Varia V

« […] Le Présent liquide, dernier ouvrage de Zygmunt Bauman traduit en français, s’achève sur un constat d’urgence :

« Quand nous avons remodelé le cours de notre vie pour en faire une série infinie de quêtes égocentriques, chaque épisode étant vécu comme une ouverture sur le suivant, il ne reste pas un instant pour réfléchir à la direction, prise, au sens de tout cela. »

On peut se demander si l’un des fils rouges de la pensée de Zygmunt Bauman n’est pas le besoin de tempérer l’opposition doxographique de la logique et de la dialectique par un retour à l’œuvre d’Aristote. Rappelons l’admiration que vouaient Karl Marx et Auguste Comte à ce dernier, sans pour autant qu’aucun des deux penseurs reconnaisse clairement sa dette. Certes, c’est une vieille question que de savoir si Marx peut être considéré, à l’instar d’Auguste Comte dans la majorité positiviste de la France, comme l’un des pères fondateurs de la sociologie. En effet, avec cette science humaine, l’étendue du champ d’investigation de cette discipline prend une ampleur philosophique rétrospective considérable. La spécificité de la science sociologique n’apparaît pas immédiatement mais seulement après un long développement historique. Les deux penseurs ont donc fait « école », et Zygmunt Bauman, qu’il s’agisse de la politique, de l’économie ou de la famille, développe des principes fondamentaux dont l’alternative est faite d’une certaine convergence entre les écrits de Marx sur Aristote dans la première préface de la Critique de l’Économie politique (1859) et du commentaire de Lénine en exil à Zurich sur la traduction en russe de La Métaphysique d’Aristote.

  • Le processus de développement industriel, s’il est pris en compte par l’économie et la politique, est étroitement lié à une philosophie linéaire de l’histoire et délibérément optimiste à long terme. « Si, par exemple, fait remarquer Marx dans le Livre I du Capital à propos d’Aristote, les navettes des tisserands tissaient d’elles-mêmes, le chef d’atelier n’aurait plus besoin d’aides, ni le maître d’esclaves. »

L’explication sociologique du changement réduit le rôle du facteur politique au lien qu’il établit avec un dynamisme économique. Aristote n’imagine pas l’action politique révolutionnaire à l’avance, il la pense comme le mouvement des « cités » et l’adaptation des « lois » à ce changement. Alors qu’Aristote s’attache aux différents modes de l’« inégalité » dans une société politique et esquisse une typologie des changements de régime dans une perspective plutôt anhistorique, Marx voit dans les modes de production la clé d’une évolution procédant par étapes révolutionnaires et ajoute dans une lettre aux populistes russes que « des événements d’une analogie frappante, mais se passant dans des milieux historiques différents, amènent des résultats tout à fait disparates. En étudiant chacune de ces évolutions à part et en les comparant ensuite, l’on trouvera facilement la clé de ces phénomènes, mais on n’y arrivera jamais avec le passe-partout d’une théorie historico-philosophique dont la suprême vertu consiste à être suprahistorique » (réplique à Mikhaïlovski rédigée en français en novembre 1877 et rendue publique après sa mort en 1884). Marx s’était élevé contre la tentative de ses interprètes de présenter son esquisse de la genèse du capitalisme dans l’Europe occidentale comme une théorie historico-philosophique de la marche générale.

On peut dire que le passage d’un capitalisme « solide » à sa liquéfaction renvoie au rapport qu’entretient le processus de la construction européenne avec la mondialisation capitaliste : retour de l’« esprit colonial » et des ravages humains causés par les déplacements de populations, flux errants de capitaux, de marchandises et de main-d’œuvre, apologie du surarmement et justification de l’humiliation des peuples.

  • La dimension historique qui reste à l’arrière-plan chez Aristote va chez Marx commander toute la sociologie et tenir lieu inextricablement de cause finale et de cause formelle. Deux causes soigneusement distinguées par le fondement sociologique qu’on trouve chez Aristote.

Autre fil d’Ariane de ce qu’observe Zygmunt Bauman, une histoire bimillénaire de l’exil qui fut à ses débuts celui des populations itinérantes successives, mais qui aboutit au xxe siècle à la transformation du phénomène migratoire en meurtres de masse et en génocides.

Le capitalisme, en se mondialisant ou, mieux, en entamant une nouvelle période de sa globalisation, a engendré une massification de l’errance pour des populations défavorisées entières (la famine et les guerres ethniques se sont ajoutées à l’immigration de la force de travail légale ou clandestine dans les centres industriels de l’Europe). Cette fois-ci, l’intégration n’est pas le terme du voyage.

  • Les capacités d’assimilation du capitalisme mondial seraient-elles épuisées ?

En tout cas,

  • la précarité et la volatilité se généralisent aussi dans le domaine des flux migratoires.
  • La fluidité des électorats accompagne la montée générale du racisme ; le retour à un certain nationalisme en atteste.
  • Le chômage structurel aggrave cette situation et agrandit la masse des « hommes-Kleenex », tandis qu’elle jette les salariés restants dans une précarité existentielle.
  • Le lien social se fluidifiant, le capitalisme global dans sa phase financière engendre une violence tragique et inédite.
  • Il y a négation des valeurs humaines ou simplement morales par implosion du lien social.

La possibilité ontologique d’être soi-même et en commun avec les autres est quasi liquidée.

  • Sans doute est-il trop tôt, selon les dires mêmes de Zygmunt Bauman, pour « esquisser un nouveau modèle général et encore moins exhaustif de la nouvelle condition humaine.

Un modèle de ce type, si soigneusement élaboré qu’il soit, vieillirait avant même d’avoir atteint la maturité, car la mondialisation de la condition humaine est loin d’être achevée et aucune des descriptions du mode d’unité planétaire et des dangers nouveaux qu’il comporte ne saurait prétendre être autre chose qu’un “ exercice de style”, un récit voué à être révisé et repris sans fin ».

  • On peut considérer que c’est au tournant des années 1990 que Zygmunt Bauman commence à analyser la phase actuelle du capitalisme et son processus de globalisation qu’il désigne sous le nom de « modernité liquide ».

Sont à la fois désignés par ce terme

  • les transformations de l’être social dans l’épuisement du communisme historico-autoritaire,
  • la généralisation de la consommation et la perte de vue de sa finalité,
  • l’affadissement des rapports de classes et notamment l’élimination de la mission rédemptrice de la classe ouvrière,
  • la montée des risques et de l’incertitude,
  • le changement de fonction de l’État et l’émergence d’une conception morale renouvelée mais aussi hypocrite que la précédente :
    • l’appât du gain financier justifie aux yeux de l’opinion publique toutes les destructions-rénovations.

En devenant de plus en plus transnationale, financière, communicationnelle, cette nouvelle phase du capitalisme remet en cause les formes apparemment stables des processus de travail dans la grande entreprise (extension de l’« externalisation » par la sous-traitance), il amenuise « le bec et les ongles » des organisations ouvrières (syndicats et partis de masse) capables de penser une authentique alternative. Les structures sociales dans lesquelles la réflexion créatrice, la prévision et l’action à long terme pouvaient s’inscrire sont marginalisées.

Avec La Vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité (2003), L’Amour liquide. De la fragilité du lien entre les hommes (2004), et La Société assiégée (2005), traduits en français et audacieusement publiés sur une courte période par les courageuses éditions Le Rouergue-Chambon, Zygmunt Bauman acquiert dans notre pays un début de notoriété.

  • Mais c’est avec Le Présent liquide, ouvrage davantage « grand public » que les précédents, paru au Seuil en 2007 et traitant des « peurs sociales et obsession sécuritaire », qu’il touche de façon plus profonde et plus populaire la conscience de citoyens devenus « peureux » et hantés par la « crainte de l’insécurité ».
  • Chemin faisant, il aborde les racines philosophiques de la « peur ». Dans le moment même de la destruction d’institutions d’autodéfense collectives grandit une propension certaine aux solutions individuelles isolées, pourtant inadéquates, face aux difficultés sociales…

C’est le « chacun pour soi et malheur aux vaincus », aux perdants.

  • La débrouille règne, la peur est là.
  • Elle n’est plus celle du monstre, mais celle du quidam assimilé à la « racaille » ou aux « terroristes ».

L’inclination éthique à assumer la responsabilité du sort de l’autre est alors neutralisée ou, à la limite, rendue inefficace.

Le soupçon pèse ainsi potentiellement sur chacun d’entre nous.

Cependant que l’esprit critique érigé en système dogmatique ne sert plus qu’à discréditer les pères de la modernité désignés dans les manuels scolaires comme les « philosophies du soupçon » (Marx, Freud, Nietzsche, etc.), la tendance de l’opinion publique aboutit aujourd’hui à unifier le xxe siècle comme ayant été celui des seuls « totalitarismes » assimilés aux utopies.

  • Or il convient de faire la différence entre les utopies.
  • Certaines sont mortifères, ce sont des utopies paralysantes parce que non localisables,
  • d’autres sont plutôt dynamisantes parce que « pré-analysées », ce qui signifie, chez Zygmunt Bauman, que nous sommes en quelque sorte « condamnés » à réussir nos rendez-vous à venir avec l’utopie

Dans un chapitre remarquable, l’auteur du Présent liquide évoque quelques ambiguïtés (oxymores) d’usage récent et significatif de son analyse.

De la même manière que la qualification de « social » confond délibérément dans l’expression contemporaine « mouvement social » ce qui est de l’ordre de la société tout entière, et ce qui est de l’ordre du progrès social, Zygmunt Bauman s’intéresse aux clôtures langagières qui séparent, par exemple, le « ghetto volontaire des puissants » et les « nombreux ghettos imposés aux démunis » démultipliant les « espaces interdictionnels », ou encore les « murs de frontières » et les « murs dans la tête » (il est, par exemple, plus difficile d’imaginer l’institutionnalisation de la torture en Israël ou aux États-Unis que de constater l’existence du mur qui entoure aujourd’hui la Palestine).

À mon sens, pour Zygmunt Bauman, « la politique est de plus en plus locale dans un monde de plus en plus modelé par des processus planétaires ». Si proche et si distante à la fois.

Il s’agit donc, à notre époque, de comprendre que l’incertitude et l’aléatoire provoquent la peur et la précarité croissantes.

  • En deux mots, nous rêvons d’« un monde fiable, sur lequel on puisse compter », en même temps que nous prenons conscience que le progrès a bien plutôt été jusqu’ici la « quête de l’utopie plutôt que sa réalisation ».

Dans les rêves contemporains, la conception du progrès semble être passée du discours de l’amélioration partagée à celui de la survie individuelle. À cet égard, mieux vaut être « chasseur » d’avenir que « chassé » du futur. »

– Spire, A. (2007). Critique de l’actuelle condition humaine. Nouvelles FondationS, 7-8(3), 36-38. 

 

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« Les notions de politisation et de dépolitisation ont fait l’objet d’investissements scientifiques croissants au sein des sciences sociales françaises depuis les années 1990. Ce couple notionnel a ainsi permis de renouveler les travaux sur le militantisme et l’engagement, les élites, les rapports ordinaires au politique ou encore l’action publique. Toutefois, le succès de ces vocables s’est accompagné d’une dilution sémantique, finissant par recouvrir une multiplicité d’acceptions. La tâche de cet article est donc de proposer une cartographie synthétique de ces significations. Toutefois, là où les synthèses existantes insistent davantage sur d’autres aspects, configurant l’état de la littérature à partir de dimensions comme la politisation des individus (Aït-Aoudia et al., 2011) ou la question des temporalités et des échelles (Déloye et Haegel, 2017), je me pencherai ici sur la dimension spécifiquement discursive de la politisation.

Cet article se veut ainsi la contribution d’un politiste à un dialogue transdisciplinaire entre sociologie politique et analyse du discours. Il s’agira de montrer les analogies et les complémentarités entre les théories de la politisation développées en sociologie politique et les travaux menés en analyse du discours politique.

Je tâcherai de montrer qu’on peut dégager, derrière la pluralité d’acceptions et de conceptualisations, deux grandes approches de la politisation discursive. La première appréhende la politisation comme qualification spécialisée ; un énoncé est politisé lorsque le contexte dans lequel il est proféré est socialement constitué comme politique (qu’il s’agisse de l’énonciateur ou du médium par lequel il est exprimé) et/ou lorsque son contenu se réfère au champ politique ou est labellisé comme politique. À l’inverse, un discours est dépolitisé lorsqu’il n’est plus énoncé dans un contexte politique, ne se réfère plus au champ politique ou que sa qualification politique est déniée (1). La seconde appréhende, quant à elle, la politisation comme un registre d’énonciation qui dépasse de loin la seule référence au champ politique ; dans cette perspective, un discours est politisé lorsque les énoncés qui le constituent tendent à légitimer un pouvoir, introduisent des dissensus et/ou prétendent parler à l’échelle de la cité. De manière symétrique, la dépolitisation consiste alors en des stratégies discursives recourant à l’abandon du travail de légitimation, à l’euphémisation, voire la négation du dissensus et/ou à la spécification du référent à un niveau plus singulier, plus particulier (2). Nous aborderons chacune d’elles successivement.

 

La politisation comme qualification spécialisée

Une première approche de la politisation l’appréhende essentiellement à travers le rapport à l’État et au champ politique. Dans cette perspective, les travaux de Philip Converse dans l’après-guerre (Converse, 1964) mettant au cœur de l’analyse la notion de compétence politique ont été poursuivis en France, notamment par Pierre Bourdieu (1979, p. 466), Daniel Gaxie (1978 et 2002) ou Nonna Mayer (2003). Dans une approche quelque peu différente, l’ouvrage de Jacques Lagroye sur la politisation rassemble des contributions qui se proposent d’observer comment des individus – juristes, fonctionnaires, militants associatifs, simples citoyens – interagissent avec le champ politique et en contestent la clôture. Cette approche se démarque de définitions plus classiques de la politisation, portant soit sur le traitement politique d’une question ou d’un enjeu, soit sur l’intérêt pour la politique des individus. Lagroye définit la politisation comme un « processus de requalification des activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d’un accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause la différenciation des espaces d’activité » (Lagroye, 2003, p. 360). Cette approche est donc indissociable d’une approche en termes de champ ou de secteur politique, univers politique autonome, constitué de professionnels de la politique et doté de logiques, d’institutions et d’une légitimité qui lui sont propres. Pour cette raison, comme le relève Camille Hamidi, « les exemples que J. Lagroye propose de tels processus, sur la base des études de cas présentées dans l’ouvrage éponyme, l’amènent par la suite à resserrer cette définition » (Hamidi, 2006, p. 9) ; en effet, cette (re)qualification peut résulter de deux phénomènes : « une requalification objective, lorsqu’un enjeu ou un dossier qui se situe initialement hors du champ politique est saisi par des acteurs socialement définis comme politiques, ou une requalification subjective, lorsque les acteurs impliqués labellisent leurs pratiques comme étant politiques » (Idem). Il n’y a donc qualification qu’en référence au champ politique spécialisé dans la mesure où cette approche met au cœur de l’analyse de la politisation la question du passage des frontières.

En ce sens, la qualification chez Lagroye correspond pour l’essentiel à ce que Sophie Duchesne et Florence Haegel nomment « politisation par spécialisation » (Duchesne et Haegel, 2004). Dans cette première approche, la politisation d’un discours est appréhendée en termes de (re)qualification politique et, symétriquement, la dépolitisation comme déqualification. Abordons plus avant chacun des deux types de qualification politique.

 

La qualification politique objective

La qualification politique objective prend elle-même deux formes principales : un énoncé est politisé dès lors que le contexte d’énonciation est politique ou qu’il présente un contenu en rapport avec le champ politique. Dans le premier cas, la qualification politique objective désigne l’énonciation dans un contexte socialement constitué comme proche du champ politique. Les indicateurs de la politisation discursive renvoient dans ce cas à deux dimensions du contexte d’énonciation : le statut de l’énonciateur et/ou le statut du médium dans lequel l’énoncé est exprimé, indépendamment même de la forme ou du contenu de l’énoncé. Il peut ainsi y avoir politisation lorsque des professionnels de la politique (élus, militants ou cadres de parti, membres du gouvernement, etc.) interviennent dans un domaine qui ne l’était pas, ce que Lagroye nomme le « détournement de finalité » (Lagroye, 2003, p. 365). Le « discours politique est [ici] celui que tiennent les hommes et femmes politiques dans l’exercice de leurs fonctions » (Le Bart, 1998, p. 7). Un énoncé sera d’autant plus politisé que son énonciateur est intégré au champ politique. L’autre dimension du contexte d’énonciation est le médium, c’est-à-dire à la fois le support matériel dans lequel l’énoncé est exprimé et le genre discursif duquel il relève : discussion orale, revue militante, télévision, tribune de journal, conférence de presse, etc. Un énoncé sera alors plus ou moins politisé en fonction de la position de ce médium par rapport au champ politique : s’exprimer dans un meeting, dans des groupes d’experts indépendants ou dans un quotidien de presse n’a pas la même portée politique. Par ailleurs, cela modifie également la manière de s’exprimer, ce qui nous amène à notre second point.

La qualification politique objective peut se déterminer non seulement en fonction du contexte énonciatif mais aussi du contenu de l’énoncé, que l’énonciateur soit un professionnel de la politique ou un citoyen ordinaire. Les indicateurs de politisation discursive relèvent alors de deux types : le référent de l’énoncé et/ou la mobilisation de schèmes ou de codes discursifs propres au champ politique. Les énoncés peuvent référer aux acteurs politiques, qu’il s’agisse d’acteurs individuels (élus, ministres, responsables partisans, agents publics, etc.) ou collectifs (partis, collectivités locales, État, etc.), d’acteurs du champ politique ou des pouvoirs publics.

Mais ils peuvent référer également à des questions ou des thématiques considérées comme relevant du champ politique, qu’il s’agisse de telle ou telle politique publique sectorielle (politique du logement, de l’immigration, de l’emploi, etc.) ou des réformes qu’il faudrait mener. Par ailleurs, la politisation du contenu de l’énoncé peut se faire non seulement par la référence mais également par le recours à certaines modalités discursives propres au champ politique. Les deux sont souvent liées comme dans l’énoncé du type « Untel n’est pas de gauche ; en fait c’est un libéral ». On articule ici référence (Untel) et mobilisation de codes discursifs, en l’occurrence de catégories idéologiques (libéralisme) et de systèmes d’opposition (« gauche » est opposé à « libéral » par le « en fait »). Parmi ces codes discursifs, les idéologies politiques appréhendées ici comme « métalangages » (Bon, 1985) sont sans doute les plus repérables. On peut les observer à travers les oppositions duales qui structurent le champ idéologique et sont largement façonnées par le système politique (libéralisme/socialisme, méritocratie/égalitarisme, autorité/liberté, universalisme/différentialisme, etc.) et qui se donnent à voir dans les champs lexicaux et les schèmes argumentatifs employés. Au-delà de l’idéologie, la mobilisation de codes propres à des genres discursifs relevant de la sphère politique comme le tract, l’allocution du chef de l’État ou le journal militant constitue un autre bon indicateur (Mayaffre, 2002).

[…]

Les procédés discursifs isolés ici reposent sur la possession par les énonciateurs de compétences politiques nécessaires pour être capable à la fois de se repérer dans l’espace politique, d’en comprendre les enjeux et d’en maîtriser les règles. C’est en ce sens que la qualification objective est toujours indexée au champ politique. Symétriquement, la dépolitisation consiste en une déqualification objective qui prend elle aussi deux formes. D’une part, l’usage en baisse ou l’abandon de tel ou tel thème, sujet, formule par les acteurs qualifiés de politiques entraînera sa dépolitisation relative, à l’instar de la thématique autogestionnaire progressivement abandonnée par la gauche française (Petiot, 1990). D’autre part, la diminution ou la disparition de références à des objets relevant du champ politique ou de marqueurs idéologiques marquera une dépolitisation, là encore relative, du discours de l’énonciateur. Disséquant mots, figures de style et mobilisation d’indicateurs techniques dans les rapports annuels de l’OMC, Jean-Louis Siroux montre ainsi la dépolitisation apparente de ce discours qui pourtant impose l’universalisation d’un certain nombre de normes néo-libérales (Siroux, 2008).

 

La qualification politique subjective

Le second type de qualification est la qualification politique subjective qui renvoie à des phénomènes de labellisation par les acteurs eux-mêmes et s’inscrit dans les luttes de classement propres au jeu politique. Dans cette perspective, la politisation du discours s’opère lorsqu’un individu ou un groupe soit qualifie lui-même son action de « politique » (auto-qualification), soit est qualifié de « politique » par d’autres (hétéro-qualification). Les professionnels de la politique peuvent redoubler leur statut politique d’énonciateur par le fait de revendiquer dans leurs énoncés la dimension politique de leur action. Mais l’auto-qualification peut également être le fait d’acteurs agissant hors du champ politique, ce que Lagroye nomme le « dépassement des limites » (Lagroye, 2003, p. 360). Ces acteurs sont « aptes et sans doute parfois prompts à manipuler des étiquettes politiques et donc à produire de la politisation par labellisation subjective tandis que leurs fonctions les placent en interaction constante avec des acteurs politiques » (Hamidi, 2006, p. 9). Il s’agit pour eux de contester le monopole du politique par les professionnels du champ et de valoriser d’autres manières de faire de la politique. Symétriquement, la dépolitisation peut être une auto-déqualification. C’est par exemple la stratégie adoptée par la Commission européenne qui tente de construire sa légitimité sur l’expertise face à la légitimité démocratique issue du suffrage universel que peuvent revendiquer les chefs d’État et de gouvernement ou le Parlement européen (Robert, 2003). L’auto-déqualification politique est également une stratégie à laquelle recourent parfois les profanes face aux professionnels de la politique. Elle permet ainsi aux experts d’opposer à la politique « politicienne » une approche « dépolitisée » entendue comme neutre et objective des problèmes publics (Rioufreyt, 2012). C’est le cas également des responsables syndicaux ou associatifs qui réaffirment leur indépendance en rappelant l’« apolitisme » de leur organisation.

La qualification subjective peut également prendre la forme de l’hétéro-qualification. Certaines stratégies d’enrôlement consistent ainsi pour un professionnel du champ politique à énoncer publiquement la nature politique de l’activité de tel ou tel acteur extérieur, à l’instar des travaux d’écologues politisés par des responsables écologistes (Ollitrault, 1996).

À l’inverse, la dépolitisation relève ici de la disqualification, c’est-à-dire du refus du qualificatif politique à un acteur, comme par exemple un adversaire ou un nouvel entrant dans l’espace politique. Les accusations de « terrorisme » envers l’adversaire politique en sont un bon exemple. La disqualification politique peut également être dirigée contre certains professionnels de la politique par des citoyens ordinaires, à travers par exemple des accusations de corruption ou de conflits d’intérêt ; l’élu accusé se voit alors dénié le statut d’homme politique, soucieux de l’intérêt général, au profit de celui de voyou ou d’homme de clan défendant ses intérêts propres ou ceux de sa clientèle. Tous ces exemples montrent que le recours à l’argument ad hominem personnel, selon la typologie proposée par Gilles Gauthier, constitue un bon indicateur de la dépolitisation par disqualification (Gauthier, 1995).

Au terme de cette première analyse, deux variables semblent déterminantes pour saisir les dynamiques de (dé)politisation au prisme de la qualification : le contexte d’énonciation et le contenu de l’énoncé (que ce contenu soit objectif ou le produit d’une labellisation).

 

La politisation comme registre d’énonciation

De nombreux travaux s’intéressant aux rapports « ordinaires » au politique ont adopté une définition plus large de la politisation (Lefébure, 2009 ; Aït-Aoudia et al., 2011). Cette conception, basée sur l’ensemble des significations et des valeurs orientées vers les clivages et les enjeux de la société civile, permet de saisir davantage de processus de politisation que la première approche ne l’autorise. Dans cette perspective, la politisation du discours peut être définie comme l’usage d’un registre d’énonciation spécifique (Latour, 2002). De manière schématique, si l’on fait la synthèse des nombreux travaux, le registre d’énonciation politique semble se caractériser par trois procédés discursifs.

 

La politisation comme légitimation

Le premier de ces procédés peut être qualifié de légitimation. Parmi les nombreux travaux consacrés à la question du pouvoir et de la légitimité politique, ceux de Max Weber, Robert Dahl, Michel Foucault ou Pierre Bourdieu s’avèrent particulièrement utiles ici. En premier lieu, ces auteurs ont montré que le pouvoir ne se possède pas, pas plus qu’il ne se cède, mais est une relation qui s’exerce. De même, comme l’écrit Foucault, le pouvoir ne réprime ni n’interdit mais incite et produit ; il est pouvoir de faire faire. On retrouve cette approche relationnelle et actionnelle dans la définition de la relation de pouvoir formulée par Robert Dahl : « A exerce un pouvoir sur B dans la mesure où il obtient de B une action que ce dernier n’aurait pas effectuée autrement » (Dahl, 1957, p. 202-203). L’intérêt de cette définition générale est de rendre le pouvoir empiriquement observable, en étudiant les modifications du comportement des acteurs de la relation (que A et B soient des individus ou des groupes) : quelles injonctions A donne-t-il à B ? Comment B modifie-t-il son comportement en fonction des injonctions de A ? Toutefois, cette définition doit être approfondie et complétée. Si l’on s’intéresse aux manifestations empiriques du pouvoir, il faut également prendre en compte les situations où le pouvoir de A s’exerce de telle façon que B s’abstient d’agir ou d’adopter tel ou tel comportement. Plus complexe à observer, ce phénomène n’en constitue pas moins une dimension essentielle de la relation de pouvoir. En outre, la relation du pouvoir peut s’exercer de façon plus profonde et durable si A réussit à modifier « la perception que B aura ses intérêts de façon qu’il en vienne à s’identifier à ceux de A ». L’assise de la relation est alors beaucoup plus solide et enracinée (Lukes, 2004). Aussitôt cette définition posée, se pose alors cette question : comment obtient-on de l’obéissance ? Comment le pouvoir parvient-il à s’établir ?

Dans cette perspective, deux concepts essentiels sont mobilisés : la légitimité et la contrainte. La légitimité est la reconnaissance accordée à celui qui exerce un pouvoir ; autrement dit, c’est l’acceptation du fait qu’il est « normal », « naturel », « juste », « souhaitable » que cet individu donne des ordres et prescrive des comportements. L’utilisation de la contrainte, c’est au contraire la garantie de parvenir, par différents moyens – la force physique mais aussi la contrainte psychique (le chantage par exemple) ou économique (la restriction des ressources accordées à un individu ou un groupe) – à imposer son pouvoir en l’absence de légitimité, ou lorsque celle-ci se révèle insuffisante. Néanmoins, dans la réalité, légitimité et contrainte ne sont pas opposées, ni même nettement séparées. Ceux qui exercent du pouvoir disposent souvent de cette double ressource : ils sont à la fois légitimés pour commander et disposent de moyens de coercition (Weber, 1995).

Dans cette perspective, la politisation discursive peut être définie avant tout comme légitimation. Celle-ci opère à travers toute une série de procédés argumentatifs allant de la conviction à la persuasion, particulièrement étudiés par l’analyse du discours politique. Le discours politique est ici appréhendé comme stratégie d’influence dont « le but est d’agir sur l’autre pour le faire agir, le faire penser, le faire croire, etc. » (Ghiglione, 1989, p. 9). De même, tout en distinguant le politique comme « espace de discussion » et la politique comme « espace de persuasion », Patrick Charaudeau privilégie la persuasion entendue comme séduction, voire manipulation à l’échange raisonné d’arguments visant à convaincre (Charaudeau, 2005). L’analyse des stratégies de légitimation se trouve également au cœur des travaux sur la communication politique (Wolton, 1997 ; Gerstlé, 2004). La dépolitisation peut procéder à l’inverse d’une délégitimation mais en un sens très différent de celui que revêt habituellement ce terme. En effet, dans cette première approche, la légitimation consiste en l’adjonction d’une légitimité à une contrainte, comme le supplément symbolique à une coercition physique (si tant est que l’on puisse imaginer une coercition qui ne soit pas déjà dans le symbolique). Il y a politisation lorsque le meurtre d’un homme devient l’Ordre rétabli, lorsque le braquage devient « récupération individuelle du capital » pour reprendre la formule de la Bande à Bonnot. Dès lors la délégitimation ne renvoie pas dans cette approche à l’existence d’énoncés d’acteurs critiquant la légitimité de tel pouvoir (il s’agit là d’une politisation concurrente), ni même à des stratégies de légitimation par la dépolitisation, quand par exemple un responsable politique nie la dimension politique de telle réforme. Dans les deux cas, nous sommes toujours dans un travail de légitimation. Quand elle est associée à la délégitimation, dépolitisation signifie un abandon pur et simple du travail de légitimation, au profit par exemple du recours à la contrainte physique.

Suffit-il néanmoins qu’il y ait légitimation pour qu’il y ait politisation ? Assurément non, sauf à considérer que tout pouvoir est politique, attribuant au concept de politique une telle extension qu’il en devient inopérant. Il convient donc de spécifier le type de légitimation proprement politique et, pour cela, de faire appel à d’autres définitions complémentaires du politique. Une stratégie de légitimation pourra par exemple être appréhendée comme politique dès lors qu’elle est le fait d’acteurs ou qu’elle réfère à des thèmes qualifiés de politiques, conformément à l’approche présentée dans la première partie. Mais elle pourra tout autant l’être en ajoutant des attributs supplémentaires au registre d’énonciation politique (ceux que nous allons voir maintenant), qu’il s’agisse de la montée en généralité ou de la reconnaissance de l’existence de différences de valeurs, d’opinions, d’intérêts au sein de la société. À cet égard, la légitimation constitue une condition nécessaire mais non suffisante pour que l’on puisse parler de politisation.

 

La politisation comme différenciation

Le second procédé peut être qualifié de différenciation : plus qu’une simple introduction de la pluralité, la différenciation consiste en l’énonciation de différences au sein de la société. Contribuant à affiner les modalités de ce premier procédé, la distinction litige/différend (Lyotard, 1983) permet de distinguer différents degrés de dissensus, allant de la simple divergence au conflit ouvert en passant par des formes intermédiaires comme la controverse, la concurrence, la compétition (agôn). Le politique peut ainsi se déployer au sein de simples écarts d’opinion (différends) comme à l’intérieur de conflits de valeurs (litiges) inscrits dans des logiques d’identification collective. Dans cette perspective, on peut distinguer deux modalités principales de la politisation par différenciation : la délibération, qui renvoie à la prise en compte de différends, et la conflictualisation, qui renvoie à l’énonciation de litiges.

La délibération peut être définie comme la pratique discursive par laquelle les énonciateurs reconnaissent une pluralité de points de vue et cherchent dans le même temps à trouver un compromis entre eux et/ou la solution optimale pour tous les acteurs en présence. La société est ici conçue comme une « communauté d’êtres différents » par la diversité de leurs intérêts autant que celle de leurs valeurs. Dans la lignée d’Hannah Arendt, le social est alors appréhendé comme public, c.-à-d. un espace commun distinct de ce qu’est l’espace privé (ce qui est propre à chacun). La catégorie « public » suppose une forme d’égalité dans la reconnaissance de la légitimité de chacun à prendre la parole et à juger .

Concernant les indicateurs de la délibération dans les discussions, la délibération se reconnaît par « la présence de nombreux signes d’intercompréhension, une forte tendance à argumenter en relativisant, à éviter de s’impliquer personnellement (et émotionnellement). » Au sein de l’analyse du discours, les théories de l’argumentation ont bien mis en avant l’importance accordée au logos par rapport à l’ethos et au pathos dans l’interlocution (Amossy et Koren, 2010).La délibération renverrait ainsi plutôt à la conviction, « où “convaincre” est associé à “raisonner” et donc au logos » par opposition à la persuasion « le plus souvent associé[e] à séduire… et donc aux passions du locuteur” » et donc à l’ethos et au pathos (Amossy et Koren, 2010, p. 17).

La conflictualisation est, quant à elle, entendue comme l’énonciation d’un rapport de forces opposant des parties constituées autour d’un ou plusieurs clivage(s) (Duchesne et al., 2003). Cette conception du politique a été remise à l’honneur à partir d’une relecture des travaux de Carl Schmitt qui qualifie le politique par la relation ami-ennemi (Schmitt, 1972 ; Mouffe, 1994 ; Rancière, 1995). Dans une veine un peu différente, William Gamson saisit les dynamiques de politisation portées par le sentiment d’injustice, la croyance en la possibilité de modifier la situation (l’agency) et l’identification à partir de la reconnaissance de cette injustice d’un « nous » en opposition à un « eux » (Gamson, 1992, p. 7-8). Au fondement de la conflictualisation se trouve la reconnaissance du fait que les sociétés sont non seulement pluralistes (ce que reconnaissent également les modèles délibératifs) mais inégalitaires. La politisation est donc indissociable de l’énonciation d’une forme de relation sociale marquée par les phénomènes de domination.

Dans ce modèle, le politique qualifie le social en construisant du collectif (et non seulement de l’inter-individuel). Autrement dit, le politique crée du collectif en créant des groupes (de classe, de genre, de génération, ethniques etc.) sur la base des inégalités sociales puisque ces groupes se construisent par opposition à d’autres groupes sociaux ; et ce, même quand le collectif revendiqué prétend à l’universalité. (Duchesne et Haegel, 2008, p. 8)

La politisation discursive s’opère ici par la mention d’un rapport de forces dans l’énoncé et/ou par le caractère conflictuel de l’énoncé lui-même. Dans le premier cas, l’indicateur pertinent est la formulation de clivages, i.e de « points de désaccords entre acteurs dépassant les oppositions ponctuelles, anecdotiques et personnelles pour renvoyer à des conflits de société » (Duchesne et Haegel, 2004, p. 884). Le clivage est d’autant plus central dans le processus de politisation qu’il permet d’articuler conflictualisation et généralisation :

Ce qui confère à ce processus son efficacité, c’est une propriété bien particulière du clivage, qui est politisant en ce qu’il permet justement de rendre compte de multiples problèmes, oppositions et controverses. C’est pourquoi je parle de clivage matriciel. La politisation s’analyse alors comme un processus d’intertraduction de clivages auxquels un sens est donné qui les rend interprétables dans d’autres arènes, dans d’autres lieux, à d’autres époques, à propos d’autres débats, avec d’autres acteurs. Ainsi la politisation peut-elle se définir comme un élargissement de la conflictualité.  (Bacot, 2002, p. 5)

Le caractère conflictuel peut ne pas être (seulement) dans le contenu énoncé, à travers l’énonciation de clivages, mais dans sa forme même, à travers des arguments qui attaquent directement tel ou tel énonciateur, comme dans le genre polémique. À cet égard, l’étude des arguments mobilisés est un indicateur fécond dans la mesure où « l’argumentation politique relève aussi bien de la recherche du consensus (but que lui assignent la plupart des théories de l’argumentation) que de la gestion du dissensus qui est au cœur de la vie politique, par définition conflictuelle » (Amossy et Koren, 2010, p. 14). Dans cette perspective, le passage des arguments ad rem aux arguments ad hominem, appelée « argumentation périphérique » ou ensemble des procédés discursifs qui se rapportent à la polémique, constitue un bon indicateur d’une conflictualisation de l’énoncé (Gauthier, 1995).

Dans le processus de différenciation, le politique renvoie de façon générale à la constitution de communautés politiques et met donc en jeu conjointement les relations que les gouvernés nouent entre eux (litiges/différends entre partis par exemple) et celles qu’ils entretiennent avec les gouvernants (assemblées délibératives, critiques publiques, pétitions, manifestations, etc.). Ces conceptions considèrent que, dans des sociétés complexes (qualifiées de pluralistes ou d’inégalitaires), le politique s’apparente à un mode d’expression et de prise en charge des différences. Dans cette approche, la dépolitisation consiste alors à euphémiser, voire nier, les différences, qu’elles relèvent du litige ou du différend. Ce qu’on peut qualifier d’opération d’irénisation consiste alors à dépolitiser par la non-référence, l’euphémisation ou la dénégation de toute différence ; ne pas en parler, minimiser, dénier. Les analystes du discours institutionnel montrent ainsi combien il tend à effacer les traces de la conflictualité et des tensions internes (Oger et Ollivier-Yaniv, 2006) ; dépolitisant en faisant appel à des sources de légitimité aussi diverses que la « bonne gouvernance », l’ouverture à la « société civile » ou la « démocratie participative », ils aboutissent à des formes de « discours sans adversaires » (Juhem, 2001).

 

La politisation comme généralisation

La troisième opération constitutive du registre d’énonciation politique est la généralisation. Il s’agit en ce sens d’une forme de montée en généralité pour reprendre la notion de Luc Boltanski (Boltanski, 1990, p. 255-356). Toutefois, elle n’est pas l’apanage du registre politique dans la mesure où elle caractérise également par exemple le registre scientifique ou le registre moral. Il convient donc de spécifier plus précisément le type de montée en généralité propre au politique. Dans cette perspective, la généralisation à l’œuvre dans la pratique politique est à la fois normative et performative, renvoyant à l’énonciation de ce qui doit être collectivement et à la formation d’un collectif par le fait de l’énoncer et de parler en son nom. La généralisation normative renvoie à la référence aux principes généraux devant régir une société. Hanna Pitkin en rend très bien compte par le passage du « je veux » au « nous avons droit à » (Pitkin, 1981). Une montée en généralité des discours que Nina Eliasoph mobilise elle aussi comme critère ; il y a alors politisation du discours quand celui-ci est « orienté vers l’esprit public », c.-à-d. lorsqu’il est ouvert au débat et porte sur des questions concernant le bien commun, le bien de tous, sans toutefois exclure les questions d’oppression et de divergence d’opinions (Eliasoph, 2010). L’énoncé politique désingularise la situation, la cause et les acteurs. La généralisation normative qui caractérise l’énonciation politique se distingue ainsi de celle qu’opère le registre d’énonciation moral en ce qu’il « implique un jugement sur l’organisation de la communauté » (Bonnafous et al., 2003, p. 12). Les normes, valeurs et principes mobilisés le sont à l’échelle de la cité (Bacot, 2002, p. 5). Toutefois, la généralisation normative n’est pas la seule à l’œuvre dans la politisation discursive.

Une seconde forme de généralisation, que l’on peut qualifier de performative, est l’opération par laquelle l’énonciation politique fabrique littéralement des groupes, des collectifs ou encore ce que John Dewey nomme des publics (Dewey, 2010). C’est ce que font les porte-parole qui, en prenant la parole au nom du groupe, font le groupe. La valeur d’un discours politique s’évalue ainsi non pas à sa « vérité » mais à sa capacité ou non à produire des effets, c’est-à-dire à produire des groupes sociaux, fussent-ils temporaires le temps d’une campagne. Pour Bourdieu, la lutte politique n’est pas, comme on le dit, un « débat d’idées » ; elle est opposition d’idées-forces et « la force proprement politique de l’idée résid[e] en dernière analyse dans la force du groupe qu’elle peut mobiliser » (Bourdieu, 1977, p. 88). La lutte qui caractérise spécifiquement le champ politique et le différencie par exemple du champ savant a certes pour enjeu « l’imposition d’une vision du monde » mais cette conception se trouve ratifiée non pas intrinsèquement parce qu’elle serait vraie, mais par la force que lui donnent tous ceux qui s’y rallient et qui, ce faisant, transforment les rapports de force : « À une idée vraie, on ne peut opposer qu’une réfutation, alors qu’à une idée-force il faut opposer une autre idée-force, capable de mobiliser une contre-force, une contre-manifestation » (Bourdieu, 1996, p. 16). Ce que Bourdieu a longuement développé à propos du champ politique vaut plus largement pour tout discours politique dont les professionnels de la politique n’ont pas le monopole. Toutefois, la généralisation performative est loin d’être le propre du discours politique. Les sciences sociales sont bien placées pour savoir combien les énoncés scientifiques que nous produisons peuvent contribuer à former des groupes sociaux. Quel est alors le propre de la généralisation performative opérée par le discours politique ? L’une des réponses se trouve sans aucun doute dans le fait que l’énonciation politique est représentation.

Depuis Bakhtine et sa notion de dialogisme, on sait que tout énoncé contient un ou plusieurs énonciateurs cachés, dissimulés, qui délèguent leur voix. Cet énonciateur est à la fois inscrit dans l’énoncé et absent de l’énoncé : il est sous-entendu ou impliqué. Or, comme le dit Bruno Latour, l’énonciation politique a ceci de singulier qu’elle donne corps et réalité à la question de la délégation qui nous fait parler :

« Lorsque je parle, quelqu’un d’autre me fait parler – j’obéis – et ce quelqu’un d’autre ne dit rien sinon ce que je lui fais dire – il me représente » […] La parole proférée n’appartient jamais à celui qui la dit, certes, mais son origine est néanmoins repérable et c’est ce repérage qui définit la forme politique de parler : « Au nom de qui, de quels autres agents parlons-nous ? ». La présence continuelle de tous ces autres […] explique aussi pourquoi la question de l’auteur, de l’autorité, de l’autorisation est consubstantielle à la manière politique de parler. Toutes les autres formes de parole peuvent s’émanciper de leur énonciateur, l’omettre ou l’ignorer […] mais pas l’énonciation politique. (Latour, 2002, p. 160)

Comme la politisation consiste en une généralisation, la dépolitisation opère par spécification. Cette dernière peut concerner les acteurs (individualisation). On observe ainsi des formes d’individualisation allant du plus général au plus spécifique, de la particularisation à la singularisation. L’individualisation des publics visés par certaines politiques publiques dans le discours bureaucratique est un bon exemple de particularisation. Dans cette perspective É. Agrikoliansky conclut dans son enquête sur la Ligue des droits de l’Homme à un processus de dépolitisation par le droit (Agrikoliansky, 2003). En s’appuyant sur l’étude des recours juridiques menés par la LDH, il montre que l’usage du droit est une source de particularisation des revendications. La singularisation procède d’une individualisation plus poussée car, là où le discours juridique ou administratif traite l’individu comme un particulier, comme la partie d’un tout doté des mêmes droits et devoirs que les autres, d’autres registres comme le discours artistique ou psychanalytique mettent en avant la singularité de l’individu, comme foncièrement unique et irréductible aux autres. La spécification peut concerner les questions traitées, à travers par exemple le traitement technocratique d’une question politique en politiques sectorisées et technicisées (Robert, 2003). Elle peut également s’appliquer à la situation en cours (certains protagonistes ramenant le débat à des questions de personnes sur le mode de la familiarité).

 

Conclusion

Cet article vise à faire une synthèse des travaux sur la (dé)politisation pour en dégager les apports à l’étude de la dimension proprement discursive des dynamiques de politisation. La mise au jour de deux grandes approches de la politisation n’est pas une découverte puisqu’elle a déjà été formulée par d’autres.

L’analyse développée ici a en revanche permis d’éclairer de manière plus fine les coordonnées théoriques de chacune de ces approches. La ligne de distinction majeure porte moins sur le fait que l’une s’intéresse au champ politique quand l’autre s’intéresse aux citoyens ordinaires qu’elle ne réside dans l’opposition entre qualification spécialisée et registre d’énonciation ; des professionnels de la politique recourent ainsi bien souvent à des processus de (dé)politisation au sens no 2. De même, la distinction proposée par Bruno Latour selon laquelle la première étudie le contenu quand la seconde étudie le contenant du discours politique (Latour, 2002, p. 145) est problématique dans la mesure où l’on a vu que la première approche étudie aussi le contenu de l’énoncé, mais en tant qu’il se rapporte au champ politique. Et à l’intérieur de chacune de ces deux grandes approches, l’analyse a montré que coexistaient des modèles théoriques qui gagnent à être croisés mais qui n’en sont pas moins en tension, à l’instar des processus de délibération/conflictualisation. En cartographiant de manière plus fine les lignes de convergence et d’opposition entre ces approches, ce détour théorique permet en retour de mieux localiser le point où elles placent respectivement la focale d’analyse, à quels types d’objets elles sont adaptées, leurs forces et leurs limites.

Il permet ainsi de spécifier le champ d’extension (c.-à-d. les phénomènes empiriques auxquels chacune d’elles s’applique bien) et le champ de pertinence de ces deux approches (c.-à-d. les questions qu’elles permettent de traiter respectivement de manière adéquate). L’approche en termes de qualification spécialisée semble ainsi particulièrement adaptée aux professionnels de la politique et aux individus dotés des compétences politiques leur permettant de se repérer dans le champ politique et d’en maîtriser les logiques. Elle s’avère plus restreinte pour les individus moins compétents politiquement ou en tout cas ayant le sentiment de l’être ; les indicateurs de qualification ne sont pas absents de leurs énoncés mais de manière limitée. L’approche en termes de registre d’énonciation semble avoir un champ d’extension plus grand dans la mesure où les indicateurs de légitimation, différenciation et généralisation sont observables dans les énoncés des professionnels de la politique comme dans ceux des citoyens ordinaires. Elle n’est donc pas réservée aux études sur les rapports ordinaires au politique ou à la politisation par le bas.

Concernant le champ de pertinence de chacune d’elles, et donc leurs limites, on peut le résumer en affirmant que la première court le risque du légitimisme quand la seconde court celui du substantialisme. Nombre de chercheurs ont, à la suite de Jean Leca, souligné le risque de légitimisme que certaines approches de la politisation contiennent en germe, faisant « juge des frontières du politique ceux qui ont intérêt à maintenir ces frontières dans un état propre à perpétuer leur domination » (Leca, 1973, p. 15). C’est sans doute là une des grandes forces de la seconde approche qui s’avère indispensable pour rendre compte des rapports ordinaires au politique, de la « politisation par le bas » où les pratiques ne sont pas nécessairement qualifiées ni même pensées de manière intentionnelle ou consciente comme politiques par les acteurs. À l’inverse, la définition de la politisation comme registre d’énonciation présente un risque qui est celui du substantialisme (Hamidi, 2006, p. 11). Même en prenant soin de préciser que légitimation, conflictualisation et généralisation ne sont que des indicateurs, ils n’ont de sens qu’adossés, explicitement ou non, à une définition, même minimale de ce qui est politique et de ce qui ne l’est pas. Cela n’invalide pas la pertinence de cette approche ; c’est au contraire ce qui la rend possible. Cependant, il convient de préciser que les définitions et indicateurs retenus ne constituent en aucun cas des essences universelles et anhistoriques mais de simples outils de repérage du politique là où il est le plus souvent non vu ou mal vu. À titre d’exemple, l’indicateur de la politisation comme conflictualisation s’avère sans doute plus approprié pour le cas français que pour les cas anglais ou belge comme l’ont montré Sophie Duchesne et Florence Haegel (Duchesne et Haegel, 2010).

Au final, l’analyse exposée ici présente trois principaux apports. En premier lieu, en opérant une montée en généralité à partir de réflexions localisées liées à tel ou tel cas empirique, en rapprochant des travaux qui ne se citent pas toujours entre eux, ce travail a pour premier apport de constituer une synthèse permettant de se repérer de manière plus lisible et plus fine dans une littérature désormais foisonnante tout en l’éclairant à travers un prisme bien précis : celui de la politisation discursive. Le second apport vient sans aucun doute du caractère systématique de l’analyse qui conduit non seulement à faire une synthèse mais bien à prolonger les thèses ou intuitions de certains auteurs. Systématique dans le fil rouge qui a été de suivre tout au long de l’analyse une démarche symétrique en pensant à chaque fois politisation et dépolitisation ensemble, prolongeant notamment des travaux qui ont pensé la première sans toujours définir la seconde. Systématique également dans le fait qu’elle a permis de tirer des fils qui ne l’avaient pas été par les auteurs tout simplement parce que tel n’était pas leur problème de recherche. Troisièmement, enfin, cette réflexion ne présente pas simplement les différentes approches théoriques de la politisation, elle contribue à leur croisement à venir. À cet égard, les typologies et les indicateurs dégagés de chacun des modèles que nous avons proposés constituent sans doute une étape supplémentaire vers l’élaboration d’un modèle intégré. D’ores et déjà, il permet d’établir un continuum de formes de politisation aussi bien de la part des professionnels de la politique que des citoyens ordinaires. Reste que si cette analyse a pris au sérieux la question des rapports entre ces deux approches, elle n’a fait qu’en esquisser quelques possibles ; il reste donc devant nous tout un travail de réflexion à mener pour établir cette fois une cartographie précise et fine des zones de divergences et de superposition, des combinaisons possibles comme des exclusives. »

– Rioufreyt, T. (2017). Ce que parler politique veut dire. Théories de la (dé)politisation et analyse du discours politique. Mots. Les langages du politique, 115(3), 127-144.

 

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Wodak, R. & Nugara, S. (2017). « Right-wing populist parties endorse what can be recognised as the “arrogance of ignorance” »: Entretien de Ruth Wodak avec Silvia Nugara. Mots. Les langages du politique, 115(3), 165-173.

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« Équivalent de social-traître pour les uns, de social-démocrate moderne pour les autres, le vocable « social-libéral » connaît en France un succès massif dans le débat politico-médiatique contemporain depuis le milieu des années 1990. Malgré ce succès, ou sans doute en partie à cause de lui, la science politique s’est encore peu emparée de ce terme pour tenter de le dégager de ses usages émiques et d’en faire un véritable concept. Le terme a parfois le simple statut de notion, renvoyant à une définition minimale synonyme de gauche qui s’est convertie au néo-libéralisme. La plupart du temps, on évite soigneusement de l’utiliser. L’une des raisons en est sans doute que, cet objet étant pris dans des luttes de classement intenses au sein du champ politique, le traduire dans le langage scientifique contient le risque de rompre avec toute neutralité axiologique et de s’engager, consciemment ou non, dans ces luttes. Le risque est réel. Mais, à mon sens, il faut l’assumer car ce qui rend son emploi difficile est précisément ce qui fait son intérêt scientifique. C’est en tant qu’objet « chaud », au c ur de l’actualité politique, que le social-libéralisme peut et doit être pensé. Une autre raison pour laquelle le social-libéralisme n’a jamais fait l’objet d’une véritable enquête tient sans doute au fait que, contrairement à d’autres objets idéels comme la philosophie de Locke ou la théorie de la justice de Rawls, il n’a jamais été théorisé de manière approfondie par un auteur connu et reconnu. Il n’est pas l’ uvre d’un « grand » philosophe, mais est acéphale, fait de multiples contributions de hauts fonctionnaires, d’universitaires et d’experts. Il n’a jamais donné lieu à la publication d’un « grand livre » ou d’une « uvre », mais est développé dans des articles de revues partisanes, des notes de think tanks ou des essais restés, à de rares exceptions, largement confidentiels. Il n’a pas été forgé dans des textes à forte teneur théorique, argumentés et étayés en de longs développements systématiques, mais se donne à voir le plus souvent sous la forme de traces discursives fragmentaires ­ arguments, formules, lexique.

  • Le social-libéralisme reste un objet plus politique que théorique, très lié au destin des leaders et des partis politiques dont l’action desquels il n’est souvent que l’habillage intellectuel.

C’est d’autant plus vrai dans le cas français, sur lequel je me concentrerai ici, que, contrairement par exemple à sa version britannique, aucun des principaux responsables socialistes, y compris ceux qui en sont le plus proches (comme Dominique Strauss-Kahn, Bertrand Delanoë ou Manuel Valls), ne revendique explicitement l’étiquette. On se trouve donc face à un objet idéologique aussi intriguant qu’important puisque sa portée sur la manière de penser et de gouverner des socialistes est inversement proportionnelle à son degré de théorisation. À cet égard, le travail présenté ici s’inscrit dans la lignée d’une histoire sociale des idées politiques , qui rompt avec l’histoire des idées classique centrée sur les systèmes de pensée et les « grand » auteurs canoniques, pour s’intéresser aux auteurs mineurs, aux théorisations bancales, à toute une littérature faite de textes partisans, de notes de think tanks, de rapports, etc. Bourdieu et Foucault invitaient à ne pas s’intéresser aux « grands », mais aux individus banals si l’on veut comprendre une époque ; on pourrait prolonger ce geste en disant qu’il faut s’intéresser à toute cette littérature politique mineure si l’on veut comprendre les catégories de pensée qui sont celles des élites socialistes. Précisément parce qu’ils sont décevants, flous, faibles théoriquement, ces textes sont le révélateur d’une idéologie sous sa forme la plus diffuse, d’une « humeur idéologique ». Mon travail a consisté dans un premier temps, sur la base d’une analyse de contenu de textes d’intellectuels et de responsables politiques du Parti socialiste, à dégager les soubassements et l’architecture théoriques du social-libéralisme.

Dans un second temps, sur la base des matériaux analysés, j’ai pu élaborer un concept de social-libéralisme qui permet, en retour, de mieux saisir les recompositions qui affectent le socialisme français et, en particulier, la traduction de certains éléments issus du néo-libéralisme dans sa doctrine et sa gouvernementalité.

  • Socialisme et libéralisme constituent des catégories qui ne sont pas homogènes ; elles recouvrent une pluralité et une multiplicité d’auteurs et d’idées.

Par ailleurs, il existe plusieurs manières de « brancher » (pour reprendre une métaphore foucaldienne) certains éléments issus de ces deux idéologies politiques. La singularité du social-libéralisme vient donc à la fois des éléments en présence qui sont connectés et du type spécifique de connexion opéré. Ces deux aspects seront donc abordés successivement.

[…]

 

Les éléments en présence et leurs rapports : social-démocratie et néo-libéralisme

  • Le social-libéralisme est une forme hybride inédite née de la connexion d’éléments issus d’une partie de la pensée libérale ­ le néo-libéralisme ­ avec d’autres issus d’une partie de la pensée socialiste ­ la social-démocratie.

Cela n’exclut en aucun cas qu’il contienne des éléments issus d’autres doctrines ou courants politiques. Le social-libéralisme britannique, mieux connu sous les appellations émiques de « Troisième voie » ou de « blairisme », reprend ainsi certains éléments issus de la social-démocratie et du néo-libéralisme, mais aussi de la pensée communautarienne ou du socialisme chrétien. Par les éléments qui le constituent, le social-libéralisme diffère d’autres pensées politiques hybridant socialisme et libéralisme, comme le libéralisme social anglais de Green ou Hobhouse ou le socialisme libéral italien de Rosselli.

On pourrait dire en première analyse que le social-libéralisme se définit comme une troisième voie entre social-démocratie, dont les solutions sont jugées obsolètes au regard de la situation contemporaine, et le néo-libéralisme, dont on condamne l’éloge aveugle du marché, mais dont on reconnaît l’efficace.

  • Le social-libéralisme se veut constituer une « nouvelle philosophie politique suffisamment fine pour concilier une réhabilitation du marché et une doctrine sociale ne se réduisant pas à la justice procédurale des libéraux doctrinaires, pur décalque des mécanismes théoriques du marché concurrentiel »
  • Les sociaux-libéraux eux-mêmes conviennent que cette voie est bien étroite vu, d’un côté, « l’épuisement simultané des principales sources de la pensée de gauche » y compris le « républicanisme social qui plonge ses racines dans le jacobinisme », de l’autre, le risque de passer « instantanément de la condamnation radicale du profit, de l’argent, des mécanismes mêmes du marché (…) à une apologie sans réserves du capitalisme classique et du libéralisme simple ».

Les coordonnées théoriques de l’hybride social-libéral sont désormais mieux balisées. Reste à isoler précisément quels sont les éléments issus du libéralisme que les sociaux-libéraux traduisent dans la doctrine socialiste.

  • Au libéralisme politique, il reprend l’anthropologie individualiste, la reconnaissance de droits fondamentaux attachés à l’individu, le pluralisme, une théorie des limites de l’État, la limitation réciproque des pouvoirs, la valorisation de la « société civile », la « modernisation » de l’État ou encore la critique des médiations institutionnelles classiques.
  • Le social-libéralisme reprend également l’essentiel des éléments constitutifs du libéralisme culturel : reconnaissance de droits aux minorités ethniques ou sexuelles, égalité hommes-femmes, etc.

Là où il diverge de la social-démocratie ou du socialisme libéral porte sur l’intériorisation du libéralisme économique avec l’abandon de toute perspective anticapitaliste, la valorisation des vertus du marché, le principe de concurrence et l’égalité des chances.

Dans son livre De l’audace, Bertrand Delanoë se proclame « socialiste et libéral », se réclamant d’un libéralisme plein et entier car « le libéralisme est d’abord une philosophie de la liberté » à la fois politique, culturelle et économique. Il se réfère au libéralisme politique et culturel, mais également au libéralisme économique (économie de marché, libre concurrence, efficacité économique par la recherche du profit, etc.).

  • Il n’hésite pas à affirmer ainsi qu’il faut que les « socialistes du 21e siècle acceptent enfin pleinement le libéralisme, [qu’]ils ne tiennent plus les termes de « concurrence » ou de « compétition » pour des gros mots » ; même chose plus loin avec la « flexibilité ».

Qu’est-ce qui différencie dès lors le social-libéralisme du néo-libéralisme ? N’a-t-on pas affaire à un hybride factice qui n’est que le masque rhétorique et la légitimation intellectuelle d’une conversion pure et simple des socialistes au néo-libéralisme ?

L’analyse des textes invite à première vue à répondre par la négative.

La plupart des sociaux-libéraux critiquent en effet le postulat néo-libéral du marché autorégulé et de la non-intervention de l’État. Ils contestent « au nom d’un autre libéralisme l’utopie de la société de marché parfaite ». Pour eux, « la plus profonde et peut-être la seule justification du marché » ne saurait résider que dans le fait « qu’il constitue le système de production des biens le plus efficace qu’on ait jamais trouvé pour améliorer la situation des plus défavorisés » . En conséquence, même si le fonctionnement du marché ne doit pas être globalement entravé, « la collectivité est fondée, lorsque ses résultats apparaissent intolérables sur tel secteur ou dans telles circonstances, à en corriger partiellement les effets ou à les amortir . » Or, ceci ne peut manquer d’arriver car « quels que soient les mérites du marché en termes d’efficacité et d’innovation, il exerce aussi des effets redoutables. Il creuse sans cesse les inégalités et les rend parfois cumulatives ».

La gauche doit donc, selon eux, continuer à être fidèle au principe républicain de justice sociale, principe selon lequel la délimitation de la zone de liberté laissée aux individus, et donc en un sens sa limitation, doit elle-même procéder des volontés libres et non pas « être fixée une fois pour toutes et universellement comme dans le libéralisme classique  ».

  • Les sociaux-libéraux réfutent en effet l’idée « comme l’expérience historique le montre, qu’il ne soit pas possible de corriger marginalement (les) effets (du marché) ou d’en amortir le caractère douloureux sans briser le système tout entier (comme l’affirme le pur libéralisme) ».

La thèse défendue ici est simple :

  • le social-libéralisme ne serait pas un néo-libéralisme honteux car il est favorable à l’intervention de l’État et à la limitation du marché.
  • Or, le néo-libéralisme contre lequel il s’oppose est très largement fictif.

Le sens commun voit dans le néo-libéralisme un projet de retrait de l’État, voire un anti-étatisme et le refus de toute politique sociale, ces deux erreurs reposant sur le fait que le néo-libéralisme est vu comme la simple réactivation des vieilles théories libérales dans leur dureté originelle. Ce qu’il n’est justement pas.

D’une part, il constitue une gouvernementalité à part entière, fondamentalement distincte du libéralisme classique en ce qu’il prône un véritable interventionnisme étatique pour contrôler et orienter le comportement des individus afin de faire d’eux des homo oeconomicus qu’ils ne sont pas naturellement et de créer une société de marché.

D’autre part,

  • il existe une politique sociale néo-libérale qui consiste à aider les plus démunis de manière à ce qu’ils reviennent sur le marché et fassent ainsi fonctionner l’égale inégalité au fondement de la concurrence.

Le social-libéralisme serait-il donc un néo-libéralisme qui s’ignore ou feint de s’ignorer ?

  • Sociaux-libéraux et néo-libéraux partagent certes l’idée que le marché peut être limité et corrigé à la marge et que les plus démunis doivent être aidés.

Mais la finalité diffère :

  • les premiers continuent à considérer l’égalité (non pas l’égalité de résultats souhaitée par les sociaux-démocrates, mais l’égalité des chances) comme une fin quand les seconds voient la politique sociale comme un simple moyen de soutenir le marché.

Nicolas Tenzer considère ainsi que l’extension du « principe de concurrence (…) va dans le sens d’une égalité accrue ».

Francesco Giavazzi et Alberto Alesina vont plus loin encore dans un article de Telos en déclarant :

  • La flexibilité du marché du travail,
  • la déréglementation du secteur tertiaire,
  • les réformes des retraites,
  • une plus grande concurrence dans les subventions aux universités (qui transférerait le financement des contribuables aux utilisateurs),
  • tout cela élimine des rentes,
  • augmente la productivité et récompense le mérite au lieu de favoriser les inclus, offrant ainsi plus d’opportunités aux jeunes travailleurs.
  • Les réformes pro-marché n’impliquent pas d’échanger plus d’efficacité contre moins de justice sociale.
  • Bien au contraire, et c’est en ce sens qu’elles sont de gauche, elles réduisent les privilèges.

La social-démocratie consiste à assurer une croissance forte par le marché, puis à en redistribuer les fruits via l’État social financé par des prélèvements obligatoires relativement élevés.

  • La concurrence mondialisée qu’implique la globalisation économique entraîne une baisse des prélèvements obligatoires, rendant de plus en plus difficile le financement de l’État social.

Les sociaux-libéraux partent de ce constat, considérant qu’il n’est plus possible de compenser la pauvreté par la redistribution, et se donne pour but d’empêcher l’apparition de la pauvreté (État social dit « actif » ou « préventif ») ­ essentiellement par des systèmes d’éducation et de formation professionnelle performants tout au long de la vie, des systèmes de santé accessibles à tous et une sécurisation de la flexibilité de l’emploi (« flexisécurité ») ­, de façon à ce que chaque individu puisse s’adapter en permanence au marché.

Dominique Strauss-Kahn esquisse ainsi à travers différentes publications de la Fondation Jean-Jaurès et de La Revue socialiste les contours d’une « social-démocratie moderne » qui s’inscrit pleinement dans cette logique :

« Pour renouer avec une égalité réelle des chances, je propose de construire un nouveau socialisme, le socialisme de l’émancipation. (…) Il suppose une évolution sensible de la pensée socialiste : passer de la compensation en aval des inégalités ­ la logique de l’État-providence ­ à une logique de correction en amont »

Cette analyse aboutit à deux résultats significatifs.

D’une part, le social-libéralisme est bel et bien un post-socialisme qui abandonne toute volonté de transformation ou de régulation du capitalisme, cherchant simplement à donner aux individus les moyens de s’y adapter. D’autre part, s’il en partage la plupart des présupposés, il s’avère idéologiquement irréductible au néo-libéralisme.

  • Le social-libéralisme ne saurait donc être réduit à une simple variante du néo-libéralisme.

Sur ce point,

  • le concept exposé ici se distingue de la notion de « néo-libéralisme de deuxième génération », proposée par Keith Dixon.
  • Tout en admettant que le néo-travaillisme est le produit d’une hybridation entre projets de « modernisation » concurrents et, ce faisant, non assimilable au néolibéralisme thatchérien, Keith Dixon insiste néanmoins sur les continuités entre thatchérisme et néo-travaillisme.

La notion de social-libéralisme met, elle, davantage l’accent sur le caractère hybride de cette gauche.

  • L’approche proposée ici se rapproche davantage de l’analyse de Stuart Hall pour qui le New Labour s’inscrit dans la continuité du thatchérisme auquel il apporte cependant une inflexion significative.
  • Le néo-travaillisme, forme la plus poussée de social-libéralisme et, à cet égard, objet particulièrement heuristique, est fondamentalement hybride, comprenant une orientation néolibérale, dominante, et une orientation social-démocrate, réelle mais subordonnée à la première.

Le social-libéralisme est donc un hybride asymétrique dans lequel la dimension social-démocrate est constamment transformée au service de sa dimension néolibérale, engendrant confusion et division des forces qui lui sont opposées, et entraînant à sa suite vers la droite une partie des soutiens traditionnels des partis sociaux-démocrates.

À cet égard,

le néo-travailliste apparaît comme l’opérateur historique d’une « politique hégémonique plus adaptée à la réalisation du projet néolibéral que celle du parti conservateur de Margaret Thatcher et John Major  ».

  • Le concept de social-libéralisme s’avère ici décisif pour comprendre la circulation des idées néo-libérales à gauche et leur hégémonie plus générale dans les sociétés occidentales.

C’est précisément parce que le social-libéralisme n’est pas réductible au néo-libéralisme qu’il constitue un hybride, un hybride asymétrique qui réalise plus efficacement l’hégémonie néo-libérale.

 

Le social-libéralisme comme connexion : rénover le socialisme en puisant dans le libéralisme

Le social-libéralisme se définit par les éléments qui le composent et les rapports qu’ils entretiennent, mais aussi par le type de connexion qu’il opère entre eux.

Hybride (socialisme + néo-libéralisme), il s’agit aussi d’un mouvement d’idées, une orientation des flux idéologiques présidant à sa genèse ; le social-libéralisme est ainsi né de l’intégration de certains postulats, thèmes et concepts néo-libéraux au sein de la pensée socialiste (néo-libéralisme et socialisme).

Quelle fonction remplit cette traduction idéologique ? À quel problème se veut-elle une solution ?

Au fondement du social-libéralisme, on trouve deux postulats. D’une part, le libéralisme constituerait, pour paraphraser Jean-Paul Sartre, l’horizon indépassable de notre temps ; il ne saurait y avoir par conséquent d’avenir pour le socialisme que s’il se fait libéral :.

L’écroulement du camp de la révolution, cela veut dire en général l’effondrement des alternatives au fait libéral. (…) Il n’y aura pas de société substituant le commandement public aux initiatives indépendantes dictées par l’intérêt privé, pilotant le devenir à la place de l’invention anarchique d’acteurs agissant en ordre dispersé, coordonnant l’ensemble des activités collectives de préférence à leur ajustement spontané. C’est dans le cadre du marché, de la liberté individuelle et de la propriété privée que devra se situer toute politique plausible. En ce sens, il est possible de soutenir en effet qu’il n’y a plus d’autre socialisme concevable que libéral.

Les sociaux-libéraux considèrent donc comme horizon indépassable non seulement le capitalisme (entendu comme mode de production) et le cadre politique de la « démocratie libérale », mais également, et c’est là le point de rupture avec la social-démocratie, le libéralisme économique (entendu comme mode de gestion et d’allocation des richesses produites).

  • En ce sens, le social-libéralisme est bel et bien un post-socialisme.

Le second postulat est que ce n’est pas seulement une nécessité historique ou un pis-aller, mais bien la solution à la crise du socialisme.

  • Aux yeux des tenants du social-libéralisme, appelé également parfois « néo-réformisme » ou « nouveau progressisme », l’adoption de recettes libérales par les sociaux-démocrates doit permettre de réformer en profondeur les sociétés post-industrielles afin de les adapter aux nouvelles caractéristiques du monde contemporain telles que la globalisation économique, la révolution numérique ou encore la construction européenne.

Loin d’être des menaces, ces évolutions constitueraient des opportunités permettant aux individus de devenir autonomes et à l’État de réaliser des politiques d’inclusion sociale. Historiquement, le social-libéralisme doit donc se comprendre comme une tentative de répondre à la crise que connaît la social-démocratie à partir des années 1990 par la traduction d’éléments néo-libéraux afin de la « refonder », « rénover », « moderniser  ».

Nombre de libéraux de droite pourraient en effet se retrouver dans le social-libéralisme sans cet aspect.

Il s’agit véritablement là d’un point discriminant, d’autres intellectuels considérant au contraire que :

« Socialistes et libéraux doivent penser leur histoire, en assumer les différences intellectuelles et sociologiques, pour éviter les confusions paralysantes où se meurt le politique »

À partir de cette problématisation générale commune, on peut distinguer une pluralité de conceptions au sein de la formation idéologique social-libérale.

Cette pluralité renvoie à ce que l’on pourrait qualifier de double nature du néo-libéralisme, en tant que pensée politique et en tant que fait social. Cette distinction permet en effet de distinguer, au sein du social-libéralisme, deux grands types de connexion entre socialisme et libéralisme :

  1. le libéralisme socialisé et
  2. le socialisme libéralisé.

Le premier est parfaitement incarné par les travaux de Monique Canto-Sperber. Spécialiste d’éthique et de philosophie antique, celle-ci propose une réinterprétation de l’histoire des relations entre socialisme et libéralisme.

Sa réflexion se veut d’abord un constat que l’on peut résumer en deux propositions.

D’un côté, le socialisme, au fil de son histoire, se serait progressivement « libéralisé » en intériorisant six « idées authentiquement libérales » :

  • le réalisme et le refus de l’utopie sociale,
  • la défense de la liberté individuelle,
  • le pluralisme social,
  • la reconnaissance du rôle du marché,
  • la valeur des règles et le choix de la réforme et du consensus.
  • De l’autre côté, il y aurait eu une « socialisation progressive des idées libérales » ; c’est-à-dire que les « idées libérales » que seraient les notions d’individualité, de liberté, de propriété et d’autonomie auraient pris au cours du 19e siècle une coloration sociale. Les oppositions se seraient donc réduites entre ces deux grandes pensées politiques, au point de donner naissance à une tradition politique « socialiste libérale ».

Parmi les responsables socialistes, Jean-Marie Bockel se revendique de cette tradition :

[Le socialisme libéral] s’amorce avec les critiques adressées par Proudhon au communisme et avec les expériences (…) du socialisme libertaire. Il s’amorce avec la pensée sociale des libéraux du 19ème siècle : Tocqueville en France, Hobhouse en Angleterre, Dewey aux États-Unis. Il s’exprime, à la fin du 19e siècle, dans le « révisionnisme » c’est-à-dire dans la critique du marxisme. Dans le choix d’un « socialisme éthique » contre la révolution violente et le dirigisme étatique. Il se prolonge dans le réformisme de Jaurès et dans son opposition au guesdisme. Il s’oppose, dans les années trente, à la montée des totalitarismes, notamment en Italie avec la publication du Socialisme libéral par Carlo Rosselli et la fondation du Parti d’Action. Il nourrit, plus près de nous, l’histoire de la social-démocratie allemande, les inspirations de la deuxième gauche française, le nouveau travaillisme anglais et les orientations du Parti démocrate américain.

Le libéralisme socialisé est également partagé par d’autres auteurs comme Thierry Leterre, Nicolas Tenzer ou Nadia Urbinati. Tous se retrouvent autour de l’identification du libéralisme à la philosophie de la liberté, ce qui permet à Thierry Leterre par exemple d’affirmer que « La France, parce qu’elle est une démocratie libérale, ne peut éviter de considérer la liberté comme l’un de ses fondements naturels : de ce fait, une gauche gouvernante à ce point rebelle au libéralisme met en cause notre existence démocratique »

  • Une autre variante du socialisme correspond davantage à un socialisme libéralisé.

Marcel Gauchet considère ainsi que Monique Canto-Sperber donne « une définition tellement extensive du libéralisme qu’elle tend à l’ériger en idéologie unique, dont le socialisme serait l’aboutissement » et « à confondre le fait libéral ­ dans sa version domestiquée par la démocratie libérale, de surcroît ­ avec le libéralisme comme doctrine »

Il défend l’idée que le socialisme constitue une pensée politique spécifique non réductible au libéralisme :

(…) là où le libéralisme voit la société des individus, (…) le socialisme voit l’individu dans la société. À ses yeux, le sort des individus ne peut être séparé de l’état de la société à laquelle ils appartiennent. Si les individus sont le but, la société est le moyen indispensable. Cela se traduit immédiatement dans la priorité donnée à l’égalité, comme condition de la liberté. De la même façon, là où le libéralisme parle de droit, le socialisme parlera plutôt de justice, de l’organisation collective en vue de la juste place des individus les uns par rapport aux autres. Aussi le socialisme se distinguera-t-il encore, toujours dans la même ligne, par l’accent porté sur l’accomplissement politique des libertés individuelles dans l’exercice de la souveraineté collective. C’est dans la participation au pouvoir sur la chose commune, pour lui, que la puissance de l’individu s’épanouit véritablement.

Aux yeux de ces sociaux-libéraux de deuxième type, le socialisme constitue donc une pensée politique spécifique et qui garde au moins en partie sa pertinence théorique. S’il se libéralise, c’est par acceptation du fait que le monde politique et socio-économique est très largement libéral, ce qui ne signifie pas acceptation du libéralisme comme doctrine,

comme en témoigne cet extrait d’une note du think tank En Temps réel :

La gauche parviendra mieux à retrouver une identité en assumant son ancrage dans une société libérale qu’en continuant de faire « comme si » elle était engagée dans une lutte héroïque contre cette société. Cela ne signifie naturellement pas que son projet politique doive être libéral. C’est au contraire en se libérant du mythe du remplacement de la société libérale par une utopique « autre société » que la gauche pourra penser une réelle alternative politique au projet libéral .

Si elles divergent sur l’interprétation historique et l’analyse idéologique des rapports entre libéralisme et socialisme, les deux variantes de social-libéralisme se rejoignent néanmoins sur l’essentiel des thèses.

  • Par ailleurs l’ambiguïté de la position des sociaux-libéraux du second type facilite ce rapprochement. Ils prétendent rejeter le libéralisme doctrinal tout en acceptant le libéralisme comme fait social.
  • Cette distinction se heurte à un problème : ils acceptent non seulement le capitalisme, mais le libéralisme. Or, si le capitalisme est à n’en pas douter un fait social et non une idéologie, le simple fait de parler plutôt de libéralisme s’avère particulièrement ambiguë puisque le terme renvoie à un objet beaucoup plus hybride dont la composante idéologique et la composante pratique sont très difficiles à discriminer.
  • Et, de fait, l’analyse de contenu montre que tous les sociaux-libéraux revendiquent au moins partiellement l’héritage de la doctrine libérale.

Un article publié dans Telos par Laurent Bouvet illustre bien cette ambivalence. D’un côté, il considère que « le libéralisme économique est une donnée du monde dans lequel nous vivons, certainement pas un objet doctrinal ». De l’autre, il salue le fait que Bertrand Delanoë « assume, dans la partie de son livre intitulée « Ma gauche », la plus intéressante du point de vue doctrinal, un libéralisme plein et entier, cohérent  ».

À cet égard, cette ambiguïté interne au social-libéralisme est à la fois ce qui garantit son unité (si bien que l’on peut parler du social-libéralisme), ce qui rend complexe son analyse et ce qui fait son efficace politique selon la « logique du flou » propre à toute humeur idéologique.

  • Au terme de l’analyse, nous connaissons désormais les éléments en présence dans l’hybride social-libéral (social-démocratie et néo-libéralisme), ce qui le distingue nettement du libéralisme social ou du socialisme libéral.

Contrairement à bon nombre d’affirmations, nous avons également vu que le social-libéralisme n’est pas réductible au néo-libéralisme. Avançant davantage encore dans la compréhension de cet objet décidément bizarre, nous avons pu spécifier les rapports entre les éléments qui le constituent et montrer que si le social-libéralisme est un hybride, c’est un hybride asymétrique dans lequel la dimension néo-libérale est dominante.

Enfin, là où l’usage politique du label « social-libéral » écrase la pluralité des conceptions entre ses partisans, nous avons mis au jour des divergences à partir d’une problématisation commune.

  • Le concept de social-libéralisme a montré toute sa fécondité en permettant d’établir avec précision les malentendus sur la nature du néo-libéralisme et les déplacements opérés sur lesquels repose la traduction d’éléments issus du néo-libéralisme par une partie de la gauche.

Toutefois, la démarche présentée synthétiquement ici ne constitue qu’une dimension de l’enquête ; l’analyse interne des textes doit en effet s’accompagner d’une analyse de leurs contextes de production, circulation et réception. L’étude en amont, des parcours biographiques des sociaux-libéraux, de leurs réseaux d’interconnaissance et des positions qu’ils occupent dans leur champ d’appartenance respectif et, en aval, des politiques publiques social-libérales, s’avère à cet égard indispensable pour pouvoir réaliser une véritable histoire sociale du social-libéralisme. »

– Rioufreyt, T. (2016). Le social-libéralisme, du label politique au concept scientifique. Raisons politiques, 61(1), 115-127.

 

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Keucheyan, R. (2016). Le marxisme et les guerres du climat: Les théories critiques face aux évolutions de la violence collective. Raisons politiques, 61(1), 129-143.

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« En France, le Parti socialiste sort exsangue du quinquennat de François Hollande, tandis que c’est désormais le Front national qui, selon toutes les études, recueille régulièrement le pourcentage de voix le plus élevé, et de très loin, parmi les ouvriers. Et le cas français n’est pas isolé. En Allemagne, le parti social-démocrate, qui a longtemps servi de modèle et de leader à ce courant de pensée, ne s’est jamais remis de la politique de Gerhard Schröder et de son échec électoral de 2005. Il n’a plus désormais que 440 000 membres, alors qu’il en rassemblait 940 000 en 1990, et ses scores électoraux nationaux avoisinent les 20 %, quand ils dépassaient encore 40 % en 1998. Au Royaume-Uni, le Labour est confronté lui aussi à une crise très profonde et l’électorat populaire l’abandonne au profit de l’Ukip (le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni). Il en va de même en Espagne, en Grèce ou encore en Italie, même si en Europe du Sud, la social-démocratie est plus souvent menacée par l’émergence de nouvelles forces à gauche que par le populisme de droite. Il ne s’agit probablement pas d’un « mauvais moment à passer » qu’une réorientation stratégique plus « à gauche », sous l’égide d’un Bernie Sanders ou d’un Jeremy Corbyn, pourraient permettre de surmonter, mais bien de la fin du cycle ouvert il y a cent cinquante ans avec les progrès fulgurants de l’industrialisation : la social-démocratie a sans doute définitivement perdu sa raison d’être.

Le mythe fondateur de l’unité du prolétariat

Quand ce qu’on appelle le « mouvement ouvrier » s’est structuré, dans la seconde moitié du XIXe siècle, le salariat était encore minoritaire comme forme d’emploi dans les sociétés des pays industrialisés : en France, à l’aube du XXe siècle, seule une personne en emploi sur deux était salariée. Et ce salariat lui-même prenait alors surtout la forme d’un prolétariat : des personnes vivant au jour le jour, gagnant juste de quoi assurer leur survie et celle de leur famille, ne possédant aucun patrimoine. Tandis que d’autres, des non-salariés, détenaient la propriété des moyens de production à l’aide desquels ces prolétaires produisaient des richesses.

L’idée très largement dominante au sein du mouvement ouvrier naissant était que le salariat allait certes se généraliser progressivement, mais que cette généralisation prendrait la forme d’une prolétarisation, ramenant également les salariés qualifiés des vieux métiers de type artisanal au rang de prolétaires. C’était en particulier l’analyse de la dynamique du capitalisme qu’avaient faite Karl Marx et Friedrich Engels. Même si leurs thèses étaient contestées dans beaucoup de domaines par d’autres courants au sein d’un mouvement ouvrier marqué déjà par de nombreuses querelles de chapelles et d’egos, cette appréciation de la dynamique globale du système capitaliste et du chemin sur lequel il entraînait nos sociétés faisait alors plutôt consensus.

Dans ce contexte, le mouvement ouvrier, dans sa diversité syndicale, associative et politique, s’est construit autour de l’idée d’une unité fondamentale du salariat, dont les intérêts étaient convergents face à ceux des non-salariés, détenteurs des moyens de production, qui les exploitaient. Il n’échappait certes à personne qu’il existait des différences significatives au sein même du salariat, mais celles-ci étaient forcément secondaires et de toute façon appelées à se réduire d’elles-mêmes à l’avenir du fait de la dynamique fondamentalement unificatrice du capitalisme qui devait progressivement « prolétariser » tout le monde.

Le mouvement ouvrier, déjà très divisé au XIXe siècle, entre anarchistes et socialistes à l’époque, l’a été davantage encore au XXe siècle, dans la foulée de la guerre de 1914-1918 et de la révolution russe. Un schisme est apparu au sein des partis politiques, comme des syndicats, entre ceux qui ont pris le nom de communistes et croyaient à l’imminence de la révolution prolétarienne emmenée par une avant-garde autoproclamée et ceux qui se réclamaient d’une approche plus graduelle et réformiste ancrée dans une participation à la démocratie parlementaire et la négociation sociale avec le patronat. Ils se sont violemment opposés pendant soixante-dix ans, une division qui a notamment favorisé la montée du fascisme et du nazisme en Europe dans les années 1920 et 1930. Mais sur le fond de l’analyse de la société et de sa dynamique, communistes et sociaux-démocrates continuaient en réalité de partager l’essentiel, et notamment l’idée que le salariat formait une seule classe qu’il convenait d’unifier et de rassembler pour faire face aux capitalistes qui lui étaient extérieurs.

Certes, après la Seconde Guerre mondiale, au cours des Trente Glorieuses, il est devenu de plus en plus clair que les prévisions marxistes d’une généralisation du prolétariat n’étaient pas en train de se réaliser. Mais les différentes branches du mouvement ouvrier ont alors réalisé des efforts de casuistique remarquables pour ne pas remettre en cause son corpus idéologique commun fondamental. Du côté des communistes et de l’extrême gauche, on a beaucoup glosé sur la « paupérisation relative » des salariés qui se serait substituée à la « paupérisation absolue » prévue initialement par Karl Marx. Tandis que, du côté des réformistes sociaux-démocrates, on inventait la « nouvelle classe ouvrière » afin de ramener les nouveaux emplois salariés d’employés, de techniciens, d’ingénieurs qui se multipliaient à une réalité connue permettant là aussi de préserver l’essentiel du message.

Contradictions au sein du salariat

Si la social-démocratie s’effondre aujourd’hui après que le communisme est passé aux poubelles de l’histoire il y a un quart de siècle, c’est parce que cette fiction n’a plus suffisamment de rapport avec la réalité.

Nous vivons en effet dans des sociétés où quasiment neuf personnes sur dix qui occupent un emploi sont des salariés. Et où la plupart des non-salariés ne sont en réalité que des Indiens dans leurs réserves : des médecins libéraux qui sont des quasi-salariés de la Sécurité sociale, des agriculteurs qui ne survivent en tant que travailleurs « indépendants » que grâce à la politique agricole commune, des huissiers et des notaires protégés des affres de la concurrence capitaliste par des régulations antédiluviennes. Cela changera peut-être demain avec l’économie de plate-forme, mais pour l’instant, l’histoire des deux cents dernières années a bien été celle d’une généralisation progressive du salariat comme le prévoyait Karl Marx.

Mais la grande masse des salariés a échappé progressivement à la condition de prolétaire. En effet, le XXe siècle a été surtout marqué par le gonflement des « couches moyennes salariées », ingénieurs, cadres, techniciens, enseignants… Des salariés dont les rémunérations dépassent le minimum nécessaire à la reproduction immédiate de la force de travail, leur permettant d’amasser une épargne consistante.

Du coup, les frontières entre « salariés » et « capitalistes » sont devenues poreuses. Les salariés accèdent de plus en plus fréquemment à la propriété de leur logement mais, surtout, via leur épargne financière, ils se sont mis eux aussi à vivre en partie de leurs rentes. Qu’il s’agisse des intérêts des titres d’Etat qu’ils possèdent directement ou indirectement via une assurance-vie notamment. Ou même des entreprises dont ils détiennent les actions, directement ou indirectement via des fonds de placement, notamment dans les pays qui ont favorisé les « fonds de pension » pour financer les retraites. Dans le même temps, la propriété des grandes entreprises devenait de plus en plus éclatée via le développement des marchés financiers. Bref, une part importante des salariés a épousé en partie la logique capitaliste tandis que les capitalistes oisifs, vivant uniquement des revenus tirés de la propriété du capital, typiques du XIXe siècle, tendaient à disparaître du paysage.

Mais, dans le même temps, on a assisté à une différenciation croissante des situations au sein de ce salariat. Il y a toujours des prolétaires, des gens avec ou sans emploi sont condamnés à survivre au jour le jour. Leur nombre a même recommencé à augmenter dans les pays développés avec la mondialisation libérale des quarante dernières années. Or les salariés les plus qualifiés des grandes firmes ou de l’Etat constituent depuis le départ l’armature du mouvement ouvrier. Tant que le salariat ne représentait qu’une fraction de la société, cette élite avait cependant réussi à rassembler autour d’elle les vrais prolétaires.

  • Mais dans une société devenue dans son ensemble une société salariale, les contradictions d’intérêt, les inégalités de rémunération, de perspectives, de chances…, qui ont toujours existé, ne peuvent plus être considérées comme des « contradictions secondaires » par rapport à la « contradiction principale » qui opposerait les salariés aux autres, les capitalistes propriétaires des moyens de production.

Une part essentielle des conflits de répartition se joue désormais entre les différents groupes de salariés :

les vrais prolétaires, ceux qui vivent dans la précarité, sans pouvoir accumuler de patrimoine, n’ont pas les mêmes intérêts que les fonctionnaires ou les cadres des grands groupes, dont les emplois sont mieux protégés et les rémunérations permettent d’accumuler de l’épargne…

Dans un tel contexte, les structures traditionnelles issues du mouvement ouvrier, tant du côté des partis que des syndicats, perdent logiquement leur capacité à agréger l’ensemble des salariés autour du coeur de leur clientèle, qui a toujours été pour l’essentiel constituée par l’élite du salariat. Un mouvement qui touche tant les communistes que les sociaux-démocrates, leur sociologie étant en réalité très proche sur ce plan. La dynamique de division croissante du salariat est déjà ancienne, mais, comme toujours, cette réalité a mis du temps à se traduire politiquement.

C’est un des miracles de l’autonomie des superstructures : une idée, et les organisations qui l’incarnent, peut survivre un certain temps à la disparition du soubassement qui justifiait son existence…

L’abandon des perdants de la mondialisation

La social-démocratie a bénéficié d’un sursis après la chute du mur de Berlin en 1989, marquant l’échec définitif du concurrent communiste apparu soixante-dix ans plus tôt, en même temps que s’épuisait le charme exercé par les politiques thatchériennes. On avait pu penser alors que le moment de son triomphe définitif était arrivé.

  • Au tournant des années 2000, onze des quinze gouvernements de l’Union européenne de l’époque étaient d’ailleurs entre les mains de cette gauche de gouvernement. Mais la social-démocratie n’a rien su faire de cette domination écrasante.

Incapables de se coordonner efficacement pour réformer une Union européenne conçue avant tout comme un marché ou pour peser sur la régulation de l’économie mondiale, les partis sociaux-démocrates du Vieux Continent ont alors choisi de prendre acte de la division de plus en plus flagrante du salariat en suivant la voie tracée par Bill Clinton aux Etats-Unis :

  • celle d’un social-libéralisme qui abandonne à leur sort les perdants de la mondialisation pour se concentrer sur les intérêts des couches moyennes diplômées et urbanisées. Sans surprise, ce choix a accéléré le déclin de la social-démocratie dans les années 2000 en lui faisant perdre ses derniers points d’appui au sein des couches les moins favorisées du salariat.

Si on accepte ce diagnostic que c’est la fracture croissante au sein du salariat lui-même qui explique la profonde crise des organisations issues du mouvement ouvrier, comment en sortir ?

Le discours de « gauche », opposé au social-libéralisme, qui persiste à nier ces contradictions d’intérêts entre les différentes couches de salariés, pour appeler à se ranger sous la bannière d’Untel ou d’Untel, ne peut être d’aucune utilité. La solution ne peut venir que de la reconnaissance explicite des différences de conditions et d’intérêts au sein du salariat.

  • Cela implique en particulier d’avoir le courage de prendre des mesures susceptibles d’améliorer la situation des plus défavorisés, même si elles dégradent du même coup celle de l’élite des salariés.

Ce n’est qu’à ce prix qu’on peut espérer que les laissés pour compte de la société salariale cessent de chercher du côté de l’extrême droite un exutoire à leurs frustrations et une capacité de représentation que les débris du « mouvement ouvrier » ne peuvent plus leur offrir actuellement. »

– Duval, G. (2017). Pourquoi la social-démocratie est morte. L’Économie politique, 73(1), 66-71. 

 

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Fumaroli, S. (2008). Social-démocratie contre social-démocratie. Commentaire, numéro 121(1), 388-390.

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« L’avenir dira si la social-démocratie est morte. Elle est indéniablement en crise profonde. Les symptômes en sont connus : importants reculs électoraux, voire quasi-disparition du champ politique dans certains pays, baisse considérable du nombre d’adhérents et atonie militante, absence de projet et perte d’identité politique… Cette crise de la social-démocratie a des effets différents sur la structuration du champ politique suivant les pays, profitant la plupart du temps à l’extrême droite, mais faisant aussi émerger de nouvelles forces de gauche.

Pour Guillaume Duval, les raisons de cette crise tiennent à l’effacement des frontières entre salariés et capitalistes et aux divisions au sein du salariat : « La grande masse des salariés a échappé progressivement à la condition de prolétaire […]. Les frontières entre « salariés » et « capitalistes » sont devenues poreuses […]. Une part importante des salariés a épousé en partie la logique capitaliste […], ils se sont mis aussi à vivre en partie de leurs rentes. »

  • Ainsi, « une part essentielle des conflits de répartition se joue désormais entre les différents groupes de salariés : les vrais prolétaires, ceux qui vivent dans la précarité, sans pouvoir accumuler de patrimoine, n’ont pas les mêmes intérêts que les fonctionnaires ou les cadres des grands groupes, dont les emplois sont mieux protégés et les rémunérations permettent d’accumuler de l’épargne ».

Conclusion sans appel,

  • « les structures traditionnelles du mouvement ouvrier […] perdent logiquement leur capacité à agréger l’ensemble des salariés autour du coeur de leur clientèle, qui a été pour l’essentiel constituée par l’élite du salariat. […] C’est la fracture croissante au sein du salariat lui-même qui explique la profonde crise des organisations issues du mouvement ouvrier ».

Cette thèse, pour cohérente qu’elle soit, pèche par de nombreux aspects. En particulier, elle n’a pas de pouvoir explicatif pour ce qui s’est passé en Grèce :

  • on ne peut pas expliquer l’effondrement du Pasok par le fait que les salariés grecs se seraient mis à vivre en partie de leurs rentes. Elle n’explique pas non plus la montée de partis de la gauche radicale comme Podemos en Espagne, qui remettent en cause la financiarisation, alors que si les salariés vivaient, même en partie, de leurs rentes, ils devraient y être favorables.

Au-delà, c’est l’analyse globale de Guillaume Duval qu’il faut remettre en cause.

L’oubli de la périodisation du capitalisme

  • Tout d’abord, Guillaume Duval n’analyse pas les conséquences des transformations du capitalisme et notamment le passage du capitalisme « fordiste » au capitalisme néolibéral financiarisé.
  • Or ce changement du régime d’accumulation est décisif.

La sortie de la condition de prolétaire, « des personnes vivant au jour le jour, gagnant juste de quoi assurer leur survie et celle de leur famille », s’est faite pour l’essentiel au sortir de la Seconde Guerre mondiale avec l’instauration d’un Etat social dans le cadre du capitalisme fordiste. Se mettent alors progressivement en place dans les grands pays capitalistes développés des systèmes inédits de protection sociale dont l’objectif explicite est le bien-être (welfare) de la population. Grâce à ces institutions, la généralisation du salariat s’est accompagnée d’une sortie progressive (et limitée) de la pauvreté avec un minimum de sécurité dans l’existence.

  • Loin d’avoir épousé la logique capitaliste, comme l’affirme Guillaume Duval, les salariés ont été insérés dans des institutions en rupture avec elle.
  • Que l’on pense à la sécurité sociale ou aux services publics.

Certes, les divisions au sein du salariat n’ont pas disparu, mais la logique d’extension des droits a permis à l’époque d’en relativiser la portée. Si, dans le cas de la France – c’est moins vrai dans d’autres pays, en particulier dans les pays scandinaves -, les structures traditionnelles du mouvement ouvrier s’organisaient essentiellement dans les grandes entreprises et la fonction publique (ce qu’il appelle « l’élite du salariat »), l’ensemble des salariés profitait des avancées obtenues.

Il est donc faux d’affirmer que la sortie de la prolétarisation s’est accompagnée d’une division accrue du salariat et de l’effacement de la frontière entre capitalistes et salariés. Bien au contraire, ce que certains ont appelé le « compromis fordiste » est le fruit de luttes sociales d’ampleur dont l’acmé a été en Europe l’année 1968 et celles qui l’ont suivie. Le conflit de répartition, contrairement à ce qu’affirme Guillaume Duval, n’opposait pas les salariés entre eux. Ces derniers avaient réussi à imposer un partage des gains de productivité entre le capital et le travail, favorisé pour cela par leur forte croissance (environ 5 % par an).

  • Cette situation change avec la crise du capitalisme fordiste.

Le déploiement du capitalisme néolibéral financiarisé, sur fond de défaites ouvrières importantes, s’accompagne de la globalisation du capital à partir du début des années 1980. Les entreprises sont aujourd’hui guidées par une logique financière visant à maximiser « la création de valeur pour l’actionnaire ». Cette financiarisation touche aussi les PME qui, pour la plupart, sont prises dans une chaîne de sous-traitance et soumises aux exigences de leur donneur d’ordre.

  • Le bilan de ces trente dernières années est éloquent.

Le chômage et la précarité ont grandi alors que la part des salaires dans la valeur ajoutée baissait de 5 à 8 points selon que l’on prend comme référence 1972 ou 1982. De plus, l’investissement productif a progressé très modérément, alors qu’explosaient les placements financiers, les exportations de capitaux, les rachats d’actions et la part des dividendes dans le PIB. L’emploi est devenu, dans ce cadre, une simple variable d’ajustement.

  • L’avènement du capitalisme néolibéral aurait-il permis que « les frontières entre « salariés » et « capitalistes » [soient] devenues poreuses » et que les premiers se soient mis à vivre en partie de leurs rentes ?

La situation des salariés les mieux rémunérés, appartenant au centile ou au décile supérieur, n’est pas comparable à celle des autres 90 %, et le clivage s’est creusé.

  • Dans son livre Le capital au XXIe siècle (Le Seuil, 2013), Thomas Piketty documente la forte hausse des salaires des cadres dirigeants des grandes entreprises depuis la fin des années 1990 dans les pays développés.

Ainsi, en France, la part du 1 % des plus hautes rémunérations, qui représentait moins de 6 % de la masse salariale au début des années 2000, atteint presque 8 % au début des années 2010.

La baisse de la part salariale dans la valeur ajoutée s’est accompagnée d’une hausse des inégalités dans la distribution des salaires.

  • Ces inégalités croissantes de rémunération ont renforcé les inégalités de patrimoine, qui sont encore plus marquées.

Selon l’Insee, début 2015 en France,

  • « les 10 % de ménages les mieux dotés concentrent 47 % de la masse de patrimoine brut de l’ensemble des ménages […].
  • Les 5 % les mieux dotés en patrimoine en disposent à eux seuls de 33 % et les 1 % en rassemblent 16 % ».
  • La moitié des ménages a un patrimoine net inférieur à 114 000 euros. De plus, pour l’énorme majorité des ménages, le patrimoine est principalement constitué (pour 75 % de son montant) par la propriété de leur résidence principale.
  • Enfin, les compléments de rémunération délivrés par les entreprises ne permettent en aucun cas de considérer les salariés comme des rentiers.

Loin donc d’avoir conduit à l’effacement des frontières entre capitalistes et salariés, comme l’affirme Guillaume Duval, l’avènement du capitalisme néolibéral a entraîné au contraire une concentration du patrimoine entre les mains d’une petite minorité et provoqué une inégalité croissante des revenus. Pour l’énorme majorité des salariés, vivre, même partiellement, de ses rentes reste inaccessible.

Pour nourrir sa thèse, Guillaume Duval prend

  • l’exemple des pays où la retraite par capitalisation s’étant imposée, les cotisations retraites des salariés sont placées par les fonds de pension dans des produits d’épargne.

L’exemple des Etats-Unis permet de nous éclairer sur ce qu’il en est. Contrairement à ce que l’on croit généralement, la pension de base des retraités états-uniens est constituée par une retraite par répartition, régime public géré au niveau fédéral, et seule une minorité d’entre eux, moins de 30 %, bénéficie de prestations – très incertaines – des fonds de pension.

De plus, c’est une petite minorité de cette minorité qui concentre l’essentiel des prestations versées par ces fonds.

Pour l’énorme majorité des retraités états-uniens, vivre de ses rentes relève aussi d’une perspective inatteignable.

Conflits de répartition

Pour autant, Guillaume Duval a raison d’indiquer que les conflits de répartition se jouent aujourd’hui aussi entre différentes catégories de salariés.

Mais contrairement à ce qu’il affirme, ce n’est pas dû au fait qu' »une part importante des salariés a épousé la logique capitaliste » mais au fait qu’il devient difficile d’intervenir sur la formation des revenus primaires et d’imposer une politique de redistribution fiscale, au vu des rapports de force sociaux et politiques. Les évolutions du mode de financement de la protection sociale l’illustrent particulièrement.

  • Les entreprises ont bénéficié depuis le début des années 1990 d’allégements de cotisations sociales, notamment sur les bas salaires, qui se sont amplifiés au fil des ans pour atteindre plus de 33,1 milliards d’euros en 2013 .
  • Cette perte de recettes pour la sécurité sociale a été, pour l’essentiel, compensée par l’Etat. Il s’agit là d’un transfert, par le biais de la fiscalité, du financement de la protection sociale des entreprises vers les ménages.
  • S’y ajoute le financement d’une part importante de l’assurance maladie (36 %) par la cotisation sociale généralisée (CSG), celle-ci étant générée à près de 90 % par les salaires et les retraites.

Le double mouvement d’exonération de cotisations sociales sur les bas salaires et de montée en puissance de la CSG a abouti à une baisse de près de 17 points de la contribution des entreprises au financement du régime général de la sécurité sociale entre 1982 et 2009.

Les mesures prises par le gouvernement Hollande vont dans le même sens,

  • avec de nouveaux allégements de cotisations sociales et la suppression des cotisations familiales versées par les employeurs,
  • compensés par une augmentation de la TVA et une réduction des dépenses publiques.

Le rapport capital-travail oublié, il ne reste donc qu’une répartition des efforts au sein du salariat pour financer les dépenses de solidarité. Loin donc d’être le produit d’une évolution objective, cette situation est le résultat de politiques parfaitement conscientes qui visent à baisser toujours plus le coût du travail, alors même que les revenus distribués par les entreprises se situent à un niveau historiquement haut.

Guillaume Duval fait des contradictions accrues au sein du salariat la racine de la crise de la social-démocratie.

  • Il existe pourtant des solutions visant à réduire les fractures qu’il analyse.

Par exemple, pour lutter contre la tendance à accumuler une épargne, dont il fait la raison essentielle de la participation des salariés à la logique capitaliste, il aurait pu défendre le renforcement de la retraite par répartition. On sait que l’incertitude sur l’avenir des retraites est une des causes de la progression de l’épargne. On pourrait tenir le même raisonnement concernant la question de la santé, de la dépendance et, pour lutter contre la précarité, préconiser l’extension de l’indemnisation du chômage aux nouveaux emplois sans protection. Or loin de mettre en avant des solutions permettant d’unifier le salariat, il propose au contraire d’aggraver encore ces divisions. Ainsi, nous dit-il, il faut « avoir le courage de prendre des mesures susceptibles d’améliorer la situation des plus défavorisés, même si elle dégrade du même coup celle de l’élite des salariés », constituée, selon lui, de ceux qui ont « échappé progressivement à la condition de prolétaire ». Rassurons-le, les classes dirigeantes ont eu le courage qu’il préconise depuis quelques décennies !

Faire financer les prestations fournies aux catégories plus pauvres par celles et ceux qui le sont moins est une constante des politiques néolibérales. Au-delà du fait qu’une fois de plus le rapport capital-travail est passé sous silence, on voit mal comment la social-démocratie pourrait fonder un projet d’avenir sur une telle perspective.

  • En effet, d’après son analyse même, cette « élite » du salariat forme encore la base de la social-démocratie. Sa proposition revient donc à demander à la social-démocratie de scier la branche, déjà bien vermoulue, sur laquelle elle est assise.

Remarquons pour finir que Guillaume Duval oublie un fait essentiel :

les catégories du salariat les plus protégées, non seulement ne vivent pas de leurs rentes et n’épousent pas la logique capitaliste, mais subissent de plein fouet une remise en cause de leurs droits avec, pour les fonctionnaires, le détricotage progressif du statut de la fonction publique et, pour les salariés du privé, une attaque frontale contre le droit du travail.

La conversion au social-libéralisme et le déni du rapport capital-travail

  • La social-démocratie visait historiquement à établir un compromis entre le travail et le capital, et à limiter l’emprise de ce dernier sur le monde du travail et sur la société.

Le projet social-démocrate supposait donc un certain degré d’affrontement avec la logique capitaliste, avec comme objectif de borner l’activité du capital. D’où, par exemple, la promotion des services publics ou de la protection sociale, et plus globalement la mise en place de l’Etat social. La social-démocratie a donc été historiquement antilibérale, même si, in fine, elle accepte le capitalisme.

Certes,

  • la construction de l’Etat social a été favorisée par les caractéristiques du capitalisme de l’époque, un capitalisme peu globalisé dont l’assise était essentiellement nationale et donc contrôlable par la puissance publique.

Mais la création de la sécurité sociale et des services publics n’était pas inscrite dans les gènes du capitalisme. Elle relève d’une décision politique.

  • L’incapacité de la gauche sociale-démocrate, comme de la droite, à répondre à la crise du capitalisme fordiste conjuguée à l’épuisement du modèle soviétique entraîne l’apparition d’une vague néolibérale qui emporte avec elle la social-démocratie.

Sa conversion dans les années 1980 au social-libéralisme change du tout au tout la situation. Ce dernier ne vise pas à bâtir un compromis entre le travail et le capital. Il s’agit au contraire pour lui d’accompagner, voire d’anticiper, les transformations du capitalisme globalisé. Les sociaux-libéraux partagent avec les néolibéraux un certain nombre d’idées fondamentales, comme la croyance en l’efficience des marchés financiers, la nécessité de baisser le coût du travail ou encore le poids toujours trop élevé des prélèvements obligatoires…

  • D’où le fait qu’ils aient été, avec les partis de droite, les fossoyeurs de l’Etat social, les zélateurs de la déréglementation financière – c’est Pierre Bérégovoy qui en a été l’initiateur en France – et du libre-échange généralisé.

L’attitude par rapport à l’Union européenne l’illustre parfaitement.

Guillaume Duval reproche à la social-démocratie d’avoir été incapable de la réformer alors qu’en 2000, onze des quinze gouvernements de l’Union européenne étaient sociaux-démocrates. Mais comment aurait-elle pu le faire alors même qu’elle avait participé activement à la construction de l’Union avec la mise en place de l’Acte unique en 1986 et avec le traité de Maastricht en 1992 ?

  • Rappelons qu’un des premiers actes de Lionel Jospin, devenu Premier ministre en 1997, a été de signer le traité d’Amsterdam qui entérinait les critères de Maastricht avec le pacte de stabilité, geste que copiera François Hollande en annonçant dès son élection la ratification du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) qu’il avait pourtant promis de renégocier.

Les partis sociaux-démocrates ont été des acteurs décisifs dans l’adoption des traités européens qui visent à sortir les politiques économiques du débat démocratique et de la décision citoyenne, et à instaurer une gouvernance par les normes. Ils ont participé activement à l’étouffement financier de la Grèce suite à l’arrivée au gouvernement de Syriza.

  1. En période « normale », les gouvernements sociaux-démocrates essayent de pratiquer un aménagement social du néolibéralisme et cherchent à en atténuer un peu les conséquences sans le remettre en cause.
  2. En période de crise, ils appliquent sans hésiter des politiques d’austérité drastique et se convertissent au néolibéralisme pur et dur.

Ce sont ainsi des partis sociaux-démocrates qui, après la crise financière de 2008, ont appliqué des politiques d’austérité d’une ampleur inouïe en Grèce, en Espagne et au Portugal, entraînant une régression sociale sans précédent… avant de laisser la place à la droite.

  • L’espace politique de la social-démocratie s’est donc réduit progressivement, et ce d’autant plus qu’après avoir adopté les thèses néolibérales, ces partis se convertissent progressivement au discours sécuritaire et néoconservateur de la droite.

On a pu ainsi voir en Allemagne des dirigeants du SPD critiquer Angela Merkel pour avoir accepté de recueillir les réfugiés et l’on se souvient des déclarations indignes de Manuel Valls sur le sujet.

La social-démocratie n’a plus aucun projet politique qui lui soit propre. C’est ce qui est à la racine de sa crise.

  • Cette situation nourrit en effet une crise larvée au sein des partis sociaux-démocrates.

Des ruptures ne sont pas impossibles, comme le montrent le choix du PS portugais de s’allier avec la gauche radicale ou, en Espagne, le désaveu des dirigeants du PSOE qui avaient choisi le suicide politique plutôt qu’une alliance à gauche (leur décision de s’abstenir au moment du vote d’investiture du gouvernement de Mariano Rajoy (PP), à l’automne 2016, avait permis à ce dernier de former un gouvernement minoritaire).

  • Le succès au Royaume-Uni de Jeremy Corbyn au sein du Parti travailliste et la forte poussée de ce dernier aux élections législatives de juin 2017 confirment que rien n’est figé.

Or c’est le tandem Blair/Giddens qui a le premier théorisé la conversion au néolibéralisme.

Que cette orientation soit rejetée là où elle est née est significatif de la situation actuelle.

Reconstruire des forces de contestation crédibles

La social-démocratie peut-elle rebondir ? Cela suppose qu’elle ait un projet, avec les mesures concrètes correspondantes, permettant de peser sur le capital globalisé mais surtout d’accepter un affrontement avec lui et les forces politiques qui le soutiennent.

  • Risquons une hypothèse basée sur un constat historique.

Le seul moment dans l’histoire du capitalisme où les classes dominantes ont accepté de voir en partie leur domination remise en cause correspond à la période où l’existence même du capitalisme était contestée. Il importe peu de savoir si les forces qui portaient cette contestation – essentiellement les partis communistes et l’Union soviétique – étaient réellement révolutionnaires, ou si le modèle proposé était vraiment porteur d’émancipation. Il n’empêche qu’elles apparaissaient comme une alternative au capitalisme.

  • C’est la puissance de ces mouvements de contestation radicale de l’ordre existant, et de l’imaginaire social qui l’a accompagnée, qui a obligé les classes dirigeantes à accepter, bon gré mal gré, le compromis des Trente Glorieuses, le plus souvent mis en oeuvre par la social-démocratie.

Le paradoxe est donc le suivant :

la social-démocratie n’a pu jouer historiquement le rôle qui a été le sien que parce qu’il a existé des forces de contestation du système assez crédibles pour pouvoir l’emporter.

Une leçon pour l’avenir ? »

– Khalfa, P. (2017). Un diagnostic erroné sur la mort de la social-démocratie: Réponses à un article de Guillaume Duval. L’Économie politique, 75(3), 104-112. 

 

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« La social-démocratie allemande victime de ses abandons », Le Monde diplomatique, 2005/9 (n°618), p. 9

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« On annonce périodiquement la fin de la social-démocratie. Depuis des décennies, les observateurs répètent que la fin du conflit frontal entre la classe ouvrière et la bourgeoisie la prive de son ressort. La social-démocratie semble condamnée comme réalité politique originale. Elle ne peut survivre, dit-on, qu’en perdant ses caractères les plus spécifiques et en partageant le lot commun des partis démocratiques.

Après la crise de 1929 et la seconde guerre mondiale, lorsque certains partis socialistes européens rompaient ouvertement avec le marxisme, adoptaient une politique de réformes limitées et acceptaient l’économie de marché, plusieurs analystes affirmaient que la social-démocratie se rapprochait des partis américains. Les formes de gouvernement des sociétés occidentales semblaient converger vers un modèle unique dont les Etats-Unis offraient apparemment l’exemple le plus achevé. La social-démocratie, prétendait-on, s’engageait sur la voie de l’américanisation. Son originalité semblait disparaître.

Des travaux récents incitent aujourd’hui à remettre en cause cette interprétation. Depuis une dizaine d’années en effet, la différence entre certains pays européens, pour la plupart gouvernés par des sociaux-démocrates, et le modèle américain est devenue un des objets d’études favoris de la science politique anglo-saxonne. De multiples études soulignent en particulier qu’en Suède, en Autriche, dans l’Angleterre des années 1974-1979 ou l’Allemagne de la période 1966-1982, l’organisation des intérêts économiques et leurs rapports avec la sphère politique s’écartent significativement du schéma américain dans lequel on avait cru voir l’avenir de toutes les sociétés occidentales. Certains spécialistes sont même allés jusqu’à forger un terme nouveau, celui de « néo-corporatisme », pour désigner le mode d’organisation des intérêts en Suède, en Autriche ou en Allemagne et bien marquer sa différence avec le pluralisme fluide et concurrentiel des groupes d’intérêt prévalant aux Etats-Unis. Plus profondément encore, l’intégration ouverte et officielle des syndicats et des organisations patronales au processus de décision publique apparaît comme une rupture par rapport à l’un des principes cardinaux des sociétés libérales formées depuis le XVIIIe siècle : l’extériorité de l’Etat vis-à-vis des intérêts économiques. Certains auteurs croient déceler dans les pays en question une « fin de la parenthèse libérale ».

Les développements récents de la science politique relancent l’interrogation sur la social-démocratie. Opposer la social-démocratie au pluralisme et au libéralisme choque le sens commun qui tient spontanément la Suède, l’Autriche ou l’Allemagne pour des sociétés pluralistes et libérales. Il paraît plus étrange encore de rapprocher la social-démocratie du corporatisme. Mais le seul fait que ces points de vue puissent être soutenus par des études précises et argumentées prouve du moins que la social-démocratie demeure toujours assez largement une énigme. Au-delà même de l’organisation des intérêts économiques, c’est le rapport entre la social-démocratie et les principes fondamentaux de la démocratie libérale qui paraît obscur. Il est peut-être justifié, en définitive, de tenir cette forme de gouvernement pour une expression du pluralisme et du libéralisme, mais il faut alors expliquer sa différence par rapport au modèle américain.

La social-démocratie aurait-elle conservé une originalité, malgré ses transformations, dans la période postérieure à la guerre ? Constituerait-elle une forme spécifique de la démocratie pluraliste et libérale ?

La crise des années soixante-dix a donné une force particulière à l’idée du déclin de la social-démocratie. Cette fois, c’était la politique social-démocrate qui apparaissait périmée. Les techniques que les sociaux-démocrates avaient été les premiers à mettre en œuvre et dont ils s’étaient faits les champions se révélaient inadaptées au nouvel environnement économique. Le keynésianisme, la redistribution des revenus, le Welfare State s’avéraient impuissants face à la crise. On en concluait que les sociaux-démocrates ne pouvaient plus désormais que se rallier à une politique économique dite « libérale », analogue à celle que menaient leurs adversaires déclarés. Tous les gouvernements occidentaux semblaient contraints de pratiquer peu ou prou une même politique économique dont la social-démocratie n’avait assurément pas eu l’initiative. C’est surtout dans la gauche française, il faut le remarquer, que l’idée de la fin de la social-démocratie a connu, à cette époque, un vif succès dans les débats publics. L’explication de cette fortune particulière tient sans doute à ce que la gauche française, persuadée à juste titre qu’elle n’était pas social-démocrate ni le deviendrait jamais, trouvait du moins une satisfaction à se représenter que l’âge de la social-démocratie était passé.

Le recul permet aujourd’hui d’analyser les politiques économiques menées face à la crise. Or les premières études disponibles montrent que ces politiques sont loin d’avoir été partout identiques. On commence, par exemple, à mesurer l’écart qui sépare, tant dans les moyens que les résultats, la politique du gouvernement anglais depuis 1979 de celle que suit à la même époque le gouvernement suédois. Il semble même que la crise ait accentué les différences entre les pays occidentaux par rapport à des périodes antérieures. Ces indices font surgir une question : les gouvernements sociaux-démocrates n’auraient-ils pas pratiqué une politique spécifique pendant les années de crise ?

L’originalité de la social-démocratie fera donc l’objet de ce livre. Sa genèse sera expliquée. On se demandera si cette originalité subsiste encore dans la période la plus contemporaine et sous quelle forme. Il n’est jamais tout à fait sûr que la social-démocratie soit morte. »

– Bergounioux, A. (1989). Introduction: La fin de la social-démocratie ?. Dans : , A. Bergounioux & B. Manin (Dir), Le Régime social-démocrate (pp. 7-10). Presses Universitaires de France.

 

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Alain Bergounioux, Bernard Manin, La social-démocratie ou le compromis, Paris, PUF, 1979. / Gøsta Esping-Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, Princeton, Princeton University Press, 1990. / David Rueda, Social Democracy Inside Out. Partisanship and Labor Market Policy in Industrialised Democracies, Oxford, Oxford University Press, 2007 / Jingjing Huo, Moira Nelson, John D. Stephens, « Decommodification and Activation in Social Democratic Policy : Resolving the Paradox », Journal of European Social Policy, 18 (1), 2008, p. 5-20. / Anthony Giddens, Beyond Left and Right : The Future of Radical Politics, Cambridge (UK), Polity Press, 1994 – The Third Way : The Renewal of Social Democracy, Cambridge, Polity Press / Malden (Mass.), Blackwell Publishers, 1998.

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« La social-démocratie a fait l’objet d’une littérature pléthorique. Il faut dire que le sujet est vaste. Il recouvre à la fois l’évolution de mouvements et de partis rattachés volontairement ou non par les observateurs à cette doctrine politique, les vicissitudes des dérives idéologiques, plus ou moins radicales, du socialisme, et, finalement, la qualification plus générale de régimes d’économie mixte dans lesquels l’intervention de l’État, la négociation organisée et les politiques sociales ont connu un développement plus marqué qu’ailleurs. Il est bien difficile dans ces conditions de prétendre circonscrire l’objet en question, d’autant que les partis sociaux-démocrates eux-mêmes n’ont pas contribué à en rendre la définition plus claire.

Les auteurs des contributions de ce Thema considèrent que

les contours et la nature de la social-démocratie sont la résultante d’un travail de conciliation, de compromis pourrait-on dire – pour reprendre l’approche classique de Bernard Manin et Alain Bergounioux – entre une économie de marché dont les formes sont elles aussi éminemment instables et une intervention publique visant à promouvoir le travail tout en corrigeant les inégalités sociales.

  • Or il serait faux de croire que cette relation intime, qui est essentielle, entre emploi et politiques sociales est un phénomène nouveau et que le premier est récemment devenu prioritaire au détriment des secondes.

Certes, les conjonctures et les outils de ces politiques ont évolué mais les objectifs et les normes prévalents sont restés assez semblables.

De ce point de vue, l’idée « polanyienne », promue par Esping-Andersen, selon laquelle

le régime social-démocrate se caractériserait plutôt par son accent sur la démarchandisation, c’est-à-dire par un accès plus large à des droits et prestations sociaux non indexés sur l’activité, doit être nuancée historiquement.

  • Cette question fait et fera encore l’objet de débats et de polémiques, comme en témoigne la recherche récente de David Rueda pour lequel les partis d’obédience socialdémocrate ont tendance à favoriser les insiders (ceux qui ont un emploi, souvent stable), aux dépens des outsiders (ceux qui en sont privés ou qui ont un emploi précaire).

Selon Rueda, la social-démocratie serait associée à un degré élevé de protection de l’emploi plutôt qu’à une politique de l’emploi réellement « active » et visant toutes les catégories sociales.

  • Le fait, souvent ignoré mais cruellement rappelé en ces temps de crise, que des parangons de la social-démocratie comme la Suède aient encore aujourd’hui une assurance-chômage volontaire et non obligatoire tendrait à confirmer cette position, même si elle a ses détracteurs.

La relation au(x) marché(s)

Le dossier présenté ici se positionne quelque peu en contrepoint des grands débats sur la crise et le renouveau de la social-démocratie qui ont été le leitmotiv largement convenu de ces trois dernières décennies. Il postule notamment que ces débats ont souvent consacré une vision trop unitaire du phénomène social-démocrate ou des alternatives ouvertes pour une socialdémocratie réformée :

  • au grand récit des origines se serait progressivement substitué un programme néolibéral dont les limites et la critique auraient incité les analystes à envisager une troisième voie (third way) théorisée par Anthony Giddens  mais reprise ensuite dans un amalgame qui a banalisé et obscurci à la fois les propositions initiales.

Ce sont donc quatre regards inédits qui sont proposés dans ce numéro afin de réévaluer la relation entre politique et marché dans le contexte des transformations des partis et régimes proches de la social-démocratie.

Il s’agit moins d’ailleurs de traiter du marché que des marchés. À partir de la notion très concrète et spatialisée du phènomène unitaire et univoque des origines (the marketplace), les évolutions de la pensée et de l’économie libérales ont développé une logique extensive de la marchandisation bien analysée par Karl Polanyi. Cette vision abstraite et généralisante n’a pourtant pas effacé la grande diversité des formes d’économie de marché ainsi que des marchés plus ou moins « concrets » (des biens, du travail, financiers, publics, quasi-marchés, etc.).

  • Par conséquent, si l’on considère que la social-démocratie s’est caractérisée par ses efforts pour construire un compromis durable entre capital et travail, il semble que les modalités de ce compromis aient été particulièrement fluctuantes.
  • Et elles l’ont été en effet, comme en témoignent les trajectoires très distinctes de l’Allemagne, de l’Autriche, du Royaume-Uni ou de la Scandinavie, sans parler de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande qui ont été considérées un temps comme des proches de la famille social-démocrate en dépit de leur penchant plus marqué pour le libéralisme.

Par-delà les conjonctures économiques et les succès électoraux, la variété des options politiques « social-démocrates » continue de se manifester aujourd’hui. Sous cet angle, la perspective d’une troisième voie visant à définir une stratégie moderne pour la gauche est elle aussi problématique :

  • face à la diversité des expériences historiques et aux incertitudes du monde contemporain, pourquoi y aurait-il une seule (troisième) voie possible pour la gauche de gouvernement ?

En rendant plus que jamais saillantes les failles des marchés, la crise financière actuelle a ouvert un nouvel espace où le système des « contraintes » habituelles du capitalisme globalisé sur les États (compétition, dérégulation, contrôle des déficits, etc.) se trouve soudainement et partiellement renversé, ce bouleversement intimant presque l’obligation de nationaliser les banques, de garantir la coopération et de soutenir l’investissement en laissant filer les déficits publics.

  • Faut-il le rappeler, ces contraintes étaient depuis longtemps présentées comme rendant de plus en plus compliquées les politiques d’inspiration social-démocrate.
  • Ironiquement, il est possible que ces politiques soient au moins aussi éprouvées lorsque les marchés ne fonctionnent plus de manière satisfaisante.

En effet, il est relativement clair que les régimes sociaux-démocrates se sont construits pour une grande partie sur les succès du capitalisme et sur la conquête de marchés extérieurs, et que la plupart des pays qui ont le mieux réussi dans le domaine des politiques sociales étaient des pays ouverts et exportateurs.

Dès la fin des années 1970, David Cameron ou Peter Katzenstein avaient très bien saisi ce fait en montrant notamment comment l’ouverture économique allait de pair avec un renforcement du secteur public dans les pays gouvernés par les sociaux-démocrates.

  • On se souviendra de la glorieuse époque, les années 1950-1960, où les syndicalistes du mouvement ouvrier suédois partaient en tournée mondiale aux côtés des entrepreneurs pour promouvoir leur modèle de croissance et de politique industrielle.

Dans son article, Jonas Hinnfors remet en perspective

  • cette collusion ancienne et stable entre la gauche de gouvernement et les intérêts privés.

D’une autre manière, Eric Shaw développe ce thème à l’échelle du Royaume-Uni contemporain.

  • Nulle nouveauté, pourrait-t-on dire, et pourtant l’idée reste bien ancrée que la socialdémocratie serait avant tout caractérisée par sa propension à la dépense et à la redistribution sociale (tax and spend) ; or celles-ci sont conditionnées par une croissance économique qui dope les recettes fiscales et limite les dépenses liées au chômage.

Il faudrait donc ajouter la dimension essentielle des choix de politique fiscale, qui permettent à la fois de dégager des ressources et de limiter la pression sur les secteurs productifs et exportateurs.

En ce sens, la conception social-démocrate de la fiscalité contraste avec les politiques erratiques de pays comme la France.

C’est peut-être dans cet accompagnement permanent des mécanismes de marché que les sociaux-démocrates ont construit et maintenu une part de leur spécificité jusque dans l’ère « néolibérale », avec le double risque de moins bien amortir les effets des chocs extérieurs les plus prononcés et d’être constamment suspects de trop pencher du côté des intérêts privés.

  • Au risque, également, que ce principe de conciliation soit considéré comme trop neutre et « gestionnaire » en des temps qui appellent un engagement plus tranché, plus radical, comme c’est peut-être le cas aujourd’hui face à l’incurie des marchés financiers.

Quatre regards

Jonas Hinnfors, auteur d’un ouvrage récent sur l’idéologie de la gauche en Suède et au Royaume-Uni, se propose de mettre l’accent sur la grande continuité des positions social-démocrates à l’égard du marché dans ces deux pays, et ce depuis les années 1960.

  • Allant à rebours de l’idée selon laquelle il y aurait eu un aggionarmento fondamental dans le discours et le lexique de ces partis depuis les années 1980, il relativise les arguments de la transformation et de l’acculturation des sociaux-démocrates.

Pour cela, il décortique les manifestes, programmes et autres documents internes des partis qui constituent une ressource différente des discours publics et électoraux. Son objectif n’est pas tant de nier tout postulat de changement, d’autant qu’il ne s’intéresse pas en premier lieu aux politiques publiques, que de montrer qu’

  • il existe une assez forte cohérence sémantique et programmatique de ces organisations par rapport au capitalisme de marché depuis un demi-siècle et qu’il est difficile de repérer la même cohérence dans un discours axé sur un réformisme un tant soit peu radical.

Si elle n’épuise pas la réalité, cette sphère des idées et des manifestes constitue, selon Hinnfors, une représentation essentielle de l’identité des partis en question.

Dans les sciences sociales, c’est en général la manifestation du changement qui est valorisée et la perspective de Jonas Hinnfors essaie de contrarier ce biais épistémologique en insistant sur les éléments de continuité.

C’est vers la comparaison entre Allemagne et Royaume-Uni que le texte de Jochen Clasen se déplace, cette fois en prenant comme objet les politiques publiques de l’emploi et du marché du travail depuis la fin des années 1990.

D’une autre façon, il s’intéresse aussi à la question de la conversion néolibérale des sociaux-démocrates en montrant que les formes et le degré d’activation des politiques de l’emploi ne constituent pas une politique bien cohérente. En particulier, le discours sur le changement véhiculé par le New Labour gagne à être confronté aux choix et réalisations politiques sur le terrain. Par ailleurs, les convergences que l’on peut trouver en matière de politiques d’activation restent partielles et chaque pays continue de mettre en œuvre des recettes bien spécifiques et éprouvées sur son propre marché du travail.

  • En procédant à une évaluation minutieuse des réformes menées par le Labour, d’un côté, par la coalition SPD-Verts, de l’autre, Jochen Clasen illustre le caractère depuis longtemps composite, entre l’assurance, l’assistance et de nombreux autres dispositifs, des interventions sur le marché du travail mais aussi la difficulté à repérer une identité social-démocrate dans ces ensembles flous.

Eric Shaw s’intéresse, quant à lui, à la thématique de la conciliation et du compromis à travers la politique récente du New Labour vis-à-vis des risques de l’alcoolisme et de l’obésité.

Ce sont là des terrains peu explorés par la science politique et qui sont pertinents en ce qu’ils articulent des intérêts privés extrêmement puissants et des enjeux de santé publique fondamentaux. Shaw admet que le parti travailliste s’est transformé et a notoirement repensé son rapport à l’État et aux libertés individuelles. Mais ces nouvelles conceptions aboutissent finalement à une conciliation des intérêts en présence qui est très en retrait par rapport à l’étendue des risques et des coûts induits par les habitudes britanniques de consommation d’alcool et de junk food.

La critique implicite de Shaw n’est pas seulement que le Labour aurait eu une attitude trop accomodante vis-à-vis des intérêts commerciaux de ce secteur – considéré à courte vue comme très « porteur » économiquement –, mais aussi que la vision de la responsabilité des individus et du rôle de l’État sur ces marchés particuliers a favorisé une régulation modérée (préférence pour des codes d’autolimitation plutôt que pour des lois ou règlementations strictes) au détriment des enjeux de santé.

Eric Shaw met en évidence une variété de microcompromis entre de nombreux acteurs, qui caractérisent bien les politiques publiques dans ces domaines au croisement de la science, de la santé et du commerce.

  • La dernière contribution analyse les transformations des régimes sociauxdémocrates en Suède et en Norvège, sous l’angle de la décentralisation. Dans ces deux pays, mais également au Danemark, la plupart des services sociaux sont gérés par les collectivités locales qui ont connu depuis les années 1980 une phase d’expérimentation intense et des modifications importantes de leur rapport à l’État.

Dans ce contexte, marqué par une diversification inédite des modes de gestion du social (externalisation, privatisation, quasi-marchés, etc.), Yohann Aucante réfléchit à la conciliation des ambitions universalistes et égalitaires de la protection sociale sur des territoires exposés à la fragmentation. Il montre que, dans ce processus de décentralisation, les réponses de l’État et des partis sociaux-démocrates en Suède et en Norvège ont été assez contrastées.

La social-démocratie par temps de crise

Ce dossier a été préparé avant le déclenchement de la crise mondiale de 2008-2009 mais il est nécessaire de conclure sur cette question.

Aujourd’hui, les partis sociaux-démocrates sont soit dans l’opposition (Suède, Danemark), soit dans une coalition de centre gauche (Norvège), soit dans une grande alliance avec la droite (Allemagne, Pays-Bas). Seul le parti travailliste britannique se maintient au gouvernement tout en accusant un essouflement certain.

  • La marge de manœuvre de ces partis est donc relativement limitée, mais cela ne doit pas empêcher de s’interroger sur leur positionnement dans une phase d’ébranlement du système économique et financier aussi importante que celle que nous traversons.

Jusqu’ici, l’attitude dominante tend à renforcer l’analyse que nous avons suggérée dans cette introduction, à savoir que les sociaux-démocrates sont certes de bons gestionnaires d’un système d’économie mixte plus ou moins social ou libéral, mais qu’ils ne disposent pas (ou plus) d’un répertoire idéologique ou d’une capacité à imaginer des modèles différents, même dans le cadre d’un capitalisme renouvelé.

  • En témoigne l’absence quasi totale de réflexion de ces mouvements sur des dispositifs comme l’allocation universelle, alors même que ce principe d’universalité a été posé comme un élément important des régimes sociaux-démocrates.
  • On pourrait faire le même constat pour ce qui est de l’adoption tardive et souvent laborieuse d’un credo écologique et, surtout, du manque d’ambition pour utiliser ce créneau comme moteur d’une transformation d’ampleur des sociétés et des économies.
  • Même en matière d’innovation fiscale, terrain pourtant connu, bien peu d’initiatives et de contributions sont venues de cette famille politique au cours de ces dernières années.

Dans l’urgence de la débâcle, le gouvernement travailliste de Gordon Brown a dû se résoudre à nationaliser la Northern Rock et à prendre des participations allant jusqu’à 75 % dans d’autres établissements comme la Royal Bank of Scotland. Tout en promouvant un réformisme de bon aloi du système financier international, le Premier ministre britannique n’a pas été jusqu’à réguler les bonus au sein même des établissements bancaires sauvés par l’État.

  • Force est de constater que les sociaux-démocrates, même dans l’opposition, sont mis en difficulté sur cette question qui n’est que la partie affleurante – mais très symbolique – de la crise actuelle.

Le problème s’est récemment posé en Suède, en pleine période de réélection de la secrétaire de la principale confédération syndicale (Landsorganisationen, LO), traditionnellement proche des sociaux-démocrates :

l’affaire concerne le montant de la « méga-retraite » du directeur du principal fonds de pension AMF contrôlé à parts égales par les partenaires sociaux et dont une partie des actifs est touchée par la crise financière.

  • Affectés par une cote de popularité au plus bas, face à une coalition de centre droit qui injecte des fonds pour maintenir un bon niveau de protection sociale, les sociaux-démocrates suédois ont finalement rejoint avec précaution le concert des critiques à l’encontre de la secrétaire de LO qui siégeait au comité d’administration d’AMF.

Mais l’ancien parti dominant est bien en peine de formuler une vision alternative pour une Suède rattrapée par la crise, les difficultés de l’industrie automobile et le chômage. Son discours se concentre sur la nécessité d’améliorer l’assistance aux chômeurs non indemnisés, voire de soutenir une intervention de l’État pour éviter la faillite de Saab, fleuron de l’industrie nationale abandonné par la maison mère General Motors. Une problématique similaire divise la grande coalition allemande au sujet des difficultés d’Opel (également General Motors) : la droite n’a pas exclu l’hypothèse du dépôt de bilan tandis que les sociaux-démocrates – concurrencés par la nouvelle gauche (Die Linke) – en ont appelé à la responsabilité de l’État.

Au cours de ces vingt dernières années, les sociaux-démocrates ont très bien réussi à s’adapter aux évolutions néolibérales. Ils les ont même promues ouvertement, faisant évoluer en même temps leur vision de l’État et du secteur public, bien qu’à cet égard des différences significatives perdurent entre les régimes et les partis.

Durant toute cette période, les réflexions sur les choix et les contraintes, les voies et les impasses ont été légion.

Bien avant Giddens, en 1982,

  • une partie de la social-démocratie suédoise n’avait-elle pas nommé « troisième voie » (tredje vägen) sa politique anti-crise fondée sur la compétitivité de l’industrie, la lutte contre l’inflation et la dérèglementation du marché du crédit (mais aussi l’augmentation de la fiscalité) ?

Après une phase de succès, l’expérience s’est achevée, au début de la décennie suivante, dans une tourmente bancaire et financière, la pire récession que la Suède ait jamais connue. Les réponses social-démocrates aux crises de ces trente dernières années n’incitent pas à espérer un grand sursaut réformiste et progressiste de ces partis, quand bien même l’épisode que nous traversons serait exceptionnel.

  • Leur contribution aux régimes d’économie mixte et de protection sociale que nous connaissons a été essentielle et leur cohérence idéologique plus stable que bien d’autres mouvements.

Peut-on encore raisonnablement attendre d’eux qu’ils se réinventent ? »

– Aucante, Y. (2009). Une approche plurielle de la social-démocratie. Critique internationale, 43(2), 9-16.

 

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Lefebvre, M. (2010). La social-démocratie face au triptyque nation/Europe/mondialisation. Le Débat, 159(2), 178-190.

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« Depuis quelques mois, le monde entier relit Karl Polanyi. Sa principale oeuvre, La grande transformation, a été écrite en 1944 aux Etats-Unis, plusieurs années après sa fuite hors d’Europe face à la menace nazie. Il y analyse le passage de l’économie du XIXe siècle (marquée par le système de l’étalon-or, le libre-échange et l’émergence des premiers secteurs industriels comme le textile et la sidérurgie) à l’économie fordiste du XXe siècle (dominée par de grandes entreprises industrielles et la production de masse).

  • Il y décrit aussi les tensions liées à cette transition douloureuse et ses lourdes conséquences politiques : la montée du fascisme et la guerre.

La pensée de Polanyi est souvent décrite, notamment à gauche, comme une critique au vitriol de l’idéologie du laissez-faire. Une autre perspective, tout aussi intéressante, consiste à réaliser que La grande transformation, dans la grande tradition de l’économie politique, est consacrée aux institutions qu’il fallait mettre en place au siècle dernier pour soutenir l’économie fordiste, apaiser les souffrances qu’elle infligeait aux travailleurs des premières chaînes d’assemblage, et ainsi rendre son développement plus soutenable et inclusif.

La « grande transformation » en tant que telle est le processus douloureux auquel la société tout entière a dû se soumettre pour imaginer et mettre en place ces institutions adaptées à une nouvelle manière de produire et consommer.

  • La social-démocratie a joué un rôle central dans ce processus.

Grâce à elle, au lieu de déboucher systématiquement sur des conflits et des révolutions, les rapports de force entre capitalistes et travailleurs ont pu s’appuyer sur des institutions comme la négociation collective ou la protection sociale.

  • Les capitalistes ont ainsi pu s’enrichir plus sereinement, tandis que les travailleurs ont pu être enfin couverts contre les risques auxquels les exposait le mode de croissance fordiste.

En réalisant la synthèse entre le libéralisme classique et le marxisme, la social-démocratie a rendu le capitalisme compatible avec le bon fonctionnement de la démocratie libérale. Sa fonction institutionnelle, en tant que pensée et pratique politiques, a été de contenir le capitalisme pour le mettre au service du plus grand nombre.

  • Face aux excès et à la volatilité du capitalisme à l’âge de la production de masse, la social-démocratie a cherché à l’époque à « encastrer » (pour reprendre un terme polanyien) l’économie de marché dans les relations sociales.

L’Etat moderne, qui a pris corps au XIXe siècle, a été son principal instrument :

  • la soumission du marché à l’Etat a permis de mieux défendre les intérêts des travailleurs.

Les syndicats ont ensuite été sollicités pour étendre cette démarche d’encastrement à toute l’économie, branche par branche, entreprise par entreprise.

La social-démocratie est ainsi parvenue à remporter la bataille idéologique ouverte par la crise infantile de l’économie fordiste (la crise économique des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale). En jouant un rôle clé dans la résolution de cette crise, elle a rendu possible l’émergence des classes moyennes et l’extraordinaire prospérité inclusive des Trente Glorieuses.

Mais une nouvelle « grande transformation » a eu lieu à partir des années 1970, ouvrant une nouvelle bataille. Celle-ci a été remportée, cette fois, par l’idéologie issue de la révolution conservatrice amorcée aux Etats-Unis dans les années 1960 qui a imposé de nouvelles institutions :

  • des marchés financiers plus larges et profonds,
  • un marché du travail plus flexible,
  • un abaissement des barrières commerciales sur les marchés de biens et de services,
  • un système fiscal moins progressif,
  • le repli des dispositifs de protection sociale et des services publics.

Avec le passage d’un paradigme (l’économie fordiste, cet âge de l’automobile et de la production de masse) à un autre (que l’on pourrait qualifier d’âge de la stratégie d’entreprise  et de la globalisation financière), le rapport de force entre les travailleurs et les capitalistes s’est à nouveau renversé, au profit des seconds.

  • Il ne faut pas chercher plus loin les raisons de la crise de la social-démocratie.
  • Ses capacités transformatrices s’érodent dans un monde où les marges de manoeuvre des Etats sont limitées par la mondialisation et où les syndicats ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes.

La social-démocratie s’était épanouie dans le contexte institutionnel d’une économie fordiste en croissance. Depuis que cette économie est entrée en crise dans les années 1970, ses institutions se sont affaiblies. Les partis sociaux-démocrates ont été ébranlés par cette vague de durcissement du capitalisme.

  • La social-démocratie est aujourd’hui confrontée au défi de nouveaux bouleversements.

Les événements des derniers mois, du Brexit à la victoire de Donald Trump (en passant par la guerre en Syrie et les tensions avec la Russie) rappellent les périodes de crise qui ont marqué les « grandes transformations » du siècle dernier.

  • Face à la montée en puissance du numérique, les institutions héritées du passé semblent aussi impuissantes que l’étalon-or et le libre-échange du XIXe siècle dans le contexte de la crise des années 1930.
  • Elles n’apaisent pas la peur pour les emplois qui disparaissent, la peur de la précarité pour les travailleurs, la peur des plates-formes comme Uber ou Amazon, la peur d’être disqualifié dans une économie de plus en plus globale et inégalitaire.

Alors que nous entrons dans un nouvel âge, celui de l’informatique personnelle et des réseaux, les inquiétudes se multiplient.

Dans ce contexte tendu, la social-démocratie, déjà fragilisée par la révolution conservatrice, est plus que jamais confrontée au défi de sa propre transformation. Elle peut se remettre à niveau et tirer parti de la transition à l’oeuvre ; mais elle peut aussi bien échouer et disparaître pour de bon.

Les expériences de « triangulation » et de « troisième voie » des années 1990

Les sociaux-démocrates ne sont bien sûr pas restés passifs ces quatre dernières décennies. Les tentatives les plus abouties de remettre la social-démocratie au goût du jour ont été le fait des Anglo-Saxons.

Confrontés directement à la déferlante de la révolution conservatrice, les démocrates américains et les travaillistes britanniques ont entamé à partir des années 1980 une longue traversée du désert, qui les a conduits à s’interroger sur leur héritage idéologique et sur la manière de reconquérir l’électorat des classes moyennes dans l’âge postfordiste de la stratégie d’entreprise et de la globalisation financière. Les New Democrats, qui ont porté Bill Clinton à la Maison Blanche en 1992, et le New Labour, emmené par Tony Blair à partir de 1994, ont formé l’avant-garde de cette contre-attaque sociale-démocrate.

Bien des préjugés doivent être dissipés sur leur tentative de transformer la social-démocratie.

La « triangulation », par exemple, théorisée par Dick Morris (conseiller de Bill Clinton), ou la « troisième voie », conceptualisée par Anthony Giddens (inspirateur de Tony Blair), sont devenues des bêtes noires symbolisant, aux yeux des critiques, l’opportunisme et la corruption morale des dirigeants politiques de centre-gauche.

  • Pourtant, la rénovation du parti démocrate, puis du parti travailliste, n’a pas été un renoncement aux valeurs de ces vieilles organisations politiques.
  • Elle a permis de s’extirper des lignes de clivage traditionnelles pour mieux réconcilier valeurs sociales-démocrates et aspirations de l’électorat.

Aux Etats-Unis, dès 1993, un des plus importants chantiers de politique publique a été la création d’une assurance maladie universelle sur le modèle des systèmes européens de protection sociale.

La démarche a échoué du fait de maladresses et de l’opposition farouche de nombreuses parties prenantes, mais sa mise en oeuvre et les ressources considérables mobilisées à l’époque témoignent du fait qu’il s’agissait d’une priorité de premier plan.

Les démocrates n’avaient pas reconquis la Maison Blanche pour gouverner dans la modération, mais pour achever le grand dessein économique et social du New Deal : garantir la sécurité économique et sociale de tous les Américains.

  • Au Royaume-Uni, des slogans tels que « Tough on crime, tough on the causes of crime » montrent aussi qu’il s’agissait moins de modérer les positions que de faire bouger les lignes et de chercher un nouvel équilibre, à la fois conforme aux valeurs du Labour et en phase avec la majorité des électeurs.

La vision des services publics était elle aussi éloquente : Tony Blair ne parlait pas de privatiser les services publics, mais d’améliorer leur qualité afin que les contribuables consentent à des hausses d’impôts pour les financer. C’est cette priorité qu’il s’était fixée pour son deuxième mandat, d’ailleurs marqué par des investissements sans précédent dans le système de santé et le système éducatif .

Tout changer pour servir les mêmes objectifs politiques :

  • c’est bien ce tour de force qui, dans les années 1980 et 1990, a été réussi par les gauches anglo-saxonnes des deux côtés de l’Atlantique.

La vision de l’économie qu’avaient ces nouveaux sociaux-démocrates était en phase avec la réalité des années 1990 : mondialisation, développement du capitalisme financier, discontinuité croissante des parcours professionnels, érosion du pouvoir d’achat des classes moyennes, explosion du coût des soins pour les ménages, émergence de l’économie numérique.

  • C’est cette coïncidence du discours avec la réalité qui a touché les électeurs et les a convaincus d’élire et de réélire les dirigeants incarnant cette mise à niveau postfordiste de la social-démocratie avec un nouveau discours, un nouveau référentiel et même un nouveau projet politique, à la fois fidèle au passé et tourné vers l’avenir.

Discrédit et assoupissement

Aujourd’hui, les nouveaux démocrates comme les nouveaux travaillistes ont été emportés par le discrédit et l’assoupissement.

Le discrédit, c’est celui causé par l’intervention militaire en Irak (qui a effacé jusqu’au souvenir du bilan flatteur de Tony Blair et Gordon Brown) ou la proximité avec la finance (qui a tant handicapé Hillary Clinton dans son combat contre Donald Trump).

L’assoupissement, c’est celui de dirigeants qui ont oublié à quel point la radicalité du projet politique était une composante centrale du succès des nouveaux démocrates et des nouveaux travaillistes des années 1990 :

  • grâce à leur nouveau positionnement idéologique,
  • ils pouvaient augmenter les impôts à condition d’améliorer la qualité des services publics ;
  • ils pouvaient privatiser certains services à condition d’en créer de nouveaux pour répondre à des besoins jusqu’ici insatisfaits ;
  • ils pouvaient simplifier la vie des entreprises tout en améliorant la protection sociale des ménages.

En revanche, chaque fois que les sociaux-démocrates se sont laissé enfermer dans des débats unidimensionnels sur « plus ou moins d’impôts », « plus ou moins de protection sociale » ou « choisir entre les entreprises et les ménages », alors l’équation s’est révélée impossible à résoudre.

  • Le seul moyen de retarder la défaite a été de s’abîmer dans un recentrage permanent, une course à la modération qui emmène vers l’ennui, l’inaction et, à l’arrivée, une désaffection durable des électeurs.

Les revers essuyés par la social-démocratie dans tous les pays (défaites cinglantes, démobilisation des militants, éclatement des partis) ont une explication très simple :

  • les grands partis sociaux-démocrates se sont amollis, ils sont restés bloqués dans une vision de l’économie datant des années 1990 et ont fini par devenir une caricature d’eux-mêmes, érigeant en dogme une version fossilisée de leur positionnement de l’époque.

La triangulation a été réduite à un gadget, une technique de communication, une course sans fin vers le centre, plutôt que d’être utilisée comme un levier pour faire bouger les lignes idéologiques.

Dans ce contexte, le seul remède possible pour les électeurs et les militants a été de donner un grand coup de pied dans la fourmilière :

  • d’où l’élection de Jeremy Corbyn à la tête du Labour au Royaume-Uni,
  • le défi lancé par Bernie Sanders à Hillary Clinton aux Etats-Unis,
  • la marginalisation du SPD en Allemagne et celle, apparemment imminente, du Parti socialiste en France.

Dans le contexte de la transition numérique et de ses conséquences sur l’économie et l’emploi, les électeurs attendent de l’énergie et de la radicalité :

  • de nouvelles têtes,
  • des valeurs réaffirmées,
  • des réponses aux besoins nouveaux et, surtout, un discours politique en phase avec leur condition et leur vie quotidienne.

La responsabilité des élites

Comme lors de chaque « grande transformation », les élites – ceux qui sont aux commandes – ont une lourde responsabilité dans la situation actuelle. Elles sont solidaires de l’ordre établi, car protégées par les institutions en place. Elles ont donc beaucoup à perdre si ces institutions s’affaiblissent et sont remplacées par d’autres. C’est la raison pour laquelle les membres de l’élite sont toujours les derniers à participer aux discussions sur les changements de paradigme.

  • Instinctivement, ils sentent que, quelle que soit l’issue de la transition à l’oeuvre, ils seront évincés de leurs positions privilégiées et devront laisser la place à d’autres.

Du coup, les citoyens ordinaires prennent de l’avance du simple fait de leur immersion quotidienne dans le nouveau paradigme : aujourd’hui, ils font leurs recherches sur Google, passent commande auprès d’Amazon, regardent des films et des séries sur Netflix, partagent des photographies sur Instagram, voyagent sur BlaBlaCar et séjournent dans des appartements loués sur Airbnb. Le fossé se creuse entre des élus qui se méfient de ce nouveau monde et cherchent à retarder son avènement et des électeurs qui vivent déjà dedans.

Une autre faute imputable aux élites est l’effacement des lignes de clivage entre la gauche et la droite. Quand l’économie est en phase de transition, cette opposition politique rencontre une autre ligne de clivage, qui divise chacun des deux camps. D’un côté, certains dirigeants regardent vers l’avenir et embrassent le nouveau paradigme. De l’autre, la majorité des membres de l’élite se défie de la transition et finit par former une coalition transpartisane et corporatiste vouée à la défense du statu quo.

La différence entre la gauche et la droite s’estompe alors à toute vitesse, privant les électeurs du choix idéologique qu’est censée leur apporter la démocratie.

  • Alors que la triangulation anglo-saxonne des années 1990 faisait bouger les lignes de clivage entre la gauche et la droite, le repli des élites des deux camps autour du statu quo les fait tout bonnement disparaître.

Dans ces conditions, il est logique que les électeurs aient l’impression qu’il n’y a plus beaucoup de différences entre la gauche et la droite et ne se reconnaissent plus dans les organisations politiques existantes.

Une conséquence est le désintérêt croissant pour la politique et le renoncement à participer au processus électoral. Une autre conséquence est le fantasme, de plus en plus répandu, de renouer avec un passé mythique et de s’abstraire des problèmes et des rapports de force propres au monde d’aujourd’hui.

De là vient la tentation du fascisme dans les périodes de transition :

  • la passion de la restauration d’un ordre ancien et d’une prospérité mythique (comme en témoigne la victoire de Donald Trump) ;
  • le fantasme de dépasser le vieux clivage gauche-droite ;
  • la tentation autoritaire face aux limites apparentes des régimes démocratiques dans les périodes de « grande transformation ».

Cette tentation ne concerne pas seulement l’extrême droite : en France, chacun à leur manière, François Fillon comme Manuel Valls, entre autres, font écho à cette demande d’autorité qui caractérise les « grandes transformations ».

  • On voit d’ailleurs à quel point les dirigeants de gauche d’aujourd’hui ne savent plus où ils habitent.

Toute l’histoire économique et sociale du quinquennat de François Hollande peut être réinterprétée à l’aune de ce décalage entre la vision de nos dirigeants et la réalité d’une économie en transition.

  • Le pacte de compétitivité, ce sont des mesures qui convenaient à une économie en phase de rattrapage, mais qui affaiblissent au contraire notre économie parvenue à la frontière de l’innovation. La loi travail, quant à elle, s’inscrit dans une vision de l’économie structurée autour des vieilles branches professionnelles et du rapport de force entre capitaines d’industrie et syndicats de salariés, qui n’est plus en phase avec les chaînes de valeur et les modèles d’affaires dans l’économie numérique.

Quand les électeurs confrontés à la transition à l’oeuvre observent cette politique, ils ne se sentent pas vraiment concernés. Leur impression est qu’on solde les comptes du passé, pas que l’on prépare l’avenir.

Comprendre qui sont les travailleurs d’aujourd’hui

  • La première pierre à poser pour reconstruire une social-démocratie en phase avec l’économie d’aujourd’hui, c’est de mieux comprendre qui sont les travailleurs que la social-démocratie a pour mission historique de défendre.

Or les emplois ouvriers dominent encore notre représentation du monde du travail :

  • quand un dirigeant social-démocrate veut parler d’emploi, il revêt un casque de chantier et part visiter une usine.
  • Pourtant, les formes de travail qu’on trouve aujourd’hui à l’usine sont marginales dans l’économie.
  • La plupart des emplois routiniers, intégrés à l’organisation scientifique du travail, vont même disparaître à terme du fait de l’automatisation, tandis que la main-d’oeuvre se redéploiera vers des emplois nouveaux.

En France, les discussions sur ces sujets font parfois référence à un rapport du think tank Terra Nova paru en 2011, qui s’intitulait Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? 

La principale recommandation de ce rapport consistait, pour simplifier, à ce que la gauche se détourne du vote ouvrier pour se tourner vers un nouvel électorat, « la « France de demain » : plus jeune, plus diverse, plus féminisée et plus progressiste sur le plan culturel ».

Le même débat a eu lieu plus récemment aux Etats-Unis. Le récent ouvrage Sleeping Giant décrit

la montée en puissance d’une nouvelle classe laborieuse encore absente de notre représentation du monde du travail : les travailleurs dans les secteurs de services de proximité (hôtellerie, restauration, commerce, logistique urbaine, aide à la personne, santé, petite enfance). Contrairement à la classe ouvrière traditionnelle, plutôt blanche et concentrée dans les Etats de la Rust Belt, cette nouvelle classe laborieuse est présente dans toutes les grandes villes ; elle compte plus de femmes, de personnes issues des minorités et d’immigrés ; après avoir contribué à porter Barack Obama au pouvoir, elle s’impose comme le nouveau coeur de l’électorat de gauche aux Etats-Unis.

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire qu’on observe une telle relève au sein de l’électorat de gauche.

Avant l’apparition du marxisme, la « gauche » prenait le parti de travailleurs fédérés par les anciennes corporations :

  • des gens de métier qui se rassemblaient entre détenteurs d’un même savoir-faire.
  • Aux Etats-Unis, cette tradition s’est incarnée dans les fédérations corporatistes de métier (craft unions).
  • Elle a prospéré pendant l’ère progressiste, où l’enjeu central était de défendre artisans et petits chefs d’entreprise contre les grands trusts issus des transitions techno-économiques du XIXe siècle (notamment dans les chemins de fer, la sidérurgie et le pétrole).
  • Mais par la suite, les secteurs industriels se sont développés, créant une tension entre deux catégories de travailleurs : les gens de métier (craftsmen), qui dominaient encore le monde du travail, et les ouvriers (industrial workers), qui se multipliaient à toute vitesse dans les immenses usines des premières entreprises industrielles (dans la sidérurgie à l’âge de l’acier et de l’électricité, puis dans l’automobile à l’âge du fordisme).

La gauche, de plus en plus inspirée par le marxisme, a alors « changé de monture » : elle s’est détournée de ses anciens électeurs pour devenir résolument le parti des ouvriers de l’industrie. De nouvelles lignes de partage ont fini par s’établir dans l’électorat. Certains gens de métiers sont restés à gauche et ont fini par rejoindre les syndicats ouvriers ; d’autres ont pris leur indépendance, se sont convertis à une culture d’artisan ou de commerçant et, à mesure que l’industrie dévorait les activités artisanales du passé, ont lentement dérivé vers la droite.

  • Aux Etats-Unis et, dans une moindre mesure en France, à cette division entre deux catégories de travailleurs se superposaient des divisions « ethniques » entre Américains ou Français « de souche », plus corporatistes et qualifiés, et travailleurs immigrés ou issus de minorités, qui formaient le gros des troupes des ouvriers non qualifiés dans l’industrie (les Irlandais, les Polonais, les Italiens et les Noirs aux Etats-Unis ; les Espagnols, les Italiens, puis les Maghrébins en France).

Aujourd’hui, dans une économie à nouveau entrée en transition, on assiste à la même relève entre deux électorats naturels pour la gauche :

  1. d’un côté, des ouvriers en voie de marginalisation ;
  2. de l’autre, une nouvelle classe laborieuse en forte croissance, qui travaille dans des secteurs de service de proximité (désormais les principaux viviers d’emplois, à l’heure de l’automatisation galopante) et compte beaucoup plus de femmes et de personnes issues des minorités.

La classe laborieuse de l’industrie et celle des services de proximité ont des caractéristiques très différentes. L’une est encore syndiquée, pas l’autre. L’une est périurbaine (on habite près des usines), l’autre est urbaine (on habite près des clients). L’une se serre les coudes sur les chaînes d’assemblage à l’usine, l’autre est dispersée, sans opportunité de créer du lien entre employés d’un même secteur. L’une est visible dans notre représentation du monde du travail (la fierté ouvrière, les bleus de travail, les piquets de grève), l’autre est sous nos yeux tous les jours mais inexistante dans notre imaginaire. L’une est homogène sociologiquement (du fait des accords d’entreprise et conventions collectives de branche, qui homogénéisent les statuts et rémunérations, et des effets de concentration géographique autour des usines), tandis que l’autre est plus diverse (des chauffeurs de VTC aux cuisiniers dans la restauration, en passant par les personnels d’accueil, les aides à domicile ou les chauffeurs-livreurs).

  • Comme les intérêts de ces deux classes laborieuses ne sont pas alignés (ils sont même opposés dans certains cas), il faut choisir.

Cela explique la droitisation du monde ouvrier, tandis que la social-démocratie, tant bien que mal, est en train de redéployer ses forces politiques vers ces nouveaux travailleurs des services de proximité, plus nombreux et plus représentatifs de l’économie d’aujourd’hui.

Les raisons pour lesquelles ça ne paie pas encore électoralement sont différentes d’un pays à l’autre.

Aux Etats-Unis, cette nouvelle classe laborieuse est bien identifiée et même largement majoritaire par rapport aux ouvriers des secteurs industriels.

  • Mais comme l’explique Tamara Draut dans Sleeping Giant, ces nouveaux travailleurs sont longtemps restés invisibles. Leur condition est méconnue, car ils ne correspondent pas encore à la représentation du monde.
  • Ils forment une nouvelle « majorité silencieuse », qui vote plutôt démocrate (quand elle vote), mais ne fait pas entendre ses revendications car elle ne s’est pas encore organisée pour ça – en tout cas jusqu’aux récentes mobilisations pour obtenir un relèvement du salaire minimum dans la restauration et la grande distribution.
  • Leurs besoins d’habitants des zones urbaines sont décalés par rapport à un débat politique américain encore dominé par une vision rurale et périurbaine du territoire.
  • Leur poids électoral est diminué par un système qui donne une prime aux Etats les moins peuplés (on l’a vu cette année avec l’élection de Donald Trump malgré un retard de 2 millions de voix par rapport à Hillary Clinton).

En France, en revanche,

  • la social-démocratie n’a pas encore identifié ces nouveaux travailleurs comme le coeur de son électorat.

Du fait de la tension sur le marché du logement, du niveau élevé du Smic, de la faible attractivité de certains métiers ou de barrières réglementaires qui freinent la création d’emplois (comme sur le marché des VTC), beaucoup d’emplois dans les services de proximité ne sont tout simplement pas créés alors qu’ils pourraient répondre à une demande solvable. Du coup, les travailleurs des services de proximité pèsent relativement moins dans l’électorat, même par rapport à la catégorie déclinante des ouvriers dans l’industrie – de même, si on avait freiné l’essor des usines au XIXe siècle, cela aurait mécaniquement réduit le poids de la classe ouvrière et privé la gauche du XXe siècle de sa base électorale la plus emblématique.

  • Par ailleurs, la gauche française exprime encore du dédain pour ces travailleurs occupant des emplois de mauvaise qualité. Son discours est empreint de l’idée qu’il faut normaliser ces emplois en les rapprochant du paradigme fordiste (les transformer en emplois salariés à temps plein en CDI).
  • Or l’enjeu, dans la « grande transformation » actuelle, est moins de rétablir les catégories du passé que de faire preuve d’imagination pour préparer l’avenir.

Quelles institutions pour l’économie numérique ?

Comme l’a prouvé la révolution conservatrice, la social-démocratie n’est pas assurée de l’emporter à chaque « grande transformation ». Mais l’idéologie conservatrice qui triomphe encore aujourd’hui n’est plus conquérante. Au contraire, elle est entièrement vouée à la défense du statu quo (pourtant discrédité par la crise de 2008) et a tout à perdre à imaginer de nouvelles institutions plus en phase avec l’économie numérique.

  • C’est donc la social-démocratie, sous une forme ou sous une autre, qui a les meilleures chances de dominer demain et d’orchestrer la mise en place des institutions qui rendront l’économie numérique plus soutenable et plus inclusive.
  • Elle resterait ainsi fidèle à sa mission dans l’histoire : soutenir le développement du capitalisme en contenant ses excès.

Encore faut-il que la social-démocratie se transforme pour porter ses valeurs dans un monde nouveau. Pour cela, elle doit relever bien des défis :

  • plonger dans l’économie numérique pour mieux la comprendre ;
  • établir un rapport de force constructif avec les entreprises numériques plutôt que les diaboliser systématiquement et entraver leur croissance ;
  • identifier et couvrir les nouveaux risques critiques auxquels sont exposés les individus dans l’économie numérique ;
  • se rapprocher des segments en croissance de l’électorat susceptibles d’adhérer à ses valeurs ;
  • imaginer de nouveaux services publics pour redonner sa légitimité à l’intervention de l’Etat ;
  • faire émerger de nouveaux dirigeants pour porter et incarner cet effort d’imagination radicale.

Il est encore tôt pour cerner les contours d’une social-démocratie transformée. Les Etats-Unis, pourtant les plus avancés dans leur transition numérique, n’ont eux-mêmes pas encore mis à jour de nouvelle version du contrat social en phase avec l’économie numérique.

Dans cet effort, il faut d’ailleurs se garder des positions simplistes.

  • A cet égard, la passion montante d’une partie de la social-démocratie pour le revenu minimum universel est désolante. Par sa simplicité (apparente), ce dispositif séduit les ingénieurs et entrepreneurs de la Silicon Valley, qui commencent tout juste à s’intéresser aux politiques sociales.
  • Le résultat, malheureusement, est qu’il monopolise l’attention au détriment d’enjeux autrement plus critiques, comme l’universalité de l’accès aux soins, le logement dans les zones urbaines tendues ou la soutenabilité des régimes de retraite sur le long terme.

La justice sociale peut-elle se réduire à la distribution d’un revenu universel ? Les sociaux-démocrates ne peuvent-ils pas imaginer d’autres institutions que le virement à tous les citoyens de quelques centaines d’euros par mois ?

  • Aujourd’hui, les échanges entre ceux qui comprennent la transition numérique et ceux qui comprennent les politiques sociales sont encore trop rares.

La social-démocratie retrouvera sa légitimité si elle contribue à mettre en place de nouvelles institutions, notamment de négociation collective et de protection sociale, pour sécuriser les travailleurs dans les nouvelles formes d’emploi et ménager au capitalisme les conditions d’un développement plus solidaire.

Si l’on reconsidère son héritage historique, la social-démocratie doit aujourd’hui relever au moins trois défis :

  1. la protection sociale,
  2. le rôle des syndicats et
  3. le rôle de l’Etat lui-même.

S’agissant de la protection sociale, le chantier prioritaire est de découpler la couverture sociale et le contrat de travail pour accompagner des parcours professionnels de plus en plus intermittents, dans lesquels on va souvent cumuler plusieurs statuts d’emploi au même moment.

Au-delà, une réflexion d’ensemble est à engager sur les risques sociaux les plus critiques dans l’économie numérique.

Contrairement aux mantras habituels, c’est moins l’insuffisance de formation (rendue en réalité plus ouverte et plus accessible grâce aux technologies numériques) que d’autres risques, comme celui de ne pas pouvoir se loger à un prix abordable dans les grandes villes (où se concentrent désormais les emplois et les opportunités), qui appellent la mise en place de nouveaux régimes d’assurance sociale et de nouveaux modes de régulation de certains marchés.

Les syndicats ont joué un rôle décisif dans l’histoire de la social-démocratie. Aujourd’hui affaiblis, ils pourraient renaître sous une autre forme en s’emparant des technologies numériques dans l’intérêt de leurs mandants :

  • l’exploitation des données et la mise en réseau des travailleurs sont extraordinairement prometteuses pour la mobilisation et la négociation collectives.

Tout en renouvelant leurs modalités d’action, les syndicats devraient aussi se tourner vers les nouveaux travailleurs de l’économie des services de proximité plutôt que se cantonner aux formes et secteurs d’emploi plus traditionnels de l’économie fordiste. Ils pourraient aussi tirer parti de la montée des clients et utilisateurs comme partie prenante la plus puissante vis-à-vis de l’entreprise : aux Etats-Unis, les récentes mobilisations syndicales en faveur d’un relèvement du salaire minimum ont été couronnées de succès grâce à une alliance inédite avec les consommateurs et leurs représentants.

La troisième question critique est celle du rôle de l’Etat.

  • Celui-ci a été l’instrument privilégié de la social-démocratie dans ses efforts pour « encastrer » le marché dans les relations sociales.
  • Mais aujourd’hui, alourdi par la bureaucratie et vérolé par les intérêts corporatistes, il n’a plus l’efficacité ni la légitimité qui le caractérisaient à l’époque de la social-démocratie conquérante.

La vision optimiste d’un « Etat plate-forme » renvoie à l’idée que, dans une économie plus numérique, l’Etat doit s’allier avec d’autres – les entrepreneurs, les développeurs, les designers, la multitude des individus connectés en réseau – s’il veut recouvrer sa capacité d’agir et mieux exploiter les nouvelles opportunités issues des technologies numériques.

  • L’opération des services publics par l’Etat convenait à l’économie fordiste et à l’idée que la standardisation était la condition de l’universalité et d’un coût plus bas.

Dans une économie où les technologies numériques et la mise en réseau de la multitude des individus permettent de rendre à chacun un service peu coûteux mais personnalisé, il est nécessaire de repenser les modes d’opération des services. Pour la social-démocratie, il en va de la qualité du service public, et donc de sa légitimité vis-à-vis d’usagers qui contribuent à le financer.

  • Une autre vision de l’avenir est celle de l’effacement de l’Etat au profit de la prise d’indépendance des grandes villes.

Pour la social-démocratie, il pourrait s’agir d’une sorte de déplacement de l’échelle d’action. L’intuition est que c’est à l’échelle des grandes métropoles (des écosystèmes économiques et sociaux dynamiques et intégrés), plutôt qu’à celle de la nation, que pourront être imaginées les institutions d’une économie numérique plus soutenable et inclusive  – avant, le cas échéant, d’être étendues à l’ensemble du territoire national (de même que les sociétés de secours mutuel du XIXe siècle ont préfiguré la Sécurité sociale mise en place à la Libération).

Dans l’état où elle est aujourd’hui,

  • la social-démocratie a tout à gagner à s’engager dans une démarche approfondie de remise à niveau et de transformation.

Les enjeux dépassent d’ailleurs le seul avenir de la gauche.

Une « grande transformation » est une phase où l’on passe d’un paradigme économique à l’autre sans avoir encore les bonnes institutions. C’est le moment de tous les dangers, où l’on tâtonne pour trouver une organisation acceptable, où les tensions sont fortes entre ceux qui s’acharnent à restaurer l’ordre ancien et ceux qui réalisent que le monde a changé et qu’il faut imaginer des institutions nouvelles. Lors de la transition vers le fordisme, cette tension n’a pris fin qu’après la Seconde Guerre mondiale.

Personne ne souhaite en repasser par là aujourd’hui. »

–  Colin, N. (2017). Vers une nouvelle « grande transformation ». L’Économie politique, 73(1), 85-100.

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« […]

Le modèle suédois, un aperçu

Quels sont alors les composants du modèle suédois ? La liste est potentiellement plus longue, mais concentrons-nous ici sur les trois éléments principaux : le dialogue social, la production de services sociaux et, enfin, des assurances sociales fondées sur un modèle universel.

La force du dialogue social

Le modèle suédois, c’est d’abord un marché du travail où le dialogue social joue un rôle clé. Ce dialogue social repose fondamentalement sur un équilibre des forces, facteur indispensable à la pratique de la coopération ou à ce que les Suédois eux-mêmes appellent « l’esprit de consensus ». A son tour, cet équilibre des forces n’aurait pas été possible sans un taux de syndicalisation élevé. Situé aux alentours de 30 % en 1920, ce dernier avait grimpé à 45 % dans la décennie suivante, au moment même où les institutions du dialogue social étaient mises en place à l’échelle nationale. En 1950, il avait atteint 75 %, et dépassait les 90 % dans les années 1970, son niveau le plus élevé.

  • Cette forte progression a accompagné l’industrialisation du pays, mais s’est étendue à l’ensemble des secteurs d’activité, de sorte qu’après la Seconde Guerre mondiale, être syndiqué était déjà devenu une quasi-norme sociale.

Le poids des syndicats a été sensible dans la formulation des politiques publiques sociales-démocrates, par exemple dans l’adoption d’une politique salariale « solidaire » (la réalisation effective du principe « travail égal, salaire égal » par la voie de la négociation collective), qui a joué un grand rôle dans la modernisation du tissu économique en obligeant les entreprises moins performantes à payer les mêmes salaires que leurs concurrentes plus efficaces.

Le taux de syndicalisation a commencé à redescendre à partir de la crise économique de 1991-1993, sous la double pression des mutations du monde du travail et des réformes de l’assurance chômage sous les gouvernements de droite (2006-2014). Il s’élève aujourd’hui à 72 %.

  • La baisse est plus forte chez les syndicats ouvriers que dans d’autres catégories professionnelles, mais le taux de syndicalisation a augmenté chez les diplômés du supérieur.

Ce sont ces résultats contradictoires qui font dire aux responsables syndicaux que la tendance à la baisse n’est pas une fatalité.

La représentativité demeure par ailleurs très forte du côté patronal, où le dialogue social est largement respecté : à peine 10 % des salariés travaillent aujourd’hui dans des entreprises qui ont choisi de rester en dehors du système de négociation et des conventions collectives. En conséquence, le marché du travail suédois est régulé essentiellement par les accords et les conventions négociés par les partenaires sociaux.

  • Un accord professionnel ou interprofessionnel a pour ainsi dire force de loi : une fois signé par les deux parties, il n’a pas besoin d’être transposé dans le droit pour s’appliquer.
  • En cas de contentieux, les médiateurs ou les juges prud’homaux s’y réfèrent directement.

Cela ne veut pas dire que le législateur suédois ignore complètement le droit du travail. Il s’y est impliqué au début des années 1970, lorsque le Parti social-démocrate a décidé d’abandonner sa ligne de non-intervention politique dans les affaires des partenaires sociaux. Ainsi ont été votées des lois clés sur la sécurité de l’emploi, les modalités de la participation des salariés aux décisions stratégiques des entreprises, la lutte contre la discrimination au travail, le droit au congé parental, etc.

  • Ces lois témoignent de l’offensive politique menée à l’époque par l’aile gauche du parti, qui voulait aller plus loin dans la démocratisation de l’économie que ce que permettait le dialogue social.
  • Si certaines d’entre elles demeurent très controversées aux yeux des organisations patronales, il est significatif que la droite suédoise n’ait jamais tenté de les abroger lorsqu’elle était au pouvoir.
  • En effet, elles s’intègrent au dialogue social préexistant, qui demeure la forme de régulation dominante.

Les conventions de branche couvrent donc plus de 90 % des salariés du pays et règlent presque toutes les questions relatives aux conditions d’emploi :

  • augmentations salariales (malgré une tendance aux négociations individuelles),
  • durée du travail,
  • congés payés,
  • temps de repos,
  • équité hommes-femmes,
  • santé au travail, etc.

La nature et l’étendue des protections procurées par ces conventions font l’objet de négociations régulières, et dépendent in fine des rapports de force entre les organisations patronales et les syndicats. Or, en Suède comme ailleurs, les mutations des trois décennies passées ont été globalement défavorables à ces derniers.

L’Etat producteur des services sociaux

Le deuxième trait du modèle suédois, c’est une offre très vaste de services sociaux – des crèches jusqu’aux maisons de retraite – financés par l’impôt.

Tout Etat social cohabite, à des degrés variables, avec des solutions marchandes et avec les solidarités familiales ; de même, son financement peut reposer sur des combinaisons différentes entre l’impôt, les cotisations sociales et la contribution des utilisateurs.

Les concepteurs du modèle suédois avaient tranché très tôt ce débat,

  • considérant qu’il fallait financer par l’impôt l’ensemble des services sociaux et les rendre accessibles à tous les citoyens sans distinction et, le plus souvent, sans condition de ressources.

En cela, ce modèle s’oppose à la fois au modèle libéral, où le périmètre des politiques sociales est réduit au profit des solutions marchandes, et à l’Etat social fragmenté « à la française », avec deux « vitesses » dans de nombreux domaines (petite enfance, école, etc.).

Si le point de départ de l’Etat social suédois a été le même que dans d’autres pays européens – un patchwork de politiques d’assistanat et de « bonnes oeuvres » pour les « pauvres méritants », des solutions marchandes pour les classes aisées, des formes d’entraide au sein de la classe ouvrière -, le point d’arrivée a été tout autre :

  • un Etat social unifié et très inclusif, présent dans tous les domaines de la vie sociale et fondé sur des règles d’accès uniformes et transparentes.

Pour financer cette offre publique en expansion continue, l’impôt a augmenté fortement à partir des années 1960, le taux d’imposition marginal atteignant les 90 %, voire 95 % dans les années 1970-1980.

La très forte progressivité de l’impôt et le rôle accru des transferts sociaux ont concouru à réduire les inégalités pendant toute cette période, facilitant la tâche d’un Etat social unifié :

  • en effet, l’offre de services offerts par celui-ci est susceptible de satisfaire d’autant plus la majorité de la population que les inégalités de revenu sont réduites.
  • Et inversement, le retour récent des inégalités réveille les instincts élitistes des couches supérieures, et risque à terme de saper la légitimité d’un Etat social financé en commun.

Aussi bien la gestion que le financement des services sociaux ont été confiés aux collectivités territoriales (les communes et les régions), malgré la longue histoire d’un Etat centralisé dans tous les domaines régaliens. Qu’il s’agisse de la petite enfance, de l’éducation ou des hôpitaux publics, l’Etat central se contente de définir les obligations de résultat, de fournir le cadre légal, de faire respecter le système de péréquation obligeant les collectivités riches à aider les collectivités pauvres, et de financer des agences de supervision chargées d’évaluer la qualité de l’offre publique.

Depuis les années 1990, il a certes accru son rôle dans la planification et l’évaluation des besoins futurs en tenant compte du vieillissement de la population, mais sans intervenir dans la production des services. Au contraire, même les enseignants et le personnel de l’Education nationale ont finalement été transférés (en 1991) aux collectivités. Dans le domaine de la santé, les régions ont vu leurs prérogatives et leurs obligations croître tout au long du XXe siècle. Aujourd’hui, elles ont la charge de la gestion du personnel, de la production, mais aussi de la planification des services, et prélèvent elles-mêmes l’impôt nécessaire à la réalisation de leurs missions. Tous les autres services sociaux relèvent de la compétence des communes, l’unité de base à la fois de la démocratie locale et de l’Etat social.

  • L’impôt local est donc prélevé directement par les collectivités et joue un rôle fondamental dans le financement de l’Etat social.

Dans la santé publique par exemple, l’impôt prélevé par les régions représente environ 70 % du financement, le reste venant des aides ciblées de l’Etat, d’autres taxes locales et des frais payés par les utilisateurs. Le taux d’imposition local et régional sur les revenus s’élève actuellement à 32 % en moyenne et reste étonnamment stable depuis le début des années 1980. Les baisses d’impôts réalisées ces dernières décennies, notamment pendant les années de la droite au pouvoir, entre 2006 et 2014, ont concerné principalement l’impôt versé à l’Etat central.

Les assurances sociales universelles

La troisième caractéristique porte sur l’organisation des assurances sociales. En reprenant la typologie déjà mentionnée d’Esping-Andersen, on peut distinguer

  1. un modèle libéral (où les prestations offrent une protection de base et où l’individu est incité à trouver des protections complémentaires sur le marché),
  2. un modèle corporatiste-conservateur (où les prestations reflètent les revenus d’activité mais dépendent des statuts ou des catégories professionnelles, différentes règles s’appliquant aux différents groupes, ce qui produit un univers souvent illisible) et
  3. le modèle « universel » développé en Suède et dans les autres pays scandinaves.

Ce dernier modèle propose un niveau de protection généreux mais abolit les différences statutaires, offrant les mêmes règles et les mêmes niveaux de protection pour toutes les catégories de salariés, du public comme du privé, voire à tous les résidents du pays (là où l’accès n’est pas lié au statut d’actif mais à la citoyenneté ou la résidence).

Dans le cas suédois, ce modèle s’est affirmé dès les années 1950 ; les décennies suivantes ont vu une hausse continue des niveaux de prestations, sans aucune modification de principes. Dans le cas de l’assurance maladie par exemple, le taux de remplacement effectif a grimpé de 20 % à 90 % du salaire moyen entre 1950 et 1970, soit nettement plus que la moyenne des pays de l’OCDE à la fin cette période (70 %). Il a baissé dans les années 1990-2000, mais demeure supérieur à ceux pratiqués par la plupart des pays développés. La situation varie cependant d’une branche de la protection sociale à l’autre, et l’appréciation globale de la situation actuelle est forcément contrastée :

  • l’assurance chômage montre clairement une banalisation du modèle suédois par rapport aux moyennes de l’OCDE, tandis que la branche famille et l’assurance parentale demeurent nettement plus généreuses et plus universelles, un véritable modèle à suivre.

Un modèle sous pression

Dans chacun des trois domaines évoqués, les dernières décennies ont vu des évolutions importantes, allant souvent dans le sens négatif. Le modèle suédois est-il en voie de disparition, comme le pensent souvent les Suédois eux-mêmes ?

Sur cette question, l’histoire nous enseigne la prudence, car deux fois déjà il a été déclaré « moribond » : dans les années 1970 d’abord, lorsque le pays entrait dans un cycle de dévaluations compétitives ; au début des années 1990 ensuite, sous l’effet de la plus forte récession que le pays ait connue depuis la Grande Dépression. A chaque fois, le modèle s’est adapté et a rebondi.

La grande épreuve est venue de la crise du début des années 1990. Tous les indicateurs étaient dans le rouge : récession, explosion du chômage et de la dette publique, un déficit allant jusqu’à 12 % du PIB, spéculation contre la monnaie.

  • La crise imposa d’importantes coupes budgétaires, la baisse des taux d’indemnisation des systèmes de protection sociale, l’ouverture du service public aux acteurs privés…
  • Tous ces éléments ont concouru à donner l’impression que le modèle suédois était à bout de souffle.

L’attachement des Suédois aux éléments fondateurs du modèle – une grande sensibilité aux inégalités, la légitimité d’un impôt élevé et d’un Etat-providence généreux, la place du dialogue social dans les relations de travail – a néanmoins vite calmé les ardeurs révolutionnaires de la droite libérale de l’époque.

Le fameux « changement de modèle » (systemskifte), promis par le gouvernement Bildt (1991-1994), n’a finalement pas eu lieu.

Lorsque la droite est revenue au pouvoir en 2006, c’était au contraire en se positionnant comme « le nouveau parti travailliste », en promettant de restaurer le plein-emploi mais sans attaquer de front les services sociaux ou les assurances sociales.

  • Il faut dire qu’entre-temps, les sociaux-démocrates avaient redressé les comptes de l’Etat en ramenant la dette publique de 75 % du PIB en 1994 à 42 % (la tendance s’est poursuivie depuis, de sorte que la dette publique suédoise s’élève à 34 % du PIB actuellement).

Privée de l’argument selon lequel les caisses sont vides, la nouvelle droite « travailliste » a surtout misé sur les incitations fiscales au travail. Le retour au plein-emploi n’a pas eu lieu mais le taux d’emploi, qui avait baissé dans les années 1990, s’est quand même redressé. Les inégalités de revenu ont augmenté en parallèle, mais la Suède n’a pas vu se développer des secteurs entiers « à bas coûts », avec des contrats particuliers offrant des protections sociales au rabais. Les salaires minimums définis dans les conventions collectives sont certes critiqués comme trop élevés pour insérer les jeunes sur le marché du travail, certaines entreprises essayant de les contourner par le recours aux prestataires étrangers et les travailleurs détachés, mais la régulation reste globalement en place.

Depuis vingt-cinq ans, le modèle suédois a connu des mutations allant dans le même sens que celles d’autres pays européens :

  • les services publics non marchands (éducation, santé) ont été progressivement ouverts à des acteurs privés ;
  • les entreprises des secteurs considérés jusqu’alors comme des « monopoles naturels » de l’Etat (la Poste, les télécommunications, le secteur énergétique…) ont été privatisées entièrement ou en partie ;
  • celles qui sont restées dans le giron de l’Etat doivent désormais faire face à la concurrence ;
  • les effectifs de l’emploi public ont été réduits, mais demeurent plus importants qu’ailleurs (30 % de l’emploi total).

En somme, le programme libéral prôné par de nombreux économistes suédois dans les années 1990 a été réalisé, mais en partie seulement :

  • les marchés des biens ont été libéralisés, mais le droit du travail est resté grosso modo intact ;
  • la négociation salariale n’est plus menée à l’échelle nationale, comme c’était le cas jusqu’au début des années 1980, mais elle demeure largement collective et centralisée au niveau des branches (et même par des accords interbranche, pour ce qui concerne l’industrie) ;
  • le rôle central des conventions collectives n’a pas été remis en question ;
  • le financement de l’Etat social subit une pression forte, mais les privatisations et l’ouverture à la concurrence de l’école et du secteur médico-social n’ont pas remis en cause le principe de financement collectif des services sociaux.

Certaines prestations sociales ont subi des baisses notables, la réforme des retraites risque fort d’appauvrir les futurs retraités, mais dans son ensemble le système de la protection sociale reste généreux et inclusif : dans le domaine des assurances parentales, l’offensive sociale se poursuit encore aujourd’hui, et avec elle l’évolution des rôles de genre, ce qui à son tour transforme la société dans son ensemble.

Au-delà de l’investissement social

  • Alors, le verre est-il à moitié plein ou à moitié vide ? En extrapolant les tendances actuelles, il est possible de donner quelques éléments de réponse.

Si le modèle suédois a survécu aux épreuves des dernières décennies, il n’en est pas moins fragilisé sur le long terme. La Suède n’échappe pas au paradoxe qui affecte toutes les économies développées : la performance économique globale cache des disparités croissantes entre régions, secteurs et groupes sociaux.

  • Et si la ségrégation sur le marché du travail est moins forte en Suède qu’ailleurs en Europe, la pression qu’elle exerce sur la solidarité sociale est en revanche plus grande.
  • Le taux d’emploi est certes plus élevé en Suède que la moyenne européenne, mais il reste plus bas que dans les années 1980.

Or

un Etat-providence dit « universel », financé par l’impôt et porté par l’ambition d’offrir la même qualité de services et les mêmes protections à tous les citoyens, exige un taux d’emploi particulièrement élevé.

  • Sans surprise, on retrouve ainsi le problème de l’emploi au coeur des débats sur l’avenir du modèle suédois.

La pierre angulaire du modèle a toujours été un taux d’emploi suffisamment élevé pour financer l’Etat-providence et les protections sociales généreuses.

  • La combinaison d’un haut niveau d’investissement social, d’une politique salariale favorisant les entreprises les plus performantes et d’une politique de formation professionnelle reclassant rapidement les salariés a permis d’accélérer la modernisation de l’économie tout en sécurisant les parcours professionnels.
  • La main-d’oeuvre a ainsi été rapidement transférée des secteurs en déclin vers des métiers à plus forte valeur ajoutée – et par conséquent susceptibles de générer des salaires plus élevés.

C’est précisément cette conception de la solidarité qui est aujourd’hui menacée par la polarisation croissante du marché du travail, entre les qualifiés et les « non-employables ».

La restructuration des entreprises a augmenté la productivité et l’innovation, mais s’est traduite en même temps par un gigantesque « tri » de la main-d’oeuvre :

  • le relèvement des seuils d’entrée sur le marché de l’emploi handicape les individus faiblement qualifiés et sans réseau personnel important.

Le choix du Parti social-démocrate a été

  • de maintenir ces groupes dans le système d’assurances sociales, qui offrent une protection bien plus généreuse que les minima sociaux,
  • plutôt que de les faire basculer dans ces derniers comme l’ont fait leurs confrères allemands avec les réformes Hartz IV.

La Suède a évité de multiplier les travailleurs pauvres et les pauvres tout court, mais les sociaux-démocrates ont perdu au passage la bataille des idées sur l’emploi.

En effet, l’arrêt maladie ou la retraite anticipée représentaient la solution la plus facile – non seulement pour l’individu concerné, mais également pour son employeur, les syndicats et la caisse d’assurance maladie. Appliqué massivement dans les années 1990 et le début des années 2000, ce détournement du sens initial des assurances sociales a suscité une critique grandissante des « passagers clandestins », ceux qui « profitent du système » sans y contribuer.

  • Cette critique pointe les déséquilibres régionaux – la dissimulation du chômage dans les assurances maladie et vieillesse concerne plus particulièrement les régions au Nord -, mais véhicule également la critique de l’immigration exploitée par l’extrême droite.
  • C’est la dénonciation de ces « abus » qui a porté au pouvoir la « nouvelle droite travailliste » en 2006. Les « abus » ont diminué par la suite, au prix d’une nouvelle précarité et de la hausse du taux de pauvreté.

En définitive, en l’espace d’un quart de siècle, la société suédoise est devenue nettement moins homogène.

Les inégalités de revenu, fortement réduites dans les années 1960-1970 et demeurées stables pendant la décennie suivante, sont reparties à la hausse, le coefficient de Gini pour les revenus disponibles (donc après l’impôt et les transferts sociaux) passant de 0,2 en 1980 à 0,3 aujourd’hui. Ce qui pose un problème structurel au modèle social suédois.

  • A partir du moment où les revenus de certains groupes augmentent plus vite que d’autres, les classes les plus aisées éprouvent une insatisfaction accrue à l’égard du secteur public, ce qui les incite à compléter le système commun avec des solutions privées et diminue leur consentement à l’impôt.

Ces écarts grandissants – écarts de revenu, mais aussi inégalités devant l’emploi et devant les risques sociaux – séparent de plus en plus les groupes sociaux et déchirent ce tissu d’intérêts partagés qui fonde l’Etat-providence social-démocrate.

Face à quoi le Parti social-démocrate parvient à « rafistoler » le modèle et à le défendre contre la droite, mais

  • semble avoir perdu la capacité de transformation sociale dont il avait fait preuve pendant les longues décennies d’après-guerre et jusqu’aux années 1980.

Pour la retrouver, il n’aura d’autre choix que de repenser l’avenir du travail et de l’emploi :

  • la nouvelle politique de l’emploi devra intégrer d’autres éléments que le seul investissement social, à commencer par le partage du travail et la réduction du temps de travail.

Pour l’instant, la social-démocratie suédoise n’y est pas prête. »

– Kalinowski, W. (2017). Le modèle suédois est-il toujours social-démocrate ?. L’Économie politique, 73(1), 37-48.

 

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« Lorsque Karl Marx forge la notion de « socialistes utopiques » pour désigner les Pierre Proudhon, Charles Fourier, Robert Owen et Saint-Simon, c’est pour l’opposer au « socialisme scientifique » dont il se veut le héraut. Pour Marx, le socialisme n’est pas l’un des avenirs possibles de l’humanité, plus souhaitable que les autres, mais une nécessité historique. L’analyse scientifique de la dynamique à long terme du capitaliste permet, selon lui, de déceler les transformations qui préparent l’avènement du socialisme.

Il en est ainsi de la socialisation croissante de la propriété et de la production : le développement de la finance et de la société anonyme place ainsi la propriété entre les mains, non plus de capitalistes individuels, mais d’un « capital social ». Or, si la socialisation de l’activité économique annonce la fin de l’« anarchie du marché », elle demeure entravée par la propriété privée des moyens de production. Il appartient au socialisme de résoudre cette contradiction.

Pour Marx, l’histoire révèle que l’avènement d’une nouvelle société est précipité par la lutte d’une classe sociale. De la même manière que la bourgeoisie a porté la transition du féodalisme au socialisme, la « mission historique » du prolétariat est d’assurer le passage au socialisme et l’édification d’une société sans classes. Cette finalité implique pour Marx la conquête du pouvoir politique et justifie la mise en place d’une « dictature du prolétariat », dont la raison d’être est d’instaurer la nouvelle société.

Marx propose ainsi un récit eschatologique qui envisage le socialisme comme la fin ultime de l’histoire, accomplissement de toutes les potentialités de l’humanité et moment de réconciliation universelle. Son avènement suppose une intervention messianique, celle du prolétariat et de sa « conscience de classe », aux yeux de Marx. Celle du parti, avant-garde éclairée du prolétariat, pour Lénine et les bolcheviques. Celle du « petit père des peuples » pour le camarade Staline. De glissement en glissement, le socialisme scientifique de Marx est devenu l’idéologie officielle des socialismes réellement existants, dogme infaillible des nouveaux maîtres. »

– de la Vega, X. (2009). Du socialisme scientifique au socialisme réel. Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 14(3), 13. 

 

« John Locke (1632-1704), le père du libéralisme politique

Médecin et philosophe anglais, John Locke est l’auteur des Deux traités du gouvernement civil (1690). Les deux ouvrages réunissent les idées fondatrices du libéralisme politique. Locke affirme la nécessité d’une limitation stricte des pouvoirs d’État. Il est le premier à énoncer les trois grands principes du libéralisme politique. L’homme possède des droits naturels inaliénables (liberté, propriété, sécurité) qu’aucun pouvoir ne peut confisquer. Les instances qui gouvernent ont un pouvoir limité. La délégation de souveraineté qui leur est attribuée est provisoire et non pas définitive. Locke fixe également certains traits essentiels de la conception moderne de l’État : le respect de la loi est une garantie fondamentale de la protection des droits et s’applique aussi au législateur. Enfin, il met en forme le principe du gouvernement représentatif cher aux adversaires de l’absolutisme.

 

CHARLES DE MONTESQUIEU (1689-1755) et la séparation des pouvoirs

Fils de magistrat, passionné de sciences, il oriente sa curiosité vers la politique et l’analyse de la société. Dans De l’esprit des lois (1748), il invente le principe de la séparation des pouvoirs, d’abord entre autorité religieuse et politique puis au sein du système politique, entre exécutif, législatif et judiciaire. Montesquieu distingue trois formes de gouvernement : la monarchie, la république (démocratique ou aristocratique) et le despotisme. Ses préférences vont à la monarchie qui, plus que la république, « permet de faire tout ce que les lois n’interdisent pas ». Il souligne
l’importance de la représentation et voit dans les « corps intermédiaires » des garants de la liberté. Le principe de séparation des pouvoirs est aujourd’hui un principe fondamental de tout régime démocratique.

 

BENJAMIN CONSTANT (1767-1830) et la République commerçante

Dans son célèbre discours sur « La liberté des Anciens et des Modernes » (1819), il compare la Rome antique à l’Angleterre de son temps. La première instaure une république participative et suppose l’asservissement de l’individu au corps collectif. La citoyenneté est une obligation morale nécessitant un investissement considérable rendu possible par l’existence des esclaves chargés de l’essentiel du travail productif. Elle ne peut concerner que des sociétés homogènes et de petite taille. Par opposition, la deuxième repose sur les libertés civiles, le règne de la loi et l’absence d’intervention de l’État. La taille des États modernes et l’avènement d’une société commerçante dépourvue d’esclaves limitent la participation directe des citoyens.
Préférant le commerce à la guerre, cet inlassable dénonciateur de la tyrannie et des régimes despotiques critique les appétits de conquêtes de Napoléon.

 

ALEXIS DE TOCQUEVILLE (1805-1859) et les mécanismes de la démocratie

Né aristocrate, l’auteur de De la démocratie en Amérique et de L’Ancien Régime et la Révolution croit plus en une société dirigée par des gens éclairés qu’à la démocratie elle-même. Comme le philosophe Stuart Mill, il considère que l’élection au suffrage universel produit la tyrannie de la majorité. Pourtant, il reste un observateur fin des mécanismes de la démocratie. Il lie l’existence de la démocratie à l’égalité des droits civils et civiques. Il est l’un des premiers penseurs à souligner le rôle des partis et des « corps intermédiaires » dans le fonctionnement de la démocratie, nationale et locale. Il décèle certains écueils tels que le « despotisme démocratique », qui privilégie « la passion pour l’égalité » au détriment de la liberté, ou bien la tyrannie de la majorité qui reste une question non résolue dans nombre de démocraties aujourd’hui. »

– « Quatre penseurs de la démocratie », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 2009/3 (N°14), p. 8.

 

« Adam Smith

Le philosophe et économiste écossais Adam Smith (1723-1790) est considéré comme le fondateur de la théorie économique libérale. La métaphore de la « main invisible » en condenserait la philosophie : c’est en poursuivant égoïstement leur intérêt que les individus contribuent le mieux à l’intérêt général. Grâce à ce mécanisme providentiel, le minimum d’intervention de l’État dans l’économie conduirait au bien-être pour tous. Les relectures récentes d’A. Smith décrivent une pensée plus complexe, fondée sur une philosophie morale. S’il recommande de laisser les marchands s’enrichir librement, c’est parce que l’accumulation du capital augmente l’étendue de la richesse engagée dans la production et développe la productivité du travail. La poursuite des intérêts égoïstes peut néanmoins se révéler nuisible si elle n’est pas solidement encadrée par l’État.

 

Léon Walras

Figure de proue de la théorie économique libérale, l’économiste français Léon Walras (1834-1910) se considérait comme un socialiste. Dans ses Éléments d’économie politique pure (1874), il avance les conditions mathématiques d’un équilibre simultané sur tous les marchés de l’économie. Sa théorie de l’équilibre général se présente comme une démonstration de la cohérence et de l’autorégulation de l’économie de marché. Pendant le XXe siècle, les économistes Kenneth Arrow et Gérard Debreu en préciseront les conditions de validité. Pour L. Walras, l’équilibre général décrit une
harmonie sociale. Il revient à l’État de réformer la société afin qu’elle s’approche de cet idéal, notamment en instaurant les conditions de la concurrence parfaite. Il recommande également la nationalisation des terres, dont l’appropriation privée nuit, selon lui, à la justice sociale.

 

Friedrich von Hayek

Figure de l’école libérale autrichienne, Friedrich von Hayek (1899-1992) est considéré comme l’inspirateur de l’ultralibéralisme. Dès les années 1930, il attaque l’interventionnisme de John Maynard Keynes. Préfigurant le monétarisme de Milton Friedman, Prix et production (1931) attribue les crises économiques à des politiques monétaires laxistes. En 1944, La Route de la servitude avance que la socialisation de l’investissement et l’intervention économique de l’État entraînent la restriction des libertés publiques et à terme le totalitarisme. Sa contribution la plus durable tient à sa conception du marché comme ordre spontané régulé par l’émergence inintentionnelle d’institutions telles que les règles informelles ou le droit. Réinterprétée par la théorie des jeux, la notion d’ordre spontané inspire aujourd’hui l’économie des institutions. » 

– « Trois penseurs du libéralisme », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 2009/3 (N°14), p. 10.

 

« Jadis frères ennemis du socialisme, Karl Marx et Pierre Joseph Proudhon vivent aujourd’hui une lune de miel au sein de la gauche radicale. Les relectures contemporaines des deux auteurs figurent en bonne place dans les références des altermondialistes.

Paradoxe des mouvements de l’histoire :

  • Pierre Joseph Proudhon (1809-1865) et Karl Marx (1818-1883) sont, de nouveau et parallèlement, à l’ordre du jour dans les pensées radicales qui participent à la foisonnante galaxie altermondialiste.

Proudhon est souvent considéré comme l’un des fondateurs de l’anarchisme et Marx du « marxisme », souvent opposés dans l’histoire des gauches.

Le philosophe allemand a d’abord admiré le typographe français qu’il rencontre à Paris durant l’été 1844. Mais, à une demande épistolaire de collaboration venant de son cadet en mai 1846, Proudhon répondit avec quelque ironie critique :

« Ne nous faisons pas les chefs d’une nouvelle religion ; cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison. »

  • Marx réagit alors vertement à l’ouvrage de Proudhon, Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère (1846), par Misère de la philosophie (1847).

Il y écrit notamment à l’égard de Proudhon, bien injustement pour un bourgeois apostrophant un ouvrier : « Il n’est que le petit-bourgeois, ballotté constamment entre le capital et le travail. »

  • Des générations de marxistes ânonneront par la suite la formule contre leurs adversaires anarchistes

De nos jours, un certain regain d’intérêt croisé pour Proudhon et Marx dans les milieux critiques et radicaux se nourrit d’une pluralité de lectures.

C’est Marx qui semble, dans la conjoncture, avoir la plus grande postérité, bien avant la grave crise financière du capitalisme de 2008.

Le philosophe Daniel Bensaïd incarne un certain retour d’un marxisme ouvert. Certes, il y a certains textes de Marx, comme l’« Avant-propos » à la Critique de l’économie politique de 1859 présentant une succession historique mécanique de « modes de production » (antique, féodal, bourgeois…), marqués par un évolutionnisme économiste. Or D. Bensaïd va s’intéresser à ce en quoi Marx nous invite à penser, à l’inverse, « la discordance des temps », dans « une représentation non linéaire du développement historique ». Une vision de l’histoire qui laisserait place à l’action politique pour transformer le monde, et aux aléas de cette action :

« Une histoire où l’événement, les individus, les caractères, ont toute leur place, où le possible n’est pas moins réel que le réel. »

 

Actualités de Marx

Aux frontières du marxisme, le renouveau actuel de l’anticapitalisme se présente comme un élargissement.

Les marxistes classiques s’étaient surtout centrés sur la contradiction capital/travail dans la structuration de la question sociale. Ainsi le capital s’opposerait au travail à travers un rapport d’exploitation, tout en développant le travail pour alimenter son processus d’accumulation, et, ce faisant, produirait « ses propres fossoyeurs » potentiels (selon la formule de Marx et Engels dans le Manifeste communiste de 1848).

  • Pour les altermondialistes, cette contradiction capital/travail garde une grande pertinence pour penser les inégalités sociales à l’échelle mondiale.
  • Mais trois nouvelles contradictions principales du capitalisme sont aujourd’hui explorées, en interaction avec la première.

Des auteurs écosocialistes comme l’économiste Jean-Marie Harribey (coprésident d’Attac) et le sociologue Michael Löwy se sont penchés sur la contradiction capital/nature permettant de formuler une question écologiste.

Ce problème a été amorcé chez Marx dans le livre I du Capital (1867) :

« Chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. »

  • Marx, ancêtre du « développement durable » ?

La nature serait elle aussi exploitée dans la dynamique d’accumulation du capital. Or, dans l’épuisement des ressources naturelles comme dans les risques technoscientifiques associés à la logique contemporaine du profit, le capitalisme mettrait en danger ses propres bases naturelles et humaines d’existence. Appréhender cette question à partir de Marx suppose de revenir de manière critique sur sa fascination pour le productivisme industriel du xixe siècle.

Une contradiction capital/individualité travaillerait également le capitalisme, et encore plus le néocapitalisme, en contribuant à énoncer une question individualiste.

Marx a posé les prémisses d’une telle critique individualiste du capitalisme. Par exemple, dans un texte de jeunesse comme les Manuscrits de 1844, il appuie explicitement la mise en cause du capitalisme sur « chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref tous les actes de son individualité ». Et d’ajouter : « À la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l’aliénation pure et simple des sens, le sens de l’avoir. »

Le capitalisme contribuerait à nourrir l’individualisme contemporain.

  • Stimulant d’un côté les désirs d’épanouissement personnel, il limiterait et tronquerait cependant au final l’individualité par la marchandisation.
  • Il ferait ainsi naître des aspirations à la réalisation de soi qu’il ne pourrait pas vraiment satisfaire dans le cadre de sa dynamique d’accumulation du capital.
  • Les désirs individuels frustrés seraient aussi des « fossoyeurs » potentiels du capitalisme.
  • Pour les théoriciens de « la reconnaissance », comme le philosophe allemand Axel Honneth, le néocapitalisme individualisateur accentuerait également « une multitude de nouvelles souffrances sociales, tant matérielles que psychiques ».

Enfin, une contradiction capital/démocratie, donnant sens à la question démocratique, serait à examiner après Marx.

Contre la tentation de certains marxistes à réduire la démocratie à une « superstructure » secondaire, l’altermondialiste Patrick Braibant  défend que « le fait démocratique » constitue « un type à part entière d’institution des humains sociaux modernes » contredisant « radicalement » les rapports sociaux « qu’impose l’actuelle primauté de la raison capitaliste ».

  • De manière plus sociologique, à partir d’une enquête parmi les caissières de supermarchés, la chercheuse belge Isabelle Ferreras met en évidence combien les attentes démocratiques des salariés de nos sociétés de « culture démocratique avancée » entrent en tension avec les formes capitalistes de pouvoir dans l’entreprise.

Quant à l’économiste critique Thomas Coutrot, il montre comment « le développement de la démocratie participative », appelant une extension dans la sphère économique, se heurte aux « fondements mêmes du capitalisme néolibéral ».

Dans Empire et Multitude, deux best-sellers altermondialistes de l’universitaire américain Michael Hardt et du philosophe italien Antonio Negri,

  • une confrontation est recherchée entre Marx et « le nietzschéisme français » contemporain (Gilles Deleuze et Michel Foucault).

Deux concepts principaux sont forgés :

1) « l’empire » constituerait la forme « absolue » de la domination mondialisée du capitalisme, dérivée de Marx mais sous la forme d’un « système » plus unifié que chez lui ; et

2) « la multitude », « une multiplicité, un ensemble d’individualités », se présenterait comme le nouveau sujet émancipateur, incorporant une forte dose de pluralisme d’inspiration nietzschéenne à la différence du « prolétariat » chez Marx.

Le cocktail Marx/Nietzsche est novateur. Mais il a peut-être le désavantage de ne pas suffisamment faire dialoguer ces deux traditions, en se contentant de les juxtaposer : marxisme trop systémique dans la critique de l’ordre existant/nietzschéisme trop éclaté dans l’exploration des luttes sociales.

C’est avec d’autres auteurs, Émile Durkheim et Max Weber, que le sociologue Pierre Bourdieu enrichira Marx dans une critique sociale plus nettement « postmarxiste ».

Avec lui, on n’est plus en présence d’un axe principal constitué par l’exploitation capitaliste, encore moins d’un « empire » homogène, mais d’une pluralité de dominations autonomes (économique, mais aussi politique, culturelle, masculine, etc.), imbriquées de manière complexe dans nos sociétés.

 

Actualités de Proudhon

  • La galaxie altermondialiste se dépeint volontiers comme libertaire, et en son sein les thèses anarchistes suscitent une curiosité renforcée.
  • Proudhon constitue l’un des auteurs mobilisés, avec des éclairages diversifiés.

C’est encore à Friedrich Nietzsche (1844-1900) et au « nietzschéisme français » que le sociologue Daniel Colson fait appel dans son Petit lexique philosophique de l’anarchisme. De Proudhon à Deleuze.

Il y développe une vision plurielle et mobile des êtres et du monde, qui seraient « la résultante instable et changeante d’une infinité de combinaisons possibles de forces qui les composent et avec lesquelles ils sont associés ». Le « fédéralisme » chez Proudhon constituerait le cadre associatif et émancipateur d’un tel équilibre mouvant des forces, impliquant un « droit absolu à la désassociation des forces constitutives d’une association ».

La chercheuse libertaire Irène Pereira  nous oriente, quant à elle, vers la philosophie pragmatiste de l’Américain John Dewey (1859-1952), promoteur d’une conception expérimentale de la démocratie.

Or il y aurait chez Proudhon une vision de « la révolution comme expérimentation », en phase avec les nouvelles radicalités sociales.

À la différence des marxistes, il s’agirait de « penser une transformation en profondeur des structures économiques et politiques en mettant en place des expérimentations en rupture tant avec l’État qu’avec le système capitaliste ».

D’autres sociologues apparaissent attentifs à la contribution de Proudhon aux formes alternatives d’économie, à l’écart tant du néolibéralisme marchand que de l’étatisme (mutuelles, coopératives, économie sociale et solidaire, etc.), participant activement aujourd’hui à la galaxie altermondialiste. C’est la direction explorée notamment par Philippe Chanial, dans son retour sur l’intérêt proudhonien pour les associations ouvrières et sur son « mutuellisme économique ».

D’autres encore s’intéressent à sa critique, dans De la justice dans la révolution et dans l’Église (1858) ou dans son ouvrage posthume Théorie de la propriété (1865), de la dialectique chez Georg Hegel (1770-1831), c’est-à-dire d’une dynamique des contradictions supposant nécessairement un mouvement vers une « synthèse » englobante, surplombante et harmonieuse. Proudhon préférait « l’équilibration des contraires » aux « fanatiques de l’unité », porteurs de « gouvernementalisme » étatique. Cela a orienté ses réflexions politiques dans Du Principe fédératif (1863). Aujourd’hui, une telle perspective alimente l’hypothèse d’une « social-démocratie libertaire », s’efforçant d’équilibrer justice sociale et individualités.

Proudhon et Marx se croisent donc de nouveau dans les rangs bariolés des altermondialistes, et prennent eux-mêmes des couleurs bigarrées. »

– Corcuff, P. (2009). Proudhon, Marx. Lune de miel altermondialiste. Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 14(3), 15.

 

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Lectures supplémentaires / complémentaires :

  • Dardot, P., Laval, C. (2010). La nouvelle raison du monde: Essai sur la société néolibérale. La Découverte.
  • Bergounioux, A., Manin, B. (1989). Le Régime social-démocrate. Presses Universitaires de France.
  • Badie, B. & Vidal, D. (2017). En quête d’alternatives: L’état du monde 2018. La Découverte.
  • Wieviorka, M. (2017). Les Solidarités. Editions Sciences Humaines.
  • Nemo, P. (2013). Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains. Presses Universitaires de France.
  • Holeindre, J. & Richard, B. (2010). La Démocratie: Histoire, théories, pratiques. Editions Sciences Humaines.
  • Caillé, A. (2016). La lutte pour la reconnaissance entre États, nations et cultures. Raisons politiques, 61(1), 105-114.
  • Spire, A. (2007). La solitude du citoyen global. Nouvelles FondationS, 7-8(3), 39-41.
  • Sintomer, Y. (2017). La fin de la démocratie des Modernes ?. Mouvements, 89(1), 90-98.
  • « Nouvelles idéologies », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 2009/3 (N°14), p. 30.
  • Morin, F. (2007). Le nouveau « mur de l’argent ». Nouvelles FondationS, 7-8(3), 30-35.
  • « Socialismes », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 2009/3 (N°14), p. 11.
  • Aucante, Y. (2009). Les défis de l’universalité : le gouvernement local de la protection sociale en Suède et en Norvège. Critique internationale, 43(2), 69-86.
  • Bergounioux, A. (2017). L’état du socialisme démocratique européen. L’Économie politique, 73(1), 8-20.
  • Sente, C. (2017). Ni peur, ni haine : redessiner un horizon progressiste. L’Économie politique, 73(1), 72-84.
  • Fulla, M. (2017). Michel Rocard et l’économie : itinéraire d’un social-démocrate français. L’Économie politique, 73(1), 21-36.
  • Dostaler, G. (2009). Du libéralisme au néolibéralisme. Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 14(3), 7.
  • « Trois penseurs du libéralisme », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 2009/3 (N°14), p. 10.
  • Chanial, P. (2009). Le socialisme, une histoire de famille. Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 14(3), 12.
  • Raynaud, P. (2009). Les origines philosophiques du conservatisme. Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 14(3), 19.
  • Vaïsse, J. (2009). Les trois âges du conservatisme américain. Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 14(3), 20.
  • Jaffrelot, C. (2009). Les origines idéologiques du nationalisme. Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 14(3), 24.
  • Marlière, P. (2007). Retour sur une décennie de blairisme à la française. Nouvelles FondationS, 7-8(3), 14-19.
  • Poignant, B. (2019). Socialisme et social-démocratie. Commentaire, numéro 167(3), 565-572.
  • Vakaloulis, M. (2007). Le syndicalisme à l’épreuve du temps. Nouvelles FondationS, 7-8(3), 85-91.
  • Autain, C. (2007). « Partager les richesses, les pouvoirs, les savoirs et les temps ». Nouvelles FondationS, 7-8(3), 96-98.
  • Quiniou, Y. (2007). Le communisme est-il possible ?. Nouvelles FondationS, 7-8(3), 157-163.
  • Losurdo, D. (2007). Avec Gramsci, par-delà Marx et par-delà Gramsci. Nouvelles FondationS, 7-8(3), 210-218.
  • Meyran, R. (2009). Le fanatisme et les idéologies politiques. Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 14(3), 28.
  • Marlière, P. (2009). L’irrésistible déclin de la social-démocratie. Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 14(3), 14.
  • « Les grands débats du socialisme », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 2009/3 (N°14), p. 16.
  • Caillé, A. (2010). Vers une social-démocratie radicale ?. Cités, 43(3), 57-65.
  • Sente, C. (2013). Faut-il attendre une refondation de la social-démocratie ?. Esprit, août/septembre(8), 74-86.
  • Bergounioux, A. (2010). Demain la social-démocratie ?. Le Débat, 161(4), 20-28.
  • Risan, L. (2009). La pratique de la social-démocratie à travers l’élevage de bovins. Ethnologie française, vol. 39(2), 341-351.
  • Haber, S. (2010). Pour une réappropriation contemporaine de la distinction marxienne entre socialisme et communisme. Cités, 43(3), 31-41.
  • « Un inédit de Pierre-Joseph Proudhon. Après Karl Marx, pourquoi lire un inédit de Pierre-Joseph Proudhon ? », Cités, 2010/3 (n° 43), p. 127-181.
  • Berstein, S. (2013). Les partis politiques : la fin d’un cycle historique. Esprit, août/septembre(8), 28-39.
  • Schmid, L. (2013). Pourquoi les partis ne sont pas producteurs d’idées. Esprit, août/septembre(8), 40-42.
  • « « Le travail, cet impensé de la gauche ». Entretien avec Danièle Linhart », Mouvements, 2017/1 (n° 89), p. 165-177.
  • Urbinati, N. (2013). Mobilisations en réseaux, activisme numérique : les nouvelles attentes participatives. Esprit, août/septembre(8), 87-97.
  • « Revendications en hausse, représentation en baisse », Esprit, 2013/8 (Août/septembre), p. 106.
  • Monod, J. (2013). Quels espaces pour la démocratie ?. Esprit, août/septembre(8), 117-126.
  • Jahanbegloo, R. (2013). Le « nouveau réformisme » iranien. Esprit, août/septembre(8), 206-208.
  • Kramvig, B. (2009). Le langage silencieux du don dans les communautés arctiques: « N’échangez pas votre bonheur contre la fortune ». Ethnologie française, vol. 39(2), 275-284.
  • Vike, H. (2009). L’état de la morale et la morale de l’État. Ethnologie française, vol. 39(2), 311-319.
  • Grimstad Klepp, I. (2009). Faut-il craindre les couleurs : Normes vestimentaires féminines en Norvège. Ethnologie française, vol. 39(2), 353-362.
  • Policar, A. (2016). La force de la vérité. À propos de Ronald Dworkin, Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs, Genève, Labor et Fides, 2015, 554 pages. Raisons politiques, 61(1), 157-165.
  • Emperador Badimon, M. (2017). Observer le militantisme par intermittence : les effets de la discontinuité sur le terrain. Politix, 118(2), 209-232.
  • Colliot-Thélène, C. (2011). Retour sur les rationalités chez Max Weber. Les Champs de Mars, 22(2), 13-30.
  • Zajec, O. (2018). Les États-Unis, une puissance entre deux âges géopolitiques. Stratégique, 120(3), 19-25.
  • Taillat, S., Henrotin, J. & Schmitt, O. (2015). Guerre et stratégie. Presses Universitaires de France.
  • Joxe, A. (2012). Les guerres de l’empire global: Spéculations financières, guerres robotiques, résistance démocratique. La Découverte.
  • Lahire, B. (2018). Les ambitions théoriques de la sociologie. Sociologie, vol. 9(1), 61-71.
  • Peneff, J. (2009). Le goût de l’observation. La Découverte.
  • Becker, Howard S. (2016). La bonne focale: De l’utilité des cas particuliers en sciences sociales. La Découverte.
  • Lahire, B. (2007). L’esprit sociologique. La Découverte.
  • Beaud, M. (2006). L’art de la thèse: Comment préparer et rédiger un mémoire de master, une thèse de doctorat ou tout autre travail universitaire à l’ère du net. La Découverte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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