« Les intellectuels et théoriciens décoloniaux ne se limitent pas à la critique de l’eurocentrisme chère aux études postcoloniales. Elles et ils proposent des épistémologies alternatives et des approches nouvelles qui ne s’inspirent pas nécessairement de la pensée européenne critique fût-elle radicale. Loin de nous l’idée de suggérer une authenticité quelconque ou un primat des productions intellectuelles et esthétiques décoloniales.
- Nous sommes d’ailleurs animés par la conviction profonde que l’histoire des idées comme celle des humains n’a pas d’origine unique et correspond au contraire à des cycles hybrides et à des emprunts réciproques. […]
Ainsi la démarche décoloniale se caractérise par une double dimension. Elle se propose d’abord de
- dévoiler les différentes formes de violence issues de la « modernité coloniale », c’est-à-dire d’affirmer que la modernité européenne est intrinsèquement coloniale et destructrice et non de considérer la colonisation comme une de ses conséquences contingentes.
Elle entend aussi
- développer des manières de vivre et de penser le monde qui mettent à égalité toutes les humanités et non pas celles qui se réclament d’un universalisme abstrait, eurocentrique et excluant.
Parler de décolonialité, c’est donc désigner l’effort de rendre leur humanité à des sujets et à des groupes qui en avaient été dépouillés, et ainsi rendre le monde véritablement humain. C’est avant tout entendre et écouter les voix de celles et ceux que l’on croyait avoir réduits au silence.
[…] »
– Ali, Z. & Dayan-Herzbrun, S. (2017). Présentation. Tumultes, 48(1), 5-13.
La revue Possibles du Redtac-Cerium vient de produire un remarquable et riche numéro sur cette thématique importantissime (et paradoxalement si marginalisée) qu’est la décolonialité ou les décolonialités.
En lisant, l’on saisit très bien en quoi il importe de s’y intéresser. Je publie ici l’éditorial et tu peux si tu en as la curiosité soit acheter la revue ici soit la lire gratuitement ici.

« Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte. »
« A la suite du rapport de la Commission Viens présenté en octobre 2019 et portant sur les relations entre Autochtones et certains services publics au Québec, le premier ministre François Legault a offert au nom de l’État québécois ses excuses aux Premières Nations et aux Inuits du Québec. Il en a résulté 142 recommandations visant à favoriser une égalité des chances entre tous les citoyens québécois. Ce rapport historique a réjoui plusieurs associations, syndicats et groupes autochtones, notamment l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL). Ces excuses sont certes les bienvenues, mais certains dénoncent le manque d’action de la part du gouvernement.
Plus généralement, on met de l’avant les restes coloniaux et racistes qui s’insèrent dans les relations entre l’État québécois et les Autochtones. Ces relents se manifestent dans tous les domaines, autant dans la santé, dans l’éducation, la langue ou encore la sécurité. On pense notamment aux disparitions et aux assassinats des femmes autochtones qui offrent une démonstration de plus de la violence coloniale structurelle qui subsiste ici.
Ce numéro s’inscrit dans la reconnaissance que nous vivons dans un pays encore marqué par le colonialisme. En effet, les pratiques décoloniales abordées dans les pages suivantes nous apparaissent comme étant de plus en plus nécessaires ; une décolonialité s’adressant à de multiples catégories : genre, race, classe sociale, sexe, sexualité, savoir, ethnicité, jusqu’à la question de la citoyenneté elle-même.
La question de la décolonialité reste une question à la fois sensible et encore largement marginalisée malgré différentes manifestations et initiatives militantes. C’est aussi le cas dans le champ scientifique, et la création de ce numéro a été accompagnée de nombreuses difficultés.
Parmi celles-ci, les plus notables ont été le manque d’auteurs s’intéressant à ce sujet et, conséquemment, le manque de disponibilité des personnes travaillant sur ces thématiques et qui sont sur sollicitées. À cela s’est conjuguée la difficulté d’avoir des articles portant spécifiquement sur des pratiques décoloniales. Enfin, nous avons voulu favoriser, dans la mesure du possible, une diversité de voix et ne pas nous cantonner aux seules voix dominantes qui ont déjà accès à une parole publique. L’ensemble des difficultés que nous avons rencontrées démontre que la décolonialité reste une question qui mérite d’être approfondie. Les articles qui suivent proposent des réflexions portant sur la décolonialité sous ses diverses formes théoriques et pratiques.
Les trois premiers articles de ce numéro plongent dans les débats qui animent les différents courants de la pensée décoloniale au Canada. Benjamin Pillet explore les « continuités, discontinuités et déclinaisons » du décolonialisme et dresse une forme de géographie historique des formes, présentes et passées, des discours et pratiques décoloniales.
L’auteur s’intéresse particulièrement aux formes spécifiques que prend ce discours dans le contexte de l’Amérique du Nord et analyse les rapports entre décolonialité et décolonisation. Cela permet à l’auteur d’expliciter la manière dont le discours décolonial nord-américain participe à un renouvellement du projet de « pluriversalisme transmoderne » porté par le décolonialisme.
Le second article explore la position des allochtones dans la lutte décoloniale. Analysant la construction de l’État canadien en tant qu’État colonial, Simon Dabin explicite la manière dont des politiques violentes excluant les Autochtones sont perpétuées. Ces mêmes politiques profitent, d’une manière ou d’une autre aux allochtones qui reproduisent une narration nationale invisibilisant les Premières Nations. En analysant la colonialité de l’État canadien, l’auteur démontre que les allochtones doivent se décoloniser eux-mêmes, lutter contre l’État colonial en soutenant la diversité des nations et individus autochtones et en participant à la construction d’un État – enfin – décolonisé.
Dans le troisième article de ce numéro, Sherri Longboat et ses collègues[1] analysent la manière dont l’alimentation a été et est toujours utilisée par le gouvernement colonial canadien comme outil d’assimilation des Autochtones. Partant de cette analyse, les auteures explorent la manière dont la souveraineté alimentaire peut participer au mouvement de décolonisation à l’intérieur des communautés autochtones sans pour autant réduire ces dernières à leur supposée « traditionalisme ».
L’article suivant nous plonge dans des débats qui animent, de l’intérieur, les discours décoloniaux. Danielle Coenga nous rappelle que c’est en localisant les sujets producteurs de connaissances, en partant de subjectivités opprimées, vivant dans les marges exclues par la colonialité, que l’on peut véritablement construire un discours décolonial. La critique du féminisme décolonial cherche alors à déconstruire les relations de pouvoir – hétéronormatives et patriarcales – qui sont reproduites dans le discours décolonial dominant.
La prose de Chloé Sainte-Marie vient proposer un interlude poétique où l’on voit une convergence autochtone internationale. Cet interlude nous rappelle que tant les discours décoloniaux que les préoccupations et mouvements autochtones dépassent les frontières
géographiques.
Les quatre articles suivants s’intéressent aux discours et pratiques décoloniaux dans le contexte du développement et de la coopération internationale.
Carine Nassif-Gouin part du constat que la décolonisation n’est pas un processus qui s’est terminé avec les indépendances politiques des anciennes colonies. S’insérant dans les débats portant sur la décolonisation comme processus complexe et pluriel d’émancipation, l’auteure explore les limites de la décolonisation de l’esprit – des savoirs et des connaissances – en proposant des pistes pour approfondir ce processus : il s’agit, selon Carine Nassif-Gouin, de passer d’une décolonisation de l’esprit à une décolonisation de l’action.
Ayélé Marie d’Almeida et Sandra Coffi poursuivent cette plongée dans les pratiques et politiques de développement en proposant une réflexion critique des politiques développementaliste et du féminisme blanc dominant. À travers l’exemple de l’approche Genre et développement, elles analysent comment ces politiques ne reconnaissent pas la diversité des expériences des femmes et le contexte dans lequel elles agissent.
Dans une première partie, elles posent un débat épistémologique portant sur les concepts de développement et de genre pour ensuite analyser les notions d’empowerment et d’agentivité. Cela leur permet d’évoquer des pistes concrètes de réflexions en mettant en avant des approches comme celle de l’intersectionnalité.
Le texte d’Amrita Gurung analyse la manière dont les processus de paix puis de justice transitionnelle au Népal sont bloqués par les prises de position universalisantes et occidentalo-centrées rigides de la communauté internationale et des ONG de défense des droits de la personne. Ces dernières défendent une vision politique de la justice qui nie et invisibilise les demandes et revendications des victimes du conflit qui revendiquent pourtant explicitement une justice plutôt sociale et économique que civile et politique. L’auteure explore la manière dont la position des ONG et de la communauté internationale va finalement à l’encontre des revendications, discours et besoins des victimes pour lesquelles ces ONG prétendent pourtant oeuvrer. L’auteure démontre ainsi comment des postures de justice peuvent en fait dissimuler une reproduction de discours coloniaux prétendant à l’universalité.
Enfin, dans le dernier texte de cette section thématique, Jean-Claude Roc s’intéresse à la persistance de structures économiques de dépendances qui maintiennent les anciennes colonies, notamment sub-sahariennes, dans une situation de « sous-développement ». Cet
héritage colonial, qui se perpétue dans les politiques dominantes de développement, fait perdurer des formes de misère sociales, de pauvreté, d’oppression et d’exploitation qui nous amènent à comprendre que le processus de décolonisation enclenché par les indépendances nationales est loin d’être terminé. »
– Ayélé Marie d’Almeida et Grégoire Autin, Oui, mais, Revue Possibles, Vol. 43, No. 2, Automne 2019.
Lectures complémentaires / supplémentaires :
- Mitchell, D. (2017). Regardez-moi. Tumultes, 48(1), 15-16.
- Lambert, L. (2017). Décoloniser l’architecture. Tumultes, 48(1), 175-183.
- Hurtado López, F. (2017). Universalisme ou pluriversalisme : Les apports de la philosophie latino-américaine. Tumultes, 48(1), 39-50.
- Andrade, L. (2017). Le capitalisme comme religion: La théologie de la libération au tournant décolonial. Tumultes, 48(1), 87-100.
- Vergès, F. (2017). Féminismes décoloniaux, justice sociale, anti-impérialisme. Tumultes, 48(1), 157-168.
- T.Pham, M. (2017). Pour un discours inapproprié d’appropriation culturelle. Tumultes, 48(1), 117-125.
- Guellouz, M. (2017). Contemporanéités plurielles: De la construction de la figure de la danseuse orientale à une danse contemporaine arabe. Tumultes, 48(1), 141-155.
- Corinne Mencé-Caster et Cécile Bertin-Elisabeth, « Approches de la pensée décoloniale », Archipélies [En ligne], 5 | 2018, mis en ligne le 15 juin 2018, URL : https://www.archipelies.org/189
- « Décoloniser les savoirs. Internationalisation des débats et des luttes », Mouvements, 2012/4 (n° 72), p. 7-10. DOI : 10.3917/mouv.072.0007.
- Iveković, R. (2012). Conditions d’une dénationalisation et décolonisation des savoirs. Mouvements, 72(4), 35-41.
- Bachand, R. & Idir, M. (2012). Décoloniser les esprits en droit international: La « responsabilité de protéger » et l’alliance entre naïfs de service et rhétoriciens de l’impérialisme. Mouvements, 72(4), 89-99.
- Luste Boulbina, S. (2012). Décoloniser les institutions. Mouvements, 72(4), 131-141.
- Cohen, J. (2012). Race, classe, colonialité et pouvoir : nouvelles perspectives: À propos du livre de Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem (coord.), Race et capitalisme, et du livre de Rafik Chekkat et Emmanuel Delgado Hoch, Luttes des quartiers populaires des années 1980 à nos jours. Mouvements, 72(4), 160-167.