« Dworkin est-il un hérisson ? »

« […] En quoi Dworkin est-il un hérisson ?

La définition de Dworkin comme hérisson renvoie à un vers d’Archiloque, premier poète lyrique grec (7e siècle avant J.-C.) :

« Il sait bien des tours le renard. Le hérisson n’en connaît qu’un, mais il est fameux. »

Cette opposition a connu un certain succès et l’on sait qu’elle a été utilisée par Isaiah Berlin pour distinguer deux catégories antithétiques de penseurs et d’écrivains :

  1. les hérissons, monistes, face aux
  2. renards, pluralistes.

Or Dworkin, contre le point de vue majoritaire, rejette ce qu’il nomme un pluralisme moral substantiel, autrement dit, l’idée que les principes moraux sont inévitablement en conflit les uns avec les autres.

  • Il sait que sa thèse d’ensemble ne sera pas populaire puisque « depuis des décennies, le renard fait la loi dans la philosophie universitaire et littéraire, notamment dans la tradition anglo-saxonne. Les hérissons, en revanche, semblent naïfs ou insensés et même peut-être dangereux ».

Mais ce rejet d’un pluralisme substantiel doit être interprété avec prudence. Il n’exprime pas, à notre sens, un désaccord sur la nécessité d’un certain pluralisme, mais sur le caractère nécessairement tragique de celui-ci.

  • En fait, Dworkin refuse de donner au conflit entre les valeurs une dimension d’incommensurabilité.

La possibilité de surmonter le conflit ne passe pas par la recherche d’une définition « critérielle » (c’est-à-dire précise) des concepts politiques. Celle-ci n’est pas envisageable pour ce qui relève des normes, contrairement à ce que nous sommes autorisés à faire pour connaître le monde extérieur.

Ainsi un désaccord sur la question de savoir si l’animal que nous avons vu est ou non un lion relève bien d’un problème de critère. Si l’un d’entre nous définit cet animal par l’apparence et l’autre par le comportement, nous pouvons trouver un critère plus précis, par exemple génétique, pour trancher.

  • Il n’en est évidemment pas de même en matière de concepts normatifs.

De nombreux auteurs pensent que l’absence de cette possibilité ne nous laisse d’autres solutions que le scepticisme.

En effet,

  • les interprétations rivales ne pourraient alors être départagées du point de vue de la vérité, puisque les désaccords interprétatifs seraient purement verbaux ou encore le reflet d’intérêts divergents.
  • Ce n’est évidemment pas ainsi qu’il faut comprendre la position de Dworkin.

La distinction entre les deux concepts de liberté, chère à Constant et à Berlin, ne peut être le dernier mot de l’affaire.

C’est bien sûr l’interprétation du concept que nous nous opposons.

Le recours à l’interprétation permet donc à Dworkin de résister, à la fois, à la tentation scientiste (réduire les concepts politiques, nécessairement normatifs, à des concepts « critériels ») et au scepticisme. L’interprétation, même si elle défend l’idée qu’aucune identification d’une occurrence d’un concept quelconque n’est possible sans une théorie de la pratique dont ce concept fait partie n’est pas une invitation à renoncer à l’objectivité des valeurs.

 

L’objectivité morale

Les jugements moraux peuvent-ils être réellement vrais ? Cette question ne peut être esquivée en politique :

« Nous ne pouvons défendre une théorie de la justice sans défendre aussi, comme une partie de la même entreprise, une théorie de l’objectivité morale »

Dworkin affirme, thèse radicale s’il en est, l’indépendance métaphysique de la valeur. Il pense donc injustifié de chercher à fonder l’objectivité morale sur d’hypothétiques faits moraux ou propriétés morales (autrement dit de fonder le devoir-être sur l’être), qu’il nomme, pour s’en moquer, des « morons ».

  • L’inexistence des « morons » ne fournit aucun argument aux anti-réalistes, lesquels déduisent de cette inexistence l’étrange obligation de constituer nous-mêmes nos valeurs (comment pourraient-elles être des valeurs s’il nous suffit de les imaginer ?).
  • Quant aux réalistes, du moins de l’espèce de ceux qui cherchent à décrire des interactions entre les « morons » et nous-mêmes, ils défendent des projets « factices ».

Nous aborderons, dans un premier temps, les objections à l’anti-réalisme avant d’indiquer brièvement les limites du « réalisme » dworkinien.

L’un des adversaires privilégiés de Dworkin est sans doute le plus important représentant du scepticisme, John Mackie (tout particulièrement son livre de 1977, Ethics : Inventing Right and Wrong).

Pour Mackie, le jugement moral relève du désir ou des préférences et, dès lors, les critères du vrai et du faux ne sont pas applicables. Mackie défend ainsi une théorie de l’erreur pour laquelle le langage moral est illusoire ou trompeur. À l’instar des énoncés qui contiennent des prédicats magiques ou astrologiques, les énoncés moraux sont tous faux.

À la revendication de vérité de ces derniers, il oppose deux ensembles d’arguments,

  1. les arguments de la relativité et
  2. les arguments de l’étrangeté.

Les premiers expliquent l’absence d’accord sur les principes moraux ultimes par l’inexistence de faits moraux indépendants de nos préférences ou de nos croyances.

Les seconds insistent sur le fait que des entités à la fois objectives (c’est-à-dire indépendantes de nos réactions) et prescriptives (capables d’orienter notre action) n’ont nul équivalent dans l’univers, d’où leur caractérisation d’étranges.

Bref, pour Mackie (et nombre d’autres auteurs sceptiques), l’idée d’une rationalité axiologique est sans fondement (si bien que son scepticisme n’est pas vraiment éloigné du nihilisme : tous les énoncés moraux sont faux parce que nous n’avons aucun moyen effectif de les vérifier).

  • D’ailleurs, la diversité morale prouverait la fragilité de nos convictions morales.
  • Ces dernières ne peuvent être causées par la vérité car, si c’était le cas, les désaccords seraient moins fréquents.

Bien entendu, Dworkin ne conteste pas l’existence de pommes de discorde durables, d’une société à l’autre, mais également à l’intérieur d’une société donnée.

  • Or le désaccord, aussi persistant soit-il, doit-il conduire à penser que nos convictions morales sont erronées ?

Dworkin concède aux sceptiques qu’ils ont raison de contester l’idée selon laquelle la vérité morale est la cause de la conviction morale. Celle-ci est, selon lui, le produit de notre histoire personnelle.

  • Il n’est donc guère surprenant que nos convictions soient une combinaison de convergence (due au génome humain) et de diversité (en raison de l’extrême variété de nos conditions d’existence).

Mais que la vérité morale n’ait aucun rôle explicatif, Dworkin ne déduit pas que la connaissance morale soit impossible.

Mais alors, puisqu’il s’interdit de recourir à un ordre indépendant de faits moraux (comme il existe des faits naturels, objets de l’observation, et qui existeraient indépendamment des croyances à leur propos), comment fonder l’objectivité des valeurs morales ?

La tâche apparaît difficile.

Dworkin affirme qu’il existe des réponses justes ou erronées aux questions morales. C’est la confrontation rationnelle des théories morales que rend possible l’objectivité morale.

  • Peut-on se satisfaire d’une position qui s’abstient de se préoccuper de l’origine de nos convictions ?

Nous croyons parfaitement possible de défendre un réalisme naturaliste, tel, entre autres occurrences, celui théorisé par Geoffrey Sayre-McCord dans son article programmatique de 1988.

Mais si l’on refuse le naturalisme, on doit préférer la position défendue par Charles Larmore. Ce dernier souligne que les faits moraux n’ont pas, pour exister, à ressembler aux faits physiques et psychologiques, c’est-à-dire n’ont pas à être accessibles à la perception ou à l’observation.

Au lieu, écrit-il,

« d’être un élément supplémentaire du monde perceptible, les faits moraux peuvent se concevoir comme des raisons, donc comme faisant partie de l’ensemble des raisons de croire et d’agir que nous pouvons reconnaître, non par la perception, mais par la réflexion ».

  • Les raisons sont donc les objets qui rendent possible l’objectivité de la morale .

Larmore propose une piste extrêmement attractive pour ceux qui refusent le naturalisme, les raisons jouant ici le rôle des morons que Dworkin se plaît à ridiculiser.

Cette piste ne nous semble pas souffrir des mêmes faiblesses que l’approche dworkinienne.

En effet, Dworkin, en raison de l’indépendance radicale de la vérité de la conviction au regard de la façon dont elle est produite, est conduit à nier que les convictions morales puissent être causalement expliquées par leur vérité. C’est réduire à peu de chose l’importance de la délibération en matière morale.

 

Dworkin métaphysicien ?

Lire nombre d’engagements essentiels de Dworkin dans une perspective métaphysique peut paraître surprenant, voire inacceptable.

Nous ne pouvons en effet négliger le fait que le philosophe américain refuse la pertinence de la notion même de méta-éthique.

À moins de considérer que ce refus, sur fond d’objectivisme moral, est au fond une position métaphysique. Il nous revient néanmoins de justifier cet emploi, c’est-à-dire de préciser dans quel sens nous utilisons la notion de métaphysique.

Interrogation générale sur « ce qu’il y a », la métaphysique est une enquête sur la réalité. On peut donc légitimement envisager une métaphysique scientifique et réaliste, très éloignée bien évidemment du spiritualisme auquel la notion a paru intrinsèquement liée.

  • Dans cette optique, où métaphysique et connaissance sont deux façons de nommer l’enquête sur le monde, il nous appartient de faire le lien, le « ciment », pour emprunter le vocabulaire de Hume (repris dans le très important livre de Claudine Tiercelin, Le ciment des choses, expression elle-même empruntée à Emile Meyerson), entre les propriétés de la nature, mais également entre celles-ci et notre esprit, lorsque ce dernier les connaît.

Certes, Dworkin refuse le réalisme métaphysique, c’est-à-dire la théorie qui affirme, à la fois, l’existence du monde et son indépendance complète par rapport à notre connaissance. Mais n’est-ce pas jeter le bébé avec l’eau du bain que de considérer ce refus comme signifiant celui de toute interrogation métaphysique ?

Comme le note Claudine Tiercelin,

  • le philosophe opposé au réalisme métaphysique peut parfaitement rendre compte métaphysiquement de sa position.

En outre, il existe bien sûr « d’autres solutions réalistes possibles en dehors du « réalisme métaphysique »».

Ce dont parle Justice pour les hérissons et nombre d’autres textes de Dworkin, c’est bien de la question de la causalité, de celle du déterminisme et du libre-arbitre, du statut de la personne morale ou encore de la nature de l’esprit.

Là où il est question d’objectivité, de vérité, de beauté et de cohérence ne sommes-nous pas confrontés à des questions métaphysiques ?

  • Dans le système dworkinien, l’exigence centrale est bien celle d’intégrer métaphysique et épistémologie dans une perspective qui répond parfaitement à ce que Christopher Peacocke a précisément nommé le « défi de l’intégration ».

Dworkin affirme que la connaissance est possible, que la pensée humaine atteint un quelque chose, ce qui est, à n’en pas douter, une affirmation métaphysique :

  • si nos jugements sont vrais, c’est en vertu de l’existence d’un monde indépendant de notre connaissance.

En outre, thèse épistémique, nous pouvons savoir si ces jugements sont vrais. Bien entendu, les moyens de le savoir ne sont pas sans importance et le choix de ces moyens dessine des clivages essentiels.

Dworkin se tient incontestablement plus éloigné des résultats des sciences empiriques que nombre de métaphysiciens réalistes.

L’herméneutique dworkinienne n’est pas fondée sur ce que Peirce appelait la contrainte externaliste, causale et dynamique de l’existence.

  • Néanmoins, Dworkin dialogue avec les sciences.

Le refus du scientisme n’est, cela va sans dire, aucunement un refus des enseignements scientifiques. Il s’agit, à l’instar de ce qu’écrit Claudine Tiercelin, de « tenir compte de la science sans s’en laisser conter par elle ».

Pour ne pas s’en laisser conter, il convient d’interpréter les théories scientifiques, et cette tâche interprétative est celle de la métaphysique.

Si, pour comprendre le monde réel, le métaphysicien ne peut ignorer les résultats scientifiques,

  • son rôle est néanmoins de sélectionner, d’amender, voire de corriger les affirmations des scientifiques afin de parvenir à la meilleure description possible du monde réel.

En d’autres termes, le métaphysicien contemporain cherche à renouer avec l’idée de l’intime solidarité entre développements scientifiques et recherches métaphysiques, telle qu’elle a pu être observée des origines jusqu’au 18e siècle.

Dworkin semble plus indifférent qu’opposé à ce projet. On peut même penser qu’il est implicitement en accord avec lui.

Dans sa défense d’une religion sans Dieu, il rejette l’idée de la contingence des lois physiques.

  • Il admet ainsi que ces lois sont métaphysiquement nécessaires, que le monde ne pourrait être autre que ce qu’il est.

De ce point de vue, il n’est guère éloigné du réalisme dispositionnel défendu par Claudine Tiercelin.

Cette forme de réalisme refuse de se ramener à une analyse purement a priori (ou conceptuelle) comme de se fondre en une métaphysique naturalisée. Elle s’oppose par conséquent au réalisme structurel causal qui est la véritable cible de Dworkin.

Cette dernière forme de réalisme, pour lequel l’essence des propriétés réside dans leur rôle causal au sein d’une structure, transforme la métaphysique en servante de la science, c’est-à-dire réduit à néant le travail interprétatif du métaphysicien.

  • Ce dernier doit, au contraire, penser un « quelque chose », et dès lors affirmer des propriétés irréductibles à leurs simples manifestations causales.

Il s’agit pour ce réalisme de faire, nous l’avons dit, « tenir les choses ensemble ».

Qu’est-ce qui explique le « ciment des choses » ? Poser cette question, c’est tenter de résoudre une énigme méta-épistémique.

  • Comme pour les scolastiques, tout particulièrement Duns Scot, « il y a quelque chose de plus à la nature d’une propriété que les pouvoirs causaux qu’elle confère, ce quelque chose étant, précisément, l’essence ».
  • Claudine Tiercelin nomme cette unité d’un quelque chose nécessaire, l' »aliquiddité », soit l’essence en elle-même dans son état d’indétermination primitif, essence qui peut revêtir un état physique au sein de la réalité sensible ou un état logique au sein de la pensée.

Ce projet d’une métaphysique scientifique réaliste se propose, comme le résume Katia Kanban, de penser « l’esprit au sein de la nature, les normes et les valeurs, la liberté et la morale, l’être social et l’être politique ». C’est, à mon sens, une excellente traduction de l’entreprise dworkinienne.

Reste, il ne faut pas se le cacher, que

  • Dworkin est un métaphysicien extrêmement méfiant à l’égard de la façon dont l’objet de la métaphysique est le plus souvent conçu.

Bien qu’il évoque explicitement l’indépendance métaphysique de la valeur, thèse qu’il défend âprement, c’est avant tout pour dénoncer ce qu’il baptise « philosophie coloniale », c’est-à-dire la volonté de certains théoriciens de mettre en place « des ambassades et des garnisons de science à l’intérieur du discours sur la valeur pour gouverner celui-ci ».

  • Pour lui, si certains actes sont iniques, ils le sont en eux-mêmes et, dès lors, ils le seraient même si personne ne le croyait.
  • Il est donc inutile de chercher le fondement de nos jugements moraux dans une « réalité » morale inexistante, c’est-à-dire de viser à réconcilier le monde de la morale avec celui de la nature.

L’antinaturalisme dworkinien est fondé sur la force de l’impératif moral, force qu’il ne tire de rien d’autre que de lui-même ou, si l’on préfère, de la puissance de l’argumentation :

« Les jugements de valeur sont vrais quand ils sont vrais non pas en vertu de quelque correspondance, mais eu égard au raisonnement substantiel que l’on peut tenir à leur propos »

Il ne peut, pour Dworkin, nous l’avons dit, exister de vérification extérieure, soit méta-éthique, de la vérité morale.

  • Lorsque l’on sait que la question essentielle n’est pas de savoir si les jugements moraux peuvent être vrais mais bien de savoir lesquels sont vrais, le refus de la méta-éthique rend le projet dworkinien aussi passionnant que périlleux.

La thèse de l’indépendance, telle que Dworkin la défend, rend d’ailleurs difficiles les problèmes de classement. Ces difficultés sont identifiées par l’auteur lui-même :

« Est-elle une sorte de réalisme moral ? Ou de constructivisme ? Ou même d’anti-réalisme ? Est-elle même une théorie métaphysique non morale ? Ou une théorie quiétiste ou minimaliste qui fait mine d’ignorer plus qu’elle n’élude vraiment une métaphysique ennuyeuse ? ».

Quoi qu’il en soit, le combat de Dworkin pour ce qu’il nomme l’« indivisible dignité » est inséparable de celui qu’il n’a cessé de mener pour la vérité, parce que, pensait-il, la politique a besoin de la vérité comme de la justice, une justice qui ne menace pas notre liberté mais l’accroît, qui « rend plus aisé et plus probable pour chacun d’entre nous d’utiliser une bonne vie à de bonnes fins ».

  • Sans dignité, écrit-il dans les ultimes lignes de Justice pour les hérissons, « nos vies ne sont que des éclairs ».

Mais, poursuit-il,

« si nous réussissons à mener une bonne vie, nous créons quelque chose de plus ; nous ajoutons quelque chose à notre mortalité : nous faisons de notre vie un minuscule diamant dans les sables cosmiques ». »

– Policar, A. (2016). La force de la vérité. À propos de Ronald Dworkin, Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs, Genève, Labor et Fides, 2015, 554 pages. Raisons politiques, 61(1), 157-165.

 

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« La traduction, par l’éditeur suisse Labor et Fides, de Justice for Hedgehogs (2011) de Ronald Dworkin, est, à n’en pas douter, un événement éditorial. L’imposant ouvrage peut en effet être considéré comme le testament philosophique du philosophe, disparu en février 2013. Auteur d’une oeuvre considérable, aussi bien en philosophie du droit qu’en philosophie politique,

  • Dworkin, bien que très lu et abondamment commenté aux États-Unis, reste relativement méconnu en France (malgré la traduction, certes parfois tardive, de ses principaux livres). On ne peut que souhaiter, tant sa place est singulière, que cela change.

Ronald Dworkin était pourtant, depuis 1977, date de la parution de Prendre les droits au sérieux, considéré comme l’un des plus grands philosophes du droit de langue anglaise.

Plus que tout autre, son oeuvre illustre un débat crucial entre ceux qui décrivent le droit comme un ensemble de règles, limité, pour l’essentiel, à l’ordre des faits, et ceux qui, à l’opposé, fondent sa légitimité sur des principes, en l’occurrence des principes de justice découlant de la raison et dès lors capables d’estimer la valeur du droit.

Ce débat est certes infini et il n’est sans doute pas inexact de penser que ses protagonistes appartiennent à deux champs disciplinaires entre lesquels s’accumulent les malentendus :

  1. d’un côté, les juristes qui recherchent quelle représentation du droit est au fondement des pratiques juridiques et,
  2. de l’autre, les philosophes qui examinent la représentation que leur milieu se fait du fondement du droit.

Les premiers se sont ainsi plus ou moins détachés des questions substantielles.

Kant, dans l’Introduction à la doctrine du droit, disait de façon suggestive qu’« une doctrine du droit simplement empirique (comme la tête de bois dans la fable de Phèdre) est une tête qui est peut-être belle, seulement il est dommage qu’elle n’ait pas de cervelle ». C’est pour lui donner une cervelle que s’est construit le travail de Dworkin.

Dworkin était aussi un philosophe politique dont l’ oeuvre supporte la comparaison avec celle, dont la notoriété est pourtant bien supérieure, de John Rawls.

  • De surcroît, sur des points décisifs, les positions de Dworkin sont beaucoup plus satisfaisantes que celles de Rawls.

Elles le sont parce qu’au caractère raisonnable du pluralisme de Rawls, Dworkin cherche à opposer la nécessité d’engagements forts sur la défense de certaines valeurs politico-morales.

Parmi celles-ci, l’égalité occupe une place déterminante, comme en témoigne l’ouvrage de 2000, heureusement intitulé La Vertu souveraine, dans lequel Dworkin se propose de reconstruire normativement les institutions libérales, livre qui, à de nombreux égards, annonce Justice pour les hérissons.

Ce dernier grand livre défend des positions métaphysiques (même si Dworkin manifeste une certaine méfiance quant à l’utilisation de ce terme, méfiance, à mon sens, largement injustifiée) qui éclairent l’ensemble de la pensée dworkinienne, tout en lui donnant un caractère improbable

  • en ces temps où il convient d’être circonspect devant tout engagement en faveur de convictions sur le vrai, le bien, le juste.

Peu d’auteurs contemporains ont la joyeuse imprudence d’affirmer qu’une théorie de la moralité politique doit se situer au niveau « d’une analyse plus générale des valeurs humaines que sont l’éthique et la morale, d’une analyse d’ensemble du statut et de l’intégrité de la valeur et (…) du caractère et de la possibilité d’une vérité objective ».

  • Cette question de l’objectivité de la vérité est, à n’en pas douter, un marqueur décisif de la pensée de Dworkin, d’autant qu’elle le distingue fortement de nombre de penseurs libéraux.

Le projet dworkinien est donc extrêmement ambitieux. Il s’agit de parvenir à « une théorie plausible de l’ensemble des valeurs politiques essentielles ­ c’est-à-dire la démocratie, la liberté, la société civile, mais aussi l’égalité ­ qui montrerait que chacune d’entre elles est issue de toutes les autres et se reflète en elles ; cette analyse viserait à concevoir par exemple que l’égalité est non seulement compatible avec la liberté mais aussi qu’elle constitue une valeur que ne peut manquer de chérir tout homme qui chérit la liberté ».

Mieux encore, ajoute-t-il,

« nous pouvons entretenir l’espoir de formuler une théorie de l’ensemble de ces valeurs qui montrerait que celles-ci ne sont que le reflet d’engagements plus fondamentaux encore, portant sur la valeur de la vie humaine et sur la responsabilité qui incombe à chacun de réaliser cette valeur dans sa propre existence ».

Ces objectifs sont en contradiction avec les thèses défendues par deux des courants les plus influents de la pensée libérale, le libéralisme politique de Rawls (c’est-à-dire la version du libéralisme défendue par Rawls à partir de 1985 ), et le pluralisme des valeurs d’Isaiah Berlin, lequel met l’accent sur le conflit entre la liberté et l’égalité.

  • La théorie de l’intégrité que défend Dworkin (même si chez lui l’intégrité apparaît comme désirable, elle est avant tout une exigence logique) se refuse dès lors à séparer, comme le fait le contractualisme rawlsien, « la morale politique de tous les présupposés éthiques et de tous les débats portant sur la vie bonne ».

Ce refus sera l’objet d’incompréhensions aussi bien en philosophie politique qu’en philosophie du droit.

C’est donc dans Justice pour les hérissons que Dworkin donne un tour systématique aux éléments centraux de sa pensée philosophique. Il suffit de consulter la table des matières pour constater qu’aucun thème d’importance, ou presque, n’est oublié. L’ouvrage est divisé en dix-neuf chapitres dont les intitulés montrent l’ampleur de la réflexion (parmi eux, « La vérité dans la morale », « Morale et causes », « La responsabilité morale », « Dignité », « Liberté de la volonté et responsabilité », « Égalité », « Liberté », « Démocratie », « Le droit »).

  • L’ensemble éclaire les engagements antérieurs du philosophe à l’aune de l’idée de l’indépendance des valeurs dont la coloration à la fois objectiviste et anti-naturaliste possède une incontestable singularité.

Nous consacrerons une bonne partie de cette recension à examiner ce qui, à nos yeux, constitue les fondations de l’ oeuvre, l’épistémologie, l’ontologie et la métaphysique, au détriment de l’examen de la théorie politique, bien mieux connue. »

– Policar, A. (2016). La force de la vérité. À propos de Ronald Dworkin, Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs, Genève, Labor et Fides, 2015, 554 pages. Raisons politiques, 61(1), 157-165.

 

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« […] La troisième partie de l’ouvrage ouvre

  • le « projet interprétatif » de Ronald Dworkin comme détermination d’un « standard éthique – une conception de ce que signifie bien vivre – qui puisse nous servir de guide pour l’interprétation des concepts moraux » (p. 213).

Une « vie bonne » n’étant pas seulement une « bonne vie » (p. 217), notre « responsabilité de vivre » (p. 218) est éthique « par le simple fait de notre existence d’être conscient d’eux-mêmes avec leurs vies à mener […]. De ce fait, nous sommes requis [par cette responsabilité de vivre] à la manière dont nous sommes requis par la valeur de toute chose qui a été confiée à nos soins » (ibid.).

De là, découlent deux principes.

  1. Le premier est le « le respect de soi [consistant à] prendre au sérieux sa vie » (p. 226).
  2. Le second est « l’authenticité [comme] responsabilité particulière et personnelle pour identifier ce qui doit compter comme réussite dans sa propre vie […] à travers un récit cohérent ou un style qu’[on] endosse » (ibid.).

Pour l’auteur,

elle exige « que je sois responsable au sens de la vertu […] et que j’accepte la responsabilité de relations » (p. 233) dans certaines configurations, ainsi qu’une « indépendance éthique » (p. 235) au regard de ma propre vie.

Passant à la morale (pp. 281-353),

Ronald Dworkin postule que l’implication du respect d’autrui par le respect de sa vie tient au fait que « l’importance objective de votre vie se reflète ainsi dans l’importance objective de la vie des autres » (p. 286).

  • Il faut alors « chercher des interprétations des deux principes qui soient convaincantes en elles-mêmes […] et qui, au lieu de s’opposer, se renforcent l’une l’autre » (p. 289) pour discuter plusieurs cas spécifiques d’opposition potentielle entre ma responsabilité à l’égard de ma propre vie et le principe de la dignité de toute vie humaine.
  • Leur résolution contribue à l’enrichissement de l’interprétation en termes de valeurs en fonction des principes et non à des « compromis » (p. 361).

La question des droits est introduite dans la cinquième partie (p. 357-448) avec, d’abord, la reformulation des droits politiques en termes « d’atouts face à des justifications politiques adéquates » (p. 358), notamment utilitaristes.

Le traitement interprétatif des droits conduit l’auteur à redéfinir les droits de l’homme au sein de la sphère des droits politiques à partir du principe fondamental de la dignité humaine de la manière suivante : chaque homme a le droit d’être traité « comme un être humain dont la dignité importe de manière fondamentale » (p. 365).

Dès lors,

  • « les lois et les options d’une communauté politique particulière [sont acceptables si elles peuvent] raisonnablement être interprété[e]s comme une tentative de respecter la dignité de ceux qui sont soumis à son pouvoir, même si cette tentative devait échouer » (p. 366).

Ainsi,

  • « le comportement d’ensemble d’un gouvernement est défendable dans la perspective d’une conception intelligible […] de ce qu’exigent nos deux principes de dignité ».

Le raisonnement qui précède est aussi valable pour le principe de responsabilité à l’égard de sa propre vie, ce principe mettant en jeu les « droits libéraux traditionnels » (ibid.).

Les droits de l’homme sont abstraits car ils doivent toujours être interprétés à la lumière de la dignité sans être fondés de manière extra-morale (par exemple, religieuse). C’est donc par le biais de l’interprétation contextualisée qu’on échappe au relativisme.

  • L’égalité (chapitre 16, pp. 382-394) et la liberté (chapitre 17, pp. 395-409) sont les concepts interprétatifs « qui dominent la politique et la philosophie de la politique » (p. 375).

Ronald Dworkin remet en cause les théories utilitaristes de la justice distributive (p. 385), certaines des théories fondées sur les « capabilités » (Amayrta Sen, pp. 385-386) ainsi que des théories de l’égalité « ex post » (pp. 389-391) visant par compensation l’égalité réelle, l’auteur estimant qu’une théorie de l’égalité ex ante de type probabiliste (p. 393) « traite [chaque citoyen] comme si chacun d’eux avait fait ce que nous pensons que la plupart aurait fait » (p. 393).

L’examen de la liberté négative comme indépendance (pp. 395-409) met en jeu le principe de la dignité personnelle et les conditions de « l’indépendance éthique » (p. 399). Sont étudiées le « paternalisme éthique » (p. 401), la liberté d’expression, la liberté de propriété et la liberté religieuse.

L’analyse de la liberté positive (chapitre 18, pp. 410-431) conduit à poser les questions de la communauté politique et de son autogouvernement : la démocratie, dans ses conceptions « majoritaires [ou procédurales] et partenariales » (p. 414), cette dernière se liant « aux contraintes substantielles de la légitimité » (p. 415).

La comparaison conduit au rejet de la démocratie majoritaire.

Le dernier chapitre (« Le droit », pp. 432-448) interroge

  • les relations du droit à la morale sous l’angle particulier de la « pertinence morale quand il s’agit de définir ce que le droit exige sur un point particulier » (p. 433).

Pour Ronald Dworkin, « ni le droit, ni la morale ne constituent des systèmes tout à fait indépendants l’un de l’autre » (p. 433) car l’auteur inclut « les principes qui fournissent la meilleure justification morale de ces règles » (ibid.), ainsi que les règles qui en découlent. Pour l’auteur lui-même, cette non-indépendance du droit et de la morale est nouvelle au regard de ce qu’il avait auparavant défendu.

Comme on le voit l’ouvrage brasse large et se présente comme un traité d’épistémologie et de méthodologie morale autant – voire même plus – que comme la définition d’une morale ou d’une politique particulière, les propositions spécifiques relatives à ces dernières étant ici examinées et développées en tant que preuves de la validité de l’interprétativisme comme cohérentisme se mettant à l’épreuve de l’expérience pour révéler, préciser et enrichir ses propres principes.

Ce faisant, le scepticisme, le procéduralisme tout comme certaines conceptions substantielles de l’égalité se trouvent soumis à critique.

De ce point de vue, nous ne pouvons ici rendre compte de la diversité des sujets traités, de l’ensemble des doctrines discutées et des auteurs réinterprétés à l’aune de l’interprétativisme comme Platon et Aristote (pp. 205-209) ou Kant et nombre de contemporains anglo-saxons (Richard Rorty, John Rawls, Thomas M. Scanlon) ou non (Amartya Sen). De même, nous ne pouvons rendre compte de l’ensemble des questions abordées.

Ceci étant dit, cette richesse rend la lecture de l’œuvre parfois difficile et sinueuse. De même – mais cet aspect est probablement lié à la structure même de l’interprétativisme développé par l’auteur en même temps que sa démarche juridique –, le lecteur est souvent enserré dans un réseau d’anticipations et de rétrospections ainsi que de digressions qui rend parfois la lecture et le dégagement des thèses difficiles à saisir de manière précise. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un ouvrage essentiel concernant le fonctionnement des valeurs et leur mode spécifique d’existence.

Ronald Dworkin dote ici la théorie juridique de principes développés dans ses ouvrages antérieurs (par exemple, Prendre les droits au sérieux, trad. de l’américain par M.-J. Rossignol et F. Limare, Paris, Presses universitaires de France, [1977] 1995 ; Une question de principes, trad. de l’américain par A. Guillain, Paris, Presses universitaires de France, 1995) pour la dépasser et caractériser une unité non paternaliste de la morale et de la théorie juridique. »

– Laurent Husson, « Ronald Dworkin, Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs », Questions de communication, 29 | 2016, 472-475.

 

 

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