telle force libératrice de l’humanité de ses citoyens, peut et doit rappeler à la société sa finitude, mais c’est en risquant lui-même son propre être dans la guerre, et parce que la paix à laquelle aspire celle-là n’est vivante qu’autant que la liberté subjective ou formelle s’est affirmée infiniment en sa négativité. La liberté, et elle est une en l’articulation concrète de ses moments distincts, ne doit pas mourir de la peur de mourir. En appelant l’homme au sacrifice de soi, le citoyen l’accomplit en son humanité. Mais la grandeur du citoyen, c’est-à-dire de l’homme qui sacrifie son humanité, est précisément mesurée par l’intensité de l’affirmation de cette humanité.

La liberté vraie est bien la négation de la liberté formelle, mais en ce sens que c’est la liberté formelle qui se nie et par conséquent s’affirme encore dans l’acte absolu de sa transfiguration, entre autres, cette affirmation hégélienne : « Ce que l’on… — l’essence du concept, c’est l’essence. Ainsi, en leur différenciation nécessaire, droits de l’homme et droits du citoyen, dans l’Etat hégélien, se conditionnent et mesurent toujours strictement et positivement. Et c’est pourquoi le citoyen et l’Etat ne doivent pas avoir de souci plus grand que d’assurer et manifester leur être absolu en libérant, en laissant aller librement en eux, leur moment relatif essentiel, l’homme et la société.

Par son double caractère de négation résolue de la politique abstraite des droits de l’homme et d’affirmation résolue des droits de l’homme au sein de la politique concrète qu’il propose, le hégélianisme semble récuser d’avance tout le développement contemporain de la problématique des Droits de l’homme.

— D’une part il disqualifie en le renvoyant à son principe politique réel un mouvement dont l’énergie morale croit pouvoir faire abstraction, en l’universalisme proclamé de son application, des différences étatiques. L’abstraction libérale dans laquelle l’homme fait le citoyen et, par conséquent, peut être, et être traité, comme homme, quelle que soit sa détermination civique, ne veut pas voir que l’affirmation de l’homme comme tel est elle-même une affirmation politique.

Les débats actuels de l’UNESCO sur les droits de l’homme s’empêtrent dans la difficulté de fonder le catalogue « actualisé » de ces droits sur une notion universellement acceptée de l’homme : il y va de la politique dans l’universalisme moral des droits de l’homme.

— Mais le hégélianisme contredit tout autant cette assomption politique des droits de l’homme qui veut en concrétiser l’affirmation en la liant, dans la reconnaissance du primat absolu des totalités populaires, à la défense prioritaire de la paix qui les conserve et dont on dit qu’elle est le droit suprême pour les individus politiquement intégrés à même leur existence sociale.

L’Etat hégélien, qui place la liberté concrète au-dessus de la paix, en nourrit l’accomplissement civique de la reconnaissance de la liberté subjective, abstraite, de l’individu social.

Il n’y a de droits de l’homme que par et dans l’Etat, mais un Etat qui en son citoyen libère l’homme en libérant de lui-même la société. La contradiction entre la théorie hégélienne du droit et l’actualité contradictoire où se débattent les hommes nous semble pouvoir et devoir constituer pour celle-ci une précieuse incitation à se réconcilier avec elle-même en repartant de l’apport fondamental de celle-là. »

– Bourgeois, B. (1990). 4 – Hegel et les droits de l’homme. Dans : , B. Bourgeois, Philosophie et droits de l’homme. Presses Universitaires de France.

 

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« […] La négation communiste des « Droits de l’homme » ne s’appuie pas sur la lecture directe, immédiate, du contenu manifeste de la célèbre Déclaration, mais sur l’interprétation fort médiatisée de sa fonction historique.

Pour Marx, l’affirmation des Droits de l’homme est un effet, et un effet efficient — c’est-à-dire un effet qui est un moyen — , en d’autres termes, cette affirmation est « idéologique ».

Notre intention n’étant pas ici de critiquer, mais de comprendre la problématique et la solution de Marx, il nous faut analyser la théorie qu’il élabore de la fonction historique de l’affirmation des Droits de l’homme. Notre analyse se déploiera en deux moments correspondants aux deux étapes ordinairement distinguées dans l’évolution de la pensée marxienne : l’étape constituée par les textes antérieurs à L’idéologie allemande, et l’étape inaugurée par ce texte.

La « coupure » marquée par L’idéologie allemande est moins « épistémologique » — comme on l’a dit — que — comme Marx l’a dit — « phraséologique », car les principes restent les mêmes : ce sont les hommes individuels réels en leur interaction ; Marx est bien demeuré l’auteur de sa Thèse : atomiste, mais atomiste épicurien !

— La critique des « Droits de l’homme », en leur fonction historique, est ainsi d’abord exprimée philosophiquement, avant de l’être de façon matérialiste, au sens du « nouveau matérialisme » défini par les Thèses sur Feuerbach, c’est-à-dire contre Feuerbach et tous les penseurs précédents.

Mais le sens fondamental de cette critique ne change pas. — En saisissant la doctrine des Droits de l’homme en sa signification historique, comme principe d’une entreprise socio-politique, Marx reprend l’approche hégélienne du thème, mais le développement de sa critique, à travers les deux étapes distinguées : critique « philosophique » des « Droits de l’homme », puis critique « matérialiste » de ceux-ci, l’éloigné, bien sûr, radicalement de Hegel.

Marx dégage la fonction historique négative des « Droits de l’homme » en les examinant d’abord en leur statut ou en leur site, ensuite en leur contenu. — Ces « Droits » se situent originellement dans une Déclaration qui remplit elle-même un rôle politique, qui est elle-même un acte politique, et cela en un sens absolu, car elle est l’acte constituant le politique lui-même comme tel, l’Etat comme Etat politique ; de ce fait, les « Droits de l’homme » reçoivent déjà leur signification, négative, de leur situation au sein de l’acte qui institue l’Etat politique. Leur dénonciation se précise et s’approfondit pour autant que, dans leur contenu même, peut se lire la raison d’être, négative, d’un tel Etat politique.

En tant qu’ils fondent un Etat sur le vouloir pur de l’homme pris ainsi comme universel — non pas sur un universel supra-humain (le vouloir divin), ni sur un humain infra-universel (l’homme besogneux) — , c’est-à-dire sur l’homme céleste, les « Droits de l’homme » fondent l’Etat comme proprement politique : le politique est bien le Ciel terrestre — l’Etat proprement politique est bien l’Etat qui n’est plus fondé sur le droit divin, mais sur l’homme en tant qu’il se redresse comme citoyen et s’exalte alors comme vouloir universel se disant universellement, comme vouloir pur. — Mais, pour Marx, l’Etat libéré en sa manifestation purement étatique, politique, c’est-à-dire d’abord libre à l’égard du divin, l’Etat laïque, athée, démocratique, c’est l’effectivité de l’Etat chrétien !

En effet, l’Etat qui se dit chrétien, qui professe le christianisme, n’est ni un Etat effectif, ni un Etat chrétien. Il n’est pas un Etat effectif, car une idéalité comme le christianisme ne peut être réalisable. Il n’est pas un Etat chrétien, car, inconsistant par lui-même, comme Etat, l’ « Etat-chrétien » a besoin, pour se compléter et consolider, de la religion ainsi niée en un simple moyen : un tel Etat est l’Etat du mensonge.

Il faut dire, au contraire, que « c’est uniquement l’arrière-fond humain de la religion chrétienne qui peut se réaliser dans des créations vraiment humaines ». L’Etat politique, laïque, athée, démocratique, réalise effectivement le fond humain qu’exprime idéalement (et cela, nécessairement) le christianisme, le postulat chrétien de la souveraineté de chaque homme, en tant que sa réalité (contingente, corrompue) est celle de l’individu séparé de son être générique : « L’accomplissement de l’Etat chrétien, c’est l’Etat qui se proclame pur Etat et se désintéresse de la religion de ses membres. » 

Quand, dans l’Etat, au commencement est le verbe — une « Déclaration » — , la religion règne bien en maîtresse ! La première fois que Marx traite des Droits de l’homme, c’est précisément dans La question juive, où il répond à Bruno Bauer — à propos de l’émancipation politique des Juifs — que la libération de l’Etat à l’égard de la religion fixe bien plutôt celle-ci comme religion privée (effective) : « les hommes ne cessent pas d’être religieux, du seul fait qu’ils sont religieux à titre privé »; les « Droits de l’homme » proclameront bien que « le privilège de la foi est un droit universel de l’homme » !

— Or, pour Marx, l’a priori absolu est — théoriquement : la réduction du réel au sensible, à l’empirique — , pratiquement (et, donc, absolument, principiellement, initialement) : le refus de la religion, laquelle constitue une tare absolue. — C’est pourquoi les « Droits de l’homme », qui fondent l’Etat chrétien parfait, sont à nier absolument. — Telle est la première raison, globale, de la condamnation de l’affirmation des Droits de l’homme, comme contenu de la Déclaration par laquelle s’institue en fait le triomphe politique, réel, de l’existence religieuse, absolument tarée.

Cette raison est encore extérieure au contenu des Droits de l’homme déclarés — puisqu’elle ne concerne que la fonction fondatrice de la « Déclaration ». — Mais la négativité du fondé — l’Etat chrétien accompli comme Etat athée, laïque, démocratique, vrai — va être lue par Marx aussi dans le contenu déclaré des Droits de l’homme. Il lit en effet dans ce contenu sa fonction de fixation du fond ou de l’arrière-fond humain de la religion : « nous transformons — souligne-t-il ainsi — les questions théologiques en questions profanes », et une telle lecture, en dévoilant le sens réel de la tare qui se trouve à l’origine de la religion, permet de développer le sens de la condamnation portée par Marx contre les « Droits de l’homme ».

Le contenu de ceux-ci — interprété lui-même fonctionnellement — révèle bien la contradiction de l’existence humaine qui se fixe — qui tente de se fixer — en eux.

Ce contenu est, en effet, et d’emblée, présenté par Marx comme étant lui-même contradictoire. Car les Droits de l’homme se différencient bien comme droits de l’homme et comme droits du citoyen, et cette différence marque, en fait, l’opposition totale de leurs contenus respectifs. Les droits de l’homme sont ceux de l’individu égoïste, tandis que les droits du citoyen sont ceux de l’individu s’ouvrant à une préoccupation universelle.

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Marx examine successivement les quatre droits fondamentaux de l’homme : liberté, propriété, égalité, sûreté, et cela d’après la Déclaration impliquée dans la Constitution jugée la plus « populaire », celle de 1793 ; ils s’y présentent cependant à lui comme « les droits de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme, de la communauté ».

— La liberté, que tout système du droit veut promouvoir comme son fondement, est définie négativement, comme « le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », c’est-à-dire comme limitation réciproque rapetissant « la liberté de l’homme en tant que monade isolée et repliée sur elle-même ».

La propriété — dont le côté chosiste fige précisément l’ouverture générique des individus conscients en une telle séparation — est le droit de jouir de son bien à son gré.

L’égalité ne signifie que la non-relation horizontale, directe, des individus.

Quant à la sûreté, elle se définit en ce que la relation verticale de chaque individu à l’ensemble social des individus n’a pas d’autre sens que de faire assurer par tous l’égoïsme de chacun.

— Bref, « aucun des prétendus droits de l’homme ne s’étend au-delà de l’homme égoïste » .

Au contraire, les droits du citoyen « ne peuvent être exercés qu’en association avec autrui ». Ils nient donc directement en leur exercice les droits de l’homme comme droits de la particularité fixée à elle-même : « L’Etat — déclare ainsi Marx — abolit à sa manière les distinctions de naissance, de rang social, d’éducation, de profession, quand il décrète que naissance, rang social, éducation, profession, sont des distinctions non politiques, quand, sans tenir compte de ces différences, il proclame que chaque membre du peuple participe, à titre égal, à la souveraineté populaire. » 

De ce fait, dans l’Etat régi par les Droits de l’homme et du citoyen, « là où l’Etat est parvenu à son épanouissement véritable, l’homme mène, non seulement dans la pensée, mais dans la réalité, une vie double, une vie céleste et une vie terrestre : la vie dans la communauté politique, où il s’affirme comme un être communautaire, et la vie dans la société civile, où il agit en homme privé ».

Or, une telle contradiction du contenu manifeste des droits déclarés est, aux yeux de Marx, une contradiction seulement apparente. Pour lui — songeons à la huitième thèse sur Feuerbach — , les contradictions ou « mystères » d’un contenu envisagé théorétiquement, c’est-à-dire statiquement, se résolvent si on les examine dynamiquement, du point de vue pratique, comme moments d’un processus. Comprise ainsi dans une perspective pratique, réelle, la théorie des Droits de l’homme et du citoyen offre, en vérité, leur hiérarchisation dynamique, en tant que subordination des droits du citoyen — droits de l’homme idéal, idéel, irréel — , à titre de simple moyen, aux droits de l’homme — droits de l’homme réel — , à titre de fin véritable.

C’est ce qu’exprime nettement l’article 11 de la Déclaration de 1791 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. » Bref, « le citoyen est… déclaré serviteur de l’homme égoïste ».

Une telle subordination est cependant une subordination dialectique, et ce caractère, seul, permet de résoudre la contradiction qui oppose la subordination, en théorie, du citoyen à l’homme, et la subordination, en pratique, de l’homme au citoyen, de la société à l’Etat. L’Etat politique s’instituant, l’Etat révolutionnaire, terrorise l’homme et punit l’égoïsme comme un crime. Telle est l’ « énigme » d’une « pratique révolutionnaire… en contradiction flagrante avec la théorie » , puisque le moyen opprime sa fin. L’Etat robespierriste, puis napoléonien, réprime sa base sociale. Les Droits de l’homme n’existent qu’en théorie !

Mais c’est que, chez Marx — et c’est là un thème définitif, lié à l’héritage hégélien, au contenu nié et conservé dans le parricide originel ! — , le moyen, comme produit (sens pratique du « reflet »), est nécessairement autre que le produisant, n’a de raison d’être (produit) que par un tel être négatif. La manifestation normale du produit, c’est bien de s’opposer à ce qui le produit : « Toute conséquence — affirmait Marx dans la Critique de l’Etat hégélien — combat contre l’existence de ses prémisses. »

Et cette négation du producteur par le produit est conforme à la finalité même de la production. La causalité réciproque — l’interaction — cause-effet n’est bien chez Marx — contrairement au commentaire courant de sa pensée — que le phénomène de la causalité dialectique (négative) de la cause. Celle-ci se fait nier par son effet, donc s’affirme elle-même à travers l’efficience apparemment autonome de cet effet : c’est là tout le sens de la question de l’autonomie relative des instances supérieures dans le processus de la production de l’existence matérielle !

En particulier, la société égoïste se fait libérer en sa pureté moyennant la répression étatique : libérer politiquement l’Etat de l’égoïsme, c’est libérer socialement l’égoïsme de l’Etat ; la négation politique absolue de l’égoïsme, c’est son affirmation sociale absolue. Ainsi, « la révolution politique, c’est la révolution de la société civile », pour autant que, plus précisément, elle supprime la forme féodale de celle-ci pour lui substituer sa forme bourgeoise.

Dans la société féodale, les particularités économiques avaient directement un caractère politique, « c’est-à-dire que les éléments de la vie civile, tels que la propriété ou la famille, ou le mode de travail, étaient promus, sous les formes de la seigneurie, des ordres et des corporations, éléments de la vie dans l’Etat »; mais une telle politisation de l’égoïsme — à savoir les privilèges — limitait, comme universalisation, le jeu de la singularité.

En supprimant le caractère politique de la société civile, la politique des « Droits de l’homme » libère apparemment le souci idéaliste des affaires du peuple des intérêts sociaux particuliers, en libérant, en réalité, le dynamisme égoïste de ceux-ci de tout lien universalisant : « Le parachèvement de l’idéalisme de l’Etat fut en même temps le parachèvement du matérialisme de la société civile. »

— Alors, la consécration, par l’Etat, de l’agir des individus, ignorant, comme étatique, la particularité de ceux-ci pour ne voir en eux que de purs individus égaux, s’exprime par des droits, les droits de l’homme fondant l’Etat comme Etat légal : le Moi érigé en Loi. Droits de l’homme et droits du citoyen révèlent leur unité en tant qu’ils sont les uns et les autres des droits, et qu’un Etat qui dit comme son fondement le droit exprime dans et par son idéalisation civique la réalisation absolue de la société civile libérant pleinement son principe égoïste :

« L’anarchie est la loi de la société bourgeoise émancipée des privilèges hiérarchisants, et l’anarchie de la société bourgeoise est le fondement de l’ordre public moderne, tout comme l’ordre public est, pour sa part, la garantie de cette anarchie. Si opposées qu’elles soient, elles dépendent néanmoins l’une de l’autre. » 

Dans le texte La Sainte Famille — d’où ces dernières lignes sont tirées — , Marx, reprenant et confirmant, mais en les concrétisant, les analyses de La question juive, souligne que cette unité du couple : Etat-société bourgeoise, est portée et animée par son moment réel, c’est-à-dire par la société bourgeoise, qui se fait et se dit dans et par l’Etat et son droit : « Les Droits de l’homme, [l’Etat] ne les a pas créés. De même qu’il était le produit de la société bourgeoise entraînée par sa propre évolution au-delà des anciennes entraves politiques, de même il reconnaissait maintenant, à son tour, sa propre origine et sa propre base en proclamant ces Droits de l’homme. » 

Retraçant alors le destin historique de cette reconnaissance d’abord empêtrée dans l’illusion — robespierriste et napoléonienne — , que l’Etat pouvait et devait s’affirmer — par la terreur et par la guerre — en niant, du fait de son altérité apparente, sa propre base, la société civile, Marx en découvre l’achèvement dans la révolution de 1830 : « En 1830 — écrit-il — la bourgeoisie libérale réalise enfin ses aspirations de 1789, à la différence près, que, désormais, ses lumières politiques étaient pleinement acquises, qu’elle ne croyait plus atteindre, dans l’Etat représentatif constitutionnel, l’idéal de l’Etat, le salut du monde et les fins universelles de l’humanité, mais, bien au contraire, qu’elle avait reconnu dans cet Etat l’expression officielle de sa puissance exclusive et la consécration politique de ses intérêts particuliers. » 

Alors, « c’en est fini, pour les droits de l’homme, d’exister en théorie seulement », mais c’est que « la bourgeoisie commence son règne », car « la société bourgeoise est positivement représentée par la bourgeoisie ». La concrétisation historique du thème de La question juive dévoile, en effet, le sujet réel véritable des Droits de l’homme. La société civile ne peut se libérer en eux, pure consécration idéelle-formelle de la propriété, qu’autant qu’elle détient déjà réellement celle-ci, c’est-à-dire est socialement satisfaite : or, la partie satisfaite de la société civile bourgeoise, celle qui a puissance en elle et lui donne son nom, c’est la bourgeoisie. Les Droits de l’homme sont les droits du bourgeois.

Que celui-ci s’affirme comme homme exprime seulement la loi qui veut — selon la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel — qu’une classe de la société civile ne peut révolutionner la politique sans mobiliser, tel son représentant général, l’ensemble de la société : « C’est seulement au nom des droits généraux de la société qu’une classe particulière peut revendiquer la supériorité générale. » 

— Mais, en réalité, les droits du bourgeois sont si peu les droits de l’homme qu’ils sont, bien plutôt, ceux des choses qu’il consacre en présentant ses droits comme droits de l’homme : ils disent, non pas « la souveraineté de l’homme », mais « la souveraineté de la propriété ».

— Ils nient d’une manière générale ce qui fait que l’homme est homme, son indépendance à l’égard de toute détermination reçue, sa pleine liberté non bornée par quelque particularité ou finitude. Et c’est ce qui rend contradictoires de tels droits, qui présentent comme liberté le contraire de la liberté : « En fait — écrit Marx dans La question juive — , la liberté de l’homme égoïste et la reconnaissance de cette liberté, c’est plutôt la reconnaissance du mouvement effréné des éléments spirituels et matériels qui constituent le contenu de sa vie. C’est pourquoi l’homme ne fut pas libéré de la religion, il obtient la liberté des cultes. Il ne fut pas libéré de la propriété, il obtient la liberté de la propriété… » . Fausse liberté d’un simple choix au sein d’une détermination absolument fixée, qui, comme telle, soumet l’homme à sa puissance.

Revenant, dans La Sainte Famille, sur ce thème capital de La question juive, Marx rappelle : « On a montré que la reconnaissance des droits de l’homme par l’Etat moderne n’a qu’une signification : la reconnaissance de l’esclavage par l’Etat antique. En effet, si la base naturelle de l’Etat antique est l’esclavage, celle de l’Etat moderne est la société bourgeoise, l’homme de la société bourgeoise, c’est-à-dire l’homme indépendant, rattaché aux autres hommes par le seul lien de l’intérêt privé et de l’aveugle nécessité naturelle, l’esclave du travail pour le gain, l’esclavage de son propre besoin égoïste et du besoin égoïste d’autrui. » 

Les Droits de l’homme ne se contredisent pas en s’articulant dans les droits de l’homme et dans les droits du citoyen, mais le sens de leur profonde unité, qui est d’être les droits du bourgeois, suscite la contradiction absolue entre de tels droits de l’homme et l’homme. Là où il y a les Droits de l’homme, il n’y a pas l’homme ! L’erreur de Bruno Bauer et consorts est « d’avoir confondu l’Etat avec l’humanité, les droits de l’homme avec l’homme, l’émancipation politique avec l’émancipation humaine » .

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L’affirmation réelle de l’homme ne peut s’accomplir qu’en dehors de l’élément du droit, c’est-à-dire de l’Etat politique. Les premiers textes — dits « humanistes » — de Marx décrivent l’émancipation, non simplement politique, idéale — car elle fixe réellement, à savoir socialement, ce qu’elle nie politiquement — , mais réellement humaine, car sociale, de l’homme, comme l’actualisation, en et par l’individu réel, de son « être générique » : « C’est seulement lorsque l’homme individuel, réel, aura recouvré en lui-même le citoyen abstrait, et qu’il sera devenu, lui, homme individuel, un être générique dans sa vie empirique, dans son travail individuel, dans ses rapports individuels — lorsque l’homme aura reconnu et organisé ses “forces propres” comme forces sociales et ne retranchera donc plus de lui la force sociale sous l’aspect de la force politique — c’est alors seulement que l’émancipation humaine sera accomplie. » 

Cette actualisation, par l’individu, de son genre, c’est-à-dire de l’humanité comme totalité des existences, des activités et des pouvoirs, signifie la négation de l’appropriation individualiste des choses à travers un agir par là même fini et partiel. Le genre se prend à la fois en extension et en compréhension : comme être générique, je m’ouvre à tous les hommes, en menant, en mon individualité, une existence complète, totale. — Mais ce n’est encore là qu’une prescription abstraite de l’humanité à la société bourgeoise.

Dans la célèbre Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Marx rapporte une telle négation, libératrice, de toute existence particulière, privée, à sa condition absolue de réalisation.

Elle n’est réelle que comme l’assomption positive active de l’être-nié passif de toute particularité de l’existence, de tout droit de l’homme, c’est-à-dire de l’existence, en sa réalité même, absolument abstraite, ou de l’existence effective de l’homme comme pur homme, homme vide, dépouillé de tout.

La négation des Droits de l’homme, qui conditionne la position de l’homme, est déjà là, comme anticipation réelle d’elle-même, dans l’être négatif du prolétaire : « Quand le prolétariat annonce la dissolution de l’ordre présent du monde, il ne fait qu’énoncer le secret de sa propre existence, car il est lui-même la dissolution effective de cet ordre du monde. Quand le prolétariat exige la négation de la propriété privée, il ne fait qu’ériger en principe de la société ce que la société a érigé en principe pour lui ; ce qui, sans même qu’il intervienne, est déjà incarné en lui comme résultat négatif de la société. »

— Mais, alors, la négation, par Marx, des « Droits de l’homme », c’est-à-dire de la réalité inhumaine de l’homme, s’enracine en sa fondation ultime, pour autant que le philosophe la voit s’objectiver dans l’auto-négation prolétarienne de cette réalité. Le communisme nie les « Droits de l’homme » en ce sens qu’il est — pour reprendre derechef les termes de L’idéologie allemande — « le mouvement réel qui abolit l’état actuel ».

La négation communiste des « Droits de l’homme » accomplit ici son sens absolu comme unité de la négation pensée (la critique du philosophe) et de la négation réelle (la critique du prolétariat) de ces « Droits », unité dont L’idéologie allemande élabore la signification concrète à travers sa théorie de l’origine, du sens et du destin des idéologies, dont les « Droits de l’homme » sont l’exemple moderne majeur.

En insérant ainsi l’affirmation des « Droits de l’homme » dans la nécessité matérielle de l’histoire sociale, Marx veut attaquer et dissoudre à sa racine l’idéologie fondamentale de la bourgeoisie. — La condamnation de cette idéologie est dès lors pour lui chose entendue, et son procès est clos. En proclamant une ultime fois « l’opposition entre le communisme et le droit, aussi bien politique et privé que sous la forme la plus générale du droit de l’homme », Marx renvoie bien aux « Annales franco-allemandes, où étaient déjà démasquées à suffisance les illusions sur l’Etat et les Droits de l’homme ». Mais la concrétisation matérialiste du processus historique est, en même temps, une concrétisation de la signification négative et, par conséquent, de la dénonciation, du grand slogan de la révolution bourgeoise.

 

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« Il en va de même pour les concepts de capitalisme et de classes sociales. Pour Gyan Prakash, par exemple, « faire du capitalisme le fondement [de l’analyse historique] revient à homogénéiser des histoires qui demeurent hétérogènes ». Les marxistes seraient incapables d’appréhender les pratiques extérieures aux dynamiques du capitalisme, sinon sous forme de reliquats voués à disparaître. Analyser les structures sociales sur la base des dynamiques économiques qu’elles reflètent — leur mode de production — serait un « récit eurocentré » (2).
Ils commettraient en outre la tragique erreur d’évacuer toute contingence (notamment le libre arbitre) de leur analyse de l’évolution du monde, qui s’apparenterait à une ligne droite conduisant à une fin déterminée. La notion de capitalisme priverait donc les sociétés non occidentales de la capacité de bâtir leur propre avenir. Personne, cependant, ne récuse le fait que, au cours du siècle dernier, il a gagné la planète entière, s’imbriquant à presque toutes les sphères du monde anciennement colonisé et en affectant la configuration sociale et institutionnelle.
Mais, selon Dipesh Chakrabarty, « aucune forme historique de capital, fût-elle de portée mondiale, ne pourra jamais être universelle (3) ». Pourtant, dès lors que les pratiques qui se répandent partout peuvent être décrites comme capitalistes, c’est bien qu’elles sont devenues universelles.
Nul ne conteste qu’il sème la révolte à mesure qu’il se propage. Mais, si le marxisme conçoit la résistance des dominés comme l’expression de leurs intérêts de classe, pour la théorie postcoloniale chaque fait de résistance résulte d’un phénomène local, spécifique à une culture, à un territoire, à une cosmologie — jamais à un besoin qui caractériserait l’ensemble de l’humanité.
Les intérêts et les désirs de chacun sont certes culturellement déterminés. Mais, pour ne prendre qu’un exemple, aucune culture ne conditionne à se désintéresser du bien-être physique.
Or c’est ce besoin, c’est la « sourde pression des rapports économiques (4) », pour reprendre l’expression de Karl Marx, qui jette les travailleurs dans les filets de l’exploitation, indépendamment des cultures et des idéologies. Il alimente également la résistance… L’universalisation du capital a pour corollaire la lutte universelle des travailleurs en vue d’assurer leur subsistance. Il faut rendre à ce besoin-là la place qu’il mérite dans les projets de transformation sociale.
Invoquer un essentialisme culturel pour discréditer l’idée même de droits universels est un beau cadeau fait aux dictateurs divers… »

 

La critique matérialiste des « Droits de l’homme » s’expose en ses principes dans l’écrit programmatique qu’est L’idéologie allemande. Ces principes sont constitués par l’articularion, en ses différentes instances, du processus de la production matérielle, par les individus, de leur existence totale. Ressaisis dans cette perspective, les « Droits de l’homme » apparaissent comme étant

1) une auto-justification idéologique

2) de l’affirmation de soi politique

3) de l’homme du droit qu’est le bourgeois.

La théorie plus affinée de l’Etat (niveau médian) que présente L’idéologie allemande, par le sens double — contradictoire — attribué alors à l’Etat, explique le destin négatif des « Droits de l’homme » dans la société bourgeoise — dont la contradiction s’achève en tout sens dans et par la praxis prolétarienne.

Selon L’idéologie allemande, l’Etat ob-jective — extériorise, exprime — pour lui-même l’intérêt commun des individus affirmant de plus en plus pour lui-même, dans la division de plus en plus poussée du travail, leur intérêt particulier ; l’universel (politique) est ainsi la forme illusoire (hypostasiée), mais efficace, du commun (socio-économique). Quant à son essence, l’Etat exprime donc le rapport des individus, et, par là, des classes qu’ils constituent. 

— Mais l’existence de l’Etat est assurée par les individus qui sont satisfaits de la division du travail, c’est-à-dire par la classe dominante. Aussi, plus la bourgeoisie se développe et accentue sa domination dans l’Etat, c’est-à-dire plus s’accroît la division du travail, plus l’Etat s’universalise-t-il et donc, en son essence, s’autonomise-t-il : le Second Empire en est l’exemple éclatant, ainsi que Marx le développera plus tard. — Cette double signification de l’Etat, quant à son essence et quant à son existence, explique un double phénomène.

Elle éclaire le fait que l’idéologie des « Droits de l’homme » — auto-fondation de l’Etat — comme affirmation du droit universel des individus, soit niée, dans son universalité, par la bourgeoisie en son ascension, d’abord hypocritement, puis ouvertement. Elle fait comprendre, en même temps, que l’autonomisation (phénoménale) de l’Etat nie de plus en plus le droit des individus, en se fragilisant elle-même par l’isolement croissant du pouvoir politique (l’exemple de Napoléon III sera encore exploité par Marx), et en précipitant les effets du travail de la « vieille taupe », c’est-à-dire la venue de la révolution qui emportera l’idéologie des Droits de l’homme. — Le destin historique de celle-ci est bien de se renier et d’être niée.

La réalisation « scientifique » du contenu de l’écrit programmatique de 1845-1846 précisera — explicitement, d’ailleurs, de manière seulement occasionnelle — ce statut négatif définitif des « Droits de l’homme », en les évoquant, et dans leur origine socio-économique, et dans leur destin historico-politique.

Ainsi, les Esquisses de 1857-1858 et le premier livre du Capital présentent les « droits » fondamentaux, les fondements du « droit » proprement dit : la liberté et l’égalité, comme le reflet normatif des conditions essentiellement économiques de l’échange des marchandises, qui, sous la domination de la réalisation contradictoire du rapport universel des produits particuliers du travail (valeur d’échange) dans la particularité de l’argent, détermine la production moderne bourgeoise. L’échange économique, qui, en sa forme, égalise les individus, n’est possible que si ce qui le rend nécessaire comme échange — la variété du contenu échangé — est limité dans son acquisition par la reconnaissance, de la part de chaque échangiste, de la liberté singulière de chacun : « Si donc la forme économique, l’échange, pose en tous sens l’égalité des sujets, de même le contenu, le matériau, individuel aussi bien que chosiste, qui pousse à l’échange, pose la liberté. Egalité et liberté ne sont donc pas seulement respectées dans l’échange qui repose sur des valeurs d’échange, mais l’échange de valeurs d’échange est la base productrice réelle de toute égalité et liberté. »  

Mais la contradiction renfermée dans l’échange marchand se développe en même temps que la production qui se fait déterminer par lui et qui oppose de plus en plus les échangistes fondamentaux : le travailleur réduit à sa valeur d’usage et le capitaliste qui l’a dépossédé de ses conditions objectives de production — les valeurs d’échange — , de telle sorte qu’ « égalité et liberté… se révèlent comme inégalité et despotisme ».

Les « Droits de l’homme » nient idéalement cette contradiction que la production marchande fait se réaliser dans la circulation. Abstraitement prise, « la sphère de la circulation ou de l’échange des marchandises, dans les limites de laquelle se déploient l’achat et la vente de la force de travail, est en fait, on l’a vu, un vrai Eden des droits innés de l’homme. Ce qui seul règne ici, c’est liberté, égalité, propriété… » 

Le secret de cette sphère, où il est ainsi fait grand bruit des « Droits de l’homme », se révèle lorsqu’elle est saisie comme « le phénomène d’un procès qui se déroule derrière elle » et qui est son fondement même, à savoir « le lieu caché de la production », où s’avère la signification réelle de ce que les « Droits de l’homme » camouflent avec une efficacité d’ailleurs décroissante : la violence absolue de la circulation originelle qui lance la production bourgeoise, comme échange inégal et contraint, en soi scandaleux, de la valeur d’échange possédée par le capitaliste et de la seule chose qui reste au salarié, à savoir la valeur d’usage qui, comme force de travail, crée cependant la valeur d’échange. Le capitalisme ne révèle bien que ce qu’il est en violant ses Droits de l’homme, comme il le fait, par exemple, dans la « profanation la plus impudente du droit sacré de la propriété et les voies de fait les plus brutales contre les personnes ».

 

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« La plupart des réfractaires esquivent les catégories politiques, et sont plus à l’aise avec l’opposition humanistes/antihumanistes qu’avec l’habituelle distinction droite/gauche. Les « machines » sont de simples concrétisations d’idées absurdes et déshumanisantes qui dévoient des esprits peu instruits ; et les « humains », des émigrés abstraits du village global, plutôt que des sujets-citoyens de l’empire néolibéral. (…) La critique authentiquement radicale voit les entreprises comme des acteurs économiques et les place dans le contexte historique et social, les pseudo-radicaux les voient comme un agent culturel, une agrégation de mauvaises idées sur la société et la politique (…), et ils prennent la plume pour formuler l’espoir qu’elles deviendront éthiques et responsables. »

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« Être excentré demande évidemment quelque courage. C’est refuser d’emblée d’accompagner le courant majoritaire, et donc la douce rentabilité qui peut saluer l’œuvre conforme aux attentes des prescripteurs du goût. « 

 

Mais, en développant de plus en plus la contradiction interne qui la nie, la société bourgeoise arme de plus en plus la négation prolétarienne d’elle-même.

— Au « pompeux catalogue des droits inaliénables de l’homme », les travailleurs opposent, comme première condition efficace de la réalisation en eux de l’homme qu’eux seuls sont en toute son abstraction, « la modeste Charta Magna d’une journée de travail légalement limitée », qui rende le fait de l’échange conforme à son droit prétendu, en « faisant enfin clairement voir quand finit le temps que le travailleur vend et quand commence le temps qui lui appartient ».

La bourgeoisie voit bien son ennemie dans l’association par laquelle les travailleurs font valoir leur droit le plus concret, en déclarant « toute coalition des travailleurs comme un attentat à la liberté et à la déclaration des Droits de l’homme ».

Comme historien du développement de ce combat, par exemple dans ses études sur Les luttes de classes en France, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte et La guerre civile en France, Marx illustre aussi bien la négation par laquelle, pour conserver sa puissance socio-économique, la bourgeoisie fait finalement s’autonomiser par rapport à elle son Etat, que celle par laquelle, pour commencer, elle rabaisse le fondement qu’elle a donné à cet Etat : les « éternels droits de l’homme », c’est-à-dire : les « prétendus droits de l’homme », à de simples armes partisanes.

La Constitution de 1848 anéantit réellement la liberté qu’elle affirme nominalement, en chaque article d’elle-même, et les événements qui suivent confirment bien que l’illustre devise où se résument les « Droits de l’homme » : « Liberté, égalité, fraternité » veut masquer en fait la devise non équivoque : « Infanterie, cavalerie, artillerie ! ».

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Bref, toute l’œuvre ultérieure de Marx — et nous n’avons pas évoqué ses nombreux articles de journaliste — développe, dans le langage d’une analyse qui se veut scientifique, le sens de la condamnation sans appel que L’idéologie allemande, recueillant en elle, pour la dernière fois comme thématique fondamentale, toute la discussion marxienne antérieure des « Droits de l’homme », avait portée contre eux. A première vue, il semble bien y avoir une opposition radicale entre la pensée de Marx et la revendication des droits de l’homme.

D’une part, si, dans la lutte des travailleurs, « le fait d’en appeler à leur droit joue aussi son rôle » en faisant d’eux « une masse révolutionnaire coalisée », l’idée d’un tel droit n’est proclamée qu’en s’insérant toujours dans le mouvement réel de cette lutte ; elle n’a pas d’existence à part comme revendication se justifiant par la considération abstraite de son contenu, et ce contenu, bien loin d’être fait de droits eux-mêmes abstraits, renvoie aux exigences les plus concrètes et particulières du travail aliéné (par exemple, la limitation de la journée de travail).

Aussi, quand les « Droits de l’homme » sont historiquement à l’ordre du jour, c’est-à-dire avant la révolution communiste, leur affirmation est-elle — on l’a vu — dénoncée par Marx comme l’idéologie la plus hypocrite et la plus nocive.

Mais, d’autre part, quand le communisme est à l’ordre du jour, quand, plus précisément, la transformation communiste de la société a achevé son « long et douloureux enfantement », la négation des « Droits de l’homme », en leur forme — l’idéalité « morale » — et en leur contenu — l’homme de l’abstraction — , par l’association révolutionnaire des prolétaires, en tant qu’ils sont l’abstraction réelle de l’homme, a dû, selon Marx, réaliser la liberté, l’égalité et l’appropriation du monde comme déterminations concrètes de l’ « homme socialisé » .

Chacun des droits fondamentaux de l’homme est alors réalisé par la négation conjointe de son contenu et de sa forme.

La liberté cesse d’être la liberté négative, de pure séparation, défensive, d’avec l’autre, pour devenir l’épanouissement de la puissance positive de chacun par et dans sa réunion avec tous.

Cette réunion substitue, à l’égalité comme simple comparaison abstraite des individus privés, la communauté à laquelle tous participent totalement.

La propriété cesse d’être la limitation de chacun à une portion de la richesse, pour autant que la suppression de cette limitation dans la propriété de l’ensemble assure la maîtrise par chaque individu de toute la masse productive.

Et la réalisation de ces droits par et dans l’association réconciliant, pour la première fois, l’humanité universelle et la singularité humaine — dont le hiatus fixait le droit comme forme idéale — , fait disparaître une telle idéalité, c’est-à-dire l’exigence même ou la revendication du droit comme tel, devenue dès lors parfaitement inutile. De la sorte, quand le communisme est là, il n’y a plus à parler de qualités humaines comme de simples droits.

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Bref, la revendication des droits de l’homme semble bien ne jamais pouvoir constituer un thème positif dans la pensée de Marx.

Quand le thème est présent — dans les œuvres antérieures à la découverte du processus historique matériel qui emporte nécessairement les « Droits de l’homme » — , il est absolument négatif.

Quand son noyau de vérité est positivement réalisé, il n’a plus la présence d’un intérêt pratique ; et c’est pourquoi, après L’idéologie allemande, Marx n’évoque que très rarement, très occasionnellement, le thème des droits de l’homme.

Mais, de nos jours, où le mouvement des Droits de l’homme s’est réellement universalisé, et où ce qui se présente comme la mise en œuvre de la pensée de Marx n’a pas réalisé — c’est bien le moins qu’on puisse dire ! — le communisme accompli que La critique du programme de Gotha avait esquissé, la confrontation du mouvement des Droits de l’homme et de la pensée marxienne est une tâche que les faits imposent.

— La réalisation de« l’homme socialisé » qu’évoque la fin du Capital signifie-t-elle que le contenu apparent des « Droits de l’homme » — à savoir l’affirmation des individus comme tels — est nié, tout autant que sa forme de pure apparence ?

L’effacement de la problématique explicite de l’homme et de ses droits après L’idéologie allemande signifie-t-il l’abandon, le reniement, par Marx, dans le « matérialisme scientifique », de « l’humanisme réel » et de son principe : « l’homme individuel réel » ?

Cet « humanisme réel », au nom duquel Marx condamnait, en 1845, dans La Sainte Famille, le faux humanisme des « Droits de l’homme », irait-il lui-même rejoindre son Autre : l’Homme, l’Esprit, la Conscience de soi, parmi les abstractions dont L’idéologie allemande libérait le « nouveau matérialisme », pour faire place à l’action des structures sociales « scientifiquement » connaissables ?

Nous ne le croyons pas. — Ce que l’on veut défendre encore, de plus en plus, aujourd’hui, à travers les droits de l’homme, à savoir l’individu réel, en son aptitude universelle à la liberté, par-delà le citoyen ou le membre d’une collectivité historique, le discours marxien nous semble l’exalter, en fait, constamment, dans sa théorie du mode de production social, même s’il ne thématise pas spécialement l’implication « individualiste », à ses yeux suffisamment claire, de celle-là.

Contrairement à l’ « abstraction » chère à Proudhon et aux idéologues allemands, qui présupposent, comme sujet de l’histoire, l’ Homme, l’essence humaine se développant, en tant qu’Histoire, selon une dialectique purement spéculative, totalement illusoire, l’ « analyse » matérialiste de l’histoire part de « présuppositions réelles », c’est-à-dire, précisément, « des individus réels [nous soulignons], de leur action et de leurs conditions d’existence matérielles » ; ces individus sont pris dans la totalité concrète de leur être individuel, qui ne se réduit assurément pas à l’abstraction idéaliste d’un vouloir pur oubliant sa genèse. Aussi bien, l’analyse, par Marx, du processus social, ne nous semble aucunement impliquer une opposition à l’affirmation du droit des hommes en leur réalité d’individus sociaux.

Pour le dire rapidement, l’individu humain — tout individu, comme homme — n’a de droits qu’autant que certaines déterminations sont reconnues comme identiques à son être lui-même érigé en devoir-être, en une fin normative, et le droit de l’homme à être n’est un droit absolu — comme l’affirme le mouvement des Droits de l’homme — que s’il est posé comme une fin absolue, dont la réalisation — identification du monde à l’homme — signifie sa liberté. Mais l’individu humain ne peut être absolument une fin absolue que s’il se pose lui-même comme une telle fin, que s’il pose librement sa liberté. « La liberté — écrivait le jeune Marx — comprend non seulement ce que je vis, mais, tout autant, la manière dont je vis ; non seulement que je fasse le geste de la liberté, mais que je le fasse librement. » 

La liberté qui s’affirme comme un droit n’est telle que si le contenu affirmé — la « liberté réelle » — l’est dans la forme libre de son affirmation — la « liberté formelle ».

La théorie marxienne de la production sociale, par les individus humains réels, de leur existence matérielle, ne peut alors se présenter comme une justification concrète de la revendication, encore abstraite, par le jeune Marx, de la liberté totale fondant le droit des individus, que si, et seulement si — puisque le milieu de l’histoire comme telle est l’interaction, sociale, de ces individus :

1/ le développement des rapports sociaux de production produit essentiellement l’individualisation des individus, et, surtout,
2/ est lui-même produit par les individus se produisant eux-mêmes en tant que tels dans leur interaction.

La question : « Marx et les droits de l’homme », dont l’enjeu pratico-politique est considérable, engage bien l’immensité de la question théorico-ontologique de la réalisation des individus réels et des rapports sociaux de production à l’intérieur de la doctrine marxienne. Pour un marxiste, nous semble-t-il — et si l’on nous permet ce jugement porté de l’extérieur ! — cette dernière question devrait être « la » question. […]

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La conception marxienne explicite du développement matériel du mode de production, qui culmine dans la révolution prolétarienne, nous semble absolument imposer l’affirmation que, tout en ayant leur « essence » dans « l’ensemble des rapports sociaux », « effectivité » empirique consistant dans « la masse de forces productives, de capitaux et de formes de relations sociales que chaque individu et chaque génération trouve [là] comme quelque chose de donné », et tout en agissant par là dans des rapports sociaux nécessaires, indépendants de leur volonté abstraite, les individus humains produisent, en dernière analyse, dans leur pratique concrète, ces rapports sociaux par lesquels ils sont cependant conditionnés.

— Nous ne pouvons, dans le cadre de la présente étude, vérifier en ce sens, suivant toute l’ampleur nécessaire à sa concrétisation, le leitmotiv central de L’idéologie allemande : « Les individus sont toujours partis d’eux-mêmes, partent toujours d’eux-mêmes. » .

Nous l’illustrerons seulement en analysant l’acte, il est vrai prototypique, de la plus grande force productrice qui soit, à savoir des individus révolutionnant leurs rapports sociaux, et cela précisément pour faire surgir, au cœur de cet acte, et dans la stricte perspective d’un matérialisme excluant tout idéalisme de l’agir, la référence à la norme absolue du droit.

C’est bien Marx lui-même qui, lorsqu’il fait des individus en leur individualité, non seulement les produits, mais aussi et d’abord les producteurs de leurs rapports de production, fournit de quoi caractériser leur praxis immédiate comme celle d’individus besogneux qui ne sont de tels producteurs d’eux-mêmes, c’est-à-dire véritablement humains, qu’autant que la souffrance du vécu originel qui médiatise cette praxis est originairement celle d’un vivant qui, en elle, se juge selon la justice, mesure son être à son droit à être, et se manifeste précisément comme la plus grande force productrice en se dressant comme individu révolutionnaire.

Le conditionnement de l’individu par les rapports sociaux, qui se manifeste de la façon la plus éclatante et prototypique lorsqu’ils le contraignent, par la contrainte absolue de la misère totale, à les révolutionner, ne s’avère lui-même déterminant qu’autant que sa nécessité empirique se médiatise dans et par un acte empiriquement libre de l’individu.

— Si les hommes font les circonstances en tant que les circonstances les font, les circonstances les font précisément en tant qu’ils les refusent. Marx exemplifie ce thème capital lorsqu’il analyse le passage de la société féodale à la société bourgeoise : ainsi, « les bourgeois avaient créé [leurs] conditions [de vie] dans la mesure où ils s’étaient détachés du lien [Verband : le traducteur traduit, à tort, par “association”, terme qui désigne essentiellement, chez Marx, la communauté des travailleurs révolutionnaires] féodal, et ils avaient été créés par ces conditions dans la mesure où ils étaient conditionnés [bedingt : le traducteur traduit, à tort, par “déterminés”] par leur opposition [nous soulignons] à la féodalité existante ».

Si un tel conditionnement n’est pas, absolument parlant, déterminant, ce n’est pas parce qu’il serait jugé par une liberté transcendante esquissant un idéal d’elle-même ; c’est parce que « l’inhumain » des rapports sociaux, « le côté négatif…, la rébellion contre l’ordre régnant, ordre qui est fondé sur les forces productives existantes, et contre la façon de satisfaire les besoins correspondant à cette situation », ne peut déboucher sur une action négatrice effective que si son épreuve repose sur « une force productrice nouvelle, révolutionnaire »  : « Les hommes ont à chaque fois atteint le degré d’émancipation que leur prescrivaient et permettaient, non pas leur idéal de l’homme, mais les forces productives existantes. » 

Ainsi, l’action en son plein sens, la révolution, n’est jamais, selon Marx, téléologique, mais son dynamisme, bien loin d’être celui, négatif, des rapports de production, est celui, positif, de la force productrice que sont les individus révolutionnaires. Ici, comme partout chez Marx, le positif porte la négation du négatif ; l’opposition, native, entre Marx et Hegel est bien celle d’une conception de l’être (de la liberté, etc.) comme positivité (puissance, etc.) et d’une conception de l’être (de la liberté, etc.) comme négativité ou négation de la négation (sacrifice, etc.).

Si « la misère du prolétaire prend une forme aiguë, violente, le pousse à engager la lutte à la vie, à la mort, le rend révolutionnaire, [est] génératrice, par conséquent…, de passion », alors que le « souci » du bourgeois le laisse fondamentalement passif, c’est que cette négation totale de lui-même dans la misère est niée par une affirmation totale, alors prométhéenne, de lui-même.

Ainsi, éprouver comme tel le caractère absolument négatif du travail divisé, particularisé ou parcellisé — dans lequel l’individu sent réprimé en lui « tout un monde d’impulsions et dispositions productrices », réalisant par là « l’absurde fable de Ménénius Agrippa qui présente un homme comme simple fragment de son propre corps » — , implique et alimente la différenciation, dans et par le travailleur, de lui-même comme travailleur ou « individu de classe » et de lui-même comme « individu personnel » ou homme.

Il distingue alors ce qui doit être sa« manifestation active de soi [Selbstbetätigung] » , d’un travail où il ne se reconnaît pas et qui, donc, lui apparaît comme pure « contingence », donc supprimable et à supprimer. Devoir gagner sa vie, sans d’ailleurs y réussir, devient pour lui la fin absolue, et non pas sa Selbstbetätigung ; sa seule activité se nie comme une telle Selbstbetätigung en étant rabaissée à un simple gagne-pain.

Ainsi, la négation réelle de son indivision, de son individualité, est vécue par le travailleur comme étant la négation de lui-même en tant que Selbstbetätigung, que pur rapport à soi, par là universel, de l’agir ou de la praxis qu’il est ; du fond de sa négation, l’individu s’élève à la dignité de cette identité universelle à soi de son vouloir réel ainsi absolument libre — réalisation effective de l’abstraction idéologiquement posée par les « Droits de l’homme » — , vouloir qui nie immédiatement sa différenciation d’avec soi, sa négation de soi, dans l’acte révolutionnaire.

Assurément, la position de soi comme une Selbstbetätigung opposée à la production scindée de la vie matérielle, comme « individu personnel » opposé à l’ « individu contingent », est elle-même un « fait historique ». Et son empiricité immerge l’absolue décision où elle s’actualise dans l’absolue passion dans laquelle se vit son opposée, si bien que les individus révolutionnaires « doivent nécessairement s’approprier la totalité présente des forces productives, non seulement pour parvenir à leur Selbstbetätigung, mais déjà, somme toute, pour assurer leur existence ».

Mais cela signifie que la souffrance du besoin vital non satisfait est identiquement celle du mépris d’un Soi qui, s’opposant à celui-ci, se pose alors réellement en affirmant empiriquement sa liberté nouvellement apparue au cœur de la nécessité : « Le prolétariat — écrit Marx en 1861 — a besoin de son courage, du sentiment de sa dignité, de sa fierté et de son esprit d’indépendance, beaucoup plus encore que de son pain. »

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L’acte révolutionnaire du prolétaire, achèvement éminent de tous les actes par lesquels, dans les révolutions antérieures, les individus nient effectivement les rapports sociaux conditionnant une telle négation, marque ainsi une étape décisive dans la réalisation du « règne de la liberté » dans « le règne de la nécessité ».

Or, cet acte qui révèle la puissance antédiluvienne des individus sur les rapports sociaux qui les conditionnent — c’est-à-dire qui autorise la théorie de l’homme marxienne à se présenter comme satisfaisant concrètement aux réquisits de la revendication abstraite des droits de l’homme — révèle aussi qu’il est tel que la conscience, matériellement vraie, de son auteur, l’individu réel en soi total ou concret s’objectivant (se posant en s’opposant à soi) comme son Autre absolu, comme l’Homme, ne peut être que la conscience de son droit, comme Droit.

En leur association révolutionnaire, les individus réalisent, chacun en lui-même et pour lui-même, la pleine identité d’eux-mêmes comme individus et de leur interaction entre eux, ainsi transparente à elle-même. L’individu réalise totalement, concrètement, son essence, en se posant comme étant effectivement, en tant qu’individu, l’ensemble de ses rapports sociaux. Désormais transparents à eux-mêmes en chacun de leurs « porteurs », qui en deviennent ainsi pleinement les sujets, les rapports sociaux immergent leur vie, manifestement, dans celle des individus en interaction ; quand les « évolutions sociales cessent d’être des révolutions politiques », les individus possèdent et maîtrisent en eux leurs rapports sociaux, dans l’identité de leur être et de leur savoir, de leur praxis et de leur conscience.

Or, la conscience des « producteurs associés », comme conscience de l’identité de l’individu et de son interaction avec l’autre individu, réalise pour elle-même l’essence même de la conscience : « Là où il existe un rapport [Verhältnis], il existe aussi pour moi ; l’animal ne se “met en rapport” avec rien, ne se met pas du tout en rapport… La conscience est donc d’emblée un produit social »; dans le premier langage de Marx, la conscience est d’emblée conscience du « genre », c’est-à-dire de l’universel réel ou de l’absolu pour l’homme.

— La conscience prolétarienne est donc nécessairement, par essence, conscience de l’universalité effective des individus comme de la réalité absolue. Cette universalité, certes, va maintenant se réaliser dans l’appropriation maîtrisée (dont la conscience exprime la possibilité réelle), par les individus associés, de la masse productive apte à nourrir la « libre individualité ». En se réalisant, elle accomplira comme totalité organisée de pouvoirs réels ce que la conception abstraite de l’individualité abstraite tentait de définir à travers les prescriptions aliénées des « Droits de l’homme » ; l’accomplissement vrai de l’idéologie des Droits de l’homme, en réalisant le droit, en rendra inutile l’idée pratique.

— Mais, au moment où les individus, séparés du contenu de leur puissance réelle, se lèvent pour renverser les choses, la conscience qu’ils ont de cette puissance aliénée qui est la leur est celle de leur absoluité pratique comme n’étant pas et, donc, comme devant être, c’est-à-dire la conscience de leur droit comme droit et comme droit de l’absolu en eux, comme droit de l’ Homme.

La praxis par laquelle les individus, chacun en lui-même mais comme chacun, médiatisent le changement central des rapports sociaux, est ainsi par essence — matériellement et non idéologiquement parlant — la praxis d’une liberté empirique absolue éprouvant et jugeant normativement, dans la revendication absolue de son droit comme droit de l’Homme, la nécessité empirique absolue qui la conditionne.

C’est au nom du Droit que les individus font, ne peuvent pas ne pas faire, la Révolution.

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Le Droit de l’homme est ainsi réalisé comme tel dans l’acte qui fait basculer l’histoire. La théorie de Marx ne se présente certes pas comme une théorie des droits de l’homme ; mais en son centre même, elle offre de quoi l’inscrire contre toutes les atteintes, même et surtout perpétrées en son nom après la Révolution, aux droits de l’homme, au droit des hommes.

Il est donc bien clair que le rejet définitif, par Marx, de l’idéologie des Droits de l’homme ne signifie aucunement que sa théorie matérialiste de l’histoire sociale anéantisse le principe même d’une affirmation réelle du droit des hommes en tant qu’individus. La raison qui lui fait dénoncer les « Droits de l’homme » est celle-là même qui lui fait exalter, au cœur même de sa théorie, comme théorie de la révolution, la liberté absolue dans la nécessité absolue, l’idéalisme absolu du droit dans la détresse absolue de la réalité.

— En sa praxis même, dans les multiples faces de son engagement politique résolu, l’homme qui a condamné le formalisme hypocrite par lequel les « Droits de l’homme » nient les valeurs « morales » où ils prétendent se fonder, affirme son respect pour celles-ci ; car, libérée du moralisme falsificateur ou illusoire, la morale accède à sa vérité dans la lutte historique qui, seule, selon Marx, peut en réaliser l’objectif universel. Le même homme qui dénonce, dans le Manifeste communiste, « les grands mots » que les bourgeois ont à la bouche sur la liberté, le droit, etc., ouvre son Adresse sur la guerre civile en France en reprenant les termes de son Adresse aux travailleurs de 1864 : « Les simples lois de la morale et de la justice, qui devraient gouverner les rapports entre individus, doivent s’imposer comme loi suprême dans le commerce des nations. » 

— Significatif également est le jugement porté par Marx sur les hommes qui ont fait l’histoire. Ce n’est pas aux hommes qui sont seulement des « grands hommes », acteurs brutaux de l’histoire, qui écrasent les individus, et dont chaque époque sociale sait bien faire l’invention si elle ne les trouve pas, que Marx réserve ses plus grands éloges. C’est à ceux, si peu nombreux, qui réalisent effectivement en eux les « grands mots » de la morale dans leur souci des individus.

Tel l’éloge — rédigé par Marx au nom de l’ « Association internationale des travailleurs » — d’un homme qui « fut l’un des rares hommes auxquels il ait été permis de devenir grands sans cesser d’être bons ». Cet éloge de Marx célébrait l’une des grandes figures des Droits de l’homme : Abraham Lincoln ! »

– Bourgeois, B. (1990). 5 – Marx et les droits de l’homme. Dans : , B. Bourgeois, Philosophie et droits de l’homme. Presses Universitaires de France.

 

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« Marx (1818-1883) n’a cessé depuis un siècle d’être au cœur des luttes idéologiques du monde contemporain. Génie multiforme, il est à la fois le philosophe qui renverse la philosophie idéaliste de Hegel (La Sainte Famille, 1845), l’historien des révolutions (Les Luttes de classes en France, 1850), le pamphlétaire qui donne au prolétariat une doctrine, l’économiste du Capital et l’un des fondateurs de l’Internationale. Mais sous sa dispersion apparente, son œuvre n’a jamais qu’un seul but, la quête des contradictions de la société capitaliste et des moyens de leur résolution. (F. M.) »

 

« La « philosophie de l’esprit » au sens allemand du terme (Philosophie des Geistes) a parfois été considérée comme une réaction obscurantiste de rejet de la pensée française des Lumières.

L’examen de l’usage qui fut fait du terme de Geist, au tournant du siècle en Allemagne, par des philosophes comme Kant, Fichte et Hegel met cependant en évidence l’inanité de telles idées : Kant ne fut pas un « illuminé » (ein Schwärmer), comme Jacobi, cherchant à entraîner les philosophes allemands dans le débat sur le panthéisme — le débat sur le sort de l’Aufklärung en Allemagne —, l’avait prétendu ; et il serait inexact de faire de la Doctrine de la science de Fichte une production du « génie ».

Enfin, lorsque Hegel souligne que, pour comprendre l’œuvre de « ceux que l’on nomme génies », il faut la rapporter à 1’ « esprit » du peuple (Volksgeist) dans lequel elle fut élaborée, c’est-à-dire à l’histoire, il ne se fait pas l’apôtre d’un nationalisme étroit, mais tente de répondre à l’une des questions fondamentales des Lumières : comment éduquer le peuple à la liberté ? »

– Myriam Bienenstock, « De l’esprit : les philosophes allemands et l’« Aufklärung » », Revue germanique internationale, 3 | 1995, 157-179.

 

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« […] En 1783 paraît dans la toute jeune revue Berlinische Monatsschrift, un article du pasteur Zöllner sur la question de savoir s’il est conseillé de ne plus sanctionner religieusement le mariage comme l’avait soutenu un autre auteur. 

Dans une note de bas de page de cet article, Zöllner pose la question « Qu’est-ce que l’Aufklärung ? », une question dont il dit qu’elle est tout aussi importante que la question « Qu’est-ce que la vérité ? » et à laquelle il importe de répondre avant d’éclairer. Mais, écrit-il, je n’ai encore trouvé nulle part de réponse à cette question.

La question de Zöllner n’allait cependant pas rester sans écho et donna naissance, comme on le sait, à un véritable flot de publications. Parmi elles, il faut citer celles de Moses Mendelssohn et de Kant.

Tandis que Mendelssohn, soucieux de distinctions, demeure, à la fin de son article, réservé quant à la question des progrès propres à l’Aufklärung et qu’il met en lumière des dérives qui font précisément que l’Aufklärung bascule en son contraire, donc qu’il insiste sur une véritable dialectique de l’Aufklärung, la réponse de Kant, laquelle paraît en décembre 1784, est davantage optimiste quant à la dynamique interne de l’Aufklärung.

Mais partons de la définition même que donne Kant de l’Aufklärung au début de son article. C’est une sorte de coup de fanfare, d’ailleurs inhabituel chez Kant, dont les démarches théoriques ne commencent jamais par des définitions, mais y débouchent. « L’Aufklärung est la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute ». 

Kant définit l’Aufklärung comme une sortie, un Ausgang, donc d’une façon dynamique, processuelle ; l’Aufklärung est une démarche émancipatrice. Mais sortie d’où ? D’un état de minorité, d’un état d’enfance, défini plus loin comme état de tutelle.

L’homme est mineur tant qu’il a des maîtres, que ce soit en religion – ne perdons pas de vue que l’écrit de Kant thématise l’Aufklärung essentiellement par rapport aux questions religieuses parce que la minorité y est « non seulement la plus préjudiciable, mais également la plus déshonorante de toutes »  – ou dans les différents secteurs de la vie publique, dans l’administration, dans l’armée.

Ce qui est le plus important dans cette description de l’homme non émancipé, c’est le fait qu’il se trouve dans cet état de par sa propre faute – et, pourrait-on ajouter, non point en raison d’une quelconque législation ou en raison de sa nature. La minorité revêt ainsi, comme le souligne N. Hinske, une signification anthropologico-morale. 

Si l’homme se trouve dans un tel état par manque de résolution, cela signifie aussi qu’il peut s’en sortir par sa volonté.

L’Aufklärung est ainsi, en premier lieu, affaire de volonté à vaincre la paresse intellectuelle, mais aussi la lâcheté.

Dans ce sens, elle comporte un appel. Comme Jean-Baptiste prêchait dans le désert : convertissez-vous ! l’Aufklärer Kant s’exclame : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement »..

Cette première description de l’Aufklärung est programmatique. Elle se présente en quelque sorte comme un projet universel du fait qu’elle s’adresse en principe à l’être doué de raison en tant que tel, à l’universelle raison humaine. Mais la suite de l’article de 1784 montre que la réalisation du programme même de l’Aufklärung ne concerne que certains groupes sociaux.

Kant convient que la réalisation effective de l’émancipation dont il a été question plus haut est beaucoup plus complexe.

D’un côté, pour l’individu laissé à lui-même, il est difficile de sortir de son état de minorité étant donné que lui manque l’exercice de l’usage autonome de la raison ou de l’entendement.

D’un autre côté, la possibilité qu’un public s’éclaire lui-même, est plus réaliste. Le public en question est ce que Kant et d’autres auteurs appellent la Leserwelt, le monde cultivé, qui lit les journaux, les revues. 

La justification que donne Kant en ce qui concerne l’Aufklärung du public mérite attention : il se trouvera toujours, pour ce faire, parmi les tuteurs, quelques hommes qui pensent par eux-mêmes (sont-ce les seuls philosophes ?).

Kant ne juge pas nécessaire d’asseoir cette thèse sur un argument, mais se contente de la simple affirmation…

La condition de l’Aufklärung du public réside dans la liberté. De quelle liberté s’agit-il ? Kant dira : de la liberté de faire un usage public de sa raison. À cet usage public, il oppose l’usage privé de la raison. Ces deux notions sont centrales parce qu’elles nous montrent les tenants et les aboutissants de cet article de 1784. L’usage public de la raison, donc l’usage libre, est l’usage que fait une personne dans le domaine d’une recherche de nature « savante ».

Ainsi, qu’il s’agisse d’un théologien qui enquête sur les textes sacrés en recourant aux méthodes de la philologie et de l’histoire et qui arrive dans ses publications à des conclusions qui sont en contradiction avec les convictions de sa confession religieuse, qu’il s’agisse – je prends un exemple de Kant – d’un officier qui réfléchit dans une publication sur des stratégies militaires de ses supérieurs et qui aboutit à des conclusions qui en montrent les impasses, dans les deux cas de figure, c’est la liberté de penser – ajoutons : « par soi-même » ? et de présenter les résultats de sa recherche sans être gêné par une quelconque censure, donc de pouvoir communiquer publiquement, qui est en jeu.

Dans la Critique de la raison pure, Kant avait déjà insisté sur cette publicité de la pensée. Parlant de la liberté limitée par la loi pour pouvoir coexister avec la liberté d’autrui et avec le bien public, Kant note :

Zu dieser Freiheit gehört denn auch die, seine Gedanken, seine Zweifel, die man sich nicht selbst auflösen kann, öffentlich zur Beurtheilung auszustellen, ohne darüber für einen unruhigen und gefährlichen Bürger verschrieen zu werden. Dies liegt schon in dem ursprünglichen Rechte der menschlichen Vernunft, welche keinen anderen Richter erkennt, als selbst wiederum die allgemeine Menschenvernunft, worin ein jeder seine Stimme hat. 

Norbert Hinske, pour sa part, renvoie à un passage de la Logique de Vienne où Kant écrit que l’État n’a pas le droit d’interdire que des hommes rédigent des livres, car on enlèverait ainsi le seul moyen que la nature leur ait donné, à savoir d’examiner leur jugement à l’étalon d’une raison autre que la leur.

Une idée intimement liée à celle-ci est celle du progrès dans les lumières. En effet, c’est grâce à la recherche libre et grâce à l’échange qu’il y a un tel progrès. Kant est même très catégorique sur cette question : vouloir empêcher l’usage public de la raison, « ce serait là un crime contre la nature humaine, dont c’est précisément la destination originelle d’accomplir ce progrès ».

Nous allons revenir plus loin sur cette notion de progrès si intimement liée à la vision optimiste de Kant au sujet des Lumières.

De cet usage public de la raison, il faut distinguer l’usage privé. Par là, Kant entend l’usage qu’en fait une personne dans le cadre de la fonction officielle qui est la sienne. Là encore, à titre d’exemples, le pasteur et l’officier. Dans sa fonction qui lui est confiée par ses supérieurs, le pasteur a pour tâche d’exposer à ses fidèles les symboles de l’Église ; l’officier doit obéir et exécuter les ordres qui lui sont donnés. L’usage privé de la raison, on le voit, n’est nullement libre. Kant note à propos du pasteur :

[…] was er zu Folge seines Amts als Geschäftsträger der Kirche lehrt, das stellt er als etwas vor, in Ansehung dessen er nicht freie Gewalt hat nach eigenem Gutdünken zu lehren, sondern das er nach Vorschrift und im Namen eines andern vorzutragen angestellt ist. 

On n’a pas manqué de critiquer cette vue des choses et de parler d’une certaine schizophrénie, l’individu étant en quelque sorte divisé intellectuellement en deux. 

Il faut replacer cette distinction entre différents usages de la raison dans le siècle. Et c’est peut-être la remarque à propos de Frédéric II qui permet de comprendre le mieux ce qui est en jeu :

Nun höre ich aber von allen Seiten rufen : räsonnirt nicht ! Der Offizier sagt : räsonnirt nicht, sondern exercirt ! Der Finanzrath : räsonnirt nicht, sondern bezahlt ! Der Geistliche : räsonnirt nicht, sondern glaubt ! (Nur ein einziger Herr in der Welt sagt : räsonnirt, so viel ihr wollt, und worüber ihr wollt ; aber gehorcht ! 

Est-ce à dire alors qu’au siècle de Frédéric, on se trouve à l’époque des Lumières ? Kant l’affirme, mais il faut remarquer la nuance, et elle est de taille. En effet, « si l’on demande », écrit-il, « vivons-nous actuellement dans une époque éclairée ? », on doit répondre : non, mais nous vivons dans une époque de propagation des lumières. Les remarques de la Critique de la faculté de juger confirment cette nuance : « Man sieht bald, daß Aufklärung zwar in Thesi leicht, in Hypothesi aber eine schwere und langsam auszuführende Sache sei ». 

Dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, on lit qu’éclairer toute une époque est une tâche de très longue haleine.  […]

Si l’article de 1784 restreint, dans l’explicitation du programme de l’Aufklärung, le projet universel tel qu’énoncé dans la définition même qui en constitue la porte d’entrée, à certaines couches de la société, il importe d’insister sur un autre aspect de la propagation qui lève cette restriction, à savoir un programme pédagogique auquel Kant fait allusion dans le petit article déjà cité de 1786 qui a pour titre Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? et qu’il développe dans ses cours de pédagogie. Dans l’article en question, il note en substance – d’ailleurs quelque peu en contradiction avec ce qui est soutenu dans l’article de 1784 – qu’il est facile de fonder l’Aufklärung dans des sujets isolés au moyen de l’éducation : il suffit de commencer de bonne heure à habituer les jeunes cerveaux à raisonner par eux-mêmes. Or, cette autonomie de la pensée a une finalité morale.

Dans le cours de pédagogie, il est dit en effet que la finalité de la pédagogie, donc de l’éducation, est le perfectionnement de la nature humaine. 

Celui-ci comporte d’un côté l’instruction, de l’autre ce que Kant appelle la « formation morale ».

Pour cela, il faut des maîtres. Le problème central de l’éducation est celui de la formation à la liberté de l’individu. Si l’individu n’apprend pas à faire un bon usage de sa liberté, l’éducation se réduit à un simple dressage. De là se déduit un programme pédagogique qui repose sur trois maximes :

1. laisser à l’enfant dès son plus jeune âge, un maximum de liberté, à condition de ne pas mettre en péril sa vie ni d’entraver la liberté d’autrui ;

2. faire comprendre à l’enfant qu’il ne peut atteindre ses buts qu’en laissant également à autrui la possibilité d’atteindre les siens ;

3. lui montrer (Kant dit même « démontrer ») qu’il est nécessaire de lui imposer des contraintes en vue de l’amener à l’exercice de sa liberté.

Ces vues de Kant ne sont pas totalement inédites, mais s’inscrivent dans le contexte des multiples tentatives de réformes pédagogiques qui traversent le xviiie siècle. Ainsi à Dessau, le pédagogue Johann Bernhard Basedow (1724-1790) avait fondé, dans les années 1770, une école expérimentale, le Philanthropinum, dont Kant avait suivi l’évolution avec un très grand intérêt  et qu’il avait même soutenu financièrement. C’est cette école qu’il mentionne d’ailleurs à titre d’exemple dans son cours de pédagogie. Il faut dire que l’expérience ne fut pas couronnée de succès ; l’école dut fermer ses portes en 1793.

Si, dans l’article de 1784, l’Aufklärung est comprise en premier lieu par rapport à la liberté de penser dans le contexte de l’usage public de la raison, le regard porté sur les considérations pédagogiques de Kant montre qu’il faut envisager encore une autre « sortie » de la minorité dont l’enjeu est en fin de compte plus important, à savoir celle d’une « moralisation » de l’être humain.

Tournons-nous maintenant vers quelques considérations plus systématiques de Kant au sujet du programme de l’Aufklärung. Elles compléteront, comme on le verra, ce qui vient d’être présenté.

Dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, Kant enjoint à ses lecteurs de prendre la raison (et non point le sentiment) comme ultime pierre de touche de la pensée et de la vérité. À ce propos, il ajoute dans une note de bas de page : « Selbstdenken heißt den obersten Probirstein der Wahrheit in sich selbst (d.i. in seiner eigenen Vernunft) suchen ; und die Maxime, jederzeit selbst zu denken, ist die Aufklärung ». 

Que signifie exactement « penser par soi-même » ? La suite de la note de bas de page est claire à ce sujet : le « Selbstdenken », le fait de penser par soi-même, n’a rien à voir avec une quelconque accumulation de savoirs, avec une tête bien pleine, mais avec l’usage que l’on fait de la raison.

Celui-ci contient deux volets :

(1) être en mesure de donner des raisons de nos affirmations, être en mesure de les fonder ;

(2) porter un regard critique

– Kant dit : sur la base d’un examen scrupuleux et sincère ? sur la validité universelle possible des fondements ou des raisons de ces assertions :

Sich seiner eigenen Vernunft bedienen, will nichts weiter sagen, als bei allem dem, was man annehmen soll, sich selbst fragen : ob man es wohl thunlich finde, den Grund, warum man etwas annimmt, oder auch die Regel, die aus dem, was man annimmt, folgt, zum allgemeinen Grundsatze seines Vernunftgebrauchs zu machen.

Dans la Critique de la faculté de juger, Kant revient sur la question dans le cadre de la discussion du sensus communis. Il y énumère plusieurs maximes propres au sens commun :

« 1. Selbstdenken ;

2. An der Stelle jedes anderen denken ;

3. Jederzeit mit sich selbst einstimmig denken ». 

Le « penser par soi-même » est précisé ici comme la « maxime de la pensée sans préjugé ».  

Or, il est intéressant de voir comment Kant comprend le préjugé, à savoir comme la tendance à la passivité, donc à l’hétéronomie de la raison « und das größte unter allen [Vorurtheilen] ist, sich die Natur Regeln, welche der Verstand ihr durch sein eigenes wesentliches Gesetz zum Grunde legt, als nicht unterworfen vorzustellen : d.i. der Aberglaube ». 

Si le penser par soi-même est considéré, dans les deux textes que nous venons de citer, comme étant en la première maxime, il n’en reste pas moins que sa signification demeure polyvalente. Plus particulièrement, l’introduction de la notion de superstition dans le contexte présent peut étonner. Elle n’est pas à entendre, en premier lieu, au sens d’une déviance religieuse, mais doit être mise en relation avec la passivité du sujet qui conduit à l’aveuglement et, dans le prolongement de celui-ci, au « besoin d’être guidé par d’autres ». On retrouve alors en substance l’idée formulée dès le début de l’article de 1784. Quant à la seconde et à la troisième des maximes énoncées dans la Critique de la faculté de juger, elles rejoignent évidemment les idées de l’article de 1786.

Il importe de compléter cette vue des choses par un autre aspect encore qui nous paraît étroitement lié au précédent, mais qui, il est vrai, se situe dans un contexte un peu plus particulier.

Kant était professeur de logique et de métaphysique à l’université de Königsberg. Dans les cours de logique, les enseignants de l’époque donnaient, en guise de préliminaires, une sorte d’introduction générale à la philosophie. Une des introductions les plus connues du xviiie siècle est le Discursus praeliminaris de philosophia in genere de Christian Wolff. Kant n’a pas fait exception à cette règle.

Dans l’introduction à son cours de Logique, publié en 1800 par un de ses anciens étudiants, il s’interroge entre autres sur le concept de la philosophie en général. Dans ce cadre, il introduit une distinction qu’il convient de mettre en relation avec ce qui a été exposé précédemment, à savoir celle entre « apprendre la philosophie » et « apprendre à philosopher ». 

« Es kann sich überhaupt keiner einen Philosophen nennen, der nicht philosophiren kann. Philosophiren läßt sich aber nur durch Übung und selbsteigenen Gebrauch der Vernunft lernen ». 

Nous voyons réapparaître ici le Selbstdenken sous la forme de l’usage autonome de la raison. Il est dit que le philosophe est celui qui sait philosopher, donc faire un usage autonome de sa raison, ce qui exige de l’exercice. La question se pose à propos des moyens que l’on se donne pour cela. Ces moyens, pense Kant, ne sont rien d’autre que les philosophies du passé. Elles sont toutes des manifestations de l’usage de la raison et c’est en tant que telles qu’on doit les aborder : afin d’exercer par leur moyen son propre talent philosophique. En dernière instance, celui-ci consiste à dériver les connaissances à partir de principes. 

Le « penser par soi-même » rejoint sur ce point l’idée wolffienne de la « cognitio philosophica » dont il est dit au Discours préliminaire : « Cognitio rationis eorum, quae sunt, vel fiunt, philosophica dicitur ». 

Au « penser par soi-même », donc au philosopher, s’oppose l’apprentissage de la philosophie. Pour Kant, un tel apprentissage n’est pas possible, parce que pour cela, il faudrait que la philosophie existe. Or, tel n’est pas le cas. Le champ de bataille que constitue l’histoire de la philosophie, les sectes et écoles qui s’y opposent sont là pour le montrer.

Mais à supposer que la philosophie existe, est-ce que celui qui l’aurait apprise pourrait se nommer « philosophe » ? Kant ne le pense pas. La connaissance qu’il en aurait serait une connaissance simplement « historique ». Il serait en mesure, certes, de répéter ce qu’un autre a pensé, mais ce qui lui ferait défaut, ce serait précisément cette aptitude à reconstruire, en s’appuyant sur sa propre raison, l’édifice ainsi mémorisé. […]

Il y a lieu toutefois de différencier. L’anthropologie pragmatique, voilà la thèse de Kant dans un de ses cours, n’est pas une simple description de l’homme, mais elle entend être une description de la nature de l’homme.

Si donc l’observation ainsi que la collection de détails sur les comportements, les habitudes, les caractères, les races humaines y joue un rôle, ce n’est là nullement un but en soi, mais cela doit être lu comme manifestation visible, phénoménale, de quelque chose d’autre.

Or, de ce quelque chose d’autre, l’anthropologie en tant que pragmatique ne parle pas, mais c’est à cela qu’elle renvoie.

Si donc il est dit dans le Cours de logique, que les trois premières questions se rapportent à la quatrième, il faut lire cette affirmation au sens d’un renvoi de la quatrième question aux trois autres.

Ce qu’est la nature humaine, dont les manifestations sont décrites dans l’anthropologie pragmatique, c’est ce qui se découvre en définitive à travers les réponses aux trois premières questions.

Dans une note préparatoire à la Métaphysique des mœurs, un ouvrage paru en 1798, Kant écrit ceci : dans l’injonction de l’oracle de Delphes « connais-toi toi-même », il est dit de ne pas s’interroger empiriquement sur soi d’après l’anthropologie, mais de se servir rationnellement d’après le pouvoir de la raison, de toutes les dispositions qui sont dans sa nature en vue du véritable but final de son existence.

Nous touchons ici à la véritable signification de la question « qu’est-ce que l’homme ? », à savoir celle de sa destination. Or, il est évident que cette question n’est plus de l’ordre de l’empirique, mais de ce qui, dans et à travers l’empirique, dépasse l’empirique.

Elle est à élucider à travers la problématique des limites de notre raison qui nous fait découvrir notre finitude radicale (la 1re question), à travers la présence en nous d’un appel inconditionnel de la morale (2e question) qui confère à l’être courbe que nous sommes une dignité absolue, et de l’espérance qui anime l’être fini et infiniment digne et qui porte sur un avenir intramondain voire carrément transcendant que nous ne tenons que partiellement entre nos mains (3e question).

Que tout se rapporte à l’anthropologie, cette remarque doit dès lors se lire comme une injonction herméneutique, comme un fil conducteur que nous donne Kant, à savoir comment il convient de lire, en dernière instance, son œuvre.

 

 

Kant, philosophe des Lumières ?

Telle était la trajectoire que nous avons tenté d’approfondir dans la dernière partie de cette étude. Nous retiendrons avant tout l’orientation vers ce que Kant appelle le concept cosmique ou cosmopolitique de la philosophie lequel se focalise sur la question de l’homme et de la progression vers sa destination morale. C’est cela qui constitue finalement le fondement des différents éclairages de Kant sur l’Aufklärung ; c’est en cela qu’il est un philosophe des Lumières. »

–  Theis, R. (2012). Kant et l’Aufklärung. Études Germaniques, 267(3), 507-521.

 

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« « La révolution des droits de l’Homme est terminée pour autant qu’elle n’a plus d’adversaires et que ses principes l’ont emporté sur toute la ligne » – Marcel Gauchet.

Revue Droit et Littérature : Les droits de l’Homme ont partie liée avec la Révolution : il a fallu que l’homme s’affirme contre le destin que lui imposait l’ordre des choses pour que ses droits puissent fonder sa souveraineté. Y a-t-il lieu de distinguer la révolution d’hier des rébellions indignées d’aujourd’hui ?

Marcel Gauchet : Les droits de l’Homme comportent une requête absolue, en tant que principe ultime de légitimité : l’alignement des institutions et des règles des rapports sociaux sur l’égale liberté des individus. Après, ils ne disent pas comment faire ; ils ne livrent aucun mode d’emploi.

Ils peuvent aussi bien nourrir une volonté de rupture radicale devant le spectacle de la contradiction entre la réalité existante et la norme qui devrait prévaloir que le dessein d’un élargissement progressif des embryons de liberté et d’égalité déjà présents. Ils sont autant réformistes que révolutionnaires dans la démarche.

Ce qui est vrai, c’est qu’ils indiquent l’horizon d’une société entièrement différente de la société actuelle.

Sauf que cet horizon, comme c’est le lot de tout horizon sur une planète ronde, recule au fur et à mesure qu’on avance.

On peut les dire utopiquement révolutionnaires en ce sens. Mais au point où nous en sommes historiquement, leurs impératifs étant devenus les règles générales de l’existence collective, leurs exigences prennent plutôt l’aspect de réformes sectorielles destinées à concrétiser pour de bon leurs principes abstraits.

Exemple : les revendications d’égalité entre les sexes. Rien de « révolutionnaire » là-dedans, juste la demande imparable d’aligner le fonctionnement social effectif sur sa norme. La révolution des droits de l’Homme est terminée pour autant qu’elle n’a plus d’adversaires et que ses principes l’ont emporté sur toute la ligne. Et elle est interminable en ceci qu’elle alimente en pratique une demande de réformes inépuisable.

RDL : « En remplaçant le Manifeste du Parti communiste par la brochure de Stéphane Hessel, on ne gagne pas vraiment au change », disiez-vous récemment dans un entretien à la Revue des Deux Mondes.

Marx est une figure qui, de longue date, fascine le monde du droit. Les juristes indignés contre les inégalités sociales d’aujourd’hui pensent avoir trouvé la voie pour dépasser ses critiques à l’encontre des droits de l’Homme grâce à l’individualisation comme outil de l’action collective et sociale, à la subsomption des droits sociaux sous les libertés bourgeoises, et à la justiciabilité comme horizon du progrès social.

Que disait vraiment Marx à propos des droits de l’Homme de 1789 ?

M. G. : Marx est l’un des grands acteurs de la conquête de l’idée de « société » au xixe siècle. Une idée dont nous ne mesurons pas suffisamment, en général, combien elle est récente et à quel point elle a été difficile à bâtir.

Ce que Marx objecte à l’idée des droits de l’Homme, avec bien d’autres en son temps, c’est justement de méconnaître la réalité du fait social, la nature de système d’une société. L’atomisme des droits de l’Homme est une perspective abstraite qui ignore le caractère dynamique et conflictuel du processus collectif.

À cette critique philosophique, Marx ajoute une critique politique :

cette fiction n’est pas trompeuse par hasard ; elle est en fait intéressée.

Elle correspond aux intérêts d’une classe, la classe bourgeoise, la classe des détenteurs des moyens de production, qui voudrait que la réalité de la société corresponde à ce schéma qui lui permet de dissimuler sa domination derrière l’écran de l’égalité contractuelle des salariés et des patrons.

On peut laisser tomber cette critique politique, cela n’empêche pas la première critique, la critique philosophique, de rester vraie.

Mais ce que Marx n’avait pu anticiper, et qui change tout, c’est le processus d’individualisation du social qui s’est opéré depuis lors, sous l’effet en particulier de l’État social, et qui oblige à revoir profondément notre idée de la société.

La société qui se pense fictivement produite par les individus est en réalité la société qui produit les individus en question. Avec pour résultat une contradiction béante entre ce qu’elle se raconte et ce qu’elle est effectivement.

La société des individus de droit est une société qui se met en péril dans son fonctionnement même. C’est le cœur de la crise actuelle des démocraties dont le radicalisme juridique est le vecteur.

La tâche désormais est de travailler à la prise de conscience qui permettra de réconcilier la face visible et la face invisible, ou plutôt la face explicite et la face implicite de nos sociétés et de nos régimes.

Les juristes y ont une responsabilité essentielle. Plutôt que d’emboucher la trompette de la conscience sociale spontanée, qui pousse dans le sens de revendications individuelles infinies, ils pourraient réfléchir aux conditions qui permettent cette expansion des revendications de droit. Il leur suffirait de s’interroger sur le changement spectaculaire qui a fait basculer le droit positif du rôle de gardien de l’ordre social à celui d’instrument de l’opposition des droits individuels à la société pour faire un grand pas dans cette direction.

Cette mutation n’est pas plus tombée du ciel qu’elle n’est le fruit des progrès naturels de l’esprit humain. Elle devrait donner davantage à réfléchir.

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RDL : Dans un article intitulé : « Essai de psychologie contemporaine – Un nouvel âge de la personnalité », vous aviez dégagé deux lignes d’évolution des formations psychopathologiques de la personnalité. La première, du côté des troubles de l’identité, la seconde, du côté du rapport à l’autre. À propos de cette dernière, vous remarquiez que le malaise et le trouble évoluent entre l’angoisse d’avoir perdu les autres, et la peur des autres. Rattacheriez-vous l’extraordinaire place prise par le procès dans la société contemporaine à ce constat ?

M. G. : La société des individus de droit est une société litigieuse par essence, puisqu’elle rejette l’existence d’un code préalable aux volontés individuelles définissant les positions des acteurs et leurs obligations respectives.

En principe, tout découle de leur accord contractuel. En pratique, comme le contrat est rarement acquis, l’incertitude est la règle la plus commune.

Le domaine des rapports entre les sexes à enjeu de séduction en fournit aujourd’hui la scène exemplaire.

Il faut rappeler que cette codification contraignante des relations entre les êtres, déterminant parfois jusque dans le plus menu détail leurs manières de se tenir et de parler, a été structurante pour le psychisme humain dans toutes les sociétés humaines connues jusqu’à la nôtre.

S’il est justifié de parler d’une « révolution anthropologique », c’est notamment en fonction de ce trait. La levée de cette contrainte a des conséquences majeures. Elle libère à la fois un espace d’affirmation personnelle sans limite et une incertitude complète sur l’autre, puisque je peux devenir l’objet de son affirmation subjective. Que me veut-il ? Mais il peut aussi ignorer totalement mon existence, et non seulement, celui-là en particulier, mais tous en général. Sans prise en compte de ce foyer absolument inédit de vertige au cœur des relations interhumaines, on ne peut rien comprendre aux expressions qu’il trouve sur la scène judiciaire.

RDL : Dans le droit-fil de la question précédente, la publication d’un essai récent offre une grille de lecture stimulante de la littérature contemporaine. Alexandre Gefen, dans son ouvrage Réparer le monde – La littérature française face au xxie siècle, soutient en effet qu’elle se donnerait désormais pour fonction de guérir. Guérir les blessures narcissiques d’un individu ou d’une communauté peu importe, mais guérir. Le parallèle semble saisissant avec le droit, paré lui aussi désormais d’inattendues vertus réparatrices. Qu’en pensez-vous ?

M. G. : J’avoue ne pas discerner cette fonction thérapeutique qu’aurait prise la littérature. Peut-être est-elle dans l’intention des auteurs, mais je doute qu’elle soit suivie d’effets réels.

Tout ce que j’observe c’est un affadissement bien-pensant, une prédication infatigable des bons sentiments et une dénonciation zélée des mauvais qui peuvent sans doute conforter ceux qui partagent cette piété dans leur bonne image d’eux-mêmes, mais sûrement pas remédier à quoi que ce soit des maux du monde. Je tendrais à penser de même de la thérapeutique des prétoires.

Elle me semble plus faite pour alimenter la bonne conscience des thérapeutes que pour soigner les pathologies sociales. Pour guérir, il faut comprendre les causes du mal. Or ce dont manque notre société, c’est d’intelligence de ses dysfonctionnements, un manque entretenu par une vision morale des problèmes qui préfère le jugement à l’analyse clinique des symptômes. Là-dessus, il y a toujours lieu d’en revenir à Marx : plutôt que de s’indigner contre le mal, demandons-nous d’où il vient.

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RDL : Dans un essai passionnant, Lynn Hunt montre les fondements littéraires de l’invention des droits de l’Homme. Elle explique en particulier comment le succès des œuvres de Jean-Jacques Rousseau, surtout La nouvelle Héloïse (1761) bien sûr, et de Samuel Richardson, avec ici Pamela (1740), a façonné les sensibilités. La mise en scène de héros ordinaires, en favorisant l’identification du lecteur, aurait développé l’empathie et partant, l’égalité, socle des droits de l’Homme. En somme, les droits de l’Homme seraient moins fondés sur la raison que sur l’émotion. Que pensez-vous de cette thèse ?

M. G. : Je suis désolé de ne pouvoir vous suivre dans votre enthousiasme pour l’analyse de Lynn Hunt.

Elle me semble confondre deux choses très distinctes : « l’invention des droits de l’Homme », comme vous dites et leur entrée dans la culture commune, leur processus de familiarisation, si l’on veut.

La genèse des droits de l’Homme obéit à des facteurs autrement plus lourds. Je me suis efforcé d’en proposer un schéma aussi clair que possible dans La révolution moderne.

Elle résulte du besoin de légitimation où s’est trouvé l’État souverain à partir du moment où il s’est affirmé dans son autonomie, au xviie siècle, et des transformations que son émergence avait entraînées dans l’idée de la composition du corps politique. C’est ce que met en forme théorique le contractualisme du droit naturel moderne.

À partir de là, le problème est de savoir comment cette théorie est sortie des livres pour passer dans la conscience collective et devenir une norme politique pratique. C’est un phénomène de mentalité qui se joue dans la seconde moitié du xviiie siècle et dont les racines restent largement à exhumer.

Que dans le cadre de ce travail d’accréditation, la littérature ait joué son rôle en ajoutant une dimension sensible à la dimension réfléchie, c’est tout à fait probable. Cela n’en fait pas le facteur principal de cette inscription à l’ordre du jour des sociétés. C’est attribuer à un adjuvant un rôle moteur qu’il n’a pas.

J’ajoute que cette analyse me semble typiquement relever d’une projection anachronique du présent sur le passé. C’est aujourd’hui, en effet, que les droits de l’Homme peuvent passer pour fondés sur l’émotion plus que sur la raison, dans la mesure où ils ont fait l’objet d’une appropriation subjective tout à fait nouvelle, qui est elle aussi à analyser. Ils sont devenus le noyau identitaire de l’individu de droit. Mais ils ne l’étaient assurément pas au xviiie siècle.

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RDL : Dans L’Art du roman, Milan Kundera écrit :

« jusqu’à une époque récente, le modernisme signifiait une révolte non conformiste contre les idées reçues (…). Aujourd’hui, la modernité se confond avec l’immense vitalité mass-médiatique, et être moderne signifie un effort effréné pour être à jour, être conforme, être encore plus conforme que les plus conformes ».

Qu’en pensez-vous ?

M. G. : La formule me semble, hélas, très juste.

Les idées dites « modernes », entendons, émancipatrices par rapport aux carcans de toute sorte, avaient du sens tout le temps où elles étaient confrontées à un monde qu’elles n’organisaient pas et auquel elles prétendaient proposer une alternative.

Elles étaient donc condamnées à être imaginatives.

Dans le meilleur des cas, elles représentaient un effort remarquable pour expliquer l’état de choses existant.

Elles ne se contentaient pas d’y opposer une critique, elles cherchaient à lui procurer une intelligibilité permettant d’envisager son dépassement.

Il est arrivé à ce « modernisme » la catastrophe la plus grande qui soit pour des révolutionnaires, celle de gagner !

Il est devenu le discours hégémonique, le code régnant, la doctrine officielle.

Sa victoire en a fait une nouvelle orthodoxie, tout aussi pesante que les conservatismes d’hier. Il continue de se vouloir oppositionnel alors qu’il est au pouvoir.

Pour surmonter ce porte-à-faux, il n’a d’autre issue que la surenchère dans ce néo-conformisme que saisit très bien la formule de Milan Kundera.

Car les positions de pouvoir ne poussent pas au renouvellement. Nous en sommes même arrivés, au bout de la trajectoire à cette monstruosité qu’est « l’obscurantisme critique », caractéristique majeure de la plus grande partie de la production culturelle d’aujourd’hui.

La posture prétendument « critique » des auteurs n’y est plus qu’au service du refoulement ou du déni des réalités susceptible de déranger le credo officiel.

D’où le climat de démoralisation de la scène culturelle actuelle. Personne n’y croit plus vraiment, en fait.

Mais la percée qui nous sortira de ce marasme est plus difficile que l’ancienne opposition frontale, aussi ne faut-il pas s’étonner qu’elle tarde à venir.

Il y faut une « critique de la critique » capable de reprendre à son compte les acquis de l’ambition moderniste, tout en échappant à ses impasses conformistes ; Rude tâche ! Le niveau monte !

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RDL : La littérature alimente-t-elle votre réflexion, ou privilégiez-vous plutôt d’autres lectures ?

M. G. : À ma grande tristesse, je dois vous avouer honnêtement qu’il est très rare que je trouve une stimulation intellectuelle dans la littérature d’aujourd’hui.

J’ai le sentiment que nous sommes dans une période de très basses eaux littéraires. Il y en a eu d’autres. Ce que peut apporter la littérature est une vérité nue des êtres et du monde, saisie sous des angles très divers, qui échappe aux divers radars conceptuels dont nous disposons et qui oblige à penser autrement.

Le seul auteur qui m’ait réellement donné cette secousse dans la période récente est Michel Houellebecq. Il a fait surgir un visage de la condition humaine qui n’était pas manifeste. Mais il y en bien d’autres qui sont en friche, qui restent latents.

Le parler de soi qui a tout envahi sonne étrangement faux, le plus souvent. Les évocations sociales qui se veulent « critiques » ne sont en général qu’une amplification des clichés dénonciateurs du néo-journalisme.

Des exceptions : Un homme, un vrai de Tom Wolfe jette une lumière sur la société américaine qui n’est dans aucun reportage.

Il y a des poètes réfugiés dans le roman, car le poème n’est apparemment plus possible, qui montrent que l’invention du langage reste un champ ouvert par rapport à la platitude élevée au rang des beaux-arts.

Je pense à un Philippe Bordas, dont le Chant furieux comporte des pages d’une nouveauté saisissante.

Mais la nouveauté psychologique et morale des êtres qui peuplent notre nouveau monde, pourtant si flagrante sur tous les plans, à commencer par les rapports entre les sexes, attend ses traducteurs. Je reste aux aguets. »

– Marcel Gauchet « La révolution des droits de l’Homme est terminée pour autant qu’elle n’a plus d’adversaires et que ses principes l’ont emporté sur toute la ligne ». Revue Droit & Littérature, (2019), 3(1), 25-32.

 

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« Le malentendu dure depuis au moins deux décennies. Marcel Gauchet, philosophe-historien-éditeur, continue de passer pour un de « nos » grands intellectuels de gauche, écouté des politiques et très demandé dans les médias pour son expertise supposée. En vérité, ses positions de pouvoir chez Gallimard et à l’EHESS sont mises au service d’une pensée conservatrice avant tout structurée par la déploration du déclin de l’Autorité. Il n’y aurait pas lieu de s’en émouvoir outre mesure si son œuvre était à la hauteur de sa réputation. Or celle-ci s’apparente davantage à une forme d’essayisme habile qu’à une création originale.
« Marcel Gauchet, on vous connaît sans vous connaître. » Ainsi s’ouvre le livre d’entretiens menés par François Azouvi et Sylvain Piron avec Marcel Gauchet, paru sous le titre La Condition historique . La remarque frappe par sa pertinence. L’homme est au centre de larges réseaux intellectuels, académiques, éditoriaux, politiques, médiatiques, bref, ses positions de pouvoir sont multiples. Il a publié de nombreux livres, dont plusieurs reprennent en recueil des articles parus notamment dans la revue qu’il dirige depuis trente-cinq ans avec Pierre Nora, Le Débat. Ses interviews à la radio et dans les journaux se comptent par dizaines, mais le grand public n’est en général guère au fait de ses interventions auprès d’audiences plus restreintes, par exemple auprès des think tanks de droite et de gauche du gouvernement ou d’associations patronales, et connaît encore moins ses travaux de philosophe. D’un autre côté, son auditoire universitaire ignore souvent la teneur de ses prises de position politiques dans les médias.
2Marcel Gauchet est-il vraiment un intellectuel « neutre » ou représentant d’une gauche modérée, comme il lui arrive de se présenter lui-même ? De fait, il est apprécié non seulement par la droite, voire l’extrême droite, mais aussi dans les milieux centristes ou proches de la gauche de gouvernement. S’il peut paraître incarner une certaine « pensée tiède », ses prises de position et sa posture générale relèvent pourtant d’enjeux politiques brûlants. Elles sont emblématiques des recompositions idéologiques actuelles, marquées par un mouvement d’importation dans le camp censément progressiste, après reconditionnement adéquat, de problématiques et de catégories de pensée propres à la droite la plus traditionnelle et conservatrice. D’où l’intérêt qu’il peut y avoir à se pencher sur son cas.
L’Occident, le génie perdu du christianisme et l’« anomie » contemporaine
S’il partage avec eux un statut d’intellectuel médiatique depuis la seconde moitié des années 1990, Marcel Gauchet se distingue nettement de personnages comme Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner ou Michel Onfray, dans la mesure où il n’est ni un imposteur ni seulement un littérateur superficiel. À côté de ses fréquentes interventions sur les ondes ou dans la presse, il mène depuis 1980 une activité hybride de « journalisme intellectuel » à la tête de la revue Le Débat et, depuis le début des années 1970, une activité de chercheur, sérieuse et exigeante, entre philosophie, histoire et sciences sociales – depuis 1989, il est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Son aura tient notamment à l’édition de ses ouvrages chez Gallimard dans les très prestigieuses « Bibliothèque des histoires » et « Bibliothèque des sciences humaines » dirigées par Pierre Nora : une parution dans ces collections semble garantir à elle seule la qualité d’un ouvrage aux yeux d’une bonne partie du public intellectuel français. Mais la déférence dont il jouit dans le monde universitaire s’explique aussi dans une large mesure par sa capacité à contribuer à la publication ou au refus d’un livre chez Gallimard ou d’un article dans Le Débat et par son influence sur les succès ou les échecs des candidatures à l’EHESS. Si ses ouvrages sont en France des succès de librairie (plus de 8 000 exemplaires pour le premier tome de sa grande synthèse historique intitulée L’Avènement de la démocratie, consacré à La Révolution moderne en 2007, près de 7 000 pour le deuxième, La Crise du libéralisme, 1880-1914, publié la même année), son travail n’a pas une grande influence à l’étranger. Il jouit certes d’une relative notoriété en Italie et au Canada, en particulier, mais seuls deux de ses livres, La Pratique de l’esprit humain (écrit en 1980 avec Gladys Swain) et Le Désenchantement du monde (1985) ont été traduits en anglais, à la fin des années 1990.
Marcel Gauchet est-il pourtant le grand penseur que certains voient en lui ? Lui-même ne craint pas d’afficher des ambitions formidables, tout en formulant des jugements négatifs sur les œuvres des plus grands. Foucault ? « Un talent de prestidigitateur hors de pair . » Bourdieu ? Un « désastre intellectuel », une pensée « qui ne permet tout simplement pas de comprendre comment une société fonctionne » (bibliobs.nouvelobs.com, 2 août 2014). Gauchet, lui, n’annonce rien de moins que la construction d’une « anthroposociologie transcendantale », c’est-à-dire « une compréhension unifiée de ce que nous sommes et de ce que nous avons à être, une philosophie, dans la rigueur de l’expression, des conditions de possibilité de ce phénomène étrange entre tous qu’est le phénomène humain-social » – renouant ainsi avec une tradition dont on pouvait penser que Sartre avait été le dernier représentant, celle du système philosophique totalisant. « Qu’est-ce qui fait qu’il y a humanité et sociétés possibles, voilà la question qui m’occupe », résume-t-il. L’objectif est en définitive quasi religieux : il s’agit, idéalement, de « donner le mot de la fin », ou du moins de « conduire dans sa direction » .
Les travaux philosophico-historiques de Marcel Gauchet sont-ils vraiment – et sérieusement – lus ? Il y a lieu de nourrir quelque doute à cet égard. Le succès du personnage dans une partie du monde universitaire est indéniable, mais superficiel, au sens où il met essentiellement à profit la tendance à l’engouement pour les idées séduisantes, énoncées avec force et systématisme. Même si la matière est hautement philosophique, même si la vaste culture et la maîtrise de Gauchet peuvent être impressionnantes dans ses meilleurs moments, l’approche relève plus souvent de la dissertation ou de l’éditorialisme que de la recherche à proprement parler. En cela, elle est très proche des méthodes de ses mentors François Furet et Pierre Nora, même si ses objets sont différents. Les généralisations sur un ton catégorique masquent l’absence de méthode rigoureuse et, dans bien des cas, de recherche empirique originale et approfondie.
La force de Marcel Gauchet tient à sa capacité à se saisir avec audace de questions gigantesques, trop énormes pour être directement traitées en tant que telles par la recherche (qui plus est menée en solitaire), mais passionnantes : la fin de l’hégémonie du religieux et ses conséquences, la singularité et la puissance de l’essor occidental à travers les âges. La recette passe par des formules bien senties, qui paraissent identifier et livrer les clés d’explication des vastes phénomènes en cause. Gauchet est un grand lecteur et ses synthèses sont souvent talentueuses et stimulantes. Il est à son meilleur dans la causerie intellectuelle de haut vol – par exemple dans certains passages de son livre d’entretiens intitulé La Condition historique. Mais qui se risque à la lecture du Désenchantement du monde, son ouvrage de fond le plus cité, se trouve confronté à des développements souvent un peu obscurs, voire amphigouriques. Et l’on comprend que la plupart de ses admirateurs se limitent à citer la formule qui résume le livre, selon laquelle le christianisme aurait été « la religion de la sortie de la religion ». Ce qui est le plus souvent mentionné, à vrai dire, c’est, plutôt que le livre lui-même, son titre, dont celles et ceux qui l’évoquent ignorent très souvent qu’il s’agit d’une formule empruntée au sociologue allemand Max Weber (1864-1920). « Le désenchantement du monde » (« Die Entzaubergung der Welt ») semble être devenu en France comme une « marque déposée » de Gauchet et seuls les spécialistes, manifestement, ont conscience que la notion a été proposée par Weber à la fin de sa vie, dans une conférence publiée en 1919, pour définir, après Dostoïevski, Tolstoï ou Nietzsche notamment, le problème de la « vacance du sens » provoqué par la « mort de Dieu », c’est-à-dire par le recul de la transcendance religieuse comme source de la légitimité politique et des valeurs morales en général.
La prose du Désenchantement du monde, publié il y a trente ans, est assez hermétique, mais la problématique, paradoxalement, est en définitive simple, voire simpliste : le christianisme aurait produit sa propre négation, la religion de l’Occident aurait porté en elle la cause de son propre dépassement avec la sécularisation, puis l’avènement de la démocratie et de la laïcité. Le processus sans doute historiquement unique de reflux du religieux comme principe organisateur des sociétés occidentales à partir du Moyen Âge central est vu comme une nécessité profonde à porter au crédit du christianisme lui-même. Retournement spectaculaire (et posé comme une certitude inébranlable) : « De la religion des faibles et des esclaves », celle fondée par le Christ crucifié, « est sortie une civilisation d’une puissance incomparable » . L’explication tiendrait aux effets à long terme du dualisme entre pouvoir spirituel et temporel – point sans doute crucial, comme l’ont vu depuis longtemps les historiens du Moyen Âge, mais sur lequel Gauchet n’apporte guère d’éclaircissement convaincant. Au travail sur les sources (qui fondait bien plus nettement ses travaux avec Swain autour de l’histoire de la psychiatrie) se substitue une dialectique générale du passage de la « religion radicale » des origines à la « société hors religion » et de l’impuissance comme « ressort de la vraie puissance ». Une dialectique autosuffisante, au sens où elle ne s’embarrasse guère d’analyses historiques précises, et susceptible d’ouvrir aux raccourcis les plus audacieux. » – Bantigny, L. & Théry-Astruc, J. (2015). Marcel Gauchet ou le consensus conservateur: Enquête sur un intellectuel de pouvoir. Revue du Crieur, 1(1), 4-19.

 

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« John Rawls (1921-2002) est considéré, on le sait, comme l’un des plus grands penseurs de notre époque dans le domaine de la théorie morale, de la politique et du droit. En moins de 30 ans, son livre principal, Theory of Justice (1971), s’est imposé comme le livre de philosophie le plus lu et le plus commenté du XX e siècle. Ce livre a ensuite été complété par des ouvrages comme Justice et démocratie (1993), Le droit des gens (1993), Libéralisme politique (1995), Le droit des peuples (1999), Leçons sur l’histoire de la philosophie morale (2000), qui ne constituent, à vrai dire, que des approfondissements du livre de 1971, avec quelques retouches et prolongements.

De tous les courants dominants de la pensée politique contemporaine, c’est l’utilitarisme qui apparaîtra comme l’adversaire ou l’interlocuteur principal de Rawls. Cette doctrine se définit par le rejet des notions comme le droit naturel et les droits de l’homme (considérées d’ailleurs par Jeremy Bentham comme des non-sens sur des échasses) et elle ne considère comme seule règle acceptable de la moralité, du droit et de l’action politique que le principe du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Plus encore, l’utilitarisme ne considère pas les droits individuels comme étant prioritaires. Au contraire, l’impératif du plus grand bonheur pour le plus grand nombre implique le sacrifice réel ou potentiel de ces droits. Rawls va présenter sa théorie comme une sorte de « machine de guerre » contre cet utilitarisme antihumaniste, comme une « solution de rechange » à cette doctrine qui a longtemps dominé la pensée américaine sans qu’on pût lui opposer une critique décisive. Et pour combattre l’utilitarisme, Rawls choisit de se référer à la théorie du contrat social, telle qu’elle apparaît chez des philosophes comme Locke, Rousseau et Kant : « Cette théorie, écrit-il, semble offrir comme solution de rechange une analyse systématique de la justice supérieure, selon moi, à la tradition utilitariste, pourtant dominante… Parmi toutes les conceptions traditionnelles, je crois que c’est celle du contrat qui se rapproche le mieux de nos jugements bien pesés sur la justice et qui constitue la base morale qui convient le mieux à une société démocratique. » .

Mais tout en s’inscrivant dans la descendance de ces auteurs considérés comme les grands théoriciens du droit naturel moderne, Rawls a toujours refusé de voir inscrire sa théorie parmi les doctrines du droit naturel, ainsi que le montrent les discussions qu’il a pu avoir à ce sujet avec Ronald Dworkin et Jürgen Habermas. Comme Rawls le précisait déjà dans son fameux article de 1985 intitulé « La théorie de la justice comme équité : une théorie politique et non pas métaphysique », la théorie de la justice comme équité ne doit être rattachée à aucune doctrine métaphysique, philosophique ou religieuse particulières, dans la mesure où elle se borne à définir les conditions de coexistence politique entre des personnes adhérant à des doctrines différentes. La même idée de neutralité métaphysique de la théorie de la justice comme équité est soutenue dans Libéralisme politique, qui paraîtra quelques années après l’article de 85.

Est-il possible de justifier les droits de l’homme sans se référer à des présuppositions de nature méta-juridique ? La force présumée de cette théorie ne provient-elle pas, précisément, de la place qui y est faite à la thématique pré-politique, voire métaphysique, de l’inviolabilité du sujet et à l’exigence subséquente d’une répartition égalitaire/équitable des droits (naturels) de l’homme ? Une justification des droits peut-elle être neutre ? Notre hypothèse est que c’est la référence faite par Rawls aux postulats jusnaturalistes de l’inviolabilabilité de la personne humaine, de la liberté et de l’égalité qui donne à sa théorie toute sa force à côté d’autres théories comme l’utilitarisme. Par conséquent, cette théorie ne pourrait pas être considérée comme étant métaphysiquement neutre.

Rawls définit sa théorie en terme d’équité : « théorie de la justice comme équité », indiquant par là une certaine primauté de la procédure d’adoption des principes de justice par rapport au contenu de ces principes. L’enjeu de la justification contractualiste des droits à laquelle procède Rawls réside dans le souci d’éviter les controverses éthiques et métaphysiques au sujet de ce qui doit être considéré comme le fondement essentiel de ces droits. On ne doit pas se référer à des critères indépendants et antérieurs à la justice, ces critères et ces repères ayant disparu dans la pensée moderne « post-métaphysique ». Leur détermination doit résider entièrement dans l’autonomie morale des sujets du droit, laquelle ne se trouve pas en dehors des processus politiques eux-mêmes, représentés dans la construction rawlsienne par la position originelle. Si Rawls s’inscrit dans la descendance des contractualistes classiques, c’est non sans tenter d’en affiner la construction. Chez ces auteurs, une certaine ambiguïté demeure sur le statut épistémologique du droit naturel et de la loi naturelle que tous rattachent à l’état de nature. Le passage de cet état à un état civil entraîne-t-il la supplantation de la loi naturelle par des lois positives ? Les lois et les droits établis avec le contrat social sont-ils des substituts de la loi et du droit naturels de telle sorte qu’ils n’en doivent plus dépendre quant à leur légitimité ou à leur justesse ? Les lois positives ont-elles leur fondement (et leur critère de légitimité) exclusivement dans le contrat social ou doivent-elles se légitimer à l’aune de la loi naturelle ?

En scrutant les réponses des théoriciens classiques du contrat social à ces questions, on voit bien que leur construction n’est pas complètement émancipée d’arrière-plans métaphysiques. La plupart de ces théoriciens conservent, dans l’état civil, l’idée de loi naturelle, qu’ils investissent d’une autorité transcendante et absolue et d’une fonction de limite du droit positif. Comme l’explique bien Robert Derathé : « Selon la plupart des penseurs de l’école du droit naturel, le contrat social, s’il met fin à l’indépendance de l’état de nature, n’en supprime pourtant pas tous les droits. Ceux-ci subsistent au sein de la société civile où les hommes se retrouvent tels qu’ils étaient dans l’état de nature, avec cette unique différence qu’ils sont désormais soumis à une autorité commune… Dans cette conception, les droits individuels ou le droit privé sont antérieurs au droit public qui doit les respecter et en assurer à chacun le libre exercice sous la garantie des lois. Il s’agit donc avant tout par le contrat social de donner à la loi naturelle la sanction qui lui faisait défaut dans l’état de nature… ».

Le raisonnement de John Locke est exemplaire à cet égard. Sa conceptualité politique est toute imprégnée d’une vision téléologique et même théologique du droit. L’état de nature, considéré comme un état de liberté, n’en est pas moins soumis à l’empire de la loi naturelle, qui est l’incarnation de la volonté et de la sagesse divines. L’état civil n’affranchit pas les hommes de cet empire. Simplement, les lois de la nature qui régissaient l’état de nature y sont mieux garanties par le caractère contraignant qu’elles reçoivent du contrat social. Les lois civiles ne sont donc que l’expression juridico-politique des lois naturelles, de simples déclarations de la loi divine : « Les obligations des lois de la nature, écrit précisément John Locke, ne cessent point dans la société; elles y deviennent même plus fortes en plusieurs cas; et les peines qui y sont annexées pour contraindre les hommes à les observer, sont encore mieux connues par le moyen des lois humaines. Ainsi, les lois de la nature subsistent toujours comme des règles éternelles pour tous les hommes, pour les législateurs, aussi bien que pour les autres. S’ils font des lois pour régler les actions des membres de l’État, elles doivent être aussi faites pour les leurs propres, et doivent être conformes à celles de la nature, c’est-à-dire, à la volonté de Dieu, dont elles sont la déclaration; et la loi fondamentale de la nature ayant pour objet la conservation du genre humain; il n’y a aucun décret humain qui puisse être bon et valable, lorsqu’il est contraire à cette loi. » .

La position de Rousseau sur cette question du statut de la loi naturelle et du droit naturel dans l’ordre civil n’est pas transparente. Partageant le point de vue de ses prédécesseurs, il admet que la loi naturelle impose des limites infrangibles au contrat social lui-même car, dit-il, « il n’est pas plus permis d’enfreindre les lois naturelles par le Contrat social, qu’il n’est permis d’enfreindre les lois positives par les contrats des particuliers; et ce n’est que par ces lois même qu’existe la liberté qui donne force à l’engagement. ». Mais, se démarquant des autres, Rousseau soutient que le droit naturel subit une métamorphose dans l’état civil. Tout en étant conservé, il est considérablement transformé, puisqu’il passe d’un statut de droit naturel primitif, instinctif (comme la commisération, la bienveillance, la répugnance à voir souffrir son semblable) au statut de droit naturel rationnel. Rousseau est partagé entre une approche téléologique – dont pourtant il veut s’éloigner – et une perspective purement constructiviste dans laquelle les notions de loi naturelle, de droit naturel, d’état de nature et de contrat social ont une valeur essentiellement opératoire. Mais quoi qu’il en soit, il est animé d’une intuition criticiste, encore immature, que Kant s’emploiera à déterminer de façon rigoureuse.

La théorie kantienne du contrat social est en effet plus formaliste encore que celle de Rousseau. Le contrat chez Kant est l’expression du pouvoir instituant de la raison pure pratique. Sa légitimité, sa validité et sa qualité d’impératif juridique catégorique reposent, dans leur totalité, sur cette instance transcendantale et non sur une autorité transcendante comme la loi divine ou la loi naturelle (qui sont chez Locke une seule et même chose). Le contexte de la naissance du droit est, comme chez les autres auteurs, un état (de nature) sur lequel plane le risque permanent de violence (qui est au demeurant dû à l’usage que fait chacun de sa liberté innée). La nécessité de sortir de cet état est moins déterminée par la recherche de la sécurité ou du bonheur que par la recherche des conditions de compossibilité des libertés individuelles. Le droit n’obéit pas à un impératif inscrit dans la nature (sous la forme lockienne de loi naturelle), mais à l’impératif du droit lui-même, ou de ce qui réalise le principe de la liberté égale pour tous. C’est cette finalité du droit qui donne sa signification au contrat social kantien. C’est le principe de la liberté qui assigne au contrat social ses limites. Un contrat de soumission par exemple n’est pas acceptable dans la mesure où il viole le principe d’égale liberté. Des contrats établissant le servage ou l’esclavage sont invalides pour la même raison. Kant, on le voit, ne se réfère pas, dans son argumentation, à une loi naturelle transcendante. L’idée n’en est pas pour autant absente dans sa construction, mais elle est circonscrite dans les « limites de la raison ». Kant contribue ainsi, longtemps avant Rawls, à tenter de dégager le contrat social de l’arrière-plan métaphysique qui l’exposait aux objections de paralogisme naturaliste formulées déjà par Hume.

Rawls, dont l’allégeance au kantisme est affirmée avec une certaine emphase, essaie de pousser plus loin cette approche : la théorie qu’il construit vise à élaborer des principes de justice que choisiraient des personnes libres et égales dans une position de choix contractuel. Ces personnes sont plus autonomes que celles engagées dans le contrat lockien. Elles ne sont pas liées par une obligation antérieure et transcendante, fixant a priori les conditions de validité des principes qu’elles adopteront. Elles ne délibèrent pas à partir d’un critère de justice indépendant des conditions mêmes de la délibération. La procédure contractuelle est portée à son plus haut niveau d’abstraction en ce qu’elle est dégagée de tout critère antérieur et extérieur à elle-même. C’est ce que traduit la notion de « justice procédurale pure »: « Recourir à la justice procédurale pure dans la position originelle veut dire que, dans leurs délibérations, les partenaires n’ont pas à appliquer des principes de justice donnés antérieurement et qu’ils ne sont donc pas limités par une telle contrainte. ». La notion de contrat renferme en elle-même le critère formel de validité des principes de justice qui peuvent en résulter. « Le choix des principes de justice sera fair, écrit Paul Ricœur, si la situation originelle l’est elle-même ». Le problème de la justice se ramène finalement à la question de savoir comment garantir l’équité de cette situation originelle. Celle-ci est obtenue grâce au mécanisme du voile d’ignorance qui neutralise toutes les différences et réalise l’égalité des partenaires du choix des règles de la coopération sociale. Par ce raisonnement, Rawls suit une démarche transcendantale, manière kantienne, qui consiste à analyser les critères a priori d’équité en considérant non pas les principes de justice, en eux-mêmes, mais la procédure de leur adoption. L’équité de la procédure est simplement reportée aux principes : « Étant donné que la position originelle situe les personnes libres et égales de manière équitable les unes par rapport aux autres, la conception de la justice, quelle qu’elle soit, qu’elles adopteront sera également équitable. ». Il s’agit bien là de la signification même de la justice procédurale pure. En l’absence d’un critère indépendant de justice, seule la procédure détermine l’équité du résultat.

La construction rawlsienne de la position originelle se réfère aussi dans une certaine mesure aux dispositifs de la théorie des jeux d’autant plus que Rawls lui-même considère sa théorie comme « une partie, peut-être la plus importante, de la théorie du choix rationnel » Ce qu’il analyse d’abord sous le thème des circonstances de la justice ou encore du contexte d’application de la justice met en place le cadre idéal d’une analyse des relations sociales au moyen des outils de cette théorie. Les circonstances de la justice (rareté des ressources, non altruisme des partenaires) sont telles que les partenaires sont engagés dans une compétition où le plus gros score désiré par tous ne peut revenir qu’à quelques-uns (jeu à somme nulle). Se pose alors à chaque partenaire la question de la stratégie la plus efficace pour permettre de parvenir au résultat optimum. On voit bien en quoi les partenaires de la position originelle sont dits rationnels. « Le concept de rationalité, explique Rawls, doit être interprété, dans la mesure du possible, au sens étroit, courant dans la théorie économique, c’est-à-dire comme la capacité d’employer les moyens les plus efficaces pour atteindre des fins données. »

La décision rationnelle consiste pour chaque partenaire à choisir les moyens qui comportent le moins de risques de perte et qui donc, en même temps, assurent le maximum de chances de gagner. Elle consiste à hiérarchiser les options disponibles selon les intérêts de chacun et selon leurs degrés respectifs de réalisabilité.

Mais le plus important dans la théorie des jeux, ce sont les notions de fair play et de fair game qu’elle implique. Une fois que les partenaires sont d’accord sur les règles du jeu, la condition essentielle de l’équité est garantie. En tant qu’êtres raisonnables, assurés d’avoir au départ les mêmes chances de gagner, ils acceptent également l’issue du jeu quelle qu’elle soit. « Tous les joueurs, explique Catherine Audard, doivent avoir des chances réelles de gagner, le jeu ne doit pas être faussé d’avance, mais se dérouler selon des règles équitables respectées de tous. On peut, bien entendu, perdre la partie, mais on aura joué en ayant eu toutes ses chances et donc le résultat sera lui-même reconnu comme équitable, bien que déplaisant. »

Il s’avère par là que la théorie des jeux remplit bien sa fonction d’opérateur d’impartialité et d’équité. Si la procédure du choix des règles de justice devant régir la structure de base de la société fonctionne selon les mécanismes de la théorie des jeux, on peut a priori être assuré de l’équité de ces règles.

Comme on le voit, la justification contractualiste et procédurale des droits occupe une place décisive dans la construction rawlsienne.

Dans les sociétés traditionnelles, l’horizon des choix individuels était limité à un nombre restreint de valeurs plus ou moins sacrées provenant du fond des âges, qui n’entraient pas en concurrence avec des préférences individuelles. Les réponses aux interrogations relatives à la manière dont il convient de se conduire pour mener une vie humaine et sociale acceptable semblaient toutes données dans la culture, les pratiques et les valeurs. Mais, comme le relèvent Sylvie Mesure et Alain Renaut : « Nous vivons aujourd’hui, au contraire, l’ère de l’individu, celle qui fait de l’individu comme tel un principe et une valeur, voire le principe ou la valeur, celle où, au terme d’une érosion continue des formes et des contenus traditionnels, la détermination des règles et des normes s’accomplit au présent, à travers leur libre fondation par les volontés individuelles, ou par les volontés de groupes s’individualisant. » 

Au consensus sur les valeurs et sur une idée du bien qui caractérisait les sociétés traditionnelles, s’oppose de nos jours un remarquable dissensus sur le contenu du bien, sur les valeurs et finalement sur les normes qui doivent guider les hommes vers leur accomplissement. L’accord a cédé la place au désaccord, la poursuite du bien commun a été supplantée par la recherche par chaque individu de son intérêt propre, à partir des critères et des références que chacun choisit entre une infinité de possibles. C’est la religion qui fournissait autrefois, pour nombre de sociétés, les références divines et métaphysiques permettant de déterminer un Bien commun au-dessus des intérêts individuels. Et la morale traditionnelle qui puisait sa source dans la religion rentrait elle-même dans la sphère du sacré, dans l’univers des valeurs séparées des réalités profanes, dans l’ordre de la transcendance. Mais aujourd’hui, c’est la volonté humaine qui a été instituée comme la seule source des valeurs, sans référence à la religion. « Condamné à être libre », comme dirait Sartre, chaque individu doit trouver en lui-même, sans le secours de la transcendance, les raisons de se soumettre aux valeurs anciennes ou de se déterminer par rapport à d’autres valeurs.

Cette érosion de la morale traditionnelle consensuelle entraîne la démultiplication des systèmes de valeurs qui au mieux coexistent dans nos sociétés, et au pire génèrent ce qu’on pourrait appeler en termes webériens la « guerre des dieux ». Weber affirmait précisément :

« Pour autant que la vie a en elle-même un sens et qu’elle se comprend d’elle-même, elle ne connaît que le combat éternel que les dieux se font entre eux ou, en évitant la métaphore, elle ne connaît que l’incompatibilité des points de vue ultimes possibles, l’impossibilité de régler leurs conflits et par conséquent la nécessité de se décider en faveur de l’une ou de l’autre. » 

L’incompatibilité entre les valeurs auxquelles adhèrent les individus ou les groupes est telle qu’on peut parler d’un combat éternel des dieux. Les jugements de valeur n’expriment pas « ce qui est », observable et reconnaissable par tous, mais « ce qui doit être », et qui résulte de préférences subjectives inconciliables. A propos de ce qui est, on peut énoncer des jugements de fait universalisables, donc valables pour tous les hommes. Mais les jugements de valeur, eux, sont condamnés à la relativité, c’est-à-dire à ne valoir que pour les individus ou les groupes qui les énoncent à partir de leurs croyances.

Le thème du polythéisme des valeurs apparaît incontestablement comme un lieu commun de la philosophie contemporaine, ou de ce qu’il est convenu d’appeler la « postmodernité ». On peut bien dire que la thèse de la neutralité du droit chez Rawls, qui sur ce point ne cache d’ailleurs pas sa sympathie pour Weber  puise l’essentiel de ses justifications dans la thématique de l’interminable querelle des valeurs. Il est sans doute trop tôt pour affirmer que Rawls épouse la position sceptique et relativiste des doctrines que nous avons évoquées, mais il n’en est pas moins fondamentalement influencé par ce courant.

Philippe Van Parijs conclut son « Bref plaidoyer pour la philosophie politique, manière anglo-saxonne » en ces termes :

« Le philosophe politique, dans cette perspective, n’a pas la mission d’un tribun, ni celle d’un prophète. Il n’a ni le droit ni le devoir d’annoncer aux hommes ce qu’il leur incombe de faire. Sa tâche est beaucoup plus modeste. Elle consiste à scruter inlassablement nos intuitions spontanées sur ce qui, dans notre société, est bon et mauvais, admirable et intolérable – et à s’efforcer simplement de leur donner une formulation qui soit claire, cohérente, systématique. »  

Certes, le refus de prophétiser, en philosophie politique comme en philosophie morale n’est pas nouveau. Toutefois, dans la philosophie anglo-américaine, la méthode analytique semble avoir pris un relief singulier. Catherine Audard l’explique en se référant à la longue histoire du constitutionnalisme américain et à la force exceptionnelle des exigences du respect des droits individuels. Dans un contexte marqué par la longue tradition du débat constitutionnel, il était difficile que le philosophe se voie ou se croit investi d’un statut spécial le plaçant au-dessus des citoyens avec la mission de décider des normes de la vie morale et politique.

« Il faut insister sur le fait que le philosophe, dans la société anglo-américaine, ne se reconnaît aucune autorité spécifique en matière de normes collectives. Le critère ultime, c’est ce que veulent les individus, et leur bien-être, personnel comme collectif, est ce qui définit le bien ainsi que le juste sur le plan politique. » 

Ce contexte éclaire l’attitude de modestie revendiquée par Rawls au sujet de la nature et de la portée de sa théorie. Celle-ci, souligne-t-il, n’a aucune prétention à la vérité universelle, car non seulement elle n’en a pas besoin, mais de plus, elle n’est nullement requise dans un contexte démocratique. Le principe de tolérance qui est l’un des fondements de la démocratie doit être l’un des grands principes régulateurs de la philosophie politique. D’ailleurs, au début de son article de 85, Rawls prend soin de préciser les tâches de la philosophie politique. Sa fonction est d’arbitrer des revendications concurrentielles qui se manifestent dans une société en faisant apparaître des principes sur lesquels il est d’autant plus facile de s’accorder qu’ils sont implicites dans la culture de cette société. « Pour être acceptable, une conception politique de la justice doit s’accorder avec nos convictions bien pesées, à tous les niveaux de généralité, après une réflexion suffisante (ou ce que j’ai appelé un “équilibre réfléchi’’) ».

Le critère de la validité d’une théorie politique ne réside pas en dehors des convictions des personnes pour lesquelles elle est formulée. Il n’est fourni par aucune conception religieuse, métaphysique, philosophique de la nature humaine et de la société, du devoir de l’homme à l’égard de lui-même et à l’égard de son prochain.

Le philosophe qui veut formuler des principes de la vie politique doit scruter non pas le ciel des idées philosophiques, ni un royaume de faits moraux indépendant, mais la réalité des convictions déjà présentes dans la culture politique des gens.

« Une conception politique n’a pas besoin d’être une création originale, elle peut simplement combiner des idées et des principes intuitifs bien connus mais qui s’accordent les uns avec les autres d’une manière nouvelle. » 

Catherine Audard le dit remarquablement, « la tâche du philosophe est celle d’un traducteur ».

La méthodologie de Rawls  épouse parfaitement celle qui prévaut en contexte anglo-américain allergique à tout dogmatisme politique, moral ou philosophique.

La neutralité de la théorie de Rawls trouve une autre explication dans la justification du pluralisme des conceptions de la vie bonne.

Ce pluralisme, dit Rawls, ne doit pas être interprété autrement que comme le résultat de l’exercice normal de la raison qui est incapable de saisir le vrai, le juste, le bien et le beau dans leurs essences.

Le rationalisme dogmatique n’a pas empêché qu’apparaissent, sur le marché de la connaissance, des théories et des doctrines contradictoires ayant toutes une prétention à la validité, sans qu’il soit possible de trancher en faveur de l’une ou de l’autre.

Rawls estime que le fait du pluralisme ne peut être supprimé que par un recours au pouvoir tyrannique de l’Etat.

Il n’est pas possible selon lui de parvenir, dans le domaine des valeurs, au même degré d’accord que dans les sciences de la nature, même si on suppose que les partenaires concernés « partagent une raison humaine commune, des facultés semblables de pensée et de jugement, [qu’] ils peuvent faire des inférences, évaluer des preuves et mettre en balance des considérations en compétition. » 

Cette impossibilité de consensus est due, selon Rawls, à ce qu’il appelle les « difficultés du jugement », qu’il faut entendre comme difficultés à formuler des jugements rationnels et raisonnables qui soient toujours corrects :

« la plupart de nos jugements les plus importants sont émis dans des conditions telles que l’on ne peut pas s’attendre que des personnes consciencieuses, ayant le plein usage de leur raison, même après des discussions libres, arrivent toutes à la même conclusion. Certains jugements raisonnables et pourtant en conflit (particulièrement ceux qui découlent des doctrines compréhensives des gens) peuvent être vrais, d’autres faux, et il est concevable que tous soient faux. Tenir compte de ces difficultés du jugement est de la plus haute importance pour une conception démocratique de la tolérance. » 

Ce qui impressionne Rawls n’est donc pas seulement le fait du pluralisme, mais aussi le fait de l’impossibilité de trouver – par la raison – des normes absolues susceptibles de réaliser un consensus. Selon lui, il n’y a pas de norme morale qui ne soit discutable, à laquelle on ne puisse raisonnablement opposer une autre soutenue par des raisons non moins solides.

Le philosophe n’est pas en cela mieux équipé que les autres, car les difficultés du jugement décrites plus haut ne concernent pas seulement le citoyen ordinaire. Elles concernent a fortiori tous ceux qui, et en particulier les philosophes, s’efforcent de déterminer les normes de l’existence humaine, comme en témoigne le florilège de visions du bien et du juste que nous fournit justement l’histoire de la philosophie.

Il est donc exclu de se soumettre à une élite intellectuelle quelconque car, en matière de valeurs, il n’existe pas d’élites.

Et si le théoricien doit néanmoins avoir un rôle à jouer, celui-ci doit se contenter de clarifier ce qui existe déjà, d’élucider les points de divergence et de convergence entre les différentes conceptions de la vie bonne, afin de laisser apparaître celles qui sont suffisamment congruentes pour permettre une coexistence pacifique entre les citoyens.

Rappelons que

l’enjeu de la justification contractualiste des droits était de trouver des fondements non métaphysiques, mais purement politiques aux droits, dans un contexte marqué par le pluralisme des valeurs.

Ce pluralisme rendant illusoire la justification par la référence à une norme transcendante commune, la philosophie politique serait contrainte de limiter sa tâche à la mise au jour des règles de coexistence pacifique entre des personnes différentes pour éviter la « guerre des dieux ».

Entre une justification « véritative » et une justification « délibérative » des droits, c’est à celle-ci que Rawls semble accorder plus de poids.

Le concept même de justification – s’il peut être défini comme entreprise de démonstration de la conformité d’une idée à la vérité – peut aussi s’entendre comme discussion, dans le sens où, comme l’affirmait déjà Chaïm Perelman, « la justification ne concerne que ce qui est discutable et discuté ».

Ainsi entendue, la justification ne vise pas à mettre en évidence la vérité d’une idée, mais à obtenir un accord raisonnable de toutes les parties prenantes sur des principes qui n’impliquent pas la renonciation à leurs valeurs fondamentales.

Mais Rawls réussit-il à émanciper sa conception de la justice et des droits de toute présupposition métaphysique ?

La signification réelle de l’idée d’inviolabilité de la personne humaine et le recours à la notion d’équilibre réfléchi et de jugements biens pesés nous inclinent à soutenir que la position originelle ne porte pas à elle seule le poids de la justification des droits chez Rawls.

Elle est présupposée par des intuitions morales qui la légitiment et lui imposent en même temps des limites. Elle ne constitue pas le nœud central de la démonstration, qui est au mieux circulaire comme le suggère Paul Ricœur et qui est en fait dominée par des présuppositions d’ordre métaphysiques. Dit autrement :

dans la construction rawlsienne, l’ordre des raisons a comme point de départ des prérequis métapolitiques sans lesquels la fiction elle-même ne saurait tenir debout.

 

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« Chaque personne, écrit Rawls, possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée.

Pour cette raison [nous soulignons], la justice interdit que la perte de liberté de certains puisse être justifiée par l’obtention, par d’autres, d’un plus grand bien.

Elle n’admet pas que les sacrifices imposés à un petit nombre puissent être compensés par l’augmentation des avantages dont jouit le plus grand nombre. C’est pourquoi [nous soulignons], dans une société juste, l’égalité des droits civiques et des libertés pour tous est considérée comme définitive; les droits garantis par la justice ne sont pas sujets à un marchandage politique ni aux calculs des intérêts sociaux. ».

Si l’on est attentif à la forme même de cet énoncé, on y découvrira les raisons de le considérer comme axiome fondamental de toute théorie de justice.

Les connecteurs logiques « pour cette raison » et « c’est pourquoi » indiquent bien que l’inviolabilité est posée comme prémisse de laquelle découle un certain nombre d’inférences.

  1. La première inférence souligne le caractère antisacrificiel du principe et le désigne dès lors comme machine de guerre contre les théories utilitaristes.
  2. La seconde inférence explicite la première par l’accent qu’elle met sur le caractère rigoureusement égalitaire des droits civiques et des libertés.
  3. L’analyse de ce texte fondamental montre qu’on ne saurait expliquer le refus du sacrifice des droits de certains au bénéfice du bien-être d’un groupe autrement que par la référence au cran d’arrêt non négociable que constitue l’idée principielle de l’inviolabilité de la personne humaine.

Mais la question peut se poser de savoir si ce postulat de l’inviolabilité doit être considéré comme un principe premier évident par soi-même, susceptible d’être posé comme prémisse d’une démarche déductive qui conduirait à un certain nombre de principes dérivés, notamment ici les deux principes de justice.

Il s’agit là, affirme Rawls, d’une démarche relativement courante dans la philosophie morale. Rawls la caractérise comme démarche cartésienne :

« Nous pourrions appeler cartésienne cette sorte de justification. Elle suppose qu’on puisse tenir pour vrais des principes premiers et, même, pour nécessairement vrais; ensuite la déduction transfère cette conviction des prémisses vers la conclusion. » 

La difficulté vient de ce que cette démarche repose sur un a priori plus ou moins dogmatique, qui réside dans la stipulation du caractère vrai de la prémisse. Rawls veut éviter des positions aussi tranchées. En posant certains principes comme allant de soi, il se réserve de se prononcer sur leur valeur épistémologique.

« En effet, si certains principes moraux peuvent sembler naturels et même évidents, il y a de grandes difficultés à soutenir qu’ils sont nécessairement vrais ou même à expliquer ce que l’on veut dire par là. »  

La véracité de ces principes aurait donc besoin d’être établie, sans doute par un recours à d’autres principes qui les justifieraient, ce qui conduirait évidemment à une régression à l’infini.

Pour en revenir à la notion de respect de la dignité humaine, Rawls estime qu’elle est trop indéterminée pour être considérée comme point de départ de sa théorie. Elle est incontestablement présente dans les deux principes, faute de quoi ils perdraient toute consistance morale, mais ceux-ci, d’après Rawls, n’en sont aucunement dérivés :

« bien que les principes de la justice ne soient efficaces que si les hommes ont un sens de la justice et donc se respectent les uns les autres, la notion de respect ou de valeur intrinsèque de la personne n’est pas une base valable pour arriver à ces principes.

En effet, ce sont justement des idées qui demandent une interprétation… Au contraire, une fois la conception de la justice disponible, on peut donner aux idées de respect et de dignité humaine une signification plus précise. » 

Il faut entendre par là que, contrairement à ce qu’on pourrait croire,

la notion de dignité humaine n’est pas antérieure aux principes de la justice et qu’il appartient à ceux-ci de lui donner un sens et un contenu.

D’après Rawls,

poser la notion de dignité humaine comme point de départ reviendrait à donner à sa théorie un fondement méta-politique qui l’exposerait à un rejet de la part de ceux qui soutiendraient d’autres conceptions de l’homme.

La théorie de Rawls, qui se veut politique et non métaphysique, veut résolument éviter toute controverse métaphysique pour donner aux droits de l’homme des justifications purement politiques.

Avec tant de précaution cependant, on aurait quelque mal à justifier le fait que Rawls s’y réfère, d’entrée de jeu, pour indiquer le rôle de sa théorie. On aurait encore plus de mal à légitimer l’option anti-utilitariste de Rawls fondée sur son aversion, voire sa répugnance pour la stratégie sacrificielle qui définit l’utilitarisme.

Rawls s’évertue à faire résider l’idée de l’inviolabilité de l’homme dans la construction de la position originelle. Cette démarche est cependant loin d’être décisive.

Parce que la thèse de l’inviolabilité de la personne humaine est posée avant la construction de la procédure du contrat dans laquelle elle est censée trouver sa signification, elle peut être considérée, pour raisonner comme Paul Ricœur qui ici emprunte au vocabulaire de Kant, comme un « fait de la raison » antérieur au contrat qui lui n’est qu’une fiction. « Une fiction fondatrice certes, mais néanmoins une fiction.»

 

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Parlant du rôle de la position originelle, Rawls affirmait qu’elle constituait le critère de validité d’un principe de justice, dans le sens où un principe ne peut être considéré comme valable que s’il est accepté par les partenaires de cette situation initiale.

Mais en même temps, les principes choisis dans la position originelle doivent être en « équilibre réfléchi » avec nos jugements bien pesés pour être considérés comme valides.

« D’après le but provisoire de la philosophie morale, on peut dire que l’hypothèse de la justice comme équité pose que les principes qui seraient choisis dans la position originelle sont identiques à ceux qui s’accordent avec nos jugements bien pesés et que ces principes décrivent donc notre sens de la justice. » 

Autrement dit, si un principe de justice est retenu dans la position originelle, c’est essentiellement parce qu’il exprime ce que Rawls appelle « nos convictions bien pesées » sur la justice.

La validité d’un tel principe tient dès lors à la fois au fait qu’il est choisi dans la position originelle, mais surtout au fait qu’il est conforme à nos jugements moraux.

Il existe en effet des convictions morales communes et évidentes, telles par exemple le caractère inacceptable de l’intolérance religieuse, du servage, de l’esclavage, etc.

«Ces convictions sont, pour nous, des points fixes provisoires que doit respecter n’importe quelle conception de la justice. » 

Les deux moments de l’analyse se déterminent réciproquement.

  1. La position originelle joue dès lors un rôle de systématisation des intuitions morales, comme la grammaire (narrative, descriptive ou normative) par rapport au sens grammatical que possède intuitivement chaque individu. C’est dire que la teneur axiologique de la position originelle dépend forcément des convictions morales qu’elle veut expliciter, comme la systématicité et la cohérence de celles-ci proviennent de la construction théorique.
  2. La position originelle clarifie les conditions de validité des principes éthiques qu’on possède intuitivement. Cette construction ne se contente donc pas d’être une synthèse cohérente des jugements moraux. Elle est aussi une tentative pour en attester l’objectivité.

En fait, la position originelle n’est qu’une construction dont on aurait pu se passer si les « jugements bien pesés » pouvaient à eux seuls constituer un critère de validité d’un principe de justice.

En réalité,

  • les intuitions morales sont l’analogue de ce que Kant appelle les maximes (les plus raisonnables) de l’action chez un individu,
    • lesquelles n’acquièrent de validité objective que lorsqu’elles peuvent être érigées en lois universelles,
    • lorsqu’elles ont passé le test de l’impératif catégorique.

La position originelle constitue une sorte de creuset de validation éthique des intuitions morales.

C’est le lieu où, projetées dans un espace de négociation, elles peuvent acquérir le titre de principes objectifs.

La justification des droits, dans la théorie de Rawls, ne peut reposer exclusivement sur les intuitions morales. Elle repose au contraire sur ces intuitions reconstruites.

Les principes de justice étant des principes publics et non des règles personnelles d’action morale ne peuvent pas se valider seulement à partir des critères intuitifs. C’est donc par une démarche binaire, de va-et-vient entre ces intuitions et leur reconstruction rationnelle, qu’on peut évaluer un principe de justice.

Rawls considère certes ces jugements bien pesés comme faisant partie de la culture des sociétés démocratiques, et ne se pose pas la question de leur origine.

Mais les convictions seules ne peuvent justifier une norme, si n’existe pas au moins le pressentiment que ces convictions correspondent à un ordre de valeurs transcendant.

En fin de compte, le recours à l’équilibre réfléchi a finalement pour effet de prendre Rawls en défaut par rapport à son ambition de faire dominer le point de vue déontologique et procédural dans sa construction.

 

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S’il n’est point nécessaire d’après Rawls de fonder la vie juridico-politique sur une même conception du bien, il est toutefois possible de l’organiser autour d’un « consensus par recoupement » entre les différentes valeurs partagées par les partenaires de la vie sociale.

Dans le libéralisme politique en effet, il s’agit avant tout de déterminer comment des gens ayant des croyances divergentes peuvent s’accorder sur les normes de la coopération sociale et politique et coexister pacifiquement dans un même espace socio-politique.

Dans la mesure où l’on peut considérer la plupart de ces croyances comme étant raisonnables, ou comme possédant un potentiel de rationalité, elles sont susceptibles de se recouper en des points communs concernant la manière équitable de répartir les droits, devoirs et charges de la coopération.

Il existe selon Rawls des valeurs politiques qui ne sont pas véritablement objet de controverses entre les citoyens tant qu’elles n’entrent pas en contradiction avec leurs propres croyances.

Dans un contexte politique, ces valeurs ont une priorité lexicographique sur les autres valeurs.

Quelle que soit la vision particulière du bien à laquelle on attache de l’importance, chaque individu qui croit au bien de la coopération sociale et à l’intérêt de la stabilité ne peut que les soutenir et les intégrer éventuellement dans sa vision globale du monde.

C’est ce qui fonde la possibilité d’un consensus par recoupement qui n’est pas un simple modus vivendi comparable à une sorte d’accord de paix entre deux Etats pour des raisons stratégiques n’ayant rien à voir avec la paix comme valeur.

« L’objet du consensus, la conception politique de la justice est elle-même une conception morale »  reposant sur des raisons morales qui proviennent des différentes croyances en présence.

Que le consensus par recoupement ne soit pas un modus vivendi soumis aux aléas des intérêts particuliers, il y a là un signe que leur objet, les valeurs politiques qui règlent la coopération sociale, n’est pas arbitraire non plus et devrait donc être tenu pour objectivement valable.

Tout le problème est de savoir si le consensus par recoupement possède le pouvoir d’établir la justesse ou la vérité de ces valeurs.

Rawls affirme que le consensus par recoupement n’est pas indifférent au problème de la vérité :

« Un consensus par recoupement n’est ni sceptique, ni indifférent ».

Seulement, la question de la vérité est renvoyée dans la sphère des croyances particulières, comme étant une motivation possible pour l’adhésion à des valeurs politiques.

La vérité existe sans doute; mais la difficulté à l’atteindre (« difficultés du jugement ») empêche de la considérer comme base du consensus par recoupement.

Si elle pouvait servir comme raison d’adhérer à des valeurs politiques proposées comme objets du consensus, ces valeurs s’en trouveraient sans doute affermies.

Mais il n’est pas requis que le consensus soit déterminé par la vérité d’une valeur :

« Nous essayons d’élaborer une conception politique de la justice qui s’accorde avec nos convictions bien pesées, après réflexion. Cela accompli, les citoyens peuvent à partir de leurs propres doctrines, considérer que la conception politique est vraie, ou raisonnable, selon les conclusions auxquelles leurs doctrines arrivent. »  

Il n’est pas exclu que les citoyens créditent certaines valeurs d’un statut de vérité, mais cette considération ne compte pas pour le théoricien, qui est d’abord préoccupé par le problème de la compatibilité des divergences et par celui de la stabilité du corps politique.

Le philosophe qui élabore une théorie de la justice espère qu’elle sera objet d’un consensus par recoupement, celui-ci devenant dès lors le critère de sa validité au moins politico-pratique. Il appartient à chacun de trouver dans ses propres croyances les raisons d’adhérer à cette théorie.

Là réside la raison pour laquelle le consensus par recoupement est insuffisant comme base de justification des normes de la vie politique.

La privatisation des raisons pour lesquelles les individus peuvent adhérer aux règles équitables de la coopération sociale rend ces règles tributaires d’un fondement fragile.

Le consensus par recoupement, comme l’a justement relevé Jean-Marc Ferry fournit une légitimation et non une justification des normes.

La convergence entre les normes et les visions particulières facilite leur acceptabilité et favorise le consensus par recoupement recherché par Rawls mais ne fonde pas leur validité.

Le consensus par recoupement est certes déjà un décentrement, qui soumet les visions particulières à la raison publique, au creuset de laquelle s’élaborent les normes de la vie commune.

Il ne repose pas comme chez Hobbes sur des préférences plus ou moins contingentes et plus ou moins arbitraires, mais sur des raisons fortes que les individus ont d’adhérer à une norme.

« Cependant nous sommes encore loin d’une justification autonome de la norme. Le fait pour elle de s’accorder avec des systèmes de valeurs, même éventuellement divergents, ne fournit qu’une légitimation. Cela ne saurait remplacer une véritable justification. » 

Le consensus par recoupement fournit la solution idéale au problème de la stabilité mais ne résout pas celui de la justification.

Pour qu’une norme soit stable, c’est-à-dire pour qu’elle obtienne le soutien des partenaires de la coopération sociale, il suffit qu’elle n’entre pas en contradiction avec les convictions déjà bien établies de ces partenaires.

Ce soutien et ce consensus sont ce qui légitime la norme.

Mais ce qui la justifie doit être recherché dans un autre registre.

À se limiter à pareille justification, la théorie de la justice n’apporterait, comme le suggère Jürgen Habermas, qu’une « contribution fonctionnelle » et non véritablement une contribution fondatrice, sur le plan rationnel et épistémologique, à la question de la coopération sociale.

« Le consensus par recoupement, écrit Habermas, ne serait plus alors qu’un symptôme de l’utilité de la théorie, mais n’en confirmerait plus la justesse; il n’aurait plus aucun intérêt du point de vue de son acceptabilité rationnelle, autrement dit de sa validité, mais seulement du point de vue de son acceptation effective, c’est-à-dire sa fonction d’assurer la stabilité sociale. » 

D’autre part, le consensus par recoupement ne se présente pas véritablement comme le résultat d’une mise à l’épreuve rationnelle des différentes visions du monde.

L’espace public n’a pas pour tâche de faire converger des doctrines opposées par un travail d’évaluation et de critique systématique, mais de mettre au jour les différents points communs entre ces doctrines.

Plus ces points communs sont nombreux – et il y a de fortes chances qu’ils le soient dans les sociétés ayant une certaine tradition démocratique – mieux la stabilité est garantie.

En fait, comme le dit Habermas, « cette convergence n’est observable qu’en tant que fait social » . La raison publique n’évalue pas, elle constate la convergence de plusieurs doctrines sur un certain nombre de normes de la vie politique et tire de ce constat de convergence la conclusion de la légitimité des normes ainsi convenues.

Pareille perspective ne peut avoir comme effet que de vider la philosophie politique de sa substance comme instance critique de légitimation et de justification.

 

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Si la démarche constructiviste est centrale dans la théorie de Rawls, elle est loin d’être auto-suffisante.

Elle est déterminée en amont par le principe fondamental de l’inviolabilité de la personne humaine qui travaille souterrainement l’argumentation rawlsienne.

L’ambition de donner aux droits une fondation purement procédurale semble donc irrémédiablement vouée à l’échec.

Rawls ne peut éviter de s’appuyer sur une théorie métaphysique de la personne humaine considérée par ailleurs comme « inviolable » et même sur une théorie étroite du bien.

La position originelle, ainsi que Rawls ne manque pas de le répéter, n’est qu’une fiction, une procédure de représentation, visant à justifier après coup l’exigence de respect égal, de liberté égale dans la répartition des biens sociaux.

Cette construction vise à fournir une légitimation rationnelle à des intuitions morales qui lui sont somme toute antérieures.

Si cette construction n’était pas ordonnée à la légitimation de ces intuitions préexistantes qu’on considère comme fondamentales, on ne voit pas pourquoi d’autres constructions ou d’autres fictions ne viendraient pas légitimer, avec au moins la même force, l’utilitarisme et d’autres théories de la justice.

On peut noter le même embarras dans toute théorie positiviste (ou neutre) du droit, comme c’est le cas de la Théorie pure du droit de Hans Kelsen.

Dans la théorie de la pyramide des normes, chaque norme est justifiée par la norme immédiatement supérieure.

Mais la question se posera de savoir comment justifier la norme qui se trouve au sommet de la pyramide.

Kelsen est obligé de recourir à une fiction juridique, qu’il appelle « norme fondamentale ».

Beaucoup d’auteurs ont à juste titre interprété cette norme comme un recours subreptice au droit naturel, et donc comme une difficulté à s’en détacher quand il s’agit de fonder le droit.

Toute démarche positiviste ou procédurale rencontre la même difficulté. Il y a comme une nécessité logique à recourir à un principe transcendant pour fonder une réalité.

Les fondements d’une chose ne peuvent pas être de même nature que la chose fondée.

Les fondements du droit sont nécessairement méta-juridiques, comme les fondements de la politique sont méta-politiques, et les fondements des mathématiques méta-mathématiques. »

– Mbonda, E. (2009). Justification des droits et neutralité métaphysique chez John Rawls. Archives de Philosophie, tome 72(1), 101-122. 

 

by dave

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