Moment(s), Mémoires(s) & Monde(s) de Nuremberg

« Pendant la Seconde Guerre mondiale, la question des crimes de guerre ennemis a été, dans le camp allié, amplement discutée.

  • Le sujet n’était pas nouveau : il avait été, déjà, passionnément débattu au cours du précédent conflit.

Certes, le souvenir de la Grande Guerre, marquée par les exagérations de la propagande alliée, habilement pointées par les autorités allemandes dans les années 1920 , a fait écran à la compréhension des crimes nazis.

  • Cependant, responsables politiques, chefs militaires et juristes souhaitaient ne pas réitérer ce qu’ils percevaient comme l’échec du précédent après-guerre en la matière :
    • engagements non tenus et procès qui, parce que confiés aux vaincus, s’étaient soldés par des acquittements ou des condamnations légères.

Sur impulsion des gouvernements en exil à Londres, informés quotidiennement des crimes commis à grande échelle dans les pays occupés, les Alliés ont mis précocement à l’agenda le jugement des criminels de guerre et, plus largement, des auteurs d’atrocités. Ils en firent d’ailleurs, après l’entrée en guerre des États-Unis, l’un de leurs principaux buts de guerre.

Une double politique a été définie à la conférence de Moscou, fin octobre 1943 : les criminels de guerre ayant agi à une échelle locale ou nationale seraient jugés sur le lieu de leurs crimes ; quant aux « grands criminels de guerre », ayant œuvré à l’échelle du Reich tout entier, leur sort était renvoyé à une décision ultérieure des trois Grands.

Le premier volet de cette politique a été rapidement mis en œuvre dans les territoires libérés avec le procès soviétique de Kharkov en décembre 1943. Il fait suite au procès de Krasnodar en juillet 1943, antérieur donc à la conférence de Moscou. Par ailleurs, la Commission des nations unies pour les crimes de guerre (CNUCG) a été instituée dans la foulée à Londres. Elle était composée des représentants de 17 pays alliés contre les puissances de l’Axe, dont 9 gouvernements en exil, en incluant le Comité français de libération nationale (CFLN). Les Soviétiques refusèrent d’en faire partie. On appelait « nations unies » les pays alliés pendant la guerre, expression retenue lors de la création de l’ONU.

Cette organisation interalliée, au mandat limité aux crimes du premier type, était chargée, avec peu de moyens, de coordonner les efforts nationaux, mutualiser les informations sur les crimes et leurs auteurs, dresser des listes de criminels de guerre et réfléchir au cadre juridique des procès. En revanche, concernant la seconde catégorie de crimes, aucune décision concrète n’a été prise avant le printemps 1945.

Les trois puis quatre Grands, une fois les Français associés, ont longtemps été divisés sur la question : Soviétiques et Britanniques plaidaient pour l’exécution sommaire des leaders nazis ; au sein même du gouvernement américain, l’option judiciaire ne s’est imposée qu’en janvier 1945, au terme d’une compétition interministérielle pour le contrôle de la future Allemagne occupée.

Ce conflit a opposé le secrétaire du Trésor, partisan de l’exécution sommaire des leaders nazis, et le secrétaire de la Guerre, favorable à un procès international.

  • Dès lors, les États-Unis ont joué un rôle moteur dans la création du Tribunal militaire international (TMI), tant sur le plan diplomatique que dans la conception et la préparation du procès.

 

Que s’est-il passé à Nuremberg ?

Les statuts du TMI, négociés à Londres du 26 juin au 8 août 1945, portent cette marque de fabrique :

  • la Charte du Tribunal, produit d’un compromis entre traditions juridiques anglo-saxonnes et continentales, a introduit des catégories nouvelles (crimes contre la paix et contre l’humanité, complot criminel) ou peu définies (crimes de guerre) en droit international.

Plusieurs de ces notions – on le verra dans le chapitre suivant – étaient familières aux lawyers qui composaient l’équipe dirigée par le juge à la Cour suprême, Robert H. Jackson.

Nommé chef du parquet américain par le président Truman en mai 1945, Jackson a imposé, pour sa part, une nette hiérarchie des crimes reprochés aux dirigeants nazis :

la Charte, qu’il avait négociée personnellement avec ses homologues alliés, faisait ainsi de la guerre d’agression – ou crime contre la paix – le crime suprême dont découlaient tous les autres. À l’autre bout de la chaîne, le crime contre l’humanité a été défini comme un crime accessoire qui n’existe pas de manière autonome.

  • Le TMI n’était pas, tant s’en faut, la première juridiction internationale.

Plusieurs juridictions de ce type avaient été créées depuis le début du xxe siècle, notamment, en 1922, la Cour permanente de justice internationale (CPJI), ancêtre de la Cour internationale de justice (CIJ) (1946).

Le TMI se distinguait cependant de ses prédécesseurs par sa nature pénale.

  • Sa création posait le principe d’une responsabilité des individus – et non plus des seuls États – en droit international.
  • L’idée que des dirigeants politiques puissent répondre personnellement des crimes commis sous leur autorité était donc admise.

Clé de voûte du programme judiciaire allié en Allemagne,

  • le procès des dirigeants nazis a mobilisé des moyens tout à fait exceptionnels qui dépassent de très loin ceux dont dispose la justice pénale internationale actuelle.

Le TMI disposait en outre, en raison de l’occupation militaire de l’Allemagne, de moyens de contrainte virtuellement illimités, lui permettant d’arrêter des suspects, de convoquer des témoins ou de saisir toute pièce à conviction. Ce n’est évidemment pas le cas des tribunaux internationaux institués depuis les années 1990.

La machinerie judiciaire créée de manière expérimentale par les Alliés à Nuremberg se caractérise par un personnel nombreux et varié. Toutes fonctions confondues, elle atteignit à son apogée, au printemps 1946, un millier d’employés, simultanément présents à Nuremberg, dont 654 pour la seule délégation américaine. Ces effectifs furent souvent vécus par les intéressés eux-mêmes comme pléthoriques. En tenant compte de la rotation du personnel et des équipes chargées de la défense des accusés, les chiffres cumulés s’élèvent à environ 1 500 employés, dont quelque 450 juristes, analystes et enquêteurs, la délégation américaine étant de loin la plus fournie (tableau 1). À cela s’ajoute le public nombreux venu assister au procès, dont 249 journalistes accrédités par le Tribunal.

  • Le procès a réuni les meilleurs spécialistes dans des domaines très divers : outre les juristes, des praticiens du droit pour l’essentiel, mentionnons les chercheurs en sciences sociales, les psychologues, les traducteurs et interprètes, les professionnels de l’image et du design.

Ces derniers ont confectionné notamment les nombreux tableaux, diagrammes et cartes projetés à l’écran lors du procès. Pour sa part, l’adoption d’un dispositif de traduction simultanée des débats en quatre langues a conduit au recrutement de nombreux interprètes de conférence, rapidement formés à cette nouvelle pratique.

Robert Kempner, procureur adjoint et membre de l’équipe américaine, se souvient du procès comme « le plus grand centre de recherche qui n’ait jamais existé ». De fait, le parquet, à qui la Charte avait confié l’instruction, a accompli un travail archivistique considérable, analysant près de 110 000 documents produits par l’administration nazie, dont environ 4 000 ont été retenus comme pièces à conviction. Des kilomètres de pellicule ont été analysés et des centaines de dépositions de témoins versées au dossier.

  • Le parti pris documentaire assumé par le parquet, qui n’a fait appel qu’à un nombre réduit de témoins, a donné au procès une dimension archivistique.
  • À ce jour, la documentation rassemblée en vue du procès, très rapidement publiée, reste, avec le monumental compte rendu des débats en 42 volumes, une source importante pour l’histoire du nazisme et de ses crimes.

Préparé en à peine quatre mois, le procès s’est ouvert le 20 novembre 1945, dans la cité symbole du nazisme désormais occupée par les Américains, contre 7 organisations réputées criminelles et 21 accusés individuels effectivement présents sur les 24 visés par l’accusation.

  • En effet, le chef de la chancellerie du parti Martin Bormann, introuvable, est jugé par contumace, tandis que Robert Ley, directeur du Front allemand du travail, s’est suicidé avant l’ouverture du procès, et l’industriel Gustav Krupp est déclaré inapte à comparaître.

Le procès a duré près d’un an. Malgré l’asymétrie entre la position des accusés et celle des Alliés, qui assumaient seuls les fonctions de magistrats, les droits de la défense ont été garantis et, comme en témoignent les peines in fine prononcées, les jeux n’étaient pas faits à l’avance .

  • Suivant la procédure anglo-saxonne adoptée dans le procès, les accusés ont dû d’abord dire s’ils plaidaient coupables, mais aucun ne le fit ; puis, pendant plus de trois mois, jusqu’à la fin février 1946, les procureurs se sont succédé à la barre pour étayer l’accusation en présentant les principales pièces à conviction.

Certains documents clés se sont avérés décisifs, comme le protocole Hoßbach de 1937, cette note secrète faisant état du projet d’Hitler de déclarer la guerre à ses voisins pour agrandir « l’espace vital » du Reich. Ils diffusèrent le 29 novembre un film sur les camps de concentration qui a marqué les esprits et citèrent une cinquantaine de témoins, pour la plupart des anciens nazis, à l’exception de quatorze survivants des camps et des ghettos.

Selon la division du travail convenue entre Alliés, les Américains ont d’abord étayé la charge de complot ;

  • les Britanniques, celle de guerre d’agression ;
  • puis les Français et Soviétiques, celles de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, respectivement à l’Ouest et à l’Est.

Après une brève présentation des charges contre les organisations, ce fut ensuite au tour de la défense de présenter ses arguments, de mars à juillet 1946. Le 31 août, les débats s’achevèrent par les déclarations finales individuelles de chacun des accusés. Au cours du procès, la partie adverse a été autorisée à émettre des objections et, le cas échéant, à contre-interroger les témoins.

Au banc des accusés ont figuré les principaux dignitaires nazis encore en vie, capturés par les Alliés, dont le commandant en chef de la Luftwaffe, ministre de l’Aviation et numéro deux du régime, Hermann Göring, le dauphin d’Hitler, Rudolf Hess, le chef de l’Office central de la sécurité du Reich (RSHA pour Reichssicherheitshauptamt), Ernst Kaltenbrunner, le « bourreau de la Pologne », Hans Frank, le ministre des Affaires étrangères, Joachim von Ribbentrop, le chef de l’Oberkommando der Wehrmacht, Wilhelm Keitel, ou encore l’architecte et ministre de l’Armement, Albert Speer.

  • Ils étaient défendus par une équipe d’avocats allemands bien organisés et efficaces.
  • Leur faisaient face, côté allié, des ténors du barreau et des hauts magistrats, majoritaires parmi les quatre procureurs en chef et les huit juges du TMI.

Au cours du procès, l’accusation a mis patiemment en lumière la mécanique des crimes de masse tout en se livrant à une anatomie de l’État nazi à son échelon central.

Le projet génocidaire nazi a été amplement documenté : non seulement le mot a été employé par le parquet, mais le caractère planifié et systématique des crimes contre les juifs d’Europe a été mis en relief.

De même, le système concentrationnaire dans son ensemble a été précisément décrit, le camp d’Auschwitz étant, à titre d’exemple, abordé à l’audience par plusieurs témoins : l’ex-commandant Rudolf Höß et deux anciennes détenues.

  • Deux témoignages ont été particulièrement remarqués :
    • celui de la communiste Marie-Claude Vaillant-Couturier, sur sa déportation à Birkenau puis Ravensbrück, et
    • celui du poète yiddish Avrom Sutzkever sur l’extermination des juifs de Vilnius.

Le jugement prononcé le 1er octobre 1946, fruit de débats difficiles entre les juges, se caractérise par sa prudence ainsi que par un souci de différencier les responsabilités : 12 condamnations à mort, 7 peines de prison, 3 acquittements, auxquels s’ajoute celui de 3 organisations sur 7 (la Section d’assaut, le Cabinet du Reich, l’État-Major général et le Haut Commandement de la Wehrmacht).

  • Les infractions définies par la Charte sont en outre l’objet d’interprétations restrictives.
  • Celles de complot et d’organisation criminelle sont étroitement encadrées.

Quant au crime contre l’humanité, il est réduit à la portion congrue : seul l’éditeur antisémite Julius Streicher a été condamné pour cet unique motif, et le Tribunal s’est déclaré incompétent pour les persécutions raciales antérieures à l’entrée en guerre de l’Allemagne.

Notons que les juges soviétiques ont rendu public, dans une opinion séparée, leur désaccord avec les acquittements et peines de prison.

  • Pour mieux comprendre ce qui s’est joué à Nuremberg, pénétrons à présent les mondes de ces nombreux experts qui ont, de 1943 à 1946, conçu, préparé et mis en œuvre ce procès expérimental.
  • En dessinant les contours de ces mondes et en précisant les propriétés de leurs agents, nous chercherons à en objectiver les caractéristiques sociales et professionnelles.

 

Les mondes de Londres et de Nuremberg

Les analyses qui suivent se fondent sur l’exploitation d’une base de données biographiques concernant les membres de la CNUCG de Londres et du TMI de Nuremberg, dans ce dernier cas les seuls Français et Américains.

La méthode prosopographique est apparue particulièrement ajustée au questionnement initial :

  • le procès de Nuremberg a-t-il favorisé l’autonomisation d’un espace professionnel transnational, celui des spécialistes du droit pénal international ?
  • Cette méthode permet à la fois d’aller au-delà d’observations qualitatives dispersées, en objectivant autant que possible les propriétés des acteurs et des groupes d’acteurs étudiés, et de vérifier toute une série d’intuitions et d’hypothèses, comme la prédominance des praticiens du droit au sein du TMI ou encore l’incidence limitée de Nuremberg sur l’internationalisation des carrières.

Une source se prêtant particulièrement bien à la mise en série a en outre conforté ce choix : les 185 dossiers du personnel de la délégation française, toutes fonctions confondues, au parquet du TMI de Nuremberg, conservés au Centre des archives contemporaines (CAC) de Fontainebleau . Dans le cas du personnel états-unien, beaucoup plus nombreux, nous nous sommes limité aux 233 juristes et analystes de l’équipe dirigée par Robert H. Jackson en nous fondant sur une documentation plus variée, moins précise sur le moment Nuremberg, mais autorisant une reconstitution plus complète et longitudinale des trajectoires. La même démarche a été adoptée, pour des raisons similaires, en ce qui concerne les 66 membres de la CNUCG.

L’analyse descriptive des données biographiques recueillies lors de l’enquête permet de dégager les caractéristiques de la population étudiée en termes de générations, d’origines (sociales ou géographiques) et de profils professionnels.

[…]

L’approche prosopographique permet, en complément d’une démarche plus qualitative ou, si l’on préfère, moins formalisée, de mieux cerner les milieux professionnels qui, dans le camp allié, ont débattu des crimes de guerre ennemis et, pour une partie d’entre eux, conçu et mis en œuvre le procès international de Nuremberg.

  • Cette approche éclaire les processus à l’œuvre en objectivant l’espace social de la CNUCG et du TMI, c’est-à-dire en repérant les pôles structurants de cet espace et en caractérisant les grandes familles de trajectoires professionnelles.

Ce travail a notamment permis de mieux comprendre les raisons pour lesquelles le procès international de Nuremberg n’a pas favorisé, sauf aux marges du groupe étudié, une internationalisation des carrières.

Le caractère temporaire des deux tribunaux internationaux de l’après-guerre et l’abandon du projet de Cour pénale internationale au début des années 1950 ont certes durablement fermé les perspectives de carrière dans ce type de juridiction.

Ce serait toutefois oublier qu’il existait d’autres cours internationales, non pénales, la CIJ bien sûr, mais également d’autres juridictions moins connues.

  • Or l’analyse des carrières montre que ceux qui devinrent juges ad hoc ou permanents à la CIJ après 1946 sont exclusivement
    • des professeurs (Hersch Lauterpacht)
    • ou des jurisconsultes, qu’il s’agisse d’anciens membres de la CNUCG (André Gros, Bohuslav Ečer et le délégué chinois V. K. Wellington Koo)
    • ou d’experts des ministères des Affaires étrangères impliqués dans les négociations préalables à la création du TMI, comme le Français Jules Basdevant et l’Américain Green Hackworth.

On retrouve également de tels profils au sein des cours arbitrales et juridictions internationales de second ordre. Deux exemples à cela : Suzanne Bastid, professeur de droit, prit la tête, on l’a vu, du Tribunal administratif des Nations unies ; l’ancien délégué norvégien à la CNUCG, Jacob Aars-Rynning, devint président, en 1958, de la Supreme Restitution Court (Oberstes Rückerstattungsgericht) située à Herford en République fédérale d’Allemagne et chargée de trancher en dernière instance les litiges internationaux relatifs aux demandes de restitutions des victimes du nazisme.

  • En définitive, seuls ceux qui exerçaient déjà des fonctions judiciaires internationales en 1945-1946 ont continué à le faire après la Seconde Guerre mondiale.

Soulignons, pour finir, que les données biographiques recueillies nous renseignent davantage sur les séquences de formation et d’activité, leur enchaînement et leur localisation, que sur les pratiques concrètes des acteurs, leurs prises de position ou leurs interactions en situation.

  • La démarche prosopographique présente toutefois des effets heuristiques dérivés.

Au-delà des analyses statistiques et des résultats provisoires présentés dans ce chapitre, cette méthode a permis, grâce au questionnaire systématique qu’elle implique, d’acquérir une connaissance très précise des individus associés au TMI et à la CNUCG et de leurs parcours biographiques dans leurs différentes facettes. Il est évident, de ce point de vue, que les analyses présentées dans la suite de ce livre en ont été considérablement nourries. »

Mouralis, G. (2019). Chapitre 1. Les mondes de Nuremberg. Dans : , G. Mouralis, Le moment Nuremberg (pp. 19-35). Presses de Sciences Po.

 

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« « La manière dont l’Allemagne traite ses habitants […] n’est pas plus notre affaire que ce n’est celle d’un autre gouvernement de s’interposer dans nos problèmes. » Les mots de Robert Jackson, procureur en chef américain au procès de Nuremberg, sont sans ambages : la répression des crimes racistes commis par les nazis ne saurait ouvrir la voie à un examen international de l’ordre racial qui prévaut alors aux États-Unis. L’atteste la définition particulièrement corsetée du crime contre l’humanité adoptée en 1945.
À partir d’une enquête sur les lawyers qui, outre-Atlantique, ont jeté les bases du procès, impulsé et conduit les débats, Guillaume Mouralis propose une relecture passionnante de Nuremberg. Il révèle le faisceau des contraintes professionnelles, sociales et culturelles qui ont lourdement pesé sur ce moment expérimental. Il s’interroge finalement sur son legs. Comment a-t-il été mobilisé dans les luttes afro-américaines pour les droits civiques, ou celles, ultérieures, contre la guerre du Vietnam ? Et comment ces appropriations militantes ont-elles marqué l’émergence d’un dispositif judiciaire international ? »

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« […]

En examinant la genèse des catégories pénales introduites par la Charte du TMI, signée le 8 août 1945, celles notamment de complot (conspiracy), d’organisation criminelle et de guerre d’agression, nous mettrons en évidence les contraintes spécifiquement sociales et professionnelles qui ont pesé sur la conception du procès.

  • Nous chercherons, ce faisant, à éclairer les modalités concrètes de l’innovation juridique dans le cas précis de ces catégories nouvellement définies en droit international.

On distinguera, à cet égard, entre l’imagination du théoricien, qu’il soit spécialiste ou « profane », et l’inventivité (ou créativité ) du juriste praticien. Cette dernière est l’aptitude à transformer des idées générales en catégories juridiques contraignantes, mobilisées ou activées dans la pratique judiciaire (autrement dit à les opérationnaliser).

  • Notre hypothèse principale est que

l’inventivité juridique est fortement tributaire d’un espace d’expérience partagé.

  • Dans le cas des juristes états-uniens, celui-ci était avant tout professionnel, même si on ne saurait négliger, secondairement, d’autres formes d’expérience, qu’elles soient militaire, familiale et minoritaire.
  • La créativité de ces experts a été par ailleurs, nous le verrons, aiguillonnée par toute une série de luttes discrètes et autres tensions internes à l’administration de Washington.

 

Londres 1943-1944 : le temps des juristes internationaux

Dès le début du conflit,

  • on note des divergences entre les juristes des pays alliés quant au jugement des criminels de guerre, 
    • c’est-à-dire quant au bien-fondé, à la forme et à l’ampleur des futurs procès.

Rarement précisément décrites, ces divergences ont été souvent analysées en termes très généraux : antagonisme entre intérêts nationaux bien compris ; entre cultures juridiques, common law contre civil law ; entre conservateurs isolationnistes et new dealers internationalistes. Ces explications ne sont pas sans fondement, mais semblent insuffisantes : elles peinent à restituer les débats, décisions et pratiques dans leur épaisseur sociale.

En particulier, elles ne rendent pas compte des processus d’innovation, c’est-à-dire à la fois de l’inégale distribution de l’inventivité juridique au sein des groupes professionnels concernés et de l’inégale aptitude des acteurs à transformer leurs idées en pratiques.

Arrêtons-nous sur l’action, à Londres en 1943 et 1944, d’une série d’acteurs situés aux marges de l’espace juridique anglo-américain et de ses pôles dominants.

Parmi eux, deux outsiders retiennent notre attention :

  • un juriste exilé, Bohuslav Ečer, et
  • un diplomate autodidacte, Herbert Pell, représentants respectifs des gouvernements tchécoslovaque et américain à la Commission des nations unies pour les crimes de guerre.

Tout comme les avocats américains qui, par la suite, jetèrent les bases du procès de Nuremberg, ces outsiders sont quelque peu négligés par une certaine histoire du droit international qui valorise le prestige universitaire.

Pour éclairer les ressorts socioprofessionnels de la créativité juridique,

  • il est utile d’examiner tensions et luttes entre ces acteurs périphériques et les professeurs dotés d’une forte légitimité académique.

 

Débats académiques au sein de la Commission des crimes de guerre

Au cours des premiers mois de l’année 1942, les huit gouvernements en exil à Londres ainsi que le Comité national français réclamèrent du Royaume-Uni et des États-Unis des mesures concrètes en vue de traduire en justice les auteurs de crimes de guerre et d’atrocités commis dans leurs pays alors occupés par l’Allemagne.

C’est en réponse aux demandes répétées des Tchèques et des Polonais que Churchill avança en juin 1942 l’idée d’une « Commission sur les atrocités » susceptible d’avoir un effet dissuasif. Le projet était soutenu par des associations et des cercles de réflexion créés au sein d’organisations semi-officielles, en particulier la London International Assembly (LIA) et l’International Commission for Penal Reconstruction and Development (ICPRD).

  • Réunissant jurisconsultes et professeurs, ces cercles ont largement préparé les débats de la CNUCG : les commissions I et II de la LIA, une organisation fondée en septembre 1941 sous les auspices de la League of Nations Union, rassemblaient surtout des Européens, comme le juriste belge Marcel de Baer.
  • La commission de Cambridge, établie dans le cadre de l’ICPRD en novembre 1941 et présidée par Arnold McNair, était davantage académique (Lauterpacht en fut un membre actif) et internationale (Sheldon Glueck en fit partie).

La réunion inaugurale de la CNUCG eut lieu à Londres le 20 octobre 1943.

Les responsables britanniques et américains ne considérant pas la nouvelle organisation comme prioritaire, celle-ci se vit attribuer des compétences limitées.

Nous l’avons vu dans le premier chapitre, elle était chargée d’enquêter sans véritables moyens sur les crimes de guerre, d’identifier leurs auteurs, de dresser des listes de criminels et d’informer les gouvernements alliés sur ces crimes.

De plus, la Commission n’était pas habilitée à enquêter sur les « grands criminels de guerre », agissant à l’échelle européenne.

  • Plusieurs de ses membres, notamment les délégués américain (Herbert C. Pell), australien (Robert Wright) et tchécoslovaque (Bohuslav Ečer), ne l’entendaient pas ainsi.

Au cours de sa première année d’existence, la CNUCG fut autant sinon plus un espace de discussion juridique qu’une instance d’enquête, ce qui n’est pas surprenant compte tenu du profil des délégués.

La majorité d’entre eux étaient des jurisconsultes, combinant des ressources juridiques, diplomatiques et académiques. Un cinquième d’entre eux avaient exercé des responsabilités internationales avant-guerre. Le Britannique Cecil Hurst, président de la Commission, était un ancien juge à la CPJI ; René Cassin avait été représentant de la France à la Société des Nations (SDN).

La propension de certains à se saisir de questions qui ne faisaient pas partie du mandat de l’organisation provoqua des tensions avec les gouvernements britannique et américain.

 

Ečer et le « légalisme étroit »

  • Bohuslav Ečer se distingua dès sa prise de fonction par des propositions audacieuses visant à élargir les compétences de la Commission.

Il proposa ainsi de déclarer criminels la préparation et le déclenchement d’une guerre d’agression.

Si une série d’instruments juridiques internationaux, notamment le pacte Briand-Kellogg de 1928, avaient clairement énoncé le caractère « illégal » de la guerre, sauf dans les cas de légitime défense, celle-ci n’était pas explicitement qualifiée de « criminelle » et aucune sanction n’était prévue.

Pour contourner ces difficultés, Ečer proposa d’envisager l’agression comme le « déclencheur d’une chaîne de crimes » ordinaires, punis par le code pénal de tous les pays. Selon lui, l’illégalité de l’agression place l’agresseur en dehors du droit de la guerre.

Enfin,

  • Ečer suggéra d’adopter le principe de responsabilité collective des membres de certaines organisations du régime national-socialiste (gouvernement, SS, SA, Gestapo),
    • suggérant de transposer en droit international des lois pénales internes réprimant les associations criminelles.

Ces propositions se heurtèrent à l’opposition d’une partie des membres de la Commission et, en particulier, de son président.

Ečer chercha d’abord, dans ses projets de résolution, à justifier l’élargissement du mandat de la Commission en se référant aux déclarations des Alliés.

Cette stratégie lui parut toutefois insuffisante. Il convoqua alors plusieurs grands noms du droit international ou de la criminologie, comme Hersch Lauterpacht ou Sheldon Glueck . C’est sur ce terrain-là que les échanges furent les plus vifs, les tensions internes à la Commission se superposant à des conflits de légitimité.

L’assemblée plénière de la CNUCG ayant refusé en juin 1944 d’adopter la résolution portée par Ečer au nom du comité juridique, celui-ci, invité à « reconsidérer » le texte, s’en remit à un groupe de quatre experts chargés de rendre un avis.

  • Dans ce groupe, la voix prépondérante fut celle du seul expert extérieur à la Commission, Arnold McNair (1885-1975), conseiller juridique du gouvernement britannique, ce qui souligne la faiblesse de l’organisation interalliée.
  • McNair, vice-chancelier de l’Université de Liverpool, avait occupé la prestigieuse chaire Whewell de droit international à Cambridge de 1935 à 1937.
  • Universitaire dont les travaux faisaient autorité, il avait par ailleurs une importante activité de jurisconsulte.
  • Il était membre de plusieurs comités gouvernementaux et présidait deux commissions royales.

Exposant son avis dans une note du 18 août 1944, McNair concluait que « les actions entreprises par des individus pour préparer et déclencher la guerre actuelle […] ne constituent pas des “crimes de guerre” ».

Les autres experts, sauf Ečer, se rangèrent à cet avis, adopté un mois plus tard par le comité juridique de la CNUCG.

Ečer, pour sa part, rendit un avis minoritaire comme le lui permettaient les statuts de la Commission.

  • McNair, dans sa note, reprochait à Ečer de politiser des questions purement juridiques. Il écrivait :

En tentant de répondre à ces questions, j’ai essayé de me mettre à la place d’un juge siégeant dans une cour nationale ou internationale [chargée] d’exercer une juridiction sur de tels actes. J’emploierai [alors] le terme « criminel » comme un terme juridique et non comme une épithète polémique.

  • McNair adoptait ici la double posture du professeur et du juge impartial, mettant en doute le sérieux juridique du juriste tchécoslovaque.

Dans son opinion dissidente du 27 septembre 1944, Ečer releva le défi :

J’admets que je n’ai pas la même autorité et la même expérience dans le domaine du droit international que le professeur McNair et mes deux collègues auteurs du rapport. Aussi citerais-je, à l’appui de mon opinion, des auteurs ayant une autorité et des compétences comparables à celles du professeur McNair, du Dr de Moor et du lieutenant-colonel Hodgson.

  • Ečer proposa donc une analyse de la doctrine juridique internationale, citant plusieurs auteurs renommés, certains comme Lauterpacht, ancien collègue de McNair à Cambridge, étant disputés par les deux camps.

Tandis que McNair s’en tenait à la lettre des seuls instruments internationaux, Ečer en faisait une interprétation plus souple en tenant compte de l’intention des négociateurs. Surtout, Ečer insistait sur la nécessité d’adapter le droit international aux réalités de la guerre en cours. Selon lui, « le droit préexistant n’avait pas prévu la criminalité nazie ».

  • Alors que j’étudiais à l’Université de Vienne en 1911, un de mes professeurs de droit pénal […] nous a mis en garde contre le danger de se cramponner à des règles et à des conceptions juridiques [legalistic] étroites.

Il nous a dit : « N’admettez pas dans votre pratique, comme juges, avocats ou fonctionnaires, que le droit tue la justice. »

Je me souviens encore et encore de cet avertissement [en cette heure où] le droit traditionnel, qui ne prévoyait pas la criminalité nazie, pourrait s’avérer injuste pour les victimes des nazis.

Ce droit pourrait vraiment tuer la justice s’il était étroitement interprété.

  • Cette intervention, inhabituellement personnelle dans une telle enceinte, est intéressante.

Comme plusieurs de ses collègues, Ečer n’avait de cesse de dénoncer ce qu’il appelait le « légalisme étroit », qui empêchait de prendre la mesure de la criminalité massive et systémique du régime national-socialiste.

Il oppose d’ailleurs ce juridisme aux attentes de justice de « l’opinion publique », écho aux « exigences de la conscience publique », source du droit international selon les conventions de La Haye de 1899 et 1907.

Mais, s’il évoque ses professeurs viennois, c’est aussi pour souligner le sérieux de sa formation juridique, implicitement contesté par McNair.

  • L’un des enjeux de cette controverse était la détention d’un capital juridique international conçu comme ensemble de ressources académiques et diplomatiques légitimes.

Toutefois, elle révèle sur un mode mineur d’autres distinctions internes au monde juridique : Cambridge contre Vienne, l’autochtonie contre l’émigration, le professeur contre l’avocat, et donc le rapport plus ou moins autorisé et légitime à la doctrine.

  • Le conflit met également en lumière des conceptions différentes de l’organisation internationale.
  • Ečer militait pour que la CNUCG se transforme en instance judiciaire et se saisisse elle-même de toute question qu’elle juge utile.
  • Cela révèle aussi, dans le contexte de la guerre, des rapports à l’État singulièrement différents :
    • d’un côté, le service d’un État puissant engagé militairement,
    • de l’autre, celui d’un État en exil, virtuel, dont l’existence et la visibilité internationales dépendaient des organisations interalliées.

 

[…]

Pell, Preuss et la définition conflictuelle des « crimes de guerre »

  • Au printemps 1944 un autre conflit, cette fois interne à la délégation américaine, révélait des tensions similaires à celles qui viennent d’être évoquées,
    • quoique la constellation d’acteurs soit sensiblement différente.

Ce conflit, qui opposa le représentant américain à la CNUCG Herbert Pell à son adjoint Lawrence Preuss, se cristallisa notamment autour de la définition des crimes de guerre.

Pell soumit, en mars 1944, à ses collègues de la sous-commission « juridique », chargée, notamment, d’ajuster le droit de la guerre aux conditions nouvelles du conflit, la résolution suivante :

Il est clairement entendu que les mots « crime contre l’humanité » désignent, entre autres, les crimes commis contre des apatrides ou contre toute personne au motif de leur race ou de leur religion ; de tels [actes] sont justiciables des Nations unies ou de leurs agences au titre des crimes de guerre.

Pell souhaitait que la CNUCG se saisisse des crimes commis par les puissances de l’Axe qui n’entraient pas dans la définition stricte du jus in bello au sens des conventions de La Haye et de Genève.

C’était le cas des crimes à grande échelle commis par les puissances de l’Axe contre leurs propres nationaux (juifs allemands, hongrois et roumains notamment) et les crimes commis en Allemagne avant le début de la guerre.

Le délégué américain reçut le soutien de ses collègues tchécoslovaque, polonais et hollandais.

  • Ečer, en particulier, reprit et étaya la proposition de Pell dans un mémorandum du 27 avril 1944 :

en comparant la situation présente à celle de la Première Guerre et en se fondant sur les déclarations alliées, il suggérait de qualifier de « crimes contre l’humanité » les actes dont « le but, l’intensité et les méthodes sont tels qu’ils menacent les fondations mêmes de toute société humaine .

En faisaient partie « les crimes [commis] contre toute personne – quelle que soit sa nationalité – au motif de la race, de la nationalité, de la religion ou d’opinions politiques »

  • S’ils parvinrent à convaincre leurs collègues du comité juridique, Pell et Ečer se heurtèrent lors des plénières à l’opposition des Britanniques.

Finalement, Hurst proposa d’adresser le 31 mai 1944 une lettre à Antony Eden pour lui soumettre la proposition. Cela suspendit le débat interne pendant plus de huit mois :

  • la réponse négative du Foreign Office ne fut communiquée aux délégués qu’en janvier 1945.
  • Celui-ci réaffirma pour l’essentiel son attachement à une définition limitée des crimes de guerre.
  • Telle était également la position du Département d’État, car Pell, en réalité, avait agi de sa propre initiative, se prévalant du soutien présidentiel.

Il s’en suivit un conflit personnel entre Pell et son adjoint Lawrence Preuss, dont la nomination avait été imposée au premier par le State Department.

  • À l’instar de la controverse entre Ečer et McNair, ce conflit prit une franche coloration professionnelle :
    • pour contrecarrer l’initiative de Pell, Preuss mit en doute ses compétences juridiques.

Les deux hommes ont suivi des voies différentes.

  • Herbert C. Pell (1884-1961), issu du patriciat new-yorkais, ne termina pas ses études à Harvard, voyagea en Europe, puis entama tardivement une carrière politique au sein du Parti démocrate.
  • Il se positionna à rebours de son milieu familial à la gauche du parti.
  • Il fut élu au Congrès pour un unique mandat en 1919, mais sa carrière fut relancée en 1937 lorsque Franklin D. Roosevelt le nomma ministre (diplomate sans titre) des États-Unis au Portugal, en remerciement de son soutien à sa campagne.
  • En février 1941, il quitta l’ambassade de Lisbonne pour celle de Budapest.
  • En décembre de cette même année, après l’entrée en guerre des États-Unis, le ministre Pell reçut la déclaration de guerre hongroise et fut placé en résidence surveillée pendant quelques mois avant de rentrer en Amérique à la faveur d’un échange de prisonniers.
  • Son séjour en Hongrie l’avait mis en contact direct avec les réalités d’une Europe sous domination allemande, le régime de l’amiral Horthy ayant rejoint l’Axe à l’automne 1940. 

Pell, comme la plupart des ambassadeurs qui l’avaient précédé en Hongrie depuis 1922, n’appartenait pas au sérail du Département d’État. Aussi ses relations avec les diplomates de carrière furent-elles dès le début assez distendues. Le Département d’État ne se pressa pas de lui trouver un nouveau poste à son retour aux États-Unis en 1942 ; c’est de nouveau Roosevelt qui suggéra son nom pour représenter les États-Unis à la CNUCG.

  • Bien que non juriste, il prit très au sérieux ses nouvelles fonctions.

Dès l’origine, il se heurta aux cadres du Département d’État, qui lui imposèrent comme adjoint le professeur Lawrence Preuss, alors qu’il aurait souhaité être conseillé par Sheldon Glueck, dont il savait l’engagement précoce à la « cause » du droit pénal international.

  • Quant à Preuss, il était alors professeur associé de science politique à l’Université du Michigan et membre de la prestigieuse American Society of International Law (ASIL),
    • une société savante proche du Département d’État, créée en 1906 par James Brown et Elihu Root.

Preuss ne cacha pas son mépris pour l’autodidacte fortuné, le politicien new-yorkais, le protégé de Roosevelt. Selon lui, Pell n’entendait rien au droit et agissait sous l’emprise de l’émotion.

Plus généralement,

  • son engagement en faveur des victimes juives suscitait des réserves dans les sphères diplomatiques et académiques,
    • comme en témoigne une lettre confidentielle adressée par Preuss à son supérieur immédiat au début de février 1944  et transmise au conseiller juridique Green H. Hackworth.

Finalement, Pell obtint le départ de Preuss, mais fut lui-même limogé en janvier 1945 par le Département d’État sur un prétexte budgétaire.

  • Il dénonça alors publiquement le manque d’empathie du Département vis-à-vis des victimes juives du nazisme.

En somme, ce fut un conflit sur la portée des procès d’après-guerre, traduisant des conceptions divergentes du droit.

Il opposa des acteurs occupant des positions sociales et professionnelles distinctes. Où l’initiative novatrice d’un autodidacte se heurte à l’opposition des juristes-diplomates de son propre camp.

 

Washington, automne 1944 : le temps des lawyers

En août et septembre 1944,

  • l’administration Roosevelt fut agitée par une compétition interne pour le contrôle de la pacification de l’Allemagne, dont la défaite paraissait désormais acquise.

Le secrétaire du Trésor, Henry Morgenthau, plaidait en faveur d’une paix carthaginoise incluant des exécutions sommaires de dirigeants nazis.

Son collègue du département de la Guerre, Henry Stimson (1867-1950), s’opposa au plan Morgenthau dans ses divers aspects et défendit auprès de Roosevelt l’idée d’un procès des « grands criminels de guerre » conforme aux principes juridiques libéraux.

  • Stimson souhaitait en effet prendre la main sur les affaires allemandes, entretenait un rapport moins conflictuel à l’Allemagne que son collègue du Trésor
  • et professait un légalisme conservateur en matière de relations internationales hérité de son mentor Elihu Root, auprès duquel il commença sa carrière de lawyer.

Prototype de l’avocat d’élite ayant embrassé une carrière politique, Root (1845-1937) avait été ministre de la Guerre de 1899 à 1904, puis secrétaire d’État de 1905 à 1909.

Multipositionné dans les secteurs juridique, politique et diplomatique, il mit son cabinet au service des grandes entreprises dirigées par les « robber barons » comme Andrew Carnegie.

Il soutint la politique impériale de Theodore Roosevelt et élabora le cadre juridique des nouvelles possessions coloniales, Philippines et Cuba.

Root était également très attaché à la ségrégation raciale (voir chapitre 3) et estimait notamment que le droit de vote n’aurait dû jamais être accordé aux Noirs américains.

  • Cette filiation et ces facteurs, notamment le désir de leadership sur les affaires allemandes, pouvaient expliquer la conversion plutôt inattendue de Stimson et des hauts fonctionnaires du ministère de la Guerre à un ambitieux programme judiciaire, qui tranchait avec leurs réserves à ce sujet quelques mois plus tôt.

 

La genèse du « plan Bernays » ou l’espace d’expérience des lawyers

  • Stimson et son adjoint John McCloy (alors Assistant Secretary of War) encouragèrent les juristes de leur ministère à élaborer un plan de procès international opératoire.

Le 15 septembre 1944, Murray C. Bernays leur transmit un mémorandum intitulé Trial of European War Criminals. Il y cherchait à résoudre les problèmes que posaient, dans l’optique d’un procès, l’organisation bureaucratique des crimes et le grand nombre d’individus impliqués.

Il introduisait deux notions peu présentes dans les discussions académiques :

  • celle de « complot » (conspiracy) et
  • celle d’« organisation criminelle ».

La première permettait de cibler le petit groupe des décideurs accusés d’avoir conçu un plan criminel, la seconde facilitait l’inculpation, par un tribunal, des nombreux agents du crime sur la base de leur simple appartenance à des organisations déclarées préalablement criminelles, comme la SS ou la Gestapo.

  • Les propositions de Bernays étaient d’autant plus séduisantes pour ses chefs – le ministre Stimson et son adjoint McCloy – qu’elles étaient congruentes avec leur expérience professionnelle, celle d’avocats d’élite exerçant des fonctions judiciaires et politiques.

Murray C. Bernays (1894-1970), dont le nom est souvent cité mais dont la biographie reste mal connue, occupait une position assez périphérique dans le département de la Guerre. Il dirigeait un service de la division du personnel en charge de préparer l’occupation de l’Allemagne. Cet avocat new-yorkais, né à Hora en Russie, dans la région de Mogilev, était arrivé enfant aux États-Unis. Peu après, il acquit, avec son père, la nationalité américaine.

  • Né Maurice Cohen, il anglicise son prénom et opte pour le nom de sa première épouse, Hella Bernays, une nièce de Sigmund Freud, en 1917, avant d’être brièvement employé par son beau-frère Edward Bernays .

Il servit en Europe dans le corps expéditionnaire américain pendant la Première Guerre mondiale, reçut une commission de second lieutenant dans la 55th Field Artillery Brigade et participa à l’offensive Meuse-Argonne en 1918.

Dans ces circonstances, il entendit certainement parler des « atrocités allemandes », qui furent largement invoquées pour justifier l’implication de son pays dans le premier conflit mondial. Or, nous y reviendrons, cette notion joua un rôle important dans l’appréhension des crimes nazis à caractère raciste (voir chapitre 4).

Admis au barreau de New York en 1920 après des études de droit à Harvard et à Columbia,

  • Bernays commença sa carrière d’avocat comme défenseur de militants de gauche, y compris afro-américains.
  • Il participa ainsi à la défense de membres du « Parti socialiste d’Amérique », fondé en 1920.
  • Il défendit aussi Cyril Briggs, écrivain afro-américain et militant communiste (1922), dans une action contre Marcus Garvey et sa célèbre Black Star Line.

Selon l’agent Mortimer J. Davis, en charge de l’enquête sur Garvey, « Murray C. Bernays, du cabinet Hale, Nelles & Shorr […], est connu de ce service comme étant juridiquement et personnellement actif dans des cercles communistes ».

Mais il se détourna rapidement du cause lawyering :

  • mettant à profit les relations nouées lors de son premier mariage, il fonda sa propre law practice en 1929 et se hissa rapidement aux échelons supérieurs du barreau new-yorkais, devenant un Wall Street lawyer, spécialisé dans le contentieux civil pour le compte de clients privés et de sociétés anonymes ;
  • en cette qualité, il eut fréquemment à défendre des clients poursuivis pour conspiracy ou qui, au contraire, cherchaient à démontrer qu’ils en avaient été les victimes.

Cette catégorie du droit civil des affaires a pris de l’importance avec la législation antitrust (Sherman Act, 1890) et, plus encore, avec les lois fédérales réglementant les transactions de valeurs mobilières (securities laws de 1934 et 1935). Ces lois ont favorisé le dépôt de plaintes au civil, plus rarement au pénal, contre des sociétés soupçonnées de collusion ou entente illégale (conspiracy).

Le cabinet de Bernays a représenté ainsi au moins quatre sociétés entre 1932 et 1947, comme défendeur ou demandeur, dans des affaires de ce type.

  • Bernays défendit par exemple le Irving Trust contre une compagnie allemande de télégraphe en faillite soupçonnée d’avoir sciemment préparé son défaut de paiement.
  • La notion de conspiracy lui était donc pleinement familière.

En 1942, Bernays est de nouveau mobilisé.

  • Affecté en qualité d’expert juridique à la « Personnel Division (G-1) » du Pentagone, il est chargé dans un premier temps des questions relatives aux prisonniers de guerre ennemis et américains.
  • Cette activité explique probablement ses réserves initiales quant au jugement des criminels de guerre.

En effet, on craignait souvent, à Washington, qu’un engagement public en faveur de procès n’entraîne des représailles contre les prisonniers de guerre américains.

À partir de juillet 1944, Bernays fut chargé, en tant que chef de la « Legislative and Special Project Branch (G-1) », de préciser les bases juridiques de la politique américaine en matière de crimes de guerre ennemis.

  • Sans appartenir au premier cercle des avocats d’élite du département de la Guerre, il avait accès, grâce à sa réputation professionnelle et à ses contacts d’avant-guerre, à des personnalités influentes comme Green Hackworth, John McCloy ou le juge Samuel Rosenman.
  • Il connaissait ce dernier, un conseiller personnel de Roosevelt chargé, à partir de janvier 1945, de superviser la conception du procès des leaders nazis, depuis ses études à la law school de l’Université Columbia.

En ce sens, le succès du plan Bernays doit certainement au capital social – familial et professionnel – de son auteur.

Nommé en mai 1945 conseiller militaire auprès de Robert H. Jackson, le chef du parquet américain à Nuremberg,

  • il joua un rôle important dans la préparation du procès,
  • mais il se brouilla avec ce dernier qui supportait mal sa posture de pionnier et quitta l’équipe au mois d’août.

Par ailleurs, malgré une connaissance superficielle de la politique nazie d’extermination, Bernays était certainement sensible au sort des juifs européens, pour des raisons autant politiques que familiales.

  • On peut supposer qu’une partie de sa famille restée en Biélorussie, dont une branche était juive, périt dans le cadre de la Solution finale.

Toutefois, à la lecture de ses archives, on a parfois le sentiment qu’il était davantage intéressé par le droit et ce qu’il appelait la « créativité » juridique que par les crimes eux-mêmes.

Il convient également de noter le conservatisme ultérieur de Bernays en droit international :

il défendit, après la guerre, des positions plutôt orthodoxes en ce domaine, exprimant de nettes réserves quant à l’universalisation des droits de l’homme et à la répression du génocide.

  • De ce point de vue, il fut un juriste gouvernemental typique, ayant intériorisé les intérêts étatiques traditionnels (voir chapitre 4).

Le soutien enthousiaste qu’apportèrent le ministre Stimson et son adjoint McCloy au plan Bernays s’explique largement par une expérience professionnelle partagée.

Dans son journal, le premier rapporta sa première rencontre avec Bernays, le 24 octobre 1944, en ces termes :

Le colonel Bernays […] a fait un exposé intéressant.

[Il propose] de mettre en accusation le programme de guerre totalitaire des nazis, qui recourent, pour parvenir à leurs fins, à des moyens contraires aux règles établies de la guerre.

Cela revenait pratiquement à utiliser la théorie du complot [conspiracy] et je leur ai ensuite raconté mon expérience de procureur des États-Unis [U. S. Attorney].

J’avais constaté que seul le complot pouvait permettre de faire face aux maux causés par le développement des grandes entreprises [big business]. À bien des égards, la tâche qui nous incombe désormais au regard du programme terroriste nazi ressemble beaucoup à [celle qui fut la nôtre face à] l’essor des grandes entreprises.

  • Stimson était familier des pratiques juridiques induites par le Sherman Anti-Trust Act (1890), qui rendait illégal « tout contrat, toute association sous la forme d’un trust […] ou d’un complot entravant les échanges commerciaux… » (section 1).
  • Il s’initia à ce type de contentieux à partir de 1893, comme associé du cabinet d’avocats Root & Clarke, d’abord en tant que partner puis associate, suivant les étapes de la carrière d’avocat consacrées par le « système Cravath ».
  • Nommé en 1906 procureur des États-Unis pour le district Sud de New York par le président Theodore Roosevelt, il reçut comme mission principale de lutter contre les infractions à la législation antitrust.
  • À ce poste, il instruisit notamment une affaire de fraude douanière à grande échelle impliquant, entre autres accusés, l’American Sugar Refining Company .
  • En 1909, Stimson réussit à faire condamner cette entreprise pour complot (conspiracy) contre le gouvernement fédéral.

On a tout lieu de penser que la littérature juridique n’a pas été la source d’inspiration principale de Bernays.

  • Celui-ci a certes eu dans les mains des documents de facture académique comme le mémorandum rédigé par Bohuslav Ečer et, après rédaction de son « plan », les épreuves du livre encore inédit de Raphael Lemkin.
  • Il a sans doute aussi pris connaissance des travaux de l’influent juriste soviétique Aron Trainin,
    • qui suggéra dès 1943 le recours à une théorie de la complicité pour établir la responsabilité des dirigeants nazis dans les crimes du Troisième Reich.

Toutefois, l’idée de transposer en droit international la notion pénale de conspiracy, bien établie dans les pays de common law, était une idée neuve.

  • Au moment où Bernays rédigeait son mémorandum, il puisait avant tout dans son propre répertoire professionnel, celui des avocats spécialisés en droit des transactions financières (securities lawyers),
  • répertoire qui était aussi celui des responsables du département de la Guerre.

Bernays appartenait à un segment relativement nouveau de l’élite des lawyers, indissociable du New Deal et de la montée en puissance de l’État régulateur. Les carrières de ces juristes – alternant souvent activités d’avocat, de magistrat et d’expert gouvernemental – étaient marquées par le développement d’un contentieux économique en droit pénal en liaison avec la lutte de l’État fédéral contre les entreprises à visée monopolistique.

Tandis que les ressources universitaires ont joué un rôle important dans les rapports de force à Londres, au sein de la CNUCG, elles comptèrent beaucoup moins à Washington, dans les bureaux ministériels.

En témoigne le processus interne de révision du plan Bernays, qui passa, suivant une pratique établie de la bureaucratie américaine, par la rédaction et l’échange de nombreux memoranda.

 

Une relation distante au savoir académique

En cherchant à appréhender les crimes nazis, les fonctionnaires du département de la Guerre recoururent à des notions et à des arguments qui leur étaient familiers.

Par leur formation académique et leur expérience d’avocat, ils étaient plutôt ouverts aux innovations juridiques.

Ils entretenaient une relation distante, parfois teintée de méfiance, avec le savoir académique, valorisant davantage le « droit en action » que le « droit dans les livres ».

Dans leurs récits rétrospectifs des travaux de l’automne 1944,

  • la plupart des juristes américains associés à la conception du TMI ont souligné leur incompétence initiale en droit international.

Murray C. Bernays écrivit ainsi, en juin 1945, à sa femme :

Il y avait trop de prétendus « juristes internationaux » dans cette affaire.

Cette remarque n’est pas dirigée contre les individus, mais contre leur métier. […] Le problème était qu’ils pensaient traditionnellement, alors que le droit international, qui est la traduction juridique de l’habileté politique [statesmanship taking form in law], ne peut être manié que par des hommes qui pensent de manière créative.

  • Bernays aimait se présenter comme un pionnier mû par une pure « inspiration ».
  • Plutôt discret sur les sources de son plan, il trouva néanmoins – comme il l’écrivit plus tard – la confirmation de ses idées dans des lectures ultérieures.

Au cours du processus de révision du plan Bernays, d’octobre à décembre 1944, intervinrent cependant des juristes dotés d’un capital universitaire, notamment Herbert Wechsler (1909-2000).

Ce professeur de droit constitutionnel à la law school de l’Université Columbia avait été nommé adjoint du ministre fédéral de la Justice (Assistant Attorney General) en février 1944, en charge de la division de la guerre.

  • Plus tard, il devint conseiller du juge américain Francis Biddle au TMI de Nuremberg, contribuant, avec d’autres, à la production d’un jugement davantage marqué par le savoir académique que ne l’avait été le travail du parquet.

Dans un mémorandum du 29 décembre 1944, il tenta de donner un soubassement juridique plus solide au projet Bernays, en le vidant d’ailleurs d’une partie de sa substance.

  • Selon lui, la poursuite des organisations criminelles risquait d’aboutir à une culpabilité collective ;
    • il se montra également très réservé quant à la conspiracy qu’il suggéra de limiter aux cas de complicité.
  • Il est vrai que le recours à cette catégorie comme infraction inchoative, c’est-à-dire qui prépare d’autres crimes non encore commis, faisait alors débat aux États-Unis en raison de son flou et de sa nature subjective.
  • Dans l’après-guerre, la jurisprudence en encadra d’ailleurs sensiblement l’usage.
  • Ironiquement, Robert H. Jackson lui-même prit ses distances avec cette conception vague et subjective de la conspiracy dans une opinion qu’il rédigea en 1949 en qualité de juge à la Cour suprême.

Dans un témoignage rétrospectif, où s’exprime le point de vue du professeur, Wechsler souligne le manque de rigueur de Bernays :

Il m’a paru évident que Bernays confondait le complot [conspiracy] en tant que crime [autonome] et le complot en tant que mode de complicité dans des infractions réelles, commises par l’un des conspirateurs. […] Mon objection portait d’abord sur ce point et je contestais son acceptabilité juridique et sa sagesse.

Toutefois,

les interventions de Wechsler et d’autres juristes universitaires, notamment ceux de la justice militaire, ne parvinrent guère à modifier le projet initial qui, fort de son ancrage dans une pratique professionnelle partagée, devint politique officielle des États-Unis en janvier 1945.

 

Chanler, Glueck et la guerre d’agression

  • On pourrait sans doute dire que la genèse de la notion de conspiracy constitue une exception si l’autre principale innovation américaine ne venait pas, elle aussi, d’un avocat d’affaires new-yorkais, William C. Chanler.

Celui-ci contribua en effet, dans un mémorandum du 30 novembre 1944, à placer le crime d’agression au cœur du projet américain en argumentant d’une manière jugée alors hétérodoxe tant par les juristes de l’administration que par la plupart des professeurs de droit.

  • La discussion sur le sujet s’enlisait alors dans les interprétations du pacte Briand-Kellogg qui, rappelons-le, déclarait la guerre illégale sauf en cas de légitime défense
    • mais ne prévoyait pas de sanction explicite en cas d’agression.

Chanler proposa une solution « simple » à ce problème : si la guerre déclenchée par Hitler est illégale, les soldats allemands ne peuvent être considérés comme des belligérants au sens du jus in bello et leurs crimes relèvent du droit pénal ordinaire des pays occupés.

Ce n’est que, dans un second temps, que fut élaborée une définition plus substantielle de la guerre d’agression comme infraction internationale, impliquant une responsabilité pénale individuelle, infraction appelée « crime contre la paix » dans la Charte du TMI signée le 8 août 1945.

  • Le parcours de Chanler (1895-1981) ressemble à celui de Bernays, avec quelques différences toutefois, notamment son expérience de juriste militaire.
  • Issu d’une famille patricienne de New York, diplômé de Harvard et proche des milieux démocrates réformistes, il fut membre du cabinet d’avocat de Henry Stimson (1922-1933), puis conseil de la ville de New York.

Mobilisé en 1942, il rejoignit le département de la Guerre dirigé par son confrère et ami. Officier juridique au sein du gouvernement militaire allié en Afrique du Nord, Sicile et Italie du Sud, il élabora les documents officiels de reddition en Italie du Sud et il suggéra l’idée d’un « procès de Benito Mussolini pour crimes de guerre ». Fin 1943, de retour à Washington, il fut chargé de superviser les plans d’occupation des territoires libérés.

Les propositions de Chanler furent discutées et amendées suivant la même procédure que celles de Bernays, mais avec une différence importante :

  • son projet fut accueilli avec scepticisme par les juristes du département de la Guerre, y compris Stimson, qui avait pourtant défendu, comme secrétaire d’État, une politique stricte de non-reconnaissance des territoires annexés à la suite d’une agression (1932).

Dans ce cas aussi,

  • la critique la plus virulente venait de la justice militaire en la personne d’Alwyn V. Freeman, qui cita, à l’appui de son argumentation, plusieurs professeurs de droit international.

Chanler tenta lui-même, en vain, de rallier à sa cause le criminologue de Harvard Sheldon Glueck. Se joue là par conséquent un rapport intéressant dont une lecture purement stratégique ne saurait rendre compte. La correspondance entre Chanler et Glueck révèle une certaine déférence de l’avocat envers le professeur.

Dans sa première lettre, Chanler se présente à Glueck en ces termes :

Puis-je – en tant que diplômé de la faculté de droit de Harvard qui, depuis 1917, étudie occasionnellement quoique avec sérieux le problème de la paix mondiale – prendre la liberté de commenter votre livre sur les criminels de guerre, [qui est] très intéressant et arrive à point nommé ? […] Je joins une note, récemment préparée [dans laquelle je cherche] à surmonter cet obstacle juridique sur lequel semblent buter toutes les discussions sur le sujet.

Ces mots trahissent une certaine croyance en la légitimité de la science et en sa capacité à étayer des propositions formulées dans la sphère politico-administrative.

  • Le caractère privé de la correspondance donne aussi l’impression que Chanler cherche une confirmation « pour lui-même » de la pertinence de ses propositions, en se tournant vers le monde universitaire qui l’a formé.

Le choix de prendre conseil auprès de Glueck n’était pas indifférent. Il avait été un temps pressenti pour le poste de délégué américain à la CNUCG et Pell avait suggéré, en 1943, de faire de celui-ci son adjoint à la CNUCG, connaissant sa position en faveur d’une définition large des crimes de l’Axe.

  • Arrêtons-nous sur le parcours de Sheldon Glueck (1896-1980), qui fut l’un des initiateurs du débat académique sur les crimes de guerre aux États-Unis.

Glueck, en effet, faisait le lien entre le milieu des juristes exilés à Londres et le monde académique américain.

Né à Varsovie, il émigra avec sa famille aux États-Unis en 1903 à la suite de la faillite de son père. Après l’école publique, Glueck travailla pour le ministère fédéral de l’Agriculture tout en étudiant le droit à l’Université Georgetown. En 1917, il s’engagea, comme Bernays, dans le corps expéditionnaire américain en France où il exerça les fonctions de traducteur – il traduisit entre autres des interrogatoires de prisonniers allemands. Démobilisé en 1919, il obtint dans la foulée ses premiers diplômes de droit de la National University School of Law, fut admis au barreau de New York et devint citoyen américain.

  • Il s’orienta ensuite vers une carrière académique, mais, recalé à l’examen d’entrée de la faculté de droit d’Harvard, il soutint finalement une thèse au département d’éthique sociale.

Glueck accomplit toute sa carrière académique à Harvard, où il devint professeur de droit pénal et de criminologie en 1932. Il y exerça jusqu’en 1963. Ayant échoué dans la voie royale, il se spécialisa dans un domaine qu’il contribua à institutionnaliser, la criminologie, grâce à une approche quantitative de la délinquance.

En mars 1942, Glueck, qui avait déjà une certaine expérience des organisations internationales, fut élu membre de la Commission de Cambridge, présidée par Arnold McNair. Cette activité lui permit de nouer, depuis Harvard, des contacts avec plusieurs juristes européens, dont certains rejoindront la CNUCG en 1943.

Glueck contribua aussi à lancer le débat sur les crimes de guerre dans le monde académique américain en prenant immédiatement position en faveur d’une définition large des crimes de guerre incluant les atrocités commises par les pays de l’Axe contre leurs propres ressortissants.

  • Dans un article très remarqué, il se prononça l’année suivante pour la création d’un tribunal international.

En mai 1945, Glueck, en sa qualité d’expert auprès de l’OSS, fut recruté par le procureur américain Robert H. Jackson chargé de préparer le procès de Nuremberg.

  • Après avoir mis sur pied un système efficace de classement des informations recueillies sur les prévenus, il quitta l’équipe de Jackson et revint, dès l’été 1945, à ses travaux sur la délinquance « ordinaire ».

Il est intéressant de noter, pour finir, que si Chanler ne put, dans un premier temps, rallier Glueck à son projet, ce dernier infléchit sa position à partir du printemps 1945 avant d’admettre dans son livre sur le procès de Nuremberg, paru en 1946, que la guerre d’agression est bien un crime international.

Surtout,

Chanler parvint dès décembre 1944 à surmonter les résistances au sein de l’administration et à placer la « guerre d’agression » au cœur du projet judiciaire américain, en tirant parti, semble-t-il, de ses relations au plus haut niveau, notamment avec le colonel John Boettinger, gendre de Roosevelt.

  • Le 3 janvier 1945, le président approuvait finalement les diverses propositions du département de la Guerre.

En définitive, ce qui a assuré le succès des propositions avancées par Bernays et Chanler, c’est l’aptitude des deux avocats à tirer parti de leur expérience et de leurs relations proprement professionnelles – des ressources largement extérieures au monde académique – dans le contexte favorable d’une compétition interne à l’administration sur fond d’indécision politique relative.

 

Le rôle effacé des professeurs dans le procès de Nuremberg

Nommé procureur en chef des États-Unis par le président Truman le 2 mai 1945, le juge à la Cour suprême Robert H. Jackson (1892-1954) fut chargé de préparer l’accusation contre les grands criminels de guerre.

  • Il s’entoura de praticiens du droit, pour l’essentiel des avocats chevronnés servant comme officiers d’état-major, affectés pour certains au département de la Guerre et appartenant souvent aux réseaux politiques démocrates ;
  • il recruta aussi au sein de la justice militaire et de l’OSS, qui fournirent au parquet américain de nombreux enquêteurs.

La seconde organisation lui apporta un soutien substantiel dans les phases préparatoire et initiale du procès. Près de 30 analystes de l’OSS, pour la plupart issus de la Central European Section de la branche Research and Analysis, ont été temporairement affectés au parquet américain de juin à décembre 1945.

Peu après avoir été nommé premier assistant de Jackson, le 3 mai 1945, Sidney Alderman, célèbre lawyer au service des compagnies ferroviaires et ténor du barreau, eut une discussion instructive avec Francis Biddle, Attorney General et futur juge titulaire à Nuremberg :

Je lui ai dit que le choix [de me recruter] me paraissait étrange, n’étant ni un avocat pénaliste reconnu, ni de près ou de loin un juriste international. [Biddle] a souri et a dit que ce pourrait bien être la raison pour laquelle j’ai été choisi.

  • Biddle, en effet, savait les réticences de Jackson, son prédécesseur au ministère de la Justice, à l’égard des professeurs de droit.

De fait, les universitaires, suspectés d’un juridisme étroit, ne furent pas sollicités par le chef du parquet américain, sinon à titre de consultants.

  • Il comptait cependant parmi eux quelques alliés, par exemple Hersch Lauterpacht (1897-1960), à qui il rendit plusieurs visites privées à Cambridge au cours du mois décisif de juillet 1945 où il négocia, à Londres, l’accord interallié instituant le TMI.

L’après-midi du 2 août 1945, les délégués des quatre puissances examinèrent une dernière fois l’article 6 de la Charte du TMI qui définissait les crimes pour lesquels le Tribunal était compétent.

Le délégué soviétique jugea superflues les formules « crimes de guerre », « crimes contre l’humanité » et « crimes contre la paix », introduites par les Américains en guise d’en-têtes de chacun des paragraphes du futur article 6.

Jackson défendit alors en ces termes la proposition américaine :

Je pense que c’est une désignation très commode. Je peux dire qu’elle m’a été suggérée par un éminent spécialiste du droit international. Ce serait une classification très pratique et je pense qu’elle aiderait le public à comprendre la différence [entre les trois crimes].

Si l’identité de l’éminent professeur fait peu de doute,

  • le sens de la remarque de Jackson a été souvent mal compris.

Une lecture attentive du procès-verbal montre que les termes « désignation » puis « classification » renvoient non pas au seul crime contre l’humanité, mais à la taxinomie ternaire proposée par les Américains dans son ensemble.

Jackson recourait ici à un argument d’autorité face aux Soviétiques, qui faisaient grand cas de leurs professeurs, en particulier Trainin, théoricien de la guerre d’agression.

Dans la discussion qui suit,

  • Jackson fait d’ailleurs une concession aux Soviétiques en acceptant de remplacer l’expression « crime of war » par celle de « crime against peace », employée précisément par Trainin.

Lauterpacht, rencontré à deux reprises dans les jours précédents, attira probablement l’attention de Jackson sur

  • l’importance d’une formulation concise, qui rende compte des atrocités autres que les crimes de guerre ;

il organisa en outre une rencontre avec

  • Chaim Weizmann qui a pu suggérer la formule « crimes contre l’humanité », familière aux organisations juives américaines depuis 1943.

Toujours est-il que le soir même du 31 juillet, pour la première fois, elle faisait son apparition dans le document américain distribué aux trois autres délégations alliées.

  • Lauterpacht représentait la tradition « victorienne » du droit international,
    • marquée par une foi inébranlable dans les valeurs libérales et réformistes qui devaient selon lui inspirer ce domaine du droit.

Il n’a eu de cesse de contester le primat de la souveraineté au nom du droit naturel et des droits humains.

Associé à l’un des premiers think tanks dédiés à ces questions au sein de l’Université de Cambridge,

  • il a très tôt plaidé pour la préparation de procès de criminels de guerre et la création d’un tribunal international.

En outre, Lauterpacht, né en 1897 dans une famille juive traditionnelle de Galicie, fut personnellement marqué par le génocide.

  • La contribution de Lauterpacht à la rédaction de la Charte du TMI fut somme toute modeste.

Il ne faut certes pas sous-estimer le travail de mise en forme juridique et sa force symbolique; toutefois le professeur s’en tint à un travail de reformulation ou de nomination sans intervenir sur le contenu de l’article définissant les crimes.

  • Le statut incertain de l’expertise apparaît aussi dans l’intervention de Hans Kelsen, qui incita les Alliés à reconnaître formellement l’existence d’une responsabilité pénale individuelle en droit international, afin de couper court à l’argument des « actes d’État ».
  • Jackson suivit cette recommandation.

Mais il s’agissait d’une expertise qu’il n’avait pas sollicitée. Kelsen rédigea en effet sa note à la faveur d’une collaboration informelle et de courte durée avec un service parallèle au parquet américain, le War Crimes Office créé par Stimson en octobre 1944 et placé sous l’autorité de la justice militaire.

  • Le monde académique a donc été largement tenu à l’écart du procès de Nuremberg et de sa préparation.
  • Mais le jugement d’octobre 1946 marqua une revanche discrète des universitaires.

En effet, les principales innovations juridiques que nous avons évoquées sont battues en brèche par le jugement : suivant une lecture restrictive de la Charte, le crime contre l’humanité est réduit à la portion congrue (voir chapitre 4) ; la charge de conspiracy est retenue contre un tiers des accusés et celle de crime contre la paix contre la moitié d’entre eux.

Cela s’explique en partie par une certaine proximité des huit juges du TMI avec le monde académique.

  • Le juge titulaire français, le pénaliste Henri Donnedieu de Vabres, était l’un des rares universitaires, sinon le seul, à exercer une fonction de magistrat au TMI, siège et parquet confondus.
    • Il contribua à restreindre la portée de ces notions.
  • Les professeurs Herbert Wechsler et Quincy Wright, qui conseillaient les juges américains, allèrent dans le même sens.

Par la suite,

  • les procès de Nuremberg dans leur ensemble, celui des grands criminels de guerre et les douze procès dits « successeurs », ont fait l’objet d’un considérable travail de commentaire et d’appropriation par le monde académique, comme en témoigne le nombre important de publications sur le sujet entre 1945 et 1949.

Un comptage non exhaustif permet de recenser pas moins de 90 publications en français et en anglais, pour la plupart juridiques, au cours de ces quatre années, soit 20 % des parutions sur le sujet en soixante-dix ans.

 

La créativité des praticiens

Les innovations juridiques au cœur du procès des dignitaires nazis à Nuremberg doivent dans l’ensemble assez peu au monde académique.

À Londres, puis Washington,

ce sont des acteurs situés à la périphérie (Ečer) ou à l’extérieur du monde académique (le diplomate Pell ou les avocats Bernays et Chanler) qui ont fait preuve de « créativité » juridique.

  • À l’exception de figures atypiques comme Glueck, les professeurs américains ne furent pas des militants enthousiastes des procès de criminels de guerre, même si, dans le contexte de la guerre, leurs réticences s’exprimaient en des termes feutrés.

Le rôle secondaire des universitaires et des jurisconsultes de la CNUCG tient aussi à des raisons plus générales : la Seconde Guerre mondiale a précipité l’effondrement des organisations internationales créées au lendemain du précédent conflit et réaffirmé la toute-puissance d’États souverains, menant paradoxalement une guerre au nom du droit.

De fait,

  • on assiste alors à une désectorisation conjoncturelle des activités internationales, qui sont renationalisées, relocalisées à Londres, en particulier, et placées sous le contrôle étroit des puissances alliées, désireuses de fédérer les « nations unies », une coalition de gouvernements européens en exil et d’États asiatiques et latino-américains plus ou moins dépendants des puissances anglo-saxonnes.

Cette désectorisation n’intervient pas dans une « conjoncture fluide » de « mobilisations multisectorielles »,

  • mais dans le feu de la guerre, de l’occupation, des persécutions et de l’exil.

En revanche, nous y reviendrons dans le chapitre 4,

  • la guerre favorise une reconfiguration des espaces juridiques au profit des praticiens nationaux et des experts au service des États : les légistes.

ll n’est donc pas surprenant que la préparation du procès de Nuremberg ait été confiée, aux États-Unis, à des juristes mobilisés comme officiers et affectés au War Department.

Dans ce pays, le terrain avait d’ailleurs été préparé par l’essor d’un État régulateur indissociable du New Deal :

  • au cours de la décennie précédente, l’administration centrale et les nouvelles agences publiques recrutèrent de nombreux avocats, appartenant généralement aux couches intermédiaires de la profession, ou firent appel à leurs services.
  • La plupart des lawyers évoqués profitèrent de cet élan et nouèrent des liens avec la puissance publique ou, dans le cas des membres de l’élite du barreau, les consolidèrent, ajoutant au service temporaire de l’État la défense légale de ses intérêts.

Or ces acteurs, nous l’avons vu, puisèrent leur inspiration davantage dans leur expérience d’avocats d’affaires que dans leurs lectures académiques.

  • Si l’innovation propre au moment Nuremberg a été soumise à des contraintes professionnelles fortes, cela tenait tout autant au contexte de guerre qu’aux propriétés du champ juridique américain marqué par la faiblesse de ce qu’on appelle parfois le Professorenrecht (le droit produit par la doctrine).

Les avocats d’élite qui élaborèrent le cadre juridique du futur TMI entretenaient un rapport distant, teinté de méfiance, au savoir académique, conforté depuis les années 1920 par le succès du réalisme juridique (legal realism) chez les praticiens.

  • Ce courant se développe en réaction à la conception positiviste et formelle du droit, inspirée de la science juridique allemande,
    • qui avait séduit les juges américains au début du siècle.

Selon les « réalistes », ces juges étaient d’autant plus conservateurs qu’ils faisaient abstraction du contexte social et politique, soucieux seulement de la cohérence interne d’un système formel de normes.

  • Le réalisme, au contraire, valorise un juge créatif, libéré du carcan de la doctrine, capable de puiser son inspiration dans des sources diverses, y compris les sciences sociales.

On voit bien comment ce réalisme a pu fonctionner, pour une génération de praticiens formés à Harvard, à l’instar de Murray C. Bernays, comme une sorte d’idéologie professionnelle.

Ceux-ci justifièrent leurs innovations ou celles de leurs collègues sur trois modes assez différents, suggérés par Max Weber dans une analyse consacrée à l’irruption de nouvelles pratiques sociales :

  1. les juristes inventifs invoquèrent autant la « pure » inspiration (Eingebung), mue par « un devoir impérieux, non motivé, qui contredit l’habitude et la norme »,
  2. que l’intuition (Einfühlung), laquelle opère par empathie ou identification et – j’ajouterais par extension –
  3. reconnaissance « intuitive » d’une situation analogue.
  • D’autres admirent avoir été convaincus – après quelques hésitations – au terme, cette fois, d’un processus de persuasion (Einredung).

Ce sont néanmoins les registres de l’inspiration, privilégiés par Bernays ou Chanler, et de la persuasion, à même de rallier les sceptiques, qui dominèrent, ceux qui, consciemment ou non, passaient le plus sous silence les genèses de l’innovation.

Quant au registre de l’intuition, moins fréquent, il est plutôt l’apanage des chefs en quête de solutions ou schémas opératoires.

C’est le cas de Stimson retrouvant la conspiracy de ses jeunes années (1909) et se remémorant sa contribution à la mise hors la loi des guerres d’agression (1931).

On notera, pour finir, que le réalisme juridique sut séduire aussi les avocats d’élite exerçant, depuis la fin du xixe siècle, des fonctions politiques au plus haut niveau :

  • alternant ou combinant service des grandes entreprises et de l’État, ces juristes de gouvernement, à l’image de Stimson, en vinrent à partager, à la faveur du New Deal, des conceptions assez proches de celles de la jeune génération de praticiens.

De Elihu Root à Henry Stimson, la filiation est nette.

  • Pour caractériser ce segment élitaire, il est parfois question de « corporate lawyers statepersons ».

La créativité des lawyers a été tributaire d’un espace d’expérience partagé. De nature avant tout professionnelle, cet espace était toutefois composite : des expériences collectives secondaires ont également joué un rôle, nous l’avons vu, dans l’appréhension des crimes nazis et l’élaboration d’outils juridiques adaptés. Les unes étaient politiques ou militaires, pour les générations qui firent l’expérience de la Grande Guerre, les autres familiales ou minoritaires, dans le cas des juristes exilés ou descendants d’immigrés européens.

Pris dans sa globalité, cet espace d’expérience s’articulait sans doute à un horizon d’attente cosmopolitique, proche de celui des juristes internationaux de l’entre-deux-guerres caressant le rêve d’un monde sans guerre régi par le droit.

Toutefois,

les lawyers inventifs du War Department comme Murray C. Bernays et William Chanler ne semblaient pas animés, à l’automne 1944, par le projet de refonder le droit international de manière à concrétiser l’idée kantienne de paix perpétuelle – idée en revanche défendue plus tard par Robert H. Jackson lors de la conférence de Londres, de juin à août 1945.

  • Il s’agissait davantage pour eux d’apporter une solution pratique à un problème juridique – il est vrai inédit et international – dans l’esprit de la case method de Harvard 
  • et conformément à l’ethos du corporate, voire du trial lawyer
    • qui valorise l’inventivité et l’astuce,
    • autant de qualités propres à forger des réputations au sein du barreau.

Par ailleurs,

  • cette inventivité pratique a également été stimulée par des luttes de « juridictions professionnelles » qui recouvrent en partie, aux États-Unis, des luttes de ressorts administratifs.

Elles opposèrent, d’une part, tenants d’une approche diplomatique ou politique, au sein des départements d’État et du Trésor, contournant le droit international, et, d’autre part, partisans d’une approche légaliste et judiciaire, au ministère de la Guerre.

  • Il y eut également des tensions internes au sein du War Department entre les juristes militaires du Judge Advocate General Department et les lawyers civils effectuant leur service militaire dans les services juridiques chargés de préparer l’occupation des pays de l’Axe.

Les premiers, traditionnellement en charge des crimes de guerre, craignaient notamment qu’un tribunal international les dépossède de leurs prérogatives.

[…] »

– Mouralis, G. (2019). Chapitre 2. Définir et punir les crimes de guerre. Dans : , G. Mouralis, Le moment Nuremberg (pp. 37-71). Presses de Sciences Po.

 

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« […]

Les pétitions afro-américaines ont ouvert la voie aux appropriations militantes du procès de Nuremberg.

Nous pouvons en suivre la trace dans le courant des années 1960 en s’attachant notamment à leurs formes renouvelées pendant la guerre du Vietnam.

Mobilisations du droit pénal international et investissement des formes mêmes du procès prennent sens dans un contexte où le legs du TMI est en quelque sorte démonétisé : d’une part, le projet d’une justice pénale internationale pérenne, fondée sur les « principes de Nuremberg », est neutralisé au plan juridique et institutionnel dès le début des années 1950 ; d’autre part, chercheurs et cinéastes portent souvent, dans la décennie suivante, un regard critique sur le procès des leaders nazis.

Neutralisation d’un précédent : Nuremberg jusqu’au milieu des années 1950

La fabrique du jugement d’octobre 1946

  • Les débats à huis clos entre les juges de Nuremberg, assez bien connus désormais grâce à des sources variées, furent marqués – ce qui n’est guère surprenant –
    • par des désaccords, des négociations et des compromis.

Globalement, le jugement majoritaire, à l’exclusion de l’opinion séparée des juges soviétiques, se distingue par sa modération : les juges se démarquent de l’accusation en donnant une définition restrictive des « crimes » définis dans la Charte du TMI et assortissent la charge de la preuve de conditions particulièrement strictes.

Pour ce qui est du crime contre l’humanité, par exemple, sa subordination au contexte de guerre en sort renforcée.

Le complot criminel ou conspiracy est mis à mal.

La guerre d’agression est encadrée.

Pour ne pas fermer la porte à l’universalisation du crime contre l’humanité, les juges s’en remettent à une codification ultérieure. Néanmoins, c’est une manière d’esquiver la question, et le jugement restreint le champ d’application temporel de cette infraction puisque les crimes antérieurs à 1939 contre les Allemands juifs et/ou antinazis ne sont pas pris en compte.

  • Lorsqu’on se penche sur le microcosme du tribunal proprement dit, c’est-à-dire le groupe des huit juges titulaires ou suppléants et de leurs conseillers,
    • on constate que le poids des professeurs y est nettement plus important que dans le monde du parquet :
    • alors qu’ils ont occupé une position périphérique dans les phases de conception et de préparation du procès, les juristes internationaux sont mieux représentés dans l’équipe du siège.

Ceci explique, en partie, leur approche restrictive des innovations portées par les lawyers du War Department, une tendance renforcée par la présence, au sein de la formation de jugement, de deux critiques précoces, au profil académique, de ces innovations : le conseiller américain Herbert Wechsler et le juge français Henri Donnedieu de Vabres (voir chapitre 2).

 

Un précédent neutralisé

Ce corsetage, par les juges, des innovations de la Charte a été suivi par la neutralisation des « principes de Nuremberg », formulés à la demande de l’Assemblée générale des Nations unies par le Comité des experts juridiques, devenu Commission du droit international (CDI) en 1947.

Le document final énonce, en 1950, sept principes reconnus par le statut et par le jugement du TMI, son article 6 qualifiant de crimes internationaux les infractions visées par la Charte du Tribunal :

  • crimes contre la paix,
  • crimes de guerre et
  • crimes contre l’humanité.

Cependant, l’idée de faire des crimes définis à Londres le noyau d’un futur code pénal international s’est heurtée à l’opposition des représentants américains à la CDI. Dès la fin des années 1940, on assiste en effet à une offensive conservatrice, aux États-Unis, contre le droit de Nuremberg.

L’un de ses déclencheurs :

  • l’invocation, par des magistrats américains, des chartes et traités adoptés, depuis 1945, avec le soutien des États-Unis.

Nous l’avons vu, la Cour suprême donna raison, en 1948, aux plaignants qui, comme Orsel et Minnie McGhee, contestaient les clauses raciales restrictives incluses dans des contrats de propriété. Or leurs avocats s’étaient expressément référés aux chartes des Nations unies et du TMI.

  • Cette offensive conservatrice prit, entre autres, la forme d’une agitation, au Sénat, en faveur d’une série d’amendements portés par John W. Bricker, qui cherchait à imposer un strict contrôle législatif des pouvoirs présidentiels en matière de ratification des traités internationaux.

Ces propositions furent in fine rejetées, mais, en contrepartie, le président Eisenhower et son secrétaire d’État, Dulles, renoncèrent à soumettre au Sénat plusieurs textes pourtant signés par le gouvernement américain, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Convention sur le génocide.

Suivant la Constitution américaine,

  • la ratification des traités par le président est en effet subordonnée à un vote du Sénat à la majorité des deux tiers.

De fait, cette campagne avait clairement pour ligne de mire les instruments internationaux déjà ratifiés, en particulier les chartes des Nations unies et du TMI, dont Bricker et ses soutiens fustigeaient l’invocation directe ou indirecte par les juges dans des décisions relatives aux discriminations raciales domestiques.

  • L’offensive peut être analysée comme une affirmation « performative » d’une souveraineté régulièrement perçue comme menacée par les milieux conservateurs.
    • De telles mobilisations permettaient d’en réaffirmer la force.
  • Leur enjeu était bien la préservation de la sphère domestique dans le double sens de périmètre national et d’espace privé, ce qui renvoyait à une économie complexe du pouvoir, à la fois répressif, disciplinaire et biologique,
    • une économie dont le terme de « souveraineté », dans son sens juridique abstrait, ne rend pas compte de manière satisfaisante.

On notera que le sénateur Bricker reçut des soutiens aussi divers que ceux de Frank E. Holman et de Manley O. Hudson. Le premier, alors président de l’American Bar Association, voyait dans la Convention internationale sur le génocide une menace pour les droits des citoyens américains.

J’ai été critiqué injustement dans [la presse] comme étant « antisémite » en raison de mes attaques contre la Convention sur le génocide, qui avait été vendue [sold] au peuple juif comme une grande charte de la liberté humaine destinée à les protéger contre des agressions raciales comme celles [qu’avaient menées les nazis].

Bien sûr, je n’ai jamais été « antisémite » : j’ai simplement tenté d’expliquer que la Convention sur le génocide était un document dangereux et malhonnête, non seulement pour le peuple juif, mais aussi pour le peuple américain dans son ensemble, car elle prévoyait, entre autres, que les citoyens des États-Unis puissent être conduits dans un autre pays pour y être jugés s’ils sont accusés d’une infraction [raciale].

Par exemple, j’ai fait observer que si […], en me ramenant de l’aéroport, le Dr Birnbaum avait malencontreusement écrasé un enfant noir qui courait dans la rue, ce qui était [jusqu’à présent] une infraction locale – pour négligence grave ou homicide involontaire – pourrait, en vertu de la Convention sur le génocide, [devenir] un crime international. Et le docteur pourrait être conduit […] à l’étranger pour y être jugé [et] il ne bénéficierait d’aucune des protections prévues par notre Bill of Rights.

Ce passage constitue un rare mélange d’antisémitisme et de racisme précédés par une dénégation caractéristique.

  • Surtout, on est surpris par la faiblesse des arguments juridiques, qu’une rapide lecture de la Convention de 1948 – elle requiert notamment d’établir une intention génocidaire et conditionne le principe de juridiction universelle à l’acceptation préalable des États signataires – rend intenables.

Cependant, Holman paraît tellement convaincu de la pertinence de son exemple, qu’il le répète deux fois dans ses mémoires, la seconde en transposant l’anecdote à Harlem.

Quant à Manley O. Hudson (1886-1960), ancien juge à la CPJI puis membre américain de la CDI et, à ce titre, associé à la formulation des Principes de Nuremberg, il contesta leur statut de « principes [à part entière] du droit international », s’abstenant finalement lors du vote final au sein de la commission, intervenu en juillet 1950.

  • Il justifia notamment sa position en se référant au « caractère spécial de la Charte et du jugement du TMI et aux objectifs ad hoc qu’ils servaient ».

Quelques semaines plus tôt, Hudson réagissait vigoureusement à une décision de justice rendue le 28 avril 1950 par la District Court of Appeal de Californie, dans l’affaire Sei Fujii.

Les juges y invalidaient une loi limitant le droit de propriété des Américains d’origine japonaise en se fondant notamment sur la Charte des Nations unies, qui proscrit toute discrimination raciale.

Hudson écrivit au ministre de la Justice californien pour lui faire part de sa « surprise » qu’un tribunal puisse affirmer que « la loi des États fédérés [state law] cède le pas à la Charte des Nations unies [considérée comme] autorité supérieure ».

  • Sei Fujii faisait partie de ces rares décisions de la fin des années 1940 et du début des années 1950 où des juges américains s’appuyèrent expressément sur les textes internationaux pour invalider plusieurs dispositions discriminatoires, dont la ségrégation dans les lieux publics et les clauses raciales des contrats de propriété.
  • Sei Fujii fut d’ailleurs constamment cité par les partisans de l’amendement Bricker comme exemple de pénétration intolérable du droit international dans la vie américaine.

On peut penser que les réserves de Manley O. Hudson au sein de la Commission du droit international ont lourdement pesé dans la relégation des principes de Nuremberg : bien qu’ayant reçu leur mise en forme définitive en 1950, ils ne firent l’objet d’aucun traité ou convention.

  • Ils relèvent dès lors de la seule coutume internationale,
    • soit la source la moins assurée, avec la doctrine, d’un droit lui-même plutôt faible.

A contrario, le « code médical de Nuremberg », tel qu’il se dégage du jugement des médecins nazis par le Tribunal militaire américain de Nuremberg (Medical Case, TMN no 1, 1946-1947) a été rapidement investi d’une forte autorité internationale, davantage morale que juridique d’ailleurs.

 

La conjoncture critique : Nuremberg dans les années 1960 et 1970

  • Au début des années 1960 deux ouvrages, régulièrement cités, mais rarement lus aujourd’hui, apportèrent un éclairage original sur le procès dans le cadre d’une réflexion plus générale sur la justice politique et le légalisme.

On doit le premier à Otto Kirchheimer, juriste et théoricien de l’État proche de l’École de Francfort.

Exilé aux États-Unis, Kirchheimer y poursuivit sa carrière académique tout en travaillant pour l’OSS aux côtés de collègues éminents impliqués dans la préparation des procès de l’après-guerre.

Dans Political Justice : The Use of Legal Procedure for Political Ends, il classait Nuremberg parmi les procès où des vainqueurs jugent des prédécesseurs déchus. Il voyait dans cet événement un mixte de procès politique classique, compte tenu de la charge de guerre d’agression, et de procès d’un nouveau type, qu’il qualifie d’« humanitaires » au sens où ils sont conduits au nom d’une norme de l’humanité.

Ce dernier élément « sauvait » selon lui Nuremberg.

  • Il se traduisait par l’ambition de ne pas juger seulement les responsables politiques,
  • mais tous les individus impliqués dans une entreprise criminelle, quel que fût leur niveau de responsabilité.

Finalement, Nuremberg « a montré où s’arrête la sphère du politique ou plutôt où le politique [laisse place à] l’impérieux souci du maintien de la norme d’existence humaine, de la continuité de l’humanité dans son universalité et sa diversité.

Malgré toutes les faiblesses du procès de Nuremberg, les prémices d’un contrôle transnational des crimes contre la condition humaine élèvent [son] jugement à un niveau un peu supérieur à celui qui caractérise habituellement la justice politique exercée sur décision d’un régime successeur ».

  • Quant à Judith Shklar, spécialiste de théorie politique à Harvard, elle voyait dans le procès de Nuremberg une entreprise in fine légaliste, ce en quoi il s’opposait, selon elle, à celui de Tokyo.

Dans Legalism : Law, Morals, and Political Trials,

  • elle définit le légalisme comme l’idéologie spécifique et fonctionnelle des juristes professionnels, qui consiste à évacuer du droit et de la justice à la fois la morale et la politique :

« Pour autant qu’il concernait les crimes contre l’humanité, le procès [de Nuremberg] fut à la fois nécessaire et avisé. Il ne peut être comparé aux procès conduits dans des systèmes juridiques plus stables. Il fut plutôt un moyen légaliste d’éliminer les leaders nazis d’une manière telle que leurs contemporains, dont dépendait l’avenir immédiat de l’Allemagne, puissent apprendre exactement ce qui avait eu lieu dans l’histoire récente. Précisément en raison du légalisme traditionnel des classes professionnelles et bureaucratiques allemandes, les preuves présentées de cette façon et le jugement rendu sur la base des délibérations du procès purent être efficaces. »

  • Shklar suppose sans doute que le procès a eu un effet (ré)éducateur sur les élites allemandes, hypothèse démentie par les recherches ultérieures sur l’Allemagne d’après-guerre.
  • On peut également discuter son argument quelque peu culturaliste d’un idiome juridique commun aux Alliés et aux Allemands, qui aurait été absent du procès de Tokyo (1946-1948).

Néanmoins, elle a eu le mérite de souligner la dimension fondamentalement politique des procès internationaux de Nuremberg et de Tokyo et de corréler ces pratiques judiciaires nouvelles à l’idéologie légaliste, enracinée dans le libéralisme anglo-saxon.

  • Les analyses de Kirchheimer et Shklar s’inscrivent dans un contexte où prévaut un certain scepticisme de la philosophie politique et des sciences sociales à l’égard du droit et de la justice.
  • L’ouvrage de Hannah Arendt sur le procès Eichmann en 1963 en est le paradigme.

Ces analyses annoncent par ailleurs la conjoncture critique de la fin des années 1960 et de la décennie suivante : passé l’immédiat après-guerre, le projet d’une cour pénale internationale semble désormais chimérique ; tandis que les grandes puissances se rendent coupables de crimes de guerre dans des conflits périphériques et coloniaux, trahissant ainsi leurs engagements de Nuremberg, la forme du procès international est utilisée comme arme militante pour dénoncer les crimes commis par les États-Unis au Vietnam.

 

La guerre du Vietnam entre justice militaire et tribunaux citoyens : la reprise militante de Nuremberg

  • La guerre du Vietnam mit en effet à l’épreuve le legs de Nuremberg, pour la première fois depuis la fin des procès alliés de criminels nazis.
  • Au sein du mouvement de résistance à la guerre, réfractaires et insoumis prirent appui sur le précédent des procès internationaux pour justifier leur refus de servir.

Cependant, si la Constitution américaine reconnaît théoriquement le droit international coutumier comme faisant partie du droit interne, en pratique, les crimes définis dans la Charte du TMI n’ont été que partiellement et tardivement reçus dans le Code pénal fédéral (Title 18 of the U. S. Code). Les crimes de guerre (war crimes) y font leur apparition, assortis de réserves, dans les années 1990. Toutefois, jusqu’à ce jour, ce code ignore superbement le crime contre l’humanité.

  • Ironiquement, les États-Unis ont partagé cette singulière « jurispathie », pour reprendre le terme de Robert Cover, avec la République fédérale d’Allemagne.

Pendant plus de cinquante ans, pour des raisons politico-mémorielles, celle-ci a soigneusement évité toute référence au droit pénal de Nuremberg. Avec la signature du traité de Rome par le gouvernement allemand en 1998, les chemins des deux pays se sont séparés sur ce plan.

  • En outre, dans la pratique judiciaire, les tribunaux ont rarement reconnu les Principes de Nuremberg.
  • La seule exception, plutôt surprenante dans le contexte de l’agitation conservatrice en faveur du Bricker Amendment, a été la réception de ces principes dans le Manuel militaire américain de 1954, qui constitua dès lors un point central de référence pour les opposants à la guerre du Vietnam.

Ceux-ci mirent en avant deux éléments du legs nurembergeois : la prohibition des guerres d’agression, d’une part, le devoir moral de désobéir à des ordres dont on connaît la finalité criminelle, d’autre part.

  • De nombreux insoumis, refusant conscription (draft) et/ou incorporation (induction), furent traduits devant des tribunaux militaires et lourdement condamnés.

Dans quelques cas, les accusés et leurs avocats, partisans d’une truth defense à visée pédagogique, mirent au point ce qui fut qualifié de « défense nurembergeoise » (Nuremberg defense) par les médias.

Les accusés s’appuyèrent sur le jugement du TMI et sur les Principes de Nuremberg pour justifier leur refus de participer à une guerre illégale, dans laquelle ils savaient, en outre, que des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité étaient commis :

  • ils tiraient donc les conséquences du jugement d’octobre 1946, confirmant que les ordres supérieurs les plus manifestement contraires à la morale internationale n’auraient pas dû être exécutés.

Parmi les documents des tribunaux internationaux les plus cités par les résistants à la guerre,

  • on trouve le discours d’ouverture de Robert H. Jackson, les jugements de Nuremberg et de Tokyo et, dans ce dernier cas,
    • le texte justifiant la condamnation du général Yamashita.

Dennis Mora, l’un des trois insoumis de Fort Hood (les « Fort Hood Three »), souligna en 1969, après sa condamnation, la dimension contingente de cette stratégie, qui consista à donner un sens concret au droit existant, en l’occurrence le droit pénal international : «

[ce] n’était pas de la désobéissance civile […]. Plus qu’un acte de conscience, c’était une méthode, le seul moyen alors à ma disposition, en tant que soldat dans l’armée, pour lutter politiquement. Je l’utilisais comme un outil […], le seul qui me permette de donner du sens à un droit, quel qu’il fût  ».

Cette stratégie de défense fut un échec dans la mesure où aucun tribunal civil ou militaire n’en admit le principe.

  • En revanche, elle stimula le mouvement antiguerre
  • et constitua un point d’appui juridique important pour le Tribunal international des crimes de guerre (TICG).

Cette cour alternative, qui siégea en 1966 et 1967, est souvent appelée Tribunal Russell, du nom de son principal initiateur, le philosophe et militant britannique Bertrand Russell, ou parfois Tribunal Sartre-Russell, compte tenu du rôle de premier plan joué par Jean-Paul Sartre en sa qualité de président exécutif du Tribunal.

Initiative militante portée par la Bertrand Russell Peace Foundation, créée en 1963, ce Tribunal entendait enquêter sur les crimes de guerre américains au Vietnam et juger leurs auteurs sur la base du droit international défini au lendemain du second conflit mondial, qu’il soit pénal (Principes de Nuremberg et crime de génocide) ou humanitaire (conventions de Genève de 1949).

  • Après sa constitution à Londres en novembre 1966, le Tribunal siégea l’année suivante successivement à Stockholm en Suède, puis à Roskilde au Danemark.
  • Le refus des autorités britanniques puis françaises d’accueillir sur leur sol les délibérations du TICG contraignit les organisateurs à trouver une solution de repli que leur offrirent des pays scandinaves plus réceptifs à leur projet.

Y participèrent directement trente personnalités issues majoritairement de la gauche européenne et états-unienne, plus ou moins radicale suivant les cas. Ces activistes étaient préoccupés par la situation au Vietnam et par ce qu’ils estimaient être une agression caractérisée. Celle-ci s’accompagnait, selon eux, de la commission de crimes internationaux, y compris le crime de génocide, que les déplacements massifs de population au Sud-Vietnam attestaient.

Ce Tribunal fut dominé par des philosophes et écrivains. Outre Russell et Sartre, mentionnons Simone de Beauvoir, le dramaturge germano-suédois Peter Weiss et l’écrivain afro-américain James Baldwin. Des militants s’y associèrent aussi, comme l’objecteur de conscience américain David Dellinger et le président du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) Stokely Carmichael.

Toutefois,

  • les juristes furent loin d’être absents de l’équipe, comme en témoigne la participation active du juriste international et socialiste italien Lelio Basso, des avocats français Léo Matarasso, Yves Jouffa et Gisèle Halimi, ou encore du constitutionnaliste allemand et résistant au nazisme Wolfgang Abendroth.
  • Ils jouèrent un rôle important dans le travail de cadrage et de mise en forme juridiques des débats, ainsi que dans la rigueur de l’enquête et de la procédure adoptée.

Ces juristes veillèrent, en particulier, à placer les travaux du TICG dans la continuité juridique du procès de Nuremberg.

Matarasso, avocat d’obédience communiste issu de la résistance judiciaire, militant anticolonialiste, avait d’ailleurs assisté, avec Joë Nordmann, à quelques sessions du procès international de Nuremberg, à l’invitation du parquet français. Il fut en ce sens un « passeur » entre cette expérience inédite de justice internationale et sa reprise militante en 1967.

On pourrait en dire autant de Lelio Basso qui, pour sa part, joua un rôle clé, aux côtés de Matarasso et d’autres, dans le développement d’une justice populaire alternative.

  • Outre qu’il impulsa les tribunaux Russell ultérieurs, il créa le Tribunal permanent des peuples qui toutefois ne vit le jour qu’après sa mort, en 1979.

Dans son cheminement, Basso s’entoura de jeunes juristes comme Antonio Cassese, qui, au cours des années 1980, travaillèrent activement à rouvrir le dossier de la CPI, ajourné sine die en 1953 par la Commission du droit international des Nations unies.

  • Le Tribunal Russell, en dépit d’une couverture médiatique parcellaire et souvent hostile, a accompli
    • un travail important d’investigation, avec la production en amont des sessions et la présentation à l’audience de nombreux rapports sur les bombes à fragmentation ou l’usage des défoliants,
    • mais aussi l’audition de nombreux témoins venus spécialement du Vietnam.

Une partie des membres du TICG partageaient l’ambition de contribuer à l’édification et à la concrétisation du droit international.

Rompant avec la tradition des commissions d’enquête militantes, Bertrand Russell s’était expressément prononcé, dès 1965, pour la création d’un véritable « tribunal », dont le TMI fournissait le modèle assumé.

Toutefois, les épithètes trahissaient un certain flottement : « populaires » pour certains de ses membres comme Basso, le TICG et ses successeurs ont été souvent qualifiés, par la suite, de tribunaux « d’opinion » ou, plus récemment, « citoyens » : ces termes, qui appartiennent au lexique standardisé des ONG humanitaires signalent, semble-t-il, une routinisation de cette forme d’action, la privant de sa visée subversive initiale.

Dès sa conception, le Tribunal Russell a du reste été marqué par des hésitations sur le sens à donner à l’initiative :

  • s’agit-il d’enquêter, de témoigner, de dénoncer ou, dans un sens plus classiquement judiciaire, de juger ?

Russell affirma ainsi, à l’ouverture du procès, en novembre 1966, que ses membres n’étaient pas des juges, mais des témoins.

Pourtant, dans son « Appeal to the American Conscience », publié en juin 1966, il affirmait que l’intention du Tribunal était bien de juger individuellement les principaux leaders américains.

Le Tribunal ne trancha pas clairement cette question, et son jugement affirma la culpabilité non pas d’individus précis, mais d’États, en l’occurrence les États-Unis et leurs alliés.

  • Certes, il est évident que le TICG n’avait pas les moyens d’établir précisément les responsabilités individuelles des différents responsables politiques.
  • Il est néanmoins curieux que cette question importante lorsqu’on applique le droit pénal international, fondé sur le principe de responsabilité individuelle, n’ait pas fait l’objet de débats approfondis au sein du Tribunal.

Plusieurs questions importantes n’ont pas été tranchées.

  • Quels principes et logiques juridiques doivent prévaloir ?
  • Doit-on privilégier le droit public ou le droit pénal international ?
  • Le droit des individus ou le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ?
  • Quelles formes donner à l’entreprise militante ?
  • S’agit-il d’un véritable tribunal ou d’une simple commission d’enquête ?

Pour comprendre ces hésitations, il est utile de se pencher sur les genèses multiples du TICG.

À cet égard, il faut sans doute distinguer entre deux filiations :

  • d’abord celle, trotskyste, de la commission Dewey en 1937. Celle-ci constituait un important précédent pour Ralph Schoenman, né en 1935, ainsi que pour les membres de la Bertrand Russell Foundation, compte tenu de l’engagement révolutionnaire, dans la mouvance trotskyste, de ce groupe qui s’était imposé dans l’entourage du philosophe au début des années 1960.
    • D’autres expériences, telles que le contre-procès communiste sur l’incendie du Reichstag, faisaient également partie d’une mémoire militante communicative relativement récente.

La seconde filiation est celle du procès international de Nuremberg, dont Russell s’inspira explicitement et qui fut abondamment convoqué lors de la préparation et au cours des débats du Tribunal.

  • On notera à ce sujet une tension entre, d’un côté, Sartre et les juristes continentaux, attachés à ce précédent, et, d’un autre, les membres anglo-saxons du Tribunal, notamment Schoenman, partisans d’une justice davantage révolutionnaire qui, selon eux, ne devait pas s’embarrasser de considérations juridiques et formelles.

Les travaux du TICG ont d’ailleurs été marqués par d’autres tensions.

  • Firent ainsi débat la commensurabilité entre crimes nazis et crimes américains au Vietnam, Beauvoir et Sartre étant initialement réservés quant au recours à la notion de « génocide ». Ce dernier en justifia finalement avec force la pertinence.

Fut aussi discutée la place à accorder à la question raciale états-unienne. Carmichael et le SNCC militaient en effet pour une objection de conscience spécifiquement afro-américaine au Vietnam.

Plusieurs « anciens » de Nuremberg intervinrent dans le débat public suscité par le Tribunal Russell : si Benjamin Ferencz, ex-membre du parquet américain, critiqua vivement cette expérience et l’application des Principes de Nuremberg à la guerre du Vietnam, il admit que le TICG avait néanmoins le mérite de souligner l’absence, regrettable selon lui, de Cour pénale internationale habilitée à juger impartialement les crimes de guerre.

  • Quant à Telford Taylor, successeur de Robert H. Jackson à la tête du parquet américain de Nuremberg et, à ce titre, en charge des douze procès ultérieurs (1946-1949),
    • il réévalua en 1970, après l’avoir lui aussi critiqué, le travail du Tribunal Russell dans un livre à charge contre la politique américaine, intitulé Nuremberg and Vietnam.

Ce livre fut publié dans un contexte où, à la lumière des massacres documentés par la presse américaine, celui notamment de Mi Lay en 1968, la contestation de la guerre du Vietnam prit une ampleur nouvelle.

  • Après avoir été dénigrés comme propagande soviétique par les grands titres nationaux comme le New York Times,
    • le travail du TICG et la documentation abondante réunie par celui-ci furent positivement réexaminés au début des années 1970.

En 1985, le théoricien du droit Robert Cover, qui s’était opposé à la guerre du Vietnam, voyait dans le Tribunal Russell une appropriation autant subversive qu’impertinente du précédent de Nuremberg.

Selon Cover, lorsqu’ils tentent d’apporter une réponse aux crimes d’État,

  • les tribunaux nationaux, les tribunaux révolutionnaires ou le Tribunal Russell ne peuvent plus ignorer l’acte primordial de Nuremberg et son sens juridique.

Par une ironie de l’histoire […], Nuremberg – un acte souvent qualifié de feuille de vigne [cachant] le pouvoir nu – a accouché d’une tentative d’émanciper la feuille de vigne [de ce pouvoir nu].

Le « lynchage festif » [lynching party] de Robert Jackson, pour reprendre l’expression de Hugo Black, est devenu l’affront de Lord Russell à la dignité des États-Unis, un affront que la France a refusé de cautionner et qui présentait les défauts juridiques non d’un lynchage festif, mais d’une fête du thé [tea party].

  • Cover attribue erronément l’expression de « lynching party » à Hugo Black, le rival de Jackson :
    • elle est en réalité du Chief Justice Harlan Fiske Stone,
      • mécontent de l’absence de Jackson à Washington et hostile au procès de Nuremberg, autant par attachement libéral à la justice nationale que par méconnaissance des crimes nazis.

« Jackson est au loin, tout à son lynchage festif de première catégorie [high grade lynching party] à Nuremberg, écrivait Stone en 1945. Ce qu’il fait aux nazis ne me dérange pas, mais je ne supporte pas qu’il prétende diriger un tribunal et une procédure [supposément] conformes à la common law. C’est une supercherie aux accents un peu trop moralisateurs pour mes idées démodées  »

Le jeu de Cover sur les expressions « lynching » et « tea party » renvoie à deux faces de l’histoire nationale, l’une sombre et même sinistre, l’autre plutôt libératrice et jubilatoire :

  • Cover, qui porte un regard critique sur Nuremberg, adhère davantage à la seconde, saluant l’audace autant que la prudence des juges « utopiques » comme Sartre et Russell.

 

The Memory of Justice : discontinuités, déraillements, apories

On pourrait dire que la conjoncture critique s’ouvre par un film, Judgement at Nuremberg (1961), et s’achève par un autre, The Memory of Justice (1976).

Le premier film s’inspire du procès des juristes à Nuremberg, le troisième des douze procès dits « successeurs », qui s’est tenu devant un Tribunal militaire américain à Nuremberg (TMN no 3, mars-décembre 1947). Les 16 accusés étaient des hauts fonctionnaires du ministère de la Justice et des juges en fonction sous le Troisième Reich.

  • D’après ce film, la « vraie » justice américaine peine à s’imposer face aux accusés, des juristes nazis de premier plan, qui ont, par leur pratique, perverti l’idée même de droit.

L’idéalisme juridique qui anime le film est doté d’une certaine force critique. Son scénariste (Abby Mann) et son réalisateur (Stanley Kramer) soulignent les obstacles à l’accomplissement de la justice : la volonté des autorités américaines d’occupation d’en finir avec les procès de criminels nazis en raison de la guerre froide ; la position inconfortable d’un pays, les États-Unis, qui ont également commis des crimes de guerre.

  • L’avocat de la défense mentionne ainsi Hiroshima dans son plaidoyer.

Toutefois, le film est aussi marqué par une série d’apories, nous y reviendrons.

Quant au second film, The Memory of Justice (L’Empreinte de la justice, 1976), il est marqué par une sorte d’idéalisme désenchanté, sans basculer pour autant dans un relativisme moral. Son réalisateur, Marcel Ophüls, récuse, en quelque sorte, une lecture de Nuremberg au prisme de la mémoire judéo-centrée du second conflit mondial qui émerge au moment de la réalisation du film, au début des années 1970.

  • Dans Judgement at Nuremberg, Stanley Kramer, pointe subtilement les implications domestiques du jugement des criminels nazis.

À 1 heure, 47 minutes et 50 secondes, le procureur Lawson (Richard Widmark) conclut son commentaire glaçant d’un film projeté à l’audience sur les camps de concentration, en citant un médecin nazi :

« comme des images, déclare-t-il, [les enfants de Buchenwald] ont ensuite été suspendus [hanged] à des crochets sur les murs ».

  • À ce moment précis, et pendant sept secondes, la caméra s’arrête sur le seul acteur afro-américain du film, un des soldats chargés de la garde des accusés.
  • Au moment précis où Lawson prononce le mot « hanged », les yeux du soldat dont le visage reste immobile obliquent légèrement vers la gauche, quittant l’écran situé au fond de la salle, pour fixer le public, c’est-à-dire le spectateur (photo 8).

Compte tenu du contexte et du positionnement politique de Kramer, ce gros plan, en contrechamp, n’est certainement pas le fruit du hasard. Le réalisateur avait tourné en 1958 The Defiant Ones (La Chaîne) évoquant le racisme féroce des États du Sud.

Ce film n’était pas dénué d’ambiguïtés, dans la mesure où il mettait en scène une réconciliation sans expliciter les motifs différents, et donc l’asymétrie, de la haine chez les Noirs et les Blancs et dans la mesure où il réarmait, cette fois « in black and white », le mythe de la masculinité américaine.

Six ans plus tard, Kramer revenait à cette thématique dans Guess Who’s Coming to Dinner (Devine qui vient dîner, 1967), un film non moins ambivalent au sujet des relations raciales, où l’on retrouve Spencer Tracy, le juge Haywood de Judgment at Nuremberg.

  • Judgement at Nuremberg n’épargne pas non plus les États-Unis en évoquant Hiroshima, par avocat de la défense interposé.
  • Surtout, il montre combien, sur fond de guerre froide naissante et de blocus de Berlin (1948-1949),
    • le gouvernement et l’armée sont pressés de tourner la page des procès de criminels nazis,
    • exerçant une pression en ce sens sur le juge et le procureur.

Néanmoins, le film, plus encore que le scénario d’Abby Mann, débouche sur des apories.

La stérilisation des « faibles d’esprit » ordonnée par un tribunal nazi et la répression des relations sexuelles entre personnes de race différente (« pollution raciale », en allemand Rasseschande) sont renvoyées à un envers du droit authentique.

Le film met en scène le combat de la véritable justice, celle des Américains, contre le travestissement du droit opéré par les nazis :

« le poignard de l’assassin était dissimulé sous la robe du juge » déclara ainsi le Tribunal lors du procès des juristes à Nuremberg.

Reste que, comme le soulignent plusieurs travaux récents,

nombre de démocraties occidentales avaient développé une législation eugéniste comparable à celle de l’Allemagne nazie : celle-ci n’innova pas sensiblement en ce domaine, du moins pas avant la mise en œuvre de la sinistre action T4  et le plan de stérilisation des Afro-Allemands, qui visa avant tout ceux que la propagande nazie appelait les « bâtards du Rhin ».

  • Dans plusieurs États américains, la loi interdisait formellement les relations sexuelles et a fortiori les mariages interraciaux.
    • Comme on le sait, ce n’est qu’en 1967, par l’arrêt Loving v. Virginia, que la Cour suprême déclara anticonstitutionnelle les lois prohibant la « miscégénation ».

La conjoncture critique s’achève en quelque sorte avec The Memory of Justice de Marcel Ophüls (1976).

Il s’agit cette fois d’un film documentaire de 278 minutes, divisé en deux parties :

1) « Nuremberg et les Allemands » ;

2) « Nuremberg et d’autres lieux ».

Ce film kaléidoscopique alterne images d’archives, observations plus ou moins participantes et entretiens individuels. Les premières sont extraites, notamment, de l’enregistrement filmé du procès. Dans le deuxième cas, le spectateur assiste à des réunions de famille, celle des Klarsfeld et des Ophüls, ou à des discussions entre Allemands « ordinaires » parlant du nazisme. Dans un sauna, des trentenaires nus évoquent ainsi les gazages à Auschwitz. Entre les deux, le film intercale des extraits d’interviews avec des militants de la mémoire (Beate et Serge Klarsfeld), des opposants aux guerres d’Algérie et du Vietnam (Noël Favrelière, Henri Alleg, Anthony Herbert, Eddie Sowder) et, surtout, des acteurs du procès de Nuremberg. Parmi eux, des magistrats, des témoins (Marie-Claude Vaillant-Couturier) et deux accusés (Speer et Doenitz).

Pour Telford Taylor, inspirateur, conseiller historique et figure centrale du film,

  • « les Américains avaient essayé d’atteindre des valeurs morales supérieures, en y arrivant parfois, mais, ajoute-t-il après une relance d’Ophüls, moins souvent que je l’imaginais ».

Par la suite, dans la deuxième partie, Joan Baez distribue avec Taylor des tracts contre la guerre du Vietnam, puis on la voit chanter sur scène la chanson de Maxime Le Forestier, Parachutiste.

L’introduction de sept minutes qui précède la première partie pose le cadre du film.

  • Celui-ci s’ouvre par la fameuse litanie du « nicht schuldig » (non coupable) au début du procès international de Nuremberg.
  • Aucun des accusés ne reconnaît sa culpabilité,
    • en ajoutant parfois l’énigmatique « Im Sinne der Anklage » (« au sens de l’accusation »).

Le violoniste Yehudi Menuhin, premier et dernier témoin à prendre la parole dans le film, déclare à Ophüls :

« Je ne peux donc qu’en conclure que tout être humain est coupable. À un certain degré parce qu’il est complice, parce qu’il est humain. Le fait que ce soit arrivé ici [Berlin] ne veut pas dire que ça ne pourrait pas arriver en Amérique, ou ailleurs. »

Menuhin prononce ces mots après avoir visionné la même scène que le spectateur. C’est une technique intéressante du réalisateur qui aime montrer des films, des images à celles et ceux qu’il interviewe, avant de leur demander de réagir.

  • Suit immédiatement un extrait du journal télévisé de la NBC montrant des civils blessés par une bombe au Vietnam :

« Ce qui s’est produit ici est un accident de guerre, dit la voix du journaliste, alors qu’un homme gravement blessé est étendu sur le sol, qu’une mère en pleurs porte un bébé calciné [il s’agit de la grand-mère de Kim Phuc], probablement mort. Quelqu’un a fait une erreur, continue la voix. Arthur Lord, NBC News on Highway One. »

Puis Noël Favrelière, commentant la séquence précédente, dit que « c’était un accident. Parce que c’est une petite fille. On ne sait pas. [Dans ce que j’ai vécu], que quelqu’un soit mort, ça, c’était bien voulu. »

Favrelière raconte comment, en Algérie, son capitaine a ordonné de tirer sur un enfant échappé d’un buisson.

Suit une séquence fameuse :

Cette scène succède immédiatement à la précédente.

L’introduction se termine par un texte en surimpression qui explicite le titre du film :

« Platon croyait qu’au cours de leur brève vie dans un monde imparfait, les êtres humains gardent en eux le vague souvenir d’une existence antérieure de l’âme, l’empreinte diffuse des vertus idéales, l’empreinte d’une justice idéale »

En définitive,

la neutralisation du précédent de Nuremberg par les grandes puissances, États-Unis en tête, n’a pas entravé, bien au contraire, ses « reprises » militantes.

À cet égard, le Tribunal Russell prolonge les pétitions afro-américaines en approfondissant le travail d’appropriation subversive du droit et de la forme du procès international.

Tribunaux citoyens, traitement cinématographique et analyses critiques du procès de Nuremberg contribuent à l’émergence d’un véritable dispositif judiciaire international. Constitué d’éléments hétérogènes, il se déploie moins par le « haut » que par le « bas », au travers des subjectivations et énonciations variées, de type critique, esthétique ou militant, qui le font exister.

  • Son versant institutionnel reste en effet largement virtuel en l’absence de cour pénale permanente.

Au plan doctrinal, il est cantonné, dans les années 1960, aux marges du monde académique.

[…] »

– Mouralis, G. (2019). Chapitre 6. Un legs ambigu : neutralisation politique et reprises militantes du procès (1946-1976). Dans : , G. Mouralis, Le moment Nuremberg (pp. 177-196). Presses de Sciences Po.

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« […] La présence d’annexes, d’une riche bibliographie et d’un catalogue des sources utilisées par l’auteur rendent cet ouvrage complet, mais en font également un outil utile pour tout chercheur souhaitant prolonger les réflexions de Guillaume Mouralis. L’abondance de détails révèle la volonté de l’auteur de s’adresser avant tout à un public de spécialistes, à l’aise avec les problématiques juridiques posées par le procès de Nuremberg. Cependant, l’ajout au sein même du texte d’iconographie, en particulier de photographies, rend la lecture agréable même aux non-initiés de ces domaines de recherches. » – Florine Nou, « Guillaume Mouralis, Le moment Nuremberg. Le procès international, les lawyers et la question raciale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2019, mis en ligne le 02 juin 2019, URL : http://journals.openedition.org/lectures/34953

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« « Rien ici-bas n’est plus souple, moins résistant que l’eau, pourtant il n’est rien qui vienne mieux à bout du dur et du fort »
Lao tseu, Tao-tö-King, 78″

 

Lectures supplémentaires / complémentaires : 

  • Mouralis, G. (2019). Retrouver les victimes. Naufragés et rescapés au procès de Nuremberg. Droit et société, 102(2), 243-260.
  • Mouralis, G. (2016). Le procès de Nuremberg : retour sur soixante-dix ans de recherche. Critique internationale, 73(4), 159-175.
  • Mouralis, G. (2015). Outsiders du droit international: Trajectoires professionnelles et innovation juridique à Londres, Washington et Nuremberg, 1943-1945. Monde(s), 7(1), 113-134.
  • Jeangène Vilmer, J. & Chung, R. (2013). Ethique des relations internationales: Problématiques contemporaines. Presses Universitaires de France.
  • Rouland, N. (1995). L’anthropologie juridique. Presses Universitaires de France.
  • Emeric, N. (2017). Droit souple + droit fluide = droit liquide. Réflexion sur les mutations de la normativité juridique à l’ère des flux. Revue interdisciplinaire d’études juridiques, volume 79(2), 5-38.
  • Joxe, A. (2012). Les guerres de l’empire global: Spéculations financières, guerres robotiques, résistance démocratique. La Découverte.
  • Taillat, S., Henrotin, J. & Schmitt, O. (2015). Guerre et stratégie. Presses Universitaires de France.
  • Bancel, N., David, T. & Thomas, D. (2014). L’Invention de la race: Des représentations scientifiques aux exhibitions populaires. La Découverte.
  • Nemo, P. (2013). Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains. Presses Universitaires de France.
  • von Busekist, A. (2010). Penser la politique: Enjeux et défis contemporains. Presses de Sciences Po.

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