Neutralité & Recherche (Scientifique) (?)

« […]

Dénonciation est un mot bien encombrant, ses connotations renvoient tant aux sinistres lettres de dénonciation qu’au radotage souvent pitoyable des « J’accuse » de Zolas de série B.

  • Peut-être faudrait-il renoncer au mot, le remplacer par des expressions comme « construire un problème public ».

Il reste qu’il est aussi des cas où la publicisation de vérités déplaisantes ou scandaleuses, assumant une composante conflictuelle, est la condition d’une influence sociale des travaux savants.

  • Il serait certainement désirable de vivre dans un monde habermasien régi par l’agir communicationnel.

Les débats sociaux y seraient tranchés et les politiques publiques définies au seul regard de la force logique des arguments, de la mesure rationnelle de ce qu’un choix peut contribuer à un bien commun défini par une confrontation paisible et réfléchie des intérêts, des valeurs, des données.

  • S’il existe des cas – rares – où cette norme domine et où le chercheur peut opérer en médiateur, plus nombreuses sont les situations régies par des rapports de force.

Sans soutenir que leurs effets ont été absolument inexistants, les rapports du Centre d’études des revenus et des coûts (CERC) sur le creusement des inégalités sociales n’ont pas déclenché un grand mouvement d’intercompréhension et d’attention réciproque des acteurs concernés.

  • Le gouvernement Balladur a tout simplement fait disparaître d’un trait de plume ce centre de recherche, messager de malheur, et on ne sache pas que la surabondance des data sur l’évolution de l’inégalité économique et des souffrances qu’elle engendre ait suscité chez les législateurs, chefs d’entreprises, gestionnaires de fond de pension, employeurs de main d’œuvre indonésienne, une spectaculaire remise en cause de leurs pratiques.

C’est dire que lorsqu’ils mettent objectivement en cause des intérêts sociaux établis, ou concernent des enjeux où les oppositions reposent sur de forts enjeux matériels, les travaux des chercheurs ont peu de chances d’être catalyseurs d’intercompréhension.

  • Leurs effets proprement sociaux ne peuvent venir que de leur sollicitation par des groupes organisés.
  • Cette opération peut se réaliser à l’insu, voire contre les vœux du chercheur.
  • Il peut en être l’élément actif en suscitant le débat, en cherchant la connexion avec les groupes capables de se mobiliser.

Penser que la seule divulgation de données, ou de modèles explicatifs construits par le chercheur, peut en soi changer le monde ou déclencher un vent de réforme serait toutefois sacrifier à ce que Gérard Mauger (2002) épingle comme « les illusions de la logothérapie », fortement présentes dans notre ethnocentrisme d’intellectuels.

  • Le monde social repose sur des structures objectives et des rapports de pouvoir.
  • La seule diffusion d’une information, même « subversive », ne dissout pas les contraintes matérielles liées à l’économique, à la stratification sociale, à l’inégale répartition des ressources culturelles et cognitives.
  • Elle n’enclenche pas mécaniquement une « prise de conscience » qui engendrerait une mobilisation capable de peser efficacement sur ces rapports de force.

Il reste que rendre intelligibles les mécanismes qui produisent des rapports sociaux, qu’opposer des données dérangeantes aux discours et acteurs pour qui le monde réel est le seul rationnel peut constituer une ressource utile dans les processus de construction de rapports de force.

Constituer une situation comme problématique suppose la triple opération de la « réaliser » comme

  1. non naturelle,
  2. d’identifier des mécanismes d’engendrement du trouble et
  3. de formaliser des revendications (Felstiner, Abel, Sarat, 1991).

Les sciences sociales peuvent contribuer à cette mise en débat des problèmes publics.

Et sur ce terrain,

  • l’idée d’un choix binaire entre dénoncer et faire comprendre me semble erronée.

Journalistes au quotidien d’Alain Accardo et al. (1995) sollicite clairement un registre de « dénonciation » à travers les témoignages sociologisés de journalistes qui décrivent leur travail, les contraintes qui leur sont imposées, expriment sur un mode ouvertement critique et conflictuel les tensions de leur activité professionnelle. Dans le même temps, l’ouvrage est une des meilleures lectures envisageables pour aider un téléspectateur à comprendre les contraintes de production de l’information, manifester à un lecteur journaliste que les problèmes qu’il rencontre doivent sans doute moins aux traits singuliers de ses chefs, qu’à l’évolution des institutions de production-diffusion de l’information.

La science n’est pas la politique

Une conviction forte sous-tend cette contribution :

s’ils se soumettent aux exigences rigoureuses du travail scientifique, les chercheurs peuvent et doivent apporter dans le débat public une contribution dont la valeur est liée à la nature de leur activité professionnelle.

  • Cette certitude doit simultanément s’accompagner de mises en garde.

La première concerne une forme de confusion des genres, à vrai dire bien plus présente chez les academics américains qu’en France où les ravages du post-modernisme demeurent assez limités.

Elle consiste, dans une version pathologique de la logothérapie,

  • à attribuer un pouvoir dévastateur de subversion à une logomachie « déconstructrice »,
  • à considérer comme la forme par excellence du travail politique
    • un radicalisme de campus
    • qui n’est souvent que le cache-misère de l’absence de prise des chercheurs sur le social et le politique.

Tod Gitlin restitue bien cette confusion dans le bilan critique qu’il formule sur le champ des Cultural Studies, l’un des plus atteints par la croyance dans la toute puissance performative du logos académique.

Il appelle de ses vœux « des cultural studies moins velléitaires,

  • plus réfléchies,
  • libérées du fardeau de s’imaginer comme une pratique politique […] de confondre l’université et la société dans son ensemble […].

Moins deviendrait plus.

Des praticiens rigoureux des cultural studies devraient être plus curieux à l’égard du monde qui reste à étudier et à changer.

  • Nous devrions apprendre plus sur la politique, l’économie, la société, et dans ce processus, mieux évaluer ce que la culture et nos recherches ne peuvent accomplir.

Si nous voulons faire de la politique, organisons des collectifs, des manifestations, des groupes de pression et le reste. Faisons de la politique et ne considérons pas que notre travail universitaire en est déjà » (Gitlin, 1997 : 37).

  • Une autre mise en garde a trait au risque de mésestimer l’autonomie du politique.

La notion renvoie à la professionnalisation de ce champ social, sa clôture, sa capacité à instrumentaliser les chercheurs et les sciences sociales.

  • Mais c’est un autre volet de cette autonomie qui mérite ici l’attention.

Le questionnement sur la crise d’un registre « dénonciateur » est contestable lorsqu’il recourt aux catégories du neuf ou de l’archaïque, plus adéquates en matière de mode ou de viniculture qu’en sciences. Il est simultanément très pertinent lorsqu’il interroge l’efficacité contemporaine de ce registre, sa capacité à embrayer sur des mobilisations, des appropriations du savoir.

Un travail de Dominique Cardon et Jean-Philippe Heurtin (1999) peut expliciter cette question.

Cette recherche prenait pour matériau un corpus d’appels d’auditeurs de France-Inter, sollicités d’exprimer, quarante ans après l’appel de l’Abbé Pierre, ce qui pouvait aujourd’hui susciter chez eux révolte ou désir d’action.

  • Or, l’analyse de ces appels manifeste la montée de deux types de discours.
    • Les uns associent les problèmes et situations qui indignent les auditeurs aux effets d’un « système » opaque et complexe, dans lequel l’imputation de responsabilité est éminemment problématique.
    • D’autres – redevables aussi de ce sentiment d’illisibilité de relations causales claires – expriment les situations problématiques sur le mode de la culpabilité personnelle, du malaise, du sentiment de complicité passive ou active comme dans le fait de relever sa propre incapacité à s’émouvoir ou à être solidaire devant chaque mendiant ou sans-logis.

Dominique Cardon et Jean-Philippe Heurtin associent la montée de ces registres à la panne d’une grammaire critique – que l’on peut très grossièrement associer à la perte d’influence de systèmes d’explication associés aux marxismes – qui mobilisait des catégories comme dominés-dominants, exploitation.

  • Faute d’une telle grammaire, l’action politique patine quand l’imputation des maux sociaux relève d’une machinerie opaque ou anonyme, ou de l’exercice d’une bonne volonté individuelle.

C’est dire que la marge d’efficacité « dénonciatrice » des sciences sociales est aussi tributaire de celle de systèmes d’imputation et de formulation de projets que l’on peut associer à la notion d’idéologies politiques, aux « grands récits ».

D’autres questions s’ouvrent alors.

Ces « grands récits » impliquent une vision normative du bien commun, d’un modèle de société.

  • Au-delà d’interventions qui pourraient porter sur le caractère sociologiquement (ir)réaliste de telles utopies, les chercheurs ont-ils, ès qualités, une légitimité particulière à contribuer à la formulation de tels projets ?
  • N’est-il pas là plus cohérent de revendiquer une césure explicite entre rôle de chercheur et engagement politique ?
  • Cette césure est-elle relative (le chercheur peut avoir une compréhension du monde social, une habitude de l’analyse qui soit productive pour autre chose que faire science) ?
  • Faut-il au contraire la durcir et la revendiquer pour des raisons déontologiques (éviter l’entrée dans le prophétisme), ou épistémiques (une action politique efficace peut supposer un degré de simplification des énoncés, de mobilisation sur des objectifs utopiques qu’un scientifique en tant que tel ne saurait assumer) ?

Souligner que la science n’est pas la politique, c’est enfin être attentif, comme l’avait été Weber, aux différences profondes de savoir-faire, de travail, d’ethos qui peuvent séparer le monde de la connaissance de celui de l’action politique, qu’elle passe par des partis ou des mouvements sociaux.

En matière d’organisation, de débat, de mobilisation, de gestion de conflits, de négociations de compromis, de formulation de programmes, d’attention aux attentes du corps social, existent

  • des compétences proprement militantes, des logiques propres aux champs politique et militant.

Les compétences politiques peuvent parfois manifester un air de famille avec celle de la recherche (enquêter, débattre). Même en ces cas, elles sont rarement transposables.

Si le chercheur qui intègre un groupement politique doit refuser la vieille posture du compagnon de route, laissant son cerveau au vestiaire, il doit aussi apprendre à se dépouiller d’une revendication implicite à avoir le dernier mot devant des savoirs militants, des formes fécondes d’intelligence dans l’action. »

– Neveu, É. (2003). ‪Recherche et engagement : actualité d’une discussion‪. Questions de communication, 3(1), 109-120.

 

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« […] Pour la majorité des personnes rencontrées cependant, la relation au politique est ambivalente et c’est la définition même de ce qu’est le « politique » qui se trouve interrogée.

La conception que la majorité des acteurs ont de leur engagement se construit dans un rejet de ses formes classiques : adhésion à un parti politique, manifestation, syndicalisme, militantisme.

Certains interrogés récusent le terme de « militant » qui est rattaché à la manifestation :

Sabine : Un engagement citoyen plus que du militantisme parce que j’ai pas un tempérament à descendre dans la rue mais je pense que les petits gestes quotidiens font beaucoup pour la planète. […] Après tout le monde n’a pas un tempérament à faire des discours ou à se balader avec des pancartes mais on peut faire un geste à un niveau, chacun à son niveau.

Le terme « fait peur » parce qu’il évoque la radicalité :

Samuel : Oui et puis militant c’est… ça commence un peu à faire peur des fois quand on dit être militant.

Enquêteur : À faire peur ?

Samuel : […] il faut peut-être pas non plus vouloir être forcément militant mais il faut un peu d’humilité.

D’autres usent du qualificatif, mais de manière nuancée, telle Christine qui se dit en entretien « militante féroce », mais souligne lors d’un repas qu’elle fait du militantisme « modéré ». Pour Magalie, s’engager à Slow Cosmétique c’est se battre « contre le greenwashing, contre le brainwashing donc c’est forcément militant quelque part », mais elle précise :

Magalie : Après le militant c’est pas forcément celui qui va aux barricades tu vois (elle rit). Rien que le fait de dire on agit contre le brainwashing c’est une sorte de militantisme.

Pourtant, si la majorité des personnes rencontrées rejettent les catégories classiques de l’engagement, elles donnent toutefois à leurs actions quotidiennes et privées une dimension politique, les qualifiant de « citoyennes » (Sabine), expliquant que tout choix de consommation est « politique ».

Manger est un acte politique parce qu’« on choisit ce qu’on veut acheter » explique Sylvain ; cuisiner soi-même ses produits, également :

Lena : Quand je fais cuire mes pois-chiche secs je les mets dans l’eau 24 heures avant après je le fais cuire et je fais un acte politique parce que je pourrais acheter la canette de pois-chiche.

Le collectif de chercheurs, promoteurs de la Slow Science, n’a pas vocation à devenir un « mouvement qui serait comme un mouvement politique » explique Damien. Pour autant, il ajoute ensuite que c’est « une poche de résistance », c’est politique « même si on est seul, sur une barricade à faire un doigt d’honneur au pouvoir ».

Les propos de Viviane rendent compte également de l’ambiguïté de la notion de « politique ». Alors que nous rebondissons sur ses propos critiques envers la Politique Agricole Commune en lui demandant s’il y a des considérations politiques associées au Slow, elle répond :

Viviane : Ben oui, oui, et non, enfin après je ne sais pas ce que tu appelles politique, mais politique dans le sens où c’est une prise de position, à dire oui l’Union Européenne pourrait changer sa politique, comment distribuer l’argent […] Dans ce sens-là, oui, politique.

Pour la majorité des personnes rencontrées, le politique renvoie moins aux formes classiques de l’engagement qu’à une « prise de position », à un « doigt d’honneur », à une « résistance » avant tout privée et quotidienne. Les voies classiques de l’engagement politique leur apparaissent obsolètes.

Ainsi, Claire qui était jusqu’alors membre du parti socialiste explique qu’elle va « aller vers tous ces mouvements [citoyens] plutôt que [s]’encarter ». Elle dit s’être « éloignée de la politique » qui lui paraît inefficace, préférant s’engager à son « échelle » :

Claire : mais bon avant que la politique […] s’intéresse vraiment à ces questions, je pense qu’il vaut mieux qu’on avise à notre échelle pour le moment.

Les acteurs du Slow adhèrent ainsi au principe de la « portée globale des actions locales », central dans les mouvements environnementaux (Aspe et Jacqué, 2012 : 34).

Pour eux, le changement de société ne sera pas le fait du collectif, de la sphère politique, mais de l’engagement de chacun au quotidien.

Le Slow rejoint ici les mouvements dits « de transition » dans lesquels les personnes cherchent à mettre en place des modes de vie alternatifs « sans chercher à “prendre le pouvoir” ni utiliser les outils collectifs de mobilisation que sont les syndicats ou les partis politiques etc. » (Cottin-Marx, Flipo, et Lagneau, 2013 : 8).

La posture des enquêtés paraît fortement liée à une désaffection du politique dont beaucoup d’auteurs font aujourd’hui le constat.

  • En 1985, Patrick Pharo questionnait déjà ce phénomène de dépolitisation et de rejet de la politique y voyant un faux débat, causé par l’idéalisation d’un « avant » supposé différent.
  • Plutôt que de s’étonner de l’apparition de nouvelles formes d’implication citoyenne, il invitait à repenser ce que l’on entend par politique.

Pour les personnes interrogées, le Slow peut à la fois relever du politique mais peut aussi lui être opposé. Pour éclairer une telle contradiction il faut s’interroger, comme nous y incite Patrick Pharo, sur la signification même du terme « politique ».

  • Les acteurs distinguent leurs actions d’un engagement politique lorsque le terme renvoie aux formes classiques du politique,
    • mais ils s’y réfèrent lorsqu’il s’agit de décrire cette prise de position critique qu’ils adoptent face à des normes et des pouvoirs.

Le politique doit ainsi être élargi à ce que Patrick Pharo nomme la « citoyenneté ordinaire », dans le but d’étudier la « dimension inévitablement sociale de la politique » et, plus encore, « la dimension inévitablement politique du social » avec la « mise en évidence d’une continuité fondamentale, tout du moins dans nos sociétés, entre les formes les plus massives de la vie sociale et politique (l’État, les institutions, les partis politiques…) et les formes les plus élémentaires de celle-ci, telles qu’on peut les rencontrer dans les interactions en face-à-face de la vie de tous les jours » (Pharo, 1985 : 8).

  • La philosophie pragmatiste de John Dewey permet précisément de saisir cette infra-politique, cette dimension politique au-delà les formes classiques du politique. Il s’agit d’étudier, en deçà de l’exceptionnel et de l’institutionnel, comment les acteurs s’engagent continuellement dans un travail des normes, dans leur renforcement ou leur remise en question.

L’engagement « ne se réduit donc plus à son seul contenu collectif et politique » (Gardella et Monnet, 2006 : 12), il se manifeste dans les actes les plus quotidiens. Daniel Cefaï et Cédric Terzi (2012) parlent d’une « expérience publique ». Alexandra Bidet, Manuel Boutet, Frédérique Chave, Carole Gayet-Viaud et Erwan Le Méner (2015) théorisent, quant à eux, la notion d’« expérience citoyenne ».

  • Il s’agit, selon eux, d’étudier comment s’exprime une conception de ce qui vaut, un idéal du vivre ensemble dans les engagements les plus ordinaires, ceux de la civilité, ceux qu’on ne met pas d’emblée sous la dénomination du politique ?
  • Plus simplement, comment les gens s’engagent, à quoi ils tiennent dans leurs interactions quotidiennes ?

L’engagement peut alors être approché par la conception deweyenne de « valuation » :

  • définie comme « ce à quoi nous tenons manifestement » (Dewey 2011 :11),
  • elle renvoie à l’action par laquelle nous attribuons de la valeur à quelque chose ou quelqu’un,
    • en d’autres termes ce à quoi nous sommes attachés, ce que nous désirons obtenir et ce à quoi nous tentons de parvenir.

La « valuation » est envisagée comme une action processuelle, contextuelle et empiriquement observable et non comme un principe transcendant, un « enregistrement de valeurs existantes » (Bidet, 2008 : 212).

  • Cette approche pragmatiste offre ainsi une alternative fructueuse – procédant par induction et attentive à la pluralité des engagements moraux – aux enquêtes par questionnaire qui sont aujourd’hui l’outil principal des enquêtes sur les valeurs (Heinich, 2010).

John Dewey envisage la « valuation » comme une « enquête » : elle est un jugement pratique qui a pour fonction de définir ce qui vaut, ce à quoi l’on tient, quels actes entreprendre et quelles seront les conséquences éventuelles de ces derniers.

Or, ces enquêtes morales ont, pour le philosophe, une dimension critique : les personnes s’interrogent sur ce qui vaut, sur ce en vertu de quoi elles veulent s’engager dans le monde, le maintenir en l’état ou le changer.

La critique apparaît, écrit John Dewey,

  • « chaque fois que l’on consacre ne serait-ce qu’un moment à examiner à quel genre de valeur nous avons affaire ;
  • chaque fois qu’au lieu d’accepter sans regarder un objet de valeur, au lieu de nous en rendre captifs,
  • nous manifestons ne serait-ce qu’un début de soupçon sur sa valeur » (Dewey, 2012 : 362).

L’enquête est critique parce qu’elle permet de mettre en question les traditions et les croyances, elle participe d’un processus de dénaturalisation de la réalité sociale (Terzi et Quéré, 2014 : 105).

Dans sa préface au Public et ses problèmes de John Dewey, Joëlle Zask souligne également les implications de cette conception de l’enquête :

« l’expérimentation comprise comme la dimension d’enquête que recèle toute expérience consciente n’est autre que le pouvoir des individus à influer concrètement sur les conditions qui les affectent, donc à les changer » (Zask, 2010 : 37).

Les valuations dans lesquelles s’engagent les acteurs du Slow au quotidien peuvent ainsi être envisagées comme politiques au sens où elles interrogent les normes, temporelles notamment, et ouvrent la voie à leur transformation. Consommer un produit issu de la production locale, faire un trajet à vélo, cuisiner une poule d’Alsace qui a mis six et non trois mois à grandir, accepter de « perdre » du temps, valoriser les imperfections : ces jugements de valeur quotidiens, ces valeurs en actes sont autant de manières de mettre en question des valeurs partagées, des fins standardisées.

  • Par l’expérimentation individuelle puis collective de ce qui vaut, les catégories normatives sont donc travaillées, interrogées ou pérennisées.

Roberto Frega souligne le potentiel subversif des pratiques normatives :

« les pratiques normatives dispersées ne se limitent pas à mettre à jour des postulats (normes ou faits moraux) qui seraient donnés par avance, mais elles soutiennent également les agents dans des processus de création de nouveaux ordres normatifs. Les pratiques normatives sont en ce sens de véritables pratiques de création et de transformation du monde social » (Frega, 2015, § 32).

Nous suivons ainsi le sociologue pragmatique Nicolas Dodier,

  • lorsqu’il centre son approche sur « l’ancrage moral du travail politique » (Dodier, 2003 : 19‑20).

Cette capacité des enquêtes morales à mettre en question les fins standardisées d’une société rend compte de la conception ouverte et créatrice de l’agir propre à la philosophie pragmatiste.

Jean-Pierre Cometti consacre le dernier chapitre de son introduction au pragmatisme à cette « créativité de l’agir » (Cometti, 2010 : 327‑349), expression qu’il emprunte à Hans Joas (1999). C’est sur ce point que l’approche pragmatiste se distingue des théories sociologiques qui « privilégient le système sur l’acteur » :

« La différence s’établit donc bien au niveau de l’agir, dans son rapport aux normes et à la société, selon que l’on privilégie une vision du social qui en absorbe les potentialités ou une vision de l’agir qui en ouvre les potentialités et, par là, celles de la société elle-même. » (Cometti, 2010 : 341). »

– Mireille Dietschy, « « Le militant c’est pas forcément celui qui va aux barricades » », Revue des sciences sociales, 55 | 2016, 54-59.

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« Même si, pour Heinich, seul le registre descriptif « est spécifiquement celui du chercheur, alors que les registres évaluatif et prescriptif relèvent d’une normativité qui est du ressort soit de l’expert, soit du penseur, selon le type et le degré de spécialisation de la compétence » »

« Cette approche descriptive de la critique argumentative rejoint les courants de recherche qualifiés de pragmatiques évoqués par Barthe et Lemieux (2002) comme alternatives à la vision bourdieusienne du rôle critique de la sociologie. Ces courants pragmatiques prêtent attention aux compétences critiques des acteurs sociaux et aux capacités réflexives dont ils sont dotés, et les auteurs montrent que l’abandon, par le sociologue, d’une position de surplomb pour « cheminer auprès des acteurs » ne revient pas à renoncer à toute portée politique de la recherche. » 

« J’ai été tentée de parler non pas d’inconfort, mais, plus radicalement, de schizophrénie, liée à cette double pratique de l’expertise ; mais des discussions avec Christian Plantin m’ont convaincue qu’il n’y a rien de schizophrénique à adapter ma production à des situations diverses et aux enjeux qui les gouvernent ; ce qui serait problématique, ce serait l’homogénéisation à toute force d’un footing (au sens de Goffman) appliqué indifféremment à toutes les circonstances de la vie – ce qui supposerait la subordination de la production académique à un engagement militant, ou, à l’inverse (et pire encore) l’envahissement du registre privé par une attitude académique distanciée interdisant toute participation active aux échanges argumentatifs qui animent notre quotidien. »

– Marianne Doury, « Positionnement descriptif, positionnement normatif, positionnement militant », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 11 | 2013, mis en ligne le 15 octobre 2013, URL : http://journals.openedition.org/aad/1540 

 

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« La question du positionnement du chercheur vis-à-vis de son objet, de sa revendication d’une forme d’extériorité ou, à l’inverse, de « consubstantialité » à son égard, de la prise en charge (ou non) d’une dimension critique, traverse centralement les sciences sociales – au nombre desquelles on peut compter les études en argumentation, dès lors qu’elles se donnent comme objectif de contribuer à rendre compte d’échanges argumentatifs authentiques, qui constituent des objets sociaux, quel que soit le sens que prenne l’expression « objet social » selon le contexte d’enquête.

Cette question est si centrale, et a fait l’objet de tant de débats, en particulier dans le champ de la sociologie, qu’il est difficile de l’aborder de front et de chercher à l’organiser conceptuellement sur la base d’un « état de l’art » qui reprendrait les termes dans lesquels elle a été posée jusqu’à présent – même en restreignant le champ de la réflexion à un domaine disciplinaire : les études en argumentation.

Aussi cet article cherche-t-il avant tout à rendre compte d’un parcours personnel en reprenant le fil d’une réflexion amorcée il y a près de dix ans dans un article intitulé « La position du chercheur en argumentation » (Doury 2004), et à en prolonger la posture, par un retour sur la façon dont la question de la dimension critique de l’analyse s’est posée pour moi au fil des années, les éléments de réponse que j’ai tenté d’y apporter, les zones de perplexité qui n’ont fait que gagner en ampleur, au point que la présente contribution s’oriente surtout vers la mise à plat de mes incohérences et de mon incapacité à les résoudre.

  • Il s’agira de retracer la façon dont mon premier objet d’étude (le débat sur les parasciences) a été décisif dans le choix d’une approche purement descriptive (contre une perspective normative) de l’argumentation ;
  • et comment cette opposition entre approche descriptive et approche normative a été, dans une certaine mesure, brouillée, par des tentations militantes.

En conclusion, une description sera menée en parallèle sur une étude épistémique et sur une étude militante de deux fragments d’argumentation politique, afin de montrer comment les deux registres sont marqués discursivement.

Le choix d’aborder le thème du numéro en le rapportant à une démarche personnelle ne doit être vu comme l’indice ni d’un narcissisme surdimensionné, ni d’une propension quasi-masochiste à battre ma coulpe : il repose sur l’idée qu’il y a de fortes chances que les questionnements qui se sont imposés à moi fassent écho à des interrogations rencontrées par plus d’un dans le domaine des études en argumentation ; au moins, le caractère parfois très terre-à-terre des observations qui seront avancées ici donne-t-il des chances à cet article de faire autre chose que répéter, dans des termes nécessairement plus approximatifs, les grandes lignes du débat.

1. Perspective normative / perspective descriptive

Dans Doury (2004), j’ai tenté de retracer la façon dont, lors de mon travail de doctorat portant sur l’analyse de l’argumentation dans le débat sur les parasciences (parapsychologie, astrologie, ovnis, médecines parallèles, etc.),

  • j’ai été immédiatement confrontée à des questions touchant à la dimension critique de l’analyse argumentative, et au choix entre une approche normative ou une approche descriptive de l’argumentation.

Il s’agissait avant tout de faire face à des décisions concrètes, et en particulier :

  • dans quelle section (références du corpus ? références bibliographiques ?) faire apparaître certains titres produits par des auteurs participant au débat analysé,
  • mais élaborant des analyses critiques de ce débat très proches de celles qu’auraient pu en proposer des spécialistes d’argumentation d’inspiration normative.

Je pense en particulier à l’ouvrage d’Alain Cuniot, Incroyable mais faux, ou aux deux livres d’Henri Broch, Au cœur de l’extra-ordinaire et Le Paranormal – ses documents, ses hommes, ses méthodes. Ces ouvrages visaient centralement à s’opposer au discours des défenseurs de diverses parasciences, ou plus spécifiquement, du « paranormal », sur la base d’une critique souvent serrée et parfois outillée des argumentations mises en œuvre.

  • Le choix entre perspective normative et perspective descriptive suppose d’opter pour un modèle théorique de l’argumentation (ou une famille de modèles),
  • une méthodologie et des catégories d’analyse associées.
  • Il détermine des questions de recherche qui structurent l’approche de l’argumentation de façon spécifique.

A gros traits, dans une perspective normative, l’analyste cherche à répondre à la question : « cet argument est-il ou non un bon argument ? », alors que l’analyste descriptif cherche avant tout à répondre à la question « comment cette argumentation fonctionne-t-elle ? » (« comment ça marche ? »).

Ma réflexion a été guidée par l’observation que,

  • lorsqu’il choisit une approche théorique normative de l’argumentation, et qu’il adopte des catégories d’analyse visant à évaluer l’argumentation, ce que produit l’analyste de l’argumentation ne diffère pas, par nature, des contributions des participants au débat qu’il analyse
  • – autrement dit, la position de l’analyste est largement superposable à celle des acteurs.

On peut montrer en effet que les systèmes évaluatifs qui sous-tendent les modèles normatifs savants de l’argumentation ne diffèrent pas fondamentalement des principes normatifs auxquels adhèrent les locuteurs ordinaires engagés dans des discussions argumentatives.

Par exemple, dans une recherche antérieure (Doury 2008),

  • j’ai tracé les expressions « ce n’est pas un argument » et « ça n’a pas valeur d’argument »,
  • critiques adressées par des internautes en réaction à des messages postés sur des forums de discussion.

J’ai prêté attention à ce qui constituait la cible de telles critiques, et j’ai analysé la façon dont de telles condamnations (« ce n’est pas un argument », « ça n’a pas valeur d’argument »), condamnations fortes puisqu’elles ont pour effet, littéralement, de rejeter les discours produits hors du champ de l’argumentation, étaient justifiées par leurs auteurs.

Voici quelques occurrences de ces critiques :

« Tout le monde le fait » n’est pas un argument, l’erreur commune n’est pas une vérité.

citer sarkozy a chacune de tes interventions se n’est pas un argument… un argument c’est répondre a une chose par des faits concrets qui se sont passé !

 « à mon humble avis »

l’absence d’argument contre une idée n’est pas un argument significatif pour valoriser l’idée 😉

il n’empêche qu’une chanson n’est pas un argument

Chez eux la sympathie se mérite et le coup de trique n’a pas valeur d’argument.

Le vécu, et l’expérience personnelle n’ont pas valeur d’arguments car ils ne sont pas universels et ne permettent donc pas de faire avancer le débat.

L’étude systématique de commentaires méta-argumentatifs de ce type met au jour une « argumentologie populaire », comme on parle de « linguistique populaire »,

  • c’est-à-dire quelque chose comme une proto-théorisation spontanée de l’argumentation, qui voit celle-ci comme une activité rationnelle, basée sur le rejet des émotions, et conçue comme une alternative à la contrainte physique, à la force.

Selon cette conception de l’argumentation, les arguments doivent avoir une portée générale ; un raisonnement qui apparaîtrait trop spécifique (comme les arguments inductifs du dernier exemple cité) court le risque de se voir dénier « toute valeur d’argument ».

  • Il en est de même lorsqu’un argument est indissociable de la personne qui l’avance ;
  • c’est le cas à chaque fois qu’on fait dépendre l’évaluation d’une proposition de l’évaluation de la personne qui la soutient.

L’évaluation peut être positive (c’est le cas de l’argument d’autorité), elle peut être négative (c’est le cas de la disqualification ad hominem).

  • Quoi qu’il en soit, tout discours faisant dépendre l’évaluation d’une proposition de l’évaluation de la personne qui la porte a de fortes chances, en contexte polémique, de se voir refuser le statut d’argument.

En bref,

les types d’arguments stigmatisés comme déviants par les locuteurs ordinaires appartiennent souvent au répertoire des fallacies (paralogismes, sophismes) identifiées au fil des siècles par les théoriciens de la rhétorique, de l’argumentation et de la logique (ad hominem, ad verecundiam, ad populum), ou à des raisonnements souvent pointés comme particulièrement fragiles d’un point de vue logique par les analystes (argument par analogie, argument inductif…).

  • La similarité entre les normes mobilisées dans les deux contextes est si forte qu’il devient difficile de poser l’existence d’une différence de nature entre l’activité de contre-argumentation adossée à une critique « méta » de l’argumentation adverse prise en charge par les participants à une discussion argumentative, et l’activité d’évaluation de l’argumentation menée par l’analyste adoptant une perspective normative savante.

Il est possible d’assumer cette proximité, et d’accepter que la position de l’analyste s’inscrive dans un continuum avec la critique ordinaire de l’argumentation, dont elle ne différerait pas par nature.

  • Certains auteurs tenants d’une approche normative ont ainsi souligné
    • les liens entre contre-argumentation,
    • évaluation « savante » et
    • évaluation « spontanée » des arguments (voir notamment van Eemeren et Meuffels 2002, Garssen 2002 ; Govier 1987, 2001).

Il s’agit alors, pour l’analyste normatif « savant »,

– d’expliciter et de systématiser le recours à des normes argumentatives ;

– de prendre garde à ce que l’évaluation de l’argumentation ne dérive pas vers un engagement militant qui se donnerait comme une analyse normative à visée épistémique.

Pour ma part, j’ai cherché à maximiser la distance entre ma position d’analyste et l’activité argumentative produite par les locuteurs dans les données analysées ; j’ai donc opté pour une perspective purement descriptive sur l’argumentation.

Un tel choix ne conduit pas à revendiquer une rupture radicale et totale entre l’activité du locuteur à l’origine des données étudiées, et l’activité de l’analyste « savant » de l’argumentation ;

  • d’abord parce que tous deux sont soumis à l’humaine condition de locuteurs-argumentateurs, à sa part inhérente de subjectivité, au surgissement d’enjeux qui traversent nécessairement leur parole.

Mais le choix d’une perspective descriptive permet à l’analyste de ne pas partager le même « objet du débat » (Sitri 2003) que le locuteur dont il étudie les propos.

  • Si on peut considérer l’analyse qu’il produit comme une prise de position, du moins ne porte-t-elle pas sur la même question que celle sur laquelle les débatteurs se positionnent ;
    • c’est cette capacité de déplacement, pour reprendre les termes de Heinich (2002 : 124), qui constitue ce que l’analyste de l’argumentation peut apporter en propre.

En particulier,

  • les locuteurs engagés dans un débat, au-delà de l’activité d’étayage argumentatif de la position qu’ils défendent,
    • se livrent à une intense activité de critique de l’argumentation adverse – critique largement soumise à un objectif stratégique de disqualification.

En optant pour une approche descriptive de l’argumentation, l’analyste s’autorise à ne pas partager ce questionnement critique, et à ne pas doubler l’évaluation produite par les locuteurs dans les données analysées par sa propre évaluation.

Ce choix ne conduit pas pour autant à négliger la question des normes en argumentation :

  • elles sont une composante importante de ce que l’analyste de l’argumentation doit décrire.

Une partie de son entreprise

  • consiste à rendre compte de la façon dont les locuteurs ordinaires manifestent leur adhésion à des normes argumentatives,
    • par exemple lorsqu’ils rejettent l’argumentation adverse au motif qu’il s’agirait d’un « amalgame », d’un « procès d’intention », d’un « argument d’autorité », etc. :

« a major part of any description will be a reconstruction of people’s own normative ideas. That is, in order to adequately describe argumentative practice, we must realize that people already have ideas about whether and how they are obliged to defend their statements » (Jackson, 1989: 113).

Cette position étant explicitée, je souhaiterais mentionner deux réactions auxquelles je suis confrontée régulièrement dès lors que je revendique une approche descriptive de l’argumentation.

La première a une tonalité psychologisante, et on m’accordera, je pense, ce qu’elle peut avoir d’irritant. Elle connaît différentes variantes, qui toutes reviennent à la question suivante :

« mais de quoi as-tu peur ? » ;

  • le refus de partager les mêmes questions que les locuteurs dont j’analyse les propos (et en particulier, celles touchant à l’évaluation des arguments des débatteurs) étant interprété comme une forme de frilosité du chercheur retranché dans sa tour d’ivoire, une volonté quasi-névrotique de « rester propre », de préserver la « pureté » de l’analyse du caractère nécessairement « crapoteux » de l’engagement argumentatif.
  • Le « courage » serait alors du côté des défenseurs d’une position normative, voire d’une perspective engagée, en argumentation.

Cette caractérisation des positions va de pair avec une perception de la première position comme dominante dans le champ des études en argumentation, et de la seconde, comme minoritaire.

  • Il me semble pour ma part que dès lors que l’on prend en considération les études de l’argumentation qui se développent dans le domaine anglo-saxon, les proportions sont clairement inversées (en raison notamment de l’influence de la logique informelle dans cette sphère) ;
  • la revendication, par certains tenants d’une approche critique de l’argumentation, d’une position minoritaire, dissidente et « courageuse » me semble relever d’une stratégie rhétorique plus que de la description étayée d’un champ scientifique (voir les remarques similaires dans Heinich, 2004 : 159).

La seconde réaction suscitée par une prise de position descriptive en argumentation revient cette fois non pas à pointer une forme de défaillance psychologique, mais à instaurer quelque chose comme une hiérarchie conceptuelle et méthodologique entre description et évaluation.

  • « D’accord », dit-on, « le travail de description que vous proposez est utile ;
  • c’est un préalable nécessaire à l’entreprise normative qui, sur la base de l’identification des procédés argumentatifs utilisés, va les évaluer et dire ce qu’ils devraient être par rapport à un idéal argumentatif ».

Dans cette perspective, la description de l’argumentation ne serait pas un objectif en soi, mais une sous-tâche de l’analyse argumentative, subordonnée à un objectif supérieur d’évaluation et de préconisation.

Je serais prête à assumer ce cadrage de mon choix théorique et méthodologique, et à accepter ce statut de « petite main » (ne voyant rien de dégradant dans l’approche empirique) s’il n’apparaissait clairement que

le travail de description va de pair avec la construction d’un modèle de l’argumentation, dans un va-et-vient incessant entre empirie et théorisation, et que les modèles en adéquation avec une approche descriptive de l’argumentation ne sont pas nécessairement les mêmes que les modèles au service d’une entreprise normative.

Par exemple,

  • la proposition de reconstruire les échanges argumentatifs selon le modèle de la discussion critique, qui distribue les interventions en quatre étapes (confrontation, ouverture, argumentation, conclusion), est au cœur du modèle pragma-dialectique, et ne se justifie que par l’objectif évaluatif qu’il se donne (certains « coups » argumentatifs étant attendus à une étape donnée, et fallacieux à d’autres moments).

En revanche,

  • une approche descriptive de l’interaction argumentative, visant notamment à rendre compte de l’émergence et de l’évolution des stases et des mécanismes interactionnels de coalition, s’adossera à un modèle refusant de briser, par l’analyse, la linéarité des échanges.

Au-delà de ces premiers commentaires,

  • les deux réactions (descriptivisme comme symptôme de frilosité, descriptivisme comme préalable à l’approche évaluative) appellent d’une certaine façon une réponse commune, qui revient à spécifier mon champ de compétence, et à revendiquer le droit à déterminer les questions qui m’intéressent.

Mon approche de l’argumentation est caractérisée par un ancrage dans le champ des sciences du langage.

  • C’est à travers leur inscription langagière, leur contribution à la cohérence textuelle, les dynamiques interactionnelles qui les contraignent et qu’ils orientent en retour, que je peux saisir les mécanismes argumentatifs.
  • C’est parce que les normes argumentatives à l’œuvre dans les échanges sont saisissables à ces trois niveaux – inscription langagière, cohérence textuelle, dynamique interactionnelle – que j’ai quelque chose à en dire ; mais je ne vois pas quelle légitimité j’aurais, en tant que linguiste (ou analyste du discours, ou représentante d’une approche langagière de l’argumentation), à redoubler l’activité évaluative des locuteurs dont j’étudie les propos en produisant, justifiant et appliquant mon propre système de normes argumentatives.
  • Je ne dis en aucun cas que les approches normatives de l’argumentation sont absurdes, ou démesurément ambitieuses, ou illégitimes :
    • elles s’attachent en revanche à répondre à des questions que je considère comme hors de mon champ d’investigation dès lors que je m’attache aux manifestations langagières de l’argumentation ;
    • et ce positionnement me paraît incontestable, à condition de ne pas prétendre épuiser l’objet par cette approche.

2. Une distinction brouillée dans la pratique

Voilà mes orientations théoriques et méthodologiques clairement posées.

Malheureusement, leur mise en œuvre, dans la diversité de l’exercice de mes pratiques professionnelles, est loin d’avoir la belle cohérence qu’on pourrait souhaiter, et je suis, comme beaucoup, tiraillée entre valeur de détachement et valeur d’engagement (Heinich, 2002 : 122).

D’abord, parce que

si, sur le principe, l’analyste n’a à se positionner ni sur l’objet du débat sur lequel il travaille, ni sur l’évaluation des argumentations que les locuteurs y déroulent, en réalité, « les préférences de l’analyste restent souvent accessibles à travers son analyse, ce qui montre bien que chercher à faire en sorte que l’analyste « ne soit plus présent dans son texte » est un objectif dans une certaine mesure inaccessible – et de toute façon, sans doute peu souhaitable » (Doury 2004 : 151).

  • C’est la conséquence du fait que, comme le souligne Koren (2003),

le chercheur n’échappe pas au régime général de l’énonciation, qui veut que la façon même dont il s’inscrit dans (ou se désinscrit de) son discours fait sens, dit des choses de lui, de son positionnement dans l’espace socio-discursif, de ses préférences ou répulsions par rapport à son objet de discours.

  • Il me semble qu’il faut apporter deux réserves quant aux conséquences que l’on pourrait être tenté de tirer de cette affirmation.

D’une part,

  • s’il est indéniable que, en réception, le destinataire d’un discours tire des inférences, à partir des éléments éthotiques mis à sa disposition, sur celui qui en est à l’origine,
  • ces inférences se font sur la base d’une construction sémiotique dont rien ne dit qu’elle correspond à la réalité du locuteur comme personne – soit qu’il se soit livré délibérément à une « mise en scène » de lui-même contre-factuelle (que cette mise en scène soit mensongère, ou simplement ludique ou esthétique), soit que l’image qu’il renvoie de lui lui ait échappé ;
  • je pense ici à la surprise que j’ai ressentie lorsque, à l’occasion de ma soutenance de thèse, j’ai découvert qu’un membre de mon jury, que j’avais lu et relu, et dont le prénom ne laissait rien présager de son genre, était un homme, alors que je m’en étais forgé une image féminine sur la base de ses écrits (ce dont j’ai d’ailleurs pris conscience dans le même temps que cette image était contredite par les faits).

Par ailleurs,

que l’analyste soit traversé par des préférences diverses, et que celles-ci soient susceptibles de transparaître dans ses discours en général, et dans ses analyses en particulier, n’implique en rien que sur le fond, la méthodologie qu’il adopte et les résultats auxquels il aboutit seraient radicalement différents si sa position sur le sujet débattu avait été tout autre – sans quoi autant renoncer tout de suite à la prétention à une forme de scientificité.

Plus généralement,

on peut recourir une fois encore à Heinich (2002 : 120, 2004 : 153), et à la distinction qu’elle propose entre valeurs au sens large (manifestations implicites d’une position dans l’espace social) et valeurs au sens restreint (préférences communiquées intentionnellement) ; mais dans les faits, il n’est pas toujours facile de délimiter clairement la frontière qui sépare la nécessaire inscription de tout locuteur (chercheur compris) dans ses productions discursives (articles scientifiques compris), et une prise de position assumée sur l’objet d’analyse.

Ainsi, si, dans la production de mes textes écrits, j’arrive dans l’ensemble à tenir le positionnement descriptif posé précédemment,

  • lors de mes interventions orales (tant en colloque qu’en séminaire), on m’a fait remarquer le ton ironique, voire persifleur, qu’il m’arrivait d’employer pour commenter certaines argumentations particulièrement goûteuses,
  • et le vocabulaire indéniablement évaluatif que je mobilisais alors.
  • Je devrais pouvoir contrôler cette irruption du locuteur ordinaire que je suis aussi au cœur de mon activité académique ;
  • mais je ne suis pas sûre d’en avoir la volonté, et je tends à m’autoriser, jusqu’à ce que j’en décide autrement, à ménager, au cœur de ma pratique experte, quelques espaces d’expression quasi-ludique de mes inclinations naturelles.

Par ailleurs, force est de constater que, si on élargit un peu la focale,

il existe une pression assez forte, tant externe qu’interne, pour un glissement vers un cadre évaluatif, voire vers une perspective militante. Cette pression, d’un positionnement de chercheur à un positionnement de penseur, dans les termes de Heinich (2002), se fait sentir particulièrement dès lors que s’esquisse la possibilité, pour l’analyste « savant », de s’adresser à un public un peu plus large que ses pairs.

En particulier, invité par les médias à réagir, par exemple, sur un débat télévisé, les questions qu’on lui pose sont généralement de l’ordre de « qui a raison ? qui a tort ? qui a gagné, qui a perdu ? »,

  • ce qui suppose une hiérarchisation des arguments en termes de vérité / fausseté ou d’efficacité / inefficacité, et donc une perspective évaluative.

Plus généralement, dans l’article qu’elle consacre à la sollicitation récurrente, par les médias, d’« experts-sociologues », Aurélie Tavernier (2012) insiste sur le fait que ces derniers sont constamment invités à édicter des normes, et à basculer ainsi, « du registre de la description à celui de la prescription » ;

  • elle cite notamment le sociologue Jean-Claude Kauffman, qui, sur la base de sa propre expérience des médias, affirme :

« Il y a une attente de prescription de normes […], de toute façon on va toujours me demander “mais qu’est-ce qu’il faut faire” » (2012 : 41).

Par ailleurs,

la tentation d’un engagement militant, cette fois, peut être le fait de l’analyste lui-même, tenté de toucher un public plus vaste et de conférer une signification sociale à une activité scientifique qui lui semble par moments excessivement désincarnée et détachée de tout enjeu « réel ».

  • Cette tentation peut le conduire à prendre en charge, momentanément ou durablement, une visée militante et à prétendre, par une analyse experte de l’argumentation, contribuer à « changer le monde ».

Il convient à ce point du raisonnement de préciser que l’adoption d’un cadre d’analyse normatif en argumentation ne doit pas se confondre avec l’adoption d’une perspective militante.

  • C’est là où les approches évaluatives savantes se distinguent de droit des pratiques évaluatives ordinaires de l’argumentation.

Si les locuteurs engagés dans des échanges argumentatifs, comme les scientifiques qui les analysent, cherchent à évaluer les arguments auxquels ils sont confrontés à l’aune de critères plus ou moins explicites déterminant ce qui relève de la « bonne » ou de la « mauvaise » argumentation,

  • les premiers mettent le plus souvent cette évaluation au service d’objectifs stratégiques de réfutation du discours de l’adversaire, ou de soutien aux discours alliés.

Pour les analystes savants, en revanche, le travail s’achève avec l’évaluation, qui constitue une fin en soi, et n’est au service d’aucune position dans le débat.

En principe du moins ;

il faut reconnaître que souvent, dans les travaux relevant d’approches normatives de l’argumentation, les exemples visant à illustrer des paralogismes sont empruntés à des discours défendant des positions relevant d’un pittoresque farfelu (discours empruntés aux partisans de diverses pseudo-sciences dans les manuels de critical thinking nord-américains) ou d’idéologies infâmantes (discours antisémite, discours d’extrême-droite dans les travaux de Breton ou de Koren).

Comme le souligne Plantin (1998),

« Si l’on se propose de construire une théorie critique de l’argumentation, ayant pour objectif de traquer sophismes et paralogismes, on sera tenté de prendre plutôt pour objet des textes que la communauté réprouve ».

La disqualification des procédés fait alors écho à la disqualification des thèses défendues, au point qu’analyse normative et engagement militant deviennent parfois difficiles à distinguer.

Symétriquement,

  • la subordination d’analyses argumentatives à des fins militantes passe souvent par la mobilisation d’un arsenal d’analyse normatif, ce qui permet de conférer une forme de caution savante à un positionnement avant tout politique.

[…]

  • Le passage d’un registre à l’autre n’est pas, on l’a dit, sans générer un inconfort certain.

On y gagne en revanche par la diversité des visées communicatives qu’il permet de poursuivre ; peut-être est-il possible de « tenir » une diversification des productions expertes et des registres associés, d’un écrit académique et symétrique à un écrit militant engagé, en passant par des présentations orales donnant voix à « l’être-au-monde » derrière le chercheur ; une condition en est à coup sûr une lucidité du chercheur sur son propre travail, et une transparence exigeante sur le statut de ses productions vis-à-vis de leurs destinataires, afin d’« éviter ces deux écueils opposés que sont soit l’abus de pouvoir (utiliser une compétence scientifique pour faire passer des convictions politiques), soit l’irresponsabilité (se désintéresser des usages normatifs qui peuvent être faits de ses analyses) » (Heinich 2002 : 119).

A ces exigences de lucidité et de transparence peuvent s’associer les principes avancés par Neveu (2003 : 112) :

« n’intervenir dans l’espace public que sur des questions où l’on a développé des recherches abouties, le faire avec le souci de réduire au maximum les coûts intellectuels des simplifications pédagogiques »

    • – le privilège d’être payé par l’Etat pour faire de la recherche se traduisant par un devoir de faire profiter l’ensemble du corps social des acquis de ces recherches.

Ce problème du positionnement du chercheur s’est posé plus tôt, et plus frontalement, dans des disciplines comme la sociologie ou les sciences politiques, et les chercheurs qui y ont été confrontés ont élaboré une réflexion plus construite sur « les usages et l’utilité des sciences sociales dans le débat et l’action politique » (Neveu 2003 : 110) ;

j’espère cependant avoir contribué à spécifier la façon dont la question pouvait se traduire dans le domaine de l’analyse argumentative, et à éclairer, par quelques remarques contrastives, certains traits discursifs caractéristiques de productions expertes distinctes, qui « rejouent » la fracture entre le savant et le politique.

En ce sens, je ne fais que répéter

  • la position qualifiée de dominante, et déplorée à ce titre, par Koren (2003 : 272), position selon laquelle « la seule option scientifique [c’est moi qui souligne] valide est la non-intervention » ;
  • non que l’intervention soit illégitime, mais elle relève soit de l’expertise, soit du militantisme, et constitue un « second temps » par rapport à l’attitude épistémique et à la visée de neutralité propres au travail de recherche. »

– Marianne Doury, « Positionnement descriptif, positionnement normatif, positionnement militant », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 11 | 2013, mis en ligne le 15 octobre 2013, URL : http://journals.openedition.org/aad/1540 

 

 

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« On propose de considérer ici l’engagement non pas comme une simple implication mais comme une prise de risque.

Celle-ci s’effectue à trois niveaux.

  1. Celui du thésard ou du chercheur qui prend le risque de développer des hypothèses qui sont un écart par rapport aux connaissances acquises et qui, dans le même mouvement, doit protéger ses idées de l’influence de la cité et des idéologies dont elle naturellement est porteuse.
  2. Celui du chercheur qui s’implique dans la vie de la Cité mais qui doit, à cette occasion, clairement spécifier si ce qu’il soutient relève des faits ou de l’interprétation qu’il en donne, qui sont deux constituants de toute connaissance en sciences humaines.
  3. Enfin celui du chercheur, qui agit comme simple citoyen et se trouve confronté à la difficile question de devoir se départir de la compétence qu’il possède et de la réputation qui l’affecte de ce fait, pour éviter de fonder son action sur une autorité non pertinente en la matière.

Dans un premier temps, notamment dans le cas du chercheur,

le terme « engagement » évoque sa descente dans l’arène, politique de préférence. Il quitte ainsi sa tour d’ivoire, le chaud repli de la communauté de ses pairs, pour s’impliquer dans un combat qui, justement, l’engage.

  • Mais la complexité du terme même d’ « engagement » mérite peut-être que l’on sorte de ce schéma un peu trop canonique.

Je proposerai donc, comme contribution au débat initié par Questions de communication, de donner à ce terme à la fois une signification plus large et une définition plus restreinte.

Plus restreinte, car il semble que l’on a parfois tendance à confondre engagement et implication. Un chercheur peut s’impliquer dans un débat public sans forcément s’y engager.

  • J’ai le sentiment que beaucoup de discussions sur l’engagement portent, en fait, plutôt sur l’implication.

Mais alors, qu’est-ce qui fait la différence entre les deux ?

Étymologiquement, la différence est nette. L’engagement est lié, comme son nom l’indique, aux « gages » que l’on donne, mais aussi à une notion de « perte de liberté », ou encore à l’idée de « faire entrer dans un lieu difficile ou resserré » (Rey, 1993). L’implication est un terme moins fort qui désigne l’entrelacement, parfois l’embarras.

Pour ma part, je proposerai que l’on considère, à partir de cette idée originelle de gage,

  • la notion de risque comme constitutive, spécifiquement, de l’engagement.

Bien que l’exemple soit plus dramatique que bien des situations que nous avons à connaître (et que le contexte soit différent), il faut rappeler que le « J’accuse » de Zola, n’a pas été simplement une implication dans le débat sur l’affaire Dreyfus, mais plutôt un engagement comportant par définition une part de risque. Loin d’être un simple coup de gueule indigné, comme il y en a tant aujourd’hui dans les « tribunes libres » des journaux (y compris sous le titre « J’accuse », devenu lieu commun), sa prise de position l’a conduit à une condamnation à un an de prison, a provoqué son exil et peut-être sa mort.

  • Cherchez le risque, en général, vous trouverez souvent l’engagement.

Beaucoup d’intellectuels qui s’expriment dans les médias ne risquent pas grand chose.

Un engagement où il n’y a que du bénéfice sans risque de perte n’est pas un engagement ou ne l’est qu’à un très faible degré.

On se souvient qu’en 1999, au moment où les troupes de l’OTAN s’apprêtaient à intervenir au Kosovo, en proie alors à une véritable guerre civile entre les indépendantistes kosovars et les autorités serbes,

  • un intellectuel français, Régis Debray, s’étant rendu sur place, avait osé critiquer la position largement dominante de l’époque.
  • Celle-ci, on s’en souvient, opposait les « nazis » serbes et les albanais « victimes d’un génocide ».
  • Quel que soit ce que l’on puisse penser de sa position, celle-ci était un véritable engagement, là où, en face, ceux qui réclamaient, dans les colonnes du journal Le Monde, son « suicide », ne prenaient guère de risque.

Si l’engagement est un risque, c’est qu’il tranche sur le convenu et le consensuel.

On voit bien que si on applique, un tant soit peu, ce critère pour reconnaître l’engagement, de nombreux débat tenus portent à l’évidence sur un autre sujet. Dans le cas particulier qui nous occupe, celui de l’engagement du chercheur, on constate que l’application de cette définition restreint le champ de l’analyse, mais, d’un autre côté, l’élargit.

  • En effet, on peut se demander quelles sont les situations où le chercheur prend un risque qui est lié à son engagement.
  • Dès lors, nous allons dépasser le simple cadre du chercheur-qui-s’implique-dans-la-vie-de-sa-cité.

Je proposerai, en m’appuyant aussi sur mon expérience, comme c’est la règle dans cette série d’articles, de distinguer trois niveaux d’engagement auquel nous pouvons être confrontés dans nos pratiques de recherche.

  • Le premier niveau concerne la dimension intra muros.
  • Il faut peut-être rompre avec la conception du chercheur qui « accumule des connaissances » dans son champ scientifique et qui, par ailleurs, s’engage dans la vie publique.

Être chercheur comporte une part d’engagement importante, comme nous allons le voir, du fait de la nécessité dans laquelle il se trouve de formuler des hypothèses, donc de prendre des risques qui l’engagent aux yeux de ses pairs, et dans la lutte permanente – elle aussi risquée –, qu’il doit à mon sens mener pour protéger sa science de l’envahissement de la Cité.

  • Le deuxième niveau est celui du chercheur qui, en tant que tel, à partir de la compétence qu’il a acquise dans son champ scientifique, s’engage dans le débat public.

On ne parlera pas ici de son implication possible en tant qu’expert, qui relève d’un autre débat que celui de l’engagement.

  • Le troisième niveau est celui où le chercheur s’engage, comme homme ou comme femme, comme membre d’une communauté ou d’une société donnée, comme citoyen(e) en tout cas, dans le jeu politique et social, sans que sa compétence comme scientifique ait un rôle à jouer dans cet engagement.

Ces trois dimensions se croisent avec celle du risque qui caractérise globalement, à mes yeux, l’engagement.

  • La plupart du temps, seul le deuxième niveau est l’objet de débats.

Je voudrais donc, insister plutôt sur la première dimension et me contenter de quelques remarques pour les deux autres.

L’engagement intra muros du chercheur

Les pratiques de recherche peuvent-elles être exemptes d’engagement ?

  • Oui, bien sûr, car tout est possible et certaines trajectoires institutionnelles sont de véritables stratégies d’évitement de tout risque.
  • Mais, on parle ici des connaissance produites et non des conditions dans lesquelles on peut faire carrière.

Le problème est particulièrement visible pour les jeunes doctorants qui se posent la question :

  • qu’est-ce qu’une thèse ?

Pourtant la réponse est d’une simplicité biblique : une thèse, c’est une thèse, c’est-à-dire la construction d’un point de vue différent de ce qui a été produit jusque-là.

  • L’ampleur de l’écart est affaire de talent et d’ambition, mais une thèse est un écart, donc un risque.
  • La thèse n’est pas un examen, ou plutôt elle est plus qu’un examen où l’on vérifie l’état des connaissances d’un candidat.

Elle mesure surtout son aptitude à construire des arguments en faveur d’un point de vue original.

L’une des phases les plus importantes du travail de thèse est celle où le candidat la défend devant un jury (pour moi, c’est la moitié du travail, l’autre étant dans la confection de la thèse elle-même).

Or, on considère trop souvent que tout est déjà acquis parce que la thèse a été jugée « soutenable ». Encore faut-il la soutenir et, à cette occasion, prendre un risque. La soutenance est le moment où le candidat s’engage dans sa thèse, se coule dedans, se l’approprie véritablement et tente de nous convaincre du bien-fondé de ses arguments. Le candidat y gage sa future réputation.

  • Le travail de recherche, pour ceux qui continuent dans le domaine, n’est que la répétition amplifiée, sur le plan de la méthode, de ce moment fondateur.

Proposer à ses pairs une hypothèse qui va changer leurs conceptions, leurs manières de voir : voilà le risque majeur que peut prendre un chercheur.

  • Paradoxalement, il y a plus à perdre à proposer aux autres d’incorporer une connaissance nouvelle qui les laisse indifférents
  • ou qu’ils rejettent,
  • qu’à reproduire des connaissances dans une énième publication,
    • qui grossira un flot, finalement sans plus d’effet que de donner l’illusion d’une activité.

C’est pourquoi l’engagement n’a rien à voir avec la ruse, le contour, le consensus complice. Il implique que l’on s’expose.

Depuis quelques années, je tente de montrer

  • l’importance et le bénéfice que nous aurions, en sciences de l’information et de la communication,
    • à réactiver une partie du savoir rhétorique et
    • à l’intégrer dans une vision théorique plus générale, incluant toutes les théories qui ont pour objet l’information.

J’ai également le sentiment d’avoir pris, avec la complicité de mon ami Serge Proulx, dans l’édition complètement refondue de L’explosion de la communication (Breton, Proulx, 2002),

  • un véritable risque en proposant une distinction entre « théories sociales » et « théories techniques » de la communication.

Dans mon esprit,

  • il s’agit d’agir pour que les autres disciplines des sciences humaines s’ouvrent plus à la communication, quitte à ce que nous nous départissions d’une partie de la réflexion sur les enjeux,
  • et de réorienter plus spécifiquement les sciences de l’information et de la communication autour des théories techniques,
    • que ce soit dans le domaine de la description, de l’information et des nouveaux médias, de l’expression et de l’argumentation.

On voit que la défense de ce genre de proposition relève d’un engagement… qui n’est pas sans risque !

Une autre forme de l’engagement intra muros, aux allures peut-être un peu démodées de nos jours, est celui qui consiste à protéger la recherche de l’envahissement de la Cité.

  • En d’autres temps, et avec d’autres accents, on aurait dit protéger la science contre l’idéologie.

On voit bien qu’il s’agit plus, ou même d’autre chose,

  • que de refuser de se laisser déterminer le choix des sujets de recherche par la demande sociale, combat d’ailleurs en partie illégitime (la demande sociale n’est pas en soi condamnable, au contraire ; ce qui l’est est de s’y coller sans y apporter de plus-value).

À cet égard, je voudrais encore citer mon propre travail. Après avoir, dans le cadre de ma thèse d’État, dégagé ce qui me paraissait être l’ampleur de l’influence de la cybernétique sur la modernité (cf. Lafontaine, 2002),

j’ai ensuite tenté de montrer que les technologies de l’information et de la communication, qui ont pris tant d’importance à partir de années 40, ont été rapidement envahies par des enjeux idéologiques externes (et qui explique, comme l’a montré Lucien Sfez, que le domaine public de la communication soit devenu une « idéologie », ce qui rend la position des sciences de l’information et de la communication si inconfortable).

  • J’ai longtemps soutenu, et je défends encore, l’idée que notre science doit toujours se départir de ce constituant idéologique originel.

Paradoxalement, comme j’ai essayé de le dire au dernier congrès de la Société française des sciences de l’information et de la communication (2003),

le vecteur le plus massif de cette idéologisation du champ de la communication est celui qui se pare des plus beaux atours de la scientificité.

Le continent des sciences cognitives et de ce que le CNRS, en France, range sous l’appellation « sciences de l’information et de la communication » et qui relève en fait des disciplines de l’ingénieur, est porteur, souvent à son insu,

  • d’une idéologie que je qualifierai de profondément anti-humaniste, dont la cybernétique a fourni les bases théoriques.

Voilà un exemple de ce que j’appelle la nécessité de l’engagement du chercheur pour maintenir l’intégrité épistémologique de sa propre science (et même de dire son mot sur les sciences voisines).

  • Je n’insisterai pas sur les risques encourus qui, cette fois-ci, sont institutionnels.

Cette attitude est bien plus qu’un simple engagement « éthique » ou « déontologique », puisqu’il concerne le cœur même de la discipline, ses fondements épistémologiques et non ses effets sociaux.

Le chercheur dans la Cité

La deuxième dimension de l’engagement du chercheur concerne son engagement dans la vie de la Cité et

  • d’abord en tant que chercheur doté – en principe – d’une certaine compétence.

La question a déjà été longuement abordée dans ces colonnes et, pour ma part, je n’estime pas nécessaire d’y revenir longuement, car beaucoup de choses pertinentes ont déjà été dites.

  • Une distinction qui n’a pas été faite jusqu’à présent peut toutefois être utile dans ce débat.
  • Elle implique non seulement les sciences de l’information et de la communication, mais les sciences humaines en général (et qui marque la césure avec les sciences exactes).

Il me semble que l’une des caractéristiques des sciences humaines est que les connaissances qu’elles produisent sont de deux ordres.

  • D’abord, un noyau de connaissances dont le statut épistémologique est semblable à celui des sciences exactes et qui se construit autour, notamment, des pratiques de description, qu’elles soient statistiques, ethnographiques ou sociographiques (et l’équivalent pour l’histoire).

Mais, ces descriptions ne sont pas suffisantes à elles seules pour rendre compte du réel. Il faut un second ordre de connaissance, d’ordre interprétatif (qui ne se suffit d’ailleurs pas non plus à lui-même). Les sciences humaines sont le conglomérat obligé de ces deux ordres de connaissance.

Mais une telle distinction implique que toute vulgarisation du savoir (voire toute communication à des pairs) comporte un métacommentaire qui indique clairement la ligne de partage :

  • ceci est de la description,
  • ceci est de l’interprétation.

Je précise ce point parce qu’il me semble essentiel que,

  • lorsqu’un chercheur intervient à l’extérieur de sa communauté scientifique, il n’y ait pas d’erreur d’interprétation sur le statut de ses interventions.
  • Le niveau de discutabilité (de réfutabilité pour reprendre un concept de Karl Popper) où l’on se situe doit être clairement indiqué.

L’état des inégalités sociales, en France, peut tout à fait être constaté statistiquement et sociographiquement. Sur ce point, il y a consensus dans la communauté des savants. Sur les causes de ces inégalités et de leur persistance, plusieurs interprétations peuvent s’opposer.

Il faudrait construire un statut de la communication interprétative en sciences humaines qui en ferait une « opinion », au sens d’Aristote, mais

  • une opinion distincte de l’opinion du non-spécialiste sur la même question (c’est d’ailleurs sans doute ce qu’Aristote voulait tenter en séparant la dialectique de la rhétorique).

L’engagement n’est pas de même nature dans tous les cas et il faudrait distinguer l’engagement dans une hypothèse statistique par exemple (qui peut ne pas être sans risque), de l’engagement dans une hypothèse spéculative (toujours risqué).

Le chercheur qui s’engage dans le débat public, à partir de ses propres connaissances, est ainsi confronté à la construction d’une légitimité différentielle de ses propos (sauf s’il se contente de l’argument d’autorité :

  • je suis un chercheur compétent, donc tout ce que je vous dis est vrai).

Cela étant,

  • il est tentant d’appuyer une critique sociale le moins possible sur une interprétation et le plus possible sur des faits objectifs.

J’ai ainsi tenté de poser la question de la critique des discours du Front National,

  • non pas sur le terrain du jugement politique ou éthique (qui relève, pour moi, de la troisième dimension où le chercheur n’est qu’un citoyen comme les autres),
  • mais sur celui des techniques de discours qu’ils mettent en jeu (que le chercheur peut analyser, indépendamment des contenus et des idées défendues).

À mon sens,

  • la réactivation du concept de manipulation, tombé dans une relative désuétude cette dernière décennie, sa refondation sur la base des critères de la rhétorique aristotélicienne (Breton, 2003), ainsi qu’une claire distinction entre une analyse des fins et une analyse des moyens, permettent de tenir – à partir d’arguments scientifiques ne comportant qu’une faible part interprétative – pour socialement inacceptable tout procédé impliquant, par exemple, l’amalgame ou la désinformation.

Le risque ici est que l’analyse applicable au Front national l’est aussi pour une bonne part des discours de l’extrême gauche, des Verts ou du mouvement dit « altermondialiste ».

  • Dans ce dernier cas, la seule différence est dans la contradiction criante entre les valeurs affichées et les pratiques discursives, contradiction qui n’affecte pas le Front National, violent dans ses valeurs comme dans ses actes et ses paroles.

Je n’ai pas renoncé à convaincre ceux de mes collègues qui sont intéressés par ce thème, de la pertinence possible d’une telle analyse.

  • Paradoxalement, celle-ci fait moins appel à un « engagement citoyen » qu’à un engagement sur le plan de la recherche proprement dite.

Par ailleurs, j’ai tenté une traduction dans le champ de la « formation citoyenne » de mon « savoir » dans le domaine technique de la rhétorique. Suite aux dernières élections présidentielles, j’ai notamment pris l’initiative d’organiser, à titre individuel, mais en affichant ma compétence universitaire dans ce domaine, ce que j’ai appelé des « ateliers civiques d’argumentation », dont l’objectif était de former ceux qui voudraient s’y livrer, au dialogue difficile avec les électeurs du Front national. Il s’agissait là d’une expérience où j’avais tenté de mobiliser mon savoir comme chercheur s’intéressant, entre autres domaines, à l’argumentation – et, plus particulièrement, à l’argumentation en situation difficile – au service d’un acte citoyen, réduire l’influence de l’extrême droite, en évitant le piège gauchiste de la stigmatisation de ses sympathisants les moins imprégnés d’idéologie fasciste.

  • Mais l’engagement, dans ce cas, n’est guère distinct de celui du rhéteur, qui enseigne, à qui le veut bien, les méthodes pour convaincre.

Sauf que je suis intimement convaincu que les idées antidémocratiques ne peuvent pas s’argumenter, de la même façon (l’analogie vaut ce qu’elle vaut) que l’on ne peut pas, en publicité, trouver de bonnes raisons de fumer du tabac, ce qui a conduit les publicitaires concernés à utiliser systématiquement des techniques de manipulation pour convaincre.

  • Ce qui veut dire pour moi que, dans le cas tout à fait théorique évidemment, où j’aurais à former des personnes d’extrême droite à l’argumentation, cela ne leur servirait à rien (sauf peut-être à les faire réfléchir sur la cause qu’elles défendent, ce qui ne serait déjà pas si mal) car elles ne peuvent utiliser aucun « argument » pour défendre leur point de vue.

C’est dans ce sens que le slogan, « Le racisme n’est pas une opinion » me paraît d’une grande pertinence épistémologique.

  • Mon raisonnement, on le voit, suppose une claire séparation entre argumentation et manipulation, ce qu’à mon sens l’analyse strictement technique met en évidence.

Le chercheur peut donc s’engager dans le débat social, à partir de ses compétences, mais à condition de préciser strictement la nature du débat dans lequel il s’engage et le statut des connaissances qu’il mobilise à cette occasion.

La troisième dimension de l’engagement du chercheur, celle où il s’engage comme simple citoyen, est celle qui devrait nous poser le moins de problème. Et pourtant. Que Jack Lang soit devenu ce qu’il est – et sera peut-être demain – politiquement, est relativement indifférent aux compétences qu’il a acquises en tant que juriste et professeur de droit. Je prends le risque de soutenir le même raisonnement pour notre Premier ministre sans prénom : Raffarin. Qu’il ait été publicitaire dans une autre vie lui donne peut-être un certain style, mais je crois que cela s’arrête là. C’est toute la classe politique qui est contaminée depuis une quinzaine d’année, par les dérives de la « communication politique ».

Si l’on voulait être vraiment vertueux, on soutiendrait qu’un chercheur brillant et compétent qui se lancerait dans la vie sociale ou le débat politique, devrait se départir de cette réputation pour ne pas fonder la légitimité de son action sur un mauvais argument d’autorité : c’est parce que je suis un excellent professeur de communication que vous devez m’élire président du club de pêche !

  • La qualité de l’engagement est bien distincte de la compétence scientifique.
  • Elle n’est pas non plus exempte de risque, mais cela ne nous concerne pas ici.

Conclusion

On peut dire que, de quelque côté qu’on l’aborde,

  • la pratique du chercheur l’appelle à prendre des risques.
  • Ils ne sont certes pas de même nature.

Nous avons vu que le chercheur qui s’engage dans une hypothèse novatrice prend le risque d’un rejet par ses pairs. On aurait tort de considérer ce rejet comme entièrement négatif, car il constitue aussi un facteur de résistance propice à ce que l’argumentation de cette hypothèse soit encore plus solide.

  • C’est d’ailleurs pour cela qu’un candidat à la soutenance d’une thèse doit évaluer avec précision la résistance légitime que lui opposera son jury.

Le deuxième risque est

  • celui encouru par le chercheur qui va engager sa compétence pour protéger son domaine d’influences extérieures qui risqueraient d’obérer la production des connaissances en les soumettant trop à une demande sociale sur laquelle il n’aurait pas de poids.

La prise de risque est, ici, toute entière contenue dans une situation paradoxale : dire ce qu’on ne vous demande pas en ne disant pas ce qu’on vous demande. Après tout, ce n’est pas une mauvaise définition du travail de recherche.

  • Le troisième risque est celui que fait courir le chercheur compétent à sa réputation, lorsque, dans une activité éloignée de ses champs de recherche, il s’engage dans des responsabilités citoyennes.

Malgré les dénégations qu’il peut exprimer sur l’interopérabilité des compétences, se débarrasser d’une image n’est pas si facile, et on entend déjà murmurer : « J’espère qu’il est meilleur prof à l’université que président de l’association ! ». Le risque, ici, ne concerne que l’ego. Mais ce n’est peut-être pas le moindre… »

– Breton, P. (2003). ‪L’engagement est un risque‪. Questions de communication, 4(2), 261-269.

 

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« Cet article propose une confrontation entre deux conceptions de l’engagement des chercheurs en sciences sociales :

  • l’une fondée sur la distinction entre les postures de chercheur, d’expert et d’intellectuel, et
  • la revendication d’une « neutralité engagée » ; l’autre adossée à l’idée que ces postures ne peuvent que « percoler ».

Ancrée dans une théorisation à large portée, la discussion est principalement menée sur la base de travaux concernant la production de témoignages et l’histoire du temps présent. Elle met au jour leurs enjeux scientifiques et sociaux, les tensions dans et entre les modèles, et montre que

ce n’est pas tant le domaine d’investigation qui détermine la nature de l’engagement des chercheurs que l’angle par lequel ils l’étudient.

[…]

Pour ce coup d’envoi, nous avons structuré le débat à partir d’une communication de Nathalie Heinich, présentée au colloque de Metz évoqué supra, et publiée ici même. Elle fournit une aide conceptuelle pour penser l’engagement en posant un certain nombre de distinctions entre des postures de discours, des types de jugements et des niveaux référentiels.

  • À cette fin, l’auteur procède par le biais d’une argumentation serrée dans laquelle sa propre démarche devient objet d’analyse et d’explicitation.
  • La question de l’engagement apparaît comme étant aussi celle de la résolution qu’elle en a donnée pour ses propres recherches.

Ainsi,

  • peut-on lire certains passages de son texte comme une réponse à de possibles contradicteurs.

Sociologue, Nathalie Heinich fonde son statut de chercheur sur une démarche et des méthodes spécifiques.

  • C’est ce statut qu’elle s’est efforcée de préserver lors de ses recherches sur l’art contemporain, se défendant de prendre parti pour telle ou telle tendance, tel ou tel type d’appréciation.

Elle plaide pour une « neutralité engagée », associant une suspension du jugement de valeur, empruntée à Weber, à une prise en compte compréhensive des logiques des acteurs en présence.

  • Sa manière de se situer a déjà été discutée.

Ainsi, Philippe Corcuff (2002) lui concracre-t-il une part de son examen des relations entre la sociologie et l’engagement.

  • Son propos consiste à évaluer si cette neutralité axiologique favorise, ou non, un renouveau épistémologique dans cette discipline, tout en s’interrogeant sur les diverses incarnations d’un encastrement entre les jugements de faits et les jugements de valeur, ou en dialectisant les rapports entre connaissance savante et connaissance ordinaire.

Autant de facettes du problème que nous entendons traiter ici, quitte à en présenter une approche quelque peu différente. Ce qui nous intéresse est de mettre à l’épreuve l’élaboration critique et réflexive, à large portée, présentée par Nathalie Heinich, à propos d’un champ singulier.

Travaillant ensemble sur la médiatisation des conflits et sur les phénomènes mémoriels (shoah, guerre d’Algérie, ex-Yougoslavie…), les signataires de ces lignes ont sollicité des chercheurs œuvrant dans ce secteur. L’une des raisons de ce choix provient, notamment, d’une expérience personnelle.

  • Présentant le résultat de nos travaux lors de conférences, débats, colloques, nous avons été interrogés, à plusieurs reprises, sur nos propres positions quant au fond des controverses étudiées.
  • La nature polémique de nos sujets et la place de ceux-ci dans le débat social favorisent cette interpellation qui mêle posture du chercheur et implication individuelle.

Très logiquement, le rapport à notre engagement participe de notre démarche scientifique et pèse sur l’orientation du contenu de ces « Échanges ».

Toutefois, il ne s’agit pas seulement d’un choix privé.

  • Notre activité s’inscrit dans un courant qui tente de clarifier les rapports entre l’histoire, la mémoire, le témoignage, sachant qu’en la matière, les médias ou le recours à des techniques de communication (e.g. enregistrements audiovisuels et numérisation de témoignages, publicisation de controverses) jouent un rôle important.

Deux chercheurs ont accepté de se prêter au jeu, avec des modalités différentes. D’une part, Yannis Thanassekos, directeur de la Fondation Auschwitz à Bruxelles, fournit un texte à portée épistémologique.

  • Par ses recherches, il se présente comme un militant de la mémoire et, simultanément, il mène des recherches sur le militantisme, position dont il reconnaît volontiers le caractère inconfortable.
  • Il discute, point par point, les thèses de Nathalie Heinich qui, au demeurant, à travaillé avec Michael Pollak sur les témoignages de déportés, en se livrant à une lecture critique de ses propositions théoriques.

En particulier, tout en reconnaissant la pertinence des distinctions proposées, il conteste la possibilité de suspendre le jugement de valeur dans certains domaines de recherche.

  • Il argumente cette option à partir de son expérience de production et d’étude de témoignages de survivants de camps de concentration et d’extermination nazis,

ce qui l’amène à souhaiter des formes d’engagement à l’égard des survivants, proche de ce qu’il appelle une place d’héritier.

D’autre part, dans une logique ménageant une part à la restitution d’un parcours biographique, nous nous sommes entrenus avec Annette Wieviorka, historienne, directrice de recherche au CNRS et spécialiste de la shoah.

  • Explicitant les tenants et aboutissants de son travail, elle revient sur les périodes structurant son parcours, et pointe ainsi l’incidence de facteurs politiques (le marxisme), d’événements (mai 68), de motifs familiaux sur l’objet de ses recherches.

Elle signifie, à travers cette évocation, que par son itinéraire et la cause qu’il défend, l’historien est un chercheur, mais aussi une personne engagée dans une relation à la vérité. Cette congruence peut expliquer des choix scientifiques. Elle peut aussi faire de ces choix un engagement à part entière, même s’il n’est pas toujours facile de le rationaliser.

Précisément, outre son acuité conceptuelle par rapport aux contributions existant sur l’engagement, l’un des grands mérites du texte de Nathalie Heinich est de proposer une véritable rationalisation, clairement articulée.

  • Selon elle, le sociologue se doit de différencier ses outils scientifiques de ceux utilisés lorsqu’il intervient dans le domaine public, dans une situation d’expertise ou lorsqu’il endosse l’habit de l’intellectuel.

Relevant du régime descriptif, la démarche du chercheur ne peut être ni évaluative, ni prescriptive, et ceci particulièrement dans le domaine de la sociologie des controverses dont fait partie le débat sur l’art contemporain.

En cela,

Nathalie Heinich applique l’impératif wébérien de « suspension de jugement de valeur » et celui de « neutralité axiologique », envisagée non comme une donnée intangible, mais comme une visée.

Dans ses travaux, elle a pu recueillir des éléments émanant d’univers différents,

  • sa neutralité constituant un gage de confiance pour les partis en présence et lui permettant des « déplacements entre “ mondes ” opposés :
    • le monde des spécialistes d’art contemporain, et le monde des artistes et des amateurs d’art moderne et classique ».
    • Posture qui mérite explication, si ce n’est justification.

En effet, se référant aux points de vue de « collègues »,

Nathalie Heinich distingue manifestation implicite d’une préférence et énoncé explicite d’une opinion, pour signifier que si la première relève de la position de chacun dans l’espace social, la seconde, en revanche, est une prise de position qui prive le chercheur de la capacité de comprendre la logique des uns et des autres.

L’auteur ajoute à sa démonstration deux niveaux de « rapports aux valeurs »,

  • le jugement de fait et le jugement de valeur,
    • le dernier étant du domaine du sociologue des valeurs qui explicite les conditions d’adhésion à des objets.

En matière d’art, un sociologue qui donnerait son avis sur une œuvre ne se distinguerait pas des acteurs en présence.

  • Nathalie Heinich a évité ce positionnement pour privilégier une neutralité axiologique que certains acteurs ont pu lui reprocher, le domaine concerné étant travaillé par la polémique.

Si, néanmoins, elle parle de distanciation, elle ne prône pas pour autant l’absence d’engagement. Cette dimension, paradoxale à première vue, est très importante.

En mettant en relation différents points de vue,

  • la sociologue décrit la neutralité comme un moyen assurant au chercheur un rôle de médiateur,
    • qui favorise l’intercompréhension et « permet de rétablir une circulation entre des univers séparés »,
    • dans une logique quasi habermasienne, familère à qui s’intéresse à la communication.

Le chercheur n’est pas dans une tour d’ivoire et, par là même, on ne peut réduire le débat sur l’engagement à un affrontement dogmatique entre ceux qui en sont partisans et ceux qui s’y opposent. Appréhender celui-ci nécessite la reconnaissance de la complexité de la question posée et une finesse dans les prises de position.

  • Il en va de la sorte pour ce rôle de médiateur qui n’est certes pas nié par les protagonistes du débat, mais ces derniers apportent des nuances ou des réserves sur plusieurs aspects.

 

Pour un mélange raisonné des genres

Ainsi, Yannis Thanassekos se réjouit-il du côté iconoclaste des propos de Nathalie Heinich qui prendrait à rebrousse poil les adeptes du « tout récit », pour lesquels l’épaisseur sociale se dissout dans des analyses strictement narratives.

De ce point de vue,

l’engagement, quand bien même est-il associé à une forme de neutralité, est une affirmation de la vigueur du courant de la pensée critique (naturellement, il se trouvera toujours des chercheurs pour estimer que Nathalie Heinich est trop timorée…).

  • Cette pensée se veut différente d’une critique fondée sur un moralisme à courte vue.
  • Elle s’arrime à un outillage intellectuel marqué au coin de la raison, et pourquoi ne pas le dire, à la conviction que la science est une activité rationnelle, avec des limites.

Elle suppose un échange d’arguments et une appétence pour la compétence analytico-descriptive, accompagnée d’une suspension du jugement de valeur, qui permet au chercheur de se placer en intermédiaire.

En cela, il y a accord avec Nathalie Heinich.

Mais la question que pose avec force Yannis Thanassekos est celle de la généralisation de semblable position. Sa réponse est directement connectée à son champ d’intervention : il exclut de la montée en généralité le domaine historique.

En la matière, il estime que les trois positions – chercheur, expert, intellectuel – sériées par la sociologue « percolent ».

Que signifie cette expression ?

À l’épreuve des faits, en particulier des controverses qui, régulièrement, se font jour à propos des rapports entre histoire et mémoire (e.g. La mémoire, l’histoire, l’oubli de Paul Ricœur, 2000), qui opposent des agents de divers milieux de mémoire (e.g. La concurrence des victimes de Jean-Michel Chaumont, 1997) ou qui opposent des historiens (e.g. la querelle des historiens allemands), le directeur de la Fondation Auschwitz affirme que

tout jugement analytico-descriptif se place dans un système interprétatif qui, lui-même, requiert des jugements évaluatifs et normatifs, ce qui met en défaut la volonté de distinction des genres d’intervention.

  • On voit alors que c’est bien le fond des controverses – les expériences collectives extrêmes – qui provoque la percolation, dont on trouve une illustration dans l’entretien avec Annette Wieviorka.

Pour elle,

  • le rapport au débat public ne peut distinguer l’intellectuel du chercheur.

Par exemple,

  • intervenir dans les médias n’est que la continuité de la démarche scientifique, qualifiée d’engagement.

Son statut d’historienne et la posture qu’elle adopte ne diffèrent pas selon le lieu où elle exprime un point de vue se révélant, toujours, dans la lignée de ses travaux de recherche et en cohérence avec des attendus et objectifs de vie.

  • Seule la forme du discours peut changer.

En revanche, demeure un rapport essentiel à la vérité qui caractérise, selon elle, l’approche de la neutralité. Elle affirme que l’engagement ne doit pas prendre le pas sur la vérité.

Il en est de même dans le cas d’expertises qui lui ont été confiées, dont la mission Mattéoli qui concerne la spoliation des biens de familles juives.

  • Annette Wieviorka explique qu’il s’agissait de mener un travail d’historien qui, dans un second temps seulement, après une phase de recherches, conduisait à des recommandations.
  • Si elle pense, à l’instar de certains propos de Nathalie Heinich, que la dernière partie de l’étude n’est pas du ressort du chercheur,
    • elle souligne néanmoins que le rapport final, qui a été remis par le groupe d’experts, comporte des éléments positifs, non contradictoires avec son métier.

Ainsi, ses premières réticences – qui l’avaient amenée à vouloir dissocier la partie historique de celle concernant les préconisations – s’en trouvent-elles atténuées, même si elle continue de soutenir l’idée selon laquelle les historiens n’ont pas à fixer l’éthique de la gestion du passé.

Toutefois,

  • ceux-ci interviennent dans des configurations spécifiques mettant en jeu des positionnements éthiques et techniques.

D’ailleurs, les contributeurs y reviennent afin d’expliciter les bases de certaines de leurs pratiques. En cela, par leur réflexion sur l’engagement,

  • ils pondèrent des appréciations, somme toute classiques, sur les relations – supposées scientifiquement conflictuelles – entre histoire et mémoire et plus globalement entre connaissance savante et ordinaire.

Sur le plan empirique, Yannis Thanassekos fonde son propos à partir de sa pratique de recueil et d’analyse de témoignages de survivants des camps de concentration et d’extermination nazis.

  • Dans cette perspective, il réfute la classique distinction entre « rigueur scientifique » et « fidélité à la mémoire »,
  • et considère que les jugements analytico-descriptifs sont de peu de poids.

Les témoignages ou les arguments des survivants comportent des jugements normatifs sur lesquels le chercheur ne peut faire l’impasse, d’autant qu’ils constituent des matériaux de recherche.

En outre,

  • il singularise son action en estimant que la recherche ou la militance mémorielle ont vocation à accompagner la mémoire des survivants.
  • Et, de facto,

le chercheur se trouve au carrefour de deux exigences : l’habituel contrôle par les pairs amenant à aller le plus loin possible dans les analyses, mais aussi – ce qui est primordial – le maintien du lien avec les sources qui peuvent ne pas se reconnaître dans le travail scientifique. Celui-ci découle d’un impératif, d’une sorte d’obligation envers les personnes qui témoignent.

D’où l’importance accordée au pacte testimonial qui lie et engage le chercheur-militant, mettant forcément en œuvre les trois postures.

Par rapport à un même domaine d’investigation, les formes de l’engagement peuvent varier. Elles sont notamment tributaires des méthodes de travail et de l’évolution du contexte interprétatif.

Yannis Thanassekos relève que, jusqu’à présent, ceux qui exploitent les matériaux en ont été, dans une large mesure,

  • les coproducteurs, par exemple en suscitant la prise de parole sous forme d’enregistrements audiovisuels obéissant à un protocole d’entretien.

D’où l’importance de s’interroger sur les cadres et les institutions de l’engagement mémoriel (Walter, 2001b).

  • Or, la situation va changer, d’une part, parce que les survivants disparaissent et,
  • d’autre part, parce que de nouvelles générations de chercheurs exploiteront ces témoignages.
  • Ils auront donc un rapport d’extériorité à leur égard.

En ce sens,

  • la mémoire peut se transformer en un véritable « objet », avec ce que ce processus comporte de réification.
  • Ce qui peut modifier la nature de l’engagement.
  • La conséquence de ce changement serait un risque de moindre vigilance à l’égard du respect dû à la parole confiée au chercheur, à la séparation judicatoire entre ce qui serait dans la norme et ce qui n’y serait pas (du point de vue du survivant et du chercheur), entre ce qui serait de l’ordre de l’entendement et ce qui n’en serait pas, etc.

Bref, la distance, temporelle et relationnelle, pourrait s’avérer porteuse de danger.

  • Dans ces conditions, l’engagement, alliant rigueur et fidélité, prendrait la forme d’un héritage mémoriel et testimonial dont le chercheur serait le légataire.
  • Cette notion est capitale dans le positionnement heuristique.
  • Elle maintient un lien – par-delà la disparition des survivants – à l’événement que ces derniers ont vécu.
  • Pour autant, serait-ce une aliénation, un abandon de la souveraineté du chercheur ? Ou, en utilisant une terminologie empruntée à Norbert Elias, comment se joue la relation entre l’engagement et la distanciation ?

Les réponses sont nuancées.

  • D’autant qu’il ne s’agit peut-être pas d’une décision pure et simple, mais de la résultante d’un faisceau de facteurs, perceptible dans la démarche auto-réflexive d’Annette Wieviorka.

Pour elle, l’engagement est à la croisée de différents composants qui associent des contraintes liées à la discipline, des données professionnelles, un itinéraire personnel.

Recherche de la vérité et vision du monde interfèrent dans ces relations, faisant éclater certains aspects de la démonstration de Nathalie Heinich, notamment quand il est question de définir la notion et d’approcher l’idée de neutralité du chercheur.

Selon l’historienne, en effet,

l’engagement n’est pas seulement celui du chercheur dans l’espace public. Il est aussi celui qui relie la recherche à ses destinataires.

Elle parle encore du rapport aux générations qui suivent celle des survivants, et utilise la formule explicite d’« engagement dans la transmission ». Dans Auschwitz expliqué à ma fille, l’auteur livre au jeune lecteur un contenu envisagé comme « un outil de réflexion sur le passé qui puisse aussi concerner le présent », démarche proche de celle de Yannis Thanassekos.

  • Cependant, pour en revenir à la notion d’héritage, l’historienne souhaite que cette transmission ne se confonde pas avec une « emprise » ou une « prise en otages » des descendants de ceux qui ont été assassinés ou ont survécu.
    • Ce qui pose le problème du réglage de la distance à l’égard de la restitution de cette histoire, problème dont les échos sont audibles dans les débats sur le devoir ou le travail de mémoire, la dette, le devoir d’intelligence, etc.
  • Il est clair que ce type de préoccupations s’inscrit dans une arène publique qui mobilise la participation de chercheurs, et qu’un tel phénomène concerne des champs très divers.
    • Il n’empêche que l’histoire du temps présent est fortement impliquée.
  • À juste titre, Brigitte Gaïti (2002) relève la concomitance entre la montée de ces débats et l’autonomisation de ce champ. La politiste met alors en avant des relations de relégation ou de concurrence qui ont pu s’établir entre les spécialistes de ce secteur en émergence et d’autres, dont les politistes ou les journalistes.
    • Or, sur ce plan, les formes de l’engagement peuvent s’incarner de différentes façons.

D’abord, dans le cadre de la reconnaissance académique.

  • Annette Wieviorka signale les difficultés qui ont été les siennes à faire admettre la légitimité de la construction de son objet de recherche, résultant d’un engagement spécifié plus haut.
  • Pour notre part, sans avoir rencontré ces problèmes, nous mesurons à quel point, dans notre communauté scientifique d’appartenance (les sciences de l’information et de la communication), l’accueil réservé à nos travaux peut être attentif ou intéressé, sans pour autant provoquer de la discussion sur le fond.

Parler de l’engagement, c’est donc prendre en compte la place qu’un sujet de recherche occupe dans une discipline, au vu des enjeux et rapports de force qui s’y développent. Alors que des sujets de cet ordre sont très médiatisés, peu de chercheurs « s’engagent » dans leur analyse.

  • Il est vrai que tout en étant des promoteurs de ce type d’investigation, nous ne tenons pas un discours de militant d’une cause mémorielle.

Ce qui, on le verra plus loin, n’est pas sans poser problème à d’autres qui, eux, réclament de notre part la proclamation d’une position tranchée. Un engagement intradisciplinaire donc.

Ensuite,

  • qu’on le déplore ou non, la légitimation d’un champ de recherche est, pour une part, tributaire de son impact dans la sphère publique.

Nous pouvons reprendre ce que Louis Quéré (2002 : 85) expose à propos de l’enquête sociale, qui « ne produit de connaissances que pour autant que ses résultats sont communiqués et discutés : il n’y a de véritable connaissance des phénomènes que lorsqu’ils font l’objet d’un savoir partagé. Cependant, dans l’enquête sociale, ce partage s’étend au-delà de la communauté des chercheurs ».

Et n’est-ce pas le propre d’une société démocratique ?

Ici, on peut pointer deux dimensions de ce que l’on peut appeler un engagement médiatique.

  • On sait à quel point celui-ci constitue un sujet épineux pour les chercheurs en sciences sociales (e.g. les débats sur leur place à la télévision : Bourdieu, 1996 ; Walter, 2001a).
  • D’une part, est discuté le positionnement face à l’intervention dans les médias : Annette Wieviorka estime qu’il est impératif de débattre publiquement, en reconnaissant que cela procure un double avantage, la vulgarisation et la notoriété du chercheur.
    • Mais cela contribue également à la reconnaissance et à la légitimation d’un secteur de recherche.

D’autre part, cette intervention est liée au phénomène qui est analysé dans le dossier de ce numéro de Questions de communication : l’expertise.

Depuis quelques années, il s’agit d’un important thème de recherche et de controverse, sachant que l’expertise fonctionne comme consécration du chercheur, mais encore comme celle du domaine d’activité concerné.

L’éclairage apporté par l’historienne est intéressant,

  • comme on l’a vu lorsqu’elle explique les modalités de sa participation à la mission Mattéoli qui a débouché sur des préconisations.

En outre, elle met l’accent sur un effet moins connu du geste expert :

  • comment la circulation et la réappropriation du travail, en dehors de la communauté des chercheurs, peut provoquer un cas de conscience.

Lors du procès Papon, c’est l’un de défenseurs de ce dernier qui s’est appuyé sur ses recherches, alors même qu’elle était en désaccord avec les avocats de l’accusation sur ce que pouvait savoir l’ancien Secrétaire général de la préfecture de la Gironde.

  • On voit que l’engagement dans la recherche de la vérité historique ne conduit pas nécessairement à être en paix avec soi-même.
  • Il comporte un risque.

Mais, on ne peut négliger que « si l’on veut élargir ou approfondir la compréhension que l’on a du monde social, il importe que le questionnement qui permet d’y accéder ne soit pas défini en fonction des seuls critères d’intelligibilité, d’intérêt et de pertinence en vigueur dans la société » (Quéré, 2002 : 82).

 

Conclusion

Chacun des participants au débat réaffirme cette évidence :

  • l’activité de recherche n’est pas indépendante du monde social.

Pour autant, les manières de se situer face à cette intrication diffèrent profondément. Nathalie Heinich postule une « neutralité engagée » de laquelle nous nous sentons proches, Yannis Thanassekos et, dans une certaine mesure, Annette Wieviorka, argumentent que les positions des chercheurs ne peuvent que « percoler ».

Au-delà de ces divergences,

  • la critique de Yannis Thanassekos à l’égard de la thèse centrale de la sociologue est emblématique et permet de s’interroger sur sa portée :

est-elle limitée à ce type de cas, ou ne s’agit-il pas d’une critique plus radicale, traduisant simplement une autre façon de penser la posture scientifique face à la question de l’engagement ?

Sur ce point,

c’est bien l’impossibilité d’éliminer tout jugement de valeur, d’évacuer ce qui est extra-scientifique dans la démarche analytico-descriptive, qui est postulée.

  • Cette impossibilité apparaît encore dans les propos d’Annette Wieviorka, non sous une forme clairement explicitée,
    • mais à travers l’articulation qu’elle propose entre itinéraire personnel et choix scientifiques.

Tout en adhérant à l’idée de neutralité du chercheur, elle suggère aussi, via le rôle de transmission dévolu à l’historien, l’impossible distanciation du chercheur par rapport à son objet.

La tension patente qui caractérise cette position est également au cœur de l’expérience des auteurs de cet article. Ayant, par exemple, étudié, lors d’un colloque, les composantes des polémiques entourant la présentation de quatre clichés du crématoire d’Auschwitz, ou celles d’une photographie censée prouver la torture pratiquée par l’armée française en Algérie (Fleury-Vilatte et Walter, à paraître), nous avons adopté une posture proche de celle défendue par Nathalie Heinich.

  • Aussi, dans le prolongement de l’analyse proposée par Yannis Thanassekos et, en partie, suggérée par Annette Wieviorka, pensons-nous que ce n’est pas tant le domaine d’investigation qui détermine la nature de l’engagement du chercheur que l’angle par lequel il l’étudie.

Dans notre cas,

  • nous n’interrogions pas la pertinence de la monstration du judéocide ou de la torture, mais les discussions la concernant.
  • Avec la démarche mise en œuvre par Nathalie Heinich comme avec la nôtre, il s’agissait de démonter les mécanismes d’un débat et d’en présenter les enjeux.

À ceux qui, une fois de plus, nous sommaient de prendre parti, nous avons répondu qu’il ne s’agissait pas de dire qui a tort ou raison sur la justesse de formes mémorielles. Cette situation est différente de celle où nous aurions dû traiter de l’argumentation de négationnistes.

En l’occurrence,

nous aurions volontiers rejoint le plaidoyer de Roselyne Koren (2002 : 200) « en faveur du droit et même de l’obligation du chercheur, analyste du discours, de prendre parti, entendu comme évaluer explicitement, si nécessaire, la validité de l’argumentaire de textes pour ou contre, à l’aune du savoir établi par les théories énonciatives et pragmatiques du langage et par la [nouvelle rhétorique] ».

Finalement,

l’engagement du chercheur ne peut être qu’au fondement de la recherche menée et la neutralité axiologique constitue peut-être un « horizon régulateur, jamais complétement atteignable mais orientant l’activité » (Corcuff, 2002 : 184), dans le cadre d’une démarche auto-réflexive ou de débats entre pairs ou non.

  • On voit donc que la question à laquelle répondent les contributeurs est, certes, dépendante des sujets abordés, mais encore des types d’interrogations.

Pour en étudier les différentes modalités et articulations, nous proposons, dans les livraisons suivantes de Questions de communication, de prolonger le débat sur ce même thème.

En envisageant l’engagement principalement à partir de travaux sur l’histoire contemporaine, nous sommes conscients d’avoir orienté la réflexion.

C’est pourquoi nous souhaitons aussi que les lecteurs de la revue réagissent et l’abordent à partir d’autres territoires ou d’autres préoccupations. Les échanges continuent… »

– Béatrice Fleury-Vilatte et Jacques Walter, « L’engagement des chercheurs », Questions de communication, 2 | 2002, 105-115.

 

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« […]

Dire, c’est faire

Sous cet angle, l’article de Roselyne Koren est particulièrement éclairant. Linguiste, la chercheuse s’autorise une distance qui oblige à revisiter les autres contributions :

  • les grands absents de l’ensemble des argumentaires « sont le langage et les contraintes de la mise en mots discursive ».

Aussi, pointe-t-elle ce que nous n’avions pas entrevu dans nos propres synthèses (Fleury-Vilatte, Walter, 2002 ; 2003).

Selon elle, la notion de percolation, utilisée par Yannis Thanassekos (2003) pour unir les trois positions sériées par Nathalie Heinich (2002) – chercheur, expert, intellectuel –, sous-tend déjà la proposition heuristique du dossier et se retrouve dans bien des démonstrations par l’utilisation de termes tels articulation, interférences, relations.

  • En se référant à sa qualité de sociologue, Nathalie Heinich récuse les autres postures, en même temps qu’elle affiche le principe – qui percole pourtant – de neutralité engagée, auquel aucun des auteurs n’adhère.

Par exemple, Philippe Bataille affirme qu’il n’a jamais pensé qu’il existait un modèle construit de penseur, de chercheur ou d’expert, et explique :

« Je n’ai jamais agi en référence à un modèle, mais en saisissant des opportunités qui permettent à un moment donné de participer au changement social, éventuellement en entrant en relation avec le politique ».

En revenant aux fondements du langage,

Roselyne Koren suggère qu’il y a, déjà, une contradiction inhérente au postulat et que, ensuite, le thème de recherche influe sur la position des chercheurs à l’égard de l’engagement.

En effet,

  • Nathalie Heinich pose des principes que le seul examen de ce qu’exprime le langage fait éclater.

Quand Roselyne Koren explique que « dire, c’est aussi faire dans des situations interactionnelles », elle démontre que le discours du chercheur ne peut être neutre, « tout au plus, peut-il réguler sa visée de neutralité ».

  • Or, pour Nathalie Heinich, il ne s’agit pas seulement de régulation, mais d’une base à partir de laquelle, par exemple, elle s’est interdit de prendre part aux controverses sur l’art contemporain, lorsque son sujet d’étude était celui-ci.

Tout en disant qu’elle est en désaccord avec la sociologue,

  • Madeleine Rebérioux s’interdit également de travailler sur des périodes de l’histoire qui lui sont trop proches, ce que Marc Ferro faisait sien (2003).

Malgré des points de vue différents, les chercheurs visent donc des objectifs similaires à ceux de Nathalie Heinich. Néanmoins, ils sont plus proches de la régulation que du principe.

Comme Yannis Thanassekos (2003),

Roselyne Koren pense que les principes de distanciation s’appliquent plus aisément lorsqu’il s’agit d’art contemporain que lorsqu’il y a atteinte à la dignité d’un homme ou d’un peuple.

  • En cela, elle rejoint ce que nous disions d’une approche de l’engagement qui, nécessairement, est en phase avec le terrain d’investigation du chercheur (Fleury-Vilatte, Walter, 2003).

La correspondance entre risque et engagement posée par Philippe Breton est confirmée ici. Si Nathalie Heinich peut prôner une suspension du jugement axiologique, cela ne relèverait-il pas de la faible prise de risque que supposerait l’engagement à l’égard du terrain qu’elle investit ?

S’engager par la recherche

Philippe Bataille n’utilise pas le terme de risque pour qualifier l’engagement, même si ses activités scientifiques en témoignent.

  • En effet, il n’a jamais hésité à changer d’objet, refusant de s’enfermer dans une posture figée de spécialiste.

À partir du point névralgique que représente l’étude des mécanismes et des effets de la domination,

  • le sociologue a mené des travaux sur les homosexuels, le racisme et les discriminations, la bioéthique, la maladie, sans qu’aucun de ces thèmes ne vienne en écho à des préoccupations d’ordre personnel.

En s’engageant sur ces terrains, il a pratiqué la méthode de l’intervention sociologique, visant la réhabilitation de l’individu et sa relégitimation là où il est le plus faible. Ainsi, Philippe Bataille se qualifie-t-il de transcripteur de la souffrance de l’autre qui, à sa manière, devient un médiateur « d’action sociale, pas uniquement de parole ».

Lorsqu’il étudie les mécanismes qui conduisent à la marginalisation, l’exclusion, la souffrance,

  • il est en prise directe avec la société civile dont il révèle « l’invisible » et « l’indicible », et recherche l’expression du conflit plutôt qu’il ne l’étouffe.

Pourtant,

si Philippe Bataille est en contact avec le monde militant ou politique, il reste chercheur, car il ne s’identifie ni à la cause, ni à l’acteur, vis-à-vis duquel il garde ses distances, quand bien même va-t-il à sa rencontre pour « chercher avec lui la perspective de sa reconstruction comme sujet ».

Même lorsqu’il était conseiller de Martine Aubry, alors ministre de l’Emploi et de la Solidarité, et qu’il a honoré une fonction d’expertise sur les questions liées à la discrimination au travail,

  • Philippe Bataille est resté un chercheur qui mettait en pratique un savoir acquis dans le domaine scientifique.

Aussi, parle-t-il d’opportunisme pour qualifier sa présence sur le terrain politique :

  • un opportunisme non destiné à satisfaire des fins personnelles, mais attaché à répondre à des préoccupations collectives.

Bien qu’audacieuse, la formule pourrait être revendiquée par les autres contributeurs.

Une explication avancée par Philippe Bataille permet d’en comprendre les raisons. Né en 1960,

il évoque les grands modèles d’intellectuels (sartrien et foucaldien) qui ont inspiré son engagement, bien que, par la suite, ceux-ci aient été mis à distance, parce que suspectés de compromission avec certains courants de pensée, notamment le marxisme.

Si cette méfiance a engendré la quasi-culpabilisation des intellectuels fréquentant les médias ou le monde politique, elle est atténuée ici, les contributeurs assumant et défendant le rôle qu’ils peuvent être amenés à jouer dans la société civile. De ce point de vue, les précisions historiques données par Érik Neveu (2003) éclairent la position des chercheurs dans cette livraison. Au lendemain de mai 1968, une méfiance à l’égard des intellectuels s’était installée, provoquant leur retrait de la scène publique. Trente ans plus tard, la situation a changé. La légitimité scientifique des chercheurs en sciences sociales s’est affirmée, en même temps que s’est estompée une forme d’autocensure politique qui les confinait à la discrétion. Les contributeurs de ce dossier incarnent cette évolution, en montrant, exemples à l’appui, que l’engagement des chercheurs dans l’espace public est désormais possible. »

– Béatrice Fleury-Vilatte et Jacques Walter, « L’engagement des chercheurs (3) », Questions de communication, 4 | 2003, 241-249.

 

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« Il en résulte une opacité dont souffrent encore certains pans du débat, particulièrement quand il s’agit de définir le réel. Tous les chercheurs s’accordent à reconnaître que l’information est fondée sur une réalité qui lui préexiste, mais seul Gilles Gauthier (2004 : 25) s’interroge sur la nature de celle-ci : « Pour qu’il y ait un « sens » à dégager, il faut d’abord avoir quelque chose de quoi le dégager. Il n’y a pas de « sens » à dégager d’une réalité totalement construite. Sinon un « sens » ne pourrait jamais en être extrait puisqu’à défaut d’une réalité brute d’origine, une réalité construite donne lieu à une régression à l’infini ». Même si Bernard Delforce prend à cœur de répondre aux critiques que lui adresse Gilles Gauthier sur ce point, sa réponse atteste d’un type d’interrogation différent : « Il ne s’agit pas […] de nier l’existence du réel, mais de reconnaître son indétermination initiale du point de vue du sens. L’« occurrence » – ce qui arrive, ce qu’on observe – n’est pas l’« événement » : le sens n’est pas préalable à l’observation, il n’est ni unique ni stable, il est tributaire du regard qu’on porte sur le réel ».  » – Béatrice Fleury-Vilatte et Jacques Walter, « Des usages du constructivisme (2) », Questions de communication, 6 | 2004, 101-110.

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« La normativité est un thème central et en même temps problématique à la fois pour la philosophie et pour les sciences sociales.

Son statut – du moins cela est mon hypothèse – est problématique en raison du fait qu’elle échappe aux partages catégoriels qui donnent forme au prisme des disciplines :

  • descriptif versus prescriptif,
  • empirique versus conceptuel,
  • scientifique versus philosophique.

À travers chacun de ces partages, le normatif se décompose d’une manière qui en compromet l’intelligibilité.

Le normatif échappe à toute tentative de classification car il opère à la conjonction entre facticité et validité, mêlant incessamment la dimension empirique du contrôle et de la coordination de l’action avec la dimension épistémique du bien-fondé des injonctions qu’il a besoin de mettre en place pour pouvoir opérer.

  1. D’un côté la dimension factuelle de ce que les acteurs font – et qui est donc étudié par les sciences sociales ;
  2. de l’autre, la dimension prescriptive de ce que les acteurs devraient faire et qui fait l’objet de la philosophie morale et politique.

Ou, pour le dire dans le vocabulaire wébérien,

le normatif mêle la dimension factuelle de la légitimité en tant que caractéristique de tout ordre institué et non contesté avec celle de la légitimité en tant que conformité à un critère d’évaluation indépendant.

  • Penser le normatif à partir de ce constat oblige à adopter une démarche résolument interdisciplinaire,
    • ce que je me propose de faire à partir d’une interrogation autour d’une conception de la normativité comme pratique.

J’entends par là considérer la normativité comme un trait distinctif de la forme de vie humaine et non pas comme fonction épistémique spécialisée.

Ce point de départ permet de penser la normativité comme une pratique ordinaire, distribuée à tout niveau de la vie sociale et dépassant largement – car elle la précède – la dimension formelle de la justification ou de la critique des normes.

  • Cette approche se distingue de la plupart des théories philosophiques de la normativité en ce qu’elle vise à réintégrer le moment social et pratique dans le concept même de normativité et de validité normative.
  • Mais elle se met également à l’écart de la plupart des approches sociologiques de la normativité en ce qu’elle refuse de séparer l’étude empirique de la normativité d’une interrogation sur ses conditions de validité.
  • On voit ici apparaître clairement le principe de l’opposition entre régularité et normativité qui constitue l’un des enjeux autour desquels se joue la question du statut de la normativité entre philosophie et sciences sociales.

Je partirai donc du constat que la sociologie, même lorsqu’elle a fait délibérément du normatif son objet propre, l’a toujours traité, justement, comme un fait, c’est-à-dire comme quelque chose qu’il serait possible d’étudier « objectivement », ce qui signifie en mettant entre parenthèses cette visée de validité sur laquelle les acteurs appuient leurs prétentions normatives et qui au contraire constitue pour la philosophie le trait essentiel de la normativité.

  • Sur ce point, les démarches de la philosophie et de la sociologie demeurent inévitablement distinctes, d’où la nécessité d’en repenser les rapports mutuels.

Le problème que cet article cherche à cerner pourrait alors être formulé ainsi :

  • tandis que pour la philosophie la détermination objective de la normativité présuppose le respect des contraintes épistémologiques qui garantissent la validité des énoncés normatifs que le philosophe formule en son propre nom,
  • pour les sciences sociales l’objectivité est atteignable seulement à condition de neutraliser cette même prétention à la validité d’un énoncé normatif.

Voulant utiliser une formule quelque peu cavalière, on dira que là où pour la philosophie il n’y a de validité que dans la possibilité d’une extériorité totale aux pratiques sociales, pour les sciences sociales l’étude des pratiques demande de renoncer au discours de la validité normative.

  1. D’un côté, la démarche philosophique pose que le normatif n’est pensable qu’à condition d’en assurer l’indépendance de tout ordre factuel.
  2. De l’autre, les sciences sociales considèrent le normatif comme étant un épiphénomène du factuel, dont il serait possible de rendre compte par la description de formes de régularité sociale, ou tout au plus de ce que les agents font à partir d’un cadre normatif déterminé par des catégories sociologiques.

Dans un cas comme dans l’autre, la question des conditions de validité des ordres et des pratiques normatives en vient à être mise entre parenthèses.

Cet article présente une première cartographie, encore assez incomplète, des enjeux qu’une approche de la normativité comme pratique permet de mobiliser et des dispositifs théoriques dont on pourrait se servir pour les aborder. L’article est composé de six sections. Dans la première section je propose une problématisation du statut de la normativité et je montre que ma problématique ne concerne pas seulement les théories philosophiques de la normativité, car elle est aussi au cœur du travail même des sciences sociales. Je montre aussi pourquoi il faut aborder l’étude de la normativité à partir des pratiques et je présente les points essentiels de ma démarche. Dans la deuxième section j’introduis le concept de « pratiques normatives » et ses principales articulations conceptuelles, à partir de travaux récents en sociologie et en philosophie. Dans la troisième section j’explique dans quel sens les pratiques normatives ont une visée de validité et incorporent en ce sens un potentiel de rationalité. Dans la quatrième section je présente un modèle pour l’analyse de la validité des pratiques normatives en situation. Dans la cinquième section j’aborde la question de ce que signifie évaluer une prétention normative et je développe un modèle multidimensionnel inspiré par les travaux de Thomas Kuhn, qui permet d’intégrer dans un seul modèle analytique différentes dimensions normatives qui sont à la fois irréductibles et complémentaires. Enfin, dans la sixième section je présente une étude de cas qui illustre la problématique générale de l’article.

 

Localiser la normativité

Saisi au carrefour entre philosophie et sciences sociales, le normatif se réfère à au moins trois types d’objets sociaux.

  1. D’abord, toute forme de conduite humaine orientée par des normes.
  2. Deuxièmement, les ordres normatifs qui orientent la conduite et les dynamiques qui les caractérisent.
  3. Troisièmement, les conduites réflexives à travers lesquelles les agents s’adressent à ces ordres normatifs, à la fois pour en faire le point d’appui de leurs démarches et pour les transformer.

Une approche complète de la normativité exige que ces trois dimensions soient prises en considération de manière conjointe, c’est-à-dire dans un cadre théorique cohérent et unifié.

Je me sers de l’expression « pratiques normatives » précisément pour essayer d’expliquer

  • comment le moment épistémique de la visée d’objectivité qui est présupposé par toute prétention normative peut être inscrit dans la texture du social,
    • c’est-à-dire afin d’expliquer comment notre rapport à la normativité se constitue en même temps et de manière indissociable au carrefour de cette double visée de validité et d’efficacité.

Cette double visée est un trait distinctif de la normativité et elle est constitutive tout autant des normes que des valeurs, si bien que

  • la « question centrale que les valeurs posent aux sciences sociales est celle, énigmatique, de leur objectivité, sans laquelle il n’y aurait pas de valeurs au sens propre mais un ensemble épars d’estimations subjectives » (Orléan, 2011, p. 188).

Autrement dit, sans une théorie de l’objectivité toute institution sociale devient inexplicable et tout ordre normatif s’expose à l’arbitre du relativisme.

  • Cela vaut tout autant pour les valeurs religieuses, esthétiques, sociales, politiques ainsi que morales.

Ainsi comprise, la question de la valeur de la valeur – ainsi que celle, symétrique, de la validité des ordres normatifs – renvoie à deux types de conditions légitimantes. D’un côté, c’est le fait même de l’acceptation collective (au sens wébérien de « légitimation ») qui est la source de la valeur ou de la validité :

  • est une valeur ce que les acteurs considèrent comme telle.
  • Autrement dit, vaut comme légitime tout ordre normatif qu’une collectivité accepte et respecte.

De l’autre côté, la question de la légitimité renvoie à la possibilité de la justification, ou validité normative, telle qu’elle se manifeste dans la tension entre les dimensions du de facto et du de jure.

Dans cette perspective, la légitimité n’émane pas du simple fait de l’acceptation, mais plutôt du fait théorique de l’acceptabilité, c’est-à-dire de la cohérence avec un ensemble déterminé de principes.

  • D’après l’hypothèse qui régit mon propos, pour penser la normativité de manière adéquate il faut que ces deux conditions, dont la séparation constitue le fons et origo du partage entre philosophie et sciences sociales, soient traitées de manière conjointe.

Approcher la normativité comme un trait des pratiques sociales permet précisément d’atteindre cet objectif,

  • car une pratique normative

(a) est un objet social qui peut être étudié avec les outils et les méthodes des sciences sociales et

(b) elle est en même temps le lieu de production de la validité normative.

Comprendre le fonctionnement de la normativité à partir des pratiques normatives est une condition préalable pour saisir les faits normatifs dans leur complexité.

  • L’idée de normativité comme pratique n’est pas totalement neuve.
  • Elle est par exemple présente, quoique de manière encore implicite, dans divers travaux en sociologie et en histoire.
  • On peut se référer notamment à la tradition des études sur les économies morales (Thompson, 1971) et à leur démarche de critique du déterminisme économique.

En remettant en cause une tradition d’études fortement consolidée, Edward P. Thompson avait notamment montré que les émeutes populaires dans l’Angleterre des xviiie et xixe siècles n’étaient pas le simple effet d’une causalité économique.

Les agents ne réagissaient pas, telles des machines, à la réduction des ressources alimentaires disponibles, mais s’opposaient en même temps à l’expérience de l’injustice qui leur était faite. On ne pouvait donc plus comprendre les faits sociaux sans accéder à cette dimension normative dont on avait cru pouvoir faire l’économie dans l’effort de produire une science sociale « objective ».

Si pour la tradition précédente comprendre une émeute signifiait identifier des relations causales entre ordres de faits économiques (hausse du prix du blé, famine, etc.) et protestations sociales, la prise en compte du moment normatif complique considérablement le tableau. Dans ce cadre, plus encore qu’Edward P. Thompson, c’est James Scott qui a montré à quel point la dimension normative des émeutes populaires nous forçait à repenser de manière critique le rapport entre les attitudes normatives des acteurs, celles du chercheur et celles de l’époque dans laquelle vit ce dernier (Scott, 1979, ch. 6).

Cet auteur a notamment montré à quelles difficultés est confronté le chercheur en sciences sociales lorsqu’il cherche à comprendre la signification d’un événement normativement chargé comme une forme de protestation sociale.

  • Il a décrit le difficile travail d’interpolation entre le jugement normatif porté sur la justice ou l’injustice d’une action sociale et le jugement des acteurs eux-mêmes et a montré l’importance de savoir se positionner par rapport aux différents points de vue normatifs développés par les sciences sociales ou la philosophie, à partir du constat que la perception d’une injustice ne peut se faire que sur fond d’une norme de justice et que normes et faits s’entrelacent de manière inextricable à la fois dans la réalité sociale et dans la perception du chercheur.

L’existence de « faits normatifs » complique donc de manière considérable le travail du chercheur en sciences sociales.

  1. D’un côté, ce dernier ne peut pas se confier à ses propres critères normatifs car ils sont extérieurs au contexte.
  2. De l’autre, la projection d’une structure normative autre supposée « objective » (marxisme, libéralisme), serait tout autant arbitraire que les résultats auxquels elle donnerait lieu, car « On what the criteria of justice should be, there are almost as many answers as there are social scientists reckless enough to venture onto such treacherous conceptual ground » (Scott, 1979, p. 158).
  3. En troisième lieu, se fier simplement aux jugements des acteurs exposerait le chercheur au double risque du piège de la fausse conscience et d’être pris dans les stratégies des acteurs eux-mêmes.

Le chercheur est donc confronté au problème de comment porter un jugement normatif sur une situation sociale, dans le cadre d’une enquête, étant donné qu’il ne peut pas se soustraire à cette obligation de jugement, mais ayant l’impression que toute stratégie connue semble vouée à l’échec.

Autrement dit,

dès que nous quittons le terrain théoriquement assez douteux et instable d’une lecture politique du réel à partir des grilles d’évaluation qui sont celles du chercheur – par exemple lorsqu’on lit l’histoire au prisme de la distinction entre classes dominantes et classes dominées – le statut du normatif vient immédiatement se troubler, car le chercheur ne sait plus où puiser ses catégories de structuration normative du réel.

  • Avec James Scott il sera donc contraint d’admettre l’arbitraire de son propre choix d’une vision du bien ou du juste.
  • Nous entrons ainsi dans les eaux troubles du pluralisme radical.

Comprendre une pratique normative apparait dès lors comme n’étant pas chose aisée, car pour éviter que le pluralisme se transforme en dogmatisme ou qu’un relativisme mal compris fasse écrouler tout espoir de scientificité de l’enquête, il faut que plusieurs perspectives normatives soient mobilisées en même temps :

  1. évaluation de l’action des acteurs par rapport à la situation,
  2. évaluation du jugement des acteurs par rapport aux ordres normatifs en vigueur,
  3. évaluation des ordres normatifs eux-mêmes par rapport à d’autres ordres normatifs,
  4. évaluation de tous ces ordres par rapport à l’ordre normatif dans lequel s’insère le sujet qui formule le jugement.

Pour ce faire, le chercheur sera obligé de mobiliser plusieurs ordres normatifs de référence :

  1. ceux des acteurs eux-mêmes,
  2. ceux du contexte historico-social plus large,
  3. ceux du savoir disciplinaire dans lequel on s’inscrit,
  4. celui du point de vue normatif qui constitue le sujet jugeant en un sujet normatif situé dans l’espace-temps socio-culturel qui est le sien.

L’action sociale doit ainsi être située par rapport à une pluralité d’horizons normatifs :

  1. ceux des acteurs,
  2. ceux de l’époque,
  3. ceux des chercheurs,
  4. ceux des pratiques scientifiques dans lesquelles on s’inscrit.

Il en est ainsi car le normatif ne se manifeste qu’au croisement de cette double injonction entre dire ce qui est juste et déployer les sources normatives sur lesquelles le jugement normatif s’appuie.

  • Le poids et l’importance de cette double injonction n’apparaissent que lorsque nous mettons en tension le point de vue normatif de l’observateur avec celui des acteurs qu’il étudie.

Par exemple, si pour Edward P. Thompson le fait de partager les valeurs qu’il attribuait aux émeutiers rendait à ses yeux non-problématique son propre cadre normatif de référence,

  • moins de vingt ans après la réflexion de James Scott montre à quel point une telle réflexion critique est devenue incontournable.

Comment, dès lors,

  • s’approprier un discours social sur les pratiques normatives sans tomber dans l’identification entre son propre point de vue et celui des agents dont on étudie les pratiques normatives ?
  • Comment, autrement dit, juger des prétentions normatives des agents, s’interroger sur leur légitimité, questionner les conditions de validité de leurs prétentions normatives, tout en gardant la juste distance qu’un tel exercice exige du chercheur ?
  • Mais, également, comment éviter de s’égarer dans cet oubli du contexte qui caractérise la plupart des théories philosophiques de la normativité, que ce soit pour poursuivre une quête de vérité sous la bannière du réalisme moral, ou pour se cantonner à une visée de justesse garantie par un procéduralisme supposé non controversé ?

La réflexion que des auteurs comme James Scott ou Thomas Kuhn ont développée sur leur propre expérience de chercheurs en sciences sociales montre que le chercheur, comme tout autre individu engagé dans un acte de jugement, ne peut pas s’empêcher de mobiliser son propre horizon normatif, mais qu’en le faisant il doit se doter d’instruments pour éviter que sa subjectivité le conduise à projeter ses critères et valeurs sur l’expérience sociale qu’il est en train de comprendre.

Introduire le point de vue moral – mais de manière plus appropriée il faudra parler de point de vue normatif – paraît donc être chose tout autant nécessaire que difficile :

  • James Scott concluait ses considérations sur la manière d’analyser le contenu normatif des économies morales en remarquant que « any viable analysis of exploitation must, then, encompass at least three elements. It must be attentive to the relational or exchange quality of social relations, it must seek out the shared human needs that social actors expect from these relationships; and, in this context, it must work from the actual notions of “fair value” that prevail » (Scott, 1979, p. 165).
  • Dans ce qui suit, je voudrais montrer que ces éléments sont tous nécessaires à la mise en place d’une approche normative cohérente, mais peut-être pas encore suffisants.
  • Néanmoins, James Scott nous met sur la bonne voie pour comprendre les problèmes tout autant que les enjeux soulevés par l’étude empirique des pratiques normatives.

Le propos que je défends donc est que, comme ces exemples le montrent, pour rendre compte du potentiel normatif des pratiques sociales nous avons besoin d’une théorie de la normativité capable de faire tenir ensemble une pluralité de perspectives évaluatives provenant d’horizons normatifs hétérogènes et irréductibles.

À cet égard,

  • le problème principal est que nous ne disposons pas d’une théorie de la normativité adéquate et cela à cause de la manière dont le normatif a été partagé entre philosophie et sciences sociales dès l’avènement de ces dernières.

La réflexion que je propose d’entamer à partir d’une théorie des pratiques normatives entend – en quelque sorte à contre-courant des traditions philosophiques majeures – développer une théorie de la normativité qui pourrait servir de cadre théorique pour des enquêtes empiriques portant sur des pratiques normatives en situation. Une telle démarche permettrait de mieux comprendre comment aborder empiriquement la question soulevée par James Scott d’une manière apte à éclairer la question normative dans toute sa complexité pratique et théorique.

  • Elle devrait expliquer en quoi consiste le potentiel de validité des prétentions normatives formulées en contexte et expliquer comment porter un jugement normatif, ou moral, sur les actions et les discours des agents dont les sciences sociales suivent et reconstruisent les actions en situation.

Je parlerai donc de « pratiques normatives » pour signifier que les pratiques ont un potentiel de normativité – et donc aussi de rationalité – qu’il s’agit de revendiquer et qu’en même temps la normativité est essentiellement affaire de pratiques sociales plutôt que de contenus propositionnels dont il s’agirait d’établir les conditions de validité, que ce soit en termes de vérité ou de justesse.

  • On peut résumer le sens de cette démarche à partir de trois idées principales, que je présente ici de manière très succincte.

1. La normativité imprègne toute forme et toute dimension de la vie humaine. Elle est un trait fortement distribué et dont les formes sont hautement différenciées.

  • En suivant une intuition dont le développement est dû notamment à l’ethnométhodologie, j’assume que la normativité, avec le moment réflexif de l’accountability, est un trait irréductible de toute forme d’interaction humaine, si bien que son existence ne peut pas dépendre de conditions sociales déterminées, ni être limitée à son exercice à l’intérieur de systèmes sociaux fonctionnellement spécialisés.
    • Rendre compte de notre conduite, c’est-à-dire donner des raisons pour ce que nous disons et faisons, dans la perspective ouverte par l’ethnométhodologie est un trait irréductible de toute interaction humaine, des plus simples aux plus complexes, car de ce trait dépend la possibilité même de l’ordre social.

2. Les pratiques normatives et non pas les normes doivent servir de socle pour une théorie de la normativité.

  • Une théorie de la normativité doit expliquer comment, par le biais de quelles actions et de quels discours, les agents mobilisent et modifient les ordres normatifs qui régissent leur vie en commun.
    • Les pratiques normatives constituent le facteur dynamique des ordres normatifs. Un corollaire de cette idée est que si la normativité se déploie essentiellement à travers des pratiques, son étude demande le passage par des analyses d’ordre empirique.
    • D’où l’importance de thématiser la dimension pratique de la normativité, c’est-à-dire le fait que c’est à travers des pratiques que nous nous adressons aux ordres normatifs qui régissent le fonctionnement de la société, que ce soit pour les critiquer, pour les justifier, pour les ajuster, ou pour les destituer ou en instituer de nouveaux.

3. Toute pratique normative est dotée d’un contenu cognitif.

  • C’est ce contenu cognitif qui rend possible à la fois des pratiques normatives comme la critique et la justification et qui permet de tenir chaque agent pour responsable des prétentions normatives qu’il avance.
    • Les pratiques normatives sont caractérisées par une visée d’objectivité, au sens où toute prétention normative, qu’elle soit linguistiquement formulée ou exprimée à travers l’action, expose son acteur au fait d’en devoir rendre compte.
    • Je suggère que pour rendre compte de cette visée d’objectivité nous devons renoncer aux catégories dont on s’est traditionnellement servi pour le faire :
      • la catégorie de vérité, comme le voudrait la tradition du réalisme moral,
      • la catégorie de justesse comme le veut le procéduralisme et enfin
      • la catégorie de véridicité ou d’authenticité, comme c’est le cas dans la tradition herméneutique.
    • À leur place, en accord avec une théorie pragmatique de l’objectivité, c’est vers la notion d’assertabilité garantie que nous devons nous tourner, car le propre de cette notion est de préserver le potentiel cognitif de la notion d’objectivité, tout en la transformant en une notion dynamique, c’est-à-dire capable de tenir compte de variables d’ordre contextuel.

De ces trois prémisses il s’en suit qu’en raison du contenu cognitif des pratiques normatives, une analyse complète de la normativité doit rendre compte de ses conditions empiriques de production tout autant que des conditions de validité qui caractérisent la pratique normative en objet.

Pour ce faire, trois conditions méthodologiques doivent être remplies.

  1. D’abord, il s’agit de se doter d’un appareillage permettant une analyse empirique et non plus seulement conceptuelle de la normativité, un appareillage qui permette donc de saisir la normativité comme étant un processus en train de se faire dans le tissu des pratiques sociales.
  2. Ensuite, il faut se doter d’une épistémologie qui soit capable d’articuler facticité et validité et de repérer les conditions de rationalité qui sont propres à l’agir des agents en situation à partir d’une conception de l’objectivité capable de prendre en compte le principe de contextualité.
  3. Enfin, il faudra abandonner le postulat de neutralité axiologique et adopter une perspective multidimensionnelle consistant à multiplier et à faire varier les perspectives par rapport auxquelles la question de la validité d’une prétention normative peut être posée.

Comprendre une pratique normative, c’est comprendre à quelles conditions ses conclusions sont valides. Comprendre les conditions de validité demande à son tour qu’on mobilise une pluralité de perspectives et de démarches.

  • Une théorie de la normativité comme pratiques vise à remplir la première condition,
  • une théorie de la rationalité comme enquête et une théorie de l’objectivité pragmatique permettent de remplir la deuxième,
  • tandis qu’une théorie multiperspectiviste remplit la troisième.

Le reste de cet article analyse ces trois aspects plus en détail.

 

Qu’est-ce qu’une pratique normative ?

La pratique normative est l’unité d’analyse que je propose d’adopter pour mener à bout ce projet.

Une pratique normative consiste en un ensemble organisé d’actions et de discours socialement formés et qualifiés épistémiquement, au travers desquels les agents participent à la construction, la révision, la défense, l’articulation d’un ordre normatif donné.

  • Par ordre normatif j’entends me référer à des objets sociaux d’ordre symbolique comme les croyances, les valeurs et les principes.

J’entends également me référer

  • aux arrangements institutionnels qui président à la coordination de l’action à l’intérieur d’un cadre social donné, aussi bien qu’aux habitudes et aux procédures dans la mesure où elles incorporent et elles traduisent en action des contenus normatifs.

Les ordres normatifs sont ici considérés dans la perspective de leur capacité à orienter et à organiser l’action humaine au niveau individuel et collectif.

La notion de pratiques normatives couvre un spectre très vaste d’activités humaines qui vont de la critique ordinaire adressé par un acteur à un autre acteur jusqu’à des activités sociales comme le journalisme ou le droit.

Une première distinction s’impose dès lors selon la taille de la pratique.

Je me sers à cet effet de

  • la distinction entre pratiques intégratives et pratiques dispersées proposée par Theodore Schatzki (1996 et 2002).

Ces deux définitions renvoient à deux aspects fort différents de la normativité des pratiques.

D’après Theodore Schatzki, une pratique intégrative est un ensemble organisé d’actions et de discours ayant une orientation téléologique.

  • Toute pratique sociale peut en ce sens être dite intégrative, dans la mesure où elle constitue un nexus organisé d’activités hétérogènes orientées vers la poursuite de finalités particulières.

Une pratique de cuisine, une pratique religieuse, une pratique politique sont d’après Theodore Schatzki des exemples de pratiques de type intégratif, car

  • elles sont constituées par l’intégration et l’agrégation d’une pluralité d’éléments dispersés et hétérogènes, dont elles assurent l’organisation.

Pour éviter de définir la pratique par la pratique,

  • on dira qu’une sphère sociale peut se comprendre comme une pratique dans la mesure où on la conçoit du point de vue des activités qui la caractérisent, plutôt qu’à partir de sa structure, de ses valeurs, ou du point de vue de sa manière de donner une orientation générale à une forme de vie.

Par exemple, de la démocratie on dira qu’elle est une pratique pour souligner comment elle s’incarne dans des procédures, des manières de faire, des rituels, des institutions et des ethos spécifiques.

Le deuxième membre de la distinction proposée par Theodore Schatzki est la pratique dispersée.

Une pratique dispersée dénote une unité d’action considérablement plus simple, qui se centre autour d’un seul type d’action, mais qui peut se retrouver dans une pluralité de pratiques intégratives différentes.

Comme exemple de pratiques dispersées cet auteur cite :

  • décrire,
  • ordonner,
  • questionner,
  • référer et
  • examiner.

Il remarque que

les pratiques dispersées manquent de structure téléonomique, ce qui signifie qu’elles ne possèdent pas des finalités intrinsèques et qu’elles se plient donc aux finalités exprimées par les pratiques intégratives dans lesquelles elles sont mobilisées.

Dans la perspective normative adoptée dans cet article, parmi les pratiques normatives dispersées on inclura :

  • argumenter,
  • persuader,
  • former une stratégie,
  • documenter (une action, un événement),
  • faire pression,
  • se plaindre.

On ajoutera également

  • réviser,
  • réparer,
  • corriger les gaffes,
  • les erreurs ou les fautes,
  • approuver,
  • désapprouver,
  • sanctionner,
  • rappeler à l’ordre,
  • dresser,
  • discipliner les corps.

On remarquera que la discursivité, bien qu’importante, ne constitue pourtant pas une condition essentielle pour attester l’existence d’une pratique normative.

Telles que je les conçois,

les pratiques normatives appartiennent aux deux catégories de pratiques sociales, à savoir les pratiques intégratives et les pratiques dispersées.

D’un côté,

  • un système juridique, les médias, un système politique, la critique sociale ou ce que Charles Tilly appelait des pratiques de contestation, constituent des pratiques normatives intégratives.

En ce sens,

  • la locution « pratique normative » permet d’isoler à l’intérieur d’un contexte social l’ensemble de ces pratiques dont le propre est de jouer un rôle privilégié dans la gestion des dynamiques normatives, que ce soit d’une manière institutionnalisée (c’est le cas du droit et des médias), ou non (c’est le cas de toute forme de protestation).
    • Cette définition permet notamment d’identifier, par exemple, une pratique de résolution de controverses au sein d’une société sans droit formel et de l’étudier comme un système structuré d’actions et de discours ayant une portée normative, doté de procédures et de règles, ayant ses propres conditions épistémologiques de validité, ses propres rôles définis, son propre répertoire de sources normatives, sa conception de l’objectivité et ainsi de suite (Abel, 1973 ; Comaroff & Roberts, 1981).
  • Ou, en suivant la présentation suggestive de Asef Bayat, on décrira les pratiques de « Quiet Encroachment » diffuses au Moyen-Orient comme une forme spécifique de pratique normative intégrative, car elle permet de définir une stratégie socialement diffuse de forme de résistance des dominés au pouvoir constitué (Bayat, 2010).

La première étape d’une analyse sociale de la normativité consiste donc dans le repérage et dans la description des pratiques normatives intégratives au travers desquelles un système social assure le maintien des ordres normatifs qui le caractérisent.

  • De l’autre côté, cette démarche permet d’isoler et de décrire des pratiques, telles que la justification et la critique, comme étant des unités plus simples et sans structure téléonomique, ce qui leur permet de préserver la même structure d’action, y compris dans le cadre de pratiques sociales intégratives différentes.

On remarquera toutefois que les conditions épistémiques qui président à la validité de ces pratiques peuvent varier d’un contexte social à l’autre, formant ainsi des « répertoires normatifs » spécifiques.

En distinguant et en examinant les attitudes normatives d’agents impliqués dans des pratiques normatives, il s’agit alors de répondre aux questions suivantes :

  • quelles sont les conditions épistémiques qui assurent la validité d’une pratique normative déterminée ?
  • Quelles sources sociales sont mobilisées dans chaque type de pratique normative ? Quelles sont les pratiques dispersées qui caractérisent une pratique intégrative donnée ?
  • Comment sont-elles mobilisées par différentes catégories d’acteurs sociaux ?
  • Quelle notion d’objectivité est présupposée par chaque pratique afin de rendre raison des prétentions normatives des agents ?

L’hypothèse dont je pars est que les conditions de validité varient en raison de facteurs d’ordre contextuel, c’est-à-dire qui dépendent des caractéristiques de la pratique intégrative de référence. Ces conditions influent à leur tour dans la formation et la diffusion des pratiques normatives dispersées à son intérieur.

J’ai dit plus haut que les pratiques normatives se caractérisent par une double visée transformatrice :

  • elles visent à transformer les ordres normatifs existants mais aussi à intervenir dans les pratiques sociales courantes à l’appui des ordres normatifs en vigueur.
  • Un deuxième trait qui caractérise les pratiques normatives est leur obligation d’accountability.

Ces deux aspects peuvent par ailleurs se trouver distribués sur des pratiques différentes, les unes ayant une visée uniquement transformatrice – comme c’est le cas de la plupart des formes de résistance et de contestation – et les autres ayant un potentiel explicite de justification.

C’est donc par souci de simplicité que j’assume ici que toute pratique normative incorpore les deux éléments. Disons plutôt que chacun des deux éléments doit être présent dans un contexte socio-politique et que parfois on peut assister à une division fonctionnelle du travail normatif entre pratiques différentes, par exemple là où une classe d’intellectuels professionnels se développe et se voue à la fonction critique.

  • Étudier la normativité en tant que pratique implique de prendre au sérieux les prétentions de validité que ces pratiques soutiennent d’une manière qui nous force à remettre en question le clivage entre sciences de la description et sciences normatives.
  • Rendre compte de ce qu’un agent réclame signifie comprendre non seulement la dynamique sociale dans laquelle il est pris – les formes de son appartenance sociale, sa constitution psychologique, les circonstances de son action – mais aussi comprendre les conditions épistémiques qui légitiment le résultat de la pratique normative dans laquelle il s’engage.
    • Autrement dit, il signifie comprendre à quelles conditions et dans quels termes il serait possible d’établir les bases de validité de sa revendication. Sur ce point, la démarche que je propose se caractérise par la manière de comprendre ces ordres normatifs qui font l’objet des pratiques normatives.

J’ai défini plus haut un ordre normatif comme un nexus hétérogène d’assomptions tacites, normes, procédures, habitudes qui servent à orienter et coordonner l’agir dans une sphère déterminée de la vie sociale.

En ce sens, un ordre normatif n’est pas une structure que l’on supposerait régir la totalité d’une société, mais un horizon de pertinence qu’il s’agit chaque fois de reconstruire en raison de l’étendue de la pratique normative intégrative qu’on analyse.

Pour mieux comprendre comment cette définition peut influer sur la manière d’analyser une pratique normative, il suffit de la comparer à d’autres conceptions de la normativité. Tout d’abord, un ordre normatif n’est pas un vocabulaire.

En ce sens, l’étude des pratiques normatives ne se réduit pas à l’étude des variations culturelles ou des formes expressives, selon un modèle propre aux approches interprétatives et postmodernes.

Ensuite,

  • il n’est pas une grammaire dont il s’agirait de retracer les formes d’invariance, au sens de formes élémentaires qu’on retrouverait partout égales.
  • Mais il n’est pas non plus un principe d’ordonnancement qui serait capable à lui seul de régir le fonctionnement d’une sphère sociale et qui serait en ce sens en mesure de justifier le bien-fondé de toute prétention en son sein.

Dès lors, l’explication du déroulement d’une dynamique normative ne passe pas, ou en tout cas pas de manière exclusive, par la mise à nu d’un changement de vocabulaire, ni par une analyse du rapport entre des règles et leur application, ou par la référence à un ou plusieurs principes d’ordonnancement dominant. L’approche de la normativité par les pratiques ne présuppose pas un appareillage théorique lourd. Cette souplesse théorique est notamment rendue possible du fait que la notion de pratique est une notion riche du point de vue normatif et en même temps très flexible du point de vue de sa capacité à varier d’échelle en fonction du contexte.

L’assomption dont je pars est donc mince du point de vue des postulats épistémologiques de départ, mais exigeante du point de vue des attentes de validité :

  • elle exige que toute pratique visant un ordre normatif – que ce soit pour le critiquer, pour le justifier, pour l’institutionnaliser ou pour le destituer – doit être en mesure de montrer les sources de validité sur lesquelles elle s’appuie.

 

Le potentiel de rationalité des pratiques normatives

On pourrait craindre que l’adoption du point de vue situé des pratiques nous oblige à renoncer à toute visée de validité, réduisant le contenu normatif des pratiques sociales aux intérêts des acteurs et des groupes sociaux, que ce soit dans les termes du déterminisme socio-économique, d’une théorie du pouvoir, ou dans ceux d’une conception purement stratégique de la rationalité. Le rejet des oppositions qui régissent les conceptions courantes de la rationalité pratique et fondent la possibilité d’articuler un jugement normatif ne nous laisse pourtant pas dépourvus de points de repères pour articuler une visée normative.

Même sans pouvoir accéder au point de vue contraignant d’une raison publique idéale ou d’une rationalité procédurale capable d’assurer à nos jugements leur pouvoir d’obligation, les pratiques normatives sont tout de même dotées d’une visée de validité qui ne se limite pas à la simple expression de conventions ou de rapports de force.

Ce pouvoir leur vient d’un potentiel de rationalité qui est implicite dans les pratiques elles-mêmes et qui consiste dans la possibilité de mettre en tension les différentes sources normatives socialement accessibles par le biais d’un discours apte à rendre explicites les bases de nos engagements.

Dans toute controverse portant sur les ordres normatifs

  • il est toujours possible de voir les acteurs comme étant engagés dans un échange de raisons qui, à l’appui des sources d’évidence dont ils se servent, permet de mettre en lumière l’existence d’asymétries entre options normatives en compétition.

Bien que de telles démarches ne permettent pas toujours de trier de manière définitive entre jugements normatifs en compétition, elles nous permettent néanmoins de rendre explicites les implications et les enjeux de chaque position normative.

  • La question à laquelle il s’agit de répondre est alors comment rendre justice à ces prétentions ?
  • Quelle théorie de la rationalité permettrait de trier entre revendications légitimes et non légitimes ?

Il y a différentes manières pour rendre compte du potentiel de rationalité des sources sociales de la normativité qui sont mobilisées à l’intérieur de pratiques normatives dont il s’agit d’évaluer les prétentions à la validité.

La solution que je propose s’appuie sur une conception pragmatiste de la rationalité, qui conçoit la validité des énoncés normatifs dans les termes d’enquêtes expérimentales et faillibles visant à la fois les états de fait et les ordres normatifs et dont les résultats peuvent être falsifiés.

  • Cette approche est intégrée par une série d’arguments qui visent à implémenter un modèle de rationalité se fondant sur des stratégies d’argumentation de type comparatif et qui pointent vers une conception « expressive » de la rationalité.

Ce deuxième élément fournit des indications plus précises concernant la manière spécifique de traiter des conflits entre ordres normatifs en compétition et constitue un complément nécessaire lorsqu’on rejette toute dichotomie entre faits et valeurs, ou entre valeurs et normes.

Tandis que le moment pragmatiste permet d’enraciner la visée d’objectivité à la considération des contraintes qui sont propres au monde social et naturel par le biais de la considération des conséquences des actions, le moment expressif permet d’incorporer des éléments d’ordre culturel relatifs à la sous-détermination de chaque ordre normatif.

Ce cadre se compose donc de plusieurs éléments qui sous-tendent la théorie des pratiques normatives, dont notamment :

(a) une théorie de la rationalité des agents axée sur la conception pragmatiste de l’enquête ;

(b) une notion d’objectivité pragmatique qui permet de faire varier les critères normatifs d’évaluation en fonction de paramètres qui dépendent des conditions propres à la pratique et qui justifient la conception de la rationalité comme institution sociale ;

(c) une conception expressive de la validité normative en tant que fonction du rôle des ordres normatifs dans l’articulation d’un ordre tacite ;

(d) une conception stratifiée des perspectives normatives.

Cette section et les deux qui suivent offrent quelques éclaircissements concernant le contenu de ces quatre principes de méthode afin d’expliquer quelles sont les bases théoriques qui régissent l’idée de validité qui est au cœur de la théorie des pratiques normatives.

Elles devraient montrer aussi que ce modèle est à la fois descriptif et normatif : il nous permet de repérer et de décrire des pratiques sociales du point de vue de leur « teneur » en rationalité et il nous permet également de nous interroger sur leurs conditions de validité.

  • Ce double statut du modèle de l’enquête est ce qui permet d’articuler en charnière analyses empiriques et analyses épistémiques des pratiques normatives.
  • Autrement dit, d’analyser les pratiques normatives comme étant des pratiques sociales et comme étant orientées par une visée de validité.

Le modèle épistémologique dont je me sers pour décrire et analyser le déroulement des pratiques normatives est issu de la théorie pragmatiste de la rationalité comme enquête et s’inspire notamment de la conception deweyenne de la logique comme science du raisonnement en situation.

  • La notion d’enquête se réfère à l’idée de rationalité comme modalité d’affrontement des problèmes par voie d’ajustement des croyances qui guident l’action.
  • Il n’y a donc pas de privilège de la connaissance sur l’action ou de la théorie sur la pratique, mais attention à la dimension située et pratique de toute activité cognitive, y compris de nos engagements avec les ordres normatifs.

Ce modèle remonte à la théorie de la fixation des croyances de Charles Sanders Peirce et à la théorie du jugement de pratique de John Dewey. Pour ces deux auteurs, aussi bien que pour la plupart des pragmatistes, l’enquête est une forme d’activité essentiellement socialisée et spatio-temporellement étendue, que ce soit dans le modèle peircéen de la recherche scientifique comme activité exercée par une communauté d’enquête, ou dans l’idée deweyenne du caractère social et coopératif des pratiques de résolution de problèmes.

De ce modèle, dont il existe plusieurs variantes, je ne donne ici qu’un très bref aperçu, qui retient notamment les éléments suivants.

  • D’abord, l’idée que les croyances doivent être évaluées par rapport à leurs fonctions comme guides pour l’action.

Ce passage est essentiel pour orienter l’analyse de la normativité dans les termes de leur visée pratique, c’est-à-dire en tant que visant la résolution de situations problématiques plus ou moins localisées.

Ce principe implique le refus de traiter les acteurs sociaux comme des philosophes moraux en puissance :

  • dans leurs controverses normatives les acteurs ne visent pas la détermination du bien et du juste mais le déblocage d’une impasse dans l’action.

L’impasse peut être aussi limitée qu’une dispute entre riverains ou aussi étendue qu’une controverse autour du nucléaire.

Ensuite, l’idée que la rationalité est une qualité de l’action.

  • Ce deuxième principe implique que lorsqu’ils affrontent des doutes ou des problèmes réels, les agents tiennent pour valide la grande majorité de leurs croyances et pratiques actuelles, d’après ce qu’on pourrait appeler le « principe de Neurath », dont on connaît la phrase célèbre :

« nous sommes comme des marins qui doivent reconstruire leur navire au grand large, sans jamais pouvoir le décomposer en cale sèche, afin de le reconstruire à partir des meilleurs composants » (Neurath, 1932/33).

  • La conséquence de ce principe est que tout élément de l’ordre normatif n’étant pas mis en cause au même moment par l’enquête en train de se faire peut être mobilisé comme source normative sur laquelle appuyer une revendication.

Troisièmement, l’enquête est une pratique orientée par le problème qui la fait surgir. La conception de l’enquête implique donc qu’une pratique normative vise une solution locale à un problème tel qu’il émerge dans un contexte social spatio-temporellement situé et pour des acteurs sociaux déterminés.

  • Le quatrième principe consiste dans le rejet de la dichotomie entre faits et valeurs, ce qui implique que les normes et les valeurs peuvent faire l’objet d’enquêtes expérimentales au même titre que les faits, si bien que le même type de rationalité régit les deux cas.

Ce principe permet d’étendre au domaine des désaccords normatifs le paradigme de l’enquête et de faire l’économie de toute la série de dualismes dont on se sert couramment pour saisir le normatif :

  • entre faits et valeurs,
  • entre valeurs et normes,
  • entre vérité et justesse,
  • entre éthicité et moralité et ainsi de suite.

Le cinquième élément concerne la place des conséquences dans l’évaluation des prétentions normatives, à la fois pour en éclairer la signification (maxime pragmatiste de Charles Sanders Peirce) et pour favoriser les processus de prise de décision publique (conception des publics de John Dewey).

  • Il fournit donc un critère – à intégrer avec d’autres – pour évaluer la validité des prétentions normatives avancées par des agents en situation à partir des conséquences sur la vie des agents concernés dont elles sont porteuses.

Le sixième et dernier critère est le faillibilisme, qu’il s’agit d’appliquer à la fois à la démarche d’enquête propre aux chercheurs en sciences sociales et aux philosophes lorsqu’ils avancent des prétentions normatives, mais aussi aux acteurs engagés dans des disputes, des désaccords et dans toute autre pratique normative.

À partir de cette perspective,

une pratique normative peut être vue comme étant une pratique sociale dont l’élément qualifiant concerne sa manière propre de mobiliser des normes, des valeurs et d’autres éléments des ordres normatifs, qu’il est possible d’identifier et d’analyser à partir des variables suivantes.

  • D’abord, l’émergence d’un désaccord concernant une action à entreprendre.
  1. Toute pratique normative est déclenchée par l’avènement d’un désaccord visant la légitimité qu’un ordre normatif revendique pour régler une situation sociale ou la manière de l’interpréter.
  2. Deuxièmement, une pratique normative est mise en place lorsque les agents se trouvent face à une pluralité de sources normatives hétérogènes auxquelles ils peuvent faire référence.
  3. Troisièmement, une pratique normative se caractérise par l’existence de stratégies d’accountability à travers lesquelles les agents rendent compte de leurs prétentions normatives.
  4. Quatrièmement, les pratiques normatives sont en rapport dynamique avec les ordres normatifs, si bien qu’on doit s’attendre à des formes de retour réflexif des conséquences de la pratique normative sur les ordres normatifs qu’elle a mobilisés.
  5. Enfin, le concept de pratique normative présuppose la possibilité de mettre en place des analyses comparatives de revendications en conflit.
  6. L’analyse d’une pratique normative sera dès lors caractérisée par la mise en tension d’interprétations différentes dont il s’agira de déterminer les conditions de validité à partir d’une reconstruction détaillée du contexte de référence.

Ce cadre analytique permet de définir et d’analyser toute pratique normative d’une manière apte à en saisir les conditions de validité à partir de l’analyse de ses conditions empiriques de fonctionnement. Cette coexistence de facticité et de validité n’est possible que dans le cadre d’une conception de l’objectivité comme objectivité pragmatique.

 

Objectivité pragmatique et rationalité comme institution sociale

Dans un texte précédent (Frega, 2013b) j’ai identifié et examiné une pluralité de stratégies qui permettaient d’expliquer la visée de validité des pratiques normatives sans devoir faire appel à des formes transcendantes de garantie ni s’appuyer sur des solutions d’ordre procédural dont le caractère insatisfaisant a été montré à plusieurs reprises.

  • Ces stratégies offrent des bases de légitimation adéquates aux exigences épistémiques propres aux pratiques normatives et permettent de réintroduire la notion d’objectivité dans l’étude de la normativité sans pour autant postuler des formes transcendantes d’accès à la validité des revendications avancées par les agents, ni des formes d’universalité dont la plausibilité est de plus en plus douteuse.
  • Elles fournissent les critères pour discriminer entre prétentions normatives en compétition et constituent une ressource, sous-déterminée mais puissante, pour établir la validité des prétentions normatives telles qu’elles sont formulées par les agents dans le contexte de leurs pratiques normatives.

Ces stratégies explicatives ont en commun le fait de s’appuyer sur des démarches comparatives :

  • elles ne traitent pas la question de la validité dans les termes de la justification abstraite d’une institution, norme ou croyance mais visent plutôt à trier entre options en compétition dans le cadre d’une situation problématique socio-historiquement déterminée.
  • Elles peuvent donc aisément s’émanciper de la quête de vérité ou de fondation qui hante les approches philosophiques de la normativité mais qui au contraire n’a aucune place dans les démarches des sciences sociales.
  • Ces approches abandonnent ainsi comme étant non nécessaire la tâche de produire des justifications universelles qui pourraient valoir face à toute prétention contraire et au nom de tout sujet rationnel.

Nous voyons ainsi apparaître l’idée que les prétentions normatives des agents peuvent aspirer à une légitimité dont la source de justification n’est pas une raison neutre et universelle ni un ensemble de « faits moraux » dont la consistance demeure très controversée, mais des repères plus localisés et pourtant capables de contraindre les agents concernés à reconnaître la supériorité relative d’une prétention par rapport à une autre.

Ce principe de contextualisation dépend à un degré important du fait d’avoir reconnu – dans le sillon du pragmatisme – que la normativité a toujours une orientation pratique, ce qui signifie entre autre qu’elle est toujours indexée à un contexte de référence :

les cadres normatifs sont définis par rapport à leur fonction dans la résolution de problèmes dont la nature est contextuelle.

Plusieurs philosophes y compris Alasdair MacIntyre, Charles Taylor, Stanley Cavell, Michael Walzer et la plupart des pragmatistes, ont montré que la primauté du moment pratique qui caractérise la normativité explique le caractère partiellement interne (ou immanent) de toute stratégie normative.

  • En ce sens, une pratique normative présente un ensemble cohérent d’assomptions et de méthodes d’enquête développées en vue de la résolution des problèmes que cette même pratique considère comme pertinents.
  • La rationalité, en ce sens, peut être conçue comme étant une institution sociale sans s’exposer pour autant aux impasses relativistes.

Une conception de la rationalité comme institution sociale implique que la rationalité des pratiques normatives ne repose pas sur l’existence de critères de validité transcendants, car elle peut fonctionner à partir de ressources normatives locales.

  • Ces sources sont au moins de quatre ordres.

D’un côté,

  • il y a des faits généraux concernant la nature humaine (faits anthropologiques) ou le fonctionnement social (faits sociaux) dont l’universalité a posteriori justifierait leur usage en tant que critères normatifs valables dans tout contexte.

Ces faits généraux toutefois, comme le remarque Michael Walzer, ne nous permettent pas d’aller au-delà d’une morale très minimale qui consentirait au mieux de régler certaines controverses portant sur des formes d’injustice très évidentes comme les génocides (Walzer, 1994). Ils n’offrent donc pas des points d’appui pour régler les différends ordinaires.

  • Le deuxième ordre de sources sociales est donné par les normes et critères qu’une société ou tradition fait siennes.

Dans ce cas, c’est en se réclamant de ce qu’ils partagent que les agents peuvent entreprendre les pratiques de la justification et de la critique, en engageant leurs partenaires sur les plans variés de la cohérence de leur forme de vie, de la prise de responsabilité pour l’ordre qu’ils assignent aux valeurs dans lesquels ils se reconnaissent, en critiquant une action ou pensée singulière à travers un principe ou norme acceptée.

Mais la critique interne, comme le rappelle encore Michael Walzer, est rendue possible aussi par le fait que chaque culture – tout aussi bien que chaque agent – est dotée d’une pluralité de critères coexistants qui peuvent fonctionner comme autant d’instances normatives alternatives et concurrentes à partir desquelles une position peut être défendue ou critiquée du point de vue d’une autre.

Selon un modèle dont on peut rendre compte à travers la conception meadienne de la généralité, la légitimité normative se produirait alors comme effet de l’intégration de la pluralité des points de vue engagés dans la situation. On parvient ainsi à des généralisations empiriques a posteriori dont la force normative peut toutefois être défendue sur des bases rationnelles.

  • Le troisième ordre est celui des pratiques normatives existantes et qui constituent des instances indépendantes de production d’effets normatifs potentiellement en conflit.
  • On pensera en ce sens aux tensions qui se produisent lorsque la recherche scientifique, les médias, la politique et le droit fonctionnent en tant que sources normatives concurrentes, chacune pouvant servir de contrepoids à l’autre.
  • À ces trois ordres de critères qui caractérisent une rationalité d’ordre comparatif, la référence à l’épistémologie pragmatiste permet d’en ajouter un autre :
    • celui de la validité expérimentale des processus sociaux :
      • c’est l’idée d’une expérimentation sociale et historique qui va donc prendre le relais afin de proposer des critères aptes à justifier les ordres normatifs et les institutions autrement exposés aux risques d’un conventionnalisme relativiste dont on connaît les conséquences négatives.

Ces quatre types de sources normatives ne sont pas indépendants les uns des autres, comme il pourrait paraître à première vue, car ils se lient réciproquement par le biais de ces formes de contrainte que toute société doit satisfaire afin d’assurer sa survie (les bases sociales de la normativité), mais que chaque société satisfait d’une manière partiellement différente.

  • Ces manières, qui articulent la dimension de la nécessité du besoin à la contingence de la réponse, joignant ainsi l’objectivité du principe à la conventionnalité de sa formulation, permettent de rendre compte de la force normative de ces sources de validité et permettent d’expliquer comment une norme peut être en même temps conventionnelle et objective.
  • Cela signifie que le caractère conventionnel des pratiques normatives est tout de même contraint par des faits sociaux qui limitent et définissent la gamme des options normatives disponibles.
  • C’est à partir de cette reconnaissance que s’affirme la nécessité de réconcilier réflexion normative et recherche empirique, car sans une exploration empirique des différentes conditions sociales présidant à la stabilité et à la réussite des formes de vie associées, tout discours normatif tend inévitablement à manquer des bases nécessaires pour asseoir des prétentions de validité normative.

La reconnaissance de la primauté des pratiques, jointe à ce principe de prolifération des sources implique que si les pratiques normatives ne peuvent pas s’émanciper entièrement du contexte socio-institutionnel qui les encadre, elles ne sont pas pour autant entièrement exposées à l’arbitraire des aléas culturels.

Dans cette perspective

la notion de critique interne ne peut apparaître que comme un effort incomplet de conceptualisation du normatif ; elle constitue un moment nécessaire mais non suffisant de la théorie de la normativité, car même à l’intérieur du cadre d’une culture et d’une tradition donnée, il est toujours possible d’accéder à des critères normatifs partiellement indépendants, qui offrent autant de ressources épistémiques pour juger du bien-fondé de toute prétention normative.

  • Comment alors porter un jugement sur leur signification, leur validité, la légitimité des conclusions qu’elles entraînaient ?

Si, comme je viens de le montrer, comprendre une pratique normative présuppose comprendre sur quelles bases elle prétend asseoir sa validité,

  • on voit que la question des critères de validité sort du domaine désincarné de l’épistémologie pour pénétrer celui de l’étude des pratiques sociales.

Dès lors, une liste de critères de rationalité devient ainsi un élément nécessaire pour l’étude des pratiques normatives.

  • C’est seulement par référence à de tels critères que nous pouvons prétendre évaluer les prétentions de validité qui sont avancées dans le cadre d’une pratique normative concrète.

Ces critères nous permettent notamment de juger de la légitimité d’une prétention revendiquée par des acteurs sociaux, que ce soit des citoyens ordinaires, des professionnels de l’information, des fonctionnaires publics ou des politiciens. Sans prétendre à l’exhaustivité, il faut rappeler au moins les critères suivants :

(a) les faits très généraux dont la nature non controversée en justifie l’usage en tant que critères normatifs ;

(b) les principes ou valeurs internes reconnus par un groupe social ;

(c) des méta-critères pour la hiérarchisation de principes ou valeurs en conflits ;

(d) des interprétations alternatives provenant d’autres pratiques, traditions, groupes mais qui peuvent être appliquées à la situation en objet.

Le premier critère formule une idée d’objectivité qui part d’une forme d’universalité a posteriori :

  • elle ne se réclame pas d’une démarche de fondation mais s’appuie sur une évidence qui permet de supposer la validité de la norme.

En ce sens, elle permet de résister à toute prétention qui chercherait à légitimer une conduite ou institution enfreignant cette règle générale. Ce genre de régularité est invoqué par exemple dans des controverses de droit international lorsque, en l’absence d’un cadre normatif partagé, on a toutefois besoin de juger d’actes dont l’étendue et l’intensité des conséquences ne permettent pas de les laisser à la jurisprudence nationale.

  • C’est notamment le cas des génocides.

Le deuxième critère revendique une forme d’objectivité qui s’appuie plus directement sur des principes et valeurs dont la validité n’est pas contestée. On peut se réclamer de cette forme d’objectivité lorsque plusieurs critères différents sont invoqués pour critiquer ou défendre une action ou institution déterminée et qu’il s’agit alors de hiérarchiser.

  • Par exemple, lorsqu’une même action ou institution est défendue en raison de sa cohérence avec la valeur de la liberté mais critiquée car elle enfreint le principe d’égalité ou de solidarité.

Dans ce cas, à travers un mouvement articulatif, il est possible d’expliciter chaque position dans les termes des principes qu’elle présuppose et articule et d’évaluer sa capacité en termes de réalisation de ce principe mais aussi d’autres principes qui peuvent entrer en jeu. Les opposants sont ainsi forcés de rendre explicites leurs choix et les critères pouvant les légitimer. Ces choix, à leur tour, pourront faire l’objet d’une discussion portant sur leur signification à l’intérieur d’une tradition ou société donnée et visant la réalisation d’« équilibres réfléchis » (John Rawls) dont il est toujours possible d’évaluer la capacité à prendre en considération de manière plus ou moins adéquate toutes les instances en jeu.

  • La troisième option est une variante de la deuxième qui a lieu lorsqu’il est possible de hiérarchiser les principes en compétition de sorte qu’à travers leur articulation les agents parviennent à s’accorder sur un ordonnancement partagé qui permettrait ensuite d’évaluer les différentes positions en compétition.
  • Le quatrième critère présente un autre cas de conflit d’interprétation. Il surgit lorsque deux descriptions différentes d’une même institution ou action sont revendiquées et qu’il s’agit de choisir l’une ou l’autre.
    • Ici, le critère de cohérence permet d’effectuer le choix en raison de l’efficacité comparative des interprétations pour rendre compte de l’objet à expliquer par rapport au cadre plus vaste de la culture engagée.
    • Mais cela peut arriver aussi lorsque deux groupes sociaux différents divergent dans leur interprétation d’une pratique car ils font référence à deux conceptions différentes de la même valeur, comme par exemple la dignité humaine ou la liberté.

Ces quatre démarches constituent les moments d’une véritable stratégie de légitimation des prétentions qu’un agent peut revendiquer dans le cadre de ses pratiques normatives.

  • Bien qu’elles ne permettent pas d’atteindre un point de vue totalement non controversé ni de produire des épreuves justifiant de manière concluante une prétention normative, elles permettent néanmoins d’introduire dans les pratiques normatives des critères desquels les agents peuvent se réclamer afin de résoudre leurs controverses, en revendiquant ainsi la justesse de leur propos.
  • Elles offrent, en ce sens, les bases pour une théorie de l’objectivité morale ouverte à la dimension contextuelle de l’expérience individuelle et sociale. Une telle théorie est caractérisée par une sous-détermination irréductible, car elle doit tenir compte du rôle joué par les contextes dans la détermination des normes de conduite.
  • En même temps, au lieu de proposer d’asseoir la normativité sur une source unique et capable de produire un ordonnancement univoque et non controversé des différentes options, cette conception vise plutôt à expliquer la normativité comme se produisant par l’effet conjoint et cumulatif de différentes sources et critères.
  • Dès lors, tout en reconnaissant qu’aucun de ces critères n’est à lui seul en mesure de justifier un acte normatif, c’est grâce à leur convergence qu’un accord normatif peut se produire.
  • En ce sens, on pourrait parler d’une conception de la rationalité non universelle mais plutôt « trans-culturelle » ou « trans-sociale » ou même, en suivant Frederick Will, « trans-pratique » (Will, 1997) 30.
    • On remarquera alors que chacune de ces stratégies est compatible avec l’idée d’une nature intrinsèquement transformative des pratiques normatives.
  • Ce moment transformatif (dont le pragmatisme montre l’importance) permet de dépasser l’idée de justification purement interne :
    • les pratiques normatives dispersées ne se limitent pas à mettre à jour des postulats (normes ou faits moraux) qui seraient donnés par avance, mais elles soutiennent également les agents dans des processus de création de nouveaux ordres normatifs. 
  • Les pratiques normatives sont en ce sens de véritables pratiques de création et de transformation du monde social.

 

Évaluer les prétentions normatives : une approche multi-dimensionnelle

J’en viens maintenant au troisième élément de cette théorie de la normativité que j’ai évoqué plus haut et que j’ai appelé une conception stratifiée des dimensions normatives. Afin d’atteindre un regard sur les pratiques normatives capables d’interroger les prétentions de validité qui les caractérisent,

  • il ne suffit pas d’avoir à disposition une théorie de la rationalité.

Il faut aussi articuler la pluralité des perspectives normatives qui sont impliquées dans la situation d’une manière qui tienne compte des différentes positions d’agent (acteurs et observateurs) qui sont en jeu.

Pour ce faire, nous devons pouvoir faire varier la perspective d’après laquelle nous observons ces pratiques et leurs prétentions.

Dans cette section je me propose trois objectifs.

D’abord, de distinguer trois ordres de signification du normatif. Ensuite, de lier chacun de ces ordres à une perspective spécifique d’analyse des faits sociaux. Enfin, d’articuler ces trois perspectives d’observation à trois conceptions de la validité normative. En m’appuyant sur un modèle qui s’inspire assez librement d’une distinction conceptuelle développée par Thomas Kuhn (Kuhn, 1970) 31, je propose de différencier trois points de vue normatifs qui sont irréductibles et néanmoins complémentaires, si bien que tous les trois doivent trouver leur place à l’intérieur d’une théorie de la normativité cohérente avec les principes que je viens d’énoncer. Pour éviter de charger cette distinction de significations qui lui seraient étrangères, je me sers de trois termes neutres pour distinguer ces trois niveaux ou approches de la normativité :

  • Normativité 1,
  • Normativité 2,
  • Normativité 3.

Chacune de ces trois approches renvoie à la fois à un niveau de description empirique et à une conception de normativité qui lui correspond.

Normativité 1 correspond à la perspective des agents impliqués dans la pratique normative dans laquelle des prétentions normatives sont avancées.

  • Sur le plan descriptif, N1 enjoint de s’en tenir à une reconstruction détaillée des ordres normatifs (ainsi que des pratiques) adoptés de manière tacite ou explicite par les agents.

Sur le plan des théories de la validité normative, elle trouve correspondance avec les théories relativistes : N1 se limite à énoncer et discuter la légitimité des prétentions normatives plurielles avancées par les agents à partir du cadre local qu’ils partagent. Elle suspend donc le jugement sur la validité des prétentions normatives à l’extérieur de cet horizon.

  • Ce niveau d’analyse de la normativité est par exemple celui adopté par un historien examinant les justifications avancées par un médecin nazi qui revendique la légitimité de ses actions par rapport à l’ordre normatif en vigueur dans les camps, ou celui adopté par un ethnologue face à des rituels magiques ou à des pratiques de cannibalisme qu’il se limite à reconstruire en contexte.

Bien évidemment, l’expression « point de vue normatif des agents » est une abstraction, car on peut faire l’hypothèse que dans chaque situation normativement chargée il existe toujours une pluralité de points de vue qui se réfère à des aspects différents des ordres normatifs en vigueur. Dès lors, le point de vue normatif des agents peut à son tour être différencié en raison des différents rôles normatifs adoptés par les acteurs, comme on peut le voir lorsqu’en examinant un litige juridique on différencie les points de vue normatifs que les défenseurs, accusés, juges, experts, témoins peuvent y prendre.

  • À ce niveau d’observation, la validité normative est essentiellement une question de cohérence interne, de rapport à des ordres normatifs existants et les revendications normatives doivent être évaluées par rapport aux normes, valeurs, principes qui régissent la pratique normative en question et dont il s’agit de reconstituer la trame et les dynamiques de mobilisation.

Ce qu’il faut étudier ce sont alors les jugements normatifs élaborés par les agents eux-mêmes, et la façon dont ces jugements se rapportent à des sources normatives existantes à la fois pour les justifier, les critiquer, les transformer. Dans cette perspective les standards normatifs sont donnés – et c’est le rôle des recherches empiriques de les rendre visibles – et des analyses conceptuelles de montrer comment ils sont mobilisés, afin de vérifier la validité des inférences produites, de comprendre quelles sources sont mobilisées, par qui, quand et pourquoi.

  • Une telle étude ne doit pourtant pas se limiter à la simple mise en forme des engagements explicites, mais demande un travail d’explicitation de ce qui dans le discours ne fait souvent que l’objet d’allusions opaques.
  • À ce niveau on demandera d’une prétention normative comment elle se rapporte à un ordre normatif donné et d’une justification quelles ressources normatives elle mobilise et comment.

La deuxième perspective, Normativité 2, ouvre un regard différent car elle se propose de rendre intelligible le contexte sociohistorique de ce qui est objet d’étude, à partir de l’hypothèse qu’une pratique normative peut être rendue intelligible à travers l’examen de l’arrière-plan social et/ou de l’horizon historique dans lequel les participants agissent, aussi bien que des procès de changement dans lesquels ils sont pris.

  • Sur le plan des théories de la validité normative, le paradigme de référence n’est plus le relativisme mais ce que j’ai appelé plus haut une rationalité trans-contextuelle.
  • On s’efforce donc d’atteindre un point de vue comparatif en surplomb par rapport à l’ordre normatif endossé par les agents étudiés, par exemple en comparant une pratique avec l’ordre normatif ou les pratiques propres à d’autres groupes humains.

Comme dans les reconstitutions historiques des sciences élaborées par Thomas Kuhn, une telle perspective est utile pour expliquer pourquoi une solution normative donnée – par exemple des pratiques de mutilation corporelle – peut être considérée comme légitime, voir préférable à d’autres également accessibles, compte tenu des ressources normatives accessibles aux agents en raison de leur positionnement sociohistorique, même si de notre point de vue actuel elles peuvent paraître discutables.

  • Mais elle est également utile pour évaluer la qualité normative d’une transition, lorsqu’une pratique est abandonnée et remplacée par une autre. Dans cette perspective, interroger la validité d’une prétention normative a une signification différente que dans le cas précédant.
  • Une distance critique peut être prise à l’égard des paroles dites et des choses faites et des standards normatifs mobilisés dans la pratique normative peuvent à leur tour être remis en question.

Par exemple, à ce niveau on peut se demander si une pratique est moralement justifiée dans la perspective de la transformation culturelle, sociale et économique d’une société, ainsi que des contraintes qui pèsent sur elle. On peut se demander également si à travers une transformation de la société les valeurs et les conduites se sont améliorées ou appauvries. Le cadre du jugement normatif est ici offert par la transition – on peut parler en ce sens de « rationalité transitionnelle » – et le jugement s’appuie sur les éléments de continuité et de discontinuité produits par la transition.

  • La troisième approche,

Normativité 3, vise à radicaliser le propos de généralisation déjà implicite dans N2. Sur le plan de l’enquête empirique N3 implique l’abandon de la perspective comparative pour adopter celui de la quête de généralisations portant sur les formes générales d’attitude normative.

  • Du point de vue de la validité normative, cette perspective trouve correspondance dans la visée d’universalité qui caractérise par exemple le réalisme moral.
  • L’adoption d’un tel point de vue permet de se demander si une prétention normative qu’un agent formule dans un certain contexte est valable généralement, c’est-à-dire si elle est conforme à des conditions de validité qu’on peut estimer transcender le contexte de référence.
  • Une telle perspective peut s’appliquer par exemple à l’étude des mœurs d’autres peuples, aussi bien qu’aux décisions qui sont prises par les institutions de notre société.

Les théories philosophiques de justification de la démocratie ainsi que les pratiques des tribunaux internationaux de justice en fournissent des exemples.

Sur ce point, c’est juste le cas de le rappeler,

  • c’est la question même de possibilité d’une telle perspective qui est sujette à controverse, les relativistes en tout genre niant sa légitimité et les réalistes tendant souvent à la considérer comme le seul point de vue qui peut être dit « normatif ».

Mais la question pourtant centrale et à mon sens incontournable, est que quoi qu’il en soit du débat suranné entre relativistes et réalistes, face à des événements aussi différents que les génocides ou les transformations contemporaines de l’espace public global, la question de comment porter un jugement normatif sur un événement qui outrepasse le cadre de notre propre ordre normatif et du statut qu’il faut dès lors donner à ce point d’énonciation très particulier ne peut pas être évitée, rendant de nouveau flou ce partage entre le descriptif et le normatif, ou entre faits et valeurs, que la division académique des disciplines tend à imposer à nos démarches de recherche.

  • Et c’est justement dans ces cas où les conséquences sociales de nos pratiques normatives sont importantes que nous nous apercevons de la fragilité des ordres normatifs qui régissent nos vies.

 

Les pratiques normatives en action : notes sur la délibération d’un jury

Avant de conclure, dans cette partie je me sers d’une étude de cas pour résumer mon propos et pour en montrer les implications pour l’étude de la normativité. Je le fais à partir de l’analyse du fonctionnement d’un jury populaire, que je considère comme un type de pratique normative auquel je vais appliquer les catégories analytiques développées jusqu’ici. Dans les termes dont je me sers, le jury populaire constitue une pratique normative intégrative dont il s’agit tout d’abord d’identifier les éléments qui sont pertinents du point de vue de la compréhension de sa capacité à produire des conséquences d’ordre normatif. Une pratique normative intégrative peut être analysée à partir de la distinction entre les éléments suivants : les institutions, les actions, les agents, la situation et les pratiques dispersées.

D’abord les institutions normatives : les codes du droit qui disciplinent le fonctionnement d’un jury, mais aussi les coutumes et les valeurs qui régissent le fonctionnement des jurys populaires dans un espace-temps déterminé et auxquelles les membres du jury sont confrontés dès qu’ils entrent dans cette institution. Mais encore les procédures techniques de déroulement (tour de parole, temps de parole, procédure de vote, etc.). Ensuite les agents normatifs : il faut à ce propos distinguer les différents rôles qui structurent le déroulement d’une procédure de délibération et leur fonction en son sein et en examiner la responsabilité épistémique, c’est-à-dire le rôle dans la production des effets normatifs visés par la pratique en question (juge, membres du jury, président du jury, etc.). Troisièmement, il s’agit d’analyser et de typifier les actions normatives accomplies à l’intérieur de la pratique : attribution et prise de parole, pratiques de vote, pratiques pour la résolution d’impasses, actes de persuasion ou de dissuasion, possibilités d’interruption et de sortie et ainsi de suite. Enfin, la catégorie de situation normative est mobilisée pour détailler les éléments contingents qui caractérisent une instance spécifique de la pratique et qui ne dérivent pas directement des traits communs à la typologie de pratique en question. Il s’agirait par exemple d’événements qui ont eu lieu pendant ou avant le procès, d’éléments du contexte social, ou liés à la composition du jury lui-même. Une reconstruction du jury en tant que pratique normative intégrative se distingue d’autres reconstructions ethnographiques par le fait que la description des différents éléments doit viser à rendre explicites surtout les propriétés normatives du processus, c’est-à-dire celles qui sont le plus susceptibles d’être prises en charge par le processus réflexif lui-même. En ce sens, une telle analyse se distingue nettement d’une approche visant, par exemple, à étudier l’influence des facteurs sociodémographiques dans les orientations de décision des membres du jury ou à reconstruire les dynamiques d’influence personnelle dans la formation du consensus.

Mon analyse s’appuie sur la transcription partielle des actes du processus délibératif d’un jury populaire nord-américain qui constitue le point de départ d’un article célèbre de Douglas Maynard et John Manzo (Maynard & Manzo, 1993). Le cas concerne le déroulement d’un jury populaire devant décider de la culpabilité d’un individu ayant été trouvé en possession d’une arme, alors que la loi l’interdit à ceux qui ont déjà été condamnés pour un délit pénal. Les membres du jury ne doivent pourtant pas délibérer directement sur la culpabilité de l’accusé mais sur le fait que trois états de choses se soient produits : le fait que l’accusé était en liberté conditionnelle lorsque la violation a eu lieu ; le fait que l’accusé possédait une arme, le fait qu’il savait qu’il la possédait. Ces trois éléments constituent en fait les causes nécessaires et suffisantes pour déterminer ensuite si l’accusé est effectivement coupable ou non. Les jurés ne sont donc pas appelés à formuler un jugement normatif, leur mandat étant de s’en tenir à des considérations d’ordre purement factuel.

L’examen du déroulement de la réunion du jury montre que dans l’effort de comprendre et puis de résoudre la situation problématique dans laquelle ils se trouvent, les acteurs mobilisent différentes sources normatives et s’engagent en différentes pratiques normatives dispersées. Par exemple, le membre du jury qui prend la parole le premier formule un dilemme : d’un côté il est persuadé que les éléments d’évidence fournis lors du procès suffisent à tenir l’accusé pour coupable. De l’autre, il pense que dans les circonstances présentes il ne serait pas juste de le condamner. Le deuxième élément du dilemme ne semble s’appuyer sur rien de plus qu’un scrupule de conscience et il n’est pas articulé ultérieurement. Ce membre amorce donc, quoique de façon embryonnaire, une analyse normative dans laquelle il mobilise deux types de sources normatives : d’un côté, le texte de la loi et son appareillage procédural. De l’autre, il invoque des éléments de l’ordre normatif qui dépassent le strict cadre de la loi et qui renvoient à l’ordre moral de la conscience individuelle. Un autre membre, par contre, estime qu’aucune source ne peut être invoquée qui excède les limites strictes de ce que dit la loi. D’après lui, seule la loi constitue une source normative légitime, toute autre source devant être écartée. Un troisième membre formule le même point de vue que le premier mais en s’appuyant de manière plus précise sur une autre source de normativité : l’identité de chaque membre du jury en tant que citoyen. C’est donc la valeur de l’identité politique qui est ici mobilisée contre la force de la loi. Un autre argument se réclame d’une conception sociale de la justice : il est dit que la justice doit donner des chances aux individus et non pas se limiter à les punir. C’est donc une théorie de la justice qui est mobilisée afin de produire des conséquences normatives. Un cinquième argument évoque la question de la protection de la société : l’accusé serait-il une menace pour la société ?

Dans ces échanges normatifs les agents s’adressent de manière critique en même temps aux critères d’évaluation et aux modes de leur application. Autrement dit, ils se demandent à la fois comment déterminer si l’accusé est coupable d’après la loi et s’il est juste de décider de son sort simplement en appliquant la loi. Dès lors, si on étudie ce déroulement du point de vue des pratiques normatives, on remarque les aspects suivants. D’abord, cette pratique est régie par un ordre normatif explicite qui est l’ordre du droit pénal et du droit de procédure, ordre qui est rappelé aux membres du jury avant qu’ils se retirent pour délibérer. L’ordre de la loi ne constitue pourtant pas un cadre fixe qu’il ne s’agirait que d’appliquer. Face à la situation problématique qu’ils doivent résoudre, les membres en viennent donc à interroger la légitimité de cet ordre normatif à opérer comme source normative de référence exclusive. Ils évoquent donc un supplément normatif : la conscience, la condition de citoyenneté, les obligations sociales du système de la justice, la protection des citoyens et ainsi de suite. Ce passage à mon sens ne peut pas être expliqué uniquement dans les termes de ce que l’ethnométhodologie appelle la nature constituante des ordres sociaux (Rawls, 2009). À cet aspect, sans doute essentiel, il faut ajouter ce travail de la raison qui s’exprime dans le choix et la mobilisation de sources normatives supplémentaires. On comprendra ainsi le fait qu’en s’efforçant d’introduire des sources normatives supplémentaires à côté de la loi, voire de leur assigner un rôle prioritaire, les membres du jury avancent un certain nombre d’arguments normatifs. D’un côté, des arguments qui tendent à souligner les aspects contradictoires de la situation particulière en objet, dont notamment : (a) l’état de faiblesse cognitive de l’accusé ; (b) son état de détresse morale et (c) les témoignages de sa bonne volonté à recommencer une vie honnête après la première condamnation. De l’autre côté, ils invoquent des éléments qu’ils nomment « objectifs » et qui renvoient à l’obligation de formuler un jugement le plus possible « non émotionnel » ou « non emphatique », un jugement qui se limiterait « tout simplement à suivre la lettre de la loi ». Mais les jurés évoquent également des arguments d’ordre pragmatique, notamment lorsque les derniers membres en position de minorité vont accepter de voter à l’unanimité pour éviter que la délibération en reste à un point mort. Mais là encore les arguments concernant la légitimité d’un vote contraire à ce qu’on croit vraiment divergent.

Je ne peux continuer cette esquisse d’analyse. Mais je voudrais remarquer comment une pratique de ce genre pourrait être analysée du point de vue de sa teneur normative, en mobilisant les trois perspectives normatives que j’ai évoquées plus haut.

D’après la première perspective (Normativité 1), une démarche d’analyse de type ethnométhodologique nous permet de reconstruire le déroulement de la pratique, de repérer, d’analyser, de classer et d’étudier les différentes sources normatives que les agents mobilisent au cours de l’enquête. Il s’agit déjà d’un progrès considérable par rapport aux approches courantes en sociologie du droit. Aucune question n’est pourtant soulevée à propos de la teneur normative du processus délibératif ainsi que de sa conclusion. De même, aucune réflexion sur ses implications éthiques et politiques n’émerge. L’analyse sociale nous livre donc un point de départ nécessaire mais pourtant insuffisant, dont il faut se servir pour approfondir l’analyse de la pratique normative et notamment pour rendre explicites ces éléments de l’ordre normatif de référence qui ne sont mobilisés que de manière tacite et que seule une analyse d’ordre différent permettrait de dégager et d’éclairer.

À un deuxième niveau, on pourrait – comme le ferait un historien au sens kuhnien – reconstruire cette pratique normative comme étant l’une des pièces d’un plus vaste ordre social et ainsi décrire et évaluer les positions normatives mobilisées comme étant les éléments d’un champ normatif qui serait ouvert et rendu possible par la configuration propre à une société ou à une époque, décrire son évolution historique, ou la comparer à d’autres dispositifs en vigueur dans d’autres pays. On pourrait relier les options normatives mobilisées par les acteurs au plus vaste horizon de l’ordre normatif de cette société à cette époque, ou à des événements qui pourraient avoir introduit des changements. Dans ce cas, le type de considérations normatives qui serait pertinent et le sens du jugement porté sur la conduite et les décisions des agents serait tout autre.

Il y a, enfin, un troisième niveau, qui est celui d’une réflexion plus abstraite sur les principes mobilisés par les agents. Ce troisième point de vue viserait à poser d’une manière plus générale la question de la validité normative des discours et des actions qu’on aura observés. Dans le cas du jury, cela reviendrait par exemple à s’interroger sur la légitimité de la juxtaposition entre justice et droit telle que plusieurs membres la comprennent et l’évoquent, ou à s’interroger sur la légitimité d’un appel à la conscience morale lorsqu’on agit dans un rôle institutionnel tel celui d’un membre du jury plutôt que celui d’un juge, ou enfin à discuter l’ordre de priorité donné aux différents arguments avancés.

Imaginons un moment ce que pourrait signifier reconstruire à partir de la perspective des pratiques normatives le déroulement des délibérations d’une cour internationale de justice, où les perspectives des agents peuvent différer des nôtres et où l’idée même d’un ordre normatif partagé est absente. Mais pensons aussi aux défis que les expériences de la souffrance et de la mutilation corporelle imposent à la capacité de mise à distance du chercheur, ou à toutes les formes de déformation culturelle qui ont été dénoncées par le mouvement des subaltern studies.

  • Comme il a été rappelé par Didier Fassin, c’est notamment là où l’expérience sociale qu’on doit analyser se heurte à notre sens de l’intolérable que l’effort pour distinguer et pour tenir à distance plusieurs perspectives normatives devient plus difficile (Fassin, 2005).
  • Si j’associe des exemples tirés du fonctionnement des cours de justice, de l’histoire et de l’anthropologie c’est précisément pour souligner l’étendue du problème ouvert par la question du normatif et pour montrer comment cette mise en tension des perspectives affecte en même temps la philosophie, le droit et les sciences sociales.

Il me semble que dans ce genre de cas, comme dans bien d’autres, le fait de disposer d’une méthodologie capable de restituer la structure complexe, stratifiée sur plusieurs échelles, pratique et en même temps argumentative de ces pratiques permettrait d’atteindre un regard plus riche et plus nuancé sur les dynamiques normatives, un regard capable d’articuler des considérations d’ordre explicatif avec d’autres d’ordre épistémique. C’est seulement à ces conditions qu’il me semble possible de comprendre ce que pourrait signifier, pour un agent agissant dans cette situation, agir et penser d’une manière qu’il serait possible d’appeler juste.

 

Conclusions

Si nous acceptons les traits essentiels de cette théorie de la normativité encore incomplète, nous avons un moyen de sortir des problèmes théoriques que j’ai évoqués au début de cet article. Une telle approche, me semble-t-il, permettrait une meilleure compréhension du fait de la normativité et permettrait ainsi de poser des questions qui d’habitude échappent tout autant à l’agenda de la philosophie qu’à celle des sciences sociales. Cela est rendu possible du fait que cette approche :

(a) privilégie le social sur l’individu en tant que source principale de normativité (approche centrée sur la société) ;

(b) reconnaît le pouvoir normatif propre aux pratiques (approche fondée sur les pratiques) ; et

(c) incorpore la dimension empirique dans l’analyse de la validité normative de manière beaucoup plus soutenue que cela a été fait jusqu’à présent (approche multidisciplinaire).

Cinq traits conceptuels caractérisent cette approche à la normativité.

  1. Le premier est l’accent mis sur l’interaction des normes et des actions qui fournit le cadre conceptuel et méthodologique pour une approche pluridisciplinaire engageant sciences humaines et sociales et philosophie sur une base non réductionniste.
  2. Le deuxième est l’adoption de la perspective de l’agent situé comme point de départ de la théorie normative.
  3. Le troisième est la définition des pratiques normatives par rapport à leur fonction régulatrice dans le jeu dynamique entre les agents et leurs environnements.
  4. Le quatrième est que les normes et les valeurs sont définies en conformité avec une épistémologie faillibiliste et expérimentale.
  5. Le cinquième est la priorité accordée à l’analyse empirique et à l’histoire des processus sociaux en tant que facteurs-clés des pratiques normatives.

Toutes ces hypothèses, qui devront être mises au point en détail, définissent le cadre méthodologique d’un programme de recherche pragmatique sur la normativité et proposent une façon d’encadrer notre compréhension de la normativité d’une manière qui est conforme à notre compréhension de nous-mêmes en tant que créatures normatives et qui nous permet donc de comprendre les pratiques normatives à partir aussi des aspirations à la légitimité qu’elles incorporent. »

– Roberto Frega, « Les pratiques normatives », SociologieS [En ligne], Dossiers, Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquêtes, expérimentations, mis en ligne le 23 février 2015, URL : http://journals.openedition.org/sociologies/4969

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« I believe that analytic philosophy started with respect for argument. The problem is that after awhile all philosophy had to be argument, and people didn’t know what to argue about. Therefore, imaginary objects emerged (…). The analytic movement started out as an antimetaphysical movement, but today, it is fair to say that it is the most metaphysical movement of all. (…) I don’t criticize analytic philosophy for being metaphysical, I am not an anti-metaphysics militant. My problem with analytic philosophy is that it is empty. All philosophy does not have to be argument, and all arguments do not have to be in the analytic style. [Wittgenstein]’s arguments often have a pedagogical character, the objective of which is not to explain something to the reader, but to get the reader to work things out by himself. This, I think, is the true purpose of philosophy.  » – « Between the New Left and Judaïsm », in Giovanna BORRADORRI, The American Philosopher. Conversations with Quine, Davidson, Putnam, Nozick, Danto, Rorty, Cavell, MacIntyre, and Kuhn, Chicago, The University of Chicago Press, 1994, pages 55-70 ; p. 69.

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Lectures supplémentaires / complémentaires :

  • Marc-Kevin Daoust, « Repenser la neutralité axiologique », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], 53-1 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2019, URL : http://journals.openedition.org/ress/3000
  • Lelubre, M. (2013). La posture du chercheur, un engagement individuel et sociétal. Recherches qualitatives, 15-28.
  • Amossy, R. (2004). Argumentation et prise de position: pratiques discursives. Presses Universitaire Franche-Comté.
  • Daoust, M. (2018). ‪Sciences normatives, procédures neutres‪. Philosophia Scientiæ, 22-2(2), 37-57.
  • Béatrice Fleury et Jacques Walter, « Interdisciplinarité, interdisciplinarités (2) », Questions de communication, 19 | 2011, 143-154.
  • Béatrice Fleury et Jacques Walter, « Les valeurs : quelles théories, quelles méthodes ? », Questions de communication, 32 | 2017, 153-166.
  • Les sciences du langage et la question de l’interprétation
    (aujourd’hui) – COLLOQUE INTERNATIONAL BISANNUEL DE L’ASL 2017.
  • Naibo, A. (2016). Putnam-Dummett. Quelle logique pour quel réalisme ?. Archives de Philosophie, tome 79(4), 693-720.
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  • Zielinska, A. (2016). Putnam : Relativité conceptuelle et méréologie. Archives de Philosophie, tome 79(4), 675-692.
  • Laugier, S. (2016). Nécrologie de l’ontologie. Putnam, l’éthique, le réalisme. Archives de Philosophie, tome 79(4), 739-757.
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  • Jacques Hamel, « De la nature réflexive de la sociologie et de la disparition de son objet », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], XLV-139 | 2007, mis en ligne le 01 novembre 2010, URL : http://journals.openedition.org/ress/185
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  • Caroline Guibet Lafaye, « Domination sociale et représentations du juste », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], 50-2 | 2012, mis en ligne le 01 janvier 2016, URL : http://journals.openedition.org/ress/2284
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