« « […] où est passée notre humanité ? »
Prendre cette question au sérieux, faire revenir notre humanité ou faire retour à notre humanité comme réponse à la vie précaire et incertaine, qu’est-ce que cela signifie ?
C’est d’abord sortir de nous-mêmes pour entendre l’appel de l’humain et y répondre. […]
Je peux donc faire la sourde oreille à une voix à peine audible qui me dit que m’incombe un devoir impossible mais impérieux de répondre de, et de répondre à celui avec qui je partage l’humanité. […]
Je peux même en rajouter, comme cela a été fait, dans la manière de tenir à distance l’humanité de l’autre pour insister sur tout ce qui le rend étranger. […]
Il n’y a pas d’humanité en général ? Elle existe pour ce que Bergson appelle « l’âme ouverte » et qui nous enseigne que la politique de la dignité est une politique de l’âme ouverte à l’humanité en général.
Qu’est-ce à dire ?
Dans Les deux sources de la morale et de la religion Bergson identifie un instinct de l’appartenance à ma tribu. Sur cet instinct, il n’y a pas à s’interroger outre mesure. Il y a seulement à reconnaître qu’il est là, donné, primitivement inscrit en nous.
C’est justement sur lui que se fonde une politique de la tribu. On comprend donc que lorsque celle-ci se donne les apparences du bon sens, se présente comme une évidence immédiate contre les complications de ce qu’elle dénonce comme le « politiquement correct », c’est le caractère primitif de l’instinct tribal qu’elle fait passer pour vérité première.
Ainsi, il est apparemment tout naturel et simple question de bons sens que d’aller de ce qui me touche de plus près à ce qui est plus éloigné de moi. On se souvient qu’un homme politique français avait, entre autres déclarations mémorables, présenté comme une évidence, comme allant de soi, et simple affaire de bon sens, qu’il aimât ses filles davantage que ses nièces, celles-ci plus que ses cousines, etc.
De cercle de proximité en cercle de moindre proximité, la force d’embrasser devait pouvoir encore se traduire en préférence nationale, puis toucher peut-être une humanité non-hexagonale mais européenne avant de mourir d’épuisement.
Lorsque l’on constate que même l’amour des filles peut être à la merci des aléas de la politique et sembler alors perdre en intensité on voit que le mouvement d’embrasser l’humanité en procédant par cercles concentriques de plus en plus larges n’a simplement pas de sens.
On ne débouche pas naturellement sur l’humanité en partant des appartenances familiales et par élargissement progressif du terroir. Enfler la grenouille de l’instinct de tribu n’en fera pas le bœuf d’un instinct de l’humain.
- Il faut donc sortir de l’instinctuel pour se retrouver, d’emblée, dans la visée de l’humanité, en soi et dans les autres.
Mais d’où viendrait alors l’ouverture au-delà de l’instinct et de la tribu s’il demeure primitivement ancré en nous que nous aimons « naturellement et directement nos parents et nos concitoyens, tandis que l’amour de l’humanité ne peut être qu’indirect et acquis » ?
D’où pourrait puiser force ce qui n’a pas l’immédiateté d’un instinct ? Comment est possible, en d’autres termes, l’acquisition ce qui va contre le plan de la nature de nous inscrire dans la cité que s’est construite notre « tribu » avec sa morale propre et son opposition aux autres tribus ?
C’est qu’il est aussi dans notre nature, explique Bergson, de pouvoir « tromper » cette même nature.
En nous dotant de l’intelligence, en effet, l’évolution créatrice nous a dotés d’une faculté capable de « se dilater par son effort propre » et à suivre ainsi « un développement inattendu », celui de la capacité de dépasser les limites de nos sociétés pour « prolonger la solidarité sociale en fraternité humaine ».
- Nous acquérons donc ainsi le sens d’une fraternité humaine à travers d’une part la religion (et il faut ici se rappeler qu’une des étymologies de ce mot lui donne le sens de ce qui relie) de l’autre l’intelligence prenant la figure de la raison philosophique.
Il y a donc, pour nous ouvrir hors de l’instinct, l’appel de la religion à aimer l’humanité « à travers Dieu, en Dieu », et la raison que nous avons, dit Bergson, « en communion les uns avec les autres », à travers quoi et en quoi les philosophes nous font voir l’humanité en nous rendant manifeste l’éminente dignité de l’être humain et le droit de tous d’être traités avec respect.
L’humanité à travers la charité donc ou un sens philosophique de l’humanité : dans un cas comme dans l’autre, nous dit Bergson, nous y arrivons en un saut et non par des étapes qui seraient la famille puis la nation, etc.
Au principe de ce saut est justement « l’âme ouverte ». C’est elle qui dans ses effets s’oppose à ce que l’on pourrait appeler une âme rabougrie, fermée, pour qui aimer c’est aimer contre, qui, à l’idée d’humanité, répond que c’est d’elle-même qu’elle a souci, et de ce qui la touche au plus près, que c’est déjà beaucoup, qu’elle a assez à faire avec cela, qu’elle ne peut pas accueillir toute la misère du monde.
Contre elle et ses fausses évidences, je me reconnais une âme ouverte qui me rend d’emblée présente, à la toucher, l’humanité et qui fait que je peux être le gardien d’un frère que je ne connais pas. Ainsi que l’écrit Bergson.
Je reconnais aussi par là-même que nous avons toujours à devenir humain c’est-à-dire que cette âme ouverte nous avons continument à la faire grandir en nous et à faire reposer sur elle une politique de la dignité.
- Quelqu’indirecte et acquise qu’elle soit, nous pouvons sentir et faire l’expérience de l’humanité en général.
On se souvient qu’une photographie, celle d’un enfant noyé et échoué sur la plage a eu l’effet de changer au moins un temps les choses.
Un temps : celui qui a permis à Madame Merkel, la chancelière de l’Allemagne, de rappeler à l’humanité entière la nécessité d’une politique de la dignité.
- Il faut se demander pourquoi cette photographie a eu un tel effet lors même que cela se savait que parmi les nombreuses victimes des grands exodes de notre temps figurent en grand nombre ces vies d’enfants qui en périodes troublées sont encore plus précaires et incertaines que les autres.
Je crois que
cette photographie a eu l’effet dont Emmanuel Levinas dit qu’il est celui du visage venant à moi depuis sa transcendance et me rappelant « tu ne tueras point par indifférence non plus ». Elle donne à lire le rappel de ce sur quoi une politique de la dignité est d’abord fondée : celle qu’en toute situation l’humain peut avoir tout perdu sauf, ainsi que le dit Hanna Arendt, « le droit d’avoir des droits ».
Il est vrai que ses yeux que la vie a quittés ne sont pas fixés sur nous avec l’intensité d’un commandement éthique, mais la puissance de la photographie est tout entière dans ce fait que
- l’enfant nous regarde, au sens où nous ne pouvons plus prétendre que ce qui lui est arrivé, à lui et aussi aux siens, à tous ses compagnons, ne nous regarde pas.
- L’enfant mort nous a mis littéralement hors de nous et donc en condition de rencontrer l’humaine condition.
- Elle donne aussi à voir que rien ne ressemble plus à un enfant qu’un autre enfant. Et c’est en cela que l’enfance est la figure de l’humanité en général.
Tous les mécanismes par quoi je me rendais étrangères ces personnes, ont cédé devant une image qui me dit que la notion d’humanité en général n’est pas un flatus vocis pur et simple.
Je conclus sur cette première partie de mon propos par une explication de l’expression que j’emploie ici :
- faire humanité ensemble.
J’y vois
- une traduction du mot « ubuntu »
dont s’est enrichi aujourd’hui, au-delà des frontières de l’Afrique du Sud, au-delà des langues bantu auxquelles le mot appartient, la pensée universelle. Pour dire que si justement le concept en est évoqué dans les réflexions sur l’idée de justice transitionnelle c’est parce que
Nelson Mandela et Desmond Tutu ont activé ce mot de la langue pour le charger du sens, de l’énergie, que porte la notion d’âme ouverte, pour indiquer qu’il ne s’agit pas de réaliser la juxtaposition et la sommation des tribus (ce qui aurait été reconduire le sens de l’apartheid) mais de rappeler que l’humanité est devenir et dépassement que nous effectuons les uns avec les autres, les uns par les autres. Derechef, il ne s’agit pas d’élargir la tribu, il s’agit d’en sortir.
Quand la nature entière pleure avec l’humain
Ce n’est pas au seul règne humain dans son ensemble que nous ouvre notre intelligence, explique Bergson.
- C’est à notre devoir d’humanisation de la Terre que j’ai évoqué en rappelant que l’expression elle-même est de Pierre Teilhard de Chardin. On peut soutenir en effet qu’une politique de l’humanité en général n’en sera pas une pleinement si elle ne se fonde pas sur ce fait que sont concernées aussi les générations à venir. Cette politique se traduit ainsi en un contrat naturel pour reprendre le titre de Michel Serres, parce que le contrat humain déborde le temps présent.
Ainsi, comprendre que la nature m’est confiée par une humanité future m’interdit de me penser « comme son maître et possesseur » selon la perspective « moderne » et technicienne qui à l’idée de nature a substitué celle de ressources naturelles.
Toute la pensée de Bergson est opposée à cette perspective qui s’identifie à la philosophie mécaniciste de Descartes.
- Pour Bergson le mécanique porte en soi la possibilité de la violence qui est alors opposée à, et dirigée contre, ce qu’il appelle « le travail ordinaire de la vie ».
Sur ce point d’une philosophie de la vie contre le mécanique et le technique, je voudrais ici évoquer la pensée du philosophe andalou Abou Bakr Ibn Tufayl qui, au douzième siècle, dans un roman philosophique intitulé Hayy Ibn Yaqzān, s’avère un précurseur de cette idée, dont la nécessité nous apparaît pleinement aujourd’hui, que l’humain ne se réalise pleinement dans son humanité que lorsque ses actions sont dictées par la conscience écologique qui doit être la sienne, lorsqu’il comprend ensemble le mouvement de devenir ce qu’il a à être et la responsabilité de protéger la vie et son « travail ordinaire ».
Lorsque l’on sait que Hayy Ibn Yaqzān, après sa traduction en latin et plus tard en anglais, est probablement une source d’inspiration de Robinson Crusöe, on comprend la signification de cette œuvre dans l’histoire de la philosophie.
Ce livre est le roman d’un enfant portant ce nom (qui signifie « le vivant, fils du vigilant ») et qui, abandonné sur une île n’ayant jamais connu présence humaine, est d’abord recueilli et élevé dans ses premières années par une biche avant de devoir, à la mort de cette dernière, apprendre tout seul à survivre, puis à se développer comme homo perfectus, un humain accompli.
Le moteur premier de ce développement est la question que se pose l’enfant lorsqu’il est confronté pour la première fois à la souffrance que provoque la mort de sa mère la biche : qu’est-ce que la vie qui a quitté le corps de la mère et l’a rendue à jamais sourde aux appels de son enfant ?
Pour répondre à cette question l’enfant disséquera d’abord des animaux morts avant d’essayer de surprendre le principe vital chez des animaux encore vivants, effectuant sur eux, dans son ignorance et dans son innocence, vivisection après vivisection avant d’abandonner cette voie aussi. Plus tard, devenu adulte et ayant accédé à la pleine conscience de soi, de Dieu, de la création, de sa place en celle-ci et de sa responsabilité vis-à-vis d’elle, Hayy comprendra du même coup sa responsabilité de veiller sur la vie, sous toutes ses formes. Il ne prendra de la nature que ce qui est nécessaire à sa subsistance prenant garde de s’assurer que le renouvellement de la vie continue d’être assuré, par exemple en replantant toujours pour rendre à la nature ce qu’elle lui donne.
L’insistance d’Ibn Tufayl sur la conscience écologique de Hayy Ibn Yaqzān est une illustration philosophique de l’anthropologie coranique qui fait de l’humain « le calife de Dieu sur terre ». Ce mot qui signifie remplaçant, lieu-tenant, qui est souvent traduit par « vice gérant », indique à l’humain ce qu’il a à être et la responsabilité qui est la sienne de veiller sur son environnement, sur la terre.
Le message du philosophe Ibn Tufayl est que l’humain est dépositaire de la terre pour elle-même et pour l’humanité à venir parce qu’il est originellement dépositaire de ce qui le fait lieu-tenant de Dieu sur terre. Nous avons besoin aujourd’hui plus que jamais d’entendre cette responsabilité qu’on l’entende dans ou en dehors d’une signification religieuse.
Ma conclusion sera de récapituler, d’un mot, mon propos.
Être ainsi dépositaire me fait comprendre que faire humanité ensemble est le contraire de la prédation : cela me fait devoir de veiller sur la vie en général, de penser que si les animaux en particulier ne formulent pas des droits qui exigent d’être reconnus comme déclarés, ceux-ci n’en sont pas moins réels pour moi du fait de l’humanité qui m’oblige. Il n’est pas nécessaire de dissoudre l’humanité pour lui interdire d’être un empire dans un empire.
Il faut au contraire l’affirmer, mais l’affirmer comme ubuntu. »
– Diagne, S. (2016). Faire humanité ensemble et ensemble habiter la terre. Présence Africaine, 193(1), 11-19.
« La dignité ne se laisse pas facilement appréhender ni dans son idée, ni dans ses différentes formes.
Serait-elle un concept flou et vague, comme le suggèrent Olivier Cayla (2003) et Éric Fiat (2012 : 9) ?
Pourtant, bien plus que le bonheur et la liberté, la dignité n’est-elle pas cette boussole qui donne un sens à la vie individuelle parce qu’elle indique que, avant tout droit et tout devoir, tout humain a l’humanité en partage ?
En effet, dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, texte normatif abondamment cité,
la dignité est une valeur universelle et un principe fédérateur.
L’article 1er de cette Déclaration défend la valeur de dignité parallèlement à celle de fraternité :
- Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.
Tous les humains sont donc dignes du seul fait qu’ils sont humains. Pourtant, bien qu’unis par l’humanité et la dignité, les humains sont séparés par la diversité des cultures et des religions. Et ils sont différents des plantes et des animaux.
- Les valeurs qui les soudent sont proclamées dans la dudh et d’autres textes ultérieurs où l’emploi de l’expression « famille humaine » ne passe pas inaperçu.
[…]
En tant que fondement sur lequel reposent les droits et les devoirs, on pourrait supposer que la dignité humaine fait le lien entre un humain et un autre humain, puisque tous les humains sont des êtres sociaux.
Comme le disait Hannah Arendt :
« Aucune vie humaine, fût-ce la vie de l’ermite au désert, n’est possible sans un monde qui, directement ou indirectement, témoigne de la présence d’autres êtres humains » (2003 : 60).
N’est-ce pas la meilleure manière d’affirmer que ce qui unit les humains est bien plus important que ce qui les sépare ?
Frédéric Worms exprime l’idée de la relation privilégiée entre les vies humaines en ces termes :
… c’est à travers le sens des vies humaines, les unes pour les autres, que la vie prend pour nous une forme à la fois individuelle (« ma vie ») et générale (« la » vie, en tant qu’elle est ce qui unit et sépare), comme si cette expérience de la vie entre les vivants était l’épreuve de la vie tout court.
(2013 : 57-58)
Il y a de la dignité là où il y a de l’humain et où se trouve l’Homme qui possède une part d’inhumanité qu’il peut maîtriser grâce à l’éducation, à l’acquisition d’une conscience morale et au respect de valeurs communes à tous les Hommes.
- Pourtant, certains subissent des traitements inhumains et dégradants de la part de leurs semblables. Des trafics d’organes et d’êtres humains subsistent, malgré les lois et les interdictions en vigueur. Quant aux violences meurtrières, elles font partie, désormais, de la vie quotidienne. Ainsi, les faits ne se fondent pas toujours sur l’idée d’une dignité et d’une humanité universelles.
Cependant,
avoir conscience de sa dignité tout en respectant celle de l’autre est un devoir, car aucun Homme n’est plus digne qu’un autre même si tout individu est unique.
Protéger ce bien commun – la dignité liée à l’être humain – qui est au fondement et du lien social et du lien que chacun entretient avec soi-même est aussi un devoir.
Devoir et responsabilité :
- c’est le sens à donner à « l’idéal démocratique de la dignité » qui avait été affirmé dans le Préambule de l’Acte Constitutif de l’Unesco, le 16 novembre 1945, au moment où, au sortir de la Grande Guerre, les peuples et les États se préoccupaient de préserver les survivants et les générations futures des horreurs de la guerre et du mal commis par l’Homme à l’égard de celui dont l’humanité n’était pas reconnue.
Mais qu’est-ce qui mène à l’idée d’une égale dignité pour tous ?
- Sans doute l’indignation face au scandale d’un mal innommable qui frappe l’humain, ou un traitement dégradant réservé à un esclave ou à un être faible bafoué dans sa dignité parce que dominé ou utilisé comme un instrument ou un moyen en vue d’atteindre une fin.
Ainsi en arrive-t-on à défendre l’idée d’une dignité intrinsèque telle que celle de Kant exprimée sous la forme d’un impératif pratique :
« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » (Kant 2016 : 105).
Les textes déclaratifs proposent des normes auxquelles se référer pour préserver l’humanité des périls qui la guettent.
La philosophie propose également de nombreux textes à la réflexion autour de la notion de dignité intrinsèque tandis que d’autres types de discours – des œuvres d’art, des textes littéraires, des contes, des récits de vie – mettent en scène des expériences de dignité et de manque de dignité.
Des textes littéraires traduisent à quel point la dignité humaine est une affaire de vie et de mort, de condition humaine faite à la fois de perfectibilité et de finitude.
- Car, paradoxalement, les situations dans lesquelles on ne s’attend pas à trouver de la dignité, là se trouve la dignité, chez ceux que l’on croit fragiles ou démunis. Ceux qui sont sans doute vulnérables mais libres.
- Ainsi avons-nous affaire à une série de paradoxes dès que nous essayons de penser la dignité comme une valeur inséparable de l’humanité.
Mon propos prendra en compte la dignité humaine aux yeux de l’autre et de soi. Je me pose la question de savoir quand il y a dignité – cette forme de dignité inséparable de l’humanité – et s’il y a des vies – donc, des morts – plus dignes que d’autres.
Dignité et condition humaine
Si nous avons la dignité en partage, comme le proclament les textes normatifs, nous ne la possédons pas comme on possède un objet ou une chose. Cette dignité intrinsèque n’est pas une chose, voilà pourquoi nous ne pouvons pas la perdre, même si, paradoxalement, nous avons le devoir de la protéger.
Je ne parle pas ici de la dignité relative au rang ou à la fonction politique, sociale ou religieuse, la dignité culturelle ou politique que nous connaissons si bien, puisqu’elle fait partie des biens extérieurs et fluctuants. C’est la dignité qui donne de la visibilité et de la respectabilité à un dignitaire, pendant un bref moment ou une vie durant.
La dignité commune à tous les Hommes est celle qui élève tout individu au rang de personne humaine. Cette dignité fait partie de nous, de notre corps, de nos facultés ou capacités et constitue le fond de notre humanité.
Par conséquent,
- nous avons la responsabilité d’en prendre soin afin de la rendre effective à nos yeux et, sans doute, aux yeux de l’autre.
Tâche bien difficile aujourd’hui, dans un monde où ce qui fait l’humain, l’humilité, semble avoir disparu. Restent au goût du jour la préférence pour le clinquant des apparences, la jouissance de biens matériels, le désir de positions sociales enviables.
Comment revenir à l’essentiel, la protection de la dignité, la valeur la plus importante qui fait que chacun est responsable et conscient de son existence et de celle d’autrui ?
Il faut supposer que tout Homme joue le rôle pour lequel il semble être fait :
- vivre le plus humainement possible. Or cette expression n’a de sens que si nous partons de l’idée d’une humanité universelle, valable pour tous, partout dans le monde, par-delà la multiplicité des activités humaines et la diversité des cultures et des religions. Ce point de départ mène à l’idée de la condition humaine faite de fragilité et de défis à relever.
Pierre Magnard souligne, à ce propos :
« Si aujourd’hui l’on convient que l’homme n’a pas de nature mais une condition, c’est qu’on le voit, plus que jamais, à la recherche de ce site qui lui permettrait d’agir en homme » (2011 : 49).
Une condition humaine qui se présente à la fois comme un destin et un projet : un destin auquel nul ne peut échapper et un projet que chacun a le devoir de réaliser. Voilà pourquoi le premier devoir de l’Homme est le maintien de l’équilibre de ses facultés afin qu’il ne retombe pas au rang de bête ou, à l’inverse, qu’il ne désire pas devenir comme un Dieu parmi les Hommes.
- La perfectibilité de l’Homme – idée selon laquelle tout Homme est libre de devenir meilleur parce qu’il est Homme – est une idée humaniste qui a traversé bien des siècles.
On la retrouve, entre autres, chez Pic de la Mirandole, jeune érudit qui, au xv e siècle, laissa un discours mémorable, De la dignité de l’homme, dans lequel l’Homme n’a pas de place définie dans le monde puisqu’il doit se sculpter lui-même, comme une œuvre d’art, de ses propres mains. […]
La conception de l’Homme comme être intermédiaire entre deux ordres, céleste et terrestre, se trouvait déjà chez Aristote. Mais, contrairement à ce que pense Pic de la Mirandole, chez Aristote, même si l’Homme est le plus parfait des vivants du monde sublunaire,
- il est né pour trouver la place qu’il mérite et dans la société et dans le monde.
En choisissant de se consacrer à sa fonction ou tâche propre (ἔργον), l’homme libre évite l’excès et le défaut et cherche le juste milieu, la droite règle (l’ὀρθὸς λόγος), en toute action.
Ainsi, le personnage du φρόνιµος, l’homme prudent, incarnation de l’intelligence pratique dans la philosophie aristotélicienne, sauvegarde son humanité parce qu’il sait que l’Homme n’est ni un Dieu, ni une bête.
C’est un homme actif, pas un contemplatif.
Pascal, au xvii e siècle, exprime d’un autre point de vue cette idée bien connue :
« L’homme n’est ni ange ni bête et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête » (Pascal 2012 : 151).
Mais chez Aristote la vie se prend en plusieurs sens.
Dans l’Éthique à Nicomaque, à la recherche de la vie bonne, le philosophe passe en revue différents modes de vie (βίοι) et montre qu’il faut en éviter un :
- la vie de plaisirs et de jouissances, celle qui pose les biens matériels comme source du bonheur.
Ce mode de vie, qui ne semblait pas être proprement humain, était celui de Sardanapale, roi de Ninive (Aristote 2008 : i, 1095b 20).
Or, parce que
- le concept de vie est polysémique, la vie est d’abord biologique (ζωή) avant d’être morale et politique (βίος).
Dans le Traité de l’âme, Aristote propose une définition pertinente du concept de vie :
Des corps naturels, les uns ont la vie et les autres ne l’ont pas : et par « vie » nous entendons le fait de se nourrir, de grandir et de dépérir par soi-même.
(Aristote 2010 : ii.1, 412a 14)
Ces mots nous parlent encore, par-delà les traductions successives du texte parvenues jusqu’à nous.
Même si nous vivons dans des sociétés qui partagent d’autres manières de voir et de penser, se nourrir, grandir et dépérir semblent être des étapes connues qui renvoient à la vie biologique, processus naturel qui fait de l’Homme un vivant autonome.
Précisons que la vie humaine contient les autres niveaux de vie, végétale et animale. Comme le souligne Georgio Agamben (2006 : 32) : « La division de la vie en vie végétale et vie de relation, organique et animale, animale et humaine, passe alors avant tout à l’intérieur de l’homme vivant comme une frontière mobile et, sans cette césure intime, le simple fait de décider de ce qui est humain et de ce qui ne l’est pas serait probablement impossible. »
Cette vie est également dépérissement par soi-même. Elle existe en vue de la mort.
- On serait tenté de dire, à juste titre, qu’on naît seul et qu’on meurt seul, mais c’est oublier le contexte de l’existence, la société, là où tout Homme peut actualiser ses capacités morales et intellectuelles ou être condamné à subvenir à ses besoins élémentaires.
Or, chacun est-il libre d’actualiser ses capacités comme il le désire ?
On peut donc se demander si Aristote conçoit une « dignité humaine » intrinsèque. Dans sa philosophie, c’est plutôt la nature, (φύσις) qui est le principe organisateur des êtres vivants.
Et, s’agissant de la vie humaine, il insiste sur ce qu’est la vertu – morale et intellectuelle. La vertu qui permet aux meilleurs parmi les hommes libres, ceux qui ont une vie active et intellectuelle, de rester humains et de se distinguer dans la société. S’ils ont la possibilité d’améliorer la qualité de leur vie, cela ne peut se faire que dans les limites des prérogatives de la nature puisque celle-ci, fin de tout vivant, ne fait rien en vain.
- L’idée de condition humaine – la condition faite de contraintes dans lesquelles l’Homme est condamné à vivre – qui, paradoxalement, donne à l’individu la liberté de réaliser ses projets selon ses désirs et ses aspirations, n’est pas celle que conçoit Aristote.
Dans la biologie, la métaphysique, la politique et l’éthique aristotéliciennes, chacun reste à la place déterminée par la nature. Et, dans la cité grecque, les Hommes ne sont égaux ni en droits ni en dignité.
Parmi les animaux, l’Homme est un cas à part qu’Aristote examine d’un point de vue politique et éthique.
Même si l’homme (au masculin) est un « animal politique », même si c’est un être qui parle, Aristote n’établit pas, comme le fera Kant au siècle des Lumières, cette dignité intrinsèque qui fait qu’un Homme est un être singulier qui ne peut être utilisé comme un moyen ou un instrument.
- On pourrait se demander si la perfectibilité est valable pour tous, notamment pour les esclaves, les femmes et les enfants. Aristote les considère-t-il comme des humains ?
Il conçoit une économie domestique dans laquelle l’esclave est une pièce maîtresse,
- un esclave instrument de production « animé » pour nourrir la famille. Cet esclave est corpulent, fort, mais est-il intelligent ? Sait-il prendre des décisions ?
De ce point de vue, l’esclave du Menon de Platon sait au moins faire un calcul mental et répondre à des questions impromptues : comme tout le monde, il a des réminiscences, son âme se souvient de ce qu’elle aurait appris dans une autre vie.
- Tout se passe comme si quelque chose manquait à certains humains qui ont sans doute une « humanité » en puissance et non en acte. Un corps en excès chez l’esclave, un manque d’expérience qui entache l’humanité de l’enfant, une infériorité de la femme au corps naturellement imparfait.
Peuvent-ils remédier à ces excès ou à ces défauts ? Comment rendent-ils effective leur humanité ?
- Tous les Hommes n’ont pas droit à la parole politique ou citoyenne, même s’ils ont la faculté de parler ; tous les Hommes n’exercent pas leur intelligence de la même manière et ceux qui travaillent au contact de la matière (esclaves, ouvriers, artisans, agriculteurs…) n’ont pas d’autres choix que de subir la loi des nécessités de la vie, puisqu’ils parent au plus pressé : la satisfaction de leurs besoins immédiats.
Ils travaillent dans le but de maintenir le bon fonctionnement d’un lieu privé : la maison.
- Si, comme les animaux, ils sont sensibles au plaisir et à la douleur, ils n’ont pas de loisirs, ce temps libre, la σχολή, auquel les meilleurs parmi les hommes, les philosophes, ont droit. Où sont leurs aspirations ?
La question ne se pose pas uniquement dans le cadre de la philosophie d’Aristote, éloignée dans le temps et dans l’espace.
- Elle vaut aussi pour ceux du xxi e siècle dont les langues et les cultures sont différentes. Elle se pose au regard de la vie précaire que mènent la plupart des individus vulnérables qui survivent faute d’autre choix.
Où est la dignité chez l’Homme dont la vie n’est que survie ?
Ce qui fait sens pour chacun de nous
Comment savoir si la dignité intrinsèque repose sur l’humanité ?
- Hier comme aujourd’hui, quels que soient l’activité exercée, le statut ou le rang dans la société, l’humain n’échappe pas à sa condition d’homme ou de femme, ce parcours non sécurisé, plein d’imprévus, qui le mène de la naissance à la mort.
Ainsi, la quête d’un juste milieu pour rester humain rappelle la situation tragique de Sisyphe condamné à pousser son rocher.
Comme le souligne Albert Camus :
Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir. (1985 : 163)
- En réalité, cet effort correspond à la recherche d’une place dans la société et dans le monde et se répète autant de fois qu’existe un Homme conscient de sa propre dignité et de celle des autres.
Cependant,
il arrive que, sur la carte du monde, des régions entières soient oubliées ou exclues de l’humanité conçue comme ensemble des humains, que des individus restent invisibles malgré leurs efforts, alors que d’autres sont surexposés à toutes sortes de lumières.
- Y aurait-il, dans les faits, une humanité à plusieurs vitesses ?
Les inégalités et les injustices sont flagrantes, à tous points de vue, si l’on compare les niveaux de vie ou la qualité de vie d’un continent à l’autre, d’un pays à l’autre et au sein d’un même pays.
Or se déplacer pour aller voir comment vivent les Hommes ailleurs, n’est-ce pas la meilleure expérience pour reconnaître sa propre dignité et celle des siens ?
Aller à la rencontre du monde inconnu et de ses Hommes, n’est-ce pas confronter sa propre humanité à celle d’autres individus ?
Il faut connaître autrui pour mieux se connaître soi-même, comme le racontent les textes littéraires.
Dans Étonner les dieux, le romancier Ben Okri met en scène un personnage sans nom et en quête d’identité. Jeune, il avait constaté que les siens et lui-même n’existaient pas :
- Il était né invisible.
Sa mère l’était aussi et, pour cela, elle pouvait le voir. Les siens menaient des vies agréables, ils travaillaient dans les fermes, sous le soleil familier ; leurs vies remontaient dans les siècles invisibles et les seules choses qui avaient survécu à ces époques aux couleurs différentes, c’étaient des légendes et de riches traditions, non écrites et, par conséquent, dont on se souvenait. On s’en souvenait parce qu’on les vivait.
(Okri 1998 : 9)
Devenu adulte, le narrateur accomplit un voyage initiatique pour voir ceux qui existent parce qu’ils sont visibles. Après sept ans de voyage,
- il arrive dans une île où il lui est difficile de faire la différence entre le visible et l’invisible.
L’expérience initiatique devient un exercice spirituel en compagnie d’une Voix qui le guide dans cette ville étrange.
La visibilité est aussi invisibilité. Tout se passe comme si les corps avaient disparu. Tout est si impersonnel.
- Son regard se transforme. Il ne voit plus les choses de la même manière. Il ne sait plus dans quel monde il est tombé.
C’est à la fin du récit que le lecteur comprend mieux l’incipit.
« Il vaut mieux être invisible ; il avait une vie meilleure quand il était invisible, mais à l’époque il ne le savait pas. »
- La plupart des Africains pourraient reconnaître leur histoire dans ce récit lumineux construit comme une fable philosophique.
L’essentiel, dans cette fable, semble être le détour par l’autre monde, l’autre culture, la rencontre avec l’autre. Apercevoir les différences, avoir le sentiment de leur étrangeté avant de revenir à ses propres valeurs et reconnaître enfin sa dignité d’être humain.
- Les contes ou les récits populaires et éducatifs qui existent dans toute culture, bien avant les discours philosophiques, sont les premiers à mettre en scène l’inégalité des vies individuelles et la singularité des destins, mais aussi la relation entre l’humain, l’animal et le végétal.
Or, certains personnages emblématiques – l’orphelin, le mendiant, le pauvre… – représentent la vie « sans origine » et peut-être sans nom, vie diminuée, à la merci de toutes sortes de menaces.
Une vie qui ruse avec la mort pour ne pas s’éteindre.
Ainsi garde-t-elle cette valeur inestimable, la dignité, qui transforme une vie livrée à elle-même en une existence humaine consciente de ses faits et gestes.
Le conte intitulé « La marâtre au cœur noir » (Derive et al. 1980 : 73-83) raconte les menaces de mort qui pèsent sur la vie d’un orphelin confié à la coépouse de sa mère.
Cette dernière nourrissait le sombre dessein d’empoisonner le jeune garçon.
- Or, l’univers du conte est sans limites. Il n’existe pas de barrières infranchissables entre les différents niveaux de vie dans une société mythique où les humains cohabitent avec des animaux, des plantes et toutes sortes de vivants ou de non-vivants. La communication est possible entre humains et animaux.
Parce que le jeune orphelin a un chien qui aime bien son maître, à son retour au village le soir, après avoir passé la journée au champ, le chien va à sa rencontre en chantant. Tous les jours, le refrain chanté est un langage codé que seuls l’animal et son maître comprennent. Le chien raconte à l’orphelin où se trouve le poison ou le piège mortel apprêté par la marâtre : dans l’assiette du dîner ou dans l’eau du bain ou ailleurs. Ainsi, parce que l’orphelin écoute les mises en garde du chien, il a la vie sauve, au grand dam de la marâtre indigne. Or celle-ci avait un fils qui, un beau jour, tomba par accident dans le piège tendu par sa mère et mourut. La mauvaise mère avait voulu faire du mal à un orphelin, mais le malheur se retourna contre elle puisqu’il s’abattit sur son propre fils.
Le chant n’est pas un langage réservé aux Hommes, c’est un moyen de communication dans un monde où tous les éléments naturels cohabitent avec l’ensemble des vivants.
Les animaux sont les amis de l’Homme, les végétaux aussi parce que personne n’est à l’abri du mal, pas même celles et ceux qui la réservent à leur pire ennemi.
Dans ce monde fictif, les non-humains, par amitié et solidarité, portent secours aux innocents et aux démunis dont ils sauvent la vie. Cependant, leur conduite est-elle celle d’êtres non-humains ayant une part de dignité ? Seraient-ils doués d’un sens moral et donc capables de distinguer le bien du mal ?
En Afrique de l’ouest, la solidarité entre humains et non-humains fait partie d’un imaginaire largement partagé.
On conçoit aisément que la préservation de la dignité humaine passe par la prise en compte d’un environnement naturel dans lequel chaque vivant ou chaque élément trouve sa place.
Immortalité et dignité
Parce que la réalité de la vie humaine est fort complexe, la plupart des philosophes jouent leur propre rôle :
- penser d’abord la clarté et la rationalité de ce qui doit être, la fin vers laquelle tend toute chose, par exemple la raison d’être de l’humain.
- Vient ensuite la pensée de ce qui est, même si ce domaine est occupé par bien d’autres sciences et arts.
Or,
- notre champ d’investigation se précise au fur et à mesure que nous avançons dans la réflexion sur ce que peut être la dignité humaine intrinsèque, sur quoi elle se fonde, comment la reconnaître même quand elle semble invisible.
Voilà pourquoi nous explorons plusieurs niveaux de vie qui ne sont pas tous clairs et rationnels.
Les textes littéraires viennent au secours de la philosophie pour mieux raconter ce qu’est la condition humaine, le devenir de l’humain et ce qu’il advient de la dignité humaine en situation – et non plus en idée.
Des philosophes ayant vécu au xx e siècle tels Sartre, Camus ou Beauvoir le savaient bien, eux qui ont souvent raconté des histoires, utilisé des mythes ou des récits de vie pour exprimer leur pensée de l’existence.
- Être immortel, l’un des plus vieux rêves des Hommes, est le sujet de Tous les hommes sont mortels, un roman que Simone de Beauvoir a dédié à Jean-Paul Sartre.
Parmi les questions que soulève ce roman, on trouve celles-ci : l’Homme garderait-il sa dignité d’humain si, par chance, il devenait immortel ? Ne perdrait-il pas, du même coup, son humanité ?
Le roman apparaît comme une variation sur l’idée de temps et le rôle qu’il joue dans l’existence humaine. Sa trame tient en quelques mots. Le personnage de Raymond Fosca, prince italien du xiv e siècle, rêve de grandeur pour sa cité de Carmona. Au hasard des événements, il croise sur son chemin un pauvre homme qui possède un trésor : une bouteille poussiéreuse qui contient un élixir d’immortalité. Fosca essaie quelques gouttes de l’élixir sur une souris qui meurt puis revient à la vie. Il sait alors qu’il a trouvé ce qu’il cherchait, le moyen le plus sûr d’échapper à la mort. Il ignore tout de ce qui l’attend. Il avale tout le contenu de la fiole et va traîner son existence de pays en pays et d’un siècle à l’autre. Il ira de désillusion en désillusion. Le long prologue de plus de cent pages soulève des questions fondamentales. Fosca est en France, au xx e siècle : il sort d’un asile où il vient de passer trente ans. Est-il atteint d’amnésie ou d’une forme de folie ? Il rencontre Régine, une actrice, mais, quand elle l’aperçoit pour la première fois, Fosca ne ressemble à personne d’autre :
« L’homme était là, couché dans un transatlantique, immobile comme un fakir. Chaque matin il était là. Il ne lisait pas, il ne dormait pas, il ne parlait à personne ; les yeux grands ouverts il fixait le ciel ; il gisait sans bouger au milieu de la pelouse, de l’aube à la nuit » (Beauvoir 1974 : 21). Fosca n’exerce aucune activité, il ne mange pas… voit-il les autres qui vivent autour de lui ?
Tout se passe comme s’il avait perdu toute sensibilité.
Mais sa mémoire est lourde d’un passé sans limites et il n’ose pas imaginer son futur de dernier homme sur la terre, vivant en compagnie d’une souris toute aussi immortelle que lui. Régine essaie de le ramener dans le temps, à la réalité de la vie humaine : boire, manger, faire l’amour, mais ce sera un échec.
Il est sans doute un Dieu sur terre qui n’a aucune commune mesure avec elle, une femme.
Quand Fosca finit de raconter sa longue vie qui n’a pas de fin, Régine est anéantie : « Elle écrasa ses mains contre sa bouche, elle inclina la tête, elle était vaincue ; dans l’horreur, dans la terreur, elle acceptait la métamorphose : moucheron, écume, fourmi jusqu’à la mort » (ibid. : 530).
Son humanité est réduite à néant, mais elle reste, plus que jamais, un être indéfinissable et voué à la mort. Elle en prend conscience.
Elle sait qu’elle et Fosca n’ont pas la même condition.
Elle sait qu’elle n’est rien, ou presque. Elle a le sentiment tragique de sa propre dignité.
Mourir dans la dignité, vivre dans la dignité
À l’heure où les violences se multiplient dans le monde, où la mort devient banale, où les corps jonchent les rues en période de guerre ou de catastrophe naturelle, il faut imaginer les traumatismes subis par les survivants. Leur dignité intrinsèque en pâtit tandis que les traumatismes perdurent et fragilisent leurs corps.
Or, à divers degrés, nous sommes tous des survivants.
Il n’y a pas que des situations d’extrême urgence, des catastrophes naturelles ou des guerres qui fragilisent les individus.
Il suffit de prendre en compte celles dans lesquelles vivent la plupart des habitants de la planète pour s’en convaincre.
À cela s’ajoute, parmi d’autres événements qui dérèglent l’ordre du monde, la crise des migrants dont la gestion pose des défis à relever notamment du point de vue éthique. On se demande où sont les droits et les devoirs des migrants et ce qu’il en est de leur dignité au cours du spectacle affligeant et inhumain de la traversée des mers par des corps entassés comme du bétail, sur des embarcations de fortune.
Il se peut que le lieu du repos éternel pour un corps humain n’existe pas, la mer étant désormais la fosse commune à des milliers d’individus anonymes. Elle l’avait déjà été pour les esclaves, pendant les siècles de la traversée transatlantique.
Elle l’est aujourd’hui pour ceux qui partent à la recherche d’une vie meilleure et qui restent prisonniers d’un système marchand dont les ficelles sont tirées, dès le départ, par des passeurs sans foi ni loi.
Or,
dans certaines cultures, notamment celles d’où viennent les migrants d’Afrique, la dignité d’un humain n’apparaît au grand jour qu’au moment de sa mort, quand il faut l’accompagner dans l’autre monde, qui n’est guère éloigné de celui des vivants.
- En Côte d’Ivoire et dans d’autres pays africains, on sait combien les morts sont honorés, parfois bien plus que les vivants.
Et l’on sait à quel point l’expression « mourir dans la dignité » fait partie des mots que chacun garde en mémoire une vie durant.
Mais que signifie « mourir dans la dignité » ? Cela semble, à bien des égards, beaucoup plus important que « vivre dans la dignité ».
- C’est à l’occasion d’obsèques que l’on constate à quel point la solidarité est agissante autour de la mort.
Une solidarité paradoxale certes, puisque ceux, nombreux, qui portent secours aux parents d’un défunt le font sans doute parce qu’ils se rappellent qu’ils ont en partage la même condition humaine, mais aussi pour d’autres raisons parmi lesquelles la position sociale du disparu et la dignité que cela lui conférait.
Ainsi, la mort et les cérémonies qui s’ensuivent mettent au jour les inégalités sociales. Tout porte à croire que, de ce point de vue, un mort n’est pas l’égal d’un autre.
Ici, la dignité du défunt est relative au rang qu’il occupait dans la société. C’est donc une dignité politique ou sociale. L’étendue de ses biens, sa magnanimité et sa renommée sont prises en compte.
Cela renvoie à l’idée de la dignitas telle que la concevaient les Romains, sauf que tout se passe comme si celui qui devait sa dignité et sa respectabilité à la fonction qu’il occupait ou à son haut rang social, devenait encore magnanime et plus digne dans la mort.
- Cela ne signifie pas, pour autant, que le pauvre qui, au cours de son existence, n’a jamais dépassé le stade de la survie, n’est pas digne dans la mort.
Bien au contraire, car, en un autre sens,
« mourir dans la dignité » ne renvoie pas seulement aux honneurs, à la respectabilité d’un riche ou d’un dignitaire visible dans la société. « Mourir dans la dignité », expression populaire, indique qu’il y a des manières de mourir humainement et des manières inhumaines, non acceptables moralement.
Par exemple se suicider ou être assassiné, ou perdre la vie dans des circonstances non élucidées seraient indignes d’un humain.
À propos du suicide Camus disait :
« Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie » (Camus 1985 : 17).
- Ne pas mettre fin à sa vie et ne pas subir de traitements inhumains et dégradants en fin de vie, que l’on soit pauvre ou riche, c’est garder sa dignité intrinsèque dans la mort.
De ce point de vue,
le corps du pauvre est aussi digne que celui du riche, même s’ils sont appelés à être inhumés dans des demeures différentes, selon leurs rangs dans la société.
La dignité intrinsèque : une conception paradoxale de la dignité
Si l’Homme est un être perfectible comme le pensent bien des philosophes, l’éducation reste la clé de la perfectibilité.
Cette idée est aussi admise dans le cadre d’écoles initiatiques africaines.
L’Homme éduqué a plus de chances de protéger sa dignité intrinsèque par la culture et les connaissances qu’il acquiert. Ainsi préserve-t-il son humanité.
Toutefois,
- la perfectibilité c’est aussi la liberté que se donne l’individu d’avoir une vie meilleure, de même qu’un corps et un esprit performants en toute occasion.
- C’est l’idée de perfectibilité qui mène aux conceptions contemporaines de l’Homme augmenté, réparé, résistant à la maladie, à la vieillesse, peut-être même à la mort.
Le vieux rêve d’immortalité ressurgit quand il s’agit d’imaginer la plus digne des existences.
Le bonheur serait-il fondé sur la longévité ou l’intensité de la vie d’un individu ?
Mais le bonheur n’est pas la dignité.
Parallèlement au rêve de bonheur et d’immortalité, un autre rêve, exprimé par Descartes dès le xvii e siècle, semble se réaliser.
- L’Homme s’approprie et entend maîtriser la nature qu’il recrée ou transforme.
Les conséquences de l’anthropisation du monde sont incalculables pour l’humanité et l’ensemble des vivants. Ce faisant, l’Homme a-t-il pour autant une vie plus digne ?
Pourtant les rêves se multiplient, car les humains ont pleinement conscience de l’état des savoirs, des sciences et des technologies de leur temps, quitte à enfreindre parfois les limites de ce qui, du point de vue éthique, fait l’humain.
- Or peut-on échapper à la condition humaine ?
La condition humaine n’est-ce pas la mort, la vieillesse, la maladie, sans compter toutes les souffrances et épreuves occasionnelles ?
En fait, ce qui fait sens à mes yeux
- c’est cette condition faite de blessures, de manques, de privations même si ceux qui en ont les moyens essaient de réparer, extérieurement, leur corps afin de rester présentables et respectables.
N’est-ce pas là une manière de colmater des brèches, de ruser avec la mort et le temps qui passe ?
Car
il n’y a pas que du beau, du bien et de l’ordre dans une vie individuelle, même quand on vit dans la dignité et la respectabilité sociales.
- La possibilité de se reconstruire existe également pour tout humain démuni, pourvu qu’il puisse compter sur ses ressources intérieures – expression vague qui ne fait sens que quand on lui attribue un contenu précis.
Dans le microcosme qu’est la vie humaine, le mal ne disparaît pas, cela semble évident. Voilà pourquoi j’appelle blessures les lésions qui résultent d’événements qui affectent violemment le corps humain et ses facultés, tandis que la liberté de pensée et d’action s’amoindrit.
L’humain est un être vulnérable. Le parcours d’une vie humaine peut bifurquer, prendre un nouveau départ heureux ou malheureux à cause d’une faille, une blessure ou un mal de quelque nature que ce soit qui s’introduit à l’improviste dans le cours de la vie, sans que l’individu ne sache comment ni pourquoi. Quelle que soit sa langue, c’est ici que chacun donne du sens à l’expression ressources intérieures. Car la première faille qui dérange l’ordre de la vie individuelle, nous la connaissons si bien, c’est le temps qui passe.
- Comment rester digne et garder l’estime de soi face au sentiment tragique du passage du temps ? Comment lutter contre l’emprise du temps ?
Cependant, résister à l’anéantissement quand le corps et l’esprit sont durement frappés, c’est espérer de nouveau et s’accrocher à la vie mise à rude épreuve. Ainsi entrons-nous en résilience. Comme le dit Boris Cyrulnik :
… la résilience constitue un processus naturel où ce que nous sommes à un moment donné doit obligatoirement se tricoter avec ses milieux écologiques, affectifs et verbaux. Qu’un seul milieu défaille et tout s’effondrera ; qu’un seul appui soit offert et la construction reprendra.
(2009 : 13)
La résilience, à la portée de tout un chacun, ne fait-elle pas partie des moyens de sauvegarde de la dignité ?
Le processus de résilience, dans lequel l’individu blessé se reconstruit, confirme ce que nous savons déjà, que la vie ne meurt pas en l’Homme avant sa mort biologique. Si, par-delà l’instinct de survie qui appartient également aux animaux, l’Homme possède une conscience et un sens moral qui protègent sa vie et sa dignité, qu’en est-il de la vie et de la dignité de l’autre ?
Car les choses ne sont pas si simples et nous ne sommes pas au bout des difficultés. Jean-François Mattéi disait :
« Nous voyons qu’il est illusoire de considérer la dignité comme une donnée immédiate de la conscience que nous devrions établir sur le seul fait que l’humain est humain. L’expérience historique le montre à satiété » (Mattéi 2012 : 39).
Une autre difficulté surgit, dont il faut tenir compte.
Si l’humanité et la dignité qui s’ensuit sont des valeurs, elles sont menacées également du point de vue des représentations imaginaires.
Sans faire référence à quelque technologie que ce soit, ne perd-on pas la dignité aux yeux de soi, ou aux yeux de l’autre ? Les représentations que nous avons de nous-mêmes et des autres entrent en jeu chaque fois que l’occasion se présente.
- En effet, le regard d’un humain est apte à transformer l’autre humain en ce qu’il n’est pas : un animal, une chose… il peut être, par conséquent, traité comme tel. En affublant un individu de noms indignes, ne cherche-t-on pas à le transformer ou à le détruire simplement parce qu’il est humain ?
Comme le rappelle à juste titre Jean-François Mattéi :
L’homme ne cherche à brutaliser, humilier ou détruire l’homme que parce qu’il est humain. Quelle que soit la difficulté, ou l’impossibilité, à la définir, c’est bien l’humanité qui est bafouée dans l’homme quand on s’attaque injustement à lui.
(2012 : 31)
Il faut donc poursuivre le débat sur la dignité humaine en mettant en exergue ce qui fait sens pour chacun et pour tous :
- l’Homme écrasé, anéanti parce qu’il est Homme. Je pourrais citer le Guernica de Picasso, toile monumentale et mondialement connue, ou des contes oraux racontés par ma grand-mère et qui font sens pour moi, parce qu’ils me parlent aussi du mal fait à l’Homme par l’Homme.
Ce que j’appelle vie a été également pensé comme hominisation ou histoire naturelle de la transformation d’un vivant qui, progressivement, s’est détaché des autres vivants et a occupé une position dominante sur la Terre.
Une pensée qu’illustre abondamment Teilhard de Chardin (1981).
Un vivant conscient de sa différence d’avec tous les autres. En cela consiste la dignité de l’Homme par rapport à d’autres vivants. De ce point de vue, tous les vivants sont inégaux en dignité.
Mais
- le résultat de la longue hominisation est-il une humanisation parfaite dès lors que l’expérience de la vie en société et dans le monde montre que l’inhumanité persiste en l’Homme malgré le langage, la raison, la conscience, le sens moral et toute la culture accumulée depuis des siècles ?
L’inhumanité fait partie de l’humain.
Est-elle contrôlable ? Peut-on la rendre moins nuisible pour l’Homme au singulier et pour l’ensemble de l’humanité ?
Une série de question reste posée. Si nous rencontrons toutes sortes de difficultés en essayant de penser la dignité humaine comme dignité intrinsèque, l’enjeu du débat me semble clair :
il s’agit de construire, en pensée et en actions, un monde habitable pour nous-mêmes et pour les générations futures. »
– Boni, T. (2016). Qu’est-ce qu’une vie digne ?. Diogène, 253(1), 110-125.
« La dignité est d’abord une charge politique, religieuse ou sociale éminente (la dignité royale, la dignité épiscopale…).
On dira d’un individu qu’il est digne de cette charge si sa manière d’être, de se conduire, de se comporter, le met à la hauteur de ce qu’exige la charge (qu’il l’exerce déjà ou non) ; la dignité de l’individu se mesure alors aux exigences inhérentes à une place (plus ou moins éminente) dans une hiérarchie qui définit elle-même ses propres critères et qui attend de ses « dignitaires » qu’ils s’y conforment.
- La charge confère la dignité, et pourtant il peut arriver que, du point de vue même de la hiérarchie, un individu revêtu de la charge s’en avère indigne.
- Ce genre d’indignité est à distinguer d’un autre, qui renvoie au plus bas de l’échelle, à ceux qui, quel que soit leur comportement, ne seront jamais, ne pourront jamais être dignes de ces charges.
L’article 6 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789, en établissant que « tous les Citoyens (parce qu’égaux aux yeux de la loi) sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents », veut effacer jusqu’à la possibilité de ce second genre d’indignité.
Quant au premier genre, il est implicitement retraduit en termes d’incapacité et d’insuffisance de vertus et de talents.
Le substantif de « dignité » conserve son ancien sens objectif, et celui de « hiérarchie » n’apparaît pas, ou n’apparaît qu’à travers celui de « distinction », comme si les rédacteurs avaient voulu abolir le hieros (le sacré) de toute hiérarchie.
Si le mot de « sacré » est présent dans le préambule, il vient y qualifier les « droits naturels, inaliénables », de l’Homme, et ne s’applique pas à une « distinction » qui n’est justifiée que de manière dérivée : justifiée, elle ne l’est que lorsqu’elle est fondée sur « l’utilité commune » (art. 1) qui à son tour ne saurait être conçue sans que soient inclus et respectés les « droits naturels », seuls à être dotés de l’aura du sacré.
- Ces droits sont essentiellement deux : la liberté et l’égalité.
La liberté est consubstantielle à l’individu, l’égalité ne saurait l’être, puisqu’elle ne saurait exister qu’entre – entre les individus.
Certes, la liberté est aussi amenée à s’exercer elle aussi entre les individus ; elle le fait de deux façons :
- en prenant pour borne la liberté d’autrui (art. 4), et
- en s’exprimant par la parole, l’écrit ou l’impression (« la libre communication des pensées et des opinions », art. 11).
Il reste qu’elle appartient d’abord à l’individu, comme son sine qua non.
- La dignité, conçue cette fois non plus comme une charge extérieure ou objective, mais comme consubstantielle à l’individu humain, n’apparaît pas dans ce texte.
Elle n’apparaît à l’époque que dans des textes relevant d’un tout autre statut.
- Il s’agit, évidemment, des textes d’Emmanuel Kant qui relèvent de la philosophie morale, des Fondements de la métaphysique des mœurs de 1785 aux Premiers principes métaphysiques de la doctrine de la vertu de 1797.
On peut bien dire que cette dignité (du reste étroitement liée à la liberté) est consubstantielle à l’individu, à condition de préciser : elle appartient à l’homme en tant qu’il est un être raisonnable, et non simplement un être sensible.
Qu’il soit un être raisonnable signifie qu’il a la capacité d’échapper aux penchants et aux inclinations (de la sensibilité) et d’agir selon la représentation d’une loi rationnelle, ce qui fait de lui (et des autres êtres raisonnables) une fin en soi.
En découle l’appartenance des êtres raisonnables à un « règne des fins », d’où découlent à leur tour les fameuses formules :
« Dans le règne des fins tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; mais au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, et par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité (…) ce qui constitue la condition qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n’a pas seulement une valeur relative, c’est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une dignité »
La dignité kantienne a beau échapper à tout ordre hiérarchique social ou politique (elle est égale en chaque homme, quelle que soit sa place dans la société), elle n’en contient pas moins quelque chose de sacré :
« la loi morale est sainte (inviolable). L’homme est sans doute assez peu saint, mais l’humanité dans sa personne doit pour lui être sainte ».
Il en va, comme on sait, avec l’autonomie, la loi morale et la dignité, de la « suprême destination » de l’homme.
Textes relevant de la philosophie morale, soulignions-nous.
La personne kantienne appartient à deux mondes, le monde sensible et le monde intelligible. Le monde intelligible est celui de l’être moral et de son libre arbitre (freie Wilkür), de « sa liberté intérieure, sa dignité d’homme, innée ».
- Le droit, lui, par opposition à la morale, ne s’adresse qu’à l’arbitre (Wilkür) qui peut aussi bien n’agir que selon des motifs sensibles.
De l’extérieur, c’est-à-dire d’un point de vue sensible, je peux seulement juger si une action est conforme à ce qu’exigerait la loi morale, je ne peux savoir si elle est authentiquement morale, c’est-à-dire déterminée selon les exigences de la seule loi de la raison. Le droit se contente du point de vue sensible.
Puisqu’il ne va pas sans une instance de contrainte,
- il est capable d’obtenir des actions conformes à la morale, alors même que ces actions peuvent être impulsées par des motifs tout autres que moraux – la peur du gendarme, par exemple.
On pourra dire, en jouant sur les mots, que l’agent respecte la loi (morale ou juridique), mais en un sens qui n’a plus rien à voir avec le respect qu’inspirent (doivent ou devraient inspirer) la loi morale et la dignité humaine.
Le droit ne saurait contraindre un libre arbitre qui, par définition, se détermine hors de toute contrainte et entre, ce faisant, dans une logique qui est celle de l’obligation intérieure.
Autant dire que
la dignité prise au sens kantien demeure une notion extra-juridique, dont on peut soutenir qu’elle aimante le droit, mais en lui restant extérieure : ce que peut obtenir le droit est, tout au plus, que les humains se conduisent comme s’ils respectaient la dignité en eux et dans les autres.
Pour l’exprimer en termes non kantiens :
le droit est incapable de produire une adhésion intérieure qui ne saurait provenir que du libre-arbitre des sujets, c’est-à-dire de ce sur quoi le droit ne saurait avoir prise.
Or,
en décembre 1948, la dignité semble quitter la morale pour le droit en apparaissant dans le premier « Considérant » de la Déclaration universelle des Droits de l’homme : « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde… »
Le statut d’un tel texte l’apparente à celui de la Déclaration de 1789, auquel du reste il fait allusion plus d’une fois. Mais quel est au juste ce statut ?
Si l’on se réfère au critère kantien de la contrainte, le texte possède bien un caractère juridique, puisqu’il est signé en 1948 par cinquante-huit États qui s’engagent ipso facto à le mettre en application et qui disposent de ce pouvoir.
- Le texte tend toutefois à prendre, avec notamment l’article 30 et dernier, un tour métajuridique :
« Aucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés qui y sont énoncés » :
il n’y a pas de droit, de droit digne du nom de droit, qui puisse aller à l’encontre des droits énoncés, même et surtout s’il prétend pour le faire s’autoriser de quelque interprétation du texte qui les énonce.
- Il s’agit bien de dire, sinon exactement ce qu’est le droit, du moins dans quels cas il n’y a plus droit.
Reste la présence au départ du terme de « dignité », qui à la fois évoque irrésistiblement Kant et renvoie cependant chez lui moins au droit qu’à la morale.
- Plus nettement que celle de 1789, la Déclaration de 1948 évoque les motifs de sa propre élaboration :
« Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme. » (2e Considérant).
Ce qui introduit nécessairement la question :
- n’est-ce pas le sentiment (et plus que le sentiment : le constat, la certitude) que tous les droits ont été bafoués et, au-delà des droits, ce qui leur apportait une aimantation et un horizon, qui amène à placer la dignité en première ligne ?
Le Considérant que nous venons de citer parle de « l’avènement » d’un monde futur (« seront libres de parler et de croire ») qui ressemble fort au « règne des fins » ; le cinquième précise qu’il s’agit aussi de « favoriser le progrès social et (d’)instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande ».
La promesse d’avenir remet dans les rails d’un passé qui est celui de la Déclaration de 1789 :
la Déclaration de 1948 est à cet égard une re-déclaration, une répétition qui se veut plus profonde et plus large, plus « effective » (« en assurer, par des mesures progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application universelles et effectives »).
- L’avenir, le passé, et entre les deux un déraillement, un dévoiement sans précédent, où tout ce qui était tenu pour inviolable a été violé, où tout ce qui était tenu pour sacré a été foulé aux pieds.
Comment, et par quoi répondre à un tel défi ?
Le cinquième Considérant le fait d’un mot quelque peu inattendu dans un texte qui se veut juridique :
« Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine. »
- La foi, ou ce qu’il faut ajouter à la proclamation des droits pour qu’ils deviennent « effectifs ».
La dignité chez Kant est une « fin en soi », elle a une « valeur intrinsèque » qui inspire par elle-même, sans ajout extérieur, le respect.
- Une telle conception, avons-nous dit, est extrajuridique dans la mesure où elle se réfère à une liberté intérieure sur laquelle le droit n’a pas prise, mais qui à l’inverse lui donne son orientation ou son horizon.
Il est possible dès lors d’interpréter la « foi » de 1948 comme un appel à la « fin en soi », à l’effet qu’elle produit sur toute liberté intérieure pour peu qu’elle lui prête sérieusement attention.
Si l’on accorde que la Déclaration de 1948 est un texte de droit (quoiqu’elle tende au méta-juridique et prenne souvent, nous y reviendrons, une allure de programme politique), alors il faut dire que le droit ici se préoccupe de ce qui, à proprement parler, est hors de lui et qui, pourtant, lui donne son sens et son assise.
Ce hors de lui, le texte peut en constater la présence (dans la Charte des Nations Unies) ou tenter de montrer les conséquences néfastes de son effacement, il ne peut l’expliciter et encore moins le produire par la contrainte.
- Son kantisme diffus ne saurait en effet sans incongruité dépasser le stade de l’implicite.
- Du coup disparaît la différence kantienne entre le sensible et l’intelligible, c’est-à-dire ce qui conférait à la dignité, à la liberté intérieure, au respect de la personne, etc., une dimension autre et supérieure (sacrée ou quasi sacrée).
Tout est rabattu sur le sensible, ou plus précisément sur l’historique, animé d’une « aspiration » interne qui serait celle de l’humanité vers davantage d’humanité, une aspiration qui s’est exprimée une première fois dans le dernier quart du xviiie siècle.
Renouer, vouloir renouer avec un mouvement supposé encore porteur, n’était-ce pas, par ferveur liée à la victoire et à la Libération, par sentiment d’urgence ou parce qu’on ne pouvait pas faire mieux sur le moment, négliger ou plus exactement passer par-dessus une question fondamentale :
- ce qui a eu lieu entre 1932 et 1945 n’ébranle-t-il pas en profondeur la « liberté intérieure », ses capacités d’éprouver et de croire ?
L’effacement de la dimension de l’intelligible prive la dignité de l’arrière-fond qui la rendait en même temps sacrée et indiscutable ; la voilà descendue à un niveau empirique, et l’effort manifeste des rédacteurs de la Déclaration de 1948 pour lui restituer ce double caractère se heurte sans cesse au fait qu’ils ne peuvent, en dépit de tous leurs arguments, demander plus qu’une adhésion subjective – c’est-à-dire une adhésion toujours susceptible de se heurter au scepticisme, à l’indifférence ou à des adhésions à tout autre chose.
Mais
n’est-ce pas justement sur ce fond empirique que leur texte acquiert son trait le plus admirable, celui d’être un texte de combat – de combat au nom de la dignité ?
Un certain nombre de juristes, que leur argumentation soit simplement technique ou pré-orientée politiquement, mettent en doute la pertinence opératoire de la notion de « dignité » en droit :
- notion floue, incapable de fournir des principes clairs, introduisant des affects, des passions, des considérations morales ou philosophiques là où ils n’ont pas lieu d’être, etc.
On ne peut affirmer sans forçage que les rédacteurs de 1948 introduisent la dignité en droit, ils la placent plutôt en amont, quoique cet amont ne soit pas sans répercussion sur son aval.
Leur combat est ainsi double :
- en amont, côté socio-politique, susciter le plus d’adhésion possible ;
- en aval, côté proprement juridique, donner au droit une certaine orientation.
Quant à leur notion de dignité, on n’affirmera pas qu’elle est transparente, mais qu’elle acquiert sa clarté précisément parce qu’elle est l’enjeu d’un combat dans un contexte et dans des circonstances bien définies.
Concédons à ses détracteurs que l’idée de dignité prend un caractère déroutant dès que nous essayons de la cerner et d’en tracer les contours.
Il y a au moins trois raisons à cela.
- La première est que la dignité et son idée ne nous atteignent qu’à travers des expériences (les nôtres ou celles d’autrui) où nous les éprouvons d’abord de manière affective.
- La deuxième est que l’affect est paradoxalement d’autant plus intense qu’il nous atteint par un détour négatif : la dignité bafouée, la dignité blessée, la dignité déniée, lors d’expériences où le passif (être bafouée, être blessée, être déniée) semble précéder son sujet (la dignité), le susciter et le révéler à lui-même. La chose est si vraie que la dignité, prise hors des moments où elle vient de se reconquérir, hors des moments où elle a dû lutter pour s’imposer, risque vite de dégénérer en autosatisfaction ou en suffisance.
- La troisième est que les expériences paraissent échapper à une synthèse ou à une induction qui établirait une fois pour toutes ce qu’il en est de « la » dignité – peut-être parce que les dispositifs susceptibles de fournir des occasions de la bafouer sont si nombreux (et l’avenir nous en réserve sans doute d’inédits) qu’il est impossible de les répertorier et de les regrouper sous le même titre.
La dignité est plutôt reconnue que connue et ne s’éclaircit ou ne prend un visage que dans les luttes qui sont menées pour elle par ceux qui ont fait (sur eux-mêmes ou sur d’autres) la pénible expérience de son déni.
Que ces luttes socio-politiques portent des revendications qui peuvent se traduire en termes juridiques va de soi ;
- mais ce sont bien aussi leurs répercussions, plus qu’une évolution interne du droit, qui ont amené la notion même de dignité à s’introduire dans ce domaine.
Et là, la traduction est plus difficile, puisqu’
il n’est pas possible de partir d’une définition de la dignité qui en cernerait tous les contours, en synthétiserait tous les visages et offrirait une fois pour toutes une base d’accord à partir de laquelle le juriste pourrait raisonner en termes de conséquences.
La juridicisation, le devenir norme juridique, d’une idée jusque-là (c’est-à-dire, en gros, jusqu’aux années 1990) reléguée dans le domaine des grands discours vagues (Déclaration de 1948 comprise) que l’on salue avant de passer aux choses sérieuses, signifie beaucoup quant à l’évolution de la société.
Dans le règne des fins,
le respect de la dignité n’a besoin de nul droit pour s’imposer, n’a nul besoin de la médiation d’une instance tierce et contraignante.
- Que ce détour soit de plus en plus ressenti comme une nécessité prouve que nous nous sentons loin, très loin, de ce règne des fins, et que les relations sociales vont par elles-mêmes en un sens tout opposé.
Si ce que nous avons dit du détour négatif qu’emprunte la dignité pour se manifester dans sa plus grande virulence a la moindre vérité, alors il faut dire que le devenir norme (avec ses difficultés internes) de la dignité est plutôt le signe de la prolifération effective des actes d’indignité.
Dans la meilleure des hypothèses,
le droit ne peut obtenir qu’une chose : que les humains se comportent comme s’ils respectaient la dignité.
- Kant présupposait une présence au cœur des humains (et donc de la société) d’un sens leur permettant de reconnaître une conduite conforme à la morale et donc de reconnaître le bien-fondé d’une loi juridique contraignant à une telle conduite :
- il donnait ainsi une consistance au comme si juridique.
Que se passe-t-il lorsqu’une telle consistance s’effrite et que le comme si tend à devenir le masque d’emprunt d’une réalité toute différente ? »
– Navet, G. (2016). De la dignité dans la Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1948. Présence Africaine, 193(1), 89-96.
« La tragédie et la dignité entretiennent une affinité élective.
La dignité trouve, dans la tragédie, le cadre de sa revendication légitime, voire de son expression solennelle. En retour, la tragédie éveille et dresse l’attention collective sur l’urgence à prendre conscience des enjeux de la dignité humaine.
Ce rapport s’observe dans les tragédies grecques ; celles-ci représenteraient pour la dignité quelques-unes des « menaces qui pèsent sur elle […] des obstacles qu’il faut surmonter pour qu’elle soit respectée dans les faits » (Reboul : 216).
[…]
Indignité tragique
Dans la perspective tragique, la vie humaine se déroule impérativement dans un cercle vicieux appelé μοῖρα, le lot ou le destin souverainement imparti à l’individu dès avant sa naissance par les puissances numineuses. Enfermé dans ce cadre et sans aucune issue possible, l’homme est comparable à un prisonnier condamné à la peine de mort et qui attend l’heure fatidique de son exécution. Tout droit lui est dénié de disposer souverainement de sa vie.
En même temps que lui est refusé l’accès au bonheur, la vie soumise au destin étant une vie maudite et vouée au malheur « immérité » (Nietzsche 1994 : 31), il lui est également dénié ce droit à l’individualité qui, pourtant, est le socle et la condition sine qua non de la dignité. Le destin sous le coup duquel il tombe est communautaire et héréditaire.
De ce point de vue, la vie qui en est frappée est proposée comme une sorte de paradigme de la vie tragique, dans lequel se niche la vérité de l’inhumanité de l’homme tragique. Aussi Walter Benjamin (2000 : 204) note-t-il que « le sujet du destin est impossible à déterminer ».
Or la dignité s’ancre dans la la singularité et l’irrévocabilité de chaque personne humaine. Faute d’individualité véritable, il est impossible d’envisager toute idée de dignité humaine.
Le destin réifie l’individu en faisant de lui un simple jouet qu’il meut dans tous les sens, y compris dans des directions contraires aux aspirations de celui qu’il possède et manipule à sa guise.
Sophocle le dit à travers Jocaste, un des personnages d’Œdipe-Roi : « Et qu’aurait donc à craindre un mortel, jouet du destin, qui ne peut rien prévoir de sûr ? Vivre au hasard, comme on le peut, c’est de beaucoup le mieux encore » (Sophocle 1967 : 231).
Ce destin tragique plonge l’être humain dans une ambiguïté foncière. Sous son emprise, il devient à la fois homme et chose. Qui peut nier que Créon, Antigone, Polynice, Étéocle, ont un aspect humain et ne sont pas des plantes, des maisons ou des chiens ? Mais qui, en revanche, accorderait du crédit à leur humanité au vu des crimes qui leur sont imputés ?
Les dieux les instrumentalisent au point de les réduire au statut de choses.
L’homme de la tragédie ne décide pas de son destin. Un jour, il s’éveille et se trouve assiégé par une puissance totalement étrangère et incontrôlée.
S’agissant de l’Antigone de Sophocle, l’opposition du destin et de la dignité humaine s’observe dans les relations troubles qu’entretiennent Antigone et Ismène. La peur de subir la furie de Créon fait qu’Ismène s’oblige à la résignation et la conduit à renier son statut de « sœur » de Polynice. En elle, le destin empêche et étouffe toute expression de l’humanité. Être humain, c’est savoir reconnaître l’humanité de son semblable et, au besoin, lui rendre des honneurs funèbres, surtout s’il s’agit du frère mort. Dans le cadre de la tragédie, une telle évidence se convertit en une faute sanctionnée du châtiment le plus lourd.
À travers l’opposition d’Antigone et d’Ismène, Sophocle montre que
l’humanité n’est ni un mot vain ni une coquille vide.
Elle est assise sur des valeurs qui en attestent l’effectivité. Antigone livre le contenu de l’humanité véritable et digne en ces termes :
« Je suis faite pour partager l’amour, non la haine » (Sophocle 1964 : 81). Des deux sentiments, l’amour est celui qui exprime l’humanité tandis que la haine dévoile l’inhumanité. Privé de telles valeurs, l’individu se trouve réduit à une forme de bestialité, de sauvagerie.
- L’humanité vraie et digne ne se résume pas à la simple forme ou apparence d’homme ; elle ne se réduit pas au simple fait d’être là.
- Elle n’est pas une forme vide susceptible de se remplir de quoi que ce soit ; c’est au contraire une forme ordonnée à un contenu positif, en l’occurrence l’amour, la fraternité, le bonheur.
Elle se lie à des valeurs morales et se lit à travers elles. Ce sont de telles valeurs exprimant une humanité banale – la sororité, la fraternité, la solidarité, l’amour – qui sont empêchées par la menace du destin.
L’indignité, en somme, est le fait de se refermer sur soi, d’ignorer tous les sentiments et valeurs nobles qui fondent la noblesse de l’être humain.
Une autre humanité est possible à condition que l’on déchire le voile de Maïa, que l’on prenne l’initiative courageuse de vivre dignement son humanité et d’en payer le prix.
Dignité tragique
À cause de cette incompatibilité de principe entre la dignité et le destin, la dignité humaine ne devient pensable que dans une vie immaculée, non entachée par le couple infernal destin-dieux.
- Cette vie innocente, Hölderlin la situe au moment où s’opère la « césure » (1998b : 209) entre le dieu-destin et l’homme.
Tout l’enjeu de la tragédie se situe dans cette césure :
La présentation du tragique repose principalement sur ceci que le monstrueux, comment le dieu-et-homme s’accouple et comment, toute limite abolie, la puissance de la nature et le tréfonds de l’homme deviennent Un dans la fureur, se conçoit par ceci que le devenir-un illimité se purifie par une séparation illimitée.
(ibid. : 223)
C’est donc dans et à partir de ce passage du monstrueux-homogène à la division-hétérogène que peut se penser en toute logique la dignité de l’homme.
Pour Hölderlin, la division tragique intervient quand le dieu fait une « volte-face catégorique » (ibid. : 225) et cesse d’être un secours pour l’homme. Cette première « volte-face catégorique » est suivie d’une seconde effectuée par l’homme lui-même, lorsque celui-ci cesse de prendre appui sur le dieu pour obtenir son salut.
Ce n’est donc qu’à partir du moment où l’individu agit en toute souveraineté qu’il se crée comme un être digne, d’une dignité symétrique à celle des dieux.
- Or ce qui caractérise la dignité des dieux, chez Hölderlin, c’est le fait qu’ils soient δύσµοροι (1998a : 171) c’est-à-dire « sans destin ».
Ce qui représenterait un destin pour les dieux serait le fait pour eux d’être condamnés à agir en fonction de l’homme, suivant le souhait de ce dernier. Ce à quoi le dieu se refuse pour servir sa propre nature divine.
En conséquence, imitant la « volte-face catégorique » des dieux, l’homme s’auto-crée comme un être sans destin dans la mesure où il agit « dans le sens de dieu » (ibid. : 167) ; ceci revient finalement à agir à la fois comme dieu et « comme contre-dieu » (ibid.).
Voilà pourquoi la dignité tragique se laisse discerner avant tout à travers l’ἀγών qui oppose le héros aux puissances divines, chaque partie tirant d’elle-même des ressources pour remporter la victoire sur l’autre.
D’un côté, les dieux font sentir aux hommes leur surpuissance, qui les définit foncièrement ; d’un autre côté, l’homme avance avec sa faiblesse et sa ruse. Peu importe l’issue de ce combat, de ce πόλεµος. Le simple fait qu’il existe imprime à l’humanité sa grandeur et son lieu propre face à ce qui l’opprime. La dignité tragique n’est pas un état de quiétude béate, mais l’ivresse vertigineuse d’une souveraineté conquérante.
C’est une telle « césure » entre le destin et l’homme qui s’observe lorsqu’Antigone refuse d’agir suivant le décret du roi pour se conformer à son propre vouloir. « Il est mon frère » (Sophocle 1967 : 569), dit-elle. En déclarant et en assumant que Polynice est son « frère », en réalité, Antigone ne fait rien d’autre qu’arrêter l’accouplement monstrueux du « dieu-et-homme » (Hölderlin 1998b : 223).
Sans confondre le frère et le criminel, elle considère davantage ce qui relève du sens de l’humain, notamment la fraternité, et rejette ce qui relève du divin, à savoir le criminel.
- Le frère n’est pas le criminel que voit la cité, ni même le bon citoyen que voit le roi. Il est tout simplement celui qui est du même sang que soi, sans aucune autre considération.
La fraternité est donc le lieu tragique du partage d’une égale dignité en humanité.
En se révoltant contre les dieux, non seulement l’homme fait valoir sa « liberté » (Schelling 1987 : 208), mais il oblige les dieux à le « prendre au sérieux » et à le considérer dans son « altérité ». En retour, en matant la révolte du héros tragique, les dieux attestent le sérieux et l’altérité de cet être faible.
Le jeu tragique montre l’homme en train de se réapproprier son humanité, sans laisser à d’autres le soin de la définir, de lui fixer une limite.
Avant la révolte du héros,
la vie sans destin ni bonheur était le privilège des dieux.
À partir de cette révolte,
elle devient le bien commun de tous les êtres qui prétendent vivre dignement. L’homme sans dieu et sans destin est rendu à sa faiblesse sui generis.
Faiblesse en partage
La dignité de l’homme trouve en dernier ressort sa justification dans la faiblesse qui le caractérise.
C’est l’extrême faiblesse se dressant malgré tout contre la surpuissance du destin qui donne à la révolte héroïque tout son retentissement et son sublime.
- L’impuissance du héros face au destin se manifeste de façon concrète dans la catastrophe finale, sa mort.
Mais elle s’atteste aussi, de façon abstraite et sublime, dans sa volonté. Devant la force du destin, la volonté héroïque n’est que poussière insignifiante pour lui assurer le salut.
Toutefois, comme la poussière, elle fait tache.
La volonté est le sceau avec lequel le héros s’approprie les événements de sa vie. Même insignifiante, elle reste l’unique moyen propre de défense du héros et de sauvegarde de sa dignité.
- Plus il manifeste sa volonté et met à nu son impuissance, plus le héros se montre victime du destin de manière claire.
Voici ce qu’en dit Schelling :
Seul un être ayant été dépossédé de sa liberté pouvait succomber au destin. C’était une grande idée que de prendre sur soi volontairement le châtiment même pour un crime inévitable, afin de témoigner, jusque dans la perte de sa liberté, de cette liberté même, et de succomber tout en proclamant sa libre volonté.
(Schelling 1987 : 209)
Alors que le destin est un déploiement de violence,
la volonté est contre-violence ou, plus exactement, nonviolence.
Celle-ci s’incarne en Antigone, celle-là en Créon.
- La faiblesse sui generis du héros est suppléée par sa volonté insoumise.
Certes, la volonté ne peut venir seule à bout du destin mais le destin ne parvient pas davantage à l’écraser. La volonté seule survit à l’échec du héros alors que son corps est anéanti.
Tout l’art de Sophocle consiste à concilier la faiblesse ou la ruine et la constitution de l’humanité véritable au sein de la volonté. Aussi le vieil Œdipe peut-il déclarer :
« Est-ce quand je ne suis plus rien que je serais un homme ? » (Sophocle 1967 : 906).
Ce renversement qui fait passer Œdipe de « rien » à la véritable stature humaine concerne aussi Polynice. Dans une certaine mesure,
ce n’est pas pour le mort que le vivant agit en lui rendant des honneurs funèbres ; c’est bien pour lui-même. Le mort oblige le vivant à décliner sa propre dignité ou au contraire sa propre in-dignité. À travers le sort infligé au mort, le vivant se révèle digne ou indigne de l’humanité.
Tel est le cas de Créon et d’Antigone. Le premier se révèle cruel et indigne pour avoir refusé de donner une sépulture à un être humain mort, fût-il traître à sa patrie. Quant à la seconde, elle est digne du sens de l’humain et de l’héroïsme car, jusqu’au bout et au prix de sa vie, elle défend et rend des honneurs funèbres à son frère mort en pleine rébellion. Ce faisant, Sophocle établit une sorte de gradation entre l’affirmation et le déni de la dignité.
Plus je respecte la dignité de l’autre, plus je suis digne d’une telle dignité ; moins je la respecte chez l’autre, moins j’en suis moi-même digne.
Espace de représentation dramatique de l’être humain en proie au destin,
la tragédie est également un préambule à sa dignité. Elle montre, d’une part, que la dignité humaine est inconciliable avec le destin sous toutes ses formes : mythique et/ou historique. Alors que le destin le voue a priori au malheur et au châtiment, l’homme en lui-même aspire à l’amour, à la fraternité, au bonheur.
D’autre part, la tragédie montre qu’en dépit de la surpuissance du destin,
- l’être humain ne doit pas non plus s’en accommoder par simple résignation ou inaction.
- Au contraire, il doit prendre des initiatives, mêmes les plus infantiles et dérisoires possibles.
C’est le cas lorsqu’Antigone utilise une simple poignée de poussière pour contrer et renverser l’autorité tyrannique de Créon. Cela montre qu’
une issue est toujours possible face à tout ordre de malheur.
- Chaque initiative, si faible soit-elle, le dégage, lentement mais irrésistiblement, de l’étau oppressif du destin.
- Ainsi l’individu, à la suite des dieux, devient sans destin et bienheureux.
Considéré dans sa dignité,
- l’homme se présente simplement comme un ποιεῖν, une tâche à faire.
D’où les résurgences de la question de sa dignité à travers l’histoire.
- L’homme étant en perpétuelle création, il doit reconsidérer sa dignité face aux périls nouveaux qui la menacent.
Comme préambule, la tragédie peut servir de point d’ancrage à toutes les luttes de l’individu pour arriver à la plénitude de sa dignité dans le cours de l’histoire. »
– Yao, K. (2016). Loi non-écrite et poétique de la dignité dans Antigone de Sophocle. Diogène, 253(1), 62-73.
« […] Je m’intéresserai ici à une trinité presque banale : la dignité, les droits humains et le politique. Il s’agira de les rattacher conceptuellement et d’avancer que
(a) la dignité est le fondement des droits humains ;
(b) il peut exister des variantes convaincantes de la dignité qui regardent vers la religion ;
(c) cependant, l’interprétation que je souhaite creuser – pour y adhérer – est la version kantienne de la dignité ;
(d) cette version de la dignité est politique ; par conséquent
(e) les droits humains sont politiques.
Je consacrerai la partie centrale de mon analyse aux dernières étapes de ce raisonnement.
La dignité, selon d’innombrables penseurs et exégètes, constitue la source, l’explication et la justification des droits humains. Dans cette mesure, dignité et droits humains ne sont pas identiques ; en fait, ils ne se situent pas au même niveau conceptuel, contrairement à ce qu’on pourrait croire si l’on s’en tient à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme […].
Bien qu’à travers cette articulation
- la dudh semble combiner deux conceptions indépendantes mais aussi nécessaires et fondamentales l’une que l’autre – à savoir, la dignité et les droits humains –, nous partons de l’hypothèse que
- la dignité, qui est une condition humaine, sert de fondement aux droits humains, qui sont une requête humaine.
La dignité a fait elle-même l’objet d’analyses à part entière ; de plus, même
la tendance à établir une dépendance, qui attribue une primauté à la dignité ou lui prête la fonction de justifier les droits humains, a été mise à mal par l’observation relativement banale selon laquelle les droits humains pourraient, à leur tour, aboutir à renforcer la dignité des êtres humains (Rosen 2012 : 58-60).
Nous continuerons néanmoins à explorer le concept de dignité en supposant son antériorité et en lui assignant un rôle fondateur dans toute théorie des droits humains.
- Une fois reconnu ce rôle de justification des droits humains, l’étape suivante consiste à se demander d’où émane la dignité, et notamment la dignité humaine.
Se tourner vers la religion, voici une réponse apparemment facile. Cette dernière se trouve largement invoquée, et sans aucun doute célébrée, par ces philosophes qui envisagent l’être humain comme une création de Dieu, une créature divine et pourvue d’une dimension sacrée – désormais revêtue de la notion de dignité. Cette interprétation de la dignité est tellement enracinée dans la pensée religieuse que de là à postuler que la religion est le fondement sur lequel reposent eux-mêmes les droits humain il n’y a qu’un pas. En effet, si la dignité humaine est une donnée sacrée, les droits humains, qui en découlent, doivent saisir une telle occasion bénie. Michael Perry, qui défend cette religiosité, pousse encore plus loin ce lien fondateur entre dignité et droits humains ; il affirme non seulement que les droits humains reposent religieusement sur la dignité humaine (conférée par Dieu) mais qu’ils ne peuvent être que d’ordre religieux ; autrement dit, toute assise conceptuelle des droits humains, quand bien même étayée par des raisons laïques, tiendra nécessairement de l’ordre religieux si celle-ci se veut persuasive.
- Selon Perry (1998), les arguments se réclamant d’une approche laïque et qui persistent à asseoir les droits humains sur la dignité humaine sont, à l’insu de leurs partisans, nécessairement religieux.
- Nous préférons tout de même, pour établir une relation entre dignité et droits humains, emprunter une chemin laïque, et plus particulièrement kantien.
Morale et politique chez Kant
Il existe une tentation répandue et, je dirais, justifiée à laquelle je succombe ici :
- celle qui consiste à intégrer l’éthique au politique et à la pensée politique.
À quoi précisément fait-on allusion lorsque l’on parle du lien entre le politique et l’éthique ?
Évidemment, un certain nombre de sentiments intuitifs sont monnaie courante dans l’opinion publique :
- la politique doit être morale, on ne peut pas faire l’impasse sur la morale lorsqu’on parle de politique, tout débat politique doit nécessairement s’appuyer sur un débat éthique…
Bien que mon propos puisse apparaître comme une illustration de ce lien général, je voudrais ici l’aborder différemment. En effet, je voudrais éviter de le considérer comme un pur exercice analytique permettant de déduire un exemple kantien à partir d’une relation plus générale.
La question qui nous retient ici et, en fait, l’intuition correspondante, va en sens inverse :
- peut-on parler de morale sans parler de politique ?
Plus précisément, dans le cas de Kant, il faut se demander :
- quand on se penche sur ce que dit Kant de l’éthique dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, ce livre que l’on considère comme l’écrin moral de Kant, qui nous présente l’impératif catégorique ainsi qu’un réseau de concepts si intimement imbriqués – la volonté, la liberté, l’autonomie, la loi universelle, la fin en soi, le règne des fins [Reich der Zwecke] – peut-on s’imaginer que cet exposé sur la morale soit dénué de tout trait politique ?
Le portrait qu’Hannah Arendt a dressé de Kant comme n’ayant jamais rien écrit de tel qu’une philosophie politique est (tristement) célèbre.
Paradoxalement, on le trouve dans le recueil intitulé Sur la philosophie politique de Kant (1982).
En réalité,
- Arendt ramène la pensée politique de Kant au statut de « marginale », la compare en termes négatifs aux critiques qu’elle a suscitées et accuse Kant de ne pas la prendre « trop au sérieux » (Arendt 1982 : 7).
Le lecteur d’Arendt, en revanche, est désormais invité à la prendre au sérieux pour décoder ce qu’elle entend par « politique » et ensuite se poser à nouveau la question au sujet de Kant.
- On peut aussi emprunter un chemin plus simple en se tournant vers Martha Nussbaum qui, sans aucun embarras face aux modificateurs « libéral » ou « kantien », a écrit sur l’éthique dans la philosophie ancienne, sur la justice, les droits humains, la démocratie, la tolérance religieuse et, non sans rapport avec ce qui précède, sur la philosophie politique de Kant, par exemple dans « Kant and Stoic Cosmopolitanism » (1997).
Nussbaum, dans un entretien émouvant, déclare qu’elle a été transformée dans sa compréhension de la politique – depuis Aristote, qui a fondé sa politique sur l’éthique, jusqu’à Kant qui l’a conduite à préférer la politique à l’éthique ;
- c’est parce qu’il « avance certaines idées essentielles (notamment celle d’un respect égal pour tout le genre humain) sans lesquelles toute description des principes politiques est vouée à rester incomplète » (Nussbaum 2008 : 51).
Je m’attacherai à la façon dont s’entrelacent la morale et la politique dans les Fondements de la métaphysique des mœurs à travers deux perspectives qui, si tout va bien, se rejoindront honorablement. La première sera d’ordre sémantique (mais non moins substantielle) ; la seconde, pour finir, s’arrêtera sur les droits humains.
Un impératif catégorique politique
Quels sont les mots qu’utilise Kant et qui ont nourri le projet interprétatif de Kant ?
Ce dernier écrit :
- « Tout être raisonnable doit agir comme s’il était toujours par ses maximes un membre législateur dans le règne universel des fins » (fmm 1993 : 118, je souligne) ainsi que :
- « Agis d’après les maximes d’un membre qui institue une législation universelle pour un règne des fins simplement possible » (ibid. : 119).
Cela signifie que Kant évoque explicitement un « membre législateur » (du règne des fins) dans ces explications de l’impératif catégorique.
Notons, cependant, que des exégètes éminents de Kant, telle Christine Korsgaard, abordent ces variantes de l’impératif au moyen d’une nomenclature différente, en choisissant de parler du « citoyen du règne des fins », glissant de la sorte presque automatiquement du terme membre à celui de citoyen, comme si les deux étaient synonymes.
Or Kant lui-même utilise tantôt le terme « membre », tantôt l’expression « membre législateur » (voire « souverain »), mais jamais « citoyen ».
Comment en est-on arrivé à insister à ce point sur le citoyen plutôt que sur le membre du règne des fins ?
- Une réponse sémantique simple et directe surgit immédiatement. Si on se focalise sur les règnes et si ces derniers s’apparentent à des entités politiques, il est tout naturel de qualifier leurs membres de citoyens.
Les membres d’un État, voire d’un royaume – bien que dans ce cas-là on puisse les désigner comme des sujets – appartiennent à la catégorie des citoyens. Ceci est simple au point de paraître simpliste. Or les philosophes politiques à l’époque de Kant se heurtent souvent à la question de la citoyenneté ; c’était le cas avant lui et c’est encore le cas à notre époque.
En parlant de « citoyen du règne des fins » au lieu de « membre du règne des fins », on participe d’emblée au discours politique. Cela n’empêche pas que l’on développe des considérations morales, mais un tel discours éthique se transforme tacitement, à travers l’emploi du terme « citoyen », en un discours politique.
On est alors en droit de demander :
- comment le membre du règne des fins devient-il un citoyen ? Mais n’est-ce pas une autre façon de poser la question suivante : « En quoi l’impératif catégorique est-il une déclaration politique ? »
Ce n’est pas un hasard si la réponse à cette interrogation convoque le concept de loi.
Le règne des fins est un règne et par « règne » Kant entend « la liaison systématique de divers êtres raisonnables par des lois communes » (fmm : 111, je souligne).
- En effet, on pourrait croire que toutes les variantes de l’impératif catégorique comportent quelque référence à la loi.
Cette première formulation nous expose d’emblée à la place centrale qu’occupe le concept de loi dans le système éthique de Kant.
Selon ce système,
l’individu doit donc toujours choisir de se conduire de telle sorte qu’il « puisse aussi vouloir que [sa] maxime devienne une loi universelle » (fmm : 116) ou « que les maximes de [son] choix soient comprises en même temps comme lois universelles dans ce même acte de vouloir » (ibid. : 121).
- Dans l’élaboration de l’humanité – « agis de telle sorte que tu uses de l’humanité […] toujours comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » (ibid. : 105) –, le concept de loi est absent, mais il réapparaît ensuite rapidement et devient puissamment nécessaire pour établir le règne des fins.
L’idée que la volonté de chaque être raisonnable se confond avec celle d’un législateur universel nous conduit, non sans complexité et moult circonvolutions (nécessaires), à cette version du règne des fins :
« Tout être raisonnable doit agir comme s’il était toujours par ses maximes un membre législateur dans le règne universel des fins » (fmm : 118, c’est moi qui souligne).
Autrement dit, dans presque toutes ses formulations,
- l’impératif catégorique nous oblige à reconnaître une loi morale.
Mais si ses premières formes ont à voir avec notre volonté de faire de la maxime une loi, seuls les termes d’un règne des fins (qui s’appuie sur le modèle de l’autonomie, auquel nous reviendrons sous peu) nous renvoient explicitement à notre statut de législateurs et à la présence cruciale d’un législateur dans la reconnaissance de l’impératif .
Plus encore, c’est précisément la position de chacun – et la position de ceux qui l’entourent – en tant que législateur pour soi-même et pour les autres, qui rend la loi universellement contraignante.
- Or c’est certainement le fait que nous soyons des législateurs qui de membres nous transforme en citoyens du règne.
Dans une certaine mesure, il ne s’agit pas d’un simple citoyen mais plutôt d’un hyper-citoyen : l’appartenance à cet État-règne, à ce règne des fins, s’effectue par le biais de la législation, et c’est cet acte qui est manifestement un acte politique et civil.
- C’est parce que ses lois sont établies par ses membres que le règne des fins devient un État des fins dont les membres sont des citoyens, c’est-à-dire qui sont (tous) législateurs.
En fait, un être raisonnable appartient en tant que membre au règne des fins s’il adopte des lois universelles auxquelles il doit lui-même se plier. Quoi de plus naturel que de l’appeler citoyen ?
Nous n’avons pas encore ici mentionné l’autonomie, peut-être parce qu’elle fait naturellement partie intégrante de notre propos.
Faute de présumer un individu raisonnable et, plus encore, un individu par conséquent autonome, le statut législatif de chacun n’a aucun sens.
- L’idée selon laquelle la volonté de tout être raisonnable est volonté d’un législateur universel est illustrée par le fait que cet être raisonnable est amené à « instituer la loi pour lui-même » ; sa volonté « ne se fonde sur aucun intérêt » et il « n’est soumis qu’à sa propre législation, encore que cette législation soit universelle » (fmm : 110).
Il est donc clair que l’autonomie est une condition sine qua non pour élaborer une telle loi et « que le principe en question de l’autonomie soit l’unique principe de la morale » (fmm : 121).
- Mais peut-on sérieusement soutenir que ces formules possèdent une quelconque teneur politique flagrante (hormis leur dépendance au concept de loi, puisque l’autonomie ne signifie rien d’autre que d’être soumis à la loi) ?
C’est à ce stade que nous abordons un autre volet de la politisation de la morale chez Kant ; c’est là que les droits humains interviennent.
La dignité kantienne
Le discours des droits humains est actuellement omniprésent. Il s’enracine dans le langage des droits et dans le concept de « droit », qui découle du discours libéral de la modernité.
Le glissement qui s’opère entre les droits en général, voire les droits naturels de la modernité, et les droits humains est habituellement considéré comme un résultat des atrocités du xx e siècle.
- Mais comment justifier le concept de droits humains en termes conceptuels plutôt qu’historiques ?
Si l’on écarte les arguments d’ordre religieux, il nous reste encore plusieurs philosophies laïques des droits humains – des théories qui cherchent à établir les droits auxquels chacun peut prétendre simplement en vertu de son appartenance au genre humain. On a vu que
le terme explicatif dominant mobilisé dans la dudh est celui de dignité ; or l’approche morale et politique de Kant nous fournit une riche explication analytique de la manière dont la dignité, c’est-à-dire la valeur humaine, sert de base aux droits humains.
- En effet, l’individu qui peut prétendre à ces droits et en est digne, sans équivoque et en tant qu’humain, est le citoyen du règne des fins, que Kant met en branle à travers l’impératif catégorique.
La raison, qui se gouverne par elle-même, existe, appartient à toutes les personnes (ou à tous les êtres raisonnables) et fournit une assise solide, affirme Kant, pour traiter chaque individu comme ayant la même valeur et par conséquent comme digne d’un même respect.
- La personne raisonnable, autonome – dotée de raison – devient un sujet et un objet moral, précisément dans le troisième principe de l’impératif catégorique où l’on apprend que l’individu ne doit jamais être vu ou traité simplement comme un moyen, mais toujours aussi comme une fin.
La reconnaissance de l’humanité en nous-mêmes et en autrui non seulement comme un moyen mais aussi toujours comme une fin est ce qui lui confère une valeur irremplaçable. C’est la valeur suprême ; elle ne dépend d’aucune autre.
Selon Kant,
« ce qui a un prix peut aussi bien être remplacé par quelque chose d’autre, à titre équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité. […] ce qui constitue la condition qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n’a pas seulement une valeur relative, c’est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une dignité » (fmm : 113).
Ainsi,
- dans le contexte des droits humains, il ne suffit pas de parler de valeur, il faut évoquer plutôt une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une valeur personnelle ; et celle-ci, Würde, n’est rien d’autre que la dignité.
Considérer l’être humain comme ayant une valeur en soi, une dignité, du fait qu’il est raisonnable, autonome et législateur d’une loi morale universelle, n’a rien d’une position dogmatique.
- La caractérisation de l’être humain comme détenteur de dignité, une qualité essentielle et de principe, est au fondement des choses, non pas au sens wittgensteinien selon lequel « les explications ont bien quelque part un terme » (Wittgenstein 2004 : 1.28), mais à l’inverse : l’être humain est digne en tant qu’il est autonome et raisonnable – «
L’autonomie est donc le principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable » (fmm : 115)
- – et cela précisément parce que l’humanité en lui est toujours une fin également.
C’est là que Kant franchit un pas supplémentaire :
« […] la moralité est la condition qui seule peut faire qu’un être raisonnable est une fin en soi : car il n’est possible que par elle d’être un membre législateur dans le règne des fins » (fmm : 113).
Être une fin en soi et être un législateur dans le règne des fins ne sont pas dissociables. Par conséquent, il est impossible de dissocier la morale et la politique.
L’être humain est donc perçu à juste titre comme un citoyen dans le règne des fins. Doté d’une valeur personnelle, donc étant porteur de dignité, il jouit d’un statut à la fois éthique et politique. Contrairement au jugement d’Arendt, Jeremy Waldron l’exprime en quelques lignes :Initialement, le royaume des fins se présente dans la philosophie de Kant comme une interprétation de la morale. Dans la vie morale, il sert de critère à nos prises de décision individuelles […] Cependant, dès lors que Kant glisse de la philosophie morale à la philosophie politique, cette idée d’un royaume des fins demeure importante. Le législateur doit garder à l’esprit le royaume des fins, pas uniquement comme un idéal de moralité personnelle mais en tant que modèle pour le système juridique et constitutionnel qu’il élabore. Ainsi, on aurait tort d’affirmer que l’idée d’un royaume des fins est puisée dans la philosophie morale de Kant pour être ensuite adaptée et mise à contribution dans sa philosophie politique. Cela fonctionne en sens inverse : le modèle d’un ordre politique idéal en œuvre dans l’intentionnalité est l’indice d’une volonté moralement bonne.
(Waldron 2003 : 34)
- Le moral et le politique sont imbriqués chez Kant.
Dans ses écrits explicitement politiques, il affirme qu’
il est faux de prétendre qu’une bonne constitution naîtra de la morale interne.
Le contraire est vrai : ce n’est pas de la morale « qu’il faut attendre la bonne constitution d’un État, mais c’est inversement de celle-ci qu’on peut d’abord attendre la bonne formation morale d’un peuple » (Kant 2007 : 42) ; à tel point que, si on ne s’appuie que sur la morale, « on n’arrivera à rien ».
Autrement dit, le passage de principes moraux abstraits (comme ceux formulés dans les fmm) à la réalisation visible d’une justice sociale concrète exige un ancrage politique.
- La notion de droit, en tant que concept juridique enraciné dans la justice sociale plutôt que dans la moralité abstraite, s’appuie sur la possibilité politique d’imposer une limitation externe qui respecte l’ensemble de nos libertés selon des lois universelles.
Voici pourquoi la dernière version de l’impératif catégorique, qui nous mène au règne des fins, confère une dimension sociale et politique à la morale kantienne.
Être nous-mêmes des législateurs dans ce règne, quand bien même il s’agirait d’une action morale, exige que nous considérions cela « toujours et simultanément » comme un acte politique. »
– Biletzki, A. (2016). Aux sources de la dignité. Un propos laïque, politique et kantien. Diogène, 253(1), 45-53.
« [Françoise Tulkens – 1998-2012 : Juge à la Cour européenne des droits de l’homme]
[…] Prendre les droits au sérieux et prendre les droits de l’homme au sérieux, comme le suggère depuis longtemps R. Dworkin, est évidemment essentiel.
Les droits de l’homme ne sont ni une idéologie ni un système de pensée. Pour être porteur de sens dans la vie des individus et des collectivités, ils doivent s’inscrire dans des pratiques. Les droits de l’homme sont non seulement un logos mais encore une praxis.
D’emblée, les deux premières interventions ont situé le débat dans son aspect le plus fondamental, à savoir les rapports entre le bien et le mal, ou plus exactement entre le droit et la morale.
- Nous savons tous que le droit ne possède qu’une autonomie relative par rapport à des données telles que la morale sociétaire, la religion, l’opinion publique, l’idéologie dominante.
Cette remarque concerne toutes les branches du droit, même s’il existe une certaine tendance à assimiler plus facilement le contenu des droits fondamentaux, que celui d’autres règles de droit, avec la morale.
Des débats extrêmement délicats, comme ceux que soulèvent l’insémination artificielle (arrêt Dickson c/ Royaume-Uni du 4 décembre 2007 ; arrêt Evans c/ Royaume-Uni du 10 avril 2007), le droit à mourir (arrêt Pretty c/ Royaume-Uni du 29 avril 2002), amènent à penser que l’autonomie relative des droits de l’homme par rapport à la morale mérite d’être soulignée ; s’il n’existe pas de recouvrement a priori, il y a des recoupements partiels entre leurs champs d’application respectifs.
J’en viens bien sûr à cet arrêt K. A. et A. D. qui suscite des réactions aussi fortes, aussi vives, aussi controversées. Je ne suis pas ici pour le critiquer – l’arrêt comme vous le savez a été pris à l’unanimité – ni pour le défendre.
En outre, malgré la demande des requérants, il n’a pas fait l’objet d’un renvoi à la Grande Chambre.
Je voudrais simplement l’expliquer ou tenter de l’expliquer.
Dans cet arrêt, une chose est sûre, car elle découle de l’objet même et de la nature de l’adjudication qui est celle de la Cour européenne des droits de l’homme :
- celle-ci n’a jamais soutenu et n’a jamais voulu soutenir que le sadomasochisme était ou devenait un droit de l’homme garanti par la Convention.
- Prétendre que l’arrêt K. A. et A. D. a consacré un droit au sadomasochisme ou au sadisme me semble tout simplement inexact, même si la formule est évidemment séduisante.
Cela étant, en effet, l’arrêt K. A. et A. D. ne s’est pas référé au précédent de l’arrêt Laskey, Jaggard et Brown du 19 février 1997.
Tout d’abord,
- cet arrêt date de 1997 et nous savons tous qu’en ces matières, l’évolution de ce que l’on pourrait appeler la conscience sociale est un élément à prendre en considération si l’on veut faire de la Convention “ un instrument vivant ” adapté aux réalités d’aujourd’hui.
Par ailleurs, l’arrêt Laskey que certains semblent aujourd’hui regretter me semble loin d’avoir fait l’unanimité dans la doctrine. Enfin, cet arrêt avait fondé son raisonnement autour de la protection de la santé (§ 50) même si, comme Michel Levinet l’a bien remarqué, il s’est également prononcé sur la dimension morale :
“ Eu égard à cette conclusion, la Cour, à l’instar de la Commission, ne croit pas nécessaire de rechercher si l’ingérence dans l’exercice par les requérants du droit au respect de leur vie privée pouvait également se justifier par la protection de la morale. Ce constat ne doit cependant pas s’interpréter comme mettant en cause le droit de l’État de chercher à détourner de l’accomplissement de tels actes au nom de la morale ” (§ 51).
Quel était maintenant l’objet de l’arrêt K. A. et A. D. ? Quelle était la question à laquelle la Cour a été confrontée ?
Elle était la suivante :
- la condamnation pénale des requérants pour les pratiques sadomasochistes qui étaient les leurs, dans les conditions amplement décrites par l’arrêt, constitue-t-elle une ingérence dans leur vie privée en violation de l’article 8 de la Convention ?
Dans ce contexte, quelle a été la réponse de la Cour ? Pardonnez-moi de la reprendre dans son ensemble – et même textuellement – mais c’est la seule manière, me semble-t-il, d’éviter des malentendus. Compte tenu de la conclusion à laquelle elle est arrivée quant au respect de l’article 7 de la Convention (que j’évoquerai plus loin car c’est important), la Cour conclut que l’ingérence est sans nul doute prévue par la loi (§ 80).
Par ailleurs, elle poursuivait un ou des buts légitimes pleinement compatibles avec la Convention. Les poursuites et la condamnation pour coups et blessures visaient, en effet, la protection des droits et libertés d’autrui dans la mesure où les juridictions nationales ont mis en cause, en l’espèce, la question du consentement de la victime. Ces juridictions ont aussi visé la protection de la santé ainsi que la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales. La Cour estime que rien ne donne à penser qu’en visant ces divers buts, les autorités judiciaires belges aient recherché d’autres objectifs, étrangers à la Convention (§ 81). Il restait donc à déterminer si la condamnation des requérants pouvait passer pour nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre ces buts. À cet égard, la mesure en cause doit se fonder sur un besoin social impérieux, ce qui impose, notamment, qu’elle soit proportionnée au but recherché. À partir d’ici, la Cour va développer son raisonnement en trois temps. Le premier temps est celui du droit à l’autonomie personnelle. Le deuxième temps est celui de l’usage du droit pénal. Le troisième temps est celui des limites. Déployons maintenant ce raisonnement.
Tout d’abord, la Cour rappelle que
- l’article 8 de la Convention protège le droit à l’épanouissement personnel, que ce soit
- sous la forme du développement personnel (arrêt Christine Goodwin c/ Royaume-Uni [gc] du 11 juillet 2002, § 90) ou
- sous l’aspect de l’autonomie personnelle qui reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 (arrêt Pretty c/ Royaume-Uni du 29 avril 2002, § 61).
J’y reviendrai. Ainsi entendu, l’article 8 de la Convention implique le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur, en ce compris dans
- le domaine des relations sexuelles, qui est l’un des plus intimes de la sphère privée.
Le droit d’entretenir des relations sexuelles découle du droit de disposer de son corps, partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle.
À cet égard, reprenant l’arrêt Pretty (§ 66), la Cour rappelle que “ la faculté pour chacun de mener sa vie comme il l’entend peut également inclure la possibilité de s’adonner à des activités perçues comme étant d’une nature physiquement ou moralement dommageable ou dangereuse pour sa personne.
En d’autres termes, la notion d’autonomie personnelle peut s’entendre au sens du droit d’opérer des choix concernant son propre corps ” (§ 83).
Ce premier développement va ensuite amener la Cour à préciser sa position en ce qui concerne l’usage du droit pénal :
le droit pénal ne peut, en principe, intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties qui relèvent du libre arbitre des individus.
Il faut dès lors qu’il existe des raisons particulièrement graves pour que soit justifiée, aux fins de l’article 8 § 2 de la Convention, une ingérence des pouvoirs publics dans le domaine de la sexualité (§ 84).
Enfin, la Cour estime qu’en l’espèce, en raison de la nature des faits incriminés, l’ingérence que constituent les condamnations prononcées n’apparaît pas disproportionnée.
Si une personne peut revendiquer le droit d’exercer des pratiques sexuelles le plus librement possible, une limite qui doit trouver application est celle du respect de la volonté de la “ victime ” de ces pratiques, dont le propre droit au libre choix quant aux modalités d’exercice de sa sexualité doit aussi être garanti. Cela implique que les pratiques se déroulent dans des conditions qui permettent un tel respect, ce qui n’était pas le cas.
En effet, à la lumière notamment des éléments retenus par les juridictions internes, il apparaît que les engagements des requérants visant à intervenir et arrêter immédiatement les pratiques en cause lorsque la victime n’y consentait plus n’ont pas été respectés.
De surcroît, au fil du temps, toute organisation, tout contrôle de la situation étaient devenus absents. Il y a eu une escalade de violence et les requérants ont eux-mêmes avoué qu’ils ne savaient pas où elle se serait terminée (§ 85).
Eu égard à ces circonstances, la Cour considère que les autorités nationales étaient en droit de juger que les poursuites engagées contre les requérants et leur condamnation étaient des mesures nécessaires dans une société démocratique à la protection des droits et libertés d’autrui au sens de l’article 8, § 2 de la Convention (§ 87).
- Ainsi rappelé dans ses dimensions essentielles, l’arrêt K. A. et A. D. signifie-t-il que la Cour européenne des droits de l’homme entend encourager ce type de pratiques ?
Pardonnez-moi, mais cela n’a aucun sens.
En matière de droits de l’homme, je pense que nous nous trouvons devant une situation analogue à celle du droit pénal.
L’incrimination ou, plus exactement, l’absence d’incrimination d’un acte, ne signifie pas la reconnaissance d’un droit à l’accomplir.
Inversement, la dépénalisation d’un acte, comme l’adultère pour prendre un exemple très simple, ne signifie pas un encouragement de l’État à l’accomplir.
Mutatis mutandis, il y a la même situation en matière de droits de l’homme : ce n’est pas parce que dans certains cas la Cour aboutit à un constat de violation d’une disposition de la Convention, que l’on peut en déduire qu’elle institue le droit d’accomplir cet acte.
En revanche, je suis d’accord avec vous que les pratiques sadomasochistes telles qu’elles sont décrites dans l’arrêt K. A. et A. D., dans leurs excès absolus, sont singulièrement préoccupantes.
- Toutefois, j’ai de la peine à vous suivre lorsque vous dites que toutes les pratiques sadomasochistes, en général, sont “ épouvantables ”, “ indignes ”, “ dégradantes ”. Ne disait-on pas aussi, il y a quelques années, que les pratiques homosexuelles étaient contre nature ?
Bien sûr, ce n’est pas la même chose et il y a une différence de nature et de degré.
- Mais je suis toujours méfiante devant des indignations qui relèvent parfois du sens commun et qui sont davantage fondées sur soi que sur les autres, sur nos propres expériences ou conceptions du réel et de la vie que sur celles des autres qui nous sont étrangères et nous font parfois peur.
Enfin, s’agissant du rôle et de la place du droit pénal sur lequel la Cour s’est prononcée (§ 84), je vais rappeler une banalité.
- Le droit pénal n’a pas qu’une fonction symbolique de proclamation des valeurs ;
- le droit pénal est aussi le paradigme de l’usage de la contrainte dans une société et de la violence de et par l’État.
Que signifie d’ailleurs l’affirmation d’une valeur par une instance qui dispose du pouvoir de l’imposer par la force ? Le droit pénal est un mal, il ne faut pas l’oublier, et son usage doit être limité – une ultima ratio. […] »
– Fabre-Magnan, M., Levinet, M., Marguénaud, J. & Tulkens, F. (2008). Controverse sur l’autonomie personnelle et la liberté du consentement. Droits, 48(2), 3-58.
« L’homme des droits de l’homme, notre compagnon, notre semblable, notre frère, celui des Déclarations fondatrices, celui qui fut intronisé en 1789, celui qui triompha de la barbarie et remonta sur le trône en 1948, celui qui devint européen en 1950, cet homme-là est mort et enterré.
Il se tenait à peu près sur ses deux jambes ; il était respectueux de soi et des autres, de soi parce que des autres, des autres parce que de soi ; il avait percé l’énigme du “ vivre ensemble ”, découvert la solution qu’on cherchait vainement depuis des siècles : “ Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant ”.
- Il n’avait qu’une seule hantise : être broyé par l’État.
C’est pourquoi les droits de l’homme étaient sa suprême sauvegarde ; ils occupaient un lieu sacré, inexpugnable, à la fois juridique et extra-juridique, à la fois dans la loi et au-delà de la loi, et si l’État ne les respectait pas, il devait se rebeller au nom de la “ nature ”.
La Déclaration de 1793 était sans équivoque : article 33 – “ La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme ” ; article 34 – “ Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul de ses membres est opprimé ; il y a oppression contre chaque membre, lorsque le corps social est opprimé ” ; article 35 – “ Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ”.
Cet homme eût une belle vie, pleine de bruit et de fureur ; il connut ses heures de gloire et de défaite, de bonheur et de malheur, d’enthousiasme et de désenchantement ; il gagna des guerres, il en perdit d’autres, mais, aujourd’hui, il n’est plus. Paix à ses cendres ! Nous lui dresserons le tombeau de l’homme inconnu.
En ses lieu et place a surgi un nouvel homme, égoïste, hédoniste, à la recherche de son seul plaisir ; sa préoccupation première, essentielle, c’est l’amour de soi, l’émerveillement de soi, la satisfaction de soi, et l’État est sommé d’y satisfaire.
Car l’État n’est plus ce tyran féroce, avide de pouvoir, ce despote aux aguets qui attendait l’occasion pour soumettre ses sujets ; il ne fait plus vraiment peur ; il a été assagi, apprivoisé et sa fonction est de gérer un nouveau pacte social : non plus faire respecter la liberté de tous mais celle de chacun ; non plus établir l’égalité pour tous mais pour chacun ; non plus protéger un “ moi commun ”, une nation, une collectivité, mais un moi individuel ; les hommes ne se sont pas réunis pour leur sécurité et leur conservation, mais pour mieux jouir les uns des autres.
- Et les juristes sont dans le plus grand désarroi ; ils sont entrés dans l’ère du soupçon et ne savent plus à quoi ils ont affaire.
Comment, se demandent-ils avec effroi, établir une filiation, une généalogie entre ces deux hommes ? Qu’est-ce qui est de l’un et qu’est-ce qui est de l’autre ? Que reste-t-il de l’un dans l’autre ?
Eux qui ont pour tâche d’instituer et de transmettre, eux qui sont les passeurs de la “ foi ” juridique, contemplent, désespérés, le gouffre qui s’est ouvert ; le fils n’a plus de père ; il ne l’a pas tué – ce qui serait plutôt rassurant – il l’a oublié, comme s’il n’avait jamais été ; il est né de lui-même pour la bonne raison qu’il est né pour lui-même. Et ils s’évertuent à penser l’impensable : une société d’égoïstes où chaque individu, “ retranché dans son “bastion de droits intangibles”, vit juridiquement séparé de ceux qui l’entourent, comme chaque fauve de la ménagerie vit dans sa cage, isolé de ses congénères ”.
Étonnante métaphore de l’impuissance :
- si le nouvel homme est un fauve, qui en sera le dompteur ?
- Et quel sera le règlement de cette ménagerie ?
Car, il ne s’agira plus – vieille lune depuis Platon – d’apprivoiser la sauvagerie mais de soumettre le dompteur à la loi des fauves qu’il veut apprivoiser.
Les juristes ont le cœur serré ; il leur faut enterrer leur religion de toujours et devenir athée ; il leur faut ensevelir sous les regrets – je parle, ici, des juristes français – leur plus glorieux trophée, le Code civil, cette “ véritable constitution de la France ”, disait Carbonnier, en quoi “ sont récapitulées les idées autour desquelles la société française s’est constituée au sortir de la Révolution et continue de se constituer de nos jours encore, développant ces idées, les transformant peut-être, sans avoir jamais dû les renier ”.
Mais, d’un même mouvement, c’est l’homme premier des droits de l’homme qui sera enterré, car il était le double sublimé de l’homme du Code civil.
Séchons nos larmes.
Un nouveau mythe est né, ni plus ni moins vrai que l’ancien, et son imaginaire n’est ni pire ni meilleur. La liberté, l’égalité, la fraternité ont pris un autre sens ; l’ordre public, les bonnes mœurs, la famille, la généalogie se déploient dans un autre espace et l’histoire elle-même – pour autant qu’on puisse encore parler d’histoire – est indécise, perplexe.
- Où allons-nous ? On l’ignore.
Sommes-nous entrés dans la décadence, dans le nihilisme ou bien dans un mode de pensée différent, dans une collectivité qui s’invente chaque jour ? On l’ignore encore. Et que deviendra le droit, quelles seront ses nouvelles fonctions ? Nul ne le sait.
[…]
La nature a cédé la place à l’autonomie personnelle ;
le père devient “ métaphorique ”, tout comme la filiation et la généalogie ; l’enfant n’est plus l’ “ enfant de la patrie ” mais l’enfant du chaos.
Ainsi de cette demande d’adoption formulée par la compagne d’une femme – le nouveau “ père ” – qui a eu recours, à l’étranger, à une insémination artificielle, ce qui aurait pour effet de “ destituer ” la mère biologique de tous ses droits d’autorité parentale ; ainsi, encore, de cette femme homosexuelle, toujours inséminée artificiellement et qui voudrait déléguer, partiellement, à son ex-compagne, des droits sur l’enfant, “ L’enfant du couple…. Le supposé “ intérêt de l’enfant ” est subordonné à l’interdit des “ parents ”.
Lorsqu’une femme homosexuelle, vivant en couple, se voit refuser une demande d’agrément en vue d’une adoption – et ce contre l’avis de sa compagne –, aux motifs de “ l’absence de référent paternel ou maternel dans le foyer ”, la Cour européenne condamne ce refus :
“ Dans les circonstances de l’espèce, il est permis de s’interroger sur le bien-fondé d’un tel motif qui a finalement pour conséquence d’exiger de la requérante qu’elle justifie, dans son entourage proche, de la présence d’un référent de l’autre sexe… Aux yeux de la Cour, un tel motif aurait donc pu conduire à un refus arbitraire et servir de prétexte pour écarter la demande de la requérante en raison de son homosexualité ”
ce qui a mené, d’ailleurs, le juge Loucaides à déclarer :
“ Je crois que l’on pouvait légitimement prendre en compte la relation amoureuse avec ses manifestations inévitables et l’attitude des deux femmes l’une envers l’autre à leur domicile et y voir un élément négatif dans l’environnement dans lequel l’enfant adopté serait accueilli. Il existait dès lors véritablement un risque que le contexte dans lequel l’enfant avait à vivre et à développer sa personnalité lui donne un modèle et une image déformés de la famille… Les homosexuels, comme quiconque, ont le droit d’être eux-mêmes et ne doivent pas faire l’objet d’une discrimination ou de tout autre traitement défavorable à cause de leur orientation sexuelle. Ils doivent toutefois, comme toute autre personne présentant une certaine particularité, accepter de ne pouvoir peut-être pas prétendre à certaines activités qui, par leur nature et dans certaines circonstances, ne se concilient pas avec leur mode de vie ou leur particularité ” (p. 39).
-
- Une homosexuelle n’est pas un “ père ”, ni un homosexuel une “ mère ”.
Nous assistons au suicide du droit, à la fin de sa “ mission ” ; il n’a plus d’autre avenir que le désir lui-même ; et les juristes n’y peuvent rien :
“ Que nous arrive-t-il aujourd’hui dans nos sociétés avancées ? Pourquoi le rapport à la loi s’est-il retourné, et à ce point perverti ? Pourquoi ne comprend-on plus que le droit ne peut organiser et autoriser sa propre transgression sans se contredire et donc se dissoudre… ? ”
Peut-être Dyonisos a-t-il triomphé, lui qui transforma le désir en destin. »
– Edelman, B. (2009). Naissance de l’homme sadien. Droits, 49(1), 107-134.
Lectures supplémentaires / complémentaires :
- « L’universel à l’épreuve du droit », Véronique Bedin éd., Philosophies et pensées de notre temps. Editions Sciences Humaines, 2011, pp. 57-63.
- Fabre-Magnan, M. (2013). Le statut juridique du principe de dignité. Droits, 58(2), 167-196
- Fabre-Magnan, M. (2007). La dignité en Droit : un axiome. Revue interdisciplinaire d’études juridiques, volume 58(1), 1-30.
- Levinet, M. (2009). La notion d’autonomie personnelle dans la jurisprudence de la cour européenne des droits de l’homme. Droits, 49(1), 3-18.
- Marguénaud, J. (2009). Liberté sexuelle et droit de disposer de son corps. Droits, 49(1), 19-28.
- Lavaud-Legendre, B. (2009). Le droit pénal, la morale et la prostitution : des liaisons dangereuses. Droits, 49(1), 57-82.
- Spitz, J. (2009). Droits négatifs, droits positifs : une distinction dépourvue de pertinence. Droits, 49(1), 191-212.
- Labrusse-Riou, C. (2010). Que peut dire le droit de « l’humain »: Vieille question, nouveaux enjeux. Études, tome 413(10), 343-354.
- Terestchenko, M. (2006). De l’utilité de la torture : Les sociétés démocratiques peuvent-elles rester des sociétés décentes ?. Revue du MAUSS, no 28(2), 337-366.
- Philippe, R. & Marcel, G. (2008). La démocratie dans l’histoire. Echange. Droits, 48(2), 147-158.
- Le Cour Grandmaison, O. (2008). De l’État impérial républicain : origines et développement. Droits, 48(2), 235-258.
- Levinet, M. (2011). La Convention européenne des droits de l’homme socle de la protrection des droits de l’homme dans le droit constitutionnel européen. Revue française de droit constitutionnel, 86(2), 227-263.
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