Question(s) d’approche qualitative interprétative (?)

« […]

Je me suis souvent interrogé sur la nature de l’engagement ontologique des théories logiques. Cette réflexion n’est pas aisée, et cela d’autant plus que je suis de ceux qui sont tributaires de l’héritage d’un glorieux passé logique, un passé qui a cristallisé certains slogans et sédimenté moult habitudes; en effet, nul n’ignore la devise quinienne :

« être c’est être la valeur d’une variable liée » (Quine 1953 : 17).

Chacun ou presque, accepte et sans souffrir la nature objectuelle de la quantification des théories dites classiques. Trop souvent aussi, on constate, chez certains auteurs, une confusion diffuse entre la sémantique formelle en tant que système de représentation de significations et l’ontologie en tant que théorie de ce qui est.

Dans ce modeste essai, j’étudierai quelques aspects de la logique classique et mettrai en évidence la nature des liens qu’elle supporte avec l’ontologie. J’esquisserai également les contours d’une logique ontologiquement neutre; une telle logique est ainsi qualifiée si elle ne statue pas sur la nature des objets dans le monde, ni sur leur nombre. Elle ne saurait cependant être totalement ontologiquement innocente, dans la mesure où elle est marquée par le concept d’entité individuelle qu’elle veut associer à l’idée d’objet et par le traitement extensionnel auquel elle veut soumettre ces objets.

 

Comment parle-t-on des systèmes logiques ?

De manière conventionnelle, une théorie logique est présentée en articulant une syntaxe à une sémantique. Dans ce contexte, la syntaxe est présentée en définissant :

  • l’ensemble des mots du vocabulaire au plus dénombrable,
  • l’ensemble des expressions dites bien formées et dont l’accès est donné par des règles de formation,
  • l’ensemble des axiomes donnés de manière schématique,
  • l’ensemble des règles d’inférence énoncées sous forme de mises en relation syntaxiques.

Dans la perspective formaliste, la forme précède la signification. Il est cependant évident que l’on ne façonne pas un système formel sans préméditation.

  • Il est conçu pour accomplir un dessein bien particulier et
  • il est construit de manière à éviter les pièges de l’intuition et pour s’accomplir dans la non-contradiction et la décidabilité.

Il s’agit d’un calcul formel bien défini dont on anticipe le statut de certains signes : certains d’entre eux seront amenés à jouer le rôle de variables, d’autres de constantes dites d’objet, d’autres encore de foncteurs, de relateurs ou de propositions.

  • De fait, la syntaxe d’un système formel supporte un jeu de formes dont certaines sont appelées théorèmes,
  • mais rien ne légitime dans la syntaxe elle-même la signification que l’on attribue à certains de ces signes.

Dans ce cadre syntaxique formel, la variable ne varie de rien et la constante n’a la pérennité que de la forme qu’elle porte. Et de l’objet ? Il n’en est nullement question !

  • Il est vrai que l’appréhension présémantique que l’on attribue aux formes de la syntaxe permet de mieux saisir ce dont il va être question.
  • Ces formes sont ainsi destinées à être interprétées;
    • elles le seront doublement, d’une part en habitant fonctionnellement le statut et la catégorie qu’on leur destine, d’autre part en jouant sur un registre qui permettra de simuler un parler d’objets.

Dans le fond, interpréter une syntaxe c’est un peu mettre en scène des signes de manière à faire jouer aux acteurs un jeu fonctionnellement convaincant.

  • Interpréter c’est donc faire correspondre de manière bien pensée à chaque entité bien formée, simple ou complexe, de la syntaxe, un élément de la sémantique.

La sémantique étant posée, à son tour, comme une théorie construite sur la base d’un ensemble non vide « d’objets », il s’agit donc de définir cette théorie, puis cette mise en correspondance afin qu’elles révèlent notamment le concept de variable, le concept de constante, celui de foncteur, celui de proposition et celui « d’objet ».

Une expression syntaxique du type ( v)f(v) c ne dit rien d’autre que ce qu’elle est, i.e. une concaténation bien formée de caractères conformes aux règles de formation. Les inscriptions qu’elle contient telles , v, f, et c n’ont aucun statut fonctionnel. Ils acquerront ce statut au travers du simulacre supporté par la mise en correspondance entre syntaxe et sémantique, et plus particulièrement entre des symboles dits de constantes et des éléments graphiques dont on dit qu’ils sont de nature objectuelle; en fait, c’est cette attribution bien pensée qui simule leur statut; autrement dit, les signes de la syntaxe qu’on appelle constantes supportent fonctionnellement ce statut parce qu’à chacun d’entre eux est attribué un et un seul élément de l’ensemble de référence. Les signes de la syntaxe que l’on appelle variables vont parcourir dans la sémantique et en présence du signe de la quantification, un ensemble d’éléments. Aux signes de la syntaxe qu’on appelle foncteurs, il est attribué une organisation particulière et complexe d’éléments de l’ensemble de référence.

Cette sémantique d’objets est un peu particulière et mérite qu’on s’y arrête un instant.

Elle est déterminée, je l’ai déjà écrit, par un ensemble non vide d’éléments d’un ensemble de référence dit domaine d’« objets »; mais ces éléments ne sont rien d’autre que des formes discriminables dont on affirme, et cela est malheureux, qu’il s’agit d’objets ou de représentants d’objets, ou encore de noms d’objets, ou les deux, puisque ces entités sont inscrites de manière autonyme.

Ainsi, chaque élément du domaine dit d’« objets » porte deux intentions :

  1. celle de dire son nom et
  2. celle d’être signe d’objet.

Il n’y a à ce niveau rien d’absolument et d’intimement ontologique. C’est de fait le regard ontologique adopté qui force cette manière de considérer la sémantique. La sémantique, de manière absolue, n’est rien d’autre, elle aussi, qu’une théorie formelle sans aucune signification interne. Elle est structurée de manière à pouvoir supporter un traitement extensionnel relativement complexe.

  • Il y a là, il est vrai, une prédétermination ontologique postulée;
    • elle est ainsi non pas par rapport à la détermination de ce qui est;
    • elle est ainsi parce qu’il y a d’une part la volonté de défendre que ce qui est est passible d’un traitement extensionnel et d’autre part par le fait qu’il est imposé que le monde ne saurait être vide.

Ainsi, la logique formelle du premier ordre ne saurait être une logique universelle et ontologiquement neutre.

Cette caractéristique gênait déjà quelque peu Russell.

  • Parmi les mondes possibles, au sens leibnitzien du terme, il y en aura ayant un, deux, trois… individus. Il n’apparaît même pas de nécessité logique pour qu’il doive y avoir même un individu (1) pour que le monde puisse exister.

(1) Dans les Principia Mathematicales propositions primitives sont telles qu’elles permettent d’inférer qu’un individu au moins existe. Mais aujourd’hui je considère cela comme un défaut de pureté logique. (Russell 1970 : 241-242)

Au-delà de ces deux intentions sur un jeu extensionnel, rien ne saurait mériter, dans ce cadre, la détermination d’une essence ontologique. Je considère donc abusif de qualifier les éléments du domaine sémantique, d’« objets ». C’est un abus de langage, voire une intrusion ontologique en contrebande; et si chose il y a, cela ne saurait être autre chose que tel graphème, telle inscription sis hic et nunc.

  • L’introduction dans la sémantique de l’idée de la chose objective n’est pas sans conséquence;
    • en effet, penser tout élément du domaine sémantique à l’image d’un objet induit la nécessité de choisir un mode de quantification en harmonie avec ce choix;
    • le traitement objectuel de la quantification s’imposait donc naturellement au détriment de l’usage d’autres quantificateurs qui pourraient porter sur des éléments d’une autre catégorie que celle associée au domaine dit d’« objets ».

Ainsi donc, la syntaxe d’une théorie formelle se voit refuser la possibilité d’inscrire une quantification qui pourrait être destinée à opérer sur des ensembles de foncteurs, de relateurs ou de propriétés. Il s’ensuit que toute quantification d’ordre supérieur est exclue de la syntaxe; elle est généralement exprimée de manière métalinguistique. Une autre quantification implicite apparaît dans la présentation schématique de l’ensemble des axiomes, une présentation qui cache une quantification de fait, j’y reviendrai un peu plus loin. D’une certaine manière un système formel qui tombe sous le joug des principes du formalisme classique est en quelque sorte corrompu par l’intention d’attribuer aux éléments du domaine sémantique un statut d’objets. En fait, et je me répète, de telles théories explicitent de quelle manière il est convenu de traiter extensionnellement les possibles objets de mondes possibles.

  • C’est également une manière de postuler que les objets du monde sont passibles d’un traitement extensionnel.
  • Rien n’est cependant révélé à propos de la nature ontologique que pourraient habiter ces « objets ».

Quine préfère les objets physiques aux autres sans pouvoir pour autant en donner une signification claire; Frege projette une affection toute objective sur les nombres et Russell joue avec beaucoup de subtilité mais d’ambiguïté avec les classes !

J’incline donc à penser que la théorie de la preuve et celle des modèles remplissent parfaitement le double jeu formel nécessaire au calcul des limitations d’un système formel; elles n’offrent cependant aucun accès à l’expertise des objets de quelque ontologie que ce soit.

Il aurait été bien plus sage d’affirmer qu’un système formel est l’expression d’une théorie des noms susceptibles d’être mise en œuvre pour parler extensionnellement de mondes possibles et de leur organisation. La chose est connue, mais elle mérite d’être rappelée.

[…]

 

Où il est question de la théorie des ensembles

Il est d’usage de présenter la sémantique dans le cadre formel de la théorie classique des ensembles. Cette manière de faire n’est pas sans difficulté par rapport à notre propos. En effet, au-delà même du problème de l’un et du multiple propre aux théories classiques, le fait de faire appel à la théorie des ensembles et au concept de classe, n’est pas sans conséquence sur une certaine perception de l’ontologie où les notions de nom et de classe sont en jeu. Je vais considérer cela de plus près en en appelant encore une fois à Russell.

The symbols for classes like those for descriptions (écrit-il) are, in our system, incomplete symbols :their “ uses” are defined, but they themselves are not assumed to mean anything at all. That is to say, the uses of such symbols are defined such that, when “definiens” is substituted for the “definiendum”, there no longer remains any symbol which could be supposed to represent a class. Thus classes, so far as we introduce them, are merely symbolic or linguistic conveniences, not genuine objects as their members are if they are individuals. (Russell 1910, I : 75)

Ainsi donc, Whitehead et Russell font usage de leur epsilon d’appartenance à une classe et de leur abstracteur de classe uniquement comme d’un artifice notationnel pour parler extensionnellement des prédicats. Il y a ici quelque chose qui dérange; en effet, si l’on considère par exemple leur théorème 22.34 qui inscrit la somme logique de classes, on s’aperçoit que cette somme extensionnelle de prédicats est définie de manière nominale. Cette ambiguïté est encore renforcée par le fait que ce théorème ne concerne pas uniquement la somme des classes de classes d’individus, mais également toute somme portant sur des classes d’ordre supérieur, si je puis dire. Il y a ici aussi une quantification cachée. Il serait souhaitable de disposer d’une théorie plus claire et à même de rendre possible la détermination du statut dénotatif des noms, comme celle de l’ordre des foncteurs conçus sur la base des classes. Il serait éminemment souhaitable de pouvoir définir des sommes logiques, par exemple, en marquant des distinctions catégorielles :

  • une somme logique de la catégorie des foncteurs formateurs de la catégorie des noms à deux arguments nominaux,
  • une somme logique de la catégorie des foncteurs formateurs de la catégorie des propositions à deux arguments propositionnels, une quelconque somme logique de la catégorie des foncteurs formateurs de la catégorie C à deux arguments de la catégorie C !

Il est bien évident que, comme l’écrit Canty (1984 :157): « What is here at issue is Whitehead and Russell willingness to exhibit theorems which are typically ambiguous… ». Mais ce type d’ambiguïté voulue par les auteurs des Principian’est pas sans rendre bien opaque toute une discussion sur la signification, la nomination, l’existence et donc l’engagement ontologique des théories formelles. Je suis de ceux qui revendiquent la construction d’un langage logique exempt d’ambiguïtés.

[…]

 

De la nomination

Dans ma pratique discursive, je ne cesse de nommer, de faire usage de noms, et cela, quelle que soit la nature ou la catégorie de l’élément de référence :

  • l’homme est mortel, l’actuel roi de France est chauve, Pégase, Clinton, ce cercle carré, la commutativité de l’addition, …

L’usage de la nomination dans les théories classiques ne s’applique que par rapport à des éléments portant le statut d’entité individuelle, et cela, en cohérence avec l’usage que l’on fait de la quantification. Ce choix est donc terriblement réducteur par rapport à l’usage et, de plus, cela ne dit rien sur l’essence objective de l’élément pris en considération.

Sans ouvrir le débat sur les fonctions descriptives je souhaiterais simplement disposer dans une logique de différents types de noms :

  • les noms individuels,
  • les noms généraux et
  • les noms vides;

je voudrais également disposer de la catégorie de noms d’ordre supérieur. Ceux-ci ne seraient rien d’autre que les termes constants des foncteurs introduits, quelle que soit leur catégorie; on doit bien admettre qu’il est tout à fait convenable de nommer les relations, les foncteurs et les classes ! Ce désir est légitime, comme le sont mes autres souhaits concernant la quantification et la recherche de non-opacité des concepts de classe, d’ensemble,…

 

Un bilan

Les remarques précédentes me conduisent à revendiquer

  • la double distinction entre l’espace syntaxique et celui sémantique d’une part, et
  • l’espace sémantique et l’espace ontologique présumé d’autre part.

Elles m’engagent à préférer l’expression d’un calcul des termes qui puisse être interprété comme un calcul des noms. Elles suggèrent la possibilité de traiter avec des noms vides, des noms individuels et des noms généraux. Elles montrent ma préférence pour une quantification d’ordre supérieur qui soit dissociée de tout import existentiel et qui soit confinée à son rôle fonctionnel de « distribution ».

  • Elles proposent de construire une logique universelle dans le sens de ne pas inférer l’existence d’un objet individuel dans le monde.

Elles sous-entendent également qu’une distinction entre le traitement du distributif et du collectif serait de nature à éviter de faire appel à une prophylaxie pour se débarrasser d’une famille de contradictions !

 

Une alternative

Toutes ces irritations et ces interrogations accumulées, toutes ces confusions et ces ambiguïtés vécues m’ont conduit à m’intéresser à d’autres systèmes logiques qui se sont développés à l’ombre de la logique classique du premier ordre.

  • Ma curiosité fondée était associée à la volonté de disposer d’une théorie qui, tout en préservant les principes de bivalence et de non-contradiction, manifeste un engagement délibéré par rapport à son pouvoir expressif et à sa clarté conceptuelle; je souhaitais rencontrer une logique portant un véritable calcul des noms et permettant d’opérer une distinction sans équivoque entre quantification et projection existentielle.

Mon intérêt donc était de travailler avec une logique libre, universelle, d’ordre supérieur, ontologiquement neutre et à même d’offrir la signification d’un quelconque terme de quelque catégorie que ce soit conçue sur les catégories primitives des noms et des propositions. Cette quête d’une logique ambitieuse et détachée des scories produites par certaines créations d’un lourd passé s’est révélée fructueuse.

En effet, l’œuvre de Stanislaw Lesniewski [1889-1939], développée à l’aube du XXe siècle,

  • porte les fruits d’une théorie logique débarrassée de toute ambiguïté et ouverte à la maîtrise de quelque concept logique que ce soit conçu sur la base des catégories fondamentales des propositions et des noms.
  • Et, ce qui est pour le moins curieux et sympathique, la théorie qui m’intéresse a été nommée par son auteur : ontologie !

L’ontologie de Lesniewski est donc un calcul des termes qui sert de base à l’élaboration d’une théorie formelle des noms.

  • C’est un système qui explicite à sa manière le concept d’extension et qui peut être basé sur l’unique terme primitif, e, dans les propositions singulières telles que A b et qu’il est possible de lire : le A est un des b.

Ontology is a modernised version of traditional logic; in its structural aspects it includes a theory of classes and relations (Grattan-Guiness 1981 :503).

Cette façon de caractériser l’ontologie de Lesniewski reste vague; elle pourrait même conduire à quelques malentendus. Parler de l’ontologie comme d’une théorie de la classe distributive (Sobocinski 1954) est également ambigu.

En effet, l’ontologie présente une manière de traiter l’extensionnel, mais la classe distributive n’y est jamais définie. Enfin, introduire sans plus l’epsilon peut conduire à une confusion. Dans la « tradition » ensembliste, l’epsilon dénote le symbole d’appartenance à une classe, mais l’epsilon de l’ontologie de Lesniewski, lui, est non réflexif et transitif et ne décrit pas cette appartenance particulière. D’autre part, le terme « ontologie » conduit naturellement à se demander quelles relations le système de Lesniewski soutient avec certains travaux d’Aristote.

  • S’agit-il de quelque chose de l’ordre des « principes généraux de l’être » présenté dans les œuvres métaphysiques du savant grec ? La réponse de Kotarbinski est de nature à faire comprendre et à préciser pourquoi Lesniewski a choisi ce nom.

We have decided to adopt Lesniewski’s system — known to us in manuscript form and communicated by him in his lectures — as the foundation of the calculus of terms. We consider that system of the calculus of terms to be the most natural, most evolved and most practical in application of all the systems known to us. At the same time, it is most closely connected with traditional Aristotelian formal logic, of which it is an extension and improvement, while, on the other hand, it is the terminal point of the endeavours to build the calculus of terms in logistic.

Let it be added that Lesniewski called his system ontology, in conformity with certain terms already used (cf. the term “ontological principle of contradiction” as the name of the thesis that no object can have and not have a given property; see also Lukasiewicz’s terminology is his book O zasadzie sprzecnosci u Arystotelesa (The Principle of Contradiction in Aristotle’s Works),1910, p. 3ff; cf. also Theorem 19). The term is further justified by the fact that the only specific primitive term which occurs in the axiom of the system in question is “est”, or “is”, which corresponds to the Greek esti.Now if we want to emphasize that, we may call the system after the appropriate Greek participle, namely on(gen. ontoz), which means “being”. That term has become accepted in another role—namely, that of enquiry into the “general principles of existence”, conducted in the spirit of certain parts of the Aristotelian “metaphysical” books. It must, however, be admitted that if the Aristotelian definition of the supreme theory (prvti filosocia), to which those books mainly refer, be interpreted in the spirit of a “general theory of objects”, then both the word and its meaning are applicable to the calculus of terms as expounded by Lesniewski (1966b :210-211).

Bien qu’utile et intéressante, cette citation doit être considérée avec prudence.

  • En effet, on pourrait penser que l’ontologie de Lesniewski est, dans un certain sens, « une théorie générale des objets », mais cela est faux.

La problématique de l’ontologie de Lesniewski ne concerne pas « le monde des objets » mais bien la façon d’en parler. Elle est ontologiquement neutre, elle ne présuppose rien sur l’univers; elle n’attribue aucun statut particulier d’existence aux objets qui pourraient le constituer. Elle est d’ailleurs capable de « parler » d’un univers vide. C’est bien une théorie formelle des noms !

Un rappel des conditions mêmes de son élaboration est susceptible de mieux en faire comprendre l’esprit. Lorsqu’au début des années 1920, Lesniewski sent le besoin d’élaborer une première base logique pour la méréologie, qu’il appelle alors théorie générale des ensembles, un premier problème se pose. Les fondements eux-mêmes de cette nouvelle théorie ne sont pas en cause et la difficulté réside dans leur présentation. Lesniewski faisait alors usage du langage naturel pour décrire ses théories.

Sa crainte du pur formalisme s’ancrait dans sa conviction que tout système formel se doit d’être un système interprété, d’être en quelque sorte une abréviation du langage utilisé pour parler du monde et de ses objets, un formalisme donc profondément ancré dans l’intuition (Kearns 1967).

J’ai rappelé dans le fascicule I de Introduction à l’œuvre de S. Lesniewski (Miéville 2001) les réticences profondes que Lesniewski ressentait à l’égard des Principia Mathematica.Ce refus du formalisme disparaît lorsqu’il voit la possibilité d’appréhender l’œuvre de Whitehead et Russell comme un système interprété.

  • Ceci le détermine à transcrire en langage symbolique les développements théoriques élaborés jusqu’alors dans un langage naturel. Cette décision s’accompagne d’un problème délicat.

Transcrire un discours logique exprimé dans un langage formalisé exige une exacte définition de tous les composants fondamentaux que ce langage naturel organise. Comme nous le savons, tout langage naturel est polysémique.

De ce fait, il est difficile de le projeter, de le plier aux exigences et à la précision d’un langage logique formalisé. Lesniewski le savait bien.

…je me suis décidé à introduire, dans ma pratique scientifique, un langage « symbolique » s’appuyant sur les exemples créés par les « logiciens mathématiques » – à la place du langage courant dont je m’étais jusqu’alors servi avec une préméditation obstinée en m’efforçant, comme tant d’autres, de le dompter logiquement et de le plier aux objectifs théoriques pour lesquels il n’a pas été créé. (Lesniewski 1931 : 154; trad. fr. Kalinowski 1989 : 101-102).

La lecture des fondements de la théorie générale des ensembles de Lesniewski (1916) est révélatrice à cet égard; les axiomes et les définitions, les 58 théorèmes et leur démonstration qui en constituent l’exposé sont présentés à l’aide du langage naturel. L’expression « est » (« jest » en polonais) y est partout présente et toujours insérée dans des propositions singulières non formalisées.

En voulant donner « vie formelle » à ses développements démonstratifs et définitoires qui étaient jusque-là exposés de manière discursive, Lesniewski est confronté à plusieurs problèmes.

  • Tout d’abord, caractériser axiomatiquement la théorie logique, l’ontologie, qui fonde sa théorie générale des ensembles.
  • Il lui faut également trouver un terme primitif qui prend sens dans et par la base axiomatique.
  • Il lui faut ensuite traduire de la façon la plus rigoureuse qui soit les propositions du langage naturel qu’il utilisait dans sa pratique scientifique.

L’usage courant de l’expression « est » dans la proposition singulière « A est (un des) b » le conduit à s’y intéresser, à l’étudier, puis à l’utiliser.

…en suivant M. Peano j’ai commencé à utiliser le signe « e », première lettre du verbe « esti » à la place du verbe « est » dans les propositions « singulières » du type « A est b »; (Lesniewski 1931 : 155; trad. fr. Kalinowski 1989 : 103).

Il ne s’agit pas d’une simple abréviation :ce choix constitue le résultat d’une longue réflexion.

Déjà à l’époque où je me servais du langage courant, en m’efforçant de le dominer au point de vue « logique », j’ai essayé de rationaliser la façon dont j’employais dans ledit langage divers types de propositions légués par la « logique traditionnelle »… Il s’est trouvé qu’en 1920, en liaison avec les analyses sémantiques auxquelles je soumettais diverses catégories de propositions et en rapport avec les réflexions poursuivies au sujet de la possibilité de la « réduction », à l’aide de définitions, des types de propositions les uns aux autres, les propositions « singulières » du type « A e b » ainsi que les relations entre ces propositions devinrent, pour un certain temps, le centre de mes préoccupations. (Lesniewski 1931 :155-56; trad. fr. Kalinowski 1989 :103).

Sur la base de cette signification primitive qui sera inscrite de manière axiomatique, Lesniewski construit un système logique extrêmement original et qui ne concède rien à la récente tradition logique d’alors, ni n’évite les difficultés inhérentes aux ambitions qui sont les siennes. Il va offrir une théorie à même d’accéder à tout foncteur d’une quelconque catégorie syntaxico-sémantique issue des deux catégories primitives des propositions S et des noms N.

  • Cette ambition est extraordinaire si l’on considère la puissance de l’extension de tous les possibles générables par la petite grammaire suivante.

S et N sont des catégories syntaxico-sémantiques.
Si C, C1, C2, …Cn, sont des catégories syntaxico-sémantiques alors C/ C1 C2 …Cn est une catégorie syntaxico-sémantique; elle est celle, formatrice de la catégorie C à n arguments, dont le premier est de la catégorie C1, le deuxième de la catégorie C2, … et le nième, de la catégorie Cn.
Rien n’est une catégorie sinon par ce qui précède.

Une telle possibilité n’est réalisable qu’à deux conditions :

  1. Le système doit disposer notamment d’une règle d’inférence définitoire, une règle qui n’introduit pas d’abréviation mais de véritables définitions créatives.
  2. La nature syntaxique du système ne saurait se satisfaire d’une composition d’expressions bien formées prédéterminées potentiellement par une grammaire qui fixe préalablement la catégorie et la signification des symboles à utiliser.

Le langage de l’ontologie se développe dans l’espace et le temps, et la détermination de la signification se fait de manière contextuelle.

L’ontologie de Lesniewski dissocie la fonction distributive de celle associée à marquer une certaine « existence ». La quantification est donc d’ordre supérieur et est autorisée quelle que soit la catégorie des variables pour autant qu’un foncteur constant au moins de cette catégorie ait été introduit.

L’ontologie permet de considérer dans la catégorie des noms, les noms singuliers, les noms généraux, et les noms vides, et cela, sans aucun trouble. De plus, elle offre la possibilité d’inscrire des « noms d’ordre supérieur ». On pourrait croire que le jeu des noms que porte la proposition singulière « A est un des b », « A e b », est une manière de retomber dans les problèmes inhérents à la « two-name theory ». De fait Lesniewski offre un nouveau traitement du distributif qui permet d’y échapper.

Ce traitement, par l’introduction de noms pluriels et l’effacement conjoint de l’asymétrie entre sujet et prédicat, désamorce la dimension paradoxale du vieux problème de l’un et du multiple propre aux théories classiques. Les noms pluriels permettant en effet de ne retenir des « classes distributives » que leur dimension multiple, de sorte que la question de rapport entre l’extension en tant que multiplicité et l’extension en tant qu’unité n’a simplement pas à être posée. (Gessler 2002 : 120)

L’ontologie de Lesniewski permet sans problème de définir des prédicats d’existence relative; un prédicat d’« existence » pour la catégorie des noms, N; un prédicat d’« existence » pour la catégorie des foncteurs formateurs de propositions à un argument nominal, S/N; un prédicat d’« existence » pour la catégorie des foncteurs formateurs de propositions à un argument de la catégorie S/N, S/(S/N), etc.

Cette théorie, parce qu’elle a été conçue pour attacher au langage logique les vertus de précision, d’expressivité et de non-ambiguïté, est débarrassée des conséquences déraisonnables inhérentes à la logique traditionnelle et à sa complice, la théorie des ensembles.

L’ontologie de Lesniewski est entièrement libérée de tout engagement ontologique; elle permet un parler « existentiel » sans déraison. Elle est d’une générosité conceptuelle sans égale et correspond à ce qui me semble être une complicité fondée avec la forme et le fond de nos pratiques discursives lorsqu’elles portent un mouvement raisonné. Elle reste une logique formelle non contradictoire et extensionnellement cohérente.

 

Épilogue

Tout au long de mon propos, j’ai tenté de réagir contre la difficulté d’aborder la syntaxe et la sémantique des théories formelles classiques en des termes ontologiques. En effet, tant leur forme que leurs concepts basiques (nom, ensemble, quantification, …) se prêtent difficilement à cette analyse.

Notre inclination naturelle à penser le monde comme un univers peuplé d’entités individuelles conduit le logicien à façonner des systèmes logiques capables d’expliciter un langage à même d’exprimer un traitement extensionnel de ces entités et de leurs organisations. Il s’ensuit la nécessité de développer, avant toute chose, une théorie des noms exempte de tout engagement ontologique.

  • J’ai défendu ma préférence pour la conception d’un système logique à même d’offrir la plus grande générosité expressive et bannissant toute ambiguïté.

Le choix de l’ontologie de Lesniewski s’est donc tout naturellement imposé. Je sais que pour convaincre il faut montrer et dire davantage que je ne l’ai fait. C’est la raison pour laquelle j’invite le lecteur critique à se plonger dans les très beaux textes de Lesniewski.

Lesniewski ontology remains an early source of a language whose terminology is thoroughly explained; whose coherence is contextually determinate and unambiguous; whose type theory adheres closely to categories which must be recognized in ordinary language; and whose directives for development mirror the contextually determinate development that is to be expected of a vehicle for communication. (Canty 1984 :163). »

– Méville, D. (2006). Logique, ontologie et ontologie. Revue internationale de philosophie, 236(2), 149-162.

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« […] Les postulats sur lesquels repose la recherche sont assez banals. Il me paraît néanmoins utile de les expliciter :

  • Postulat 1 – Tout discours prend ancrage sur du préconstruit.

Ce n’est là, au fond, qu’une manière de tenir compte de ce que le discours est produit en situation et qu’il se déroule dans une langue naturelle. Et en effet, contrairement à ce qui se passe en droit dans un langage formel, les symboles ne sont ici jamais vides de sens.

La question est alors double :

  1. quelle forme donner à ce préconstruit
  2. comment le repérer dans les textes ?

 

1) D’abord la forme.

Dans une situation donnée, pour un objet donné et en présence d’un interlocuteur donné, il y a des questions qui font sens et d’autres pas. Ainsi, à un marchand des quatre-saisons, il y a un sens à demander si telle poire est juteuse, non si elle est célibataire. J’appelle faisceau d’un objet la famille des propriétés qu’il peut avoir et celle des relations qu’il peut soutenir avec d’autres objets pour un locuteur en situation. J’ai tenté un début de formalisation de ce concept, de sorte qu’il soit le dual de celui du champ d’une notion, « notion » étant entendu au sens que A. Culioli attribue à ce terme. Je donne alors au préconstruit la forme d’un ensemble non nécessairement connexe de faisceaux d’objets.

 

2) Le repérage ensuite.

Il faut tout d’abord relever que, dans la perspective où je me place, il n’y a guère de sens à s’interroger a priori sur le contenu du préconstruit. Il est, dans chaque discours, ce et seulement cela que le locuteur tient pour tel.

Ainsi, pour prendre un exemple très simple que j’utiliserai encore plus loin, n’ai-je pas à me demander si une « voiture » a des roues, des freins ou un moteur. En revanche, si je trouve dans un discours :

  • cette voiture n’a pas de roues
  • alors je conclus que, pour le locuteur « avoir des roues » fait partie du faisceau de « voitures ».

D’autre part, comme je suis à la recherche d’opérations logiques, donc d’opérations aussi générales que possible, il me suffit en principe d’avoir postulé l’existence du préconstruit pour être à même de déterminer celle des opérations de pensée qui portent sur lui.

 

  • Postulat 2 – La logique naturelle est irréductible à la logique mathématique, mais compatible avec elle.

L’irréductibilité repose, en définitive, sur la différence qui existe entre parler et calculer. Parler, en effet, exige un locuteur et un locuté, tandis que calculer peut être confié à une machine et que, à proprement parler, une machine ne calcule jamais pour quelqu’un. D’autre part, la logique mathématique exige de distinguer absolument langue et métalangue et elle ne récupère jamais toute la méta-langue qui lui est nécessaire. Sans évoquer ici les grands théorèmes de la métamathématique, le phénomène peut s’observer déjà au niveau très simple d’une démonstration parlée, faite devant quelqu’un, en la comparant à une démonstration « calculée », cette suite ordonnée finie d’expressions bien formées dont on connaît les propriétés.

  • Je noterai enfin que la part déductive d’une schématisation — hormis celle qui se déroule dans la situation très particulière de l’enseignement des mathématiques — est toujours assez réduite
  • et qu’elle est très loin de se ramener aux seules lois de la logique mathématique, même si l’on tient compte des logiques modales et apparentées.

Quant à la compatibilité, elle repose sur le fait que, quelque soit l’enchaînement que propose un discours et qui conduit de P à Q, il est toujours possible — fût-ce trivialement — de trouver P’, proposition telle que P, P’ ? Q.

 

  • Postulat 3 – Une même opération logique peut être rendue par des formes discursives multiples

C’est peut-être des trois le postulat le plus banal, mais il implique deux conséquences que je crois fondamentales.

L’une est d’ordre théorique :

il n’est pas possible d’identifier a priori les universaux logiques aux universaux linguistiques. Peut-être des opérations comme celles de parcours, de fléchage, etc., correspondent-elles à des universaux logiques. La chose est possible, souhaitable même : elle doit cependant être établie et c’est de là qu’elle tirera sa force.

L’autre est d’ordre pratique :

les formes langagières doivent être traitées comme des indices d’opérations logiques, au même titre que des gestes. Ainsi la question n’est pas de déterminer, par exemple, quel est le sens logique de et, mais de montrer par quels moyens une langue donnée, dans des circonstances données, exprime telle opération logique, ici la concomitance.

 

3. Opérations

  • Pour des raisons simplement heuristiques, je vais distinguer trois familles d’opérations. Toutefois, non seulement je ne puis garantir leur indépendance, j’ai même certaines raisons de penser qu’elles empiètent les unes sur les autres.

 

I. Opérations de détermination

Elles correpondent au fait qu’une schématisation engendre un (micro)-univers et qu’il comporte, en conséquence, des objets qualifiés.

Il sera commode d’en introduire de quatre sortes :

(1) Opérations constitutives d’objets.

Je conçois les objets comme des classes méréologiques, au sens de Lesniewski, et je considère pour l’instant deux opérations :

  • l’une localise x dans du préconstruit,
  • l’autre sélectionne une partie de x.

Considérons, par exemple, le début de discours suivant :

La C.G.T. a publié un communiqué dans lequel elle signale que ses organisations et ses membres…

Il est ici question de l’objet « Confédération générale du travail », soit c, que le passage donné permet de représenter déjà par la classe

c = { la C.G.T., ses organisations, ses membres…,}

Cette classe est ouverte jusqu’à la fin du discours et c’est par une opération de localisation dans un préconstruit supposé connu de celui auquel le discours s’adresse que « la C.G.T. » figure dans c. C’est par une opération de sélection que « ses organisations » et « ses membres » y figurent, comme des parties au sens de l’opérateur logique pt.

Ces opérations sont réitérables, mais ne sont pas idempotentes de telle sorte que, contrairement aux objets de la logique mathématique, ceux de la logique naturelle ne cessent de s’enrichir au fur et à mesure que le discours se déroule.

(2) Opérations de prédication.

Elles sont communes avec celles de la logique des prédicats. Mais tandis que celle-ci se contente le plus souvent de distinguer les prédicats par leur ordre (leur nombre de places : propriétés, relations binaires, etc.), la logique naturelle devra introduire d’autres espèces de catégories et être, par exemple, capable de distinguer des prédicats comme être froid/être délicieux (d’un mets délicieux, on peut dire qu’il est délicieux de le manger et la paraphrase n’est pas acceptable avec un mets froid), regarder / voir, etc.

(3) Opérations de restriction.

Elles marquent les limites entre lesquelles la prédiction sera prise en charge par le locuteur. Les quantificateurs usuels en sont des exemples particuliers. Les autres sont principalement des opérations qui portent sur le temps, l’espace et les moyens.

(4) Opérations de modalisation.

Elles indiquent le type de prise en charge de la prédication par le sujet. J’ai tenté ailleurs  d’esquisser une façon possible d’en traiter.

 

II. Opérations de justification

Elles correspondent au fait que le locuteur virtuel s’adresse à un autre locuteur virtuel et que celui-ci peut refuser d’admettre ce qui est énoncé. Il faut donc, pour utiliser un langage psychologisant certes mais commode, que A fournisse à B des raisons de « croire » ce qui lui est proposé.

On pourra alors distinguer

(1) des opérations qui présentent les déterminations d’objets comme irréfutables (hypothèse, question, injonction),

(2) des opérations qui les présentent comme directement réfutables (faits de toutes natures),

(3) des opérations qui permettent à A de se décharger sur un tiers (recours à une autorité) et

(4) des opérations qui appuient une détermination sur une autre (conséquence de toutes sortes).

 

III. Opérations de cohésion

J’entends ici « cohésion » au sens quasi-chimique du terme :

  • ce qui fait qu’une schématisation est une. Il y a d’abord toutes les opérations de répétition qui permettent aux objets de figurer à plusieurs places dans la schématisation et dont I. Bellert a traité.
  • Mais il y a d’autre part tout un ensemble d’opérations interpropositionnelles dont je ne citerai que deux exemples.

Soit un discours qui comporte les quatre propositions suivantes :

Cette voiture-ci n’a pas de roues :
elle a des chenilles.
Cette voiture-là a des roues :
elles sont entièrement chromées.

La proposition (1) me permet d’inférer une opération de localisation de « voiture » dans un préconstruit où les voitures ont des roues.

Dès lors, elle exprime une quasi-contradiction mais, par une opération d’extension, qui fait passer de l’espèce « voiture-qui-a-des-roues » au genre prochain « voiture-à-roues-ou-à-chenilles », la proposition (2) élimine la contradiction naissante. Dans le même préconstruit, la proposition (3) exprime une quasi-tautologie ce qui, selon O. Ducrot par exemple, est tout aussi inadmissible dans les lois de la parole qu’une contradiction. C’est alors une opération de contraction, inverse de celle d’extension, qui fait passer de l’espèce « voiture-qui-a-des-roues » aux sous-espèces « voitures-à-roues-chromées »/« voiture-à-roues-non-chromées », de sorte que la proposition (4) élimine la tautologie.

  • Je pense que ces mêmes opérations s’appliquent aux phénomènes et pas seulement aux objets au sens usuel du terme.
  • Ainsi, dans un préconstruit où les trains ne déraillent pas, la détermination d’un train qui déraille réclame l’application d’une opération d’extension qui fournit une cause à l’accident. De même, la détermination d’un train qui ne déraille pas est alors tautologique et demande l’application d’une opération de contraction qui spécifie de nouvelles conditions (« bien que… », par exemple).

Encore une fois, tout ceci ne constitue qu’un cadre dans lequel conduire la recherche et tout le travail reste à faire.

M. Pottier

1) Le linguiste est intéressé par cet essai d’intégration de l’ensemble des catégories sémantiques.

2) Le préconstruit n’est-il pas ici trop lié à l’attestation dans un corpus ?

3) Est-ce que l’hypothèse (type « Si j’avais le temps… ») fait vraiment partie de l’irréfutable ? Ne faut-il pas distinguer entre hypothèse et supposition ?

 

M. Grize

2) Difficile pour l’instant d’éviter la chose.

3) Entièrement d’accord. Je prends « hypothèse » au sens quasi-logique.

 

M. Zemb

Lorsque vous avez indiqué que vous n’étiez plus d’accord avec le texte qui nous a été distribué, cette précaution concernait-elle l’opération 3. I (3), laquelle me paraît un amalgame de données ou d’aspects relevant nécessairement de (1), (2), (4), voire d’autres classes citées plus tard ?

 

M. Grize

C’est en effet cette opération qui me gêne. Elle n’est d’ailleurs pas la seule : ainsi les opérations de conséquence que j’ai placées dans les justifications.

 

M. Imbs

Avant de rejeter comme non recevable (ou non acceptable) un énoncé comme cette femme n’a pas (ou : n’a plus) de jambes, il faut chercher à préconstruire (ou plutôt : à reconstruire) non seulement le sujet, mais aussi le prédicat. Or n’a pas (n’a plus) de jambes peut aussi être reconstruit en « marche mal », qui est un sens métaphorique de n’avoir pas de jambes ; donc la phrase cette femme n’a pas (n’a plus) de jambes est recevable.

 

M. Grize

Je n’y avais pas pensé, mais c’est exact : il faut aussi étudier comment les prédicats sont transformés.

 

M. Faucher

Est-il opportun de distinguer (1) opération constitutive d’objet et (2) opération de prédication ? On connaît le cas du petit Allemand qui demande à ses petits voisins « 1st dein Hartmuth da ? » (voulant dire « où est ton père ? »). Son père à lui se nomme Hartmuth, et il a interprété ce nom propre comme un nom commun. On est d’autant plus enclin à admettre le caractère tardif de l’apparition du nom propre en tant que terme d’individu par excellence que le nom propre est refusé à de larges couches de la tribu dans certaines peuplades d’Amérique du Sud (seul le héros a droit à un nom propre ; en Nouvelle Guinée, les femmes n’ont pas de nom propre). Cette priorité chronologique du terme général sur le terme d’individu incite à envisager une constitution d’objet à coups de prédication (le caractère tardif de l’apparition de l’article va dans le même sens).

 

M. Grize

La distinction me paraît utile : on ne réfute (repousse) pas un objet comme une de ses prédications.

 

M. Kleiber

Pour expliquer la tautologie de l’énoncé : « Cette voiture a des roues », il est bon de se reporter aux notions de sens générique et de sens spécifique. Dans les phrases :

La voiture a des roues
La main a des doigts
Une main a cinq doigts

le SN sujet présente le sens générique, et les trois énoncés sont parfaitement acceptables. Il suffit que le sujet soit spécifique, pour qu’on n’accepte pas, ou difficilement, des prédicats valant pour toute la classe :

*La voiture de mon père a des roues
En revanche, un tel sujet est naturellement compatible avec des prédicats « spécifiques » :

La voiture de mon père n’a pas de roues.
La voiture de mon père a des roues chromées.

 

M. Grize

J’accepte la distinction, mais il faudra passer les différents cas en revue.

 

M. Vauquois

Parmi les opérations que vous proposez, seules les opérations de cohésion assurent la vraisemblance du discours.

Pensez-vous que ces opérations soient suffisantes pour avoir un moyen d’évaluation de la vraisemblance ?

En particulier, il pourrait y avoir dégradation progressive de la vraisemblance par applications successives de telles opérations.

 

M. Heger

Le terme « discours » suggère l’interprétation selon laquelle les problèmes qui ont été traités relèvent de la Parole (et non pas de la Langue) ; il faut, je pense, écarter catégoriquement cette interprétation, car elle impliquerait une réduction arbitraire du domaine de la langue à des unités de taille relativement réduite (cf. « mot ~ langue/phrase ~ parole »). La communication de M. Grize apporte au contraire une contribution à une traitement en langue d’unités de rang supérieur (allant par exemple dans le sens d’une « grammaire textuelle »).

 

M. Grize

Il me semble que je n’identifie pas discours et parole. Mais je ne les oppose pas non plus. Une question à laquelle je n’ai pas encore de réponse claire.

 

M. Desclés

D’après votre postulat numéro 1 : « tout discours doit prendre ancrage sur un préconstruit », peut-on dire que, formellement, dans un système formel à construire, on aurait une opération de substitution du préconstruit à une situation énonciative caractérisée par des « paramètres énonciatifs » dans le sujet énonciateur A, qui s’adresse à un auditeur B à un instant donné ?

 

M. Grize

C’est bien une telle « axiomatisation » que je vise. Mais, pour moi, à si long terme, que je n’ose en parler !

 

M. Rey

En ce qui concerne l’aspect de « préconstruit » qui est pris en charge par la structuration lexicale, j’aimerais rappeler l’existence d’une attestation d’un consensus social, sous la forme du corpus des définitions lexicographiques. Dans la mesure où une telle paraphrase synonymique utilise (pour des raisons largement pragmatiques) d’autres éléments lexicaux de manière quasi-nécessaire — ou du moins où le corpus des définitions en circulation les utilise fréquemment —, on a une attestation de la nature du préconstruit tel que la culture l’établit. Si « Automobile » est défini comme « véhicule muni de roues… », roue fait partie du préconstruit d’automobile. La « déconstruction » du préconstruit est toujours possible (le « couteau sans manche auquel il manque la lame »), mais ceci ne menace nullement votre concept.

De son côté, M. Culioli ne peut qu’approuver la définition qui est donnée de la logique naturelle et de l’objectif dessiné. S’il a été amené dans son propre exposé à insister sur les aspects formels, c’est parce que le linguiste a besoin d’être persuadé qu’il tient un discours métalinguistique, mais qu’un logicien s’occupe de la logique naturelle, et avec ce souci de précision dans l’analyse, est rare et précieux. On est aussi heureux de voir introduire de façon systématique la notion de pré-construit et d’opérations qui construisent. Cela nous change des présupposés-à-tout-faire. »

– Busino, G. (1982). 10. Logique et organisation du discours. Dans : , J. Grize, De la logique à l’argumentation (pp. 171-181). Librairie Droz.

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« […]

C’est la nécessité qui nous conduit à prendre en considération les expressions. Le logicien, en effet, du fait qu’il est logicien, n’a pas à s’occuper d’abord des mots premiers, sinon en ce qui concerne la parole et l’action. Car s’il était possible d’apprendre la logique par la pensée seule, de telle sorte que l’on n’ait rien d’autre à y examiner que les pensées, alors [la pensée seule] suffirait. Et si un maître de l’art pouvait révéler ce qu’il y a dans son âme autrement [que par les mots], il se passerait toujours des mots ; mais puisque la nécessité nous conduit à agir principalement avec les mots (la raison, en effet, ne peut pas composer des pensées sans énoncer des mots avec elles, étant donné que l’acte de penser est pour ainsi dire une conversation entre l’homme lui-même et ce qu’il pense par le truchement de mots imaginés), il s’ensuit que les mots ont différentes dispositions qui correspondent aux différentes dispositions des intentions qui les accompagnent dans l’âme […] En effet, parler des mots qui accompagnent les pensées équivaut à parler des pensées qui leur correspondent

[Avicenne, Logica, édité par Caecilius Fabrianesis, Venise, 1508, fol. 2rb et 3rb. Sur cette question, voir aussi l’étude classique de Abd al-Hamid Sabra, « Avicenna on the Subject Matter of Logic », The Journal of Philosophy 77 (1980), p. 746-764]

Même si le langage en lui-même n’est d’aucun intérêt pour le logicien en tant que tel et qu’il ne peut d’aucune façon constituer son sujet d’étude essentiel, la considération du langage est dans les faits une nécessité pratique en logique non seulement parce que sans mots on ne peut enseigner et manifester ce qui se trouve dans l’âme, mais aussi parce que la raison ne peut composer les concepts (intellectus) et penser (cogitare) sans au moins imaginer des mots, au point que les propriétés des mots correspondent à celles des concepts qu’ils accompagnent et que parler en logique des mots qui sont concomitants aux concepts est l’équivalent de parler de ces derniers.

[…]

Pour Albert, le logicien ne jette pas sur les intentions secondes un regard absolu ou métaphysique, qui consisterait à chercher à déterminer directement la nature de cette sorte d’être et l’existence dont elle jouit, mais elle les considère plutôt comme principes ou instruments de connaissance  :

  • ce qui l’intéresse, c’est la manière dont ces formes ou relations, « réalisées » dans la matière que sont les choses qu’elle connaît, peuvent servir d’instruments de connaissance d’autre chose, de façon à pouvoir mieux s’en servir dans tous les domaines du savoir rationnel, y compris le sien .
  • Or une chose connue ne peut servir de principe de connaissance de l’inconnu à l’homme engagé dans un discours rationnel qu’à travers sa manifestation linguistique.
  • Cela était déjà affirmé par Albert, dans son introduction à la logique :
    • « sans expression langagière signifiant [quelque chose] il ne peut parvenir à la connaissance de ce qui est inconnu ».

Et peut-être encore mieux dit dans son commentaire aux Catégories d’Aristote :

[…] on ne parvient à la connaissance de l’inconnu au moyen du connu qu’en cherchant, mais cela ne se fait que par le truchement de l’expression langagière dotée de signification, que l’homme cherche auprès de lui-même en utilisant l’expression langagière placée en lui ou qu’il cherche auprès de quelqu’un d’autre par le truchement de l’expression langagière proférée extérieurement […]

[…]« 

– Tremblay, B. (2014). La logique comme science du langage chez Albert le Grand. Revue des sciences philosophiques et théologiques, tome 98(2), 193-239.

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« 1. Théories scientifiques et objectivité

Qu’est-ce qu’une théorie ?

Une théorie est un ensemble cohérent et systématique de croyances, de propositions, permettant d’expliquer les phénomènes d’un domaine donné et de faire des prédictions à leur sujet.

  • Toute théorie n’est pas nécessairement scientifique.

Par exemple, je peux avoir une théorie sur la meilleure façon de planter les choux ou de couper les cheveux (à la pleine lune, etc.), ou sur la façon dont se comportent les corps solides (physique naïve).

Nous pensons couramment qu’une théorie scientifique est plus à même d’expliquer et de prédire les phénomènes de la nature, car elle paraît représenter la nature elle-même bien plus objectivement (= réglée sur l’objet), semble échapper aux délires de l’imagination et n’est pas l’expression des désirs ou des idées personnelles (préjugés) des savants.

Objectif / Subjectif

  • Mais les concepts des sciences sont « des créations libres de l’esprit humain » (Einstein) : ils ne nous sont pas imposés par l’expérience.

Ex. de concepts : matière / poids ; charge électrique ; champ ; inertie…

Par l’image de la montre fermée dont on peut se représenter le mécanisme, mais sans que l’on puisse jamais comparer cette représentation avec la réalité,

  • Einstein illustre la difficulté de la confirmation des théories qui dépasse notre expérience sensible.

Dans quelle mesure l’expérience justifie-t-elle les théories scientifiques, si celles-ci sont de libres créations de l’esprit et si la réalité est comparable à une montre fermée ?

  • Quelle valeur accorder à la vérité scientifique ?
  • La vérité ne serait qu’un idéal visé par la théorie.

Idéal / Réel

La démarche expérimentale

Idée courante : les théories s’appuient sur l’observation et la recherche de régularités naturelles.

  • Mais une théorie est-elle un simple produit de l’observation ?

Réflexion préliminaire :

Quel problème théorique Semmelweis cherche-t-il à résoudre ?
Quelles sont les différentes hypothèses qu’il envisage ?
Comment les sélectionne-t-il ? Retracer brièvement son raisonnement à chaque fois. Quelle en est la forme ?

Bachelard (1884-1962): « L’observation scientifique est toujours une observation polémique ».

  • Elle est « polémique » c’est-à-dire en lutte contre l’expérience commune et la représentation du monde qu’elle véhicule.
  • Elle contredit quelque chose que l’on croit.
    • Ainsi, le concept de masse en physique se construit contre les concepts ordinaire de masse et de poids.
  • On observe avec l’esprit, contre l’esprit.

Une théorie scientifique n’est jamais le résultat de la seule observation (d’une observation neutre). Elle ne prend sens que dans le cadre d’une théorie qui lui sert de cadre.

Exemple : Toricelli et le problème des fontainiers de Florence.

(1) Les faits :

1643 : Les fontainiers de Florence observent que le piston de leur pompe ne parvient pas à élever l’eau au-dessus d’une hauteur de 10,33 m. Or la croyance au XVIIe voulait que « la nature a horreur du vide ». La colonne d’eau devrait donc avoir tendance à remplir toute la hauteur du tuyau de la pompe. Mais si le tuyau ne se remplit pas alors que l’on pompe l’air qu’il contient, alors, il est vide, ce qui contredit la croyance qu’il ne peut y avoir du vide.

  • L’observation des fontainiers est donc un « fait polémique ».

= Incompatibilité entre une image du monde et un fait apparemment inexplicable.

(2) Formulation d’une hypothèse théorique explicative :

L’hypothèse est un principe explicatif inventé librement par le savant pour rendre compte des phénomènes (= ce qui est observé, ce qui apparaît).

Torricelli, disciple de Galilée, suppose que la Terre baigne dans un océan d’air qui pèse sur l’eau. La hauteur à laquelle s’arrête l’eau serait l’effet de la pression maximale de l’océan d’air sur la surface de l’eau.

(3) La recherche de confirmation :

C’est là qu’intervient l’expérimentation.

L’expérimentation, contrairement à la simple observation, est la production artificielle, volontaire des phénomènes à observer. Elle sert non pas à découvrir un fait nouveau, mais à confirmer ou infirmer une hypothèse, à répondre à une question que se pose le savant devant des faits déjà observés.

Expérience de Torricelli : on ne peut pas tester directement l’hypothèse de la relation entre la hauteur de la colonne d’eau et la pression de l’atmosphère (on ne peut pas manipuler les paramètres à cause de la taille de la colonne!); mais si cette hypothèse est vraie, alors la pression de l’air peut aussi faire contrepoids à une colonne de mercure proportionnellement plus courte (puisque le mercure est plus dense que l’eau), dont on peut prédire la hauteur : mercure étant environ 14 fois plus dense que l’eau, la hauteur de la colonne de mercure devrait être de (1033cm/14) soit 76 cm.

Cette nouvelle hypothèse sera mise à l’épreuve avec un dispositif expérimental : une cuve pleine de mercure, une grande éprouvette elle aussi pleine de mercure qu’on bouche avec pouce et que l’on plonge dans la cuvette; puis on retire le pouce et on devrait observer que la colonne de mercure dans le tube descend jusqu’à la hauteur prévue (soit, 76 cm). Et c’est effectivement le cas: l’observation s’accorde avec la prédiction déduite de l’hypothèse.

NB: Ce dispositif est tout simplement l’ancêtre du baromètre à mercure.

Blaise Pascal aura l’idée d’une autre implication observable : si le mercure fait contrepoids à la pression de l’air, la hauteur de la colonne devrait diminuer si la pression de l’air diminue, par exemple quand on s’élève en altitude (car l’air se raréfie).
L’expérience du Puy de Dôme, réalisée pour Pascal par Périer confirmera cette hypothèse: La hauteur de la colonne de mercure mesurée au pied de la montagne est plus grande de 7,5 cm que celle mesurée en haut, à 1600m d’haltitude.

Conclusion

L’observation ne peut pas être neutre : elle doit être guidée par une conjecture, une hypothèse, autrement dit elle est déjà théorique ; l’esprit est actif. La thèse empiriste historique est suspecte : les « faits » ne parlent pas d’eux-mêmes.

  • Un autre exemple de démarche expérimentale: la théorie sur formation des continents

NB: Distinguer expérience et expérimentation.

Expérience = le monde tel qu’il nous apparaît. L’expérience est déjà « théorique » : nous comprenons notre expérience du monde selon des schémas naïfs d’explication (cf. physique naïve : conceptions préscientifiques sur le comportement des corps, par exemple, notre concept naïf de « poids » ).

  • Cette expérience est souvent un obstacle à la compréhension rationnelle du monde, selon Bachelard.

Expérimentation = attitude volontaire du savant qui crée artificiellement des conditions d’observation afin d’isoler un phénomène et confirmer ou infirmer une hypothèse théorique.

  • La démarche scientifique se fait contre des habitudes de pensée tirées de l’expérience ordinaire.

2. Que prouve une preuve expérimentale ?

Selon Karl Popper, il n’y a pas de certitude positive en science expérimentale. Une preuve expérimentale ne peut prouver définitivement que la fausseté d’une théorie, jamais sa vérité.

  • Il faut distinguer vérification et corroboration.

Argument logique : une théorie scientifique n’est pas à proprement parler vérifiée par une preuve expérimentale.

  • « Vérifiée » voudrait dire que sa vérité serait absolument certaine, que l’expérimentation montre bien que la réalité est telle que le dit la théorie.
  • Or la preuve expérimentale montre seulement que l’hypothèse théorique est compatible avec les faits observables qu’on peut prévoir comme conséquences de la théorie.
  • Logiquement, en effet, observer la conséquence prévue ne peut donner le droit de dire que l’hypothèse est absolument conforme à la réalité.

Le raisonnement expérimental consiste à déduire d’une hypothèse explicative de nouvelles observations que la théorie implique (cf. Toricelli ci-dessus) :

Si la théorie est vraie, alors on devrait observer tel phénomène dans telles circonstances

  • Le contrôle expérimental de la théorie consiste à mettre en place une expérience qui permettrait de faire ces observations.

Cependant, en toute rigueur, si les observations concordent avec les prédictions de nos hypothèses théoriques, nous ne pouvons pas conclure que la théorie est vraie.

En effet, le schéma logique

si P, alors Q
et Q
donc P

ex.: s’il pleut, alors le sol est mouillé
ex.: et le sol est mouillé
ex.: donc il pleut
est invalide. C’est le sophisme de l’affirmation du conséquent. (Intuitivement, disons que le sol peut avoir été mouillé par autre chose que de la pluie, un arrosage, par exemple.)

En revanche, si l’expérimentation prend en défaut la théorie, c’est-à-dire si les observations attendues ne se réalisent pas, on peut en toute rigueur conclure que la théorie est fausse. En effet, le schéma logique

si P, alors Q
et non Q
donc non P ex.: s’il pleut, alors le sol est mouillé
ex.: et le sol n’est pas mouillé
ex.: donc il ne pleut pas
est valide. Il s’agit du modus tollens.

Par conséquent, la démarche expérimentale ne permet jamais de vérifier une théorie. Par contre elle permet de l’éliminer si elle est fausse, c’est-à-dire si ses prédictions ne se réalisent pas. Il s’agit donc bien d’un processus de conjectures et réfutations selon la formule de Popper. Nos théories scientifiques sont des conjectures (des hypothèses sur le monde) que la démarche expérimentale peut éventuellement réfuter. Une « bonne » théorie est évidemment une théorie qui a résisté jusqu’à date à toutes les tentatives de réfutation.

La vérification d’une théorie ne repose donc pas sur une déduction mais sur une inférence inductive: l’observation répétée d’un certains nombre de cas particuliers qui concordent avec les prédictions de la théorie et lui confère un certain degré de « vérisimilitude ».

Or, on ne peut conclure à la vérité d’une proposition universelle en partant de la vérité de propositions particulières :

  • une loi générale ne peut être justifiée par un ensemble d’observations particulières.

 

Universel / Général / Particulier / Singulier

  • En revanche, ne pas observer une conséquence prévue semble être une bonne raison de rejeter l’hypothèse. Mais que faut-il rejeter au juste ?
    • Jamais une hypothèse isolée.

En effet, comme le fait remarquer Pierre Duhem, une expérience scientifique étant une observation ET son interprétation dans le cadre d’une théorie, ce qui est éventuellement invalidé par l’expérience n’est jamais un énoncé isolé, mais toute, ou une partie de, la théorie qui permet de lui donner son sens expérimental : « les théories se présentent en bloc au tribunal de l’expérience ».

Exemple:

Le Verrier (XIXe) observe que les mouvements d’Uranus ne paraissent pas compatibles avec les lois de l’attraction formulées par Newton : son orbite réelle est différente de son orbite théorique. Faut-il rejeter pour autant la théorie de Newton?
Le Verrier fait plutôt l’hypothèse de l’existence d’une autre planète dont il calcule ce que devrait être sa masse et sa trajectoire pour rendre l’orbite d’Uranus conforme aux prévisions.
L’astronome Gall braque son télescope dans la direction de ladite planète et au moment et au lieu prédit par Le Verrier il fait effectivement la découverte d’une autre planète (Neptune).

Quand une théorie est déjà bien établie, on préférera souvent faire des révisions internes à la théorie et de nouvelles hypothèses plutôt que de falsifier directement la théorie mise en difficulté: il n’y a pas d’expérimentation cruciale susceptible à elle seule de ruiner une théorie.

Mais si les difficultés persistent, la théorie fautive devra être abandonnée, à condition toutefois qu’il existe une théorie concurrente susceptible de la remplacer avantageusement.

  • Thomas Kuhn appelle cela une « révolution scientifique  » correspondant à un « changement de paradigme ». (Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, 1962)

 

3. Un critère de démarcation entre démarche scientifique et pseudo-science : la réfutabilité

Selon Popper, la démarche scientifique consiste à chercher à tester une hypothèse en imaginant des conséquences observables qui pourraient ne pas l’être (mise à l’épreuve expérimentale de la théorie). Il ne s’agit pas de chercher des confirmations de l’hypothèse, mais des « cas difficiles » qui éventuellement pourraient la prendre en défaut.

  • Une théorie qui prétendrait être immunisée contre les tests de ce genre ne serait pas une théorie scientifique.

La science est une connaissance qui se sait probable et pouvant être remise en cause par des tests ; un savoir qui se prétendrait infaillible ne serait pas scientifique. Ce qui, par principe, marche toujours n’a aucune valeur explicative.

(Ex. : l’astrologie dont les « lois » ne peuvent jamais être prises en défaut car elles tolèrent autant de réajustements « ad hoc » que l’on veut, sans aucune restriction.)

Ainsi, le doute est remis au cœur de la démarche scientifique. Une théorie scientifique ne se caractérise pas par une certitude absolue (ce que Nietzsche avait déjà vu), mais sa force prédictive et sa compatibilité avec les faits.

 

Conclusion

Plus qu’un ensemble de vérités définitivement assurées, la science et les théories scientifiques sont un effort dynamique de rationalisation du réel : une théorie essaie de rassembler une multiplicité de phénomènes sous des lois qui expriment leur régularité et qui permettent de les expliquer, voire de les prédire. L’effort théorique va au-delà des données des sens grâce aux pouvoirs combinés de la raison et de l’imagination.

  • Une théorie est une construction toujours provisoire en principe :
    • elle se doit d’être compatible avec les phénomènes observables par expérimentation, mais cette compatibilité ne signifie pas que la théorie est définitive.
      • (Ex.: le passage physique newtonienne / physique relativiste). C’est la raison pour laquelle Popper parle non de vérité mais de vérisimilitude et Bachelard d’approximation.

Une théorie vise la vérité ; mais on ne peut pas affirmer qu’une théorie décrit la réalité telle qu’elle est : cela supposerait de pouvoir comparer la réalité en soi à ce que la théorie en dit, ce qui est impossible. Une théorie peut néanmoins être objective, en ce sens qu’elle est compatible avec les phénomènes.

  • La connaissance est faillible, provisoire, toujours relative à nos meilleurs moyens de justification du moment qui ne peuvent garantir une vérité absolue.
  • Ce n’est donc pas l’ignorance qui est le contraire de la connaissance scientifique, mais le dogmatisme. »

Maryvonne Longeart.

 

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« […]

Mais il est une sottise largement répandue, soit l’intolérance que Voltaire, à juste titre, ne peut tolérer.

  • La tolérance marque ses limites.

Si nous revendiquons que l’intolérance soit tolérée, nous détruisons alors la tolérance et l’état de droit.

Ce fut le destin de la République de Weimar.

Mais il y a en dehors de l’intolérance d’autres sottises qui ne devraient pas être tolérées.

Surtout cette sottise qui conduit les intellectuels à suivre la dernière mode, sottise qui a présidé à l’écriture de beaucoup en un style péremptoire et obscur, style oraculaire critiqué radicalement par Goethe dans  » Le Livre de la sorcière  » et en d’autres endroits de son Faust. L’usage de la parole emphatique, obscure, péremptoire, incompréhensible, cette manière d’écrire ne doit pas être admirée davantage, elle ne devrait même pas être tolérée par les intellectuels. Elle est intellectuellement irresponsable, elle détruit le bon sens, la raison.

  • Elle rend possible cette attitude que l’on a désignée sous le nom de  » relativisme « .
  • Cette attitude conduit à la thèse que toutes les thèses sont, de manière plus ou moins égale, intellectuellement défendables.
    • Tout est permis.
  • C’est pourquoi la thèse du relativisme conduit manifestement à l’anarchie, à l’absence de droit, et ainsi au règne de la violence.

Mon sujet  » Tolérance et responsabilité intellectuelle  » m’a ainsi mené à la question du relativisme.

Je voudrais aussi opposer au relativisme une idée presque toujours confondue avec celui-ci mais qui lui est pourtant profondément étrangère. J’ai souvent désigné cette position sous le nom de pluralisme, mais cela n’a pas été sans ambiguïté. C’est pourquoi je veux ici la qualifier de pluralisme critique. Tandis que le relativisme, qui ressort d’une tolérance laxiste, conduit au règne de la violence, le pluralisme critique lui peut contribuer à la maîtrise de la violence.

  • Pour ce qui est de la construction du relativisme et du pluralisme critique, le concept de vérité est d’une importance décisive.

Le relativisme est la position selon laquelle on peut tout affirmer ou presque tout, et par conséquent rien. Tout est vrai, ou rien ne l’est. La vérité est alors sans signification.

  • Le relativisme critique est la position selon laquelle dans l’intérêt de la vérité chaque théorie – tant mieux si elles sont nombreuses – doit entrer en concurrence avec d’autres.
  • Cette concurrence consiste dans la discussion rationnelle des théories et leur examen critique.
  • La discussion est rationnelle, cela signifie que l’enjeu est la vérité des théories en concurrence :
    • la théorie qui semble se rapprocher le plus de la vérité dans la discussion critique est la meilleure ; et la meilleure théorie évince les plus mauvaises.
    • L’enjeu est ici la vérité.

L’idée d’une vérité objective et l’idée d’une recherche de la vérité sont ici d’une importance décisive.

  • L’homme qui le premier présenta une théorie de la vérité reliant l’idée de la vérité objective à celle de la faillibilité humaine principielle était le présocratique Xénophane. Il est né probablement en l’an 571 avant J.-C. dans l’Ionie en Asie mineure.
  • Il fut le premier grec à penser l’écrit, le premier moraliste, le premier à penser la connaissance et le premier à penser le monothéisme.

Xénophane fut le fondateur d’une tradition, d’une forme de pensée à laquelle souscrivirent entre autres Socrate, Montaigne, Erasme et Voltaire. On a souvent appelé cette tradition, le  » scepticisme « .

Mais cette appellation peut aisément conduire à des malentendus. Le Duden définit le  » scepticisme  » comme un doute, une incrédulité, et le  » sceptique  » comme un homme méfiant ; et c’est apparemment la signification allemande du mot et principalement sa signification moderne.

Mais le verbe grec dont est dérivée la famille lexicale (sceptique, le sceptique, le scepticisme) ne signifie pas  » douter  » mais  » porter un regard critique, examiner, peser, analyser, chercher, explorer « .

  • Parmi les Sceptiques, au sens grec du mot, il y avait certainement un grand nombre qui doutait et peut-être également des hommes méfiants.
  • Mais la malheureuse synonymie des mots  » scepticisme  » et  » doute  » fut vraisemblablement un coup de maître des Stoïciens qui voulaient caricaturer leurs concurrents.
    • Quoi qu’il en soit, les sceptiques Xénophane, Socrate, Érasme, Montaigne, Locke et Voltaire étaient tous ou théistes ou déistes.

Ce qui est propre à cette tradition sceptique, au cardinal Nicolas de Cues, à Érasme de Rotterdam et à moi-même qui partage cette tradition tient à ce que nous insistons sur notre ignorance.

  • De là découlent d’importantes conséquences éthiques : la tolérance ;
    • mais la non-acceptation de l’intolérance, de la violence et de la barbarie.

Xénophane était rhapsode, et tout en étant à l’école d’Homère et d’Hésiode, il formula une critique des deux. Elle était éthique et pédagogique.

Il s’élevait contre le fait que les dieux volent, mentent, soient adultères, comme Homère et Hésiode le racontaient. Cela le mena à soumettre à la critique la théorie des dieux de Homère.

Le résultat effectif de la critique fut la découverte de ce que nous nommons « l’anthropomorphisme » :

  • la découverte que toutes ces histoires de dieux grecs ne sont pas à prendre au sérieux, parce qu’elles représentent les dieux à l’image des hommes.

Je m’autorise ici à citer quelques arguments de Xénophane dans leur forme versifiée, dans ma traduction presque littérale :

Peau noire et nez camus : ainsi les Éthiopiens
Représentent leurs dieux, cependant que les Thraces
Leur donnent des yeux pers et des cheveux de feu

Cependant si les bœufs, les chevaux et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les œuvres, qu’avec art seuls les hommes façonnent,
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins,
Et les bœufs donneraient aux dieux forme bovine:
Chacun dessinerait pour son dieu l’apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun.

Par conséquent Xénophane est confronté à un problème : comment penser les dieux après cette critique de l’anthropomorphisme ? Nous possédons quatre fragments qui contiennent une partie importante de sa réponse. Sa réponse est le monothéisme, bien que Xénophane, pareil en cela à Luther dans sa traduction du premier commandement, pour la formulation de son monothéisme, mette le mot  » dieux  » au pluriel. Il écrit :

Un seul Dieu, le plus grand chez les dieux et les hommes.
Et qui en aucun cas n’est semblable aux mortels
Autant par sa démarche, autant par ce qu’il pense.

Toujours au même endroit, il demeure où il est,
Sans du tout se mouvoir ; il ne lui convient pas
De se porter tantôt ici, tantôt ailleurs.

Sans peine, et par la force seule de l’esprit (et de la volonté),
Il donne le branle à toutes choses.

Et tout entier il voit, tout entier il conçoit,
Tout entier il entend.

Ce sont des fragments qui se rapportent à sa théologie spéculative.

Il est évident que cette théorie entièrement nouvelle représentait pour Xénophane la solution à un problème sérieux. En effet elle s’imposait à lui comme la solution du plus grand de tous les problèmes, le problème de l’univers.

Quiconque ayant quelques vues sur la psychologie de la connaissance ne peut douter que cette nouvelle conception dût apparaître à son créateur comme une révélation.

  • Malgré cela, il avouait que sa théorie n’était guère plus qu’une supposition.
  • Ce fut une victoire sans précédent de la critique de soi,
    • une victoire de son honnêteté intellectuelle et de son humilité.

Xénophane généralisa cette conception de la critique de soi, d’une manière qui le caractérise en propre :

il comprit que ce qu’il avait découvert à propos de sa propre théorie – qu’elle n’était malgré sa force de persuasion intuitive qu’une supposition – devait valoir pour toutes les théories humaines : tout n’est que supposition.

  • Cela me semble révéler qu’il ne lui a pas été trop facile de qualifier sa propre théorie de supposition.

Xénophane formule cette théorie critique de la connaissance en quelques beaux vers :

Non, jamais il n’y eut, jamais il n’y aura
Un homme possédant la connaissance claire
De ce qui touche aux dieux et de toutes les choses
Dont je parle à présent. Même si par hasard
Il se trouvait qu’il dit l’exacte vérité.
Lui-même ne saurait en prendre conscience :
Car tout n’est qu’opinion.

Ces quelques lignes contiennent bien plus qu’une théorie de l’incertitude du savoir humain. Ils contiennent une théorie de la vérité objective. Car Xénophane nous apprend ici que ce quelque chose que j’énonce peut être vrai sans que ni moi ni quiconque ne sache si cela est vrai. Cela veut dire que la vérité est objective. La vérité est l’accord de ce que j’énonce avec les faits, que je sache ou non en quoi consiste cet accord.

En outre ces quelques lignes contiennent une théorie de loin plus importante encore.

Ils disent que si je proclamais une vérité pleinement achevée, je ne pourrais le savoir avec certitude. Car il n’y a aucun critère infaillible de la vérité. Nous ne pouvons jamais ou presque jamais être totalement certains que nous ne nous sommes pas trompés.

  • Mais Xénophane n’était pas un théoricien pessimiste de la connaissance.
  • C’était un chercheur, et il est parvenu au cours de sa longue vie à améliorer de façon critique maintes suppositions, particulièrement ses théories scientifiques.

Il formule cela de la façon suivante :

Ce n’est pas dès le commencement que les dieux
Ont tout dévoilé aux mortels ; mais, en cherchant,
Ceux-ci, avec le temps, découvrent le meilleur.

Xénophane explique également ce qu’il entend ici par le  » meilleur « . Il conçoit l’approximation de la vérité objective, la vériproximité, la vérisimilarité. Car il dit de l’une de ses suppositions :

Veuillez considérer de telles conjonctures
Comme ayant ressemblance avec la vérité.

Il est possible que  » cette supposition  » ait été la théorie de la divinité de Xénophane.

Le deuxième fondateur, beaucoup plus influent, de la tradition sceptique fut Socrate. Il enseigna :

 » Seul est sage celui qui sait qu’il ne sait pas.  » Socrate et Démocrite, à peu près son contemporain, firent indépendamment l’un de l’autre la même découverte éthique.

Tous deux dirent, dans les mêmes termes :

 » Mieux vaut subir l’injustice que la commettre. « 

On peut bien dire que cette conception – en tous cas conjuguée à cette conception selon laquelle nous savons peu – conduit à la tolérance, comme Voltaire l’enseignait.

J’en viens à la signification présente de cette philosophie elle-même critique de la connaissance.

D’abord il s’agit de débattre de l’objection suivante.

Il est bien vrai, dira-t-on, que Xénophane, Démocrite et Socrate ne savaient rien; et ils faisaient preuve de sagesse en reconnaissant leur propre ignorance; et peut-être d’une plus grande sagesse encore en adoptant la position de chercheurs. Nous – ou plus précisément, nos scientifiques – continuons leurs investigations, leurs recherches.

  • Mais aujourd’hui les scientifiques ne sont pas seulement ceux qui cherchent, mais également ceux qui trouvent.
  • Et ils savent une telle multitude de choses, au point que la seule quantité de notre savoir scientifique est devenue elle-même un problème.
  • Pouvons-nous de nos jours alors sérieusement construire notre philosophie de la connaissance à partir de la thèse socratique de l’ignorance ?

L’objection est recevable. Mais à la seule condition que nous élaborions quatre additifs extrêmement importants.

  • Premièrement : quand il est dit que les scientifiques savent énormément de choses, cela est certes juste, mais le mot  » savoir  » : est ici employé, apparemment sans qu’on le sache, dans un sens qui est totalement distinct de celui qu’utilisait Xénophane et de celui que le mot  » savoir  » a gardé dans la langue courante.

Car nous entendons par  » savoir  » toujours un  » savoir infaillible « . Si quelqu’un dit : « Je sais que nous sommes aujourd’hui mardi, mais je ne suis pas certain qu’aujourd’hui est mardi « , il se contredit lui-même, ou il revient dans la seconde partie de sa proposition sur ce qu’il a dit dans la première.

Mais le savoir de la science n’est précisément pas un savoir infaillible. Il est révisable. Il consiste en suppositions vérifiables, dans le meilleur des cas, en suppositions vérifiées avec une extrême sévérité, mais en tout état de cause il ne s’agit que de suppositions. C’est un savoir hypothétique, un savoir de supposition.

  • C’est le premier additif et à lui seul il justifie l’ignorance socratique et la remarque de Xénophane selon laquelle lorsque nous formulons une vérité achevée, nous ne pouvons pas savoir si ce que nous avons dit est vrai.

Le deuxième additif qui suit l’objection selon laquelle aujourd’hui nous savons énormément de choses est le suivant.

Avec presque chaque nouvelle acquisition scientifique ; avec chaque solution hypothétique d’un problème scientifique, augmentent le nombre et la difficulté des problèmes posés, et certainement plus rapidement que les solutions.

Nous sommes autorisés à dire alors que notre savoir hypothétique est fini, notre ignorance est infinie.

Mais cela ne se limite pas à cela : pour un scientifique rigoureux, un scientifique qui a quelque goût pour les problèmes non résolus, le monde devient dans un sens pleinement concret toujours plus énigmatique.

Mon troisième additif est le suivant.

Quand nous disons que nous en savons plus aujourd’hui que Xénophane et Socrate, c’est, selon toute apparence faux si nous interprétons <<savoir  » en un sens subjectif. Probablement chacun de nous ne sait pas plus que l’autre mais sait d’autres choses.

  • Nous avons échangé certaines théories, certaines hypothèses, certaines suppositions contre d’autres, très souvent contre de meilleures : meilleures au sens de la vériproximité.

On peut comprendre le contenu de ces théories, hypothèses, suppositions, comme savoir au sens objectif par opposition à un savoir subjectif ou personnel.

  • Par exemple ce qui est contenu dans un manuel de physique en plusieurs volumes est du savoir impersonnel ou objectif – et naturellement hypothétique -.
  • Cela va bien plus loin que ce qu’un physicien très savant peut savoir.

Ce qu’un scientifique sait – ou, plus précisément, suppose – peut être compris comme un savoir personnel ou subjectif.

Tous deux – les savoirs impersonnel et personnel – sont en grande partie hypothétiques et susceptibles d’être améliorés.

Le savoir impersonnel ne va pas seulement plus loin que ce que n’importe quel homme peut de nos jours personnellement savoir, mais le progrès du savoir impersonnel et objectif est si rapide que le savoir personnel ne peut suivre qu’un court instant dans des domaines restreints. Il est dépassé.

Ici nous avons encore un quatrième principe qui justifie le point de vue de Socrate.

  • Car ce savoir dépassé consiste en des théories qui se sont révélées être fausses.
  • C’est la raison pour laquelle le savoir dépassé, du moins dans le sens courant du mot, n’est certainement pas un savoir.

Nous avons donc quatre principes qui prouvent aujourd’hui encore que le point de vue de Socrate  » je sais que je ne sais rien et à peine cela  » est d’une grande actualité, peut-être plus actuel qu’au temps de Socrate.

  • Et nous avons tout lieu, pour la défense de la tolérance, de déduire de cette conception ces conséquences éthiques qui ont été tirées par Érasme, Montaigne, Voltaire et plus tard Lessing. Et d’autres conséquences encore.

Les principes qui sont à la base de toute discussion rationnelle, c’est-à-dire de toute discussion au service de la recherche de la vérité, sont à proprement parler des principes éthiques.

Je voudrais donner trois de ces principes.

1. Le principe de la faillibilité : peut-être ai-je tort et peut-être as-tu raison, mais nous pouvons aussi bien avoir tort tous les deux.

2. Le principe de la discussion rationnelle : nous voulons essayer d’examiner, de la façon la plus impersonnelle possible, nos arguments pour et contre une théorie déterminée critiquable.

3. Le principe de l’approximation de la vérité. Par une discussion objective nous nous approchons presque toujours de la vérité; et nous parvenons à une meilleure connaissance, même si nous n’aboutissons pas à un accord.

Il est intéressant de remarquer que ces trois principes sont des principes qui touchent à la théorie de la connaissance et simultanément à l’éthique.

Car ils induisent, entre autres, indulgence, tolérance :

  • si je peux apprendre de toi, et si je veux apprendre dans l’intérêt de la recherche de la vérité, alors je ne dois pas me contenter de te tolérer mais encore de te reconnaître comme potentiellement égal en droits :
    • l’unité potentielle et l’égalité en droits de tous les hommes sont une condition de notre disposition à discuter rationnellement.
    • Essentiel est également le principe selon lequel nous pouvons beaucoup apprendre d’une discussion ; même si elle n’aboutit pas à un accord.
    • Car la discussion peut nous aider à comprendre quelques-unes de nos erreurs.

Des principes éthiques sont au fondement de la science. L’idée de la vérité comme principe régulateur et fondateur est un de ceux-là.

  • La recherche de la vérité et l’idée de l’approximation de celle-ci sont d’autres principes éthiques ;
    • ainsi que les idées de probité intellectuelle et de faillibilité qui nous conduisent à la critique de soi et à la tolérance.

Essentiel également est ce que nous pouvons apprendre dans le domaine de l’éthique.

  • Je voudrais illustrer cela en prenant l’exemple de l’éthique pour les intellectuels, plus particulièrement celle pour les professions intellectuelles : celle des scientifiques, des médecins, des juristes, des ingénieurs, des architectes, des fonctionnaires et, plus encore, des politiques.

Je voudrais vous soumettre quelques propositions pour une nouvelle éthique professionnelle, propositions qui seraient étroitement reliées aux idées de tolérance et de probité intellectuelle.

À cette fin je voudrais d’abord caractériser l’ancienne éthique professionnelle et peut-être légèrement la caricaturer pour la comparer ensuite avec la nouvelle éthique professionnelle que je recommande.

Les idées de vérité, de rationalité et de responsabilité intellectuelle sont à la base, conformément à ce que nous avons admis, des deux éthiques professionnelles, l’ancienne et la nouvelle. Mais l’ancienne éthique était fondée sur l’idée du savoir personnel et certain, et par conséquent sur l’idée d’autorité ; tandis que la nouvelle éthique est fondée sur l’idée d’un savoir objectif et incertain. De cette façon la manière de penser qui y est attachée est fondamentalement transformée et par conséquent également le rôle des idées de vérité, de rationalité et de probité intellectuelle.

  • L’ancien idéal était de posséder vérité et certitude et de consolider la vérité si possible par une preuve logique.

À cet idéal aujourd’hui encore d’actualité correspond l’idéal personnel du sage – non pas naturellement au sens socratique : mais au sens platonicien de celui qui sait et est une autorité : du philosophe qui est également roi.

  • Le vieil impératif est pour l’intellectuel :
    • Sois une autorité ! Sache tout dans Ton domaine !
  • Si Tu es reconnu en tant qu’autorité, Ton autorité sera protégée par Tes collègues et réciproquement.

L’ancienne éthique que je décris nous interdit de faillir. Une faute est absolument inenvisageable. C’est pourquoi ces fautes ne peuvent être avouées.

  • Je n’ai pas besoin de souligner à quel point cette ancienne éthique professionnelle est intolérante.
  • Elle a toujours été intellectuellement malhonnête :
    • elle a mené à la dissimulation de fautes en raison de l’autorité ; particulièrement en médecine.

C’est pourquoi je propose une nouvelle éthique professionnelle, pas seulement pour les scientifiques.

Je propose de la fonder sur les douze thèses suivantes par lesquelles je conclus :

1. Notre savoir de suppositions va toujours plus loin que ce qu’un homme peut maîtriser. De cela il appert qu’il n’y a aucune autorité qui tienne. Cela vaut également pour les spécialités.

2. Il est impossible d’éviter toutes les fautes, ou du moins toutes celles qui sont en elles-mêmes évitables. Des fautes sont commises en permanence par tous les scientifiques. La vieille idée que l’on peut éviter les fautes et que de ce fait on est obligé de les éviter doit être révisée : elle est elle-même fautive.

3. Naturellement nous devons toujours nous efforcer d’éviter autant que possible les fautes. Mais pour justement les éviter, nous devons commencer à comprendre avant tout combien il est difficile de les éviter et comprendre que personne n’y réussit totalement. Les scientifiques à l’imagination créatrice qui se laissent conduire par leur intuition n’y parviennent pas : l’intuition peut également nous induire en erreur.

4. Même dans celles de nos théories qui ont été les mieux corroborées, des fautes peuvent se cacher ; et il est du savoir spécifique du scientifique de rechercher de telles fautes. En ce qui concerne ce devoir, une nouvelle théorie alternative peut nous être d’une grande aide. (Que l’on songe à Copernic qui, en proposant une alternative à la théorie dominante, a rendu possible la réfutation de Kepler en ce qui concerne le dogme du mouvement circulaire ; ou à la théorie de Einstein qui conduisit à des examens expérimentaux et critiques de la théorie de Newton). Cela signifie que nous devons être tolérants à l’égard de telles alternatives. Nous devons adopter une attitude tolérante (contrairement à ce que proposent de nombreux historiens des sciences), avant que la théorie dominante ne soit en difficulté. La constatation qu’une théorie corroborée ou qu’un procédé pratique très utilisé sont fautifs peut constituer une découverte importante.

5. C’est pourquoi nous devons changer notre attitude à l’égard de nos fautes. C’est en ce point que commence notre réforme éthique et pratique. Car l’ancien point de vue de l’éthique professionnelle conduit à dissimuler nos fautes, à les cacher et à les oublier aussi vite que possible.

6. Le nouveau principe est que pour apprendre, si possible, à éviter les fautes, nous devons tirer précisément des enseignements de nos fautes. Dissimuler des fautes est le plus grand péché intellectuel.

7. De ceci il appert que nous devons persister à déceler nos fautes. Si nous les trouvons, nous pourrons les garder en mémoire, les analyser en tous sens pour découvrir leur origine.

8. La critique de soi et la droiture deviennent par conséquent un devoir.

9. Comme nous devons tirer des enseignements de nos fautes, nous apprenons également à les accepter, à les accepter avec reconnaissance, quand d’autres attirent notre attention sur elles.
Quand nous indiquons aux autres leurs propres fautes, nous devons toujours nous souvenir que nous-mêmes avons fait de semblables fautes. Et nous devrons nous souvenir que les plus grands scientifiques ont fait des fautes. Je ne veux certainement pas dire que nos fautes sont en règle générale excusables : nous ne devons pas relâcher notre vigilance. Mais il est humainement inévitable de toujours commettre des fautes.

10. Nous devons commencer à comprendre que nous avons besoin d’autres hommes pour la découverte et la correction de nos fautes (et eux de nous) ; d’autres hommes en particulier qui ont grandi avec d’autres idées, dans d’autres milieux. Cela conduit également à la tolérance.

11. Nous devons apprendre que la critique de soi est la meilleure critique ; mais que la critique par d’autres que soi est une nécessité. Elle est presque aussi bonne que la critique de soi.

12. La critique rationnelle doit toujours être spécifique : elle doit indiquer les raisons spécifiques et déterminées qui font que des dires spécifiques, des hypothèses spécifiques, paraissent faux, ou des arguments spécifiques non valables. Elle doit être guidée par l’idée d’approximation de la vérité objective. Elle doit être en ce sens impersonnelle.

Je vous prie de considérer ces thèses comme des propositions. Elles doivent montrer que l’on peut faire également des propositions discutables et amendables dans le domaine éthique. »

Tolérance et responsabilité intellectuelle (Karl Popper), Conférence, Université de Tübingen, 1981

 

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« Popper prétend que le problème de la connaissance repose sur une erreur fondamentale, à savoir sur « le présupposé selon lequel nous serions engagés dans ce que Dewey appelait : la quête de la certitude ».

C’est, en effet, la quête de la certitude qui explique l’orientation des doctrines philosophiques. Qu’on songe, entre autres, au nominalisme, au phénoménalisme, à la phénoménologie, à l’idéalisme, et même au réalisme non-poppérien, pour apprécier à travers ces doctrines les efforts des hommes de science pour isoler ce qu’ils prennent pour les données essentielles du monde, et sur lesquelles doit être fondée, selon eux, la connaissance humaine.

De ce fait, les théories scientifiques sont fondamentalement réductionnistes, au sens où elles envisagent la connaissance comme un effort de simplification de la réalité réduite à ce qu’elle a d’essentiel.

  • Mais Popper ne critique pas en tant que tel l’effort de simplification qui soustend le réductionnisme.

Au contraire, il l’encourage, considérant que la quête de la vérité suppose un effort de réduction :

« […] En tant que rationaliste, je souhaite et j’espère comprendre le monde, je souhaite et j’espère une réduction », concède-t-il. Puis comme épistémologue, il sait bien ce que le réductionnisme a apporté à la science du point de vue méthodologique, en fait depuis que Descartes a posé comme règle de la recherche scientifique – la deuxième après celle de l’évidence, et avant celles de l’ordre et du dénombrement –, la nécessité de « […] diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre ».

Donc, Popper n’affiche pas à l’endroit du réductionnisme une hostilité de  principe, parce qu’il considère l’effort de réduction comme participant de la démarche de l’homme de science. En revanche, il rejette toute croyance dogmatique en la possibilité d’une réduction de la réalité à un principe unique.

  • D’autant qu’il note l’échec à ce jour debtoutes les tentatives sérieuses de réduction conduites dans divers domaines : par exemple, de la chimie à la physique, ou encore de la psychologie à la physique.

En effet, la réduction suppose la possibilité d’expliquer les procédures spécifiques d’une discipline par une autre. De ce fait, elle entretient l’espoir que des lois spécifiques à un ou à des aspects de l’univers, comme le sont des lois chimiques, des lois physiologiques ou des lois de la psychologie, puissent être expliquées par un ou pa r d’autres aspects, par exemple par la physique.

Pour Popper, « [la réduction] exige une compréhension théorique :

  • la pénétration théorique de la nouvelle discipline par l’ancienne ».

En ce sens et, en ce sens seulement, on pourrait parler d’une réduction réussie ou complète. Et la perspective constituerait, à n’en pas douter, un succès spectaculaire pour la science. Or, il semble que nous en soyons encore très éloignés, et même, ajoute Popper, « il est tout à fait vraisemblable qu’il puisse ne pas y avoir de réduction possible », eu égard aussi bien à la difficulté d’expliquer toutes les découvertes d’un domaine donné par les lois d’un autre domaine, qu’à l’impossibilité de saisir intégralement toutes les implications ou significations possibles d’une théorie ou d’une découverte.

Ainsi, au réalisme scientifique qui prétend réaliser la réduction de la chimie à la physique en contrôlant, par exemple, artificiellement des processus chimiques par des moyens purement physiques, Popper répond que tel ne serait pas pour autant l’équivalent d’une réduction de la chimie à la physique. Car, estime-t-il, on peut trouver la recette permettant de créer certains organismes vivants – comme cela arrive souvent – sans qu’il n’y ait compréhension théorique du processus à l’œuvre, c’est-à-dire sans que l’on ne comprenne des organismes créés ni leur composition chimique ni leur structure physique.

Les choses sont légèrement différentes avec le béhaviorisme radical ou physicalisme qui, avec entre autres Quine, Carnap et Feigl, propose un type de réduction par application du rasoir d’Ockham de la psychologie à la physique, à savoir par élimination a priori des entités mentales, jugées sans importance pour la théorie. Popper considère qu’avec une telle méthode s’opère, non pas une réduction, mais, comme le disait Imre Lakatos qu’il cite, un « déplacement de problème conduisant à sa dégénérescence ». Car, il s’agit tout simplement de supprimer linguistiquement un niveau de réalité en affirmant, comme le fait Quine, que de toute façon l’aspect de la réalité ignoré participe du domaine auquel on veut le réduire. Ainsi, selon Quine, « le manque d’explications physiologiques détaillées [des états physiologiques] n’est pas une objection sérieuse au fa it de les reconnaître comme des états des corps humains ».

Popper fait observer que si pareil raisonnement était adopté dans tous les projets de
réduction, on aboutirait à l’évidence à un type de réduction de toutes les propriétés du monde à la physique, mais celle-ci serait non seulement parfaitement incomplète, mais même empêcherait définitivement tout espoir de décryptage de la réalité. 

Ces deux exemples témoignent ainsi de l’arrière-plan philosophique sur lequel
reposent les théories réductionnistes :

  • c’est l’idée qu’une connaissance certaine fondée sur un aspect essentiel de la réalité doit être possible.
  • Or, à partir de la démonstration que nous venons de rappeler, Popper arrive au contraire à la conclusion que l’impossibilité d’une bonne réduction, au fond l’impossibilité de la réduction tout court, doit nous interpeler, au moins à titre de conjecture, sur le caractère essentiellement pluraliste de la réalité.

Le monde n’est pas moniste physique, et il n’est pas dualiste ; il est pluridimensionnel, complexe et irréductible à l’une quelconque de ses propriétés. Et cette complexité devient chaque fois plus manifeste à mesure que nous nous essayons à des réductions.

  • Nous nous apercevons alors que le monde est une imbrication complexe de niveaux de réalité telle que le niveau inférieur, le plus simple ou le moins complexe, offre les conditions d’émergence du niveaux immédiatement supérieurs de manière inattendue, sans toutefois que nous ne soyons capables d’expliquer a posteriori ceux-ci par celui-là, et donc de réduire les uns à l’autre.

Un exemple nous en est fourni justement par la relation entre la physique et la chimie, et celle entre cette dernière et la biologie : aucune loi physique ne permet d’expliquer, par exemple, l’apparition de la vie sur Terre ; et pourtant, la vie procède des corps physiques élémentaires.

Popper écrit à ce sujet que : Si la situation est telle que, d’un côté, les organismes vivants puissent, par un processus naturel, tirer leur origine des systèmes non vivants et que, de l’autre côté, il n’existe pas de compréhension théorique complète de la vie qui puisse être donnée en termes physiques, alors nous pourrions parler de la vie comme d’une propriété émergente des corps physiques, ou de la matière.

Ainsi l’échec du réductionnisme nous éclaire-t-il un peu plus sur la réalité du monde. Et nous apprenons que celui-ci est caractérisé par l’émergence sans cesse croissante de propriétés nouvelles qui en renforcent un peu plus la complexité, et que nous sommes incapables de réduire à certaines autres propriétés.

  • On peut donc, de manière très simpliste mais non moins logique, présenter l’émergence comme le contraire de la réduction.

Car, c’est au fur et à mesure que nous échouons dans nos tentatives de réduction que le monde se laisse découvrir comme complexe et en évolution constante.

Pour le Prix Nobel de physique Robert Laughlin, auteur d’un livre sur le sujet,

  • l’émergence est la caractéristique essentielle de l’univers ;
  • il propose à cet effet que la science renonce au réductionnisme, rendu inconséquent par la nature de l’objet à connaître.

En effet, explique-t-il :

Le monde où nous vivons vraiment, contrairement à l’image allègrement idéalisée qu’en donne la mythologie scientifique moderne, regorge d’importantes merveilles que nous n’avons pas encore vues parce que nous n’avons pas regardé, ou parce que nous n’avons pas pu regarder en raison de nos limites techniques. La grande force de la science est son aptitude, sur le mode de l’objectivité brutale, à nous révéler du vrai que nous n’avons pas prévu. Pour cet apport inestimable, elle reste l’une des plus grandes créations de l’humanité.

Pour Laughlin, nous sommes incapables d’avoir du monde une connaissance parfaite parce que nous sommes limités, et parce que la nature est complexe et émergente.

La vraie connaissance, dès lors, consiste en une prise de conscience de l’asymétrie entre notre ignorance infinie et l’infinitude de l’univers, dont la science nous permet seulement de constater la pluralité des lois au gré de nos découvertes.

  • C’est pourquoi, il tient à préciser que le postulat de la réalité de l’émergence n’est pas un scepticisme à l’égard de la science, mais un rejet du réductionnisme.

En effet, poursuit-il :

Nous ne vivons pas la fin de la découverte mais la fin du réductionnisme. La fausse idéologie qui promettait à l’humanité la maîtrise de toute chose grâce au macroscopique est balayée par les événements et par la raison. Non que la loi macroscopique soit fausse ou vraie. Elle est seulement rendue « non pertinente » dans de nombreux cas par ses filles, et les filles de ses filles, à plus haut niveau : les lois organisationnelles de l’univers.

  • Comme Popper, donc, Robert Laughlin ne rejette pas ce qu’on pourrait appeler
    le réductionnisme méthodologique, mais seulement la prétention à l’exhaustivité de la connaissance que permettrait science, eu égard à la part d’ombre en termes d’effets inattendus qui entoure inextricablement l’univers à la fois dans sa totalité et dans ses parties.
  • L’échec du réductionnisme constitue donc un argument fort en faveur de la théorie de l’émergence.

Mais l’émergentisme revendique d’autres arguments que la seule négation du réductionnisme. En premier lieu, Popper présente l’imprédictibilité de principe « comme
le trait marquant de l’émergence ».

En effet, notre incapacité à prédire le cours futur de l’univers est un argument en faveur de l’idée d’un monde qui progresse de manière imprévisible. Comme cela a été montré dans la section précédente, si nous étions capables de prédire nos découvertes de demain, nous les anticiperions aujourd’hui, et cela voudrait dire que nous pourrions mener à son achèvement notre ambition de connaître le monde.

En second lieu, il y a l’incomplétude de la science.

Selon Popper, la théorie de l’émergence s’impose également comme nécessaire dans le cas de l’interprétation d’une théorie scientifique, en ce sens qu’il n’existe pas de compréhension complète des théories que nous produisons, et parfois même nous ne les comprenons guère nous-mêmes ; il en fut ainsi de Schrödinger avec son équation et de Kepler avec ses lois : on sa it depuis longtemps que chacun d’eux avait une compréhension pour le moins limitée de sa propre théorie.

  • En fait, toute théorie peut donner lieu à des applications auxquelles personne ne songe pendant un certain temps, pas même son auteur, jusqu’à ce que la postérité en précise la compréhension, ou qu’elle en fasse émerger d’autre significations possibles.

Une telle découverte est alors considérée comme une propriété émergente de la théorie en question ; en même temps, sa seule possibilité non seulement témoigne de l’incomplétude de la science, mais aussi caractérise la connaissance humaine comme affectée par l’émergence.

Et Popper d’expliquer que :

[…] Comprendre une théorie est quelque chose comme une tâche infinie, de sorte qu’on peut bien dire qu’on ne comprend jamais totalement une théorie […]. La compréhension totale d’une théorie voudrait dire la compréhension de toutes ses conséquences logiques. Mais celles-ci sont infinies en un se ns non trivial : il existe des situations infiniment nombreuses d’une infinie variété auxquelles la théorie pourrait être applicable, avec lesquelles certaines de ses conséquences logiques peuvent avoir un rapport ; et, parmi ces situations, il en est beaucoup auxquelles personne n’a jamais pensé ; il se peut que leur possibilité n’ait pas encore été découverte.

  • En conséquence, la théorie de l’émergence nous invite à abandonner l’idéal de totalité en matière de compréhension de la réalité.

Nous sommes, en effet, incapables d’atteindre la certitude à laquelle nous aspirons, d’abord parce que l’omniscience ne compte pas parmi nos qualités intrinsèques, et ensuite parce que la nature a une vie propre dont la profondeur nous échappera toujours.

  • Il en va ainsi de nos théories comme de tout ce qui existe et nous devons l’accepter.

Pour notre auteur, la connaissance de la réalité ressemble par bien des côtés à la compréhension que nous pouvons avoir du comportement d’un individu :

  • celle-ci est par principe limitée, puisque le comportement est quelque chose d’insaisissable qui dépend de conditions initiales – par exemple, l’environnement où l’on se trouve, ou certaines dispositions à agir –, de sorte que la compréhension totale de la personnalité d’un individu relève du mythe, y compris pour l’individu lui-même.

C’est pourquoi, du point de vue de la théorie de l’émergence :

Il n’est pas plus paradoxal de dire que nous ne comprenons pas complètement les théories ou les idées qui sont pourtant nos produits, que de dire que nous ne comprenons pas complètement nos enfants qui sont pourtant nos produits, ou de dire qu’aucune abeille ne comprend complètement le miel, qui est pourtant son produit.

Et ainsi, avec le concept d’émergence, l’univers se révèle à nous comme ouvert à une infinie variété de propriétés effectives ou logiquement possibles, irréductibles les unes les autres, mais impossibles à cerner complètement par l’esprit humain.

  • D’où l’exigence de pluralisme en matière de connaissance.

Ce pluralisme suppose de comprendre la réalité comme multiple ; car, nous dit Popper : « une chose qui peut changer et périr devrait, pour cette raison précisément, se voir reconnue comme réelle de prime abord ; et même une illusion est, en tant qu’illusion, une illusion réelle ».

  • Comme tel, le pluralisme poppérien oriente notre désir de connaître le monde vers une
    connaissance objective de sa diversité, c’est-à-dire vers une connaissance impersonnelle
    du monde validée par la critique intersubjective de nos théories.

Popper prétend ainsi que ce n’est qu’après avoir admis la pluralité du monde que nous pouvons envisager d’y appliquer des réductions, non pas pour viser tel ou tel monisme, mais pour permettre la découverte des causes nécessaires de phénomènes encore incompris :

Que [notre] univers pluraliste […], avec ses individus humains qui vivent des vies individuelles, qui essaient de résoudre leurs problèmes, qui produisent des enfants, et des idées sur ces problèmes, qui espèrent et qui craignent, qui se trompent eux-mêmes ou trompent les autres, mais qui toujours théorisent, et qui souvent cherchent non seulement le bonheur mais aussi la vérité – que cet univers pluraliste doive subir une « réduction » à telle ou telle sorte de monisme – cela me paraît non seulement invraisemblable, mais impossible. Cependant, ce n’est pas ce qui m’importe ici. Ce qui m’importe, c’est ceci : ce n’est qu’après avoir reconnu la pluralité de ce qui existe en ce monde que nous pouvons sérieusement envisager d’y appliquer le rasoir d’Ockham.

*
* *

Le rationalisme critique de Karl Popper défend une représentation de la réalité contraire à la représentation traditionnelle réductionniste.

Selon cette dernière, il doit être possible à l’esprit humain d’atteindre une connaissance parfaite de la réalité à partir de la compréhension de son principe de base. Cette conception de la connaissance suppose une élimination pure et simple de toutes les autres propriétés du réel considérées comme illusoires et, par conséquent, sur la conviction que l’univers doit être réductible aux lois de son principe de base. Il en découle une vision statique du réel, qui nourrit l’espoir d’un achèvement de la recherche scientifique. 

  • Or, Popper considère que notre désir de comprendre le monde se heurte à deux obstacles majeurs, à savoir,
    • la complexité de l’univers, et
    • la faillibilité humaine.

Sur le premier point, l’auteur soutient que la complexité du réel est un fait que toutes les tentatives de réduction entreprises à ce jour en science ont rendu incontestable. Car, celles-ci n’ont contribué qu’à prouver le caractère manifestement irréductible des lois des différents niveaux de la réalité entre elles. De plus, l’existence même de ces niveaux de la réalité, qui semblent tous procéder du niveau physique, témoigne d’une tendance du monde à la complexification croissante.

  • Dès lors, il n’est pas exagéré d’envisager l’évolution du monde comme imprévisible, et la connaissance, de ce point de vue, comme nécessairement incomplète.

Sur le second point maintenant, Popper présente la faillibilité humaine comme l’autre obstacle qui nous empêche d’avoir de la réalité une description complète. Nous souhaitons rendre compte du monde dans lequel nous vivons, mais du fait que nous sommes nous-mêmes plongés dans ce monde, nous ne pouvons en saisir qu’un aspect à la fois.

  • Le réel se présente donc à nous sous certaines apparences que nous parvenons péniblement à décrypter, mais garde par-devers lui toute sa profondeur,
    • c’est-à-dire toutes ses autres propriétés que nous n’avons pas encore découvertes,
    • et qui constituent avec celles qui le sont déjà la vérité de notre monde.

Ainsi, face à la complexité du monde, nous paraissons bien limités.

  • Mais tout espoir n’est pas perdu, puisque nous pouvons travailler à affiner et à augmenter notre compréhension du réel.

En fait, Popper estime que le plus important, pour l’homme, n’est pas d’achever l’édifice de la connaissance – projet complètement insensé –, mais de contribuer, génération après génération, à réduire l’écart qui nous sépare de la vérité.

Selon lui,

  • l’idée d’un développement de la connaissance est plus en phase avec la
    situation d’un monde pluraliste et émergent, c’est-à-dire un monde radicalement
    imprévisible.

En ce sens, le rationalisme critique participe de la production d’une connaissance objective de la réalité.

[…] »

– Metogo, C. D. A. (2013). Enjeux politiques du rationalisme critique chez Karl Popper (Doctoral dissertation).

 

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« « Les erreurs sont les portes de la découverte ». Girolamo Ramunni […]

Girolammo Ramunni aborde donc dans treize petits récits les nombreux aspects que peut prendre l’erreur scientifique. Ils sont construits autour d’études de cas, souvent des instants célèbres de l’histoire des sciences, tels les travaux de Galilée et de Newton, mais aussi de cas moins médiatisés, comme le développement du calcul informatique après la seconde guerre mondiale en France, chaque récit de quelques pages se concluant par une courte constatation générale sur la dynamique des sciences et des techniques. Les formes d’erreurs considérées à travers ces cas sont ainsi variées : des rayons N que certains affirment voir mais qui se révèlent au final absents ; la conviction opiniâtre, à l’encontre même des faits de Galilée sur le mécanisme à l’origine des marées ; l’imprégnation alchimique de la pensée de Newton ; des observations « orientées » par ce que l’observateur veut ou s’attend à voir…

L’erreur n’est pas entendue, et à juste titre, dans une acception unique mais est maniée par l’auteur de manière flexible pour porter la focale d’observation sur des cas de dynamiques de production des savoirs qui ne correspondent pas à l’idéalisation de la démarche scientifique. S’intéressant aux positions alchimistes et mystiques de Newton, l’auteur souligne ainsi le phénomène d’épuration des idées scientifiques : « ainsi Newton, complètement purgé des idées hétérodoxes, est inséré dans l’orthodoxie scientifique » (p.50) ; il revient dans le cas des controverses autour de la génération des animaux mais aussi concernant la nature de l’électricité sur les mécanismes de clôture des controverses scientifiques qui souvent ne sont pas de nature scientifique « la solution vient d’un changement en profondeur, en rendant les deux pôles de la controverses de peu d’importance. La manière de résoudre une controverse est de trouver comment l’oublier, non comment trancher entre deux visions opposées » (p.80) ; il souligne l’importance pour la dynamique d’une discipline du fait que les acteurs partagent la conviction de pouvoir unifier un domaine, même si ces raisons s’avèrent ensuite fausses, comme dans le cas de Lavoisier et de la chimie ; il cherche à identifier les mécanismes institutionnels pouvant prendre le pas sur les observations « scientifiques » et imposer ainsi le développement des recherches, illustré par le choix entre courant alternatif et continu en France à la fin du XIXe siècle ; ou encore, montrer comment l’interprétation théorique peut bloquer l’avancé d’une réflexion… Le lecteur est donc invité à enrichir sa conception de l’activité scientifique en reconstruisant autour d’un chercheur la société de son époque et les multiples relations qui l’y relient, et co-définissent ses pratiques : relations de pouvoir, état de la connaissance ou de la technique, obstacles épistémologiques…

Au fil de ce petit livre d’histoire qui parcours en brefs chapitres des épisodes plus ou moins connus de l’histoire des sciences, le lecteur se rend vite compte que la référence aux « lieux des erreurs scientifiques » est moins intéressante dans son sens littéral et géographique, bien que chaque chapitre se veut situé dans une ville et à une date particulières, qu’en son sens métaphorique. Le lieu est alors la métaphore de l’aspect contextuel et situé de la production du savoir scientifique et technique. Dans sa démarche, cet ouvrage se situe à mi-parcours entre l’histoire jugée des sciences, d’inspiration bachelardienne et qui propose un retour sur les erreurs jugées à l’aune de notre savoir actuel, et de l’histoire sociale des sciences inscrivant les pratiques de production des connaissances dans toute la complexité sociale contemporaine des acteurs.

Ce projet est intéressant et précieux. Mais à ce stade, une remarque doit être faite sur le cadre d’ensemble dans laquelle s’inscrit la réflexion. L’auteur, par ailleurs très affirmatif sur ces scientifiques qui « ont une fâcheuse tendance aux affirmations dogmatiques » (p.19), cite très rapidement Popper et Kuhn pour finalement désigner « un problème de fond : tous réfléchissent à partir des résultats acquis, faisant partie de la science, peu travaillent sur la science telle qu’elle se fait » (p17). Cette affirmation qui aurait été vraie il y a trente ans ne peut plus vraiment être défendue avec le développement, à l’échelle internationale, des Science and Technology Studies (STS), courant qui réunit, au moins dans son acception large, l’histoire sociale des sciences, la sociologie des sciences ainsi qu’un grand nombre d’études sur les savoirs et leurs contextes. Pour ne parler que d’eux, car ils ont eu une grande visibilité dans la construction de ce domaine en France, citons les travaux de Bruno Latour en sociologie des sciences et ceux de Dominique Pestre en histoire sociale des sciences. Ainsi, il existe de nombreuses études empiriques qui proposent de suivre la « science telle qu’elle se fait », dans des domaines aussi variés que les statistiques, la parapsychologie, les ondes gravitationnelles ou les missiles à tête chercheuses… Mais surtout, ces études ont conduit à une réflexion profonde sur les mécanismes de production des savoirs et les relations qu’entretiennent les collectifs d’acteurs – ou d’actants – impliqués, ce qui prolonge, enrichit et relativise la remarque de Bachelard sur « l’esprit scientifique [qui] se constitue comme un ensemble d’erreurs rectifiées »3.

Bien entendu, il ressort de la liste précédente une impression de diversité, voire d’hétérogénéité. Et il est vrai que l’ambition de l’ouvrage n’est pas, et ne saurait être, de couvrir l’ensemble de ces aspects, mais propose plutôt une vision panoramique du social dans les sciences et techniques, avec à chaque fois une petite morale conclusive. Pour cette raison, certains épisodes concernent moins des erreurs que des moments dans les relations entre sciences et société, telle la tentative d’instaurer une division temporelle décimale pour remplacer la division sexagésimale. Mais c’est peut être ce que l’on pourrait reprocher à ce travail, de ne pas vraiment choisir entre une approche accessible à destination du grand public et une approche à destination d’un public plus instruit sur l’histoire des sciences : chaque cas est à la fois extrêmement succinct et érudit, engage des réflexions et des conclusions très ambitieuses – voire normatives – sur la manière dont se fait la recherche tout en restant au niveau de l’étude de cas s’appuyant sur une conceptualisation somme toute réduite. L’érudition ne saurait être tenue pour une critique, bien entendu, mais l’ouvrage se voulant une contribution grand public, il me semble que la diversité des chapitres et leur brièveté contribuent à un sentiment d’une accumulation peu cumulative de chaque cas, et nécessite au final d’avoir pour chacun une connaissance préalable approfondie de l’époque et des travaux discutés pour être pleinement apprécié. »

– Schultz, É. (2012). Girolamo Ramunni, Les lieux des erreurs scientifiques. Lectures.

 

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« En rendant célèbre un critère de démarcation fondé sur la logique entre science et métaphysique (la réfutabilité), Karl Popper a apporté à l’épistémologie, et au travail du scientifique, des repères clairs et rigoureux lui permettant d’entrevoir le mouvement même de sa pensée. Se faisant le champion du « rationalisme critique » qu’il élève en véritable cheville ouvrière de tout travail scientifique, il en fit le moyen de combattre toute sa vie ce qu’il jugea comme les plus dangereux ennemis de la recherche de la vérité objective :

  • le relativisme,
  • le dogmatisme, et
  • l’obscurantisme.

La quête de la Vérité demeure pour Popper, une quête à jamais inachevée, et selon lui il nous faut abandonner la croyance en des déterminismes stricts des phénomènes qui nous entourent, par une vision propensionniste du monde et de nous-mêmes.

Le véritable homme de science, quant à lui, ne pourra rester dans le jeu scientifique que s’il en accepte d’en reprendre la tradition de manière rationnellement concertée et de continuer d’édifier pas-à-pas, sous le contrôle de ses pairs, non un amoncellement de dogmes, mais des connaissances fondées sur « des tests toujours renouvelés et toujours affinés ». »

– Van den Reysen, P. (2016). Karl Popper. De la réfutabilité de toute science. Movement & Sport Sciences-Science & Motricité, (94), 101-110.

 

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« La Théorie interprétative, ou Théorie du sens, que l’on appelle aussi parfois Théorie de l’École de Paris, repose sur un principe essentiel :

la traduction n’est pas un travail sur la langue, sur les mots, c’est un travail sur le message, sur le sens.

  • Qu’il s’agisse de traduction orale ou écrite, littéraire ou technique, l’opération traduisante comporte toujours deux volets : COMPRENDRE et DIRE.

Il s’agit de déverbaliser, après avoir compris, puis de reformuler ou ré-exprimer, et le grand mérite de Danica Seleskovitch et de Marianne Lederer, qui ont établi et défendu ardemment cette théorie, est d’avoir démontré à quel point ce processus est, non seulement important, mais également naturel.

Ces deux phases nécessitent évidemment, pour le traducteur, la possession d’un certain savoir :

  • la connaissance de la langue du texte,
  • la compréhension du sujet,
  • la maîtrise de la langue de rédaction,
  • mais aussi une méthode, des réflexes bien éduqués, qui vont lui permettre d’adopter à l’égard du texte l’attitude qui aboutira au meilleur résultat par la recherche d’équivalences, sans se laisser enfermer dans les simples correspondances.

L’auteur s’appuie sur de nombreux exemples, techniques aussi bien que littéraires, tirés de sa pratique professionnelle pour montrer à quel point l’opération traduisante implique un travail de recherche du sens, suivi d’une reformulation par l’établissement d’équivalences.

Le diplomate sort d’une délicate séance de négociation, quelque part dans un pays en proie à la guerre : les Balkans, peut-être.

Le journaliste de la radio est là, micro braqué, toutes questions dehors : « Pouvez-vous nous dire comment se sont passées, comment ont marché les négociations ? » – « Oh, quite well, in fact, despite a few bombs along the road. » (Le diplomate est anglophone, bien sûr.) Comme notre homme est tout seul, il traduit la réponse pour sa chaîne, en « voice over », comme on dit en français : « Tout s’est bien passé, malgré quelques bombes le long de la route… »

Quelques bombes ? Quelques BOMBES ? Nous n’en croyons pas nos oreilles ; le journaliste non plus, d’ailleurs. Mais, puisque le négociateur le dit… Seulement, c’est incompréhensible : la négociation ne s’est pas déroulée sur la route, personne n’est sorti de la salle, on n’a pas entendu d’explosions, personne n’a rien annoncé de ce genre… d’où sortent ces bombes ? ? ?

Si ce journaliste avait été interprète ou traducteur – donc intelligent… – il ne serait pas tombé dans le panneau, parce qu’il aurait réfléchi.

Si le diplomate a dit « bombs », c’est probablement que la négociation a été difficile, délicate : « malgré quelques cahots, quelques à-coups, quelques problèmes » aurait fonctionné, aurait rendu compte du sens de cette phrase. Cela aurait été une parfaite équivalence.

Mais, au fait, le diplomate a-t-il vraiment dit « bombs » ? Eh bien, non… pas tout à fait. Prononciation défectueuse. Ce n’était pas un anglophone natif. Le diplomate a dit « a few BUMPS along the road » : les voilà, nos à-coups, nos cahots, nos problèmes. La route n’a pas été facile – elle l’est bien rarement dans les négociations entre factions armées en guerre…

  • Vous me direz que c’est élémentaire, que c’est de l’ambiguïté, que c’est de l’intelligence. Eh oui, bien sûr, mais c’est surtout l’essence même du travail de l’interprète :

comprendre ce que l’auteur veut dire (et qui n’est pas toujours ce qu’il dit) pour pouvoir le transmettre.

En fait, ce n’est pas un hasard si la Théorie du sens a été définie, établie par des interprètes de conférence :

  • Danica Seleskovitch et Marianne Lederer, toutes deux professeures, mais surtout et avant tout interprètes de grande valeur au palmarès impressionnant.

C’est qu’elles ont pris conscience, très tôt, de la nécessité de prendre en compte un vouloir-dire, une intention, sans se laisser entraver par les accidents de terrain : difficultés d’écoute, lapsus de l’orateur, et tout ce que l’on peut ranger sous le terme d’ambiguïté.

Elles savaient, par expérience professionnelle et parce qu’elles avaient réfléchi, que le rôle de l’interprète est d’assurer la compréhension parfaite entre les parties en présence, de traduire « toutes les nuances de leurs pensées et de leurs émotions », comme l’écrit Jean Monnet dans la préface de l’un des ouvrages de Danica Seleskovitch, Langage, langues et mémoire, Étude de la prise de notes en interprétation consécutive (Paris, Minard, 1975) :

  • l’interprète recrée le discours qu’il vient d’écouter en prenant quelques notes, mais qu’il ne peut avoir mémorisé sur le plan des mots. Son action, pour être efficace, ne peut pas s’exercer sur le plan des mots, sur le plan de la langue, mais sur le plan du sens ; et il doit fournir un message équivalent, pour obtenir le même résultat, produire le même effet.

C’est un peu comme « the proof of the pudding » :

  • La preuve de la qualité d’une interprétation est dans son résultat.

Je n’ai pas l’intention de donner ici la biographie de Danica Seleskovitch et de Marianne Lederer, dont les éléments figurent dans l’ouvrage de Colette Laplace (cf. Références).

Je veux simplement rappeler que la Théorie du sens est née de l’interprétation.

  • Et pourtant, Danica Seleskovitch a commencé par refuser qu’elle puisse s’appliquer à la traduction écrite… Ce sont les traducteurs qui l’ont convaincue du contraire.

Car ce qui était d’une vérité criante en interprétation de conférence l’est aussi pour notre quotidien.

  • Nous savons bien, aujourd’hui, que même si chaque langue est en fait un code, il ne suffit pas de mettre deux codes en parallèle grâce à l’informatique pour obtenir un résultat valable.

Bien sûr, certains progrès ont été accomplis dans l’utilisation des capacités extraordinaires de l’ordinateur, mais les espoirs immenses que l’on plaçait en lui voici quelques décennies ont abouti à un certain nombre d’impasses. D’innombrables exemples, et la survie même de la race des traducteurs, nous en apportent la preuve.

Quel est donc le principe essentiel, la pierre angulaire de la Théorie interprétative, ou Théorie du sens, que l’on appelle aussi parfois Théorie de l’École de Paris ? La traduction n’est pas un travail sur la langue, sur les mots, c’est un travail sur le message, sur le sens. Le traducteur doit, dans un premier temps, comprendre, et, dans un deuxième temps, dire.

Que voilà bien des vérités premières ! Qu’y a-t-il donc de si nouveau dans tout cela ? N’est-ce pas ce que nous faisons tous, tous les jours et du matin au soir, pour ne pas dire du soir au matin ?

Se souvient-on in extenso de ce qu’un interlocuteur nous dit, d’un itinéraire, d’un mode d’emploi, d’une recette ? Pas du tout. Nous suivons la démonstration, nous la comprenons, mais nous abandonnons en route la plupart des mots pour saisir le sens et reconstruire un nouvel énoncé, un énoncé équivalent et exprimé dans un langage naturel, spontané.

  • Oui. C’est vrai. Nous sommes exactement comme le M. Jourdain du Bourgeois Gentilhomme, qui faisait de la prose sans le savoir, et qui en fut tout esbaubi.
  • Plus exactement, c’est ce que nous devons faire, et c’est surtout ce que fait tout traducteur praticien digne de ce nom, en produisant une traduction qui ne doit pas avoir l’air d’une traduction.

Pour la Théorie du sens, il s’agit de déverbaliser, après avoir compris, puis de reformuler ou ré-exprimer, et le plus grand mérite de Danica Seleskovitch et de Marianne Lederer est d’avoir démontré à quel point ce processus est non seulement important, mais également naturel.

C’est un peu comme le phénomène de la marche : comment fait-on pour marcher ? On avance un pied, on fait porter le poids du corps sur la jambe terminée par ce pied, puis on soulève l’autre pied, on l’avance pour le placer devant le premier, on fait porter le poids du corps sur cette seconde jambe, et ainsi de suite. Il suffit de le faire pour en donner une démonstration.

De même, l’opération traduisante, qu’elle soit orale ou écrite, comporte deux « mouvements » : COMPRENDRE et DIRE.

Il est bien évident que ces deux phases nécessitent la possession d’un certain savoir : la connaissance de la langue du texte, la compréhension du sujet, la maîtrise de la langue de rédaction.

Pour les langues, c’est une évidence : on pourrait cependant dire bien des choses à ce sujet, mais je ne m’y attarderai pas aujourd’hui.

Pour le sujet, une compréhension générale est presque toujours suffisante, ou alors la capacité à approfondir son savoir, pour comprendre le sujet traité. Pas besoin, dans la quasi-totalité des cas, d’être ingénieur pour faire un bon traducteur : on ne nous demande pas de construire l’objet à expliquer, mais simplement de comprendre comment il fonctionne.

Jusque-là, donc, tout est clair ; mais il faut aussi ce que nous appelons la méthode, le métier : des réflexes bien éduqués, qui vont permettre au traducteur de se prémunir contre les mauvaises surprises, et de se doter des moyens de donner le meilleur résultat. En fait, il s’agit surtout d’adopter à l’égard du texte l’attitude qui permettra de faire face à ces deux exigences successives : COMPRENDRE et DIRE.

  • C’est ainsi qu’il faut chercher à qui, et à quel usage, sont destinés aussi bien le texte à traduire que la traduction que l’on en fera, pour être certain de la bonne adéquation entre le résultat et sa destination.

Il faut aussi savoir que si l’erreur est humaine, le traducteur ne peut en aucun cas se retrancher derrière une erreur du texte d’origine : l’auteur d’origine n’existe plus pour le destinataire final, le traducteur l’a remplacé, effacé ; placé en première ligne, il est de son devoir de résoudre les problèmes, de chercher la vérité, ou, s’il n’y parvient pas, au strict minimum de signaler le problème à celui pour qui il traduit.

Pour résumer :

  • compétences linguistiques,
  • compréhension du sujet,
  • curiosité,
  • esprit critique,
  • honnêteté intellectuelle,
    • telles sont les qualités que doit posséder le traducteur.

Et ce sont elles qui font de notre profession, de nous tous, en fait, quelque chose de tellement merveilleux… Avouez que c’est stimulant !

Étant absolument, obstinément, une praticienne, je ne me lancerai pas dans une démonstration fondée sur les grands mots, sèmes, nèmes ou mèmes : je vous ai apporté quelques exemples issus de ma pratique quotidienne, qui montrent que la Théorie du sens s’applique aussi bien à la traduction écrite qu’à la traduction orale qu’est l’interprétation, et avec autant de justesse à la traduction technique qu’à la traduction littéraire.

Commençons par le côté technique.

Extrait d’un rapport intitulé « Conceptual Study of Refuelling Facilities », qui étudie le projet de construction d’un dépôt de carburant d’aviation dans un aéroport d’un pays d’Afrique, à l’occasion de l’agrandissement de cet aéroport.

Le rapport, établi par une société britannique, a passé en revue la construction et l’alimentation du dépôt, la sécurité et la protection contre l’incendie, etc. Nous en arrivons au paragraphe

Mobile refuelling equipment would normally be parked … The worshop facilities may form part of… As the depot is presently planned to be located landside there will be a requirement for separate security provision. For strategic and economic reasons consideration should be given to placing the depot airside as it would be provided a greater degree of security.

 

5.7 Other considerations

Deux termes intéressants : landside et airside. Ils ne sont pas courants, pas répertoriés. Les dictionnaires (c’est souvent le cas) ne sont d’aucune aide. Essayons de les décomposer pour les élucider, en nous appuyant aussi sur le contexte.

Il y a visiblement opposition entre land et air, mais dans quel sens ? Le premier qui vient à l’esprit est le sens vertical, mais le résultat est un peu étrange : un dépôt de carburant aérien plutôt qu’au sol ? Ce n’est pas très logique, d’autant que toutes les descriptions techniques antérieures parlent de réservoirs enterrés, protégés par une couche de terre, avec des évents, etc.

Dans le sens horizontal, landside pourrait être l’opposé de seaside, mais l’aéroport est à l’intérieur du continent, pas au bord de la mer. Il n’y a pas non plus de grand lac à proximité, ou de grand fleuve ; d’ailleurs le texte ne comporte pas seaside.

Logique, viens à mon secours ! Si airside assure une meilleure sécurité quelandside, se pourrait-il que la protection soit le fait d’une clôture ?

Dans ce cas, airside pourrait désigner le côté « avions », c’est-à-dire l’intérieur du périmètre de l’aéroport, et landside l’extérieur de ce même périmètre ? Essayons :

La construction du dépôt étant actuellement prévue à l’extérieur du périmètre de l’aéroport, il faudra prévoir des mesures de sécurité séparées/complémentaires. Pour des raisons économiques et stratégiques, il faudrait envisager de placer le dépôt à l’intérieur du périmètre, où il bénéficierait d’une meilleure protection.

Cela marche ! Et ce n’est vraiment pas une traduction sur le plan des mots…

Autre exemple technique :

Extrait d’un article d’une revue américaine (Popular Science) intitulé « Warnings for drowsy drivers », qui passe en revue, illustration à l’appui, divers dispositifs de sécurité automobile, active et passive, en cours de mise au point. Voici l’une des légendes de la figure :

Gas and temperature sensors monitor the engine compartment for fire after a crash. A fire extinguishing system can be triggered automatically or by the driver.

La seconde phrase est claire, mais quel est le sens de la première ? S’agit-il simplement, comme me l’ont dit un certain nombre d’étudiants lorsque nous avons travaillé sur ce texte en cours, de surveiller (to monitor) le moteur pour voir s’il prend feu (for fire) en cas de collision ? Ce serait gentil, mais peu utile, donc ridicule.

Ici, les termes techniques sont assez faciles à découvrir, mais c’est leur utilisation qui pose un problème.

Quels sont les facteurs capables de déclencher un incendie dans le compartiment moteur d’une voiture ? Les émanations de vapeurs d’essence dues à une fuite, combinées avec une surchauffe. L’important, c’est donc de déceler (d’où la présence de sensors) une hausse de température et les traces de vapeurs d’essence (gas), pour pouvoir éviter l’incendie, en cas d’accident, par le déclenchement automatique ou manuel du système d’extinction.

Proposition : Des capteurs de vapeur d’essence et de hausse de température placés dans le compartiment moteur signalent tout risque d’incendie en cas de collision. Le système d’extinction peut être déclenché automatiquement ou par le conducteur.

On pourrait bien sûr formuler cela de diverses manières – c’est un jeu auquel tout traducteur est rompu, mais pour l’essentiel cette rédaction fonctionne.

Troisième exemple : encore un article sur l’automobile… cette fois, c’est la présentation du système ABS, qui évite le blocage des roues en cas de freinage brutal, et que tout conducteur connaît bien.

Whether they admit it or not, most drivers react to a sudden emergency by slamming on the brakes in blind panic, hoping to stop before crashing. Unfortunately, in many cases the result is that the brakes lock – especially on wet roads – causing the car to skid right into whatever is in its way. Skidding tires will not steer.

Le sens du début du paragraphe est clair : sous l’effet de la panique ou de la surprise, un conducteur a effectivement tendance à appuyer à fond sur la pédale de frein, avec pour résultat un dérapage non contrôlé qui aboutit généralement dans le décor.

C’est la courte phrase finale qui pose un problème. La traduction de ses termes techniques n’est pourtant pas difficile à trouver dans un dictionnaire. To skid : déraper ; Tires : pneus ; To steer : conduire.

Seulement, leur utilisation sur le plan des mots débouche sur une formulation qui n’est guère satisfaisante : « Des pneus qui dérapent ne conduiront/conduisent pas. » Même si l’on remplace conduire par diriger, cela ne fonctionne pas de manière satisfaisante.

En fait, que veut dire l’auteur ? Qu’une voiture dont les pneus glissent sur la route, parce que ses roues sont bloquées par les freins, ne répond plus au conducteur, au volant.

Proposition : Une voiture dont les roues se bloquent devient incontrôlable.

Ici, nous avons donc abouti à : To skid = bloquer ; Tires = roues ; et To steer = maîtriser, contrôler (répondre au volant).

Je peux vous assurer que vous ne trouverez jamais ces traductions dans un dictionnaire…

Encore un petit exemple, que j’ai rencontré tout récemment et qui relève du domaine juridique.

C’est à la suite de l’examen effectué par une société d’audit qu’un responsable écrit une lettre générale exprimant un certain nombre de réserves, et entre autres celle-ci :

Importantly, our work was frustrated by developments in the Group and our ability to get sufficient timely assistance from management or their advisors and reliable information.

Tout l’intérêt de cet exemple est dans la contradiction visible entre la gêne subie par les auteurs, dont témoigne frustrated, et le terme ability qui vient ensuite. Ont-ils, oui ou non, été gênés dans leur travail ? Ont-ils, oui ou non, obtenu de la Direction et des conseils de celle-ci les informations dont ils avaient besoin ?

Nous avons tous eu l’occasion de rencontrer des textes où l’auteur avait mal choisi ses termes, avait laissé passer une négation de trop, s’était trompé dans sa syntaxe, et finissait par dire le contraire de ce qu’il souhaitait. C’est probablement le cas ici : l’auteur de cette lettre rend compte d’une situation délicate, mais il choisit mal son terme. Il faudra donc introduire, à la place de la traduction de ability (possibilité, capacité), la notion d’une difficulté, d’une incapacité.

Proposition : Il faut noter que notre travail a été entravé par les développements survenus au sein du Groupe et notre difficulté à obtenir de la Direction ou de ses conseillers une assistance suffisante et opportune et des informations dignes de confiance.

Dans tous ces cas, il a fallu que le traducteur fasse appel à sa jugeotte, à sa logique, qu’il prenne le temps de comprendre avant de se lancer dans une formulation nouvelle.

Il a fallu qu’il passe par le sens. Il a fallu qu’il déverbalise pour ré-exprimer, qu’il trouve une équivalence.

Pourtant, la traduction technique est souvent considérée comme tellement facile ! tellement simple ! Il suffit d’un bon dictionnaire ! Il suffit de trouver les termes appropriés !…

Parlez-moi de la traduction littéraire : voilà qui est difficile, délicat, et tout et tout…

Oui, c’est vrai : en traduction littéraire, il faut respecter, plus encore qu’en traduction technique, les choix de l’auteur du texte, et cela vient ajouter une difficulté à toutes les autres.

Mais ce n’est pas pour autant que l’on est libéré de la recherche du sens, du message, et des intentions de l’auteur. Diable non !

Voici un exemple tiré de l’un des romans de Patrick O’Brian, auteur d’une vaste saga historique et maritime dont j’ai déjà traduit 13 tomes depuis 1996 – il m’en reste 3.

Les deux personnages principaux sont le capitaine Jack Aubrey, officier de la Royal Navy, la marine à voiles du début du xixe siècle, l’époque de Nelson, et son ami le chirurgien du bord, Stephen Maturin, médecin, naturaliste, agent secret. Le premier a navigué dès son plus jeune âge et sa culture est un peu incertaine – sauf en musique et en mathématiques ; le second est profondément, diaboliquement cultivé.

Dans le volume intitulé The Fortune of War, au chapitre 7, Jack Aubrey parle à Stephen d’un de ses amis d’enfance dont la vie est attristée par une épouse maladive :

… I wondered that he could bear it ; but he did, just like one of your old Stoics ; or a patient on the Monument, as they say.

Panique à bord… le Monument, c’est cette colonne qui, à Londres, commémore la grande peste et le grand incendie, et qui donne même aujourd’hui son nom à une station de métro. Que vient-il faire ici ? Aurait-on l’habitude d’installer des patients, des malades, en haut de cette colonne ? Et pourquoi faire ?

L’avantage, lorsqu’on traduit un auteur vivant, c’est qu’on peut l’interroger en cas de doute : Patrick O’Brian était encore de ce monde lorsque j’ai traduit cet ouvrage, et il m’a gentiment répondu qu’il s’agissait d’une plaisanterie au 2e ou même au 3e degré… La citation d’origine est tirée d’une pièce de Shakespeare, Twelfth Night (Act 2, Scene IV). Il s’agit d’une jeune fille qui se meurt d’amour sans en rien dire :

And with a green and yellow melancholy
She sat like Patience on a monument,
Smiling at grief.

J’ai trouvé la traduction de ce passage, dans mon édition de Shakespeare (La Pléiade), à la scène IV, acte 2, de La Nuit des Rois :

Dévorée d’une blême et jaune mélancolie, elle était assise comme la Résignation sur une tombe, souriant à son chagrin.

Très bien. Mais Jack Aubrey ne cite pas le texte ! Il parle de « a patient on the Monument », c’est assez différent. Pourquoi ? Parce que cet homme, combattant remarquable et mathématicien génial, a fréquenté fort peu l’école ; sa culture, il l’a acquise en lisant, et il mélange souvent les références, les proverbes. Il est tout à fait capable de dire « Il faut verrouiller la porte de l’écurie quand le cheval est parti » ou encore « Je ferai d’un coup deux pierres ». Le lecteur en sourit, au fil des pages, avec un peu de tendresse, de sympathie. Et là, Jack Aubrey s’est encore mélangé les pieds.

Son interlocuteur est son ami le médecin, alors il dit « a patient ». Et il connaît bien le Monument, à Londres ; et s’il sait bien que dans La Nuit des Rois cette malheureuse est le symbole de la souffrance muette, il oublie qu’elle se comporte en statue de monument funéraire.

Si j’avais écrit, sur le plan des mots, « il le supportait, comme… un patient sur le Monument », personne n’aurait rien compris : qui, parmi les Français lecteurs de romans maritimes et historiques, connaît La Nuit des Rois ? Même parmi les anglophones, ce n’est pas très courant. Et personne n’aurait ri ou souri.

Ayant bien cherché, j’en suis arrivée à :

… je me suis étonné qu’il puisse le supporter ; mais il se comportait comme un de vos stoïques ; ou comme Prométhée sur son tonneau, comme on dit.

Pourquoi Prométhée, pourquoi le tonneau ? Parce que c’est aussi incongru qu’un patient en haut d’une colonne londonienne, parce que le lecteur ne peut pas éviter de se dire « Ah, bon, il s’est encore trompé dans ses aphorismes », et de sourire. On aurait certes pu trouver autre chose, et mieux, sans doute, mais je n’ai pas été plus loin – j’espère qu’on me le pardonnera.

Je pourrais, dans le même ordre d’idée, vous faire part d’autres difficultés semées sous mes pas par cet auteur que j’adore et dont la traduction me donne un plaisir infini. Ce qui me rend désormais la tâche plus difficile, c’est qu’il est mort, début janvier 2000, et que je suis réduite à mes propres forces, ou à celles de mes amis !

Je conclurai avec un petit exemple frappant des bêtises que l’on peut commettre lorsqu’on se mêle de traduire sans être traducteur.

Tout récemment, une marque de produits pharmaceutiques a lancé une campagne télévisée pour des patches antitabac. Le spot en question (30 secondes en prime time) montrait une grande cigarette (en fait, une personne enveloppée d’un tube blanc, avec en guise de chapeau une section de la couleur d’un filtre), qui s’approche d’une dame vêtue comme vous et moi. Cette dame sort de son cabas un gros poulet plumé, sans tête, prêt à cuire, le prend par le cou et cogne avec vigueur sur la cigarette.

Commentaire oral : « Ce n’est pas avec une dinde froide que vous en viendrez à bout ».

J’ai soumis cet exemple à diverses personnes, francophones, anglophones, toujours avec le même résultat : la compréhension, quand elle vient, est très, très tardive.

Bien sûr, vous savez, vous, que « cold turkey » désigne un sevrage brutal mais combien de téléspectateurs français le savent ? Ceux qui ont eu affaire aux drogues, à la désintoxication, oui, et quelques autres qui lisent en anglais, mais à part cela ?

C’est ce que l’on pourrait appeler une campagne ratée, de l’argent jeté par les fenêtres. Je dois dire que le spot n’a pas été diffusé très longtemps.

Ah, si Nicorette avait fait travailler un traducteur, un vrai, le résultat aurait sans doute été plus efficace… différent, en tout cas, surtout s’il s’était agi d’un traducteur connaissant la Théorie interprétative et qui aurait su dépasser le niveau des mots pour parvenir au niveau du message : car il aurait su expliquer à son client que la dinde froide ne passait pas du tout et qu’il fallait trouver autre chose ! »

–  Herbulot, F. (2004). La Théorie interprétative ou Théorie du sens : point de vue d’une praticienne. Meta, 49 (2), 307–315.

 

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« […]

Il faut faire un certain nombre de choix quand on fait une recherche. Le chercheur doit faire cinq choix :

  • ontologique et épistémologique :
    • c’est-à-dire avoir une certaine conception de la société, on touche presque au domaine de la philosophie et moins au domaine de la recherche pratique.
  • avoir une conception de la science :
    • la science fait partie de la société, il n’y a pas une seule manière de concevoir la société et la science.
    • Il est possible d’assimiler ce choix à la notion de paradigme.
  • trouver un mode d’explication adéquat :
    • pour un phénomène que l’on veut étudier, on va du plan le plus général et abstrait au plan le plus près des objets étudiés.
    • Il dépend des conceptions de la société et de la science que l’on doit avoir.
  • s’inscrire dans une théorie :
    • renvoie au choix précèdent.
  • choisir une méthodologie :
    • chacun de ces choix dépend du choix préalable que l’on fait.

La manière dont on conçoit la société détermine le choix méthodologique qu’on fait sur une recherche. Toute une série de choix en découle concernant les techniques.

[…] »

–  Le paradigme positiviste et le paradigme interprétatif.

 

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« An interpretive qualitative approach insists on the plural and negotiated nature of the meanings that humans attach to their social realities. Thus, the qualitative researcher must navigate multiple and sometimes conflicting commitments to method, data, oneself, participants, and one’s reader. This can lead us to obscure the messiness of data analysis in final research reports and to downplay how methodological choices can make our participants ‘say things.’ In this article, we compare two interpretive methods, thematic and narrative analysis, including their shared epistemological and ontological premises, and offer a pedagogical demonstration of their application to the same data excerpt. However, our broader goal is to use the divergent results to critically examine how our choice of analytic method in interpretive research influences how we (researcher + method) ‘author’ data stories. Ultimately, researcher reflexivity must go beyond acknowledging how one’s position may influence the data analysis or the participant.

“A reflexive researcher actively adopts a theory of knowledge. A less reflexive researcher implicitly adopts a theory of knowledge” (Carter & Little, 2007, p. 1319, emphasis added)

In a similar vein, our methodological choices are too often born of habit and training. However, we argue that such choices must be paradigmatically appropriate and contextually sound. 

Furthermore, as researchers, we must be conscious of how our analytical strategies shape what appears in our published work.

Our purpose in writing this methodological article is to shine light on some of the messy behind-the-scenes work that goes into analysing data, but which frequently gets glossed over in final reports.

Although few qualitative researchers would contest that every data set can open up
multiple, plausible interpretations, many of us create a ‘victory narrative’ that explains how we imposed order on our data (Lather, 1997).

We strive to establish analytical credibility in our publications by highlighting points of convergence (e.g., triangulation or inter-coder reliability during data analysis). Therefore, establishing credibility often leads authors to downplay or even efface the ‘messiness.’ However, we propose that every analytical strategy is anchored in a specific way of interacting with the data. Altering the method of analysis not only creates different figure–ground configurations and blind spots, but can also generate discordant findings.

Analysing an interview excerpt from an interdisciplinary communication study, we
explore the similarities and differences in how two methods,

  1. thematic and
  2. narrative analysis, ‘author’ the data story.

Both types of analysis can fall under the umbrella of interpretive qualitative research, and both embrace the constructivist view that humans intersubjectively construct their social realities in and through their interactions with one another (Lincoln, Lynham, & Guba, 2018).

Despite their epistemological similarities, when we apply these two methods to the same data set, they offer distinctive versions of participant identities, practices, and positioning. Divergent data stories, then, are not solely the result of incommensurate research paradigms (Corman & Poole, 2000), but are perhaps an inherent feature of qualitative research in general, and of interpretive research in particular.

  • This raises questions about rigour in interpretive research practice, about the credibility and solidity of research results, and about the representation of multiple voices in research data.

While it might be tempting to leave undisturbed the hornet’s nest of (researcher) vulnerabilities such questions evoke, our analytical comparison offers a peek at the messy backstage of interpretive research, and we question what to make of this messiness. We proceed as follows. First, we synthesise the ontological and epistemological commitments that underpin interpretive work. After presenting the interview excerpt that will be analytically transformed, we show how thematic analysis and narrative analysis create distinctive data stories. Each analysis begins with a brief overview and contextualisation of the method before turning to analyse the data set itself.

  • We conclude by reflecting on how qualitative researchers might account for what is omitted from our research texts, and on the need to be transparent about our authority to make our participants ‘say’ different things and the ensuing ethical considerations.

 

Clarifying our commitments

We began this work bearing clearly in mind Johnson and Dublerley’s (2003) warning that
‘to make unexamined metatheoretical commitments, and remain unaware of their origins, amounts to an abdication of intellectual responsibility which results in poor research practices’ (p. 1280). In this section, we briefly detail the ontological and epistemological commitments that underpin interpretive work, including thematic and narrative analysis.

Interpretivism assumes that social reality is not unitary or fixed, since the social ‘world is made sensible – that is, made to make sense – by the order that human beings impose on events, situations, and circumstances’ (Lincoln & Guba, 2013, p. 44). Because individuals and groups ascribe meaning differently, social realities are plural and emerge through interaction (Lindlof & Taylor, 2011). Consequently, interpretive research focuses on the meanings that participants give to their experiences, that is, emic perspectives (Cheney, 2000). The result is a research agenda that can accommodate emergent interpretations, subjective experience, and an emphasis on process (Denzin & Lincoln, 2018).

  • An interpretive epistemology asserts that ‘the knower and the known interact and
    shape one another’ (Denzin & Lincoln, 2018, p. 19).
  • As, in the course of research, researchers and participants (the knowers) co-create knowledge (what is known), ‘the researcher and research participants’ standpoints and positions’ (Charmaz, Thornberg, & Keane, 2018, p. 417) influence which elements of social reality will be made meaningful.

Because the signs and symbols that the knower(s) select represent only part of the
complexity of the known, this act of sense-making will always be partial and generative of multiple interpretations.

Hence, scholars and teachers who use qualitative inquiry have recommended returning to our data multiple times, as what we will see ‘changes and takes new forms as
different tools, methods, and techniques of representation and interpretation are added
to the puzzle’ (Weinstein & Weinstein, 1991, p. 161). As researchers, we hope to be able
to create new layers of meaning, thus building, extending, and adding in depth as we
interact with our data over time. However, how can we account for the surprising fact
that different analytical methods used by the same person can lead to clear contradictions in how we understand our data?

[…]

In this article, we have argued that fidelity to these multiple commitments is part of the
craft of qualitative research and needs to be brought to the fore in our flagship journals.
We sincerely hope the reader has not been metaphorically stung by the hornets we have
stirred up. Our goal was to critically examine how our choice of method influences the backstage messiness of conducting interpretive data analysis and how it informs our
presentation of the intrinsic open-endedness of interpretive research. As Lincoln and
Guba (2013) eloquently suggest, competing versions are not inherently problematic, but
enable us ‘to think about whether this is the world we wanted to create’ (p. 10). »

McAllum, Kirstie & Fox, Stephanie & Simpson, Mary & Unson, Christine. (2019). A comparative tale of two methods: how thematic and narrative analyses author the data story differently. Communication Research and Practice. 1-18. 10.1080/22041451.2019.1677068. 

 

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« L’objectif de cet article est de démontrer comment une démarche d’analyse qualitative
rigoureuse et systématique peut être garante de la légitimité sur le plan de la
scientificité et de la transférabilité des résultats. Notre propos porte sur l’examen
critique du dispositif méthodologique propre à une étude de cas multiple sur le savoir
enseigner menée auprès de trois enseignantes expérimentées au collégial. En première
partie, le paradoxe méthodologique associé aux savoirs produits par l’étude de cas est
exposé. Le dispositif méthodologique de l’étude, présenté en deuxième partie,
comprend la délimitation des frontières du cas, les paramètres du processus de
généralisation analytique et le savoir produit. Dans la troisième partie, la démarche
d’analyse est détaillée, des paliers de traitement des unités de sens aux divers niveaux
de synthèse progressive des données. Cet article fait valoir le potentiel analytique de
l’approche par l’étude de cas appliquée aux recherches caractérisées par la complexité
et la contextualisation. »

– Marie Alexandre, La rigueur scientifique du dispositif
méthodologique d’une étude de cas multiple.

 

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« […]

La synthèse transdisciplinaire systémique consiste à rassembler les données provenant des différentes disciplines et des différents niveaux d’analyse, puis à réaliser une synthèse de toutes ces informations, afin d’élaborer des modèles généraux du fonctionnement des systèmes. L’objectif de la synthèse transdisciplinaire systémique est d’aboutir à une compréhension globale du système étudié. Mais cette méthode est encore peu utilisée, en particulier en anthropologie, et son développement reste plus théorique que pratique.

[…]

 

Histoire et approche idiographique

Par essence, le fait historique est singulier :

  • il semble qu’il n’y ait qu’une seule Révolution russe, qu’une seule Égypte antique.
  • L’analyse de ces événements singuliers repose donc sur une approche idiographique. Certains auteurs, dont Karl Marx et Carl Hempel, ont cependant tenté de développer une approche nomothétique de l’Histoire, en soutenant qu’il existe des « lois de l’Histoire ».
  • Cette conception de l’Histoire fut notamment critiquée par Karl Popper dans « Misère de l’historicisme ».

Voir aussi les articles sur la consilience, Darwin puis la mise en forme des idées de la théorie de l’évolution pour un autre exemple de science de type historique. Elle est également critiquée et rejetée comme science, un moment donné, par Popper comme le montre son article.

Or, cela montre que les sciences de types historiques bien qu’aussi puissantes que les autres méthodes scientifiques sont tout autant très mal comprises, mal maîtrisées et souvent rejetées par beaucoup de spécialistes. Ces derniers préfèrent les méthodes stéréotypes telle que la physique ou autres sciences expérimentales. Or, ils ne font souvent que confirmer (et psychologiquement valider) les résultats de la méthode de type historique.

Ce fut également le cas pour Alfred Wegener et sa théorie de la dérive des continents confirmées par la physique et ainsi reconnue par tous les scientifiques après une forte polémique qui a duré 40 ans, allant des simples perturbations des cours par les professeurs « contre la dérive » au tir de carabine dans la porte de bureau vide du collègue ; bien que les sources diverses et multiples tout aussi scientifiques qui ont été apportées pendant toute cette période l’avaient validées bien avant la preuve par la physique.

 

Sciences sociales

Deux grands courants de méthodologie viennent rendre compte de la réalité en sciences sociales.

  • Les méthodes qualitatives et les méthodes quantitatives.

Ces méthodes d’analyses peuvent être utilisées seules ou indépendamment l’une de l’autre, en complémentarité, elles peuvent apporter chacune des éléments de réponses différents ou peuvent encore être utilisées conjointement pour analyser deux fois un même aspect et ainsi le valider.

Selon Gilles Gaston Granger, dans « Modèles qualitatifs, modèles quantitatifs dans la connaissance scientifique »

  • les méthodes qualitatives, habituellement perçues comme excluant la scientificité, ont apporté significativement aux sciences contemporaines en permettant de rendre compte des structures qui peuvent être observées et ces formes,

bien que mesurables, sont d’abord de l’ordre de l’évaluation qualitative :

« L’évolution de la prise de conscience de la nature profonde de la pensée scientifique pourrait être symbolisée très schématiquement, par trois devises, dont chacune réinterprète d’une certaine manière et rectifie la précédente. On a d’abord proclamé qu’il n’y avait de science que l’universel ; puis qu’il n’y avait de science que du mesurable. Nous devrions dire aujourd’hui : il n’y a de sens que le structurable. Profession de foi qui ne récuse nullement les deux précédentes, mais les relativise, et donne un nouveau sens à l’universel et au mesurable. »

Ainsi, il convient de reconnaître l’apport de ces méthodologies en sciences sociales. Il est d’ailleurs possible de faire des expériences en analyse des réseaux sociaux. L’étude du petit monde représente l’expérience la plus popularisée du genre.

La majorité des économistes contemporains admet que les méthodes utilisées en économie doivent s’approcher autant que possible des méthodes des sciences physiques. Les économistes de l’École Autrichienne soutiennent au contraire que l’économie doit, comme les mathématiques et la logique, être construite par pure dérivation logique à partir d’axiomes irréfutables.

 

Question d’unité

Dans les sciences humaines (économie, ethnologie, psychologie, etc.), la démarche expérimentale est délicate, l’aspect prédictif de la méthode appliquée aux phénomènes humains étant souvent mis en défaut.

Face à cette difficulté deux attitudes opposées ont vu le jour :

L’émergence des sciences humaines et sociales à partir de la fin du xixe siècle et au xxe siècle a conduit à remettre en question le modèle vieillot de la méthode scientifique, qui définit de façon réductrice la notion de science.

  • Pour d’autres auteurs, comme Michel Foucault dans Les mots et les choses, il faut au contraire se méfier de la tautologie qui consiste à définir une discipline comme scientifique parce que son nom contient le mot science.
  • Il serait donc souhaitable, qu’à l’instar de la philosophie, ces disciplines s’assument en tant que démarche rationnelle d’étude du réel sans expérimentation possible.

 

Universalité

La méthode évolue dans le temps. Elle évolue également dans l’espace.

Les activités exercées dans les différentes sciences expérimentales sont tellement diverses qu’il serait vain de chercher à les modéliser. En revanche les démarches scientifiques, censées créer des connaissances, ont des caractères communs et universels qu’il est possible d’exhiber. Le modèle de la démarche expérimentale comporte deux descriptions complémentaires et indissociables :

La démarche expérimentale passe obligatoirement par trois étapes.

  • Ce sont :
    • une phase de questionnement ;
    • une phase de recherche de réponse à la question posée ;
    • une phase de validation de la réponse trouvée.
      Les champs de validité des réponses trouvées étant limités, la validation ne peut pas se faire par une confirmation directe, mais par une succession de non-infirmations.

La démarche expérimentale fait obligatoirement intervenir trois domaines :

  1. le domaine « réel » : pour la physique il s’identifie au monde matériel qui comporte des « objets » participants à des événements dont on veut décrire l’évolution ;
  2. le domaine théorique comporte les outils intellectuels forgés pour répondre aux questions : théories, concepts, etc. ;
  3. le domaine technique comporte les dispositifs expérimentaux, appareils de mesures, etc. Les mesures ou les déterminations d’indicateurs mesurables font partie intégrante de la démarche. »

– Source ici.

 

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« La méthode scientifique désigne l’ensemble des canons guidant ou devant guider le processus de production des connaissances scientifiques, qu’il s’agisse d’observations, d’expériences, de raisonnements, ou de calculs théoriques.

Très souvent, le terme de « méthode » engage l’idée implicite de son unicité, tant auprès du grand public que de certains chercheurs, qui de surcroît la confondent parfois avec la seule méthode hypothético-déductive. L’étude des pratiques des chercheurs révèle cependant une si grande diversité de démarches et de disciplines scientifiques que l’idée d’une unité de la méthode est rendue très problématique.

  • Ce constat ne doit cependant pas être entendu comme une forme d’anarchisme épistémologique.

Si la question de l’unité de la méthode est problématique (et ce problème sera abordé plus en détail ci-dessous), cela ne remet pas en question l’existence d’une pluralité de canons méthodologiques qui s’imposent aux chercheurs dans leurs pratiques scientifiques. » – Source ici.

 

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« […] De la méthode en général

La méthode est l’ensemble de procédés que suit l’esprit humain pour arriver à la vérité. Ces procédés se combinent différemment suivant les différents objets à étudier; en d’autres termes, la méthode varie avec chaque espèce de science.

Avant d’aborder le détail, nous allons examiner les différents procédés que suit l’esprit pour arriver à la vérité.

Il y a deux méthodes générales, l’analyse et la synthèse. Il faut définir ces mots, car on s’entend difficilement.

Condillac entendait par analyse la méthode que suit l’esprit quand il décompose un tout donné en ses parties. La synthèse est au contraire pour lui la méthode de recomposition. Si je démonte une montre, j’en fais l’analyse; si je la remonte telle qu’elle était, je fais une synthèse.

Port-Royal entendait ces mots dans un sens tout différent. Pour cette école,

  • l’analyse est une méthode régressive, remontant d’une proposition à démontrer à ses conditions jusqu’à ce que l’on arrive à quelque chose de reconnu vrai.
  • La synthèse est la méthode inverse; elle part de la proposition à laquelle arrive l’analyse, et arrive à celle d’où part l’analyse.

Cette définition a été suggérée aux logiciens de Port-Royal par la géométrie, qui définit ainsi ces deux mots. L’analyse selon eux, sert à trouver des vérités nouvelles; la synthèse, à prouver aux autres ce que l’on sait être vrai.

La méthode analytique est celle que suit l’esprit inventeur dans la recherche de la vérité; la méthode de synthèse est une méthode « de doctrine » suivant une expression de Port-Royal.

  • Depuis Kant, ces deux mots ont pris une signification qu’on ne peut plus leur enlever.

L’analyse est la méthode que suit l’esprit qui, partant de un ou plusieurs principes posés, développe tout ce qui y est contenu sans rien y ajouter.

La méthode analytique ne fait donc que nous révéler ce que nous savions virtuellement par des connaissances antérieures.

Ainsi de la définition du triangle, on déduit que les angles en valent deux droits. La conclusion ne contient pas plus que les prémisses; la méthode est donc analytique.

  • La méthode au contraire est synthétique quand elle ajoute aux connaissances anciennes quelque chose de nouveau. Elle sert ainsi à poser les principes que développe l’analyse.

C’est déjà dans ce sens que nous avons employé ces expressions en distinguant les jugements synthétiques et analytiques. D’après l’acception que Port-Royal donnait à analyse et synthèse, ces deux procédés ne se distinguaient que par l’ordre dans lequel ils nous fournissaient les vérités.

La synthèse établissait les mêmes choses que l’analyse, seulement d’une autre manière; il n’y avait entre l’analyse et la synthèse d’autre différence que celle du « chemin que l’on fait en montant d’une vallée en une montagne à celui que l’on fait en descendant d’une montagne en la vallée. »

  • Au contraire, si l’on prend ces deux mots dans le sens Kantien,

la synthèse ne recommence pas ce qu’a fait l’analyse, mais ces deux procédés se suivent et se complètent mutuellement.

Ces deux méthodes ne peuvent être séparées: elle se supposent réciproquement: nous ne pouvons rien déduire que d’un principe posé, et d’autre part ce principe serait inutile si l’analyse ne le développait pas.

 

Voyons maintenant à quoi sert la méthode.

  • Sur ce sujet ont été émises les opinions les plus contradictoires:
    • les uns la trouvent inutile, d’autres la jugent toute la science.

Il y a exagération à croire que les découvertes sont dûes à la méthode. Les inventions sont dûes à ce qui ne se donne pas par une méthode, la force du génie.

Celle-ci peut régler cette force, l’empêcher d’aller au hasard, mais ne la crée pas. Quand bien même la méthode serait nécessaire à l’invention, ce qui est vrai, elle ne peut être la source de toute invention, car il faut avant tout qu’elle soit découverte elle-même et cela sans méthode.

Mais si la méthode n’est pas suffisante, elle est indispensable à la science: elle est à l’esprit ce qu’est l’instrument à la main. Agir méthodiquement, c’est agir rationnellement, ce qui est pour l’homme le meilleur moyen d’agir. »

– Source ici.

 

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« En pédagogie, on appelle méthode analytique toute méthode qui fait de l’analyse le moyen principal d’enseignement. C’est assez dire que ce nom de Méthode analytique manque de précision, l’analyse pouvant entrer pour une part considérable dans les système pédagogiques les plus différents. Ainsi la méthode de Jacotot est à certains égards la méthode analytique par excellence, puisqu’elle force l’enfant à décomposer de lui-même les notions qu’on lui présente à dessein dans toute leur complexité ; cependant la synthèse y joue un aussi grand rôle, puisque le même enfant est appelé à former, à combiner, à composer de toutes pièces, des mots, des phrases, des récits entiers.

Le plus souvent on entend par méthode analytique celle qui fait trouver par l’élève tous les éléments de la science ; la méthode synthétique les lui donne tout formés et logiquement groupés. La première est évidemment celle par où toute science a commencé, la seconde est celle qui convient à l’exposition d’une science définitivement constituée.

L’une remonte pas à pas, comme l’esprit humain l’a dû faire, de ce qui se voit à ce qui ne se voit pas, du tout confus aux parties distinctes, des conséquences aux principes, des faits aux idées, des vérités particulières, les premières connues, aux vérités générales.

L’autre méthode, plus brève et plus impérieuse, énonce d’emblée et enseigne d’autorité une suite de propositions, classées non dans l’ordre où elles ont pu être découvertes, mais dans celui que prescrit l’enchaînement logique des idées.

On sait avec quelle confiance, et aussi par quel mélange d’idées admirablement justes et d’artifices trop ingénieux, Rousseau, dans son Emile, promettait de mener à bonne fin l’éducation tout entière par les seules ressources de la méthode analytique, présentée dans sa forme la plus hardie.

Condillac était à peu près du même avis, et pour cette raison spécieuse : « Si l’analyse, disait-il, est la méthode qu’on doit suivre dans la recherche de la vérité, elle est aussi la méthode dont on doit se servir pour exposer les découvertes qu’on a faites. Pour exposer la vérité dans l’ordre le plus parfait, il faut avoir remarqué celui dans lequel elle a pu être naturellement trouvée. »

L’opinon de Condillac est trop absolue. Autre chose est inventer, autre chose enseigner. Le professeur qui instruit n’est pas le savant qui découvre.

La méthode analytique, exclusivement appliquée, présenterait des inconvénients considérables ; elle condamne l’élève à refaire à lui seul le travail de plusieurs générations de savants ; elle oblige des esprits médiocres à reconstruire pièce à pièce l’édifice élevé par le génie.

Une pédagogie sage, qui veut ménager les efforts et épargner le temps des élèves, emploiera souvent la synthèse, c’est-à-dire l’exposition didactique de la vérité ; elle n’aura recours à l’analyse que dans la mesure du possible, et autant qu’il est nécessaire pour stimuler la réflexion personnelle. »

– Source ici.

 

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« […]

La conception descriptive de la recherche est une méthode scientifique consistant à observer et à décrire le comportement d’un sujet sans l’influencer d’aucune façon.

De nombreuses disciplines scientifiques utilisent cette méthode pour obtenir une vue d’ensemble du sujet, en particulier les sciences sociales et la psychologie.

Certains sujets ne peuvent pas être observés autrement.

  • Par exemple, l’étude de cas sociale d’un individu est une conception descriptive de la recherche et permet l’observation sans affecter le comportement normal.

C’est également utile lorsqu’il n’est pas possible de tester et de mesurer le grand nombre d’échantillons dont on besoin les expériences de type plus quantitatif.

  • Les anthropologues, les psychologues et les sociologues se servent souvent de ce type d’expériences pour observer les comportements naturels sans les influencer d’aucune façon.

Elles sont également utilisées par des études de marché afin d’évaluer les habitudes des clients et par des entreprises souhaitant évaluer le moral de leur personnel.

Les résultats d’une recherche descriptive ne peuvent en aucun cas être utilisés comme réponse définitive ou pour infirmer une hypothèse.

Mais si les limites sont comprises, elles peuvent former un outil utile dans de nombreux domaines de la recherche scientifique.

[…] »

– Martyn Shuttleworth (Sep 26, 2008). Conception descriptive de la recherche. Retrieved Jan 14, 2020 from Explorable.com: https://explorable.com/fr/conception-descriptive-de-la-recherche

 

Holy Man Jam, Boulder, CO  Aug. 1970

 

« […]

a/ Présentation de la méthode descriptive

  • La démarche descriptive qui se base sur l’histoire de l’humanité, confronte les caractères « a priori » de l’homme de l’approche scientifique aux hommes en chair et en os.
  • Les commentateurs délaissent souvent ce processus descriptif au profit de la méthode scientifique qu’on identifie clairement (elle correspond à la première partie du Second Discours).

En revanche, le portrait de l’homme civil, sujet de la méthode descriptive, se dilue dans l’œuvre de Rousseau, sans faire l’objet d’une étude systématique. Rousseau n’indique pas de façon explicite les conclusions qu’il faut tirer sur l’homme, au terme de la description de l’homme civil complexe : humain et inhumain. Alors deux interprétations voient le jour. La première affirme que l’homme civil est un monstre qui ne dit rien sur l’homme. Les défenseurs de Rousseau recourent à cet argument pour le sauver de l’anti-humanisme : monstrueux, l’homme civil devient une erreur hors de portée du concept d’homme. La seconde cristallise l’homme sur l’homme civil et change Rousseau en anti-humaniste. En vérité ces deux points de vue sont inexacts. L’homme civil a son mot à dire sur l’homme, ce n’est pas une erreur inutile, grâce à lui liberté et perfectibilité enrichissent leur contenu et la question de la bonté originelle devient capitale. Pourtant l’homme civil ne résume pas l’homme car il porte en lui la trace de l’inhumain. Ceci montre que les deux interprétations ne maîtrisent pas le problème de l’unité et de la multiplicité de l’homme chez Rousseau. La position qui fait de Rousseau un humaniste morcelle l’homme en hommes et exclut l’homme civil de l’humanité. La position qui fait de Rousseau un anti-humaniste simplifie la multiplicité de l’homme : l’homme civil devient l’homme. A l’inverse, la description de l’homme civil, dans notre étude, dépasse et conserve ces deux thèses : l’homme civil participe à la définition de l’homme sans être l’homme.

 

b/ Deux méthodes

La démarche comporte deux méthodes. D’abord l’histoire hypothétique des hommes (seconde partie du Second Discours), complexe, qui ne se base pas sur des faits véridiques. Pour la comprendre une comparaison à l’intervalle (fermé des deux côtés) s’impose. Les points extrêmes de l’intervalle ont une nature différente. Le premier terme serait l’état de nature, hypothétique, déduit, non effectif. Le deuxième terme serait la société réelle où Rousseau vit : effective. L’histoire hypothétique surgit entre ces deux points hétérogènes. D’ailleurs, la différence de nature entre ces deux termes de l’histoire créera les faiblesses de cette méthode. Comment valider les conclusions d’une histoire mixte, à la fois réelle et hypothétique ? La seconde méthode, la description des hommes du XVIIIème siècle semble moins fragile, et plus difficile à identifier. En effet ces hommes apparaissent partout dans l’œuvre de Rousseau. Elle s’appuie sur l’observation et les faits. Elle risque de transformer Rousseau en anti-humaniste si on la radicalise ou l’examine pour elle-même sans liaison aux autres méthodes qui la complètent et qu’elle enrichit.

***

[1] Il s’agit du nom que Derathé donne à l’homme vivant en société, celle qui est décrite dans la seconde partie du Second Discours, cf. DERATHE Robert, L’homme selon Rousseau in BENICHOU P., CASSIRER E., DERATHE R., EISENMANN Ch., GOLDSCHMIDT V., STRAUSS L., WEILL E., Pensée de Rousseau, Paris, Seuil, coll. Points, 1984, p119″

[…]

 

2/ Description de l’homme civil

En effet, la description de l’homme civil met à l’épreuve la liberté et la perfectibilité de l’homme, et se confronte à l’ambiguïté de la sociabilité et de la raison humaine. L’équivocité de la sociabilité semble s’atténuer : en société, les vices, la dépendance et le malheur surgissent.

Apparemment, le fait même de l’intersubjectivité nuit à l’homme[2]. Ainsi, Voltaire saisit cette occasion pour changer Rousseau en misanthrope hostile à la société. La sociabilité perd son ambiguïté par une simplification de ses effets (bons, mauvais) à un seul (mauvais).

  • Ce procédé, commode pour résoudre les contradictions, ignore qu’en vérité la description de l’homme civil renforce l’ambiguïté de la sociabilité.

La méthode scientifique devait comprendre une sociabilité à la fois contingente et nécessaire. La démarche descriptive doit saisir une sociabilité dangereuse et bénéfique pour l’homme. Le problème posé par Todorov : la société corrompt l’homme et le rend humain, remplace celui du Vicaire : l’homme associable doit devenir sociable. Todorov tranche : « in fine » la sociabilité est bonne pour l’homme car elle développe ses facultés, sa moralité[3]. Pourtant, les facultés réfléchissent à leur tour les ambiguïtés originelles de la société.

L’imagination par exemple, amène la dépravation et le progrès. Née d’une asymétrie entre désirs et forces, créatrice de fantasmes infinis, elle conduit l’homme a sa perte :

  • il devient la proie de ses espérances et de ses frustrations, il se réfugie dans l’opinion des autres.

Bref, l’imagination pousse l’homme hors de lui-même pour le pire et le meilleur car elle conditionne aussi le progrès. De même, la passion est double : l’amour de soi est bon s’il déverse son surplus sur autrui. Sa fermentation dans l’individu crée l’amour propre, source des mauvaises passions (envie, lâcheté, etc.). L’homme civil est au cœur de cette mutation de la passion, il recueille ces nouvelles passions et devient complexe.

Cette complexité est confusion et égarement. Elle se double d’une fracture entre l’être et le paraître, symbole de la perte de la simplicité qui s’amorce dès l’arrivée de l’intersubjectivité. L’être renvoie à la simplicité, l’unité, l’intériorité, la vérité. Le paraître renvoie à la complexité, l’extériorité, le masque. Le mode d’être du paraître de l’homme civil est paradoxal : maîtrise de soi et perte de contrôle s’y mêlent. En effet, l’homme civil maîtrise son paraître (à travers les gestes et les discours) pour offrir à autrui une représentation positive de son être. Ce fantasme de contrôle des apparences rend l’homme civil prisonnier de son paraître, ce que Sartre appelle l’être pour autrui. La déchirure entre être et paraître éclairerait-elle l’image de la statue de Glaucus ? La méthode scientifique y voyait l’opposition entre essence et accident, la démarche descriptive affirmerait que l’essence est l’être et les accidents «les paraîtres ». L’analogie reste approximative puisqu’« in fine » la césure être/paraître caractérise l’homme dans le contexte de l’intersubjectivité, à ce titre elle n’est ni bonne, ni mauvaise. L’être et le paraître rendent l’homme humain ou inhumain selon leurs usages[4]. Ainsi, la statue de Glaucus reflète juste l’homme civil dont le paraître océanique et sauvage dévore l’être, la césure être/paraître disparaît, l’homme civil est paraître. Cette simplification de la relation être/paraître fera de l’homme civil un être pour autrui.

Tous les gestes, paroles, de cet homme passent par le prisme d’autrui, ce qui accentue l’asymétrie être/paraître. L’homme civil devient un être relatif (il a besoin des autres, de l’opinion), dépendant, en proie aux rapports de domination et de servitude. Tourné vers l’altérité, il se perd et oublie son être dont il cherche la trace dans le regard des autres. Ainsi, il change au rythme des changements de ces regards. L’homme civil recueille alors mille « paraîtres », passions, en un mot une mosaïque de déterminations qui le transforment en monstre.

*

[2] ROUSSEAU Jean Jacques (1755 et 1750), Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et Discours sur les sciences et les arts, Paris, Garnier Flammarion, 1992, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Seconde Partie p228 : « Chacun commença à regarder les autres et à être regardé soi-même » ; « la fermentation de ces nouveaux levain produisit des composés funestes au bonheur et à l’innocence »

[3] « La société corrompt l’homme, mais l’homme n’est véritablement tel que parce qu’il est entré en société ; on ne saurait s’extraire de ce paradoxe » in TODOROV Tzvetan, Le Jardin imparfait : la pensée humaniste en France, Paris, Grasset, 1998, p261

[4] Le livre V de l’Emile montre le bon usage du paraître, chez la femme par exemple

[…]

 

3/ Révélation de l’homme

a/l’homme civil est-il humain ?

L’homme civil défigurerait l’homme, emporté dans le chaos de changements il effleure la monstruosité. L’homme n’est pas ce monstre « c’est là l’homme de nos fantaisies : celui de la nature est fait autrement »[5]. Il sert de contre-modèle pour Emile qui désire devenir homme, ou d’erreur utile comme dans une dialectique hégélienne, il serait une négation de l’homme destinée à être niée et dépassée pour dévoiler l’homme.

 

b/ L’homme civil prouve la bonté de l’homme

Ce n’est pas exact. L’homme civil a aussi un rôle positif. Il prouve la bonté de l’homme. La démarche scientifique posait une bonté « a priori » abstraite, rivée à un homme originel hypothétique. La question de bonté humaine prend une autre envergure (et tout son sens) dans le cadre de la société du XVIIIème siècle où des hommes réels, méchants « de facto » remettent en cause l’idée d’une bonté originelle. Pourtant l’inverse se produit car le récit de l’humanité manifeste la progression du mal et son lien avec la volonté et la liberté humaine.

Souvent, on passe sous silence ce rôle de l’homme civil en raison de la liaison (en apparence!) analytique chez Rousseau entre société et mal, raison et misère, science et malheurs en l’homme. L’homme civil, social, raisonnable et cultivé serait forcément méchant. Notre étude a montré que les deux premiers et le jeu entre être et paraître conduisent au mal s’ils ne sont pas maîtrisés. Les sciences et les arts posent un vrai problème car Rousseau peine à distinguer en eux les bons et les mauvais usages. Les lieux communs tranchent pour lui :

  • Rousseau serait un anti-humaniste, culture et civilisation rimeraient avec corruption de l’homme.

En un sens cela est vrai, Rousseau écrit que les arts amollissent, divertissent les hommes. Il s’opposera à Hume qui pense que les arts raffinent l’esprit humain et l’adoucissent (Of the delicacy of the taste).

En parallèle, les longs passages des Confessions consacrés à la musique ou encore l’esthétique rousseauiste à l’œuvre dans les Rêveries du promeneur solitaire montrent que l’art en soi n’est pas un mal. De même, Rousseau n’exclut pas la culture du devoir être de l’homme. Cette culture est ambivalente pour lui, en témoigne une note du Discours sur les sciences et les arts[6] qui évoque Prométhée s’avançant vers la statue humaine doté d’un flambeau pour lui donner la vie et un satyre attiré par la lumière du feu s’en approche à ses risques et périls. Le flambeau symbolise les lumières et la chaleur, Rousseau y voit aussi le feu éclairant et destructeur.

Les connaissances, la raison, brûlent l’homme s’il y goûte sans mesure, en témoigne l’expérience du luxe. Finalement, société, être/paraître, raison, sciences et arts sont mauvais pour l’homme dans leur seule démesure qui accentue le décalage besoin/force en lui (faiblesse) et crée la méchanceté. Le récit de l’humanité exhibe les conditions du malheur humain, forgé par les hommes qui renvoie à une idée de responsabilité, et à une liberté de l’homme.

 

c/ Liberté de l ‘ « hybris » et indétermination de l’homme

Les hommes sont responsables de la plupart de leurs maux et de leur méchanceté. En outre, ce constat ne vise pas à provoquer un sentiment de culpabilité masochiste ou anti-humaniste. Au contraire, le récit de l’humanité a une ambition humaniste : éclairer les hommes « je montrerais aux hommes comment ils faisaient leurs malheurs eux-mêmes et par conséquent comment ils peuvent les éviter »[7]. Les hommes sont responsables de leurs maux, cette responsabilité implique la liberté comme pouvoir d’agir bien ou mal (en creux la perfectibilité comme capacité à progresser ou régresser). La présence de cette liberté en l’homme sert à réfuter l’idée d’un péché originel qui pourrait servir de refuge confortable à un homme qui n’assume pas sa liberté. Celle-ci enrichit son contenu à l’occasion de la description des hommes : elle peut être une liberté de faire le mal ou une liberté infinie (puisque l’homme civil se transforme sans fin et à volonté). Cette liberté ressemble à la liberté négative hégélienne qui nie toute détermination, s’exerce sans cadre et détruit la liberté elle-même. De manière identique, l’homme civil agit selon ses volontés sans guides et perd sa liberté. Ce type de liberté n’est pas digne d’éloge pour Rousseau, elle produit une perfectibilité sauvage en acte mais sans bornes, avide de déterminations bonnes ou mauvaises, elle produit un homme totalement indéterminé.

La perfectibilité chez l’homme civil forme un homme capable de cumuler des changements et des déterminations multiples (caractères, « paraîtres », etc.) à tel point que l’homme devient indéterminé, son essence disparaît. Rousseau n’admire pas ce penchant à l’indétermination. L’homme civil à force de changer de formes n’en a plus, il se crispe dans sa monstruosité. Au contraire, Sartre placera l’indétermination de l’homme au cœur de son essence (comme négation d’essence), l’homme sera ce néant dynamique, l’ennemi de toute détermination fixe, de toute essence et la source de liberté. Rousseau n’identifie pas cette liberté infinie à la vraie liberté, elle définit l’homme de fait mais n’appartient pas à son devoir être. Elle montre que l’homme est l’être qui « de facto » n’a pas de place, de situation fixe ou de déterminations définitives (en opposition à l’animal, être de la nature, de l’instinct, toujours identique à lui-même). Mais cette absence de cadres est dangereuse[8], l’homme civil par exemple n’a pas de place : il n’est pas totalement dans la société, dans la nature, dans l’être ou le paraître. Il est partout et nulle part, il se perd. En creux, le devoir être de l’homme apparaît : l’homme a besoin de se donner une place et des guides pour jouir d’une liberté véritable.

 

d/ L’homme comme jardin imparfait (cf. Todorov)

Ainsi, l’homme n’est pas parfait, il n’atteint pas d’emblée son humanité, comme Todorov l’écrit : l’homme est un jardin imparfait à soigner. L’homme civil est un jardin dévasté. Faut-il retrouver les friches de l’humanité pour le restaurer ? En effet, la nature offrait un cadre à l’homme originel et une liberté sans excès : l’indépendance. Ce retour aux origines s’avère impossible. L’innocence n’est plus, l’imiter serait la détruire pour de bon, car par essence elle est immédiate, irréfléchie. La régression à l’état de nature n’est pas souhaitable car l’humanité fleurit sur la monstruosité même de l’homme civil. Les facultés, la morale, la perfectibilité nées de la société font presque oublier l’innocence perdue, qui condamnait l’homme à une vie inconsciente et vide. Rousseau rejette ainsi la rêverie inquiétante du retour à l’état de nature de Dom Deschamps (lettre à M. du Parc de Montmorency, 8 mai 1761).

  • L’homme originel frôle l’inhumain, la bête.

La solution consisterait-elle à freiner le progrès humain ? Ce processus est irréalisable et même, c’est dans le mal et le passage dans l’inhumain que l’homme trouve son humanité (cf. le rôle de contre-modèle de l’humain attribué à l’homme civil). Le seul moyen de restaurer le jardin de l’humanité est d’éduquer l’homme. Cette éducation préserve l’idée d’un retour de l’homme à une nature comme authenticité, non comme origine, elle prend en compte les apports de la société. Elle doit résoudre la contradiction entre société et nature en l’homme et achever la définition de l’homme, parfaire les concepts de liberté et de perfectibilité, donner le devoir être de l’homme.

***

 

4/ Conclusion

Au final, la méthode descriptive en révélant le besoin d’éducation de l’homme, met en lumière l’humanisme lucide de Rousseau. Mais elle reste incomplète : elle ne précise pas le type d’éducation ni les cadres qui rendent l’homme humain. Elle pose les difficultés sans les résoudre, la méthode du récit de l’individu collectif et de soi apportera les réponses et les solutions aux problèmes de la démarche descriptive.

[5] ROUSSEAU Jean Jacques, L’Homme, textes choisis par Florence Khodoss, Paris, PUF, coll. Les Grands textes, 1971, p104

[6] ROUSSEAU Jean Jacques, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et Discours sur les sciences et les arts (1755 et 1750), Paris, Garnier Flammarion, 1992, Discours sur les sciences et les arts, Seconde partie, p41

[7] ROUSSEAU Jean Jacques, Lettres philosophiques, Paris, Le livre de poche, coll. Classiques de poche, 1996, Lettre à Voltaire, l’Hermitage le 18 août 1756, p93

[8] Les auteurs de la Renaissance n’insistaient pas assez sur ce danger cf. AUROUX Sylvain, JACOB André, Les notions philosophiques, Paris, PUF, coll. Encyclopédie philosophique universelle, 1998, tome I, art. « Homme » p1158 cit. De Oratio dignitate « toi tu n’est limité par aucune barrière, c’est de ta propre volonté que tu détermineras ta nature », il s’agit d’un humanisme orgueilleux selon Todorov (TODOROV Tzvetan, Le Jardin imparfait : la pensée humaniste en France, Paris, Grasset, 1998, p 81). Il y a toutefois des exceptions, comme Pomponazzi qui comprend l’homme comme une terre de possible limitée (heureusement) par la nature cf. GROETHUYSEN Bernard, Anthropologie philosophique, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1980, p157 à 172

– Alice Finateu, Description des hommes dans l’histoire hypothétique et des hommes du XVIIIème siècle : révélation des hommes concrets.

 

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« […]

Les recherches, qu’elles soient de nature quantitative ou qualitative, visent la
description, l’exploration, l’évaluation, l’explication ou la prédiction du monde-vie
(Schultz) tel que nous le percevons et le construisons socialement.

  • Camper la recherche qualitative dans le domaine exploratoire représente une amputation de son pouvoir d’intelligibilité de la réalité.

Il est plutôt souhaitable de qualifier l’ambition descriptive, exploratoire, évaluative, explicative ou prédictive d’une recherche.

C’est pourquoi, dans ce texte, nous tentons de répondre à cette question : la recherche qualitative est-elle nécessairement exploratoire? Nous délimitons d’abord la notion de recherche exploratoire. Ensuite, à l’aide d’une recherche-intervention sur la santé mentale au travail conduite auprès de travailleurs cols blancs, nous tentons de montrer qu’une recherche qualitative n’a pas nécessairement un caractère exploratoire, bien que
certaines de ses parties puissent être de cet ordre. Enfin, nous précisons le concept de recherche exploratoire en proposant des repères sur les visées et les modalités de recherche.

[…]

 

Les visées et les modalités de la recherche

  • Lorsque nous désirons définir quelque chose, un phénomène, des questions
    comme :

    • « Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce qui se passe ici? », nous sommes en
      présence d’une recherche de type descriptive.
  • Lorsque des interrogations comme :
    • « Comment le phénomène se présente statistiquement ou
      dynamiquement? Comment se comporte le phénomène? » dirigent la recherche, celle-ci est dite descriptive-explicative.
  • Lorsque nous tentons de répondre aux questions suivantes :
    • « Pourquoi le phénomène se comporte ou se présente
      ainsi? Pourquoi le phénomène fonctionne de telle façon? », la recherche est de
      type explicatif-diagnostic.
  • Si nous voulons approfondir la manière dont un phénomène se déploiera à l’avenir,
    • la recherche est de type diagnostic-prédictif.
  • Enfin, si nous avons l’intention de connaître la valeur et la portée d’un
    phénomène, de porter des jugements,

    • la recherche sera d’ordre évaluatif.
  • Par contre, lorsque nous souhaitons circonscrire un objet de recherche, définir de
    nouvelles pistes de recherche, choisir des avenues théoriques ou identifier une
    méthode appropriée à l’objet et à nos objectifs de recherche,

    • nous sommes dans le registre de la recherche exploratoire.
    • Le Tableau 1 résume ces types de recherche.

 

Tableau 1
Questions et types de recherche

  • Qu’est-ce que c’est?
    • Descriptif
  • Comment fonctionne le phénomène?
    Comment le phénomène se présente-t-il
    statistiquement ou dynamiquement?
    Comment se comporte-t-il?
    • Descriptif-explicatif

  • Pourquoi fonctionne le phénomène?
    Pourquoi le phénomène se présente-t-il ou
    se comporte-t-il ainsi?

    • Explicatif-diagnostic

  • Comment le phénomène se comportera-t-il?
    • Diagnostic-prédictif
  • Quelle est la valeur, la portée du phénomène étudié?

    • Évaluatif

  • Comment circonscrire un objet de
    recherche, définir de nouvelles pistes de
    recherche, choisir des avenues théoriques ou
    identifier une méthode appropriée à l’objet?

    • Exploratoire

[…] »

La recherche qualitative est-elle nécessairement
exploratoire? (Louis Trudel, Claudine Simard, Nicolas Vonarx)

 

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« Depuis quelques années, le mot « évaluation » agite le monde de la recherche et de l’enseignement supérieur. On veut tout évaluer : les enseignants, les professeurs, les chercheurs, les programmes de formation et les universités.

  • Les indicateurs « d’excellence » et de « qualité » se multiplient sans que l’on sache toujours sur quelles bases ils ont été construits.

Parmi les nombreux « indicateurs d’excellence » mis au service d’une vision gestionnaire de la production de la connaissance, le « h-index » et autres comptages des publications sont érigés, parfois par les chercheurs eux-mêmes, en étalon absolu de la valeur de leur activité.

Dans ce livre, Yves Gingras, sociologue des sciences et spécialiste de l’évaluation de la recherche, montre pourquoi les usages courants des indicateurs utilisés pour mesurer l’activité scientifique ou classer les universités ne respectent pas les conditions mêmes de leur validité et de leur pertinence telles que la bibliométrie la construit de manière rigoureuse.

Dans le domaine du savoir comme ailleurs, une orientation scientifique de la recherche devrait se donner les moyens de rompre avec le pilotage par des indicateurs utilisés à contre-emploi, et qui tiennent souvent lieu d’expertise. »

-Yves Gingras, Les dérives de l’évaluation de la recherche, Raisons d’agir, 2014

 

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« […]  Les dérives de l’utilisation de la bibliométrie, outre le préjudice porté à une science utile, décrédibilisent les procédures d’évaluation qui, nous dit Gingras, « sont essentielles à la bonne marche de toute organisation » (p. 107).

  • Et, se référant au conte d’Andersen, “Les habits neufs de l’Empereur”, il se demande si « les dirigeants universitaires feront comme l’empereur et continueront encore longtemps à porter chaque année les faux habits taillés par les vendeurs de classements ou s’ils entendront la voix de la raison »
    (p. 106).

S’ils continuaient à porter leurs faux vêtements taillés par de faux tailleurs, sans se préoccuper d’« ouvrir les “boîtes noires” afin d’interroger la nature et la valeur de chaque indicateur utilisé pour fonder une évaluation » (p. 108), ce n’est pas seulement l’empereur, mais, à terme, tous les habitants de la Cité qui se retrouveraient nus. »

– Vautier, C. (2016). Compte rendu de [Les dérives de l’évaluation de la recherche. Du bon usage de la bibliométrie, Yves Gingras, Raisons d’agir, 2014]. Nouvelles perspectives en sciences sociales, 12 (1), 272–279.

 

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Lectures supplémentaires / complémentaires :

  • Canguilhem, G. (1981). Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie: nouvelles études d’histoire et de philosophie des sciences. Vrin.
  • Kant, I. (1993). Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science. Vrin.
  • Kuhn, T. S. (1970). Reflections on my critics. Criticism and the Growth of Knowledge, 4, 231.
  • Lorenz, K. (1981). La doctrine kantienne de l’a priori à la lumière de la biologie contemporaine. K. Lorenz, L’homme dans le fleuve du vivant, Flammarion, 4.
  • Popper, K. R. (1985). Conjectures et réfutations: la croissance du savoir scientifique. Payot.
  • Popper, K. (2005). The logic of scientific discovery. Routledge.
  • Hanson, N. R. (1960). Is there a logic of scientific discovery?. Australasian Journal of Philosophy, 38(2), 91-106.
  • Wuisman, J. (2005). The logic of scientific discovery in critical realist social scientific research. Journal of Critical Realism, 4(2), 366-394.
  • Hintikka, J. (1985). True and false logic of scientific discovery. Communication and Cognition, 18(1/2), 3-14.
  • Hintikka, J. (2013). Inquiry as inquiry: A logic of scientific discovery. Springer Science & Business Media.
  • Popper, K. (2013). Realism and the aim of science: From the postscript to the logic of scientific discovery. Routledge.
  • Radnitzky, G. (1987). Entre Wittgenstein et Popper. Détours vers la découverte: le vraie, le faux, l’hypothèse. Vrin.
  • Popper, K. R. (1972). Objective knowledge. Oxford University Press.
  • Popper, K. R. (1975). The rationality of scientific revolutions. Problems of Scientific Revolutions, Oxford University Press.
  • Feyerabend, P. (1970). Consolations for the Specialist. Criticism and the Growth of Knowledge, 4, 197-229.
  • Giedymin, J. (1971). Consolations for the Irrationalist?. The British Journal for the Philosophy of Science, 22(1), 39-48.
  • Edgar Morin, « Réforme de pensée, transdisciplinarité, réforme de l’université », CIRET, Bulletin interactif du Centre International de Recherche et Etudes
    transdisciplinaires, n° 12, février 1998.
  • Malolo-Dissaké, E. (2004). Karl Popper. Langage, falsificationnisme et science objective. Presses Universitaires de France.
  • Feyerabend, P. K. (1980). De Vienne à Cambridge: l’héritage du positivisme logique de 1950 à nos jours: essais de philosophie des sciences. Gallimard.
  • Baertschi, B. (1986). Le réalisme scientifique de Feyerabend. Dialogue: Canadian Philosophical Review/Revue canadienne de philosophie, 25(2), 267-290.
  • Boyer, A. (2007). L’épistémologie darwinienne de Karl Popper: Instruction et sélection. Philosophia Scientiæ. Travaux d’histoire et de philosophie des sciences, (11-1), 149-157.
  • Guillot, P. (1999). Edgar Morin, la transdisciplinarité… et nous. Documents pour l’enseignement économique et social (DEES), 115, 43-48.
  • Tableau / schéma illustratif des différences générales entre recherches explicative, descriptive, exploratoire : ici.
  • Pelletier, M. L. & Demers, M. (1994). Recherche qualitative, recherche quantitative :
    expressions injustifiées. Revue des sciences de l’éducation, 20 (4), 757–771.
    https://doi.org/10.7202/031766ar
  • Yves Gingras, Les dérives de l’évaluation de la recherche, Raisons d’agir, 2014
  • Les méthodes scientifiques fondamentales.
  • Analyser et comprendre le phénomène de la collaboration entre enseignants
    par la théorie enracinée : regard épistémologique et méthodologique (Liliane Dionne)
  • Cours introductif aux méthodes de la science-politique.
  • Introduction aux méthodes de la science-politique.
  • Bouveresse, R. (1978). Karl Popper: ou, Le rationalisme critique. Vrin.
  • Verdan, A. (1991). Karl Popper ou la connaissance sans certitude. PPUR presses polytechniques.
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