« Depuis sa mort en 1997, nombreux sont ceux qui en sont venus à considérer Isaiah Berlin comme l’un des plus grands défenseurs, sur le plan philosophique, du libéralisme moral et politique au XXe siècle, et comme un possible porte-étendard de la raison, de la tolérance et de la rectitude de jugement pour des générations d’hommes et de femmes à venir. De fait, pour la complexité de la vision, la richesse de la compréhension historique, la profondeur, la pénétration et le raffinement intellectuel, peut-être fut-il sans égal à son époque. Même les penseurs émigrés d’Europe centrale aux convictions antitotalitaires écrivant en anglais, tels que Popper et Hayek, bien qu’ils eussent moins souffert des attitudes antihistoriques de leurs homologues britanniques, manifestaient pourtant un intérêt bien moindre que ne le faisait Berlin pour l’histoire en tant que telle. Pour ce dernier, tout comme pour Hegel, Croce ou Collingwood, elle constitue une catégorie ultime. Ainsi que nous le verrons, son travail de théoricien politique est inextricablement lié à la succession d’essais brillamment éclairants qu’il écrivit sur l’histoire des idées, de Machiavel et Vico jusqu’à Marx, Herzen et Sorel, et serait inconcevable sans eux. Il ne s’exposa pas non plus, contrairement à certains de ses compagnons de lutte libéraux, dont Popper ne fut pas l’un des moindres, au risque de se voir accuser de falsification de l’Histoire en proposant des portraits déformés de ses ennemis totalitaires ou proto-totalitaires. Au contraire, il pénétra dans le camp de l’ennemi, évalua celui-ci honnêtement, le comprit souvent mieux qu’il ne se comprenait lui-même, et repartit armé d’intuitions pénétrantes dont il fit un usage excellent. Dans de nombreux cas, ses ennemis furent à même de lui enseigner des vérités importantes allant à l’encontre des philosophes du XVIIIe siècle, qu’il n’aurait jamais découvertes en restant dans la mouvance proprement dite des Lumières rationalistes, cosmopolites, universalistes, ni parmi leurs descendants naturels. De plus, comme fondateur, avec d’autres, de ce qui devait plus tard être appelé l’ « École d’Oxford », Berlin développa, dans la mêlée juvénile des batailles dialectiques menées sur les terrains de l’épistémologie et de la perception contre des gladiateurs logiques tels que A. J. Ayer et J. L. Austin, des outils logiques très aigus d’analyse philosophique qu’il appliqua par la suite avec un grand succès aux problèmes de théorie sociale et politique – domaine plus flou dans ses contours mais plus important dans la pratique. Il en résulta une conception de la pluralité et de l’hétérogénéité irréductible des valeurs objectives et du conflit parfois mortel qui les oppose, en rupture avec plus de deux millénaires de pensée rationaliste occidentale ; et aussi, corrélativement, le développement d’un concept de liberté négative dont la raison d’être était de garantir un degré maximal de non-intervention sur l’agent (que ce soit un individu ou un groupe) lorsqu’il doit choisir entre des valeurs ultimes.
Né sujet juif du tsar de Russie à Riga, capitale de la Lettonie, en 1909, Isaiah Berlin partit vivre avec sa famille à Saint-Pétersbourg à l’âge de 6 ans, et grandit parlant le russe et l’allemand. Il fut témoin des deux révolutions russes. Au cours de celle d’octobre 1917, il assista à un violent incident qui le marqua de façon indélébile et lui inspira une haine durable pour toute forme de violence. Il vint en Angleterre avec sa famille en 1921, fut élève à St. Paul’s School à Londres, fit ses humanités puis étudia la philosophie à Corpus Christi College, à Oxford. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata, il se rendit d’abord à Washington en qualité d’analyste politique attaché à l’ambassade britannique, dont il devint plus tard premier secrétaire. Ses dépêches – petits chefs-d’œuvre, par leur lucidité, d’information et d’analyse politique de la scène américaine contemporaine d’une grande lucidité – faisaient l’admiration de Churchill et de ses collègues. Il fut ensuite, de 1945 à 1946, premier secrétaire à l’ambassade britannique de Moscou. Là, il se lia intimement d’amitié avec des écrivains russes tels que Pasternak et Akhamatova, et la conscience qu’il avait de ses racines russes en fut ravivée. Ces rencontres suscitèrent chez lui un intérêt intense pour les écrivains et penseurs russes du XIXe siècle, et placèrent durablement le concept de liberté humaine au centre de ses préoccupations. Après la guerre, il revint à Oxford, où il fut, de 1956 à 1966, titulaire de la chaire Chichele de théorie sociale et politique, et Fellow de All Souls College. En 1966, il devint le président fondateur de Wolfson College à Oxford. Il occupa la présidence de l’Académie britannique de 1974 à 1978. Il fut anobli en 1956 et, en 1971, il reçut la plus haute distinction que le monarque anglais puisse conférer : l’ordre du Mérite. Plus de deux douzaines d’universités de par le monde lui décernèrent un doctorat honoris causa.
Le parcours philosophique de Berlin fut insolite, voire unique, au sein de la tradition empiriste anglo-saxonne moderne. Dans les années 1930 et à la fin des années 1940, il publia plusieurs articles qui firent date, fidèles à l’esprit d’ensemble de l’École d’Oxford, et il contribua fortement à remettre en cause la formulation par son ami Ayer du principal fondement du positivisme logique – à savoir, le principe de vérification tel qu’il était exposé dans Language, Truth and Logic. Car, bien qu’il fût favorable à l’approche globale de ce dernier, et d’une constance absolue dans son adhésion à l’empirisme et dans son souci de clarté conceptuelle, Isaiah Berlin se trouva de plus en plus en désaccord avec les tendances à l’aridité, à une austérité excessive et à la négation de la vérité dont étaient empreints à ses yeux le positivisme logique en particulier et la philosophie linguistique étroitement analytique en général. Il demeurait profondément insatisfait, dans la mesure où ces deux courants tendaient à nier l’existence de problèmes philosophiques authentiques, prétendant les analyser et les annihiler tout à la fois, ou encore s’abstenaient de traiter les questions de principe sociales et politiques urgentes parce qu’elles étaient trop vagues et confuses pour être réductibles aux nouvelles techniques logiques minutieuses et rigoureuses élaborées par ses amis. C’est pourquoi, à partir des années 1950, il choisit de suivre un chemin solitaire et se détourna presque complètement des préoccupations dominantes de ses collègues philosophes d’Oxford et d’ailleurs dans le monde anglophone, afin de se consacrer principalement à la philosophie sociale et politique, ainsi qu’à un projet d’études de grande envergure sur l’histoire des idées occidentales depuis Vico jusqu’à l’époque présente.
En 1939, Berlin publia un ouvrage qui devait devenir un classique mineur : Karl Marx : His Life and Environment. La préparation de ce livre lui permit de se familiariser dès cette période non seulement avec Marx et le marxisme, mais aussi avec les précurseurs de Marx, en particulier les principaux philosophes français des Lumières : les plus connus, comme Montesquieu, Voltaire, Diderot et Rousseau, mais également Condorcet, Helvetius, d’Holbach, La Mettrie et d’autres encore. Il fut ainsi conduit à effectuer deux découvertes, qui ensemble constituent la source dont tous ses travaux ultérieurs découlent. La première d’entre elles fut que Marx et le marxisme, bien qu’ils aient été dans une certaine mesure transformés par l’influence historicisante de Hegel, étaient à la base l’expression la plus récente de la foi des Lumières en l’existence d’un système objectif unique de lois découvrables qui gouverneraient l’histoire de l’humanité ; et que ce présupposé, non débattu et adopté dans un esprit dogmatique, s’inscrivait dans la tradition moniste-rationaliste bimillénaire de la pensée occidentale. En effet, il lui apparut alors que toutes les écoles et tous les courants de la pensée occidentale, depuis Platon jusqu’au dernier tiers du XVIIIe siècle environ (à l’exception d’une veine sceptique insignifiante et marginale bien que récurrente, en particulier dans l’Antiquité et au XVIe siècle), reposaient, en dépit de leurs différences, sur la croyance jamais mise en question que, derrière la diversité et le chaos de l’expérience commune, se trouve un monde objectif unique de faits et de valeurs qu’il est en principe possible d’appréhender ; qu’il suffirait de mettre au jour la méthode de recherche adaptée et de l’appliquer correctement pour découvrir quels ils sont ; et qu’il en résultera un corps de vérités logiquement unifiées et portant sur toutes les questions réelles théoriques et pratiques qui, une fois dévoilées, seront à jamais valides pour tous les hommes, quels que soient le temps ou le lieu.
La seconde découverte majeure, qu’il effectua en étudiant l’influence des Lumières françaises non seulement sur Marx, mais aussi sur le monde germanique en général, fut que le rationalisme scientifique universaliste des Lumières françaises avait rencontré d’emblée une opposition intellectuellement formidable et affectivement véhémente, tout particulièrement en terre allemande. De fait, il en vint à considérer que cette réaction allemande contre le rationalisme occidental constituait l’un des changements les plus considérables de l’histoire de la pensée, en ce qu’elle ébranlait sérieusement plus de deux millénaires de présupposés monistes-rationalistes sur la nature à la fois du savoir et de la réalité, et pouvait être considérée comme la source de la modernité. Berlin se mit à appréhender le monde qui l’entourait à la lumière de ces idées, et sa sensibilité aux signes avant-coureurs de cette conception moderne en fut exacerbée. Il eut rapidement conscience que parmi les tout premiers de ces présages se trouvait la pensée de Machiavel.
Dans son célèbre essai sur Machiavel, publié dans Against the Current, Berlin fait remonter la première fissure fatale du monisme monolithique aux écrits de ce penseur. Pour lui, Machiavel fut le premier à révéler au monde, dans les termes les plus crus, la bataille à mort engagée entre deux systèmes de valeurs morales mutuellement exclusifs, d’une objectivité et d’une valeur égales, entre lesquels il était impossible de trancher rationnellement. Chaque homme devait purement et simplement fixer son choix sur l’un d’entre eux ; il y avait d’un côté l’éthique chrétienne individuelle du sacrifice et de l’abnégation, marquée par l’humilité et la soumission, qui plaçait toutes les récompenses dans l’au-delà, et, de l’autre, l’éthique forte et dominatrice de la République romaine antique, qui mettait l’accent sur la puissance et la gloire politiques en ce monde. Berlin, de même que Meinecke, croyait que le monde n’avait jamais retrouvé son équilibre après le choc de cette découverte.
Mais c’est lorsqu’il se pencha sur les travaux de Vico et de Herder que Berlin trouva non seulement les penseurs qui marquent pour lui la première rupture radicale et systématique avec le monisme occidental, mais également deux novateurs intellectuels de premier ordre qui lui inspirèrent certaines de ses propres perspectives les plus puissantes et influentes. À partir de leurs arguments, critiqués, affinés et modifiés, et dans une certaine mesure étayés par les idées de penseurs ultérieurs tels que Mill, Constant, et surtout Herzen, il bâtit son propre type de pluralisme libéral, hautement complexe et élaboré. Les principales idées que Berlin extrait de la pensée de Vico comme étant profondément révolutionnaires sont les suivantes. Tout d’abord, aucun penseur avant Vico n’avait clairement énoncé la notion extrêmement moderne que l’homme n’est pas le détenteur d’une essence humaine invariable. De plus, il fut le premier à exprimer clairement une idée développée seulement plus tard par Dilthey et d’autres : les hommes comprennent l’histoire, qu’ils font eux-mêmes comme acteurs, de l’intérieur, alors qu’ils ne peuvent comprendre la nature, dont ils sont non pas les auteurs mais de simples spectateurs extérieurs ; ce savoir « intérieur » que nous possédons en temps qu’agents et participants nous est intelligible dans les moindres détails, alors que le savoir « extérieur » séparé, obtenu par l’observation, nous demeurera, dans une large mesure, à jamais opaque. Par ailleurs, Vico inventa l’idée d’une culture dont tous les produits portent le sceau manifeste de sa structure unique et omniprésente, et il postula une pluralité de cultures de ce type. Corrélativement, Vico pensait que toutes les activités et les institutions humaines ne sont pas seulement fonctionnelles et utilitaires mais sont, essentiellement, des formes naturelles d’expression de soi qui établissent notre identité. Affirmation supplémentaire logique : il n’existe pas de normes permanentes en matière d’éthique ou d’esthétique, et, de ce fait, toutes les activités et les institutions humaines devraient être jugées uniquement selon les canons de l’époque et du lieu auxquels elles appartiennent. Pour finir, il se déduit de tout ce qui précède qu’il est nécessaire d’ajouter aux deux types traditionnels de connaissance – à savoir, les connaissances déductive et empirique – un troisième type : ce que Vico nomme la fantaisie (fantasia), c’est-à-dire l’imagination empathique reconstructive, ou ce que les penseurs allemands ultérieurs devaient nommer Verstehen. C’est ce qui marque pour Berlin le lieu de naissance originel de la distinction capitale entre les sciences et les humanités qui est si centrale à notre époque. D’un seul coup, Vico ébranle la croyance en des principes universalistes et anéantit la doctrine moniste rationnelle selon laquelle toute connaissance humaine doit être en principe une et indivise. Pour lui, contrairement à ce que pensent les positivistes et les rationalistes a priori, une science unifiée de tout ce qui existe est une chimère conceptuelle.
En Herder, Berlin voit une figure absolument centrale, dont toute la portée n’a pas encore été mesurée, car pour lui Herder est à l’origine de trois idées complètement neuves et séminales qui en sont venues à dominer et à transformer le monde moderne. Ces idées sont : premièrement le populisme, ou la croyance selon laquelle les individus ne peuvent s’accomplir pleinement qu’en tant que membres d’une culture continue, pourvue d’une identité unique et enracinée dans la langue, la tradition, l’histoire, etc. Deuxièmement, l’expressionnisme, ou la notion selon laquelle les individus ressentent un besoin vital de s’exprimer, et que tous leurs ouvrages, si utilitaires que certains d’entre eux puissent être, sont toujours des « voix qui s’expriment », communiquant une vision totale de la vie. Troisièmement, ce qui tenait le plus à cœur à Berlin : le pluralisme, ou l’admission de l’existence d’une variété presque infinie de cultures et de systèmes de valeurs, tous également définitifs, objectifs, et sans commune mesure les uns avec les autres, de sorte que l’on peut démontrer l’incohérence conceptuelle de la croyance en l’existence d’un chemin universellement valide menant à l’épanouissement, individuel ou collectif, de l’homme.
Berlin est persuadé qu’après ces deux penseurs rien ne fut plus comme avant. La foi en des structures objectives et immuables de quelque type que ce soit fut ébranlée une fois pour toutes. En effet, bien que ni Vico ni Herder ne puissent être qualifiés à juste titre d’irrationalistes ou de subjectivistes, les idées de ces deux penseurs opposés aux Lumières évoluèrent pour prendre des formes plus radicales et influentes entre les mains de mouvements et de penseurs ultérieurs. Une partie considérable de l’œuvre de Berlin est consacrée à la description et à l’analyse de ces derniers. Le romantisme allemand en particulier, ainsi que les philosophes qui contribuèrent le plus à alimenter sa vision d’ensemble, Fichte et Schelling – à une brillante étude desquels Berlin consacra ses célèbres conférences de Mellon, The Roots of Romanticism –, eurent tendance à dissoudre l’idée à la fois d’objectivité et de structures statiques au profit des efforts aveugles et irrationnels de la volonté créatrice qui se lance fiévreusement dans des tentatives sans cesse renouvelées d’expression de soi définitive à jamais vouées à l’échec et à une répétition sans fin. C’est sur des écrivains et penseurs tels que, entre autres, Schlegel, Novalis et Hoffman que Berlin se penche, pour montrer que cette tendance finit par mener à des résultats inhumains, destructeurs et violents de plus en plus extrêmes, à la fois en philosophie et dans les arts, et tout autant dans la conduite de la vie politique. Un changement de catégories révolutionnaire eut lieu, en vertu duquel la volonté usurpe la fonction de l’intellect, et selon lequel la libre création et l’affirmation de soi, affranchies de toutes les règles et de toutes les normes, tendent à remplacer la découverte scientifique et les approches rationnelles en général. L’historicisme, le nationalisme, le fascisme, le national-socialisme, le volontarisme, le relativisme, le subjectivisme, le nihilisme, l’existentialisme, le pragmatisme et les nombreuses veines de l’irrationalisme moderne trouvent, selon Berlin, leur origine, en suivant des routes détournées, dans cette mutation profonde des idées au sein du monde germanique durant le dernier tiers du XVIIIe siècle et les premières décennies du XIXe. Assez paradoxalement, le propre pluralisme de Berlin prend naissance dans la même matrice. Aussi peut-on se demander où lui-même se situe dans ce renversement des catégories fondamentales dont il est à la fois le plus grand historien et l’héritier le plus rationaliste.
La réponse à cette question renferme la clé de la contribution de Berlin à la pensée politique du XXe siècle et, au-delà, celle de la compréhension collective que nous avons de nous-mêmes en temps que civilisation. Il dit et répéta à maintes reprises qu’il était fondamentalement du côté des Lumières et de leur héritage. Cependant, si c’est le cas, il s’agit alors d’une forme de Lumières modifiée, qui a subi une transformation profonde sous les coups de ses ennemis irrationalistes des contre-Lumières et du romantisme. En effet, si Vico et Herder (et d’autres qui leur emboîtèrent le pas) ont raison, il se trouve à la fois que des systèmes entiers de valeurs objectives d’une validité égale peuvent s’opposer entre eux et que deux valeurs peuvent s’opposer au sein du même système et du même individu, sans qu’il soit possible, en principe, de faire appel à la médiation de critères rationnels. Des choix déchirants, que ni la raison, ni la connaissance empirique (ni aucun autre moyen de résolution offert par les Lumières) ne peuvent trancher, constituent ainsi une caractéristique normale et impossible à éliminer de la condition humaine. De surcroît, à partir du moment où les valeurs auxquelles les individus se conforment se situent à l’intérieur d’un horizon humain commun de compréhension et de communication et n’entrent donc pas en conflit avec le sens fondamental de ce que doit être un être humain, elles ont leur place dans la vaste sphère en expansion des valeurs humaines possibles, passées, présentes et à venir. On voit là, sans aucun doute, s’écrouler les limites de la pensée orthodoxe des Lumières.
Pour Berlin, une conséquence révolutionnaire majeure de cette conscience approfondie de la nature des valeurs est l’impossibilité principielle de l’idée même d’utopie : aucun monde concevable ne pourrait logiquement – sur le plan conceptuel – réunir tous les types de « bien » objectifs et toutes les valeurs ultimes recherchés par les êtres humains. La notion même d’un chemin unique menant à la perfection, pour l’individu comme pour l’espèce, se trouve détruite. Ce constat affaiblit sans nul doute les fondations de la grande majorité des doctrines politiques et éthiques qui appartiennent au courant dominant de la pensée occidentale, depuis Platon et les Pères de l’Église, en passant par saint Thomas d’Aquin et les scolastiques, les théoriciens de la Renaissance, les rationalistes du XVIIe siècle, et les Lumières françaises jusqu’au marxisme, au socialisme, et à la plus grande partie, de loin, du libéralisme classique et orthodoxe passé et présent – pour ne rien dire de certaines des théories grossièrement scientistes des réalités humaines en si grande vogue de nos jours.
On en arrive ainsi au cœur du credo philosophique et politique de Berlin, qui est exprimé tout entier dans son ouvrage le plus admiré, Four Essays on Liberty. Parallèlement à son influent essai « Historical inevitability », qui présente une attaque audacieuse et décisive du déterminisme historique, du relativisme moral et du subjectivisme, ainsi qu’une adhésion appuyée au rôle du libre arbitre et de la responsabilité dans l’histoire humaine, ce volume comprend l’essai « Two concepts of liberty » – la célèbre conférence inaugurale qu’il fit à Oxford en 1958 – qui forme à lui seul sa contribution la plus considérable à la pensée politique du XXe siècle. Écrit à l’apogée de la guerre froide, et sous le coup de l’expérience fasciste et national-socialiste, ce texte constitue une tentative héroïque pour distinguer entre deux types de liberté, « négative » et « positive », et pour mettre en garde contre les distorsions sinistres dont cette dernière peut, de manière dangereuse, faire l’objet, à la fois dans la théorie et dans les faits historiques. Étant donné l’hétérogénéité irréductible des valeurs, de telles mises en garde sont particulièrement nécessaires. La liberté positive, ou liberté comme maîtrise et réalisation de soi, est une fin admissible, mais entre les mains de penseurs monistes et volontaristes de diverses sortes, avant tout Hegel, les idéalistes allemands et leurs descendants historiques, mais également les positivistes et les rationalistes dogmatiques, elle peut facilement être pervertie et devenir d’une certaine façon l’inverse de la liberté. Ces penseurs tendent à supposer que le but dominant de la vie est la maîtrise rationnelle de soi, à la fois individuelle et collective, et que le type d’objectifs poursuivis par les individus, s’il n’est pas identique pour tous, est du moins susceptible d’être ramené à une harmonie rationnelle. Ils procèdent ensuite à des affirmations métaphysiques dogmatiques et d’une portée considérable au sujet de l’essence et des buts véritables de l’agent humain. Ce faisant, ils tendent à glisser imperceptiblement de la considération d’une pluralité de moi empiriques finis vers une notion collectivisée et transpersonnelle d’un « sur-moi » plus réel que les moi ordinaires, et dont ces derniers sont de simples éléments ou fonctions. On peut citer comme exemples de ces « moi supérieurs » la nation pour Fichte, le Volk et l’État pour, respectivement, le national-socialisme et le fascisme, ou même, dans le cas du marxisme-léninisme, l’ensemble de l’humanité en temps qu’être-espèce engagé dans une bataille collective visant à assujettir la nature à des fins humaines et triomphalement en marche vers le but final unique de la réalisation humaine totale de soi. Dans tous ces cas, la « véritable » liberté de l’individu finit par ne consister en rien de plus que jouer sans résistance le rôle qui lui est imposé au sein de l’entreprise collective épique par les experts sociaux et politiques appropriés ou par des dirigeants à l’inspiration prophétique. Quel que soit le cas de figure, un idéal humain légitime – à savoir, une maîtrise et un contrôle de soi positifs – se trouve perverti en tyrannie écrasante.
À l’opposé, Berlin met vigoureusement en avant les revendications d’une liberté « négative ». Ce concept de liberté, préfiguré par des penseurs tels que Constant, J. S. Mill et surtout Herzen, et développé le plus complètement par Berlin lui-même, suppose que l’on fasse des hypothèses minimales quant à la nature et aux besoins ultimes de l’agent, au-delà du fait qu’il est libre de choisir entre des valeurs absolues ; que l’on s’assure que les interférences extérieures opérées par des autorités de toute provenance sont réduites à un strict minimum absolu ; et qu’on laisse ainsi le champ libre, aussi largement que cela est compatible avec les exigences essentielles de la justice et de l’ordre social, à des choix individuels absolument sans contrainte. La liberté dans cette acception négative rend davantage justice à la dignité fondamentale de l’être humain individuel et, surtout, préserve un vaste espace inviolable et sacré qui est nécessaire à l’exercice des choix qu’il lui revient à lui seul de faire parmi des valeurs et des conceptions mutuellement incompatibles. Chacun peut de la sorte construire sa propre vie comme il l’entend.
À cet égard, il est intéressant de relever que, après 1945, Berlin, parmi de nombreux autres rôles, remplit la fonction d’une sorte de gardien en exil du grand héritage libéral de l’intelligentsia russe du XIXe siècle. À lui tout seul, il maintint une tradition alternative à celle du soviétisme officiel, et sauva du travestissement et de la déformation communistes de grandes figures comme Alexander Herzen qui, avec son généreux pluralisme de vision et la subtile fusion qu’il réalisa, dans sa vie et dans son œuvre, entre des attitudes et des valeurs contradictoires empruntées aux Lumières et aux romantiques, est celui qu’on peut le plus justement décrire comme un précurseur des positions de Berlin. « Herzen est mon héros », observa-t-il plus d’une fois au cours de sa vie.
Bien qu’il n’ait pas fondé lui-même d’école ou de mouvement philosophique, l’influence de Berlin comme philosophe et comme être humain a été immense, et l’on a souvent relevé sa présence dans la vie publique du XXe siècle. L’histoire de ses relations et de ses amitiés, souvent très étroites, avec de grandes figures mondiales comme Churchill, Macmillan, Kennedy, Chaim Weizmann et bien d’autres, constitue un chapitre à part entière. Son influence intellectuelle est perceptible chez une multitude de penseurs distingués, parmi lesquels Stewart Hampshire, Charles Taylor, Bernard Williams, Richard Wollheim, Jerry Cohen, Steven Lukes, David Pears et bien d’autres. Son impact intellectuel et moral sur la vie du XXe siècle comme écrivain, diplomate, mécène de la musique et des lettres, homme politique et universitaire chevronné et d’envergure internationale, ami très cher des grands et des humbles dont il avait toute la confiance, conférencier, causeur et animateur des idées, éblouissant, fournira une matière inépuisable aux futurs historiens. »
– Hausheer, R. (2006). Penseurs politiques contemporains: Profil biobibliographique d’Isaiah Berlin. Cités, 28(4), 159-168.
« Isaiah Berlin (1909-1997) est connu pour être un philosophe de la Liberté. Sa conception de la liberté négative est souvent mentionnée quand il est question de philosophie libérale. Définie comme l’absence de contraintes imposées par les autres, elle est, selon lui, nécessaire à l’être humain. Celui-ci affronte, en effet, au quotidien des dilemmes moraux qui l’obligent à faire des choix radicaux entre des valeurs souvent incomparables et incommensurables. Ces choix vont faire de nous ce que nous sommes, vont construire notre histoire et nos identités.
Réconcilier les Lumières et les Romantiques
Adepte de la pensée d’Isaiah Berlin, le philosophe John Gray – connu notamment pour son ouvrage Le silence des animaux récemment publié aux Belles-Lettres – lui a consacré un ouvrage publié en 1996 Isaiah Berlin, An Interpretation of His Tought. En 200 pages, on fait le tour d’une pensée riche et utile à la compréhension de certaines questions de notre époque. Une démarche à la fois humble, dans sa vision du libéralisme et du rôle du philosophe, et ambitieuse, s’agissant d’une tentative de réconcilier l’héritage fécond de la philosophie des Lumières et la critique utile, nettoyée de ses excès, qu’en ont fait les Romantiques.
Mieux que tout autre chose, un exemple décrit par Gray permet de saisir un élément fondamental de la pensée de Berlin, son idée de pluralisme de valeurs. Il dépeint le dilemme moral d’un militaire qui pour éliminer un espion non-identifié au sein de son équipe, se voit dans l’obligation de faire un choix radical, à savoir celui de limoger tous les membres de son bureau afin de protéger des agents du renseignement. Ce choix apparait comme raisonnable mais, ce faisant, il commet néanmoins une grave injustice. Il punit des innocents qui ne pourront jamais retravailler pour le gouvernement et verront leur réputation entachée à jamais. Ce choix comprend certes un Bien mais aussi un Mal. S’il est possible d’invoquer des raisons en faveur du choix fait, il n’existe pas selon Isaiah Berlin de moyen de fonder rationnellement un tel choix. Celui-ci est le résultat d’une évaluation entre des valeurs qui ne sont ni comparables ni mesurables. Ces choix font partie de la vie ; il n’y a pas moyen d’en réduire la portée morale par des théories prétendant qu’il est possible rationnellement d’harmoniser toutes les valeurs en une seule et unique décision. Ces théories – notamment celles héritées des Lumières – appauvrissent nos choix moraux complexes.
Eclaircir les conflits moraux
Pour Berlin, c’est le rôle du philosophe que d’éclaircir les conflits moraux nichés au cœur de nos décisions afin de nous aider à mieux nous comprendre. Mais il ne prétend pas comme les utilitaristes ou comme la philosophie kantienne qu’il existe une et unique solution à tout dilemme, solution à laquelle on pourrait arriver en choisissant les meilleures conséquences ou en obéissant à certains principes éthiques. Dans un cas comme dans l’autre, on commet pour Berlin l’erreur de comparer des valeurs morales qui ne peuvent pas l’être.
Le pluralisme de valeurs chez Isaiah Berlin n’est pas seulement celui du conflit entre différentes valeurs, c’est la vision qu’il y a plusieurs manières de bien vivre ou de mener des vies valables. Ainsi, il refuse de considérer que la façon de vivre rationnellement, raisonnablement ou de façon autonome sont les seules bonnes façons de vivre. Selon lui, ces approches laissent de côté des formes de vie traditionaliste, mystique ou encore hédoniste. Pour Berlin, il est tout aussi valables de s’inscrire dans des choix confirmant une identité héritée du passé, une croyance ou de considérer, comme l’hédoniste, qu’une identité fixe est encombrante.
Valeurs inconciliables
Au sein même d’un individu ajoute Berlin, il n’est pas possible d’entretenir toutes les valeurs car certaines empêchent les autres de se développer. Par exemple, l’idéal maternel entre en conflit avec l’idéal de la religieuse, l’idéal d’autonomie qui passe notamment par une meilleure connaissance de soi peut épuiser les pouvoirs et les capacités qui sont constitutives de la créativité artistique. Selon lui, le Bien, la Mal, le Vrai, le Faux, l’Egalité, la Justice, la Liberté sont autant de valeurs qui sont en rivalité les unes avec les autres et qui sont souvent inconciliables. Cette vision du conflit est au cœur du libéralisme de Berlin et de son idée de liberté négative, liberté qui sert l’exploration de vies diverses et variées qui sont autant de moyens pour les êtres humains de créer leur vie.
Outre ce constat de l’existence d’une pluralité de valeurs en conflit, il y a chez Berlin l’idée que les êtres humains sont au moins en partie créateurs de leur vie. Cette approche est caractéristique du courant romantique anti-rationaliste ayant émergé en réaction à la philosophie des Lumières. Berlin fait sienne la critique d’une raison tout puissante capable de régler toutes nos difficultés morales. Il ne pense pas que la raison puisse empêcher les tragédies humaines. Il ne croit pas que tout ce qui est fâcheux ou mal résulte de notre ignorance, de nos erreurs, et qu’il suffirait d’être plus raisonnable pour éviter tous les problèmes.
De même, Berlin est convaincu que nous sommes définis par nos particularités, nos cultures, nos traditions, nos langues, nos religions, même si nous avons une humanité commune à toute l’espèce. L’un et l’autre sont des parties constitutives de ce que nous sommes et nous devons parvenir à les faire cohabiter ensemble. A la différence des philosophes des Lumières, il ne pense pas que l’histoire soit prédéterminée dans le sens d’une élimination progressive de distinctions accidentelles. Pour Berlin, les différences sont constitutives de ce que nous sommes, ancrées dans l’histoire et l’expérience quotidienne. Elles ne disparaîtront pas avec le temps au profit d’une communauté universelle abstraite. Par contre, il ne cède pas non plus aux sirènes romantiques. Il se refuse à imaginer un être humain entièrement créateur de lui-même poussant la toute puissance de la volonté à des excès graves en théorie et en pratique.
Capacité à créer sa vie
De fait, Isaiah Berlin reste un rationaliste et ne renonce pas aux des valeurs des Lumières que sont la tolérance, la liberté, l’émancipation de l’ignorance et de l’oppression. Mais il rejette la conception selon laquelle l’universalisation de la raison est la seule marque de l’être humain. De même, il ne considère pas que la société rationnelle est le but de l’histoire. Il situe la marque constitutive de l’espèce humaine dans sa capacité à créer sa vie par les choix faits. Percevant ainsi chaque vie comme particulière dans son essence, il montre une affinité avec le courant romantique. Cependant, cette capacité de création de soi n’est jamais pour lui le seul produit de la volonté, sans limites ni sans entraves. L’invention de soi ne se fait jamais ex-nihilo, elle est faite de loyautés particulières, de traditions culturelles, d’adhésions communautaires, complexes et plurielles.
Au final, le libéralisme de Berlin est un projet qui se veut réaliste, à savoir, fondé sur des conflits moraux sans solution rationnelle unique et définitive. La résolution de ces conflits par les choix radicaux que nous faisons, entraîne une construction de soi. Elle est imprégnée de particularités auxquelles Isaiah Berlin reconnait une validité et que la liberté négative protège. Il y a de nombreuses tensions chez cet auteur pour trouver l’équilibre entre ce qui relève de notre humanité à tous et ce qui relève de nos différences. Comme il l’écrit, « le mieux que l’on puisse faire, comme règle générale, c’est de maintenir un équilibre précaire qui empêchera l’occurrence de situations désespérées, de choix intolérable. C’est l’exigence première d’une société décente. » »
– Cécile Philippe, Institut économique Molinari.
« Isaiah Berlin was one of the most remarkable men of his time, and one of the leading liberal thinkers of the century. Philosopher, political theorist, historian of ideas; Russian, Englishman, Jew; essayist, critic, teacher; he was a man of formidable intellectual power with a rare gift for understanding a wide range of human motives, hopes and fears, and a prodigiously energetic capacity for enjoyment – of life, of people in all their variety, of their ideas and idiosyncrasies, of literature, of music, of art.
His defence and refinement of what he saw as the most essential conception of freedom has achieved classic status, and the presence and character of this conception in the modern mind is due in no small measure to him. He also identified and developed, with considerable originality, a pluralist view of ultimate human ideals that supports his liberal stance, and deserves to become just as deeply embedded in our outlook.
In contrast to the great majority of ideologies and creeds, he argued that not all values can be jointly realised in one life, or in a single society or period of history, and that many ideals cannot even be compared on a common scale; so that there can be no single objective ranking of ends, no uniquely right set of principles by which to live.
From this it follows not only that people should be free (within the crucial but rather broad limits set by the demands of sheer humanity), both individually and collectively, to adopt their own guiding priorities and visions of life; but also, perhaps more radically, that a perfect, frictionless society, as well as being impossible in practice, is in principle incoherent as an ideal. Insights of this kind may seem unstartling to some today, but this, Berlin maintained, is a more recent, less widespread and less secure development than might be supposed; it is also a beneficent one, and may be laid partly at his door.
Like other great men he was a catalyst of excellence. Those who have had the good fortune to know him can testify to the strikingly positive, enlarging, warming experience of being in his company and listening to his irrepressible flow of captivating talk. He was legendary as a talker both for his imitable rapid, syllable-swallowing diction and for his inimitable range – he was astonishingly widely read in a number of languages, he knew (and deeply influenced) a great many prominent men and women in England and elsewhere, and he peppered his conversation and writings with a bewildering cascade of names. (This was not name-dropping: the names were a shorthand for their bearers’ ideas.)
Though he spent his whole professional life, apart from his war service, as an Oxford academic, he did not suffer from parochialism, and moved with equal ease in the many worlds he inhabited, often simultaneously, surviving day after day, without flagging, a punishing schedule of commitments and diversions. He lectured to learned and distinguished audiences in many countries, talked to undergraduate societies (not only in Oxford), colleges of education and sixth forms, and gave generously of his time to the growing number of those who made demands on it: former students with problems, scholars studying his work, strangers who sought his advice or help in connection with projects of their own.
He was often heard on the radio, especially the Third Programme, and gave numerous interviews, particularly to foreign journalists. He positively relished what others would have found intolerable pressures and, though he was perfectly serious when the occasion demanded, brought a sometimes impish sense of fun to everything that he undertook.
He was not, and would not have wished to be, any kind of saint, but he had in abundance what he called in others “moral charm”. This quality was particularly striking in his manner of conversation, which could unsettle those new to it. He did not stick to the point, but would sit back, look up, and follow his interest where it led, happily digressing, digressing from digressions, and unceremoniously returning to the topic of his own previous remarks, or changing the subject, apparently oblivious of what his interlocutor may have been saying, even at some length, in the interim.
This last idiosyncrasy might have seemed impolite in other hands, but in him it was clearly unselfconscious, and demonstrated his absorption in the issue before his mind, which he would pursue almost playfully, often in odd directions. Although talking to him made one’s mind race, it could be infuriating if one wanted to sort out some problem and come to a clear conclusion, and he was not always an attentive listener – sometimes because he had a shrewd idea of what one was going to say before one had said it.
He had no taste for purely verbal wordplay, but his wit, in the wider sense, was matchless. He could be bewilderingly quick on the uptake, and equally quick with an illuminating response. He was refreshingly direct and, for a man of his generation, unusually open: he made the obsessive circumspection of some parts of the Oxford establishment seem mean and life-denying by comparison. Gossip and anecdote abounded, but not malevolently: indeed, he was virtually incapable of innuendo, and did not seek to score points. Even when he propounded an unfavourable view of someone, it could seem more like a move in a game than a damning judgement.
He loved ranking people, and sorting them into types: most famously, hedgehogs and foxes – those in the grip of a single, all-embracing vision as against those who are more receptive to variousness. Indeed, his taste for light-hearted categorisation was an informal manifestation of his ability to extract and display the essence of a person or a difficult writer.
As a lecturer he had complete command of his material, and was spellbinding to listen to (fortunately several of his lectures were recorded, and can be heard at the National Sound Archive). He was consciously but not self-consciously Jewish, and a lifelong Zionist: his views counted for a good deal in Israel. He was a director of Covent Garden and a devoted opera-goer; he was a trustee of the National Gallery. He did not lack recognition – a knighthood, the OM, many honorary doctorates, the Mellon Lectureship, the presidency of the British Academy, the Jerusalem, Erasmus, Agnelli and Lippincott prizes – but always protested that he was being given more than his due, that his achievements had been systematically overestimated. He was larger than life, entirely sui generis, a phenomenon, irreplaceable.
Isaiah Berlin was born in 1909 to Russian-speaking Jewish parents in Riga, the capital of Latvia. His father, Mendel, owned a timber business (chiefly providing sleepers for the Russian railways); he and his wife Marie were lively, cultured people, enthusiastically interested in the arts. They bequeathed their enthusiasm in full measure to their only surviving child, whose love of music in particular, especially but by no means only opera, was a thread of deep and growing importance to him which ran through his life from boyhood onwards.
In 1915 the German army was closing on Riga, and the Berlins moved to Russia. They lived first in Andreapol, then, from 1917, in Petrograd, where in that year Isaiah witnessed both the Social-Democratic and the Bolshevik revolutions. On one occasion he saw a terrified, white-faced man being dragged and kicked through the streets by a mob; this was a formative experience which left him with an ineradicable loathing of any form of violence. In 1920 the Berlins returned to Latvia, under a treaty with the communists, and Mendel decided to move to England, where he had friends and business connections.
Arriving in early 1921, they lived first in Surbiton, then in London, in Kensington. After prep school Isaiah went to St Paul’s and, without ever losing touch with his Russian or Jewish identities, continued a thoroughgoing process of Anglicisation that enabled him to become a prominent figure in the English culture of his day.
In 1928 he went up as a scholar to Corpus Christi College, Oxford. He took Firsts in Greats and PPE in 1931 and 1932. Thereafter he was interviewed (unsuccessfully) for The Manchester Guardian and started to read for the Bar; but Richard Crossman, then a don at New College, gave him his first post, as a lecturer in philosophy. Almost immediately he was also elected to a fellowship at All Souls which ran concurrently with his lectureship until 1938, when he became a Fellow of New College. It was during this first spell at All Souls that he wrote his brilliant biographical study of Marx (Karl Marx: His Life and Environment, 1939) for the Home University Library: ironically he was by no means the editors’ first choice for the job.
During the early years of the Second World War, Berlin continued to teach. Then, in 1941, he was sent to New York by the Ministry of Information. In 1942 he was transferred to the Foreign Office, which he served until 1946 (apart from a few months in Moscow) at the British embassy in Washington as head of a team charged with reporting the changing political mood of the United States. The despatches sent to Whitehall from Washington, not in his name but mostly drafted by him, attracted the attention of Winston Churchill, and have long had a reputation for their brilliance; a selection was published (as Washington Despatches 1941-1945, edited by HG Nicholas) in 1981.
Berlin has written most engagingly about aspects of these years: in particular, his descriptions of his meetings in Russia with Boris Pasternak, Anna Akhmatova and other writers are extremely moving. His encounter with Anna Akhmatova had an especially profound effect on him; and the many passages about him in Akhmatova’s poems bear witness to its fundamental significance for her. “He will not be a beloved husband to me / But what we accomplish, he and I, / Will disturb the Twentieth Century”: she was convinced that there was a direct link between Stalin’s reaction to their meeting in 1945 and the beginning of the Cold War in 1946.
By the end of the war Berlin had decided that he wanted to give up philosophy for the history of ideas, “a field in which one could hope to know more at the end of one’s life than when one had begun”. In 1950, with this in view, he returned to All Souls, where in 1957 he was elected to the Chichele chair of Social and Political Theory in succession to GDH Cole. His inaugural lecture, “Two Concepts of Liberty”, is his best-known and most influential work, in which with great passion and subtlety he stands up for “negative” liberty – freedom from obstruction by others, freedom to follow one’s own choices – and shows how easily “positive” liberty, the (desirable) freedom of self-mastery, is perverted into the “freedom” to achieve “self-realisation” according to criteria laid down and often forcibly imposed by self-appointed arbiters of the true ends of human life.
His account has remained an indispensable reference point for thought about freedom ever since, and permeates all informed discussion of the subject; nevertheless, perhaps partly because of the unassertive and deliberately unsystematic nature of his ideas, and his rejection of panaceas of any kind, he did not (to his relief) in any narrow sense acquire disciples or found a school of thought.
The year before his election to the chair, abandoning his apparently settled bachelor existence, he had married Aline Halban (daughter of the eminent European banker Pierre de Gunzbourg), perfectly described by Lord Goodman as “a lady of grace and distinction”. In his late forties he had found the partner who would be the linchpin of his life from that time onwards; and, in his three stepsons (he had no children of his own), a mutually devoted family. He always recommended marriage to others.
In 1966 Berlin became the first president of the newly founded Oxford graduate college, Wolfson, relinquishing his professorship the following year. Wolfson College, where he remained until his “retirement” in 1975, came into existence in its present form and under its present name (it began as Iffley College) only as a result of his efficacy as fund-raiser and charismatic inspirer of new institutional forms, traditions and loyalties. The generosity of the Wolfson and Ford Foundations in funding the building and endowment of the college was in direct response to his personal involvement.
Wolfson apart, Berlin’s chief legacy to the future is what he wrote: a large, enormously varied oeuvre of unmistakable style and penetration. In his own, reasonable, estimation his most important work is represented by his exploration of four fields of enquiry: liberalism; pluralism; 19th-century Russian thought; and the origins and development of the Romantic movement. Under all these headings he shed much new light, and the way he did so still retains the power to excite which it had when his contributions were first made public.
For most of his life his reputation as a writer lagged behind his actual output, much of which was in the form of occasional essays (“I am like a taxi: I have to be hailed”), often published obscurely. Comparatively little had appeared in book form – principally Karl Marx, The Hedgehog and the Fox (1953, a long essay on Tolstoy’s view of history) and the collection Four Essays on Liberty (1969), which included his inaugural lecture. But then in 1976 came Vico and Herder, and shortly thereafter four volumes of collected essays (1978-80).
These books gave the lie to a remark made by his friend Maurice Bowra when Berlin was appointed to the Order of Merit in 1971: “Though like Our Lord and Socrates he does not publish much, he thinks and says a great deal and has had an enormous influence on our times.” Other volumes followed in the 1990s, including two devoted to work he had left unpublished when it was first written, and, in February this year, The Proper Study of Mankind, a retrospective anthology of his best work.
By contrast with Bowra’s case, a good deal of Berlin’s way of speaking is captured, happily, in his published work, which is imbued with his personality and sets forth his cardinal intellectual preoccupations with the greatest clarity and fecundity, if often through the medium of his enquiries into the ideas of others.
One of the most attractive characteristics of his writing is that he is never merely the detached scholar, never forgetful that the point of the enquiry, in the end, is to increase understanding and moral insight. Since, as another friend, Noel Annan, has put it, “He will always use two words where one will not do”, his message – a notion he would have hated – is impossible to summarise without losing all of its characteristic mode of expression. But its central content can be baldly stated.
Berlin once described the main burden of his work as “distrust of all claims to the possession of incorrigible knowledge about issues of fact or principle in any sphere of human behaviour”. His most fundamental conviction, which he applauded when he discerned it in the writings of others, and adopted in an enriched form as his own, was that there can never be any single, universal, final, complete, demonstrable answer to the most ultimate moral question of all: how should men live? This he presents as a denial of one of the oldest and most dominant assumptions of western thought, expressed in its most uncompromising form in the 18th century under the banner of the French Enlightenment.
Contrary to the Enlightenment vision of an eventual orderly and untroubled synthesis of all objectives and aspirations, Berlin insisted that there exists an indefinite number of competing and often irreconcilable ultimate values and ideals between which each of us often has to make a choice – a choice which, precisely because it cannot be given a conclusive rational justification, must not be forced on others, however committed we may be to it ourselves. “Life may be seen through many windows, none of them necessarily clear or opaque, less or more distorting than any of the others.”
Each individual, each culture, each nation, each historical period has its own goals and standards, and these cannot be combined, practically or theoretically, into a single coherent overarching system in which all ends are fully realised without loss, compromise or clashes. The same tension exists within each individual consciousness. More equality may mean less excellence, or less liberty; justice may obstruct mercy; honesty may exclude kindness; self-knowledge may impair creativity or happiness, efficiency inhibit spontaneity. But these are not temporary local difficulties: they are general, indelible and sometimes tragic features of the moral landscape; tragedy, indeed, far from being the result of avoidable error, is an endemic feature of the human condition. Instead of a splendid synthesis there must be a permanent, at times painful, piecemeal process of untidy trade-offs and careful balancings of contradictory claims.
Intimately connected with this pluralist thesis – sometimes mistaken for relativism, which he rejected, and which is in fact quite distinct – is a belief in freedom from interference, especially by those who think they know better, that they can choose for us in a more enlightened way than we can choose for ourselves.
Berlin’s pluralism justifies his deep-seated rejection of coercion and manipulation by authoritarians and totalitarians of all kinds: communists, fascists, bureaucrats, missionaries, terrorists, revolutionaries and all other despots, levellers, systematisers or purveyors of “organised happiness”. Like one of his heroes, the Russian thinker Alexander Herzen, many of whose characteristics he manifested himself, Berlin had a horror of the sacrifices that have been exacted in the name of utopian ideals due to be realised at some unspecifiable point in the distant future: real people should not have to suffer and die today for the sake of a chimera of eventual universal bliss.
Berlin always discussed these ideas in terms of specific individuals, not in the abstract, remembering that it is the impact of ideas on people’s lives that give them their point. Here he was served by his unusual capacity for imaginative identification with people whose visions of life varied greatly and were often distant from his own. This enabled him to write rich and convincing accounts of a wide range of figures, historical and contemporary: Belinsky, Hamann, Herder, Herzen, Machiavelli, Maistre, Tolstoy, Turgenev, Vico; Churchill, Namier, Roosevelt, Weizmann; and many others.
His descriptions of those with whom he is in the closest sympathy often have a marked autobiographical resonance: he said of others, with dazzling virtuosity, what he would not have been willing to say of himself, what he probably did not believe of himself, though his words sometimes fit him precisely. Had he been sufficiently interested in his life and opinions for their own sakes, he would have been his own ideal biographer; but he would also have been a different man.
Isaiah Berlin was often described, especially in his old age, by means of superlatives: the world’s greatest talker, the century’s most inspired reader, one of the finest minds of our time – even, indeed, a genius. It may be too early to be sure about such strong claims. But there is no doubt that he showed in more than one direction the unexpectedly large possibilities open to us at the top end of the range of human potential, and the power of the wisely directed intellect to illuminate, without undue solemnity or needless obscurity, the ultimate moral questions that face mankind.
Isaiah Berlin, philosopher, born, June 1909, died 5 November 1997. »
– Henry Hardy.
« Isaiah Berlin – aujourd’hui reconnu comme l’un des plus grands historiens des idées du 20e siècle – pose au centre de ses préoccupations le concept de pluralisme. Il essaie ainsi d’échapper à « ce faux dilemme : ou bien les hommes […] ont potentiellement un savoir absolu sur les valeurs […], ou bien ils sont les produits de leur sexe, leur race, leurs positions sociales, de leurs intérêts, de leurs passions ou de leur inconscient » . Parmi les différentes acceptions du pluralisme, Berlin défend celle selon laquelle « il devrait y avoir une pluralité d’idéaux tout comme il y a une pluralité de cultures et de tempéraments ; […] il y a une pluralité des valeurs que les hommes peuvent poursuivre et qu’ils recherchent activement ».
Berlin oppose son concept de pluralisme axiologique à ce qu’il tient pour la conception dominante dans la pensée occidentale : le monisme. Le monisme désigne la conception selon laquelle « il devrait y avoir une démarche intellectuelle qui conduise les penseurs éclairés vers des réponses correctes à toutes les questions aussi bien en théorie morale, sociale et politique que dans les sciences naturelles ; après avoir obtenu et mis ensemble toutes les réponses aux questions morales, sociales et politiques les plus profondes, nous obtiendrons ainsi la solution finale à tous les problèmes de l’existence » . Vue sous cet angle, l’histoire de la philosophie occidentale apparaît comme l’expression de l’antagonisme entre deux visions opposées concernant les valeurs : le monisme et le pluralisme.
Telle qu’elle a été développée tout au long de l’œuvre berlinienne, cette dichotomie entre pluralisme et monisme semble être sans équivoque. Selon Berlin, « l’ennemi du pluralisme c’est le monisme ». Cette opposition devient évidente lorsqu’on compare les conséquences politiques de ces deux paradigmes. Tandis que « dans une société libérale de type pluraliste, le pire peut toujours être évité par des concessions mutuelles » dans une société moniste de type totalitaire, « toutes les croyances fanatiques en une solution finale possible, quels que soient les moyens pour y parvenir, ne peuvent conduire qu’à la souffrance, au sang et à une oppression terrible ». Sur les pas d’Isaiah Berlin, ce contraste entre les conséquences politiques du monisme et du pluralisme a été réitéré par de nombreux auteurs contemporains.
« Une société plurielle, au contraire d’une société totalitaire, est une société où le choix politique est ouvert, et où les individus ayant des idéaux différents peuvent se retrouver en désaccord concernant le chemin à suivre par leur société. »
La question fondamentale qui se pose est de savoir comment cette pluralité des valeurs (se traduisant en pratique par une liberté de choix) pourrait être préservée devant le danger moniste. John Gray, dans son étude fondamentale consacrée à l’œuvre de Berlin, tente de répondre à cette question en soulignant le lien étroit entre le pluralisme des valeurs et le réalisme éthique.
L’objectivité axiologique devrait, selon Gray, ancrer le pluralisme des valeurs dans un terrain plus stable afin de le rendre moins vulnérable aux critiques monistes, formulées dans le sillage de Léo Strauss, qui confondent souvent le pluralisme et le relativisme.
Autrement dit, pour garantir que le pluralisme ne s’effondre pas devant la menace moniste, il est crucial d’établir un fondement invariable. Cette idée est reprise par Chandran Kukathas, qui, dans la conclusion de sa critique au livre de Gray, la reformule sous la forme d’un paradoxe :
« La défense du pluralisme des valeurs n’est-ce pas au fond une forme de monisme ? »
Ces réflexions nous conduisent naturellement à nous demander comment le monisme peut à la fois s’opposer et être compatible avec le pluralisme. Ce paradoxe apparent pourrait être résolu si l’on réussissait à montrer qu’il y a deux types de monisme situés à deux niveaux d’analyse différents : un type de monisme qui rejette et un autre qui présuppose l’existence d’une pluralité des valeurs. Ceci est précisément la problématique centrale de cet article. Dans cette étude, nous partirons de l’hypothèse qu’en plus du monisme (qui nie le pluralisme axiologique) critiqué par Berlin, il est possible de déceler un deuxième type de monisme différent mais compatible avec la pluralité des valeurs. Cet article s’attache à établir les fondements de cette distinction entre les deux formes de monisme et à indiquer ses conséquences pour la théorie politique.
Le monisme qui se trouve dans la ligne de mire de Berlin est essentiellement celui de type marxiste qui affirme qu’il n’y a qu’une seule voie pour réaliser l’abondance ou la bienveillance et pour rendre inutile toute théorie de la justice. Ce type de monisme vise la réalisation d’un idéal utopique où les ressources matérielles seraient abondantes et les individus bienveillants. De ce point de vue, le conflit pour une ressource rare comme l’eau disparaîtrait si la quantité d’eau pouvait être multipliée pour satisfaire n’importe quel usage (l’abondance), ou bien si un nombre suffisant d’individus renonçait à la satisfaction de certains usages moins importants (la bienveillance). Hormis les difficultés pratiques liées à la réalisation de l’abondance (la multiplication des ressources est un processus coûteux), imaginer un monde sans conflit comporte des limites évidentes. Dans une société, les désirs ne portent pas uniquement sur la consommation des biens matériels mais censurent aussi le comportement d’autres individus. Comme les débats en philosophie appliquée en témoignent, on peut désirer que les femmes n’avortent pas, qu’elles ne portent pas le voile, que les personnes de même sexe ne se marient pas entre elles, et ainsi de suite.
L’abondance matérielle ne saurait effacer ces prétentions et la bienveillance individuelle ne représente pas une garantie suffisante pour la limitation des désirs. Si l’on convient qu’un tel monde sans conflit est impossible, il devient important de comprendre comment les conflits devraient être résolus. Dans ce cas, nous devons faire appel à une théorie générale de la justice, ou du moins à une règle qui peut spécifier ce qui est juste dans les différentes situations. Sans pour autant prétendre à l’idéal utopique d’une unification morale, les auteurs libertariens écrivant dans la tradition du droit naturel pensent fournir des raisons argumentatives suffisantes pour adopter une seule théorie de la justice fondée sur les principes de la « propriété de soi » et de la « première appropriation ».
Bien qu’apparentées au paradigme moniste, les théories libertarienne et marxiste comportent des conséquences radicalement différentes pour la théorie politique. Tandis que le libertarianisme se concentre sur la justification d’une théorie de la justice fondée sur les deux principes susmentionnés, le marxisme s’attache à montrer qu’une telle démarche est dépourvue de sens et que nos efforts devront être redirigés vers la réalisation de l’abondance. Dans le sillage de cette distinction, il est important d’observer l’accent mis par les auteurs libertariens sur les garanties qui devraient être apportées pour préserver la liberté de choix en tant que condition nécessaire pour l’expression de la pluralité des valeurs et des conceptions de la vie. Cette conception moniste, soutenant que seul un système normatif déduit à partir des deux principes libertariens (la propriété de soi et la première appropriation) pourrait préserver la pluralité de choix, rend parfaitement compte du paradoxe formulé par Kukathas.
L’ensemble de ces éléments justifie notre choix d’illustrer deux dimensions du monisme à travers l’opposition entre le marxisme et le libertarianisme. Pour mieux saisir la portée argumentative de chacun de ces deux volets du monisme, ainsi que de leur distinction, nous discuterons d’abord le monisme (de type marxiste) proposant de rendre inutile toute théorie de la justice et nous indiquerons quelles sont ses conséquences pour la théorie politique. Ensuite, nous décèlerons un deuxième type de monisme (justifiant un ensemble normatif unique susceptible de résoudre les conflits), qui sera distingué du premier type et illustré à l’aide de la théorie libertarienne de la justice. En guise de conclusion, cet article examinera, à partir des éléments qui seront acquis grâce à cette étude, les différences entre ces deux types de monisme et montrera leur impact sur la théorie politique.
Rendre inutile toute théorie de la justice
Berlin expose dans le premier paragraphe de sa leçon inaugurale à l’Université d’Oxford du 31 octobre 1958 – devenue célèbre sous le nom de « Deux concepts de liberté » – une conception du monisme qu’il attribue à Marx, ainsi qu’à ses précurseurs. Selon cette conception, le monisme consiste dans une proposition pour une société harmonieuse où les problèmes éthiques seront remplacés par des problèmes techniques.
« Si tous les hommes étaient d’accord sur la finalité de l’existence, si nos ancêtres s’étaient contentés de vivre en paix dans le jardin d’Eden, la discipline à laquelle je consacre la chaire Chichele de théorie sociale et politique n’aurait pas de raison d’être. En effet, cette discipline est née de la discorde et s’en nourrit […]. C’est pourquoi ceux qui placent leurs espoirs dans un bouleversement décisif, tel le triomphe décisif de la raison ou de la révolution prolétarienne, doivent se convaincre qu’il est possible de réduire tous les problèmes politiques et moraux à de simples problèmes techniques. Et c’est bien ainsi qu’il faut entendre la célèbre formule de Saint-Simon : remplacer “le gouvernement de personnes” par “l’administration des choses”, ou encore les prophéties de Marx à propos du dépérissement de l’État et de l’avènement d’une nouvelle étape de l’histoire de l’humanité. Ceux pour qui ce genre de spéculations à propos d’une société parfaitement harmonieuse ne sont que vaines chimères qualifient une telle vision d’utopie. »
Berlin reconstruit ainsi sous le nom de monisme l’idée marxiste selon laquelle l’application de certains principes économiques, affranchis de tout débat normatif, produit nécessairement un monde meilleur. Dans ce monde harmonieux et parfait, les débats moraux et politiques seraient vains. Toutefois, la réalisation d’une société parfaitement harmonieuse comporte certaines difficultés d’ordre technique. Pour comprendre la nature de ces difficultés, il est utile d’imaginer dans quelles conditions une théorie de la justice ne serait plus nécessaire. Dans le cas d’un conflit pour le contrôle d’une ressource rare, si la ressource rare en question pouvait être multipliée en quantité suffisante pour satisfaire tous les demandeurs, le conflit serait alors résolu de fait et aucune théorie de la justice ne serait plus nécessaire pour le trancher. De même, il ne serait plus nécessaire de faire appel à des normes pour limiter ou corriger le comportement d’autres individus si chacun était disposé à renoncer à ses prétentions concernant le comportement des autres individus.
Ces difficultés sont rangées par David Hume en deux catégories : l’abondance matérielle et la bienveillance individuelle. Hume conclut son analyse des conditions de possibilité de la justice et de la propriété en affirmant que la réalisation de ces deux conditions suffirait pour rendre inutile toute conception de justice. Pour aboutir à une telle situation, le premier objectif à poursuivre est l’abondance. Les ressources devraient être produites en quantité suffisante pour satisfaire le désir de contrôle de chaque individu. Si les conflits persistent malgré l’abondance des ressources, il suffirait que les individus soient bienveillants, c’est-à-dire qu’ils ne veuillent ni amender les comportements d’autres individus ni contrôler une ressource qui est déjà contrôlée par quelqu’un d’autre.
« Supposons que la nature ait accordé à la race humaine une telle abondance profuse de tous les avantages extérieurs que, sans la moindre incertitude pour l’événement, sans aucun souci ni aucun savoir-faire de notre part, chaque individu se trouve pleinement pourvu de tout ce que ses appétits les plus insatiables peuvent vouloir ou ce que son imagination la plus débordante peut souhaiter et désirer […]. La justice, qui, dans ce cas, serait totalement inutile, serait un cérémonial vain et ne pourrait sans doute jamais trouver sa place dans le catalogue des vertus […]. Supposons maintenant que, bien que les nécessités de l’espèce humaine demeurent les mêmes qu’à présent, l’esprit humain soit tellement élargi et si débordant d’amitié et de générosité que chacun ait pour chacun une extrême tendresse et que chacun n’éprouve pas plus de préoccupation de son intérêt propre que de celui de ses compagnons ; évidemment, dans ce cas, semble-t-il, l’emploi de la justice serait suspendu par une telle bienveillance étendue et jamais l’on n’aurait pensé aux divisions et aux barrières de la propriété et de l’obligation. »
Les conflits qui perduraient dans ce monde utopique où les conditions humiennes seraient remplies sont certainement insignifiants et peuvent être résolus sans faire appel à une conception spécifique de ce qui est juste ou encore moins d’une théorie générale de la justice. L’idée centrale de ces deux conditions humiennes est que si l’on arrive à créer une situation d’abondance matérielle ou une situation de bienveillance individuelle généralisée, alors la question de savoir pourquoi il faut une norme plutôt qu’une autre deviendrait superflue. Berlin identifie des telles positions monistes, qui aspirent à éliminer définitivement le conflit, notamment dans l’Antiquité chez Aristophane, Théopompe, Evhémère, Zénon, Blossios de Cumes, Platon, à l’époque des Lumières (Helvétius, Rousseau, Fichte, Hegel, Saint-Simon, Maistre) et dans la théorie marxiste. En dépit de leurs nombreuses différences, Berlin saisit chez ces auteurs des éléments communs. Par le biais de l’abondance ou de la bienveillance, chacun de ces auteurs aspirerait, selon Berlin, à réaliser le même type de monde utopique.
« Une société vit dans un état de pure harmonie, où tous ses membres vont en paix, s’aiment les uns les autres, sont délivrés des dangers physiques, des besoins de toute sorte, de l’insécurité, des travaux dégradants, de la jalousie, de la frustration, ne connaissent ni injustice ni violence, vivent dans une clarté perpétuelle, égale, sous un climat tempéré, au sens d’une nature généreuse et infiniment féconde. La caractéristique principale de la plupart des utopies, si ce n’est de toutes, est qu’elles sont statiques. Rien parmi elles ne se transforme jamais, car elles ont atteint la perfection : il n’existe aucun besoin de nouveauté ni de changement ; personne ne peut souhaiter modifier un état dans lequel tous les désirs naturels des hommes sont comblés. L’hypothèse sous-jacente est que les hommes possèdent une certaine nature bien déterminée, immuable, et certains buts universels, communs à tous, invariables. Une fois ces buts atteints, la nature humaine est pleinement satisfaite. L’idée même d’une satisfaction universelle présuppose que les êtres humains en tant que tels poursuivent les mêmes buts fondamentaux, identiques pour tous, en tout temps comme en tout lieu. S’il n’en n’est pas ainsi, l’Utopie ne serait pas Utopie, car la société parfaite ne saurait alors satisfaire parfaitement tout le monde. »
Atteindre soit la bienveillance individuelle soit l’abondance des biens présupposerait de remplacer les questions morales et politiques par des questions techniques. Celles-ci consistent à savoir comment créer une abondance de ressources ou encore comment rendre les individus bienveillants. Mais ce qui est important pour l’argumentation présente est que ces deux démarches, qui proposent d’accéder à une société où le conflit serait inexistant, s’attachent à rendre inutile toute théorie de la justice.
Dans son étude du monisme, Berlin se concentre surtout sur la critique des conséquences politiques de cette utopie. Dans un entretien publié en 1990 dans The Observer, Berlin manifeste sa « totale opposition à l’idée de solution finale, quelle qu’elle soit ».
Berlin, justifie son opposition à l’égard du monisme par le fait que l’adoption de ce paradigme axiologique comporte nécessairement des conséquences liberticides.
« Chacun de ces six penseurs [Helvétius, Rousseau, Fichte, Hegel, Saint-Simon, Maistre] était hostile à la liberté ; leurs doctrines en étaient, sous certains aspects évidents, l’antithèse directe, et leur influence sur l’humanité, non seulement au 19e siècle mais aussi au 20e, s’est puissamment faite sentir dans cette direction antilibérale. Il n’est guère besoin d’ajouter que cela est devenu, au 20e siècle, le problème le plus aigu de tous. »
Cette relation causale entre le monisme et son hostilité à la liberté négative repose, selon Berlin, sur le fait qu’une vision unique du monde ne peut être accomplie que si les autres visions étaient rejetées d’emblée comme incorrectes. Ainsi, Berlin reconnaît dans ce processus théorique l’empreinte évidente de la doctrine moniste qui bâtit des murs conceptuels afin d’empêcher les contre-arguments d’y pénétrer.
« L’ingéniosité, toute la subtilité, l’immense intelligence et parfois la profondeur avec lesquelles ils exposent et étayent leurs systèmes, bref, tout le vaste arsenal intellectuel que l’on trouve déployé dans les œuvres des principaux philosophes de l’humanité, ne sont bien souvent que les fortifications d’une citadelle intérieure – des armes antiassaut, des objections à des objections, des réfutations de réfutations, des tentatives pour prévenir et repousser les critiques existantes ou possibles de leurs vues et de leurs théories ; et nous ne comprendrons jamais ce qu’ils ont vraiment voulu dire, à moins de franchir ce barrage d’ouvrages défensifs et de pénétrer jusqu’à la vision centrale, cohérente et unique qui se trouve au-dedans, et qui bien souvent n’est ni complexe ni élaborée, mais simple, harmonieuse et aisément perceptible comme un tout. Nos six penseurs [Helvétius, Rousseau, Fichte, Hegel, Saint-Simon, Maistre] avaient tous une vision de ce genre. »
C’est précisément parce que le paradigme moniste ne prévoit pas la possibilité des critiques qu’il ne participe à aucun débat. Pour cette raison, Berlin déclare que l’objectif de son argumentation ne consiste pas à soutenir « que Marx ait dit des choses fausses, ni même douteuses » .
En revanche, la critique de Berlin à l’égard du monisme et de Marx en particulier vise le fait que « Marx souhaitait comprendre, grâce à l’analyse rationnelle, les causes par lesquelles les faits humains se produisent de telle ou telle façon, celles qui font que, jusqu’ici, les êtres humains n’ont connu que des échecs ou peu s’en faut, et celles qui leur donneront à l’avenir la possibilité et la volonté d’atteindre la paix, l’harmonie, la collaboration et, par-dessus tout, cette compréhension de soi qui est la condition préalable d’une gouverne rationnelle ».
Pour Berlin, ce n’est pas un accident que ces démarches utopiques soient souvent associées avec des agencements politiques de type totalitaire. Ces utopies se nourrissent d’illusions intellectuelles qui sont non seulement impossibles à mettre en pratique mais aussi dangereuses.
« La possibilité d’une solution finale […] s’avère une illusion très dangereuse. Car si l’on croit réellement à la possibilité d’une telle solution, alors il ne fait nul doute qu’aucun coût ne serait trop élevé pour y parvenir […]. C’était l’idéal de Lénine, de Trotski, de Mao, de Pol Pot […]. Puisque je connais l’unique chemin qui mènera à la solution définitive des problèmes de la société, je sais par où conduire la caravane de l’humanité ; […] et si je rencontre une résistance, due à l’ignorance ou à la malveillance, alors elle devra être brisée, et des centaines de milliers d’hommes périront, s’il le faut. »
En tout cas, la prétention de détenir la vérité et la foi dans son caractère immuable rendent la persuasion et l’argumentation superflues. La réalisation des objectifs utopiques du monisme signifie le remplacement de l’argumentation par la violence. La liberté de choisir parmi les multiples vérités et conceptions de vie se voit ainsi remplacée dans ce paradigme moniste par la contrainte d’accepter une seule vérité et une seule conception de vie. C’est précisément pour ce fait que ce type de monisme ne peut pas être dissocié des processus politiques violents mis en place par des agencements de type totalitaire.
« Des penseurs dogmatiques comme Marx […] ont prétendu posséder la vérité. Ce qui les rassemblait, c’était de croire qu’il existait un unique modèle universel et une seule méthode pour l’appréhender et qu’en les connaissant les hommes d’État se seraient moins trompés et l’humanité aurait échappé à plus d’une horrible tragédie […]. De ce point de vue, le jugement politique ne devait plus jamais relever de l’instinct, du flair, ni des soudaines illuminations d’un génie qui échappe à l’analyse, mais reposer sur les fondations d’une connaissance indubitable […]. Cette thèse aurait été plus plausible si ces prétendus principes n’avaient pas été sans cesse et violemment renversés par des événements qui laissaient leurs systèmes théoriques en ruine […]. Si la croyance dans les lois de l’histoire et du “socialisme scientifique” a servi à Lénine et Staline, ce n’était pas en tant que connaissance mais en tant que foi fanatique qui justifiait une conduite impitoyable et ôtait doutes et scrupules. »
La thèse soutenant la possibilité de rendre inutile toute théorie de la justice se retrouve chez Marx dans son texte célèbre intitulé « Critique du programme de Gotha ».
« Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, par la suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel ; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie ; quand, avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues, et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance – alors seulement on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit bourgeois. »
Marx voit l’apparition d’une société sans conflit grâce à l’application d’une série de procédures qu’il décrit dans « Le manifeste du Parti communiste » : l’expropriation de la propriété foncière, la confiscation de la rente foncière, l’abolition de l’héritage, la confiscation de la propriété des émigrants et des rebelles, la centralisation du crédit et des moyens de transport dans les mains de l’État, l’augmentation des manufactures nationales, le travail obligatoire pour tous, l’éducation publique et gratuite de tous les enfants. « Naturellement, tout cela ne peut se faire dès l’abord sans attenter despotiquement aux droits de propriété et aux rapports de production bourgeois ».
En fin de compte, selon Marx, ces procédures devraient faciliter le passage d’une société socialiste (marquée par la répartition des ressources rares en fonction de la quantité de travail dépensé) à une société communiste (marquée par la répartition des ressources rares en fonction des besoins personnels). Ce passage correspond au passage d’un monde de rareté à un monde d’abondance.
Dans ce monde d’abondance, décrit dans « Critique du programme de Gotha », tout ensemble normatif et a fortiori tout droit positif deviennent obsolètes précisément parce qu’aucun conflit ne sera plus concevable. Évidemment, toute la question est de savoir comment, c’est-à-dire par quels moyens nous pourrions y arriver. En laissant entendre que la mise en place d’un nouveau système de redistribution suffira pour aboutir à une situation d’abondance, Marx fournit peu d’indications concernant les mécanismes concrets en mesure de faciliter le passage du socialisme au communisme. Cependant, dans un autre texte de référence pour la pensée marxiste, nous pouvons retrouver une idée qui stimulera par la suite d’autres penseurs. Il s’agit de l’idée selon laquelle, avec l’avènement de la machine, les produits nécessaires à la satisfaction des besoins humains pourraient être fournis en abondance.
Mais même si la machine prenait la place de l’homme et même dans l’hypothèse où elle produirait en quantité abondante toutes les ressources matérielles nécessaires, l’harmonie parfaite resterait encore un idéal à atteindre. Le fait même d’utiliser les machines pour produire abondamment les biens matériels ne suffit pas pour prévenir tous les types de conflit. Tant que les humains ne deviennent pas eux-mêmes des machines, les conflits pour la délimitation des droits et des obligations de chacun restent concevables et des normes doivent être envisagées pour les résoudre.
Avant d’exposer la deuxième dimension du monisme, il est d’abord important de montrer comment la critique formulée par Isaiah Berlin s’applique à ce type de monisme marxiste proposant l’élimination définitive du conflit. En bref, toute démarche qui s’attache à réaliser un monde utopique doit tenir compte de la pluralité des valeurs existantes. « Je crois qu’il y a une pluralité de valeurs que les hommes peuvent et doivent chercher et que ces valeurs sont essentiellement différentes ».
Le pluralisme en tant que conception du monde opposée à ce type de monisme affirme que les problèmes éthiques et politiques n’ont pas de solution technique. Les tentatives proposant d’instaurer l’abondance et la bienveillance au lieu de justifier un modèle juste pour la redistribution des ressources rares ne parviennent pas à quitter le domaine normatif. Il en est ainsi car, à l’instar de Marx, tous les théoriciens de l’abondance doivent d’abord expliquer qui devrait produire les machines. Est-il neutre pour le socialisme de l’abondance de savoir par quelles voies il est possible d’y arriver ? Qui devrait produire et entretenir ces machines ? Quelles sont les préférences qui devraient être satisfaites en priorité ? Qui établit la structure de la production et de consommation ? En bref, pourquoi serait-ce cette personne ou ce groupe de personnes qui devraient produire telles machines plutôt que d’autres personnes ou d’autres groupes de personnes ?
En effet, ces questions sous-tendent une idée fondamentale. Puisque les ressources impliquées dans la production ne préexistent pas, elles devraient être produites à leur tour. Ce fait n’est pas neutre du tout du point de vue normatif. Concrètement, dans l’hypothèse où personne ne voudrait produire les machines, il faudrait tout de même forcer certains individus à travailler. Autrement dit, tant que les ressources nécessaires à la prévention des conflits pour le contrôle des ressources rares ne sont pas données (donc tant qu’elles doivent être encore produites), on doit encore spécifier qui devrait les produire, dans la situation où personne ne se montrera suffisamment bienveillant pour le faire.
Ce n’est pas un accident que la plupart des promesses d’abondance s’associent avec une réforme morale des individus sur des bases coercitives afin de compléter les éventuelles carences de la production. Cette réforme consiste à contraindre à produire des biens ou à restreindre la consommation. Si nous spécifions pourquoi certains individus devraient produire certaines choses et pourquoi certains individus devraient s’abstenir de consommer certaines choses, nous formulons implicitement des propositions normatives spécifiant des obligations et des restrictions. Mais en procédant ainsi, non seulement nous n’aboutissons pas au but fixé (qui était celui d’apporter l’abondance en prévenant le conflit) mais nous instaurons par la même occasion une morale unique.
Les résultats préconisés par cette opération sont précisément ceux visés par Berlin dans sa critique virulente à l’égard du monisme. En bref, pour Berlin, la recherche de l’abondance n’est qu’un prétexte pour instaurer un régime totalitaire. Dans un tel régime, les hommes nouveaux ne sont pas des hommes, la morale unique n’est pas une morale. D’où sa conclusion que le monisme n’est qu’une illusion intellectuelle et que cette illusion est dangereuse.
[…]
En bref, ce qui rapproche le monisme du deuxième type et le pluralisme berlinien, c’est la défense commune de la pluralité des valeurs. Bien qu’incommensurables, ces valeurs sont considérées comme raisonnables si elles sont reconnues comme telles par ceux qui les poursuivent. Si des valeurs incompatibles peuvent être poursuivies simultanément, c’est précisément parce que chaque membre de la société reconnaît comme raisonnable l’incompatibilité entre ses propres valeurs et celles des autres. De ce point de vue, le monisme du deuxième type et le pluralisme berlinien se distinguent du monisme du premier type. Puisque, dans le paradigme moniste du premier type, le processus de production censé apporter l’abondance nécessite la mobilisation de toutes les ressources disponibles dans la société, les valeurs incompatibles avec ce processus devraient être abandonnées.
En revanche, ce qui distingue le pluralisme berlinien du monisme du deuxième type, c’est la façon d’interpréter le concept de « rationalité ». Tandis que, pour Berlin, la raison rend compréhensible l’incompatibilité entre différentes valeurs, pour les libertariens, la raison permet de déduire une seule théorie de la justice. Ces différences sont évidentes si l’on observe leurs conséquences politiques. Les libertariens défendent comme légitime uniquement les agencements politiques en mesure de protéger sans aucun compromis la liberté négative de chaque membre de la société. Le libéralisme qui découle du pluralisme berlinien est essentiellement conflictuel. Selon la caractérisation de John Gray, l’agencement politique dérivé du pluralisme des valeurs peut prendre une multitude de formes, selon les valeurs qui se retrouvent en conflit à un moment donné dans une certaine société.
Nonobstant cette divergence, le monisme du deuxième type et le pluralisme des valeurs se retrouvent au même niveau d’analyse et se distinguent radicalement du monisme du premier type.
Cette différence est visible dans le fait que le monisme de type marxiste et le monisme de type libertarien ne peuvent pas se retrouver dans une même théorie politique. De fait, une théorie politique qui répond à la question de savoir quelle est la condition suffisante pour rendre inutile toute théorie de la justice ne peut pas employer les mêmes outils analytiques pour savoir s’il y a une ou plusieurs solutions justes pour résoudre les conflits existants. Autrement dit, la perspective d’une société abondante rend obsolète le problème de la justice distributive (le règlement équitable des conflits pour le contrôle des ressources rares). Ainsi, nous pouvons conclure, à la lumière de cette dichotomie, qu’une seule théorie politique ne suffit pas pour couvrir les deux dimensions du monisme.
En bref, les quatre types de raisonnements erronés engendrés par la confusion entre les deux sens du monisme sont les suivants :
- Puisque le débat sur la justice est incontournable, les conflits peuvent recevoir une pluralité des solutions.
- Puisqu’il y a une pluralité de solutions justes pour résoudre les conflits, le débat sur la justice est incontournable.
- Si la théorie de la justice est inutile, alors il y a une seule solution juste pour résoudre les conflits existants.
- S’il y a une seule solution juste pour résoudre les conflits, la théorie de la justice est inutile.
Ces quatre types d’erreurs d’argumentation représentent autant de barrières entre les défenseurs des deux types de monisme.
De ce point de vue, la rupture opérée dans la tradition marxiste par les auteurs écrivant dans le sillage de Gerald Allen Cohen rend compte pleinement de l’ampleur du débat sur la justice. Les marxistes analytiques inspirés par les écrits plus récents de G. A. Cohen ne cherchent plus à montrer comment rendre inutile toute théorie de la justice, mais à indiquer les limites de la théorie de la justice fondée sur le principe de la propriété de soi.
Ces auteurs se définissent comme des libertariens de gauche et s’opposent aux libertariens de droite (Rothbard et Hoppe), notamment en ce qui concerne la signification de l’axiome de la propriété de soi. Il n’est pas nécessaire de rentrer dans les détails de ce débat pour saisir son point saillant, qui consiste à noter la rupture entre les marxistes et les libertariens de gauche. Tandis que les marxistes contestaient le système normatif en tant que tel, les libertariens de gauche contestent sa justesse.
Le fondement de ce débat requiert des analyses supplémentaires, mais c’est à la lumière de la distinction explicitée dans cet article que nous pouvons établir que ce débat n’est pas entre deux types de monisme mais à l’intérieur du deuxième type de monisme. »
– Eabrasu, M. (2009). Deux lectures monistes d’Isaiah Berlin. Revue française de science politique, vol. 59(5), 853-872.
« Dans un de ses plus fameux essais, Isaiah Berlin proposait de distinguer deux idéaux-types d’esprits humains, ceux, hérissons, qui organisent leur vie et leur pensée en fonction d’une seule et unique vision centrale, une vision moniste du monde, et ceux, renards, qui ne cessent de multiplier les pistes, poursuivant plusieurs fins à la fois, souvent contradictoires, bifurquant ici et là, toujours guidés par une vision pluraliste du monde.
[…]
Il est toujours difficile d’introduire une pensée renard. Celle des hérissons est finalement plus aisée à saisir, son mouvement est plus concentrique, tassée autour de quelques concepts, souvent puissants. La pensée hérisson se love toujours autour d’un paradigme, une grande idée qui revient de manière récurrente comme un refrain entêtant, une obsession froide que les critiques ont en définitive peu de peine (et de joie ?) à reconstruire.
Les esprits renards ; eux, au contraire, ne cessent de courir, la pensée et le mouvement. Et cette pensée est l’émouvant de leur œuvre. Saisir cette pensée en liberté des esprits renards est autrement plus ardu. On a beau sonner le clairon des concepts, lâcher les chiens de garde des paradigmes, cette pensée toujours échappe, par quelque sous-bois d’elle seule connu, frétillante comme une eau vive, fluide, liquide comme une anguille, rapide comme un renard qui s’évanouit dans la brume et la montée du jour. Celle de Guy court le long de l’histoire contemporaine de l’Espagne aux Amériques, elle bifurque par les sentiers des délices démocratiques, s’attarde à la croisée des populismes de l’Est et de l’Ouest, du Nord au Sud. Aussi, je n’ai pas de meilleure définition – mot horrible pour tenter d’enfermer à double tour ce qui nous échappe, nous égare, nous tient en vie, hors d’haleine, le souffle coupé par la course d’une pensée en liberté – que celle donnée par un poète, chilien, lui aussi amoureux des mots et des paradoxes, Vicente Huidobro : « les quatre points cardinaux sont trois, le Nord est le Sud ». C’est à cet amour des mots et des paradoxes que l’auteur de cette introduction souhaite rendre grâce. »
– Santiso, J. (2009). Introduction. Une pensée en liberté. Dans : Javier Santiso éd., À la recherche de la démocratie: Mélanges offerts à Guy Hermet (pp. 5-9). Editions Karthala.
Lectures supplémentaires / complémentaires :
- Jahanbegloo, R. (1996). Isaiah Berlin libertés. Études, tome 384(1), 57-66.
- Pettit, P. (2011). L’instabilité de la liberté comme non-interférence : le cas d’Isaiah Berlin. Raisons politiques, 43(3), 93-123.
- Zaganiaris, J. (2004). Des origines du totalitarisme aux apories des démocraties libérales : interprétations et usages de la pensée de Joseph de Maistre par Isaiah Berlin. Revue française de science politique, vol. 54(6), 981-1004.
- Delannoi, G. (2000). Isaiah Berlin, libéral et pluraliste. Commentaire, numéro 89(1), 194-197.
- Skinner, Q. (2002). Un troisième concept de liberté au-delà d’Isaiah Berlin et du libéralisme anglais. Actuel Marx, 32(2), 15-49.
- Leca, J. (1995). Libéralisme, pluralisme et communautarisme : actualité d’Isaiah Berlin. Commentaire, numéro 70(2), 369-382.
- Delannoi, G. (2006). La liberté est-elle négative ?. Commentaire, numéro 115(3), 745-754.
- Leca Jean. La démocratie à l’épreuve des pluralismes. In: Revue française de science politique, 46ᵉ année, n°2, 1996. pp. 225-279.