Pensée(s) Sociale(s) & Sociologique(s)

« Constituée progressivement au fil de l’histoire, la pensée scientifique se caractérise par quatre traits associés :

  • la logique canonique du raisonnement ;
  • la soumission à l’épreuve des faits ;
  • l’existence d’une forte régulation institutionnelle ;
  • l’exigence de reproductibilité.

Ainsi, respectivement,

  • les enchaînements incohérents ou abusifs ne sont pas admis ;
  • lorsque les faits, convenablement établis, contredisent la pensée, celle-ci doit être abandonnée ou retouchée ;
  • des institutions (universités, académies, comités de revue, conseils de laboratoire) définissent et contrôlent la canonicité des productions ; enfin,
  • le sujet individuel s’efface derrière l’explicitation minutieuse des procédures (ce qui est une autre manière de dire que n’importe qui, procédant de la même façon, doit obtenir la même chose).

Le fait que les deux derniers traits soient en relation étroite avec la démocratie, sous la forme de l’État de droit et de l’égalité juridique des citoyens, mérite d’être relevé, même s’il semble nous éloigner de la question.

La pensée quotidienne (celle qui s’exprime dans les conversations, l’évocation des souvenirs, la transmission des rumeurs, les passions des foules) n’a pas ces contraintes. Elle en a d’autres.

  • Et nous entrons ici de plain-pied dans le débat :
  • ou bien la pensée quotidienne est une pensée immature, fautive, « biaisée », dont nous ne pouvons faire mieux que de recenser les insuffisances et les erreurs ;
  • ou bien elle possède sa cohérence propre que nous pouvons essayer de comprendre et, d’abord, de restituer.
    • Ce débat n’est pas sans conséquences.

Choisir la première option, c’est poser l’existence d’un Sujet universel concret qui est en permanence inculte, défaillant et limité, qui est victime par exemple de l’« erreur fondamentale » de Ross, qui n’a aucun sens des probabilités, qui est un « avare cognitif », qui est handicapé par un « biais de confirmation », qui s’adonne à la pratique des « corrélations fallacieuses » et ainsi de suite.

  • Sujet concret, plutôt calamiteux dans ses œuvres, rapporté à l’étalon d’un Sujet universel idéal, qui serait parfaitement rationnel et sans défaut.

Retenir au contraire la deuxième option, c’est poser l’existence d’un Sujet pratique dont les activités cognitives sont à la fois motivées et conditionnées par son insertion sociale particulière, autrement dit par sa citoyenneté au sens étymologique du terme ; et c’est donc du côté même de cette insertion qu’il convient de rechercher les principes de production et de régulation de ces activités cognitives. Car de tels principes existent incontestablement.

Comme l’écrivait Lévi-Strauss (1962, p. 355) en même temps que Serge Moscovici (1961) publiait son travail fondateur pour l’étude des représentations sociales :

« La pensée sauvage est logique, dans le même sens et de la même façon que la nôtre, mais comme l’est seulement la nôtre quand elle s’applique à la connaissance d’un univers auquel elle reconnaît simultanément des propriétés physiques et des propriétés sémantiques. » Disons des propriétés d’objet et des propriétés de société.

Trente-cinq ans après en avoir proposé la notion (Rouquette, 1973), les travaux sur la « pensée sociale » se sont multipliés et diversifiés.

  • Il est temps d’en offrir un échantillon actualisé, mettant en évidence à la fois une unité d’inspiration et une pluralité méthodologique, au cœur de la psychologie sociale.

Depuis l’origine, cette perspective de recherche s’attache aussi bien à l’intervention de facteurs sociaux dans la détermination des processus de pensée qu’à la spécificité de ces processus lorsqu’ils portent sur des objets sociaux d’importance collective. Ces deux aspects sont les facettes complémentaires d’une même réalité, comme le montre particulièrement bien – on y reviendra – l’étude des rumeurs ou encore celle de la mémoire collective.

 

L’architecture de la pensée sociale

Pour les raisons mêmes que l’on vient d’exposer, on ne peut se contenter de faire de cette pensée un simple « fourre-tout. »

  • Dès lors qu’il existe une organisation cognitive et une organisation sociale, il paraît indispensable de rechercher les effets de cette double structure dans l’articulation des divers modes d’expression de l’individu socialisé.

Cette « architecture », plusieurs fois présentée (notamment Rouquette, 1996, 1998 ; Juarez et Rouquette, 2007), ordonne l’ensemble {opinions, attitudes, représentations sociales, idéologie} selon un critère de variabilité et de labilité :

  • dans un ensemble social donné, les opinions sont plus diverses et plus changeantes que les attitudes, celles-ci à leur tour plus dispersées et plus modifiables que les représentations, le niveau idéologique étant finalement le mieux partagé et le plus stable.

La raison de cette hiérarchie tient à la relation logique, de type génératif, qui permet d’emboîter ces différents niveaux :

ce sont les attitudes qui permettent de rendre compte des opinions ; ce sont les représentations fondatrices d’une culture ou d’une sous-culture qui rendent compte des attitudes ; et ce sont des composants idéologiques, encore plus généraux, encore mieux partagés, qui permettent de « fabriquer » les représentations sociales (croyances générales, valeurs, modèles épistémiques).

  • Du point de vue historique, on passe, en remontant cette architecture, des expressions instantanées ou momentanées de la pensée sociale à des formations qui s’étalent sur la longue durée et qui sont caractéristiques d’ensembles sociaux de plus en plus vastes.

La hiérarchie conceptuelle que l’on vient de décrire inspire une règle tactique simple pour l’orientation de la théorie et de la recherche :

  • à l’évidence, les niveaux englobants sont plus « productifs » dans tous les sens du terme que les manifestations plus locales et plus particulières.
  • Il n’est guère intéressant, par exemple, pour la compréhension de la pensée sociale, de s’attacher à la seule diversité des opinions dans une population, quelle que soit la taille de celle-ci.
  • De même, une différence de représentations ne prend son sens que si on la réfère à des systèmes de valeurs ou de croyances qui se trouvent eux-mêmes liés à des positions sociales particulières.

Tout cela a des implications pratiques, qui sont peut-être les plus importantes.

Par exemple, on ne construit pas une représentation nouvelle « par le bas », c’est-à-dire par la seule diffusion d’opinions, quelle que soit l’échelle de cette diffusion ; on ne corrige pas une représentation par une intervention sur les attitudes, mais à partir de la mise en œuvre d’une représentation alternative, ou encore par une modification délibérée de l’environnement qui rend la première représentation caduque (pensez à la lutte contemporaine contre le tabagisme ou contre l’alcoolisme, obtenant des résultats dans la modification des normes d’usage et des conduites sur la base d’interventions législatives).

  • Ainsi l’étude de la pensée sociale permet-elle de comprendre les raisons profondes de certains échecs dans les campagnes de communication ou, symétriquement, les raisons véritables de certains effets d’influence.

 

Les productions collectives

Par suite de sa nature même, la pensée sociale se manifeste le plus nettement au niveau collectif, dans tous les phénomènes où la cognition est indissociable de la communication et de l’interaction des personnes, devenant ainsi une cognition partagée.

  • Au tout premier rang de ces phénomènes, il faut compter avec
    • la mémoire publique,
    • les rumeurs et
    • la mobilisation des foules.

Dans ces trois registres,

la connaissance se fabrique, s’enrichit, s’amende, et finalement se cristallise au fil des échanges entre partenaires sociaux. Mais ce ne sont pas ces échanges seuls, ce ne sont pas ces échanges par eux-mêmes, qui produisent ce résultat.

Ce sont les positions identitaires, les appartenances, les valeurs, les normes de toute nature, qui gèrent au contraire les communications et en font un vecteur efficient de l’élaboration d’une pensée commune.

Les rumeurs sont tout à fait typiques à cet égard, et leur étude nous a beaucoup appris.

Il en va de même pour l’élaboration de la mémoire historique, dont l’analyse a été entreprise plus récemment, et pour la dynamique des rassemblements, indissociables de notre modernité.

Rien n’est plus clair :

  1. d’un côté les rumeurs sont déterminées par les appartenances sociales relatives (d’où les rumeurs de ruraux, d’ouvriers, de lycéens, de mères de famille, d’inactifs, d’employés et ainsi de suite) ;
  2. de l’autre on peut croire aux rumeurs les plus folles dès lors qu’elles nous concernent de près, même si on est par ailleurs totalement rationnel dans son travail et dans ses affaires.
  • Voici bien les deux facettes de la pensée sociale dont on parlait en commençant.
    • On les retrouverait aussi pour les avatars de la mémoire historique :

nous nous souvenons ensemble de ce qui nous importe, même si ce n’était pas en fait le plus « important », et nous n’avons pas les mêmes souvenirs que nos voisins si nos voisins ne sont pas nos « prochains » idéologiques ou sociaux, c’est-à-dire s’ils ne sont pas impliqués par les mêmes choses que nous.

  • Bien sûr, ce que l’on dit du souvenir, on doit le dire aussi de l’oubli.

Quant aux foules intentionnelles (pour les distinguer des simples agrégats occasionnels ou des densités topiques provoquées par les concentrations urbaines), la sagesse populaire nous répète depuis longtemps « qui se ressemble s’assemble », ce qui suppose que l’on connaisse d’avance cette ressemblance et qu’on la valorise assez pour se la rendre mutuellement manifeste.

  • C’est seulement à partir de cette reconnaissance identitaire, étayée par des représentations et des croyances partagées, des rites et des symboles, que le fait d’être « nombreux » peut prendre le sens d’un argument.

 

Une logique particulière

Comme tout objet de science, les manifestations de la pensée sociale doivent être décrites autant que possible selon des propriétés formelles, repérables empiriquement et finalement mesurables.

De même, il ne suffit pas de dire que cette pensée obéit à des logiques « autres » sans tenter de préciser plus avant ces dernières à un niveau satisfaisant de généralité. Il ne suffit pas davantage d’accumuler des études de cas sans essayer de les systématiser à partir de règles de transformation.

  • À cet égard, les approches structurales ont joué un rôle essentiel.
  • Elles ont permis en effet
    • de dépasser le stade du catalogue de curiosités et de la simple description phénoménologique
    • pour accéder à des modes de caractérisation rigoureux, susceptibles d’être soumis aux épreuves de falsification (au sens poppérien du terme).

On dispose désormais de procédures de recueil et de techniques de traitement des données qui sont devenues classiques dans la communauté de ceux qui travaillent sur les manifestations de la pensée sociale. On en trouvera plusieurs illustrations dans les pages qui suivent.

Que peut-on dire, sans entrer ici dans le détail mais en essayant de ne pas se montrer pour autant trop caricatural ou trop vague, des principales propriétés de cette pensée ? Il semble que l’on puisse en distinguer trois :

  1. la pluriqualification des relations ;
  2. la restriction de l’espace du raisonnement ;
  3. la validation tautologique.

Toute pensée se ramène sans doute à un assemblage de formats (A r B) dans lesquels A et B sont des éléments (des variables si l’on veut) et r une relation (ou, si l’on préfère, un état de relation).

La pensée scientifique a pour caractéristique de « filtrer » strictement ces formats, de telle sorte que leurs trois composantes aient une valeur univoque : définitions opérationnelles des variables, formalisation sans ambiguïté de la relation ou de l’état de relation.

  • Au contraire, la pensée sociale pratique en permanence la multiqualification des relations entre des éléments plurivoques.

En termes simples, un format (A r B) signifie en même temps plusieurs choses qui sont éventuellement contradictoires.

Par exemple, l’énoncé « la démocratie, c’est la liberté » peut renvoyer aussi bien à « la démocratie est la condition de la liberté » qu’à « la démocratie est conditionnée par la liberté » ; aussi bien à « la démocratie se caractérise par la liberté » qu’à « la démocratie doit assurer la liberté », etc.

Il existe ainsi une incertitude intrinsèque associée à tous les énoncés de la pensée sociale.

Cette incertitude est précisément à la source de la capacité d’emprise et de la plasticité de cette pensée.

La multiqualification permet en effet de rassembler des interprétations différentes et de les faire fluctuer au gré des changements de partenaire ou de situation.

  • D’autre part, la pensée sociale est, si l’on peut dire, une pensée de la gestion quotidienne, c’est-à-dire une pensée de ce qui intéresse immédiatement les gens, de ce qui les préoccupe, de ce qui leur importe (ce que nous appelons « l’implication »).
  • Elle traite avant tout de ce qui concerne ses producteurs-inventeurs, qui sont en même temps ses destinataires, ici et maintenant.

Qu’il s’agisse du passé ou de l’avenir, sa projection temporelle est très courte :

  • ses propres origines lui sont opaques (elle croit volontiers qu’« on a toujours pensé comme ça ») et les conséquences lointaines n’entrent pas dans ses calculs.

Corrélativement,

  • elle ne prétend pas à l’universalité au-delà des limites de la « tribu » (souvent identifiée, on le sait, aux limites de l’« humanité normale », voire de l’humanité tout court).

Elle pratique donc de « courtes chaînes de raisonnement »,

  • à l’opposé de ce que Descartes prônait comme modèle de la pensée juste :

« Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s’entre-suivent en même façon » (Discours de la méthode, seconde partie).

  • Enfin la validation tautologique est une caractéristique permanente de la pensée sociale.

Considérons par exemple l’énoncé « X affirme p », dans lequel X est une personne ou une institution et p un format élémentaire du type de ceux dont on vient de parler.

Normalement, la valeur de p doit être validée, positivement ou négativement, au moyen d’un dispositif extérieur, typiquement un dispositif expérimental ou une procédure d’observation.

C’est le propre des sciences, mais ce n’est pas ce qui se passe avec la pensée sociale, celle-ci préférant mettre en œuvre une validation tautologique du type « p est vrai parce que X pense p » ou « p est faux parce que X pense p ». Tout dépend bien entendu de notre rapport à X. Selon qu’elle est ou non partagée, l’identité sociale, qui peut se décliner selon les différents paliers de l’architecture mentionnée ci-dessus, est ainsi un garant du jugement pour tous les objets ayant quelque pertinence économique ou symbolique.

  • Le domaine que l’on vient de décrire en quelques lignes est fascinant.
  • Il touche à l’ensemble des sciences sociales, à l’épistémologie et à l’histoire.
  • Il offre des outils d’analyse et des clés de compréhension pour les mouvements sociaux d’hier et d’aujourd’hui.
  • Il permet de restituer les faits de communication dans un espace conceptuel enrichi, intégrant les activités cognitives et les rapports intergroupes.

Nul doute que beaucoup de travaux se développent encore à l’avenir dans ce champ, et qu’ils contribuent ainsi à rendre à la psychologie sociale son statut de discipline nécessaire. »

– Rouquette, M. (2009). Introduction: Qu’est-ce que la pensée sociale ?. Dans : Michel-Louis Rouquette éd., La pensée sociale (pp. 5-10). ERES.  

 

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« […]

La pluralité des paradigmes est ainsi une caractéristique majeure de la sociologie, elle participe de sa richesse. Culturalisme, fonctionnalisme, structuralisme génétique, individualisme méthodologique, interactionnisme symbolique, ethnométhodologie, etc., ces termes barbares pour les non initiés, constituent les courants au sein desquels on doit se repérer pour saisir la nature et la variété de la pensée sociologique.

 

Ne céder ni au relativisme ni au scepticisme

Toutefois, considérer la diversité comme une richesse ne saurait faire oublier qu’elle pourrait être aussi un signe de fragilité scientifique.

  • « Peut-on dire de la sociologie qu’elle est une science, si les sociologues ne parviennent pas à s’entendre sur une théorie, une méthode, et une définition commune de leur discipline ? »,
  • « S’il existe plusieurs analyses d’un phénomène social, n’est-ce pas que toutes se valent ? ».

Les sociologues apportent des réponses qui permettent de ne céder ni au relativisme, ni au scepticisme.

  • Depuis l’étude de Durkheim sur le suicide (1897, cf. chap. 3), on sait que, au même titre que les sciences de la nature, la sociologie peut faire des « découvertes » et établir des relations auxquelles on n’aurait pu aboutir par la simple réflexion.

Durkheim a démontré la régularité du taux de suicide dans chaque société – avec une tendance à la hausse qui lui semblait pathologique –, mais aussi sa variation d’une catégorie sociale à l’autre : l’urbain plus que le rural, le vieux plus que le jeune, l’homme plus que la femme, le célibataire, le divorcé ou le veuf plus que l’homme marié, l’homme marié sans enfants plus que l’homme marié avec enfants, le protestant plus que le catholique, mais le catholique plus que le juif, etc.

  • Cet ensemble de « faits sociaux » établis par la voie statistique, additionnés à l’observation d’une hausse avec la durée du jour (l’été plus que l’hiver)
  • et l’intensité de la vie sociale (en semaine plus que le dimanche), le conduit à proposer un modèle théorique.
  • Le suicide varie en raison inverse de l’intégration sociale (ou lien social) :

plus un individu est rattaché à la société par des relations professionnelles et familiales, des responsabilités à l’égard d’autrui, plus la probabilité qu’il attente à ses jours est faible.

  • Depuis lors, cette thèse a été confirmée par nombre de travaux, et elle s’avère un outil efficace pour l’analyse des phénomènes de déviance, même si d’autres paradigmes viennent utilement la compléter.

De même, le raisonnement sociologique permet parfois de contourner les présupposés et les préjugés de sens commun, comme l’illustre le célèbre test proposé par Paul Lazarsfeld pour inciter ses étudiants à se méfier des évidences à partir des résultats de l’énorme enquête menée, de 1941 à 1945, auprès de 500 000 soldats américains, et dirigée à Harvard par Samuel Andrew Stouffer (1900-1960).

Il commence par énoncer une liste de propositions suivies d’une explication qui semble frappée du sceau du bon sens :

1. « Les individus dotés d’un niveau d’instruction élevé présentent plus de symptômes psychonévrotiques que ceux qui ont un faible niveau d’instruction.
On a souvent commenté l’instabilité mentale de l’intellectuel contrastant avec la psychologie moins sensible de l’homme de la rue.

2. Pendant leur service militaire, les ruraux ont d’ordinaire meilleur moral que les citadins.
Après tout, ils sont habitués à une vie plus dure.

3. Les soldats originaires du sud des États-Unis supportent mieux le climat chaud des îles du Pacifique que les soldats du nord.
Bien sûr, les habitants du Sud sont plus habitués à la chaleur.

4. Les simples soldats de race blanche sont davantage portés à devenir sous-officiers que les soldats de race noire.
Le manque d’ambition des Noirs est presque proverbial.

5. Les Noirs du Sud préfèrent les officiers blancs du Sud à ceux du Nord.
N’est-il pas bien connu que les Blancs du Sud ont une attitude plus paternelle envers les darkies ?

6. Les soldats américains étaient plus impatients d’être rapatriés pendant que l’on combattait qu’après la reddition allemande.
On ne peut blâmer les gens de ne pas avoir envie de se faire tuer. »

Puis Lazarsfeld commente les résultats :

« Voilà quelques échantillons des conséquences du type le plus attendu qui constituent les “briques” avec lesquelles se construit la sociologie empirique. Mais pourquoi, si elles sont si évidentes, dépenser tant d’argent et d’énergie à établir de telles découvertes ? Ne serait-il pas plus sage de les considérer comme données et de passer tout de suite à un type d’analyse plus élaboré ? »

Cela serait certainement une bonne idée, n’était-ce un détail à propos de la liste en question :

« Chacune de ces propositions énonce exactement le contraire des résultats réels. […] Si nous avions mentionné au début les résultats réels de l’enquête, le lecteur les aurait également qualifiés d’“évidents”. Ce qui est évident, c’est que quelque chose ne va pas dans ce raisonnement sur l’“évidence”. En réalité, il faudrait le retourner : puisque toute espèce de réaction humaine est concevable, il est d’une grande importance de savoir quelles réactions se produisent, en fait, le plus fréquemment et dans quelles conditions. Alors seulement la science pourra aller plus loin. »

  • Rien de plus trompeur parfois que le sens commun.

N’a-t-il pas fallu attendre Copernic et Galilée pour que soit contestée l’« évidence » de la révolution du soleil autour de la terre ?

Certaines méthodes sont capables de mettre à distance des préjugés et jugements de valeur d’autant plus dangereux que la sociologie étudie des comportements humains qui, le plus souvent, paraissent immédiatement compréhensibles. Rejet des prénotions (Durkheim), neutralité axiologique (Weber), contestation des mythes (Elias), vigilance épistémologique (Bourdieu), autant de principes qui permettent de ne pas céder au scepticisme et au relativisme.

  • L’insistance sur les clivages ne doit donc pas faire oublier les points d’accord.

 

Le dépassement des clivages caricaturaux

La sociologie contemporaine semble se caractériser par une relative convergence des points de vue comme le montre le cas français où l’on a vu le « déterministe » Pierre Bourdieu (1930-2002) préconiser une « économie des pratiques » laissant une large place aux stratégies des agents, tandis que Raymond Boudon (1934-2013), le sociologue français le plus marqué du côté individualiste, définissait l’homo sociologicus par un ensemble de traits où apparaissent nettement des influences collectives  :

Confronté à un choix, l’agent « social » ou l’homo sociologicus peut faire, non ce qu’il préfère, mais ce que l’« habitude », des « valeurs intériorisées » et divers conditionnements lui dictent.

  • La notion de meilleur choix possible n’est pas toujours définie.
  • Les préférences des agents sont fonction de l’environnement et de leur propre histoire.

Les décisions des agents ne sont pas toujours rationnelles au sens strict. On retrouve ici la notion de rationalité limitée de Herbert A. Simon : l’individu ne choisit pas la meilleure parmi toutes les solutions possibles, mais seulement celle qui lui semble satisfaisante parmi les quelques-unes qu’il entrevoit.

  • Même s’ils disposent d’une certaine marge de manœuvre, les individus agissent dans le cadre de rôles que leur assigne la société.

Avec ces nuances, on voit que les sociologues ne se contredisent pas toujours. Elles se retrouvent d’ailleurs dans la plupart des discours sociologiques, qui, à l’instar de ceux de Durkheim, de Simmel ou de Weber, ont été trop rapidement étiquetés. Faire l’histoire de la pensée sociologique, c’est donc se donner l’occasion de dépasser les caricatures.

Par ailleurs, cette histoire est truffée de tentatives de composition entre approches individualistes et déterministes. On pense par exemple à la métaphore du filet proposée par le sociologue allemand Norbert Elias (1897-1990) qui considère la société indissociablement comme le produit des actions individuelles et comme leur matrice.

« Un filet est fait de multiples fils reliés entre eux. Toutefois ni l’ensemble de ce réseau ni la forme qu’y prend chacun des fils ne s’expliquent à partir d’un seul de ces fils, ni de tous les différents fils en eux-mêmes ; ils s’expliquent uniquement par leur association, leur relation entre eux. Cette relation crée un champ de forces dont l’ordre se communique à chacun des fils […]. La forme du filet se modifie lorsque se modifient la tension et la structure de l’ensemble du réseau. Et pourtant ce filet n’est rien d’autre que la réunion de différents fils ; et en même temps chaque fil forme à l’intérieur de ce tout une unité en soi ; il y occupe une place particulière et prend une forme spécifique […]

Pour employer une formule percutante : l’individu est à la fois la monnaie et le coin qui la frappe. […] Ce que l’on sépare si souvent par la pensée comme deux substances différentes ou deux niveaux différents chez l’homme, son “individualité” et son “conditionnement social”, ne sont en vérité rien d’autre que deux fonctions différentes des hommes dans leurs relations, dont aucune ne peut exister sans l’autre : elles sont l’expression de l’activité spécifique de l’individu dans sa relation à ses semblables et de sa malléabilité, de l’influence qu’exerce sur lui l’activité des autres, de la dépendance des autres, et de sa dépendance à l’égard des autres, de sa fonction d’estampage et de sa fonction de monnaie. »

N. Elias, 1987, La société des individus, © Librairie Arthème Fayard, 1991, p. 70-71, 97 et 103-104

Le dépassement des clivages caricaturaux est autant l’affaire des protagonistes de ces débats que de ceux qui les lisent et les interprètent. Il concerne aussi les pédagogues qui les présentent. Nous tenterons donc d’écrire une histoire fidèle aux nuances premières des pensées sociologiques, pour en souligner et la complexité et la saveur.

[…] »

– Delas, J. & Milly, B. (2015). Introduction. Dans : , J. Delas & B. Milly (Dir), Histoire des pensées sociologiques (pp. 3-10). Armand Colin.

 

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« […]

Herbert Spencer (1820-1903)

Cet instituteur, devenu ingénieur des chemins de fer, puis journaliste, est connu pour sa culture éclectique.

  • L’ensemble de sa carrière se déroule en marge de l’université où il ne sera pas reconnu.
  • Son originalité réside dans le modèle naturaliste et évolutionniste appliqué à la société.

Dans ses Principes de sociologie (1852-1857), il énonce, avant L’origine des espèces de Charles Darwin (1809-1882), le principe de l’évolution par la sélection naturelle.

  • Son naturalisme consiste à postuler une analogie entre les sciences de la nature et celles de l’homme.
  • Cette thèse aura une influence considérable, notamment sur Durkheim, et inspire de nombreux auteurs qui pousseront très loin l’analogie animaliste,
    • mais elle n’aide guère à distinguer la sociologie de la biologie, de la psychologie ou même de la métaphysique.

 

Organicisme

La sociologie trouve donc son modèle en biologie. Les structures et les fonctions sociales sont assimilées aux structures et aux fonctions biologiques. Les individus sont les composants élémentaires du tout social, les institutions y remplissent des rôles analogues aux fonctions des organismes du corps humain.

« En plusieurs cas, l’expression organisme social était employée ; le groupement de citoyens formant une nation était comparé à celui des cellules formant un corps vivant ; la transformation d’un tout fait de parties semblables qui n’ont qu’un faible degré de dépendance mutuelle, en un tout fait de parties dissemblables dépendant à un haut degré les unes des autres était montrée comme étant commune aux organismes individuels et aux organismes sociaux. »

H. Spencer, Social Statics : The Essential Conditions to Human Happiness Specified, and the First of Them Developed, London, Chapman, 1851, p. 497, cité par M. Dubois, La sociologie de l’envers, Ellipses, 1994, p. 78

Si l’organicisme, dans sa forme pure, et par trop simpliste, disparaîtra rapidement, ses avatars fonctionnalistes auront un succès considérable au xxe siècle.

 

Évolutionnisme et sélection

Toutes les sociétés évoluent, selon une loi empruntée au physicien Baer, du simple vers le complexe, c’est-à-dire du stade militaire au stade industriel.

Ainsi, la densification sociale liée à l’urbanisation conduit à la division du travail. Spencer emprunte au physiologiste William Carpenter (1813-1885) la loi de passage de l’homogène vers l’hétérogène observée dans le développement ontogénétique animal et végétal.

  • On passerait donc des sociétés homogènes à forte coercition dirigées par des castes militaires, à des sociétés hétérogènes à forte division du travail respectant les libertés et recourant peu à l’intervention de l’État.
  • On verra avec Durkheim (qui, par ailleurs, ne goûtait guère le libéralisme de Spencer), puis les fonctionnalistes, à quel point cette conception de l’évolution des sociétés selon un processus de différenciation et de complexité croissantes a marqué la sociologie.

Le moteur de l’évolution se trouve dans la sélection des meilleurs. De même que dans la nature, la sélection ne laisse de place qu’aux plus aptes, dans la société, elle passe par la libre concurrence, sans quoi elle se ferait mal, ce qui limiterait le progrès.

  • À travers des formules excessives (« survivance des plus aptes ») ou des suggestions brutales (« l’incommodité, la souffrance et la mort qui sont les châtiments attachés par la nature à l’ignorance autant qu’à l’incompétence » à propos des « malingres », des « incapables » ou des « misérables »), Spencer inspire le courant du « darwinisme social » qui est à l’origine de dérapages douteux.
  • William Graham Sumner (cf. infra) est un exemple de ces penseurs américains assez proches des milieux d’affaires qui en défendent une version abrupte :

« Liberté, inégalité, survie des plus aptes : absence de liberté, égalité, survie des moins aptes ; […] Le premier terme de l’alternative fait progresser la société, et favorise les meilleurs éléments ; le deuxième fait dégénérer la société et favorise ses pires éléments. »
W. G. Sumner, cité par M. Dubois, La sociologie de l’envers, Ellipses, 1994, p. 75

  • Darwinisme social : doctrine selon laquelle la société progresse grâce à la sélection naturelle à condition de laisser libre cours à la compétition. On discerne ici une application du libéralisme économique au domaine social, cette thèse implique en effet le refus de l’assistance aux plus faibles et des entraves (impôts, règlements) à la réussite des plus forts, qui émousseraient la volonté de s’en sortir des uns, décourageraient la performance des autres, et, au total, conduiraient l’espèce à sa déchéance. Cette thèse, initiée par Spencer ou Sumner, a donné lieu aux dérapages idéologiques que l’on imagine (racisme, eugénisme…).
  • Selon Patrick Tort, elle est en contradiction flagrante avec les idées de Charles Darwin (cf. P. Tort [dir.], Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, PUF, 2000).

Les thèses naturaliste et évolutionniste de Spencer ont sans doute gêné l’autonomisation de la sociologie par rapport aux sciences de la nature.

  • Progressivement cependant, la référence à la biologie est marginalisée et son influence recule. Leonard Hobhouse (1864-1929) qui contribua le plus à son institutionnalisation – titulaire de la première chaire de sociologie à la London School of Economics, directeur de la plus ancienne revue (The sociological review) – s’éloigne de Spencer qu’il juge par trop mécaniciste. Après la Première Guerre, c’est Morris Ginsberg (1889-1970) qui occupe la chaire de sociologie à la London School of Economics.

 

2. Italie : Vilfredo Pareto et les néo-machiavéliens

En Italie,

  • l’étude sociale s’introduit d’abord par le biais de la philosophie du droit et de l’anthropologie criminelle, avec notamment Cesare Lombroso (1836-1909) célèbre pour sa thèse sur l’origine génétique du crime fondée sur l’étude morphologique des crânes de criminels, ou Raffaele Garofalo (1852-1934) et Enrico Ferri (1856-1929).

Malgré leur énorme succès, ces thèses ont vite été contestées, notamment par Durkheim qui récusait l’idée d’une « personnalité criminelle ». Leur validité scientifique n’ayant jamais été établie, elles ont été abandonnées.

La sociologie contemporaine retiendra plutôt les noms de trois auteurs – Vilfredo Pareto, Gaetano Mosca et Roberto Michels –, notamment pour la partie de leurs travaux qui s’inscrit dans le courant néo-machiavélien. Il leur manque toutefois une logique commune et un chef de file.

  • Pareto aurait pu jouer ce rôle, mais, bien qu’il soit parfois considéré comme un des pères fondateurs de la sociologie, notamment par Talcott Parsons ou Raymond Aron, il n’a pas obtenu dans cette discipline la même renommée qu’en économie.

 

Vilfredo Pareto (1848-1923)

Fils d’un aristocrate italien et d’une mère française, ingénieur de formation, Vilfredo Pareto travaille d’abord dans les chemins de fer et la métallurgie. Venu à l’économie sur la quarantaine, il démissionnera pour s’y consacrer entièrement. En 1891, il rencontre Léon Walras (1834-1910) auquel il succède en 1893 sur la chaire d’économie politique de l’Université de Lausanne. Il veut montrer que « le développement de la société humaine s’accomplit selon des lois fixes et déterminées comme celles que nous a révélées la physique » ce qui justifie, à l’instar de Walras, de se consacrer à l’« économie pure », c’est-à-dire une théorie déductive présentée sous forme mathématique. Brillant théoricien de l’optimum, des courbes d’indifférence et de l’utilité ordinale, son Cours d’économie politique (1896-97) demeure aujourd’hui une référence incontournable de la théorie économique dite néoclassique. Cependant, il prend conscience des limites de cette démarche quand il réalise que l’immense majorité des actions humaines relève des instincts et des sentiments et non de la logique, il va donc se tourner vers la sociologie, et publie en 1916 un monumental Traité de sociologie générale (1916). Nous nous intéressons ici à quelques-unes de ses conceptions qui ont eu la plus grande portée.

 

Une typologie des actions

1. Les actions logiques sont objectivement adaptées au but poursuivi : « les opérations qui sont logiquement unies à leur but, non seulement par rapport au sujet qui accomplit ces opérations, mais encore pour ceux qui ont des connaissances étendues » (Traité de sociologie générale, § 150). Elles se distinguent donc par l’identité des vues de l’acteur (point de vue subjectif) et d’un observateur extérieur compétent (point de vue objectif).

Cette catégorie d’actions est en fait très réduite puisqu’elle se limite à celles qu’un observateur extérieur capable d’un jugement scientifique admettrait comme pertinentes, elle exclut donc les actions logiques mais inadaptées ou « ayant un effet objectif non désiré » (cf. le quatrième point ci-dessous). Mais ce critère de définition apparaît peu opératoire : que faire en effet des cas où le débat scientifique n’est pas tranché ?

  • Comment être logique, en ce sens étroit, face au principe de précaution, aux médicaments à efficacité discutée, ou aux actions « en univers incertain avec information asymétrique portant sur des biens contingents » étudiées par la théorie économique contemporaine ?
  • Max Weber résoudra le problème en refusant de distinguer les points de vue de l’acteur et de l’observateur, la rationalité praxéologique incluant selon lui toutes les actions visant un but clairement identifié :
    • le croyant qui prie pour la pluie, le général qui consulte les oracles avant la bataille, comme l’ingénieur qui calcule la résistance d’un matériau ou le consommateur qui compare les prix.

 

2. Les actions non logiques, « ce qui ne signifie pas illogiques » sont groupées en quatre « genres » :

– actions sans aucune finalité, comme certains interdits : ne pas mettre ses coudes sur la table ;
– actions sans finalité objective mais perçues par le sujet comme ayant une finalité : le général qui consulte un oracle avant la bataille ;
– actions sans finalité mais ayant un effet objectif : réflexes ;
– actions ayant un effet objectif non désiré : l’entrepreneur baisse ses prix pour augmenter sa clientèle mais, se faisant, il contribue à la baisse générale des prix qui profite au consommateur.

Pour leur description, Pareto recourt à deux concepts :

  • les résidus et
  • les dérivations.

Les actions non logiques renvoient aux instincts, aux pulsions ou aux besoins, c’est-à-dire à un « état psychique » qui, par nature, n’est pas observable. On doit donc les appréhender par leurs manifestations extérieures (« comme l’élévation du mercure, dans le tube d’un thermomètre, est la manifestation d’un accroissement de la température ») que Pareto appelle des « résidus » à ne pas « confondre » avec « les sentiments, ni avec les instincts auxquels ils correspondent ».

Une part essentielle du Traité est consacrée à en construire une typologie qui ne comporte pas moins de 6 classes et 26 sous-classes. Cette construction apparaît au lecteur tentaculaire, abstraite, confuse et fragile. François Simiand (1872-1935) par exemple, un économiste disciple de Durkheim, la considérait comme issue d’une « imagination abstraite et d’une érudition fantaisiste ».

Le sujet éprouve ensuite le besoin de donner un « vernis logique » à son action, il va donc construire ce que Pareto appelle des « dérivations », et que nous appellerions aujourd’hui « sens subjectif », « système de justification » ou « idéologie », selon leur niveau de généralité ou leur portée au regard de la hiérarchie des valeurs. Pour préciser la relation qui va de l’état psychique au résidu et à la dérivation, Pareto écrit : « un sentiment s’exprime par un résidu ; si celui-ci sert ensuite à expliquer, à justifier, à démontrer, on a une dérivation » (Traité, § 1341).

Selon Raymond Boudon et François Bourricaud, ces explications pseudo-rationnelles, ces auto-justifications forment les bases d’une théorie de l’idéologie plus subtile que celle de Marx ou de Mannheim : « un véritable traité de rhétorique sociale », « une sorte d’inventaire des procédés utilisables pour se convaincre soi-même et convaincre autrui du bien-fondé d’un sentiment ». Ils reconnaissent pourtant que sa sociologie « soulève de nombreuses questions d’interprétation et de fond », que son analyse des résidus et des dérivations suscite des objections « incontestablement solides » et que sa classification des résidus « peut difficilement passer pour entièrement convaincante » .

 

Une distinction économie/sociologie

Pour Pareto, l’économie est la science des actions logiques tournées vers l’efficacité et éclairées par une rationalité objective, la sociologie celle des actions non logiques, qui renvoient à la part obscure de la nature humaine faite d’instincts, de pulsions et de besoins.

Pareto définit l’économie comme « l’ensemble des doctrines que l’on peut déduire du postulat hédoniste avec peu ou pas d’autres propriétés du psychisme humain.

L’économie pure étudie l’homo œconomicus qui est guidé uniquement par le désir d’obtenir le maximum d’utilité avec un minimum d’effort » (lettre à Maffeo Pantaleoni, citée par M. Dubois, op. cit., p. 163). Elle construit donc des modèles abstraits dont on peut noter la remarquable économie de moyens – une seule motivation (l’intérêt), une seule méthode (la comparaison des gains et des coûts) –, mais aussi le simplisme réducteur.

Son ambition est d’établir le système des équations qui, partant du comportement rationnel des acteurs, aboutit à la démonstration d’un équilibre harmonisant leurs intérêts.

« Cependant, “arrivé à un certain point de mes recherches d’économie politique, je me trouvais dans une impasse. Je voyais la réalité expérimentale et ne pouvais l’atteindre… C’est poussé par le désir d’apporter un complément indispensable aux études de l’économie politique et surtout en m’inspirant de l’exemple des sciences naturelles que j’ai été amené à composer mon Traité de sociologie générale dont le but unique […] est de rechercher la réalité expérimentale… »

Discours prononcé à l’occasion de son jubilé, Université de Lausanne, 1917, cité in M. Dubois, Les fondateurs de la pensée sociologique, Ellipses, 1993, p. 163.

C’est donc un constat d’échec qui conduit Pareto à la sociologie : il réalise non seulement que le champ des actions logiques est très étroit, mais qu’il faudrait encore le réduire car, en réalité, logique et non logique sont indissociables : « un phénomène concret O n’a pas seulement une partie économique e, mais aussi d’autres parties sociologiques » (Traité, § 34).

  • Ce revirement est tout à son honneur, mais il est tout de même étonnant qu’il en soit arrivé à renvoyer tous ces faits à la sociologie avant de s’interroger sur la pertinence de sa démarche en économie.

 

La théorie de l’équilibre

Pareto définit « l’état d’équilibre » d’une société dans un sens identique à celui qu’il prend dans la théorie économique néoclassique dont il fut l’un des fondateurs :

« D’abord, si nous voulons raisonner avec quelque rigueur, nous devons déterminer l’état auquel nous voulons considérer le système social, dont la forme change continuellement. Un état réel, statique ou dynamique, du système est déterminé par ses conditions. Supposons qu’on provoque artificiellement quelque modification dans sa forme ; aussitôt une réaction se produira ; elle tendra à ramener la forme changeante à son état primitif, modifié par le changement réel. S’il n’en était pas ainsi, cette forme et ses changements ne seraient pas déterminés, mais demeureraient arbitraires. »

V. Pareto, Traité de sociologie générale, in Œuvres complètes, Droz, 1968, t. XII, p. 1308-1309

L’équilibre dans la théorie économique néoclassique : état d’une interaction dans lequel aucun participant n’a plus intérêt à changer sa position car tous ont atteint le gain maximal envisageable compte tenu de leurs ressources initiales.

Dans le cas typique d’un marché, tout mouvement cesse quand le prix qui égalise l’offre et la demande est atteint.

Dans cette acception, une théorie de l’équilibre consiste à postuler qu’il existe des forces ramenant automatiquement vers son état naturel un système qui s’en est écarté durant un moment, à la manière dont une bille lâchée dans un bol va osciller un moment avant de finir par se stabiliser exactement en son centre.

 

Hétérogénéité sociale et élite, circulation des élites et équilibre

La seconde partie du Traité (chapitres XI, XII et XIII) tente d’appliquer la théorie des actions non logiques et de l’équilibre à l’analyse du changement social. Selon Pareto, la permanence des résidus et des dérivations (exemple : la foi religieuse perd du terrain, mais comme les croyances politiques la remplacent, la dérivation demeure) et la circulation des élites assurent l’équilibre tout en permettant le changement social.

Théorie des élites.

La société est divisée en deux groupes : les dirigeants, ou supérieurs, et les dirigés, ou inférieurs. Pour passer de ce constat banal à une analyse alternative à celle des classes, il faut ajouter un postulat : parmi les critères de classement du social (classes, strates, ordres, genres, âges, générations, etc.), seul celui qui sépare les supérieurs des inférieurs permet d’expliquer le pouvoir.

Le niveau déterminant n’est donc pas la classe ou la strate, mais le cercle étroit des « meilleurs », c.à.d. ceux qui, par l’efficacité, la ruse, la force ou la violence, l’emportent dans les luttes d’influence.

  • Parmi les représentants de ces courants néo-machiavéliens, on trouve l’école italienne présentée ici, mais aussi le sociologue hongrois Karl Mannheim pour qui pouvoir des élites et démocratie ne se contredisent pas à condition que le peuple puisse choisir ses dirigeants ou faire pression sur eux, ou Raymond Aron qui voit dans la pluralité des élites une garantie de démocratie (pouvoir économique, politique, militaire, religieux).

Cette tradition se retrouve aussi, dans une version radicale, chez l’Américain Charles Wright Mills pour qui la démocratie est un leurre car la société est dominée par l’alliance de trois élites fermées, celles de l’armée, des grandes firmes et de la politique.

 

« […] il est de fait que la société n’est pas homogène », « les hommes sont différents physiquement, moralement, intellectuellement », toute organisation hiérarchisée est constituée de deux couches : « 1o la couche inférieure […] ; 2o la couche supérieure, l’élite qui se divise en deux : (a) l’élite gouvernementale ; (b) l’élite non gouvernementale ».

Selon la version parétienne de la théorie, les élites sont composées des individus qui, par un talent ou une compétence supérieurs à la moyenne sont capables, dans leur domaine, de performances exceptionnelles.

« Commençons par donner du phénomène une définition théorique […]. Négligeons tout à fait, pour le moment, la considération de la nature bonne ou mauvaise, utile ou nuisible, louable ou blâmable des différents caractères des hommes, et portons notre attention uniquement sur le degré de ces caractères. Autrement dit, sont-ils de peu d’importance, moyens ou grands ? Et plus précisément, quel indice quantitatif peut-on assigner à chaque homme, eu égard au degré du caractère considéré ?

Supposons donc qu’en toutes les branches de l’activité humaine, on attribue à chaque individu un indice qui indique ses capacités, à peu près de la même manière dont on donne des points aux examens […]. Par exemple, à celui qui excelle dans sa profession, nous donnerons 10, à celui qui ne réussit pas à avoir un seul client, nous donnerons 1 de façon à pouvoir donner 0 à celui qui est vraiment crétin. À celui qui a su gagner des millions, que ce soit bien ou mal, nous donnerons 10/10 ; à celui qui gagne des milliers de francs, nous donnerons 6/10 ; à celui qui arrive tout juste à ne pas mourir de faim, nous donnerons 1/10. À celui qui est hospitalisé dans un hôpital d’indigents, nous donnerons 0. À la femme politique, telle l’Aspasie de Périclès, la Maintenon de Louis XIV, la Pompadour de Louis XV, qui a su capter les bonnes grâces d’un homme puissant, et qui joue un rôle dans le gouvernement qu’il exerce de la chose publique, nous donnerons une note telle que 8 ou 9. À la gourgandine qui ne fait que satisfaire les sens de ces hommes, et n’a aucune action sur la chose publique, nous donnerons 0. À l’habile escroc qui trompe les gens et sait échapper aux peines du Code pénal, nous donnerons 8, 9 ou 10 suivant le nombre de dupes qu’il aura su prendre dans ses filets et l’argent qu’il aura su leur soutirer. Au pauvre petit escroc qui dérobe un service de table à son traiteur et se fait encore mettre la main au collet par les gendarmes, nous donnerons 1. À un poète comme Musset, nous donnerons 8 ou 9, suivant les goûts. À un rimailleur qui fait fuir les gens en récitant ses sonnets, nous donnerons 0. Pour des joueurs d’échecs, nous pourrons avoir des indices plus précis, en nous fondant sur le nombre et le genre des parties qu’ils ont gagnées. Et ainsi de suite, pour toutes les branches de l’activité humaine. »

V. Pareto, op. cit., p. 1295-96, 1299-1300

À chaque époque, des élites nouvelles tentent de succéder aux anciennes :

« Des éléments de qualité inférieure s’accumulent dans les couches supérieures. Ces éléments ne possèdent plus les résidus capables de les maintenir au pouvoir, et ils évitent de faire usage de la force ; tandis que dans les couches inférieures se développent les éléments de qualité supérieure, qui possèdent les résidus nécessaires pour gouverner, et qui sont disposés à faire usage de la force. »

V. Pareto, idem, p. 2507

« On a donné le nom de circulation des élites à ce phénomène, dans le cas particulier où l’on ne considère que deux groupes, l’élite et le reste de la population. En conclusion, nous devons surtout porter notre attention : 1) dans un même groupe, sur la proportion entre l’ensemble du groupe et le nombre de personnes qui en font nominalement partie, sans toutefois posséder les caractères exigés pour en faire effectivement partie ; 2)entre différents groupes : sur les manières dont s’effectuent les passages d’un groupe à l’autre, et sur l’intensité de ce mouvement, c’est-à-dire sur la vitesse de la circulation. »

V. Pareto, idem, p. 1299-1300

Pour conquérir le pouvoir, les supérieurs doivent utiliser tous les moyens, notamment la ruse (les « renards »), ou la force (les « lions »). Cette sélection des meilleurs, qui renvoie à la sulfureuse théorie du « darwinisme social », produit des effets positifs car elle assure à la fois l’équilibre, une sorte de stabilisation automatique de la société, et le changement social : « dans toutes les sociétés humaines, même dans les sociétés organisées en castes, la hiérarchie finit par se modifier ; la différence entre les sociétés consiste en ceci : que ce changement peut être plus ou moins lent, plus ou moins rapide. Le fait si souvent rappelé, que les aristocraties disparaissent, résulte de toute l’histoire de nos sociétés. »

Cette théorie est évidemment desservie par son cynisme, mais on en trouvera des versions plus acceptables chez Michels et Mosca.

On trouve d’autres points de vue intéressants chez Pareto, comme son analyse de la lutte des classes. Il reconnaît que Marx a raison de placer le conflit au cœur de l’analyse du social, mais il lui adresse deux reproches :

 

1. La lutte des classes n’est pas exclusivement déterminée par l’économie :

« Supposez le collectivisme établi, supposez que le “capital” n’existe plus, il est clair qu’alors il ne pourra plus être en conflit avec le travail ; mais ce ne sera qu’une forme de la lutte des classes qui aura disparu, d’autres la remplaceront. Des conflits surgiront entre les différents genres de travailleurs de l’État socialiste, entre les “intellectuels” et les “non intellectuels”, entre différents genres de politiciens, entre ceux-ci et leurs administrés, entre des innovateurs et des conservateurs. »

V. Pareto, Les systèmes socialistes, in Œuvres complètes, Droz, 1968, tome II, p. 468

 

2. Marx a tort de croire que la lutte des classes actuelle diffère des précédentes :

le prolétariat n’y mettra pas fin, mais il établira sa dictature comme l’avaient fait ses prédécesseurs.

 

Équilibre et « loi de Pareto » ou « règle des 80/20 »

On peut rapprocher de la notion d’équilibre la « loi de répartition des richesses » proposée par Pareto dans son Cours d’économie politique (1896) qui établit l’existence d’une très forte inégalité dans la distribution des revenus : un petit groupe de riches, une faible proportion de moyens et une grande majorité de pauvres.

Il s’agirait d’une loi de probabilité, c’est-à-dire d’une sorte de fatalité :

« La forme de la courbe qui donne la distribution de la richesse est la résultante de toutes les forces qui agissent sur la société, c’est-à-dire des qualités et des défauts des hommes qui la composent, et des circonstances extérieures, de l’ambiant où ils se trouvent. Cette courbe donne une position d’équilibre, et si l’on écarte la société de cette position, des forces automatiques se développent qui l’y reconduisent. »

V. Pareto, Cours d’économie politique professé à l’université de Lausanne (1896), in Œuvres complètes, Droz, 1964, t. I § 957-962

Cette analyse a connu une postérité remarquable, notamment dans les « sciences du management » où l’on appelle « règle des 80/20 » ou « méthode causes/effets » l’idée selon laquelle de très nombreux phénomènes suivraient une même loi : 80 % des ventes (ou des réclamations) proviendraient de 20 % des clients, 80 % des problèmes de 20 % des causes, etc. Cela justifierait la recommandation d’avoir à identifier les fameux 20 % pour y polariser l’attention des managers.

  • Il faut toutefois souligner que la validité d’une loi aussi universelle est loin d’être établie puisque le degré d’inégalité varie du simple au double d’une société à l’autre (selon l’indice de Gini, une de ses mesures les plus courantes),
  • et d’autre part que Pareto n’a pas évoqué de rapport numérique précis mais une fonction puissance décroissante entre le nombre de contribuables et leur revenu, le rapport 20/80 n’étant qu’un cas particulier (dans la fonction N = k/ra, le nombre d’individus N s’effondre avec le revenu r qui les caractérise, k et a étant des nombres réels strictement positifs).

L’œuvre sociologique de Pareto a longtemps été négligée ; son ralliement au fascisme (lui, un ancien libéral) et son darwinisme social l’ont desservie.

  • Si l’on ajoute la confusion et la fragilité de sa construction, cela explique qu’il occupe souvent une place marginale dans les ouvrages de référence, ou soit même ignoré.
  • Mais d’une part ce n’est pas un choix général (citons notamment Talcott Parsons, Robert K. Merton, Raymond Aron, Raymond Boudon ou Bernard Valade), d’autre part, on assiste à une certaine redécouverte de Pareto.

Dans les 2 600 pages du Traité, on retient surtout la théorie des élites, mais, on peut remarquer, qu’elle n’est pas fondatrice puisqu’elle s’inspire de celle de Gaetano Mosca (qui, l’accusant de plagiat, se heurta à un mépris hautain), et que d’autres apports l’ont dépassée en portée heuristique, notamment celui de R. Michels avec la « loi d’airain des oligarchies », car l’idée de l’équilibre par la circulation des élites a peu convaincu. Son analyse des dérivations ouvre une importante voie de recherche pour la sociologie cognitive, mais elle est desservie par une méthode dont Halbwachs considérait qu’elle confondait exemplification et expérimentation.

  • S’il n’existe pas de mode d’administration de la preuve consensuel en sociologie, personne n’accepterait la formule :
    • « Le fait qu’un auteur quelconque (Pareto justifie ici son recours au traité d’un obscur auteur antique nommé Philon le Juif) a décrit ces faits, réels ou imaginaires, démontre qu’au temps où il écrivit, il y avait un fort courant d’ascétisme » .

 

Gaetano Mosca (1858-1941)

Mosca, enseigna le droit constitutionnel, l’économie politique, la science politique, puis l’histoire des institutions et doctrines politiques. Influencé par Taine, il participe activement à la vie politique italienne et figure parmi les inspirateurs du néo-machiavalisme. S’il soutient l’antiparlementarisme aux débuts du fascisme, il s’en éloignera dès 1925.

Sous le nom de « formule politique », il désigne un ensemble de croyances qui justifie le pouvoir d’une « classe dirigeante politique » ou assure sa légitimité ; ce système peut être laïc ou religieux, se référer à la nation, à une dynastie ou un chef charismatique, mais il doit correspondre à « la conception du monde » « du peuple considéré » (on dirait aujourd’hui à la culture et au système de valeurs). Quand elle « est en harmonie avec la mentalité d’une époque et les sentiments les plus répandus dans le peuple », cette formule politique est utile car, en le légitimant, elle permet au pouvoir de gouverner sans user de contrainte.

  • C’est exactement l’idée de Weber qui définit la domination comme un pouvoir légitime, c’est-à-dire fondé sur l’acceptation volontaire des gouvernés.

Pour Mosca, c’est aussi un facteur d’autolimitation : le pouvoir doit éviter les abus car il tire sa force de l’assentiment.

C’est au moment où cette formule s’affaiblit puis s’effondre que l’on passe d’un régime à l’autre, comme ce fut le cas en 1789 ou en 1917.

« La nouvelle méthode des Études des sciences politiques tend justement à concentrer l’attention des penseurs sur la formation et l’organisation de la classe dirigeante que nous appelons généralement en Italie classe dirigeante politique. […]
Un des premiers résultats de la nouvelle méthode fut la notion de ce que, dès 1884, on appela la formule politique. On entend par là le fait que, dans tous les pays arrivés à un degré même médiocre de culture, la classe dirigeante justifie son pouvoir en le fondant sur une croyance ou sur un sentiment qui, à cette époque et dans un peuple déterminé, sont généralement acceptés. Ces sentiments peuvent être, suivant les cas, la volonté présumée du peuple ou celle de Dieu, la conscience de former une nation distincte ou un peuple élu, la fidélité traditionnelle à une dynastie ou la confiance dans un individu doué, réellement ou en apparence, de qualités exceptionnelles.

Naturellement chaque formule politique doit être en harmonie avec le degré de maturité intellectuelle et morale du peuple et de l’époque où elle est adoptée. Par conséquent elle doit correspondre à la conception du monde qui est, à un certain moment, celle du peuple considéré et elle doit constituer le lien moral entre tous les individus qui en font partie.

Aussi quand une formule politique est en quelque sorte dépassée, quand la foi dans les principes sur lesquels elle s’appuie devient tiède, c’est le signe que de sérieuses transformations sont imminentes dans la classe dirigeante politique. La grande Révolution Française se produisit lorsque l’immense majorité des Français cessa de croire au droit divin des rois ; la Révolution Russe éclata lorsque la presque totalité des intellectuels et peut-être aussi la majorité des ouvriers et des paysans russes cessèrent de croire que le Tzar avait reçu de Dieu la mission de gouverner autocratiquement la Sainte Russie.

Inversement, lorsqu’une formule politique est en harmonie avec la mentalité d’une époque et avec les sentiments les plus répandus dans un peuple, son utilité est indéniable. Car elle sert souvent à limiter l’action des gouvernants et en même temps elle ennoblit en quelque sorte l’obéissance parce que celle-ci n’est plus exclusivement le résultat d’une contrainte matérielle. »

G. Mosca, Histoire des doctrines politiques depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours (1895), Payot, 1936, p. 321-322

La classe dirigeante politique recrute sur la base de l’aptitude à diriger et la volonté de dominer. Quand les modifications des qualités requises « sont rapides et tumultueuses », le remplacement des élites s’accélère, on passe de l’aristocratie à la démocratie. On reconnaît ici la « circulation des élites » définie par Pareto vingt ans plus tard.

[…] »

– Delas, J. & Milly, B. (2015). Chapitre 2 – La constitution d’une discipline de la fin du xixe siècle à la Seconde Guerre mondiale. Dans : , J. Delas & B. Milly (Dir), Histoire des pensées sociologiques (pp. 45-110). Armand Colin.

 

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« On peut dater des années 1930 à 1950 la naissance du culturalisme. Ce courant rapproche des travaux d’ethnologie, notamment de Margaret Mead (1901-1978) et de Ruth Benedict (1887-1948), et les schémas théoriques de l’ethnologue Ralph Linton (1893-1953) et du psychanalyste Abraham Kardiner (1891-1981).

« les chercheurs qui travaillent sur la psychologie de la personnalité, sur la structure sociale et sur l’anthropologie culturelle, ceux-là se trouvent attirés les uns vers les autres par des intérêts communs.

De la collaboration de ces chercheurs, une nouvelle science commence à surgir, qui a pour objet les dynamiques du comportement humain. Cette science en est encore aux premières phases de son développement, mais elle est déjà caractérisée par la volonté de poursuivre son investigation sans se soucier des frontières qui limitent les disciplines et de se servir de toutes les données et de toutes les techniques pourvu qu’elles paraissent intéresser sa recherche. »

R. Linton, 1945, The cultural background of personality, New York, Appleton-Century-Crofts, trad. fr., Le fondement culturel de la personnalité, Dunod, 1967, introduction, p. 1-23

Ce premier courant culturaliste, à l’instar des autres analyses holistes, a été largement récusé pour excès de statisme, de déterminisme et de relativisme, mais le concept de « culture » est resté central en sociologie, malgré (ou à cause de ?) sa polysémie.

  • Au-delà de Columbia, qui en est le foyer originel, la perspective culturaliste s’est ainsi développée dans de nombreuses voies, par exemple les Cultural Studies en Grande-Bretagne, aujourd’hui très en vogue, et sur de nombreux thèmes d’étude.

[…]

Les culturalistes rompent avec la posture évolutionniste, commune aux auteurs du xixe siècle, selon laquelle les sociétés s’achemineraient d’un stade « primitif » vers un stade « supérieur », plus « civilisé ».

  • La définition de E. B. Tylor introduit le relativisme culturel, qui rejette toute hiérarchisation et accorde une égale dignité aux diverses cultures.

C’est l’acception retenue par les culturalistes, comme Ralph Linton :

« Le terme de culture, tel qu’on l’emploie dans les études scientifiques, ne comporte aucune des résonances laudatives qui s’attachent à son usage populaire. Il se rapporte au mode de vie global d’une société, et non pas seulement au mode de vie particulier que cette société considère comme supérieur ou plus désirable. Si, par exemple, on applique le mot à notre mode de vie, la culture n’a rien à voir avec le fait de jouer du piano ou de lire du Robert Browning. Pour les sciences humaines, de telles activités ne sont que des éléments de la culture considérée comme une totalité. Cette totalité comprend aussi bien d’humbles occupations comme faire la vaisselle ou conduire une automobile, lesquelles, dans l’optique culturaliste, ne déparent pas le moins du monde “la fine fleur de la vie”. Il s’ensuit qu’aux yeux des sciences humaines, il n’y a pas de société, ni même d’individu “inculte” (uncultured). Toutes les sociétés ont une culture, aussi simple qu’elle puisse paraître, et tous les êtres humains sont “cultivés” (cultured), en ce sens qu’ils participent toujours à quelque culture. »

R. Linton, 1945, op. cit., p. 32-33

La sociologie française a longtemps ignoré le terme, mais la notion de « civilisation » est omniprésente chez Durkheim et elle renvoie bien au même sens, à savoir le « code » des comportements obligés d’une société donnée.

  • En 1913, dans une « Note sur la notion de civilisation » rédigée avec Mauss, il exclut toute idée de hiérarchisation :

« La civilisation d’un peuple n’est rien d’autre que l’ensemble de ses phénomènes sociaux ; et parler de peuples incultes, “sans civilisation”, de peuples “naturels”, c’est parler de choses qui n’existent pas. »

L’Année Sociologique, tome IV, 1901, p. 141

Mais c’est aux États-Unis que le culturalisme a pris sa plus grande ampleur, et ce n’est pas un hasard. Tout Américain des États-Unis étant soit immigrant, soit descendant d’immigrant, l’appartenance à la nation va de pair avec sa participation à une communauté particulière, c’est pourquoi on a parlé d’une « identité à trait d’union » (italo-américain, afro-américain, etc.).

Selon Franz Boas (1858-1942), le principal fondateur de l’ethnologie américaine, il n’y a pas de différences de « nature » entre primitifs et civilisés, mais des différences de culture, acquises et non innées, il est l’un des premiers scientifiques à rejeter la notion de « race ».

  • Cette idée tranche avec le point de vue alors dominant qui, sans apparemment se poser de questions, découpait l’humanité en peuples « civilisés » et « primitifs ».
  • Elle fonde en quelque sorte l’ethnologie moderne.

On peut ici citer le magnifique texte de Claude Lévi-Strauss intitulé Race et histoire (in Anthropologie structurale, 1958) :

« Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les “sauvages” […] hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. […]

L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; […] En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus “sauvages” ou “barbares” de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques.

Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. »

C. Lévi-Strauss, 1973, « Race et histoire », in Anthropologie structurale II, Plon, p. 382-384

  • Cependant, si l’anthropologie révèle l’irréductibilité de chaque culture et donc le relativisme culturel,
    • elle découvre aussi certains invariants communs à l’espèce humaine :

« […] pour comprendre la vie humaine en général, les similitudes entre les coutumes des différentes sociétés sont plus importantes que leurs différences.

Ainsi, il est à la longue, extrêmement significatif que toutes les sociétés aient une forme d’organisation familiale, il l’est moins que les femmes tibétaines des classes inférieures aient plusieurs maris.

Le premier fait nous donne une idée des besoins et des possibilités latentes dans l’humanité en général, tandis que le second constitue un problème mineur et spécifique qu’on ne peut résoudre qu’en se référant aux conditions et à l’histoire locales. »

R. Linton, 1945, op. cit., p. 30

[…]

Culturalisme et ségrégation raciale

Utilisant la méthode de Warner, A. Davis, B. B. et M. R. Gardner (Deep South : a social anthropological study of caste and class, 1941) mènent de 1934 à 1936 à Old City, une petite ville du sud (Natchez dans le Mississipi), une enquête sur la différenciation raciale.

Ils définissent les groupes raciaux comme des castes car, le mariage étant strictement endogame (tabou des relations sexuelles interraciales), l’appartenance à une « race » est héréditaire. La mobilité sociale ne concerne que les classes, c’est donc selon Warner qui rédige l’introduction, une « caste line » (ligne AcB), c.à.d. une frontière étanche, qui sépare les races.

Si la ligne AcB était horizontale, cela signifierait qu’aucun blanc n’a une position sociale inférieure au plus élevé des Noirs. Son pivotement vers la verticale indique que, toujours sans aucun mélange racial, les fractions supérieures de la caste noire dépassent les classes inférieures de la caste blanche. À terme, la ligne de caste pourrait atteindre la verticale qui indique un parallélisme parfait des structures de chaque caste.

  • L’étude de Davis et Gardner met ainsi fin au mythe de la méritocratie américaine.

Les Cultural Studies en Grande-Bretagne

Toujours sur le thème de la stratification sociale, on peut évoquer le courant des Cultural Studies en Grande-Bretagne dont les principaux représentants sont Richard Hoggart, Raymond Williams, Edward P. Thompson.

  • Ils se consacrent à décrire la culture de la classe ouvrière et ses transformations dans le capitalisme moderne à l’ère de la communication de masse.

Le mouvement dispose à partir de 1964 d’une base institutionnelle : le Centre for Contemporary Cultural Studies à l’Université de Birmingham.

Richard Hoggart en est le représentant le plus connu en France, grâce à la traduction de deux de ses ouvrages : La culture du pauvre, consacré à l’étude de la culture de la classe populaire, et 33, Newport Street, une autobiographie intellectuelle.

  • Professeur de littérature issu d’une famille ouvrière pauvre, il réussit son ascension sociale par la voie de l’excellence scolaire et vit douloureusement les clivages de classe qui caractérisent l’Angleterre du xxe siècle, et le mépris condescendant dont sont victimes ceux « qui n’ont pas le bon accent ».

Dans La culture du pauvre (1957), il considère la classe ouvrière comme un univers à part, mais aussi normé que celui des classes supérieures :

« Vivre au sein d’un milieu populaire c’est, aujourd’hui encore, appartenir à une culture diffuse qui n’est pas moins contraignante et élaborée que celle qui caractérise les classes supérieures. Un ouvrier, accumulerait assurément les pataquès et les gaffes s’il devait figurer à un souper collet monté, mais, s’il devait vivre au milieu de gens du peuple, un grand bourgeois trahirait aussi sûrement sa gaucherie par ses manières de parler – c’est-à-dire aussi bien par son débit que par ses sujets de conversation ou ses tournures de phrase –, par sa façon de se servir de ses mains, par sa démarche ou son maintien et jusque dans sa manière de commander les boissons ou de proposer une tournée. Pour se persuader de la spécificité de la culture populaire, il suffit de songer à ces milliers de détails qui typent un style de vie, par exemple aux modèles de comportement qui régissent les mœurs vestimentaires. […]. »

R. Hoggart, 1957, The Uses of Literacy, trad. fr. La culture du pauvre, Minuit, 1970, p. 63

Comme la plupart des Cultural Studies, son étude insiste sur les « manières linguistiques » pour définir la « culture populaire » (le titre original The Uses of Literacy signifie littéralement « les usages de l’alphabétisation ») :

« Étant donné que mon étude prend pour objet les comportements culturels des classes populaires, ce ne sont pas les critères économiques que j’invoquerai avant tout pour identifier les classes. Le parler et le lexique courant seraient ici des indicateurs particulièrement pertinents et, plus précisément encore, les modalités de l’expression, le recours aux dialectes urbains, les accents et les intonations. On reconnaît immédiatement la voix à la fois cassée et chaude des matrones lancées dans des discours truculents et postillonnant un peu à cause de leur dentier trop neuf. Les comiques de cabaret imitent souvent cette voix : c’est celle du brave cœur qui n’a plus ni illusions ni regrets, mais qui reste un cœur d’or. Il est aussi une voix rauque que j’ai souvent entendue et que je n’ai jamais entendue qu’aux filles les moins raffinées de la classe ouvrière : c’est très précisément ce que les gens du peuple eux-mêmes lorsqu’ils ont des prétentions, appellent “une voix vulgaire”. […] L’apparition des vêtements de série bon marché a évidemment réduit les différences les plus visibles entre les classes sociales ; pas autant que certains le disent cependant. La foule qui s’écoule des cinémas du centre de la ville le samedi soir ne peut sembler uniforme qu’à un observateur superficiel. Il suffit d’y regarder d’un peu plus près – et c’est ce que font souvent les membres des classes moyennes, hommes ou femmes – pour “situer” chacun à sa place. […] »

Idem, p. 46

La culture du pauvre est aussi une diatribe contre ceux qui en annoncent régulièrement la disparition en conséquence des mouvements de « moyennisation » et d’« embourgeoisement » dont Hoggart conteste l’existence.

Pour Hoggart, le propre des cultures de classe est de résister à la pénétration du monde extérieur, à l’influence des médias, ou à l’uniformisation (apparente) des niveaux de vie.

« On peut, au bénéfice de la sociologie fiction, prêter une valeur d’hypothèse ou d’anticipation aux analyses qui nous présentent les classes populaires comme “une gigantesque masse anonyme dotée de réponses conditionnées”, mais cette image tient plus de la fantaisie littéraire ou apocalyptique que de la description réaliste : si la plupart des membres des classes populaires ne sont pas réduits à l’état de consommateurs passifs de la culture de masse, c’est tout simplement parce qu’ils sont “absents”, parce qu’ils vivent dans un autre univers où ils peuvent rester fidèles à leurs certitudes et à leurs rituels quotidiens ainsi qu’à leur langage coutumier fait de locutions proverbiales et de dictons traditionnels. Si cette défense archaïque les protège assez bien des sollicitations les plus agressives de la culture moderne, la naïveté même de leur attitude en fait, il est vrai, des proies faciles pour certaines entreprises de publicité. »

Idem, p. 63-65

Hoggart aurait approuvé Gurvitch qui définissait les classes par « leur résistance à la pénétration par la société globale et leur incompatibilité radicale avec les autres classes ».

  • Cette résistance est très forte chez les travailleurs britanniques dont il définit la culture par l’opposition entre
    • Them (Eux : les patrons, les bourgeois, les autorités, les policiers…) et
    • Us, the working class (Nous, la classe ouvrière).

Les travaux de Raymond Williams (Culture and Society, 1958) et Edward P. Thompson (The Making of the English Working Class, 1963) poursuivront en explorant la culture de la classe ouvrière et sa résistance aux influences extérieures, à partir d’une lecture de la stratification fortement inspirée de Marx (représentation en termes de classes définies par leur position dans la production).

Leur vision est néanmoins aussi critique à l’égard de Marx, qui, en réduisant la culture à l’économique, aurait négligé le rôle des systèmes d’éducation et de communication dans la production des « compétences » scolaires et culturelles, et donc dans le changement social.

Dans cette lignée, plusieurs études s’intéresseront aux « sous-cultures » au sein de la classe ouvrière (par exemple, celle des jeunes de milieu populaire). Cette approche permettra à son tour de renouveler l’approche culturaliste de la délinquance.

[…]

 

Culturalisme et histoire

  • Le courant fondateur a été très critiqué pour sa difficulté à penser le changement social.

Les travaux sur les sociétés locales et la stratification ont essayé de combler cette lacune, mais ils sont restés centrés sur un temps historique court. Il restait encore à penser les liens entre culture et temps historique long.

[…]

 

Culturalisme et influence

  • Un autre sujet de prédilection des culturalistes est l’étude des formes d’influence, notamment celle des médias et de la publicité.

La réflexion culturaliste écarte les analyses simplistes qui imaginent « le viol des foules par la propagande politique » (Serge Tchakotine, 1939) ou « la persuasion clandestine » des consommateurs par les publicitaires (Vance Packard, 1958). Elle s’intéresse plutôt aux modes de réception et d’appropriation des messages.

Afin de prouver que les médias de masse ne peuvent manipuler les électeurs, Paul Lazarsfeld, Bernard Berelson et Hazel Gaudet conduisent une enquête de grande envergure pendant la campagne électorale de 1940 qui oppose F. D. Roosevelt au candidat républicain W. Willkie (The People’s choice, 1944). Utilisant dans un petit comté de l’Ohio la technique des panels (série d’entretiens répétés auprès des mêmes individus),

  • ils démontrent l’impact limité des médias :
  • les opinions n’ont pas été affectées par la campagne.

L’orientation politique s’explique plutôt par le profil social des électeurs : « une personne pense politiquement comme elle est socialement. Les caractéristiques sociales déterminent les préférences politiques », et par la transmission intergénérationnelle des préférences. Cependant, les médias peuvent avoir un effet indirect, biaisé. Dans chaque groupe primaire (famille, voisinage, amis…), quelques individus (environ 20 %) constituent des relais entre les médias et les électeurs ordinaires.

Paul Lazarsfeld et Elihu Katz (Personal influence, 1955) en tirent une théorie de l’influence politique, connue sous le nom de « two-step flow of communication » : les candidats et les médias influencent d’abord les leaders d’opinion, qui servent ensuite de relais jusqu’aux groupes primaires dont ils sont issus.

  • Les Cultural Studies exploreront aussi ce thème de l’influence et de la réception des médias, sous l’angle des modalités différentielles de leur réception (nationalité, genre, milieux sociaux, etc.).
  • De nombreuses enquêtes seront menées, à partir de l’observation directe des téléspectateurs, sur les usages sociaux de la télévision, par exemple devant la série Dallas (Elihu Katz et Tamar Liebes, The Export of Meaning. Cross-Cultural Readings of « Dallas », 1993).

L’étude de leurs réactions souligne autant les constructions identitaires des « récepteurs » que l’évolution de la place idéologique des médias dans la société de consommation qui connaît de profondes mutations :

« 1) la “globalisation” d’origine économique, ce “processus partiel de décomposition des frontières qui ont façonné aussi bien les cultures nationales que les identités individuelles, spécialement en Europe” ;

2) la fracture des “paysages sociaux” dans les “sociétés industrielles avancées” qui fait que le “moi” (self) est dorénavant partie d’un “processus de construction des identités sociales dans lequel l’individu se définit en se situant par rapport à différentes coordonnées et n’est pas réductible à l’une ou l’autre coordonnée (qu’elle soit la classe, la nation, la race, l’ethnie ou le genre)” ;

3) la force des migrations qui “dans le silence transforment notre monde” ;

4) le processus d’homogénéisation et de différenciation qui mine, par le haut et par le bas, la force organisatrice des représentations de l’État-nation, de la culture nationale, de la politique nationale. »

S. Hall, cité in A. Mattelart et E. Neveu, op. cit., 2003, p. 59

 

5. Le multi-culturalisme

Le multi-culturalisme est l’avatar le plus récent du courant culturaliste. C’est une philosophie politique, apparue dans les années 1980, qui, sous couvert du respect des cultures des minorités et d’une défense par les politiques publiques de leurs droits, tend à poser en absolu les différences culturelles.

Les Canadiens Charles Taylor et Will Kymlicka en sont les défenseurs les plus connus.

  • Cette thèse a déchaîné les passions.

L’historien sud-africain de l’anthropologie, Adam Kuper est l’un des plus critiques.

  • De simple outil descriptif, la « différence culturelle » en viendrait à expliquer les conflits et à fonder revendications et droits.

Pourquoi qualifier de « culturel », dit-il, ce qu’auparavant on considérait comme social ou économique ?

« Je suis né en Afrique du Sud, un pays où, jusqu’il y a peu, le discours sur la différence culturelle n’était que le déguisement d’un discours sur la différence et la hiérarchie des races. […] En réalité, la carte des différences culturelles qu’ils avaient en tête correspondait exactement à celle des races. J’étais donc particulièrement porté à me méfier politiquement du discours culturaliste. […] aux États-Unis le multiculturalisme en question est une coque presque vide : il n’existe pas vraiment de différences culturelles entre les minorités concernées. S’il continue d’exister une frontière entre Blancs et Noirs, c’est en raison d’une barrière sociale et économique : les Noirs ne pensent pas différemment des Blancs parce qu’ils auraient une culture africaine, mais parce qu’ils sont sans cesse ramenés à leur condition de Noirs, aussi bien par le racisme ambiant que par les lois sociales censées les protéger. Bref, ce que l’on appelle la culture noire n’est rien d’autre que l’expression de leur position sociale du moment. »

A. Kuper, propos recueillis par N. Journet, Sciences Humaines no 113, février 2001, p. 42-45

Selon Kuper, fonctionnalistes et culturalistes « sont devenus prisonniers de cette idée que la culture détermine tout ».

Il s’oppose à une sorte d’idéologie de l’identité culturelle : doit-on accepter le postulat sous-jacent à la doctrine « politiquement correcte » selon laquelle un noir, un blanc, un homosexuel, une femme auraient des idées spécifiques (de noir, de blanc, d’homosexuel, de femme) ?

« La notion d’identité est intéressante. C’est une expression très américaine […]. Pour moi, elle est très liée à la vision protestante du monde : Dieu s’adresse directement à chacun de nous, et nous avons à le trouver à l’intérieur de nous-même. Dans la tradition protestante, l’individu doit se trouver lui-même. Un jour, il est censé se planter sur ses deux jambes et dire : “Là, c’est moi”. Il doit trouver qui il est vraiment, et souvent, découvre qu’il n’est pas ce que la société lui demande d’être, ni ce que les autres pensent de lui. […] Chacun est amené à se convertir en se découvrant une appartenance à une communauté : je suis un homosexuel, je suis une femme, je suis un Latino… Et une fois cette communauté d’appartenance découverte, chacun est invité à en adopter les usages et les croyances : les gens dont je partage les idées et les attitudes ont la même “culture” que moi. Si je suis Noir, alors j’ai des idées de Noir, etc., et si j’en sors, je trahis mes semblables. »

Idem

Du relativisme culturel à la démission du savant, il n’y aurait qu’un pas : si tout est affaire de point de vue, alors on ne peut plus comparer les cultures, il faut se contenter de les décrire.

Si les déterminants des actions humaines se résument à des valeurs irréductiblement spécifiques, alors l’autre devient inconnaissable.

« Dans la tradition française, la notion de civilisation est universelle. Mais dès que vous posez l’idée qu’il existe des cultures différentes, alors la question se pose de savoir ce que vaut la culture d’une communauté pour tout autre membre d’une autre communauté. Peut-elle être bonne pour lui ? Dès que l’on admet qu’une culture n’est bonne que pour une population donnée, on est dans le relativisme. La génération des Margaret Mead et des Ruth Benedict a imposé, dans les années cinquante, l’idée qu’on ne pouvait pas hiérarchiser les cultures, parce que les valeurs d’une civilisation ne pouvaient pas servir à en juger une autre. »

Idem

Ce fut l’honneur du culturalisme que d’avoir posé l’égale dignité des cultures, mais le relativisme culturel débouche sur une contradiction interne à la modernité. Les valeurs universalistes des Lumières obligent à respecter et la différence culturelle et les droits de l’homme ; si aucun jugement de valeur ne peut être porté sur d’autres cultures, quelles règles pour la vie en société ?

Comment réagir face à des atteintes à l’intégrité de l’individu lorsqu’elles sont la norme dans certaines cultures (excision des filles, meurtres d’honneur…) ?

En 2000, Loïc Wacquant et Pierre Bourdieu enfoncent le clou en dénonçant trois vices de ce « discours écran » :

« 1) le « groupisme » qui « réifie les divisions sociales canonisées par la bureaucratie étatique en principe de connaissance et de revendication politique » ;

2) le « populisme » qui « remplace l’analyse des structures et des mécanismes de domination par la « célébration de la culture des dominés et de leur « point de vue » élevé au rang de proto-théorie en acte » » ;

3) le « moralisme » qui fait obstacle à l’application d’un sain matérialisme rationnel dans l’analyse du monde social et économique et condamne ici à un débat sans fin ni effets sur la nécessaire « reconnaissance des identités », alors que, dans la triste réalité de tous les jours, le problème ne se situe nullement à ce niveau, mais dans les inégalités pratiques d’accès au système scolaire, au travail, aux soins médicaux. »
L. Wacquant et P. Bourdieu, 2000, Le Monde diplomatique, avril

La perspective culturaliste a donc eu de nombreux prolongements. Néanmoins, le terme générique ne doit pas cacher la diversité des travaux : il y a peu de rapports entre ceux de Lazarsfeld et de Benedict ou de Mead.

  • Une diversité qui explique sans doute la force du préjugé anti-culturaliste dans la sociologie française.

 

Section IV – Un préjugé « anti-culturaliste » en France ?

  • Alors que le culturalisme, notamment sous sa version Cultural Studies, connaît un essor incontesté dans le monde, les sociologues français restent très réticents à son égard.

Nous ne reviendrons pas ici sur les critiques déjà évoquées de R. Boudon, P. Bourdieu, L. Wacquant, E. Morin, etc. Nous prendrons seulement un exemple tiré d’une des rares applications du culturalisme dans la sociologie française : l’analyse de Philippe d’Iribarne inspirée par celle de Geert Hofstede.

[…]

La virulence de ces débats prouve que le culturalisme est loin d’avoir obtenu ses gages de respectabilité en France, comme nous le rappelle cet ultime avertissement de Pierre Bourdieu dans Raisons pratiques :

« Le mode de pensée substantialiste qui est celui du sens commun – et du racisme – et qui porte à traiter les activités ou les préférences propres à certains individus ou certains groupes d’une certaine société à un certain moment comme des propriétés substantielles, inscrites une fois pour toutes dans une sorte d’essence biologique ou – ce qui ne vaut pas mieux – culturelle, conduit aux mêmes erreurs dans la comparaison non plus entre sociétés différentes, mais entre périodes successives de la même société. »

P. Bourdieu, 1994, Raisons pratiques, Sur la théorie de l’action, p. 18-19

Le rappel de cette polémique nous conduit logiquement à étudier, avec le fonctionnalisme, un autre courant à qui l’on reprochera un excès holiste et une soumission excessive aux faits établis, et donc une difficulté à penser le changement. »

– Delas, J. & Milly, B. (2015). Chapitre 5 – Les culturalismes. Dans : , J. Delas & B. Milly (Dir), Histoire des pensées sociologiques (pp. 253-292). Armand Colin.

 

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« Certains des « fondateurs », comme Spencer ou Durkheim, en référence à la biologie, utilisent très tôt la notion de fonction (Durkheim cherche la fonction de la division du travail social).

  • Mais aucun n’en a fait un élément majeur d’explication.

On attribue à Bronislaw Malinowski la paternité du fonctionnalisme (dont il forge d’ailleurs le néologisme) qui émerge dans les années 1930 et dominera la sociologie anglosaxonne jusqu’aux années 1960.

On distingue habituellement trois courants :

  • le fonctionnalisme absolu de Malinowski et Radcliffe-Brown,
  • le structuro-fonctionnalisme de Parsons et
  • le fonctionnalisme de moyenne portée de Merton.

Nous céderons ici à la présentation académique, avant de donner quelques exemples de travaux fonctionnalistes.

Section I – Les principes fonctionnalistes

« L’analyse fonctionnelle de la culture part du principe que dans tous les types de civilisation, chaque coutume, chaque objet matériel, chaque idée et chaque croyance remplit une fonction vitale, a une tâche à accomplir, représente une partie indispensable d’une totalité organique. »

B. Malinowski, article « Anthropology », Encyclopedia Britannica, 1936

Le terme « fonction » revêt différents sens (rôle, statut professionnel, relation mathématique…).

C’est ici le sens biologique qui l’emporte : la fonction est la contribution qu’apporte un élément à l’organisation ou à l’action de l’ensemble dont il fait partie. Cette définition fait ainsi renouer la sociologie avec la tradition organiciste qui eut son heure de gloire en Europe avec Spencer (cf. chap. 2).

« La sociologie “organiciste” (dont le type classique est l’ouvrage ingénieux de Schäffle, Bau und Leben des sozialen Körpers) cherche à expliquer la coopération sociale à partir de la notion de “tout”, au sein duquel elle interprète pareillement l’individu singulier et son comportement, à peu près de la manière dont le physiologiste traite la fonction d’un “organe” corporel singulier dans “l’économie générale” de l’organisme. À comparer avec la déclaration célèbre qu’un physiologiste fit un jour dans l’un de ses cours : “La rate, Messieurs, nous ne savons rien de la rate. C’est tout pour la rate !”. En fait, le professeur en question « savait » beaucoup de choses sur la rate : sa position, sa taille, sa forme, etc., il ignorait seulement sa fonction et c’est cette défaillance qu’il appelait un non savoir). »

M. Weber, Économie et société (1922), Plon, coll. « Agora », 1971, p. 42

Le principal point commun aux différents fonctionnalismes est leur vision systémique : la société forme un tout rassemblant des éléments interdépendants dans une logique globale. Cette perspective se rattache au courant holiste qui explique chaque trait singulier en référence à l’ensemble. On a souvent reproché au fonctionnalisme de privilégier la cohérence et la stabilité des systèmes sociaux.

  • Nous verrons néanmoins que certains, comme R. K. Merton, ont aussi insisté sur leurs « ratés », les dysfonctions.

[…]

 

L’apport de la théorie à l’empirie

  • Contre les « empiristes radicaux » dont la devise est « Nous ignorons si ce que nous disons a un sens, mais nous savons que c’est vrai » (op. cit., p. 23), Merton soutient que le sociologue ne doit pas en rester à l’observation et s’interroger sur le choix et la construction de ses observations.
  • Il doit aussi construire des concepts et les relier entre eux, puis les soumettre aux faits, plutôt que de construire des interprétations post factum qui cherchent à analyser des données produites sans orientation logique.
  • Cela permet alors des généralisations empiriques et sociologiques qui sont au cœur de la démarche de théorisation.

Merton défend donc une démarche conceptuelle, mais se méfie de ses excès, observés notamment chez Parsons.

 

L’apport de l’empirie à la théorie

« Ma thèse centrale est que la recherche empirique ne se borne pas, loin de là, au rôle passif de vérifier et de contrôler la théorie ou de confirmer ou réfuter des hypothèses. La recherche joue un rôle actif : elle remplit au moins quatre fonctions majeures qui contribuent au développement de la théorie : elle suscite, refond, réoriente et clarifie la théorie ».

R. K. Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique, (1953), Paris, A. Colin, 1997, p. 42

La 1e fonction de l’empirie (serendipity) désigne la découverte de résultats inattendus, qui conduisent à refondre une théorie ou à en développer une nouvelle théorie. Elle est une des voies de ce que Kuhn appellera une « révolution scientifique » (changement de paradigme lié à une réfutation empirique).

La 2e fonction (refonte des théories) s’appuie sur l’observation nouvelle de faits jusqu’alors négligés, sans qu’ils soient pour autant contradictoires avec la théorie existante.

« C’est une série de faits empiriques nouveaux qui conduisit Malinowski à introduire de nouveaux éléments dans sa théorie de la magie. Ce furent ses Trobriandais, bien entendu, qui lui permirent de dégager les traits caractéristiques de sa théorie. Quand ces insulaires pêchaient dans les lagunes intérieures en empoisonnant les poissons, ils étaient sûrs d’en prendre beaucoup et sans risque. Et Malinowski note qu’en pareil cas on ne faisait pas appel à la magie. Mais pour la pêche en pleine mer, très dangereuse et d’un rendement incertain, les rites magiques florissaient. Ces observations suggestives furent à la base de sa théorie, suivant laquelle les croyances magiques apparaissent pour parer à l’incertitude des entreprises humaines, fortifier la confiance, réduire l’anxiété, et fournir une échappatoire à une impasse apparente. La magie s’analysait comme une technique de secours pour atteindre ses buts pratiques. »

Idem, p. 48

La 3e fonction (réorientation) est liée aux nouvelles techniques d’enquête, d’où résultent de nouvelles données impossibles à recueillir jusque-là. Merton évoque notamment les statistiques produites par les sociologues eux-mêmes, et non construites par les administrations comme au temps de Durkheim et Tarde. Il ne s’agit pas de dire que les sociologues produisent de meilleures statistiques, mais que leur intérêt scientifique peut se dégager ainsi des préoccupations politiques et administratives.

La 4e fonction (clarification) est de forcer le sociologue à clarifier ses concepts, par exemple, en cherchant à définir des variables, des indices liés aux concepts qu’il utilise : « il est possible de parler vaguement du « moral » ou de la « cohésion sociale » sans concevoir clairement ce que l’on entend par là, mais ces termes doivent être clarifiés si le chercheur veut observer systématiquement des exemples concrets de bons ou de mauvais moral, de cohésion ou de clivage social » (Idem, p. 57).

Cet ensemble de principes conduit Merton vers un fonctionnalisme de moyenne portée (middle-ranged) fondé sur le paradigme fonctionnaliste, mais avec quelques restrictions.

 

2. Un fonctionnalisme de moyenne portée

Merton considère le terme de fonction comme flou (il en dénombre cinq acceptions différentes), il rejette également les « trois postulats indéfendables » de Malinowski et Radcliffe-Brown (cf. supra).

• On ne peut se limiter aux conséquences positives d’un élément : les fonctions contribuent à l’ajustement, les dysfonctions gênent l’adaptation. On doit donc nuancer le postulat qui veut que tout élément ait une fonction : un élément peut être plurifonctionnel, dysfonctionnel, voire a-fonctionnel.

• Des éléments peuvent être fonctionnels pour certains individus ou groupes, et dysfonctionnels pour d’autres. Le postulat d’unité fonctionnelle, selon lequel un élément est toujours fonctionnel et pour le système et pour chacun, est contredit.

• Il existe des « équivalents ou substituts fonctionnels », une gamme d’éléments capables, dans une situation donnée, de satisfaire une même exigence fonctionnelle. Le postulat de nécessité – deux éléments n’occupent jamais la même fonction – est donc remis en cause.

Mais les remarques de Merton visent aussi Parsons :

• Tout système social comprend une part de « servitude structurelle » : l’interdépendance des éléments limite les possibilités réelles de changement social, de remplacement fonctionnel, il n’est ainsi pas facile d’éliminer un élément sans affecter le reste du système.

• Le concept de « servitude structurelle » ne doit toutefois pas empêcher le sociologue de s’intéresser à la dynamique car les dysfonctions engendrent des instabilités, et Merton de fustiger « les fonctionnalistes imbus du concept d’équilibre social ».

• Le sociologue doit s’interroger sur les implications idéologiques (légitimation sociale) de ses théories, il doit aussi réfléchir aux vérifications empiriques du caractère fonctionnel d’un élément. Merton rappelle ici les limites de l’analyse comparative des cultures et des groupes.

Ces critiques énoncées, Merton organise sa propre théorie fonctionnaliste autour de quelques concepts-clés.

 

Fonctions manifestes et fonctions latentes

« Les fonctions manifestes sont les conséquences objectives qui contribuent à l’ajustement ou à l’adaptation du système, sont comprises et voulues par les participants du système. […]

Les fonctions latentes sont celles qui ne sont ni comprises, ni voulues. »

R. K. Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique, 1957, Plon, 1965, p. 102

« la distinction entre fonctions manifestes et fonctions latentes s’est imposée pour échapper à la confusion involontaire qui guette les sociologues entre les motivations conscientes d’un comportement social et ses conséquences objectives. Notre critique des vocabulaires usuels a montré avec quelle facilité et avec quelles conséquences fâcheuses le sociologue peut confondre motifs et fonctions. »
Idem, p. 134

Merton cite notamment l’exemple du boss, le politicien local tout puissant qui est le pilier du système représentatif américain. Souvent réprouvé pour corruption et racket, il remplit pourtant des fonctions latentes : centralisation d’un pouvoir émietté (séparation, multiplicité et rotation des postes), dernier recours des personnes défavorisées (les laissés pour compte des administrations), arrangements administratifs (à l’aide de pots de vin…), passe-droits en faveur des hommes d’affaires, et enfin voie d’ascension sociale pour des personnes qui n’auraient aucune chance dans les autres filières.

« La fonction-clé du boss consiste à organiser, centraliser et maintenir en condition de marche “les parcelles de pouvoir disséminées” présentement dans toute notre organisation politique. […] Le cadre constitutionnel de l’organisation politique américaine exclut formellement la possibilité légale d’un pouvoir hautement centralisé et […] empêche ainsi le développement d’une direction responsable et efficace. Ceux qui ont fait la constitution […] instaurèrent le système d’équilibre et de contrepoids “pour maintenir le gouvernement dans une sorte d’équilibre au moyen de rivalités amicales entre ses différentes parties organiques” […] Ils se méfiaient du pouvoir comme dangereux pour la liberté : aussi le fractionnèrent-ils largement et élevèrent-ils des barrières contre sa concentration. Cette dispersion du pouvoir existe non seulement au niveau de la nation, mais aussi à l’échelon local. En conséquence, quand des gens ou des groupes particuliers réclamaient une action positive, personne n’avait l’autorité requise pour agir. La machine fournissait un antidote. […]

La machine fonctionne grâce non pas à un appel généralisé aux larges préoccupations politiques, mais à des relations quasi féodales entre les représentants locaux de la machine et les électeurs du quartier. […]

Dans notre société essentiellement impersonnelle, la machine, par ses agents locaux, remplit la fonction sociale importante d’humaniser et de personnaliser tous les procédés d’assistance à ceux qui sont dans le besoin. »

Idem, p. 152-155

La généralisation de cette analyse vaut d’être citée :

« En termes plus généraux : les déficiences fonctionnelles de la structure officielle engendrent une structure de remplacement (non officielle) pour satisfaire plus efficacement les besoins existants. »

Idem, p. 154

Dans son analyse des cérémonies Hopi, Merton rejoint les observations de Durkheim sur la nature de la religion (cf. chap. 3) et montre l’intérêt du concept de fonction latente :

« On verra tout de suite que j’ai adopté, en les adaptant, les termes “manifestes” et “latents” employés par Freud dans un autre contexte […] En premier lieu la distinction nous aide à interpréter des pratiques sociales qui se perpétuent même lorsque leur but manifeste n’est sûrement pas atteint. Dans ce cas, les observateurs profanes recourent au procédé banal qui se borne à taxer ces pratiques de “superstitions”, d’“irrationalités” ou de “simple inertie de la tradition”, etc. […] Ainsi les cérémonies Hopi destinées à obtenir une pluie abondante sont taxées de pratique superstitieuse d’un peuple primitif, et le problème est supposé résolu. Notons que cela n’explique nullement le comportement collectif. C’est une simple étiquette : on remplace l’analyse du rôle effectif de ce comportement dans la vie du groupe par l’épithète “superstition”. Le concept de fonction latente, une fois admis, nous suggère que ce comportement peut remplir des fonctions pour le groupe, il est vrai assez éloignées du but avoué du comportement. […]

Mais le concept de fonction latente nous incite à poursuivre notre enquête en examinant les conséquences de la cérémonie, non sur les dieux de la pluie ou sur les phénomènes météorologiques, mais sur les groupes qui célèbrent la cérémonie. […]

Les cérémonies peuvent remplir la fonction latente de renforcer la cohésion du groupe en offrant une occasion périodique à ses membres disséminés de se réunir pour participer à une activité commune. Comme Durkheim […] l’a montré il y a longtemps, de telles cérémonies sont des moyens d’expression collective de sentiments qu’une analyse plus poussée trouve à la source de l’unité du groupe. Grâce à l’application systématique du concept de fonction latente, un comportement apparemment irrationnel peut dans certains cas apparaître comme ayant une fonction positive pour le groupe. »

Idem, p. 134 et p. 138-140

 

Groupe d’appartenance et groupe de référence

Utilisant notamment l’enquête de Samuel Stouffer sur les soldats américains (cf. chap. 4), Merton analyse les groupes à partir des concepts de groupe de référence et de groupe d’appartenance empruntés à la psychologie sociale (cf. Herbert Hyman). Celui qui se réfère à un groupe auquel il n’appartient pas, et en conçoit des ambitions exagérées, a toute chance de se sentir frustré lorsque ses espoirs seront déçus. Ce mécanisme de « socialisation anticipatrice » est pourtant nécessaire, car s’identifier au groupe auquel on désire s’intégrer est un moyen de préparer cette insertion, mais cela suppose de réelles chances de mobilité sociale. À défaut, il y a dysfonction car « l’individu ne peut se faire accepter par le groupe dans lequel il aspire à entrer et risque de se faire rejeter par son ex-groupe » (Merton, op. cit., p. 227). Ces concepts, très féconds, seront notamment appliqués à l’analyse de l’intégration des immigrés.

On peut citer en exemple la célèbre étude des Britanniques John H. Goldthorpe et David Lockwood sur l’embourgeoisement de la classe ouvrière.

« Si on l’interprète en termes de classe, l’analyse que propose Merton du passage du groupe d’appartenance au groupe de référence, indique clairement que le problème de l’embourgeoisement de l’ouvrier implique un processus complexe de transformation sociale, plutôt qu’une réaction spontanée de l’individu à des conditions économiques devenues différentes. Il est bien possible qu’un certain niveau d’aisance matérielle soit une condition préalable à l’embourgeoisement de la classe ouvrière, puisque tel est le moyen essentiel de s’assurer le style de vie de la classe moyenne et d’y tenir sa place. Mais c’est une erreur de se rallier à un déterminisme économique naïf, comme semblent l’avoir fait certains auteurs, et de s’imaginer que la prospérité de la classe ouvrière constitue à elle seule la condition suffisante de son embourgeoisement. Cette possibilité ne saurait, selon nous, être considérée comme réelle que sous les conditions bien particulières que voici :

a) Quand des individus de la classe ouvrière ont une raison de rejeter les normes de la classe ouvrière et sont disposés et amenés à faire leurs les normes de la classe moyenne.

b) Quand, en outre, ils sont capables de résister à la pression du conformisme à l’intérieur du groupe ouvrier, leur groupe d’appartenance, soit qu’ils s’en retirent, soit que ce groupe, pour une raison ou une autre, perde de sa cohésion, et, partant, de son autorité sur ses membres.

c) Quand de réelles possibilités leur sont offertes de se faire accepter par les groupes de la classe moyenne auxquels ils aspirent à appartenir.

On peut alors représenter le processus réel de transition sous la forme du tableau ci-dessous, dont les quatre compartiments résultent du recoupement entre l’aspect relationnel et l’aspect normatif de la classe. »

 

La prédiction créatrice

Merton reprend chez William Thomas la notion de la « prédiction créatrice », qu’il illustre par l’exemple de l’exclusion des Noirs venus du sud par les syndicats blancs étudié par Gunnar Myrdal (1898-1987) dans son étude du « problème noir ».

« Parce qu’ils ne comprennent pas le fonctionnement de la prophétie créatrice, de nombreux Américains de bonne volonté sont amenés (souvent à contrecœur) à perpétuer les préjugés ethniques et raciaux. Ils considèrent ces croyances, non comme des préjugés ou des préventions, mais comme les fruits certains de leur propre expérience. “Les faits eux-mêmes” leur interdisent toute autre conclusion. […]

Ainsi, notre honnête citoyen blanc soutient vigoureusement la politique qui exclut les Noirs des syndicats. Apparemment ses vues sont basées […] sur les faits “durs et froids”. […]

Les Noirs “arrivés récemment d’un sud encore non-industrialisé, ignorent la discipline traditionnelle des syndicats, aussi bien que l’art des conventions collectives”.

Le Noir est un briseur de grève. Le Noir “avec son niveau de vie inférieur”, accepte sans discussion de très bas salaires. En un mot, le Noir est un “traître à la classe ouvrière”, et l’on doit donc l’exclure des syndicats.

Voilà comment notre syndicaliste tolérant mais entêté voit les faits, et ce, parce qu’il ne comprend pas que la prédiction créatrice est l’un des processus de base de la société.

Notre syndicaliste ne se rend évidemment pas compte que lui et les siens ont créé les “faits” qu’il observe. Car définissant la situation (les Noirs sont en opposition au principe du syndicalisme) et excluant les Noirs des syndicats, il provoque une série de conséquences rendant difficile, sinon impossible, à nombre de Noirs de n’être pas des jaunes*.

Sans travail après la Première Guerre Mondiale et rejetés des syndicats, des milliers de Noirs n’ont pu résister aux patrons qui, gênés par la grève, insistaient pour leur ouvrir les portes de ce monde du travail dont ils étaient exclus. »

R. K. Merton, op. cit., p. 174-175

* NDA : Dans le mouvement ouvrier, les ouvriers qui acceptent de remplacer les grévistes sont appelés « briseurs de grèves » ou « jaunes ».

 

Statut, rôle et ajustements sociaux

Merton utilise ici la conceptualisation de Ralph Linton (cf. chap. 5).

Chaque individu occupe plusieurs positions (statuts) définies « par un code de comportement répondant aux attentes des positions complémentaires », un ensemble de rôles (role set).

Ainsi, le professeur doit répondre aux attentes contradictoires des élèves, des parents, des collègues, des autorités académiques…

L’ensemble des positions qu’occupe un même individu dans des sphères différentes (famille, réseau amical, profession, club de sport, parti politique…) lui confère des rôles multiples : Merton parle « d’ensemble de positions » (status set).

Un exemple de vérification empirique de l’adaptation aux rôles lié à un changement de statut est donné par l’enquête utilisant la méthode du panel (questionnaire administré trois fois de 1951 à 1954) de Seymour Lieberman (1926-2012) sur l’attitude des nouveaux délégués syndicaux et contremaîtres dans une usine (4000 salariés) de la compagnie Rockwell, dans un contexte propice à la vérification : nombreux changements de statut dans les deux sens.

« Un des postulats essentiels de la théorie du rôle […] est que les attitudes d’une personne sont influencées par le rôle qu’elle tient dans un système social donné. Bien que cette proposition semble plausible, on dispose de fort peu de vérifications […]. En l’absence d’éléments portant sur une longue période il n’est pas du tout prouvé que les rôles étaient la “cause” et les attitudes “l’effet” dans la corrélation. […]. Le but de la présente étude est de mesurer les effets des rôles sur les attitudes dans une situation précise. […]

Puisque le rôle de contremaître signifie être un représentant de la direction, on pouvait s’attendre à ce que les travailleurs choisis comme contremaîtres tendent à devenir plus favorables à la direction. De même pour le rôle de délégué syndical, on pouvait s’attendre à ce que son titulaire tende à devenir plus favorable au syndicat. De plus, dans la mesure où les valeurs de la direction et du syndicat sont en conflit, on peut s’attendre à ce que les travailleurs promus contremaîtres deviennent moins favorables au syndicat et que les travailleurs élus délégués syndicaux deviennent moins favorables à la direction.

L’étude porta sur : 1o les attitudes envers la direction et les cadres de la direction ; 2o les attitudes envers le syndicat et les représentants du syndicat ; 3o les attitudes envers le système de salaires au rendement introduit par la direction ; 4o les attitudes envers le système d’avancement à l’ancienneté introduit par le syndicat. […]

Les résultats obtenus tendent à renforcer l’hypothèse selon laquelle être placé dans les rôles de contremaître et de représentant syndical influe sur les attitudes des occupants de ces rôles. […] les deux groupes expérimentaux subissent des changements systématiques d’attitudes dans la direction prévue […]. Dans les groupes de contrôle aucun changement d’attitude n’a lieu, ou bien, si changement il y a, ils sont moins marqués. »

S. Lieberman, « The effects of changes in roles on the attitudes of role occupants », HumanRelation, 9 (4), 1956, p. 358-402, reproduit in H. Mendras, Éléments de sociologie, textes, p. 113-114, 117-118-119

On pourrait croire que la multiplicité et l’éventuelle non-congruence des rôles pourraient augmenter les risques de conflits de rôles, or il n’en est rien car :

• tous les individus ne s’impliquent pas autant dans tous leurs rôles ;

• il existe des moyens de défense des personnes occupant un même statut (association, syndicat) ;

• l’opacité et la diversité des attentes entretiennent un certain flou et autorisent une variété de comportements là où une normalisation rigide multiplierait les conflits ;

• chacun apprend à ajuster ses exigences afin de tenir compte des conflits éventuels entre les rôles associés aux autres statuts d’un individu, ainsi le patron tient compte des difficultés familiales de l’employé, le père de famille s’adoucit quand il apprend les peines de cœur de sa fille…

 

Les dysfonctionnements et l’anomie

Certains dysfonctionnements peuvent aller jusqu’à l’anomie, un concept durkheimien très utilisé outre-atlantique.

Mayo en faisait une des conséquences de l’industrialisation et du travail taylorisé, Parsons y voyait le résultat d’un doute radical sur les buts légitimes de l’action (exemple classique de la République de Weimar).

Chez Merton, l’analyse se situe au niveau individuel : l’anomie survient quand l’individu est confronté à la discordance entre les objectifs légitimes que lui propose la société et les moyens légitimes à sa portée.

À partir des cinq combinaisons possibles entre moyens et fins, l’anomie se produit quand l’individu se concentre exclusivement sur les fins en rejetant les moyens légitimes ; la survalorisation de l’argent qui caractérise les valeurs américaines serait une des causes de ces dérapages anomiques (fraude, méthodes amorales…).

  • Conformisme : comportement le plus répandu, la conformité aux buts et aux moyens garantit l’ordre social.
  • Innovation : moyen nouveau, rejetant les méthodes légitimes, pour atteindre un but légitime (le gangster Al Capone), c’est le produit d’une civilisation qui valorise tant le succès qu’elle produit des formes amorales d’intelligence.
  • Ritualisme : comportement routinier des employés et bureaucrates qui se contentent de modestes satisfactions par renoncement aux grands idéaux dont ils craignent les déceptions.
  • Évasion : comportement de ceux qui refusent les valeurs communes et vivent en marge. Il s’agit des malades mentaux, des vagabonds, des exilés, des hallucinés…
  • Rébellion : étrangers aux valeurs et normes de la société, les rebelles visent une structure sociale nouvelle. Ce comportement est plus fréquent dans les classes montantes dont sont en général issus ceux qui organisent le mécontentement (révolutionnaires).

La présentation de Merton est particulièrement claire et pédagogique (alors que celle de Parsons reste bien hermétique), c’est un des objectifs de sa conception du « paradigme » :

« L’usage de paradigmes formels me paraît avoir une grande valeur pédagogique. En premier lieu, ils mettent en pleine lumière le jeu complet des postulats, de concepts et de propositions essentiels employés dans une analyse sociologique. Ils réduisent ainsi au minimum la tendance inconsciente de noyer l’essentiel de l’analyse dans un flot de pensées et de commentaires quelconques, sans lien logique. »

R. K. Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique (1953), Plon, 1965, p. 135-140

Le paradigme mertonien a été appliqué à un grand nombre de cas, et a permis des travaux féconds. Néanmoins, certains ont oublié la prudence de Merton face aux généralisations simplistes du fonctionnalisme absolu.

[…]

 

Le fonctionnalisme de Niklas Luhmann

Luhmann (1927-1998) est sans doute le sociologue néo-fonctionnaliste contemporain le plus connu. Après des études de droit, un séjour à Harvard (où il côtoie Parsons) et une thèse avec Helmut Schelsky (1912-1984), il devient professeur de sociologie à Bielefeld en 1968 et exploite sa formation de juriste pour devenir un sociologue du droit.

Dans Systèmes sociaux (1984), il mobilise l’outillage conceptuel proposé par Parsons, tout en lui donnant des inflexions, notamment dans la définition des systèmes sociaux et de leurs relations.

 

« Le système social apparaît […] à partir du moment où un événement lie les individus par la manière de partager le sens dont il est porteur et, partant, possède le caractère de communication.

Et les communications, c’est-à-dire ces événements qui, dotés d’un sens, possèdent une valeur communicative, sont les composantes de ce système que nous appelons société.

C’est ainsi, selon Luhmann, que, en tant que système, la société se compose de communications, seulement de communications, et de toutes les communications. »

J. A. Garcia Amado, « Introduction à l’œuvre de Niklas Luhmann », Droit et Société, no 11-12, 1989, p. 17

Son analyse des systèmes sociaux s’appuie ainsi sur leur particularité (la communication) mais aussi leurs similitudes par rapport aux autres systèmes vivants, biologiques et physiques :

  • l’autopoïese ou encore le mode de fonctionnement circulaire, récursif et autoréférentiel.

L’idée d’une simple adaptation des systèmes à leur environnement lui paraît contredite par certaines constances dans l’évolution naturelle (à environnements différents) et inversement par la multiplicité des innovations (à environnement constant).

Sa théorie de l’autopoïese insiste alors sur les ressources internes à l’aide desquels les systèmes s’auto-engendrent.

Un système social, ou un sous-système (politique, juridique, économique…), peut donc changer à partir de sa seule réflexion sur son fonctionnement.

Niklas Luhmann analyse par exemple comment la réflexion réalisée par le système juridique (dogmatique ou théorie du droit) participe de son autoréférence (la façon dont le système se définit lui-même et définit ses limites par rapport à l’environnement) et de son évolution.

Le fonctionnalisme a donc retrouvé dans les années 1980 une part de sa vitalité, avec Niklas Luhmann ou Jeffrey Alexander et Paul Colomy aux États-Unis. En France, ce sont surtout François Bourricaud et François Chazel qui lui ont donné de nouvelles lettres de noblesse, sans néanmoins s’inscrire dans sa lignée paradigmatique. »

– Delas, J. & Milly, B. (2015). Chapitre 6 – Les fonctionnalismes. Dans : , J. Delas & B. Milly (Dir), Histoire des pensées sociologiques (pp. 293-322). Armand Colin.

 

larson prison education

 

« […]

« Le structuralisme fut un courant dominant des sciences humaines dans les années soixante. Bien que la notion de structure diffère selon les auteurs, une perspective commune demeure, née de la commune référence au Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure : il existe, au-delà du sens que les individus donnent à leurs discours ou à leurs actions, des “structures” sous-jacentes qui fixent un cadre à leur expression. Pour les révéler, les structuralistes privilégient le discours, le langage, comme objet d’analyse. »

Sciences Humaines, novembre 1994, p. 22

Le structuralisme a connu une véritable vogue dans les années soixante, surtout en France qui en fut à la fois le berceau et l’épicentre.

  • Selon Raymond Boudon, le tout-Paris intellectuel avait alors besoin d’une mode de remplacement après le déclin de l’existentialisme.

On peut citer des auteurs aussi variés que Claude Lévi-Strauss en anthropologie, Jean Piaget en psychologie et en épistémologie, Louis Althusser et Michel Foucault en philosophie, Jacques Lacan en psychanalyse, Roland Barthes en sémiologie et critique littéraire, Pierre Bourdieu en sociologie.

Si le « soufflé » est aujourd’hui retombé, la renommée mondiale de certains d’entre eux demeure considérable. Dans une série d’universités, notamment nord-américaines, leurs œuvres sont étudiées et des travaux se font dans leur lignée. Le déclin du structuralisme est nettement lié à celui du marxisme, qu’Althusser et Foucault avaient contribué à rénover, assurant ainsi jusqu’aux années 1970, son succès exceptionnel chez les intellectuels français.

L’excès holiste (l’individu tend à n’être plus qu’un « support de structure ») et le refus de l’histoire (primauté de la synchronie sur la diachronie) expliquent le rejet que le structuralisme, dans sa version trop systématique, connaît aujourd’hui. Cependant, il en reste les travaux qui ont révolutionné la linguistique (de Saussure, Chomsky) ou l’anthropologie (Lévi-Strauss), et une très vivante école sociologique française autour de Pierre Bourdieu et de la revue Actes de la Recherche en Sciences Sociales qu’il a créée.

 

Section I – La notion de structure en sciences sociales

« On peut analyser les institutions sociales de manière descriptive. Mais on peut aussi s’interroger sur la structure du système constitué par l’ensemble des institutions d’une société. Cette perspective, qu’on peut appeler structurelle, est par exemple celle qu’adopte Montesquieu dans L’Esprit des lois : régimes politiques, institutions juridiques, organisations sociale et familiale tendent, selon Montesquieu, à former des touts cohérents, des “structures” comme on dirait aujourd’hui, excluant nombre de combinaisons possibles d’un point de vue strictement combinatoire, mais difficilement concevables d’un point de vue sociologique. »

R. Boudon, F. Bourricaud, Dictionnaire critique de sociologie, PUF, 1990, p. 577-78

L’analyse structurelle est fréquente en sociologie. On la trouve chez Montesquieu cherchant les lois générales à l’origine du déclin de Rome, ou chez Tocqueville expliquant les différences entre les démocraties américaine et française par la structure plus ou moins centralisée de leur système de pouvoir.

L’ethnologue américain George P. Murdock (1897-1985) compare 250 sociétés archaïques et y découvre la concordance des systèmes de règles : parenté, résidence, inceste, transmission du patrimoine…

Dès lors que, parmi toutes les combinaisons, certaines sont plus fréquentes, on a découvert une structure. Il s’agit donc d’observer la cohérence entre plusieurs aspects d’un phénomène. Par exemple, un type donné de règles matrimoniales a de grandes chances d’être associé à un certain type de règles de résidence. Il s’agit d’une corrélation statistique, une régularité dont on pense qu’elle forme sens.

  • L’analyse structurale est une démarche plus spécifique, elle remonte au linguiste suisse Ferdinand de Saussure (1857-1913).
  • Dans son Cours de linguistique générale (œuvre posthume 1916), il montre qu’une langue n’est pas un simple ensemble d’éléments juxtaposés (sons, mots…), mais un système abstrait de signes, de relations entre ses éléments.
  • L’étude de son histoire (diachronie) n’apprend rien, il suffit de l’analyser à un moment donné (synchronie).

Distinguant le signifiant (image, son… qui véhicule le message) et le signifié (sens du message), il affirme que le rapport entre les deux est arbitraire.

La métaphore du jeu d’échecs permet d’illustrer l’idée :

– Chaque pièce ne prend sens que dans sa position relative aux autres ;
– changer leur forme n’a aucune influence, seuls leur agencement et les règles du jeu comptent ;
– il suffit de connaître les règles pour connaître l’essentiel du jeu, sa genèse n’a aucune importance.

Les travaux de l’Américain Noam Chomsky (né en 1928) sont à l’origine de la grammaire structurale génétique qui fonde aujourd’hui les méthodes d’apprentissage de la grammaire.

Par son systématisme, l’analyse structurale diffère de la démarche structurelle, elle postule :

  1. la cohérence nécessaire des éléments ce qui revient à leur attribuer une fonction précise ;
  2. l’existence d’une structure immanente dont ni la genèse, ni le devenir n’ont d’importance ;
  3. la primauté absolue du tout, la structure, sur les parties, l’individu étant réduit à un simple “support de structure”, incapable d’actions intentionnelles car il ne peut accéder à la conscience de la véritable finalité de ses actes qui est déterminée par le système.

Structure : ensemble d’éléments qui forment système. Une structure est un tout organisé qui s’impose à ses éléments et qui est capable d’adaptation et d’autoréglage. Selon Lévi-Strauss, toute structure combine ses éléments de sorte « qu’une modification quelconque de l’un d’entre eux amène une modification de tous les autres » (Anthropologie structurale, Plon, 1958, 1974, p. 306). La notion renvoie à l’organisation symbolique du réel et à l’idéal-type que s’en forme l’observateur.

Structuralisme : une démarche est structuraliste dès lors que l’observateur s’intéresse aux structures cachées et donne la primauté à la synchronie. Cette analyse part du postulat qu’il existe une infrastructure et qu’elle échappe à la conscience des acteurs.

  • Tout échange (économique, matrimonial, etc.) est considéré comme réductible aux règles de la linguistique qui est un échange de signes.
  • Ainsi, pour dépasser le simple catalogue de coutumes exotiques, l’ethnologue cherche le sens des règles matrimoniales dans le système de parenté. Cette méthode a donné une foule d’applications : mythes, rites, modes alimentaires, littérature, idéologies…

[…]

 

Section II – Approches fondatrices

1. L’anthropologie de Claude Lévi-Strauss

  • Claude Lévi-Strauss (1908-2009) est sans doute l’anthropologue structuraliste le plus connu.
  • Agrégé de philosophie, il organise ses premières missions ethnographiques au Brésil, dans le Mato Grosso et en Amazonie, de 1935 à 1939.

Enseignant pendant la Guerre à la New School for Social Research de New York, il fonde l’École libre des hautes études. Il devient ensuite directeur d’études à l’École pratique des hautes études sur une chaire des religions comparées des peuples sans écriture. Il occupe de 1959 à 1982 la chaire d’anthropologie sociale du Collège de France. Il est élu en 1973 à l’Académie Française.

Il est le premier à appliquer la démarche linguistique à l’étude des sociétés, entendues comme des ensembles d’individus et de groupes qui communiquent.

Selon lui, l’anthropologue doit déchiffrer la structure immuable cachée derrière les formes superficielles de cette communication.

  • Ainsi, sont analysés les trois grands types d’échanges : des femmes, des biens, des mots.

Les règles du mariage – au premier rang desquelles il compte la prohibition de l’inceste – et les systèmes de parenté sont une sorte de langage ; ils assurent la communication/complémentarité entre individus et groupes. Ils constituent une « structure ».

 

La notion de structure chez Lévi-Strauss

Il critique la façon dont certains fonctionnalistes comme Radcliffe-Brown réifient (transforment en chose) la structure en la confondant avec le réel, alors qu’elle est un outil de connaissance, un modèle représentant, du point de vue de l’observateur, le code caché des signes échangés (Anthropologie structurale, 1958).

Mais il en vient à une conclusion très forte qui sera beaucoup discutée :

l’esprit humain serait partout identique (La Pensée sauvage, Plon, 1962).

  • Entre mythe et science, pensée magique et pensée scientifique, il n’y aurait qu’une différence de moyens, non une rupture radicale.
  • Il récuse toute tentative de déchiffrer le sens des mythes (Le cru et le cuit, 1964),
    • seuls l’intéressent les mécanismes de transformation d’un mythe à l’autre,
    • c’est-à-dire la structure générale qu’ils forment par leurs relations.

 

La prohibition de l’inceste fonde le social

L’existence d’une structure de parenté immuable, visible à travers les règles du mariage, est au fondement de la thèse de Lévi-Strauss (Les structures élémentaires de la parenté, 1949).

  • Le mariage est une alliance de deux lignages (ensemble des descendants d’un même ancêtre commun réel ou supposé) ;
    • si les règles matrimoniales se ressemblent partout, c’est parce qu’il n’existe qu’un nombre limité de solutions impliquant que le choix du conjoint permette de contracter alliance.
  • La prohibition de l’inceste – « Tu n’épouseras pas ta sœur, ni ta mère » – est universelle car elle a une implication positive :
    • c’est la condition pour avoir des beaux-frères, c’est-à-dire des alliés.

Margaret Mead éclaire la question quand elle demande à un Arapesh d’imaginer un dialogue avec quelqu’un qui voudrait épouser sa sœur :

« Tu voudrais épouser ta sœur, qu’est-ce qui te prend ? Tu ne veux pas avoir de beau-frère ? Tu ne comprends donc pas que si tu épouses la sœur d’un autre homme et qu’un autre homme épouse ta sœur, tu auras au moins deux beaux-frères, alors que si tu épouses ta propre sœur, tu n’en auras pas du tout ? Avec qui iras-tu chasser, avec qui feras-tu les plantations, qui auras-tu à visiter ? ».

L’obligation exogame implique la coopération à l’intérieur, et l’alliance à l’extérieur.

L’homme n’émerge de la nature pour accéder à la culture qu’en surmontant la violence interne (concurrence pour les femmes du groupe) et externe (l’échange des femmes entre deux lignages met fin à leur conflit).

Seul l’échange est capable de contenir la violence.

  • Le « problème » général à régler est donc celui de la circulation des femmes entre lignées.

Toute société en définit les règles restrictives ; cet ensemble de normes forme le système structural de la parenté. Lévi-Strauss montre que si, à un moment donné, il n’y a pas équilibre entre les femmes « cédées » par un groupe et celles « reçues », à l’échelle des générations, la structure même des mariages autorisés et interdits assure cet équilibre.

[…]

 

2. La philosophie de Michel Foucault

  • Michel Foucault (1926-1984) est un penseur éclectique, par les disciplines (philosophie, histoire, psychologie, sociologie) qu’il mobilise et les domaines qu’il investit.
  • Reçu à l’ENS en 1946, agrégé de philosophie en 1951, il commence par enseigner la psychologie.

Il soutient en 1961 son doctorat, avec une thèse mineure consacrée à Kant et une thèse d’État intitulée Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique.

En 1970, Foucault devient titulaire de la chaire Histoire des systèmes de pensée au Collège de France (qu’il occupe jusqu’à sa mort).

  • C’est aussi un intellectuel militant, très engagé, par exemple lorsqu’il crée le Groupe d’Information sur les prisons (GIP).

Dans sa thèse d’État, il construit une histoire de la folie, en recherchant les origines de la structure qui organise la frontière entre raison et déraison :

« Faire l’histoire de la folie voudra donc dire : faire une étude structurale de l’ensemble historique – notions, institutions, mesures juridiques et policières, concepts scientifiques – qui tient captive une folie dont l’état sauvage ne peut jamais être restitué en lui-même ; mais à défaut de cette inaccessible pureté primitive, l’étude structurale doit remonter vers la décision qui lie et sépare tout à la fois raison et déraison ; elle doit tendre à découvrir l’échange perpétuel, l’obscure racine commune, l’affrontement originaire qui donne sens à l’unité aussi bien qu’à l’opposition du sens et de l’insensé. »

M. Foucault, 1961, Préface à Folie et déraison, repris in Dits et écrits, 2001, © Éditions Gallimard, tome 1, p. 192

  • Foucault situe cette « obscure racine commune », à la base de la structure de la folie, entre deux événements :
    • 1657, la création de l’hôpital général où débuterait le « grand renfermement » des fous, oisifs, malades, mendiants, débauchés, vagabonds, homosexuels, libertins, etc. ; et
    • 1794 quand sont libérés les enchaînés de Bicêtre.

L’ouverture de l’hôpital général a eu pour fonction de contrôler la population pauvre : celle-ci n’est plus perçue comme la représentation de Dieu sur Terre, mais comme un facteur de trouble.

  • En période de crise, les sans-travail sont parqués dans les maisons de correction ;
  • en période de prospérité, l’enfermement fournit de la main-d’œuvre bon marché.

1657 est donc l’amorce d’une « société disciplinaire » : le rationalisme n’a de cesse de dresser et redresser les corps et les individus.

  • Se multiplient alors les institutions de « dressage » : ateliers, manufactures, hôpitaux, casernes, écoles, prisons… pour rendre les individus « utiles et dociles ».

La prison, étudiée dans Surveiller et punir (1975), n’est selon lui que l’étape ultime d’un « archipel carcéral », composé de multiples institutions et jalonnant les parcours des déviants et délinquants, de ceux qui ont résisté, consciemment ou non, aux formes de pouvoir qui leur étaient opposées :

« Le délinquant est un produit d’institution. Inutile par conséquent de s’étonner que, dans une proportion considérable, la biographie des condamnés passe par tous ces mécanismes et établissements dont on feint de croire qu’ils étaient destinés à éviter la prison. […] En un mot, l’archipel carcéral assure, dans les profondeurs du corps social, la formation de la délinquance à partir des illégalismes ténus, le recouvrement de ceux-ci par celle-la et la mise en place d’une criminalité spécifiée. »

M. Foucault, 1975, Surveiller et punir. Naissance de la prison, © Éditions Gallimard, p. 308

Pouvoir, institutions et dispositifs sont ainsi étroitement liés. Selon Foucault, le pouvoir n’est pas l’attribut de l’État, mais de toutes les institutions (prison, école, famille…).

  • L’institution est d’abord définie comme une structure sous-jacente à la perception et au traitement de la folie et de toute forme de déviance, appuyée par des dispositifs de contrôle social et des appareils de pouvoir.
    • Puis comme « tout comportement plus ou moins contraint, appris.
  • Tout ce qui, dans une société, fonctionne comme un système de contrainte, sans être un énoncé, bref, tout le social non discursif, c’est l’institution ».

Le pouvoir doit par ailleurs être pensé dans ses relations avec le savoir :

« Il faut plutôt admettre que le pouvoir produit du savoir […] ; que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; qu’il n’y a pas de relations de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir… Ces rapports de « pouvoir-savoir » ne sont donc pas à analyser à partir d’un sujet de connaissance qui serait libre ou non par rapport au système de pouvoir ; mais il faut considérer au contraire que le sujet qui connaît, les objets à connaître et les modalités de connaissance sont autant d’effets de ces implications fondamentales du pouvoir-savoir et de leurs transformations historiques. En bref, ce n’est pas l’activité du sujet de connaissance qui produirait un savoir, utile ou rétif au pouvoir, mais le pouvoir-savoir, les processus et les luttes qui le traversent et dont il est constitué, qui déterminent les formes et les domaines possibles de la connaissance. »

Idem, p. 32

Comme pour la folie et la prison, Foucault développe tout au long de sa carrière une pensée généalogique, dite archéologique, s’intéressant aux racines des savoirs et des pouvoirs : Naissance de la clinique : une archéologie du regard médical (1963), L’archéologie du savoir (1969).

  • En épistémologie (Les mots et les choses, 1966), il distingue trois modes historiques de connaissances (épistémê) entre lesquels se seraient produites des ruptures radicales.

– La Renaissance (xvie) fonde le savoir sur l’analogie, ainsi la noix ressemble à un crâne donc l’écorce guérirait les plaies du péricrâne, le noyau les maux intérieurs à la tête. La connaissance implique la découverte des signes visibles de l’intervention divine.

– À l’âge classique (du xvie au début du xixe), on distingue le signifiant du signifié, on cherche à penser l’ordre et le classement du réel, ainsi que son évolution.

– À l’époque moderne, on cherche l’ordre logique, la Raison cachée derrière l’apparence, l’objet de connaissance se déplace du discours vers l’homme.

Dans Histoire de la sexualité (3 tomes, 1976 à 1984),

Foucault décrit la sexualité librement choisie de la Grèce antique, se portant indifféremment vers l’un ou l’autre sexe, pour montrer comment l’Occident est passé d’un ars erotica (expérience du plaisir, analogue à celui d’autres civilisations comme l’Inde ou la Chine) à un « savoir sur le sexe ».

Loin de taire le sujet, l’âge classique l’aurait mis en parole, à travers un « discours sur le sexe », qui passerait « tout ce qui a trait au sexe au moulin infini de la parole », pour mieux en réprimer le libre exercice par un véritable quadrillage des consciences.

  • Difficilement classable, la perspective de Foucault présente des proximités avec la méthode structurale,
    • même s’il n’en apprécie pas l’étiquette, en tout cas dans son acception déterministe.

On a d’ailleurs parlé à son propos « d’anti-humanisme » du fait de son rejet de la notion de sujet autonome : l’homme ne peut être envisagé comme un acteur, il est « agi » par des structures sociales dont il n’a pas conscience.

  • Son annonce de la « mort de l’homme » est éloquente :

« L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues […] – alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. »

M. Foucault, 1966, Les Mots et les Choses, une archéologie des sciences humaines, © Éditions Gallimard, 1990, p. 398

  • Sa pensée connaît aujourd’hui une grande actualité, par exemple dans les études de genre de Judith Butler.
  • Elle a une portée sociologique par les thèmes qu’elle investit (étude des normes et déviances, des institutions, des formes de pouvoir, des relations entre pouvoirs et savoirs) et par l’approche structurale qu’elle défend.

 

3. La sociologie de Robert Castel

  • Agrégé de philosophie (1959), Robert Castel (1933-2013) est un penseur proche de Foucault.
  • Il enseigne d’abord la philosophie à Lille, mais se « convertit » progressivement à la sociologie.

Il participe à la publication d’Un art moyen (1965), avec Boltanski, Bourdieu et Chamboredon, et enseigne la sociologie à l’Université de Vincennes à partir de 1968.

Cette même année 1968, Castel participe à la traduction d’Asiles (1961), ouvrage d’Erving Goffman, aux Éditions de Minuit (cf. chap. 9).

La traduction qu’il rédige avec Pierre Bourdieu, Claude et Liliane Lainé, Jean-René Tréanton fera date et débat, notamment à propos du concept de total institution, qu’ils décident de traduire par « institution totalitaire ».

  • À travers cette traduction et la préface que Castel donne à cet ouvrage, c’est une lecture très déterministe qu’il propose de Goffman, insistant sur la dimension disciplinaire de l’institution.

La notion d’institution totalitaire est d’ailleurs régulièrement convoquée par des auteurs structuralistes dans les années 1970 pour qualifier des « appareils de pouvoir » et « dispositifs de contrôle social » : l’armée chez Louis Pinto, l’assistance sociale et le Parti Communiste français chez Jeannine Verdès-Leroux. Castel lui-même l’applique à la psychanalyse puis à l’hôpital psychiatrique.

  • Inspiré par la lecture généalogique foucaldienne de la naissance de la folie, Castel interroge l’institution psychiatrique pour en rechercher la source historique, la structure originelle et transversale, « l’ordre » (L’ordre psychiatrique, 1977).

« Je propose d’appeler psycho-sociologie de l’établissement psychiatrique (la) démarche qui réduit pour l’essentiel l’étude de l’« institution » à l’analyse de son organisation interne, de ses traditions, de ses pratiques professionnelles, des types d’interaction qu’elle permet entre les différentes catégories de personnels et de malades, etc. […] Cette orientation devrait être clairement distinguée de la sociologie de l’institution psychiatrique proprement dite qui constitue un des domaines stratégiques de la théorie du système psychiatrique en général envisagé comme un appareil de pouvoir et de contrôle social.[…]

L’institution psychiatrique représente l’un des lieux où éclate sous sa forme la moins voilée une des contradictions fondamentales des sociétés modernes entre une idéologie humaniste, libérale et rationalisatrice d’une part, et d’autre part l’existence d’instances officielles qui institutionnalisent la ségrégation sociale et perpétuent les formes les plus absolutistes du pouvoir sur l’homme. »

R. Castel, 1971, « L’institution psychiatrique en question », Revue Française de Sociologie, 12-1, p. 59-60

Avec cette perspective, Castel propose une critique radicale des praticiens (psychiatres et psychanalystes) qui pensent pouvoir réformer l’hôpital, tout autant que des « psycho-sociologues » (cf. les sociologues des organisations) qui veulent l’analyser à un niveau micro-local, indépendamment des formes de pouvoir et de contrôle social qu’il implique.

Dans les années 1980, Castel s’écarte de ces premières lectures structuralistes. En 1987, au colloque de Cerisy-la-Salle sur les lectures de Goffman en France,

  • il revient sur sa lecture de la notion de total institution, en conseillant le retour à une traduction plus littérale, celle d’institution totale et non plus d’institution totalitaire.

Devenu directeur d’études à l’EHESS et au sein du Centre d’Études des Mouvements Sociaux qu’il dirige, il réoriente ses travaux vers l’étude des transformations de la société salariale (Les métamorphoses de la question sociale, 1995 ; L’insécurité sociale : qu’est-ce qu’être protégé ?, 2003 ; La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, 2009). Le but de ces recherches est de révéler les principaux effets de l’effritement de la condition salariale au cours des dernières décennies.

« Le noyau de la question sociale aujourd’hui serait donc, à nouveau, l’existence d’ « inutiles au monde », de surnuméraires, et autour d’eux d’une nébuleuse de situations marquées par la précarité et l’incertitude des lendemains qui attestent de la remontée d’une vulnérabilité de masse. Paradoxe, si l’on envisage sur la longue durée les rapports de l’homme au travail. Il a fallu des siècles de sacrifices, de souffrances et d’exercice de la contrainte – la force de la législation et des règlements, la contrainte du besoin et de la faim aussi – pour fixer le travailleur à sa tâche, puis l’y maintenir par un éventail d’avantages « sociaux » qui vont qualifier un statut constitutif de l’identité sociale. C’est au moment où cette « civilisation du travail » paraît s’imposer définitivement sous l’hégémonie du salariat que l’édifice se fissure, remettant à l’ordre du jour la vieille obsession populaire d’avoir à vivre « au jour la journée ».

Il ne s’agit cependant pas de l’éternel retour du malheur, mais d’une complète métamorphose posant aujourd’hui d’une manière inédite la question de devoir s’affronter à une vulnérabilité d’après les protections. »

R. Castel, 1995, Les métamorphoses de la question sociale, Gallimard, « Folio », 2009, p. 747

Castel réfléchit aux relations dynamiques entre la précarité économique et l’instabilité sociale, un processus qui aboutit à ce qu’il nomme la « désaffiliation ».

  • Son goût pour une lecture critique, historique et macro-sociale reste dominant, mais ses références structuralistes paraissent beaucoup moins fortes. Un constat que l’on pourrait aussi appliquer à Pierre Bourdieu.

 

Section III – Pierre Bourdieu et le constructivisme structuraliste

Pierre Bourdieu (1930-2002) est né et a grandi dans le Béarn. Après des études au lycée de Pau et à Louis Le Grand, il intègre l’ENS et

  • est reçu à l’agrégation de philosophie.

Il enseigne ensuite au lycée de Moulins puis à la Faculté d’Alger (1958-1960), la Sorbonne et la faculté de Lille. Il devient en 1964 directeur d’études à l’EHESS, puis finit par atteindre le sommet de la hiérarchie académique avec son élection au Collège de France en 1982.

Ce parcours fait dire à Loïc Wacquant qu’il « a offert » un « cinglant démenti à ses propres théories sociales » :

« Pierre Bourdieu a offert tour à tour une démonstration éclatante et un cinglant démenti à ses propres théories sociales au fil d’une vie pleine à déborder qui, de tournants imprévus en méandres insensibles, est restée solidement ancrée par son engagement indéfectible en faveur de la science, la construction d’institutions intellectuelles et la justice sociale.

Bourdieu a eu une trajectoire improbable sur les plans sociologique et académique.

Comme Raymond Aron aimait à le dire, il était l’exception qui confirme les lois de la transmission du capital culturel qu’il avait établies dans ses premiers ouvrages (avec Jean Claude Passeron), Les Héritiers (1964) et La Reproduction (1970) : petit-fils de métayer, fils d’un paysan tardivement devenu facteur dans une lointaine province rurale, il s’est élevé jusqu’au sommet de la hiérarchie culturelle française pour devenir le sociologue vivant le plus cité au monde. Formé pour rejoindre la haute caste des philosophes, l’espèce intellectuelle suprême dans la France de l’après-guerre, il s’est tourné et a fait sienne une discipline basse, alors moribonde, la sociologie, qu’il a contribué à rénover et à revitaliser et dont il a étendu l’influence dans la sphère publique comme personne ne l’avait fait avant lui. »

L. Wacquant, « La vie sociologique de Pierre Bourdieu », Politique. Revue européenne de débat, 4, octobre 2003

Il fonde en 1964 le Centre de Sociologie Européenne avec le soutien de Raymond Aron, dont il est alors proche :

« Peu de personnes m’ont reconnu aussi tôt et aussi complètement que lui – et cela jusque dans le reproche qu’il m’adressait souvent et par lequel il me disait les craintes qu’il avait pour moi : “Vous êtes comme Sartre, vous avez un système de concepts trop tôt”.

Je me souviens de ces longues soirées, dans son appartement du quai de Passy, où il discutait mes esquisses très amicalement, et d’égal à égal, sur la base sans doute de la fraternité normalienne (qui l’amènera quelques années plus tard, lorsque, après Les Héritiers et peu avant 1968, nos relations devenaient plus tendues, à entreprendre de me tutoyer, à ma grande gêne). »

P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir, 2004, p. 48-49

  • La rupture avec Aron intervient en 1968, sur fond de profonds clivages idéologiques.

Bourdieu se distingue ainsi très tôt par son engagement scientifique et militant « de gauche » :

« À la fin des années 1960 et au début des années 1970, ni membre du PC (et ne l’ayant jamais été), ni “compagnon de route” des groupes gauchistes, il était perçu comme un scientifique extérieur à la politique par des collègues ou des étudiants (engagés “à sa gauche”).

Pourtant son entreprise scientifique n’a pas cessé d’avoir des implications politiques, qu’il s’agisse de ses travaux sur l’Algérie (pendant la guerre de libération), ou sur le système scolaire avec Les héritiers, ouvrage souvent cité par les étudiants contestataires des années 1960 qui deviendront la cible des intellectuels conservateurs et des journalistes qui se font leurs interprètes. »

J. Duval et alii, Le « décembre » des intellectuels français, Liber-Raisons d’agir, 1998, p. 61

  • Son engagement dépasse parfois ses seules entreprises scientifiques :
    • soutien au syndicat polonais Solidarnosc en 1981, mise en place d’associations sur l’Algérie (CISIA) ou l’enseignement supérieur et la recherche (ARESER), interventions dans les grèves de décembre 1995, engagement contre la mondialisation néo-libérale.

Bourdieu est aussi le fédérateur d’une véritable école qui se développe à partir des années 1960 autour du Centre de Sociologie Européenne et, après 1975, de la revue Actes de la Recherche en Sciences Sociales. Le courant est consacré quand Bourdieu accède au Collège de France.

En avril 1982, il y prononce sa leçon inaugurale, intitulée Leçon sur la leçon :

« Si ceux qui ont partie liée avec l’ordre établi, quel qu’il soit, n’aiment guère la sociologie, c’est qu’elle introduit une liberté par rapport à l’adhésion primaire qui fait que la conformité même prend un air d’hérésie ou d’ironie. Telle eût été sans doute la leçon d’une leçon inaugurale de sociologie consacrée à la sociologie de la leçon inaugurale. »

P. Bourdieu, Leçon sur la leçon, Minuit, 1982, p. 54

Bourdieu est-il structuraliste ?

  • Certains, tels Pierre Ansart, définissent sa thèse comme un « post-structuralisme » ou un « structuralisme génétique »,
    • mais, à de nombreuses reprises, Bourdieu a tenu à se démarquer du structuralisme qu’il juge trop déterministe et mécanique.
    • Sans mettre en cause le postulat central – opacité pour l’individu des structures sous-jacentes qui déterminent son comportement –, il entend faire une place à l’acteur, qu’il préfère nommer agent.

« Il m’a fallu très longtemps pour rompre vraiment avec certains des présupposés fondamentaux du structuralisme (que je faisais fonctionner simultanément en sociologie, en pensant le monde social comme espace de relations objectives transcendant par rapport aux agents et irréductible aux interactions entre les individus). […] Je voulais réintroduire en quelque sorte les agents, que Lévi-Strauss et les structuralistes, notamment Althusser, tendaient à abolir, en faisant d’eux de simples épiphénomènes de la structure. Je dis bien des agents et non des sujets. »

P. Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987, p. 18-19

Plus que le terme « structuralisme »,

c’est l’étiquetage de sa pensée que Bourdieu entend dénoncer, quand il fustige les « catégorisations catégoriques engendrées par la pensée classificatoire des lectores ou par l’impatience réductrice des aspirants auctores ».

En l’occurrence, cette étiquette nous semble pourtant justifiée :

  • malgré son refus des déterminismes excessifs, Bourdieu définit lui-même sa démarche comme un « constructivisme structuraliste » ou un « structuralisme constructiviste » :

« Si j’avais à caractériser mon travail en deux mots, c’est-à-dire, comme cela se fait beaucoup aujourd’hui, à lui appliquer un label, je parlerais de constructivist structuralism ou de structuralist constructivism, en prenant le mot structuralisme en un sens très différent de celui que lui donne la tradition saussurienne ou lévi-straussienne.

Par structuralisme ou structuraliste, je veux dire qu’il existe, dans le monde social lui-même, et pas seulement dans les systèmes symboliques, langage, mythe, etc., des structures objectives, indépendantes de la conscience et de la volonté des agents, qui sont capables d’orienter et de contraindre leurs pratiques ou leurs représentations.

Par constructivisme, je veux dire qu’il y a une genèse sociale d’une part des schèmes de perception, de pensée et d’action qui sont constitutifs de ce que j’appelle habitus, et d’autre part des structures sociales, et en particulier de ce que j’appelle des champs et des groupes, notamment de ce qu’on nomme d’ordinaire les classes sociales. »

Idem, p. 147

 

1. Les choix épistémologiques

L’épistémologie bourdieusienne est doublement marquée par l’objectivisme :

  • objectivisme comme foi dans l’objectivité possible du discours sociologique,
  • objectivisme comme méfiance affichée à l’égard de la subjectivité des acteurs pour expliquer les comportements sociaux.

 

Pour une sociologie scientifique

Bourdieu a la conviction qu’un discours objectif sur le social est possible, au prix d’une réflexivité du sociologue sur ses pratiques d’analyse : il doit savoir rompre avec ses préjugés, construire son objet et se donner les moyens de constater.

  • « Si les faits scientifiques sont “construits, conquis, constatés”, selon la formule de Bachelard, notamment grâce aux dispositifs expérimentaux qui permettent de réaliser – successivement ou simultanément – ces trois “moments” logiques, les objets sociologiques n’échappent pas à une telle démarche (de construction de l’objet, NDA), à la fois active et opératoire.

Pour la mener à bien, les sociologues ont à leur disposition plusieurs instruments : la critique du langage (ordinaire ou savant), qui véhicule souvent une philosophie implicite non contrôlée, la critique des catégories d’évaluation et de classement usuelles (qu’elles soient, là encore, spontanées ou savantes), la déconstruction des explications communes étroitement commandées par la position occupée dans l’espace social et le dépassement de toutes les formes d’ethnocentrisme (national, de classe, de sexe, etc.) dans le rapport aux objets étudiés.

  • La rupture n’est jamais acquise une fois pour toutes (ce qui fonderait une “science” sur une simple rupture “inaugurale”) et doit être au principe d’une attitude de vigilance constante,
    • c’est-à-dire présente à chaque étape de la recherche ; elle ne se réduit pas à la mise en œuvre d’un formalisme ou d’un langage ésotérique mais suppose de construire progressivement un rapport contrôlé à l’objet étudié ;
    • elle ne disqualifie pas la validité sociale des savoirs ordinaires, mais insiste sur la nécessité de les dépasser dans un modèle plus intégré et cohérent, qui puisse également en rendre compte. »

F. Lebaron, « Le structuralisme génétique », in Berthelot (dir.), La sociologie française contemporaine, 2000, PUF, 2003, p. 60

Cette exigence de vigilance le rapproche de Durkheim (refus des prénotions), Weber (rapport aux valeurs) ou encore Bachelard (rupture épistémologique).

  • Sa croyance en une sociologie objective l’éloigne au contraire des positions relativistes et des théories marxisantes (cf. École de Francfort, Jürgen Habermas),
  • acceptant de faire jouer à la sociologie un rôle subjectivement engagé :
    • pour lui, l’émancipation des acteurs sociaux passe par la mise en évidence objective des contraintes qui pèsent sur eux, qui nécessite une réflexivité sociologique constante.

« La vigilance épistémologique s’impose tout particulièrement dans le cas des sciences de l’homme où la séparation entre l’opinion commune et le discours scientifique est plus indécise qu’ailleurs. […]

Poser avec Bachelard que le fait scientifique est conquis, construit, constaté, c’est récuser à la fois l’empirisme qui réduit l’acte scientifique à un constat et le conventionnalisme qui lui oppose seulement le préalable de la construction. […] La vigilance épistémologique s’impose tout particulièrement dans le cas des sciences de l’homme où la séparation entre l’opinion commune et le discours scientifique est plus indécise qu’ailleurs. »

P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon, J.-C. Passeron, Le métier de sociologue, Éditions de l’EHESS, 1968, p. 24 et 27

Cette réflexivité est l’un des fils directeurs de l’œuvre bourdieusienne, même si l’on reproche à Bourdieu de ne pas toujours appliquer à lui-même les principes qu’il énonce : contrairement par exemple à ce qu’il conseille dans Ce que parler veut dire, il ne rapporte que rarement ce qu’il dit à sa position ou à sa trajectoire sociale, sauf dans son Esquisse pour une auto-analyse (2004).

Bourdieu apparaît par contre plus vigilant (et plus critique) à propos des présupposés (ou des impensés) des autres sociologues.

  • Dans la lignée de Merton, il dénonce tant les purs théoriciens que les purs empiristes :
    • c’est ainsi qu’il n’avait pas de mots assez durs contre les jeunes sociologues de sa génération qui, de retour du « pèlerinage » américain, se comportaient en zélés défenseurs du fonctionnalisme de Merton et Parsons ou de la « statistique pour la statistique » de Lazarsfeld qui constituaient les deux pôles de la sociologie dominante des années 1950.

« La sociologie américaine imposait à la science sociale, à travers la triade capitoline des Parsons, Merton et Lazarsfeld, tout un ensemble de mutilations dont il me semblait indispensable de la libérer […]. Mais pour combattre cette orthodoxie planétaire, il fallait surtout s’engager dans des recherches empiriques théoriquement inspirées en refusant tant la soumission […] à la définition dominante de la science que le refus obscurantiste de tout ce qui pouvait être ou paraître associé aux États-Unis, à commencer par les méthodes statistiques.

  • Si, au début des années soixante, malgré les rappels hebdomadaires des fondés de pouvoir du maître en pays de mission, j’avais obstinément refusé d’assister à l’enseignement que Paul Lazarsfeld avait donné, à la Sorbonne, devant la sociologie française tout entière réunie, c’est que tout cela m’était apparu plutôt comme une cérémonie collective de soumission […].

Ce qui ne m’empêchait pas […] de travailler […] à m’approprier tout l’appareillage technique, analyse multivariée ou classes latentes, que pouvait offrir l’ancien socialiste autrichien […] ; mais cela, sans emprunter du même coup tout l’emballage scientiste destiné à le légitimer. […]

  • En effet, visant entre autres choses à s’emparer des instruments de l’adversaire pour les mettre au service d’autres fins scientifiques, elle s’opposait aussi bien à la soumission empressée ou résignée des simples suiveurs encore tout émerveillés d’avoir “découvert l’Amérique” qu’à la révolte fictive et vaincue de ceux qui entendaient résister à l’emprise des concepts et des méthodes dominants sans se donner des armes efficaces pour les combattre sur le terrain même de la recherche empirique, comme les théoriciens de l’École de Francfort et leurs émules français. […]

L’histoire de ma confrontation […] avec Paul Lazarsfeld, dont on a peine à imaginer aujourd’hui l’empire à la fois social et scientifique qu’il exerçait sur la sociologie mondiale, a trouvé, pour moi, quelque chose comme un dénouement heureux en ce jour de la fin des années soixante où il nous avait littéralement “convoqués”, Alain Darbel et moi, à l’hôtel des Ambassadeurs […] pour nous dire ses critiques du modèle mathématique de la fréquentation des musées que nous venions de publier dans L’amour de l’art. […] Ces corrections accordées […], Paul Lazarsfeld déclara avec quelque solennité qu’ils n’avaient “jamais fait aussi bien aux États-Unis”. Mais il se garda bien de l’écrire et continua à donner son investiture spirituelle à Raymond Boudon, chef de comptoir français de sa multinationale scientifique. »

P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir, 2004, p. 94-98

Du fait de cette conviction en une objectivité possible du discours sociologique, Bourdieu a souvent été taxé de « positivisme ».

Pourtant, il refuse très tôt cette étiquette, car il entend fonder une épistémologie spécifique aux sciences sociales, sans pour autant qu’elle soit « subjectiviste ».

« C’est une constante de l’histoire des idées que la critique du positivisme machinal serve à affirmer le caractère subjectif des faits sociaux et leur irréductibilité aux méthodes rigoureuses de la science. […]

La contestation de l’imitation automatique des sciences de la nature s’associe si automatiquement à la critique subjectiviste de l’objectivité des faits sociaux que tout effort pour traiter des problèmes spécifiques que pose la transposition aux sciences de l’homme de l’acquis épistémologique des sciences de la nature, risque toujours d’apparaître comme une réaffirmation des droits imprescriptibles de la subjectivité. »

P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon et J.-C. Passeron, Le métier de sociologue, Mouton, Bordas, 1968, p. 26-27

Les trois auteurs se démarquent nettement du positivisme radical qui voulait fonder les sciences sociales sur le modèle des sciences de la nature (Comte, le Cercle de Vienne, Popper mais aussi Durkheim).

  • Mais cet éloignement ne saurait justifier une position subjectiviste.

 

Le refus du psychologisme et de l’intersubjectivité

L’épistémologie bourdieusienne est aussi objectiviste en ce qu’elle entend mettre à distance les raisons données par les acteurs sociaux. Ce choix est lié à sa représentation structuraliste du social.

  • Selon Bourdieu, les agents ne sont pas conscients des raisons profondes de leurs pratiques :
    • ils sont largement déterminés.
    • Il rejoint ici Marx (pour lequel les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté) et Durkheim (pour lequel « la vie sociale doit s’expliquer, non par la conception que s’en font ceux qui y participent, mais par des causes profondes qui échappent à la conscience »).

« Si le monde social tend à être perçu comme évident […], c’est parce que les dispositions des agents, leur habitus, c’est-à-dire les structures mentales à travers lesquelles ils appréhendent le monde social, sont pour l’essentiel le produit de l’intériorisation des structures du monde social. »

P. Bourdieu, Choses dites, 1987, p. 155

Bourdieu estime aussi que le social ne se réduit pas à des relations entre des individus animés d’intentions.

Le sociologue ne saurait donc se satisfaire d’une simple saisie psychologique ou intersubjective du sens que les acteurs donnent à leurs pratiques ; il doit rechercher les déterminations cachées des comportements.

  • Ce refus du psychologisme et de l’intersubjectivité, présents chez de très nombreux sociologues contemporains, traverse tous les travaux de Bourdieu, quelles que soient les techniques d’enquête (observations ethnographiques, questionnaires, analyses documentaires, entretiens).
  • Il apparaît dès ses premières études d’ethnologie en Béarn et en Kabylie, où Bourdieu mobilise les discours et pratiques des acteurs comme des révélateurs des structures mentales intériorisées.
  • Il est aussi présent quand il emploie des questionnaires, conçus comme des moyens d’accéder aux pratiques, en contournant les artifices contenus dans les discours d’acteurs (cf. ses ouvrages des années 1960 et 1970).
  • Il reste enfin apparent dans son exploitation des entretiens de la Misère du Monde (1993).

« Tenter de se situer en pensée à la place que l’enquêté occupe dans l’espace social pour le nécessiter en l’interrogeant à partir de ce point et pour (en) prendre en quelque sorte son parti (au sens ou Francis Ponge parlait de « parti pris des choses »),

ce n’est pas opérer la « projection de soi en autrui » dont parlent les phénoménologues.

  • C’est se donner une compréhension générique et génétique de ce qu’il est, fondée sur la maîtrise (théorique ou pratique) des conditions sociales dont il est le produit :
    • maîtrise des conditions d’existence et des mécanismes sociaux dont les effets s’exercent sur l’ensemble de la catégorie dont il fait partie (celle des lycéens, des ouvriers qualifiés, des magistrats, etc.) et
    • maîtrise des conditionnements inséparablement psychiques et sociaux associés à sa position et à sa trajectoire particulières dans l’espace social.

Contre la vieille distinction diltheyenne, il faut poser que comprendre et expliquer ne font qu’un. »

P. Bourdieu, « Comprendre », Postface de Bourdieu (dir.), La misère du monde, 1993, © Le Seuil, p. 910

Bourdieu et les bourdieusiens restent ainsi des opposants farouches de la compréhension psychologisante.

On peut leur reprocher en retour de se donner des qualités (la réflexivité et la capacité à mettre à distance leur propre position sociale) qu’ils refusent aux autres acteurs sociaux.

  • Scientificité du discours sociologique et rupture avec les catégories subjectives des agents sont donc étroitement liées dans une épistémologie bourdieusienne aux héritages divers (voir schéma page suivante).

Bourdieu ne reconnaît pour autant l’héritage d’aucun penseur particulier et refuse d’être présenté comme le simple successeur de l’un des grands fondateurs :

« De toute façon, la réponse à la question de savoir si un auteur est marxiste, durkheimien ou wébérien n’apporte à peu près aucune information sur cet auteur. […]

Pour ma part, j’ai avec les auteurs des rapports très pragmatiques : j’ai recours à eux comme à des « compagnons », au sens de la tradition artisanale, un coup de main dans les situations difficiles. »

P. Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987, p. 39-40

Il entend plutôt situer sa pensée à la « croisée des chemins », entre structuralisme et phénoménologie, entre holisme et individualisme, objectivisme et subjectivisme.

[…]

2. Les principaux concepts

L’analogie économique : champs, biens, capitaux

  • La lecture de Marx et de Weber conduit Bourdieu à envisager l’espace social par analogie avec la démarche économique et en empruntant son vocabulaire.

Il l’envisage comme un système de marchés (champs) possédant chacun ses lois et ses biens spécifiques (notamment symboliques : prestige, honneur).

  • Chaque champ peut se comprendre comme un espace dont les trois dimensions principales sont définies par
    • le volume du -capital,
    • la structure du capital et
    • l’évolution dans le temps de ces deux propriétés.

Un capital se définit comme un ensemble de ressources et de pouvoirs effectivement utilisables.

Bourdieu distingue

  • le capital économique,
  • le capital culturel,
  • le capital social et
  • le capital symbolique.

Champ : « J’appelle champ un espace de jeu, un champ de relations objectives entre des individus ou des institutions en compétition pour un enjeu identique. »

  • L’enjeu (pouvoir, prestige, revenu…) n’entraîne la compétition, qui fonde le champ en transformant l’espace social en un lieu où s’affrontent des intérêts, qu’à la condition que les individus s’investissent (et investissent leurs capitaux) pour le conquérir.
  • Cela suppose qu’ils soient victimes de la « magie sociale » des institutions qui érigent en intérêt les enjeux liés au fonctionnement du champ considéré.

 

Capital économique :

  • ensemble des facteurs de production, des biens économiques, et du revenu.
  • Son fonctionnement est spécifique à chaque société :
    • la logique des récoltes antérieures oppose par exemple les sociétés agraires au calcul rationnel du capitalisme.

 

Capital culturel :

  • ensemble des dispositions et qualifications intellectuelles, mais aussi des biens culturels acquis au cours de la formation et de l’histoire individuelle.
  • Il en existe trois formes :
    • incorporée (dispositions de l’individu),
    • objective comme bien culturel (tableau, livre…) et
    • institutionnalisée (titre scolaire).

 

Capital social :

  • réseau des relations sociales d’un individu.
  • Son volume « dépend de l’étendue des liaisons qu’il peut effectivement mobiliser et du volume du capital (économique, culturel ou symbolique) possédé en propre par chacun de ceux auxquels il est lié ».
  • Il dépend des institutions qui favorisent les échanges légitimes et excluent les autres (rallyes, clubs, pratiques collectives comme le sport) et du travail de sociabilité.

 

Capital symbolique :

  • biens symboliques comme l’honneur, le prestige, la réputation, dont l’accumulation et la reproduction motivent tout autant les individus et les groupes que celle des biens matériels ou des titres scolaires.
  • La notion de légitimité est ici centrale.

Bourdieu s’intéresse donc autant aux biens matériels que symboliques.

Au centre de l’économie des biens symboliques,

  • il place l’échange de dons, ce qui le conduit à reformuler la théorie de Mauss (cf. chap. 2) :

« Mauss décrivait l’échange de dons comme suite discontinue d’actes généreux, Lévi-Strauss le définissait comme une structure de réciprocité transcendante aux actes d’échange, où le don renvoie au contre-don.

Quant à moi, j’indiquais que ce qui était absent de ces deux analyses, c’était le rôle déterminant de l’intervalle temporel entre le don et le contre-don, le fait que, pratiquement dans toutes les sociétés, il est tacitement admis qu’on ne rend pas sur-le-champ ce qu’on a reçu – ce qui reviendrait à refuser.

Puis je m’interrogeais sur la fonction de cet intervalle : pourquoi faut-il que le contre-don soit différé et différent ?

Et je montrais que l’intervalle avait pour fonction de faire écran entre le don et le contre-don, et de permettre à deux actes parfaitement symétriques d’apparaître comme des actes uniques, sans lien. »

P. Bourdieu, Raisons pratiques, Sur la théorie de l’action, 1994, p. 179

Un bon exemple est celui du champ de la mode étudié à travers ses magazines :

« je commencerai par décrire très rapidement la structure du champ de production de la haute couture. […]

  • Les dominants […] sont ceux qui détiennent au plus haut degré le pouvoir de constituer des objets comme rares par le procédé de la “griffe” ; ceux dont la griffe a le plus de prix.
  • Dans un champ, et c’est la loi générale des champs, les détenteurs de la position dominante, ceux qui ont le plus de capital spécifique, s’opposent […] aux nouveaux entrants (j’emploie à dessein cette métaphore empruntée à l’économie), nouveaux venus, tard venus et parvenus qui ne possèdent pas beaucoup de capital spécifique.
  • Les anciens ont des stratégies de conservation ayant pour objectif de tirer profit d’un capital progressivement accumulé.
    • Les nouveaux entrants ont des stratégies de subversion orientées vers une accumulation de capital spécifique qui suppose un renversement plus ou moins radical de la table des valeurs, […]
    • et, du même coup, une dévaluation du capital détenu par les dominants. […]

Balmain faisait des phrases très longues, un peu pompeuses, défendait la qualité française, la création, etc. ; Scherrer parlait comme un leader de mai 1968 […].

De même, j’ai relevé dans la presse féminine les adjectifs les plus fréquemment associés avec les différents couturiers.

  • D’un côté, vous aurez : “luxueux, exclusif, prestigieux, traditionnel, raffiné, sélectionné, équilibré, durable”.
  • Et, à l’autre bout : “super-chic, kitsch, humoristique, sympathique, drôle, rayonnant, libre, enthousiaste, structuré, fonctionnel”.

À partir des positions que les différents agents ou institutions occupent dans la structure du champ et qui, en ce cas, correspondent assez étroitement à leur ancienneté, on peut prévoir, et en tout cas, comprendre, leurs prises de position esthétiques […] :

    • plus on va du pôle dominant, au pôle dominé, plus il y a de pantalons dans les collections ; moins il y a d’essayages ; plus la moquette grise, les monogrammes sont remplacés par des vendeuses en minijupes et de l’aluminium ; plus on va de la rive droite à la rive gauche. »

P. Bourdieu, Questions de sociologie, 1980, Minuit, 1984, p. 196-199

 

La notion d’habitus

Habitus : système de dispositions durables acquis par l’individu au cours du processus de socialisation.

Il s’agit donc à la fois du produit de conditions sociales passées et du principe générateur des pratiques et des représentations que l’individu va mobiliser dans ses stratégies.

  • Bourdieu y voit un moyen de dépasser l’opposition entre les effets de la structure sociale et la liberté des agents.

Parmi les nombreuses définitions qu’il en a proposées, on peut retenir la suivante :

« […] les structures qui sont constitutives d’un type particulier d’environnement (e.g. les conditions matérielles d’existence caractéristiques d’une condition de classe) et qui peuvent être saisies empiriquement sous la forme des régularités associées à un environnement socialement structuré, produisent des habitus, systèmes de dispositions durables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principe de génération et de structuration de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement “réglées” et “régulières” sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles […] »

P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Droz, 1972, p. 175

Cette notion entend concilier l’impression déterministe provoquée par la régularité observée des comportements (notamment les pratiques culturelles de classes) et la capacité stratégique des individus.

  • Comme d’une part les structures du monde social sont intériorisées dans les structures mentales,
  • et d’autre part les contraintes objectives limitent le champ des possibles,
    • la liberté des agents n’est pas contradictoire avec un résultat statistique global marqué par la reproduction.

La ressemblance des comportements n’implique donc pas l’« obéissance à des règles ».

C’est ce que Bourdieu nomme :

« la dialectique de l’intériorité et de l’extériorité, c’est-à-dire de l’intériorisation de l’extériorité et de l’extériorisation de l’intériorité »

Idem, p. 175

Parmi les éléments constitutifs de l’habitus, Bourdieu privilégie la classe :

plus les individus appartiennent à des groupes sociaux proches, plus leurs habitus se ressemblent.

  • Ce concept est la clé de voûte de son ambition théorique :
    • lever l’opposition entre libre arbitre et déterminisme, individu et société, programmation par la structure sociale et interaction des stratégies individuelles.

Quand l’historien de l’art E. Panofsky (1892-1968) découvre une homologie structurale entre l’art gothique et la pensée scolastique, ou la cathédrale et la Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin, il invoque la diffusion d’une habitude mentale, un principe qui règle l’acte, dont seraient imprégnés, par leur formation, les architectes du Moyen Âge et que l’on retrouverait dans leurs actes, aussi éloignés soient-ils du champ de la pensée scolastique.

  • L’individu conserve toute liberté d’inventer, mais sa structure mentale est marquée par le processus de sa socialisation.
  • Il en conserve une trace, analogue au « style » d’un artiste, repérable dans toute son œuvre, sans pouvoir toujours déterminer ce qui nous en donne l’impression.

Moins large car centré sur les valeurs, le concept d’ethos, joue dans la sociologie de Weber, un rôle analogue car il rend compatibles détermination sociale (l’éducation calviniste, la pression du groupe) et choix personnels (que faire de ma vie face à une incertitude angoissante quant au salut ?).

  • L’habitus est d’abord un produit.

C’est généralement l’institution scolaire qui a pour fonction « de produire des individus dotés de ce système de schèmes inconscients (ou profondément enfouis) qui constitue leur culture, ou mieux leur habitus, bref de transformer leur héritage collectif en inconscient individuel et commun » ; dans les sociétés sans école, la fonction d’inculcation de l’habitus est assurée par les formes primitives de classification (bien/mal, beau/laid, bon/mauvais…) constituées par les mythes et les rites.

  • Mais l’habitus est aussi producteur.

Il permet d’engendrer des pratiques nouvelles, comme une grammaire génératrice des conduites :

« Cet habitus pourrait être défini par analogie avec la grammaire génératrice de Noam Chomsky, comme système des schèmes intériorisés qui permettent d’engendrer toutes les pensées, les perceptions et les actions caractéristiques d’une culture, et celles-là seulement »

Idem, p. 152

Avec ce concept, Bourdieu évolue d’une sociologie très déterministe (notamment dans La reproduction) vers une réhabilitation du sujet.

Il résume d’ailleurs sa théorie de la pratique dans une formule lapidaire (La Distinction) :

Pratique = (Habitus × Capital) + Champ

Cependant, la référence aux « schèmes inconscients » ou à « l’inconscient individuel et commun » rappelle que Bourdieu ne renie pas le postulat structuraliste fondamental, à savoir la non-transparence pour l’individu des raisons profondes de ses comportements : l’habitus est d’abord une structure cachée qui imprime une marque, un style, communs à l’ensemble de ses actions et à celles de son milieu social d’origine.

  • Les pratiques de consommation, telles les manières de table, sont une parfaite illustration de cette influence de l’habitus sur les pratiques et les goûts.

Dans un passage qui n’est pas sans rappeler Goblot (cf. chap. 2), Bourdieu oppose ainsi le repas des classes populaires à celui des « bourgeois ».

« On pourrait, à propos des classes populaires, parler de franc-manger comme on parle de franc-parler. Le repas est placé sous le signe de l’abondance […] et surtout de la liberté : on fait des plats “élastiques”, qui “abondent”, comme les soupes ou les sauces, les pâtes ou les pommes de terre […] et qui, servies à la louche ou à la cuillère, évitent d’avoir à trop mesurer et compter – à l’opposé de tout ce qui se découpe, comme les rôtis. […] Il fait partie du statut d’homme de manger, et de bien manger (et aussi de bien boire) : on insiste […], en invoquant le principe qu’“il ne faut pas laisser”, et le refus a quelque chose de suspect ; le dimanche, tandis que les femmes, toujours debout, s’affairent à servir et à débarrasser la table et à laver la vaisselle, les hommes, encore assis, continuent à boire et à manger. Ces différences très marquées entre les statuts sociaux […] ne s’accompagnant d’aucune différenciation pratique (telle la division bourgeoise entre la salle à manger et l’office, où mangent les domestiques et parfois les enfants), on tend à ignorer le souci de l’ordonnance stricte du repas : tout peut ainsi être mis sur la table à peu près en même temps […], en sorte que les femmes peuvent en être déjà au dessert, avec les enfants qui emportent leur assiette devant la télévision, pendant que les hommes finissent le plat principal ou que le “garçon” arrivé en retard, avale sa soupe. Cette liberté, qui peut être perçue comme désordre ou laisser-aller, est adaptée. […] La racine commune de toutes ces “licences” que l’on s’accorde est sans doute le sentiment qu’on ne va pas, en plus, s’imposer des contrôles, des contraintes et des restrictions délibérés […] et, au sein même de la vie domestique, seul asile de liberté, alors qu’on est de tous côtés et tout le reste du temps soumis à la nécessité.

Au “franc-manger” populaire, la bourgeoisie oppose le souci de manger dans les formes. Les formes, ce sont d’abord des rythmes, qui impliquent des attentes, des retards, des retenues ; on n’a jamais l’air de se précipiter sur les plats, on attend que le dernier à se servir ait commencé à manger, on se sert et ressert discrètement. On mange dans l’ordre et toute coexistence de mets que l’ordre sépare, rôti et poisson, fromage et dessert, est exclue : par exemple, avant de servir le dessert, on enlève tout ce qui reste sur la table, jusqu’à la salière, et on balaie les miettes.

Cette manière d’introduire la rigueur de la règle jusque dans le quotidien […] est l’expression d’un habitus d’ordre, de tenue et de retenue qui ne saurait être abdiqué. Et cela d’autant moins que le rapport à la nourriture – le besoin et le plaisir primaires par excellence – n’est qu’une dimension du rapport bourgeois au monde social : l’opposition entre l’immédiat et le différé, le facile et le difficile, la substance ou la fonction et la forme […], est au principe de toute esthétisation des pratiques et de toute esthétique. […]

C’est aussi tout un rapport à la nature animale, aux besoins primaires et au vulgaire qui s’y abandonne sans frein ; c’est une manière de nier la consommation dans sa signification et sa fonction primaires […] en faisant du repas une cérémonie sociale, une affirmation de tenue éthique et de raffinement esthétique.

La manière de présenter la nourriture et de la consommer, l’ordonnance du repas et la disposition de couverts, […] tout ce parti de stylisation tend à déplacer l’accent de la substance et la fonction vers la forme et la manière, et, par là, à nier, ou mieux, à dénier la réalité grossièrement matérielle de l’acte de consommation et des choses consommées ou, ce qui revient au même la grossièreté bassement matérielle de ceux qui s’abandonnent aux satisfactions immédiates de la consommation alimentaire. »

P. Bourdieu, La Distinction – Critique sociale du jugement, 1979, Minuit, 1992, p. 216-219

 

Les classes sociales

« J’ai voulu rompre avec la représentation réaliste de la classe comme groupe bien délimité, existant dans la réalité comme réalité compacte, bien découpée, telle qu’on sache qu’il y a deux classes ou plus […]

Mon travail a consisté à dire que les gens sont situés dans un espace social, qu’ils ne sont pas n’importe où, c’est-à-dire interchangeables, comme le prétendent ceux qui nient l’existence des classes sociales, et qu’en fonction de la position qu’ils occupent dans cet espace très complexe, on peut comprendre la logique de leurs pratiques et déterminer, entre autres choses, comment ils vont classer et se classer, et, le cas échéant, se penser comme membre d’une classe. »

P. Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987, p. 165

  • Bourdieu mobilise le concept de classes sociales pour rappeler qu’à chaque position est associé un degré de propriété ou de pouvoir déterminé par la capacité à y mobiliser des capitaux spécifiques,
    • mais aussi pour interpréter les pratiques de classement des agents.

Il combine ainsi une conception réaliste (la classe existe dans la réalité, comme chez Marx) et nominaliste (la classe est avant tout un découpage du réel).

  • La définition des positions ne résulte pas d’une structure objective de la société, mais de la lutte pour imposer un « sens de la position ».
  • Ce travail d’imposition du sens est mené au sein du champ de production culturelle, et notamment de son sous-champ politique.

Ainsi, l’État, comme détenteur du monopole de la violence symbolique légitime, produit des classements officiels comme les titres scolaires ou professionnels. Un bon exemple d’application nous est fourni par le travail de Luc Boltanski sur les cadres (Les cadres, 1983) : il montre comment ce groupe emblématique est un pur construit social qui résulte de l’action convergente de diverses organisations professionnelles pour obtenir une reconnaissance officielle de leur position hiérarchique.

La lutte des classes est donc aussi une « lutte de classement » dans laquelle chacun revendique la délimitation du contour des groupes sociaux la plus avantageuse possible pour son propre groupe.

Le principe de « cohésion » de cet « ensemble flou » est particulièrement significatif :

« C’est parce que la catégorie des cadres constitue un ensemble flou, sans critère d’appartenance unanimement reconnu et explicite ni frontières nettes et […] que les agents peuvent entrer dans le jeu de la concurrence qui leur est proposé […]. L’espace du groupe est en effet traversé par un cycle d’échanges où circule un bien qui n’est autre que le nom du groupe, son emblème : chacun […] a d’autant plus intérêt à se dire cadre […] que les autres font de même. Autrement dit, les profits que chaque fraction tire de son appartenance à la catégorie tiennent pour l’essentiel à la présence des autres fractions dans le même agrégat. […] Car, chacun peut se dire “cadre” et penser que le groupe “existe”, tout en tenant pour assuré que d’autres qui se disent également “cadres” ne le sont pas “vraiment” ; ou bien qu’il n’est pas lui-même un “vrai” “cadre”. »

L. Boltanski, Les cadres, la formation d’un groupe social, Minuit, 1982, p. 473-78

  • Au sein des classes sociales, le même travail de classement se produit.

La délégation de pouvoir est une étape essentielle : « le représentant fait le groupe qui le fait » .

La classe sociale est autant le fruit du travail symbolique de nomination et de représentation – de nature politique – que des similitudes de position dans l’espace social : « La classe sociale existe dans la mesure […] où les mandataires […] peuvent être et se sentir autorisés à parler en son nom » (idem).

  • C’est donc une fiction, ce collectif n’existe que parce qu’il est représenté.

D’où la distinction entre :

• classe objective : ensemble d’individus placés dans des conditions d’existence homogènes, et subissant des conditionnements propres à engendrer des pratiques semblables, qui possèdent des propriétés communes (biens, pouvoirs, habitudes de classe, etc.) ;

• classe mobilisée : ensemble d’individus occupant une même position de classe qui s’organisent pour mener des luttes communes.

Bourdieu rappelle que ces classes :

1) sont construites par l’observateur et non « réelles » ;

2) n’existent que par leurs positions relatives dans l’« espace social ».

« La science sociale doit construire non des classes, mais des espaces sociaux à l’intérieur desquels peuvent être découpées des classes, mais qui n’existent que sur le papier. Elle doit en chaque cas construire et découvrir […] le principe de différenciation qui permet de ré-engendrer théoriquement l’espace social empiriquement observé. […]

  • La notion d’espace enferme, par soi, le principe d’une appréhension relationnelle du monde social :
    • elle affirme en effet que toute la réalité qu’elle désigne réside dans l’extériorité mutuelle des éléments qui la composent.
    • Les êtres apparents, directement visibles, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes, existent et subsistent dans et par la différence, c’est-à-dire en tant qu’ils occupent des positions relatives dans un espace de relations […].

L’espace social est construit de telle manière que les agents ou les groupes y sont distribués en fonction de leur position dans les distributions statistiques selon les deux principes de différenciation qui, dans les sociétés les plus avancées, comme les États-Unis, le Japon ou la France, sont sans nul doute les plus efficients, le capital économique et le capital culturel. Il s’ensuit que les agents ont d’autant plus en commun qu’ils sont plus proches dans ces deux dimensions et d’autant moins qu’ils sont plus éloignés. »

P. Bourdieu, « Espace social et espace symbolique », in Raisons pratiques, © Le Seuil, 1994

[…]

 

Domination et violence symbolique

Par analogie à l’analyse wébérienne de l’État – institution qui possède le monopole de la violence légitime –, Bourdieu forge le concept de violence symbolique qui transpose dans le champ symbolique ce qui concernait la force armée.

C’est la notion de légitimité qui reste ici centrale : en distinguant pouvoir (capacité à obtenir l’obéissance d’autrui) et domination (pouvoir légitime, c.à.d. accepté), Weber fournissait la clé d’un mécanisme de structuration hiérarchisée du monde social : aucun pouvoir ne peut se pérenniser par la force, il lui faut obtenir l’acceptation des dominés, c’est la légitimation.

  • En montrant comment les classes supérieures légitiment leur position dominante, Bourdieu réintègre cette théorie de la légitimation au sein d’une sociologie des classes sociales.

Les classes dominantes utilisent une position de force pour accaparer privilèges et avantages et en exclure les autres, mais cette domination ne peut apparaître ouvertement pour ce qu’elle est :

• les dominés doivent accepter leur domination sans quoi elle n’aurait aucune chance de se perpétuer, il faut donc la légitimer par une supériorité « naturelle », un « mérite » quelconque ;

• les dominants eux-mêmes doivent croire aux fondements légitimes de leur domination ; sans la tranquille assurance que confère le sentiment d’avoir « mérité » ses privilèges, il serait impossible d’en jouir.

  • Dans les sociétés d’ordres ou de castes, la supériorité des rejetons de haute descendance (le « sans bleu » garantissant le degré d’honneur des nobles, la « pureté » attestant le degré de proximité divine des brahmanes) est admise comme un fait de nature, de source divine, et n’a pas à être confirmée par les qualités de la personne.

Mais, les sociétés contemporaines rejetant juridiquement toute différenciation basée sur la naissance, il faut asseoir la domination sur de supposés « dons » ou « mérites » individuels.

D’où la difficulté : faire apparaître comme personnelles des qualités qui concordent massivement avec l’origine sociale relève de la gageure, voire du pur et simple tour de passe-passe.

  • L’acharnement, la chance, l’astuce du « self-made-man » jouent ce rôle dans le champ de la réussite commerciale ou industrielle,
    • ils fondent le mythe américain dont ont rêvé des millions d’immigrants.

Mais c’est aujourd’hui le capital culturel qui remplit la fonction de classement qui relevait auparavant du capital économique.

Le goût, la culture, doivent donc apparaître comme des dons innés ou (et) le résultat du travail.

La familiarité avec la culture légitime (Les héritiers, La reproduction, La distinction), le « parchemin » garantissant le mérite scolaire (La reproduction, Homo academicus, La noblesse d’État) constituent donc les sauf-conduits qui protègent l’accès aux privilèges de la classe dominante.

  • Aucune domination n’est jugée plus méritée que celle de l’énarque qui a consacré sa jeunesse aux concours,
  • ou celle de l’universitaire qui, installé hors des risques de la société de compétition qui l’entoure, attribue à son talent et à son travail, le confort tranquille, et les rares contraintes, que lui permet son statut de fonctionnaire de cadre A.

Le travail de démythification, et de démystification, que réalise Bourdieu touche au cœur des injustices d’une société où – en concordance presque totale avec l’origine sociale – on est accepté ou rejeté par la grâce du titre scolaire.

  • Si la thèse est juste, alors il s’agit d’une véritable violence que subissent les enfants des classes dominées qui doivent non seulement accepter d’être exclus,
    • mais encore s’en attribuer la responsabilité, admettre la légitimité de leur propre rejet, au motif qu’ils n’ont pas le « goût », le « don », le « mérite ».

Cette violence se traduit par une humiliation d’autant plus indicible qu’elle n’est pas perçue comme injuste (cf. les récits intimes d’Annie Ernaux dans La place, ou l’analyse sociologique de J.-P. Terrail dans Destins ouvriers, destins de classe).

[…]

 

Sociologie de l’école : le facteur-clé du capital culturel

  • Dans Les héritiers. Les étudiants et la culture (1964), Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron montrent, en s’appuyant sur les enquêtes quantitatives du Centre de Sociologie Européenne, notamment à propos des études littéraires, à quel point sont avantagés les enfants issus des classes dominantes.
  • En effet, ils sont dotés par imprégnation, des connaissances, notamment extra-scolaires, pertinentes aux yeux des enseignants.
  • N’étant pas enseignées, ces connaissances ne peuvent être acquises par le travail ce qui en fait un moyen de distinction absolu.
  • Ils en concluent au faible poids du travail de l’étudiant « bûcheur » par rapport à la désinvolture propre aux étudiants à l’aise dans une culture acquise sans effort car « héritée ».

Il n’y aurait pas une culture savante neutre à acquérir pour accéder à des hauts niveaux d’exigence intellectuelle, mais un parcours d’intégration-reconnaissance à réaliser pour prouver que l’on fait bien partie du sérail ou que l’on est capable de s’y intégrer.

  • La société, comme réalité dotée d’une logique propre, s’assurerait ainsi de la conformité des choix.

En limitant leurs ambitions scolaires, les enfants d’ouvriers obéiraient inconsciemment aux besoins de la reproduction des classes sociales.

Contrairement à l’explication donnée par Raymond Boudon (cf. chap. 8), ce comportement ne résulterait donc pas de la seule rationalité des acteurs, il serait guidé par la structure.

Dans La Reproduction, Éléments pour une théorie du système d’enseignement (1970), Bourdieu et Passeron font une synthèse théorique du travail empirique des Héritiers, notamment à travers quelques schémas explicatifs :

« Toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition, par un pouvoir arbitraire, d’un arbitraire culturel » (p. 19) ; « l’action pédagogique implique le travail pédagogique comme travail d’inculcation qui doit durer assez pour produire une formation durable, i. e. un habitus comme produit de l’intériorisation des principes d’un arbitraire culturel […] » (p. 47) ;

  • « le degré de productivité spécifique de tout travail pédagogique […] est fonction de la distance qui sépare l’habitus qu’il tend à inculquer […] de l’habitus qui a été inculqué par toutes les formes antérieures de travail pédagogique et, au terme de la régression, par la famille » (p. 89-90).

Un exemple typique de cette action pédagogique est l’examen, qui exerce une fonction implicite d’élimination des classes dominées, soit parce que les jeunes qui en sont issus échouent du fait de la non-concordance de leur habitus avec le capital culturel requis, soit parce qu’ils s’auto-éliminent.

  • La fonction technique de production des qualifications recouvre donc la fonction sociale de légitimation des différences de classes.

La pédagogie consiste alors à imposer comme légitime la culture de la classe dominante, tout en dissimulant les rapports de force sociaux qui sont au fondement de son pouvoir.

  • Le système scolaire n’est qu’un rouage de transmission et de légitimation des privilèges, comme l’était autrefois le droit du sang :

« Dans une société où l’obtention des privilèges sociaux dépend de plus en plus étroitement de la possession de titres scolaires, l’École n’a pas seulement pour fonction d’assurer la succession discrète à des droits de bourgeoisie qui ne sauraient plus se transmettre d’une manière directe et déclarée.

Instrument privilégié de la sociodicée bourgeoise qui confère aux privilégiés le privilège suprême de ne pas s’apparaître comme privilégiés, elle parvient d’autant plus facilement à convaincre les déshérités qu’ils doivent leur destin scolaire et social à leur défaut de dons ou de mérites qu’en matière de culture la dépossession absolue exclut la conscience de la dépossession. »

P. Bourdieu, J.-C. Passeron, La Reproduction, Minuit, 1970, p. 253

  • C’est l’habitus, comme « système de dispositions » qui explique les performances au regard des exigences académiques,
    • il est à la fois un effet de l’intériorisation des structures sociales et un moyen de les perpétuer.

La culture scolaire, une version relativement autonome de la culture dominante, permet d’opérer des distinctions selon la détection des « aptitudes » permettant l’« appropriation » des « biens culturels dominants ».

L’école légitime donc deux arbitraires : anthropologique, car toute culture différencie arbitrairement les goûts et les dégoûts en préalable à la différenciation sociale ; social, car elle consacre la domination en dotant les enfants des dominants des moyens de réussir les exercices académiques.

  • Les titres scolaires, parce qu’ils sont distribués dans l’anonymat de l’examen, ont pour fonction de transformer en mérite et en talent ce qui résulte en réalité d’un héritage culturel.
  • Ce faisant, ils installent les dominants dans le confort d’une supériorité présentée comme innée ou (et) méritée et les dominés dans la culpabilisation et la dépréciation de soi.

Le degré de familiarité de chaque groupe avec la culture savante, idéal de la culture scolaire, explique les différences des taux de réussite et du rapport des élèves à l’institution :

  • dilettantisme pour la bourgeoisie,
  • bonne volonté culturelle des classes moyennes,
  • passivité et fatalisme des classes populaires.

Ainsi, les classes sociales, conscientes de leurs forces ou de leurs faiblesses mais en s’en masquant les causes, concourent à la reproduction de l’ensemble.

  • Au cours du même processus, les enseignants ont l’impression d’exercer leur métier en toute autonomie, il faut qu’il en soit ainsi pour garantir la légitimité des classements scolaires.

Il y a bien sûr des « destins d’exception », mais, au-delà de l’aspect cognitif, une intériorisation des déterminismes extérieurs pousse les étudiants d’origine populaire à auto-limiter leurs projets, le capital culturel est donc bien en dernier ressort le principal facteur explicatif.

« Quand une mère d’élève dit de son fils, et souvent devant lui, qu’“il n’est pas bon en français”, elle se fait complice de trois ordres d’influences défavorables :

  • en premier lieu, ignorant que les résultats de son fils sont directement fonction de l’atmosphère culturelle de la famille, elle transforme en destin individuel ce qui n’est que le produit d’une éducation et qui peut encore être corrigé, au moins partiellement, par une action éducative ;
  • en second lieu, faute d’information sur les choses de l’École, faute d’avoir rien à opposer à l’autorité des maîtres, elle tire d’un simple résultat scolaire des conclusions prématurées et définitives ;
  • enfin, en donnant sa sanction à ce type de jugement, elle renforce l’enfant dans le sentiment d’être tel ou tel par nature.

Ainsi, l’autorité légitimatrice de l’École peut redoubler les inégalités sociales parce que les classes les plus défavorisées, trop conscientes de leur destin et trop inconscientes des voies par lesquelles il se réalise, contribuent par là à sa réalisation. »

P. Bourdieu, J.-C. Passeron, Les héritiers – Les étudiants et la culture, 1964, Minuit, 1990, p. 109

Par la suite, Bourdieu expliquera l’apparente contradiction entre l’extraordinaire essor de la scolarisation et le constat massif de l’échec scolaire :

• le capital économique ne peut plus être transmis sans être légitimé par un capital culturel (La noblesse d’État, 1989) ; le cursus classe préparatoire/grande école, grâce à un prestige maintenu (car il offre, relativement à l’explosion du nombre global d’étudiants, de moins en moins de places), devient donc le parcours obligé des hauts dirigeants, lui seul peut justifier le monopole de groupes sociaux très étroits sur les postes-clés de l’État, de l’économie et de la culture (depuis Les héritiers, le pourcentage, déjà infime, d’enfants d’ouvriers s’est encore réduit), en délivrant les titres de l’excellence scolaire, qui délimitent une « noblesse d’État » aussi hiérarchisée que la noblesse de sang de l’Ancien Régime.

• cette stratégie de reconversion des classes dominantes s’est propagée aux autres classes :

    • la seule façon de maintenir (classes moyennes) ou d’améliorer (ouvriers, paysans) sa position consiste à s’engager dans une compétition scolaire chaque jour plus rude, et donc plus impitoyable pour les moins bien dotés.

Il y a là un effet pervers : la « démocratisation scolaire » protège de mieux en mieux la reproduction qu’elle était destinée à atténuer.

  • C’est la même mécanique implacable que Bourdieu dévoile dans ses travaux sur la culture.

 

Sociologie des pratiques culturelles et de la distinction

L’étude des pratiques culturelles permet à Bourdieu d’illustrer sa vision déterministe des pratiques sociales et de déconstruire les mécanismes de domination, légitimation, violence symbolique à l’œuvre dans la définition de la « Culture ».

 

La démystification du goût

Dans La Distinction – Critique sociale du jugement (1979), Bourdieu démythifie et démystifie la notion de goût en montrant qu’il n’est en rien « inné » (contrairement à ce que prétendent ceux qui pensent avoir « du goût », c.à.d. du « bon » goût), mais résulte en réalité de conditions sociales bien précises.

« Contre l’idéologie charismatique qui tient les goûts en matière de culture légitime pour un don de la nature, l’observation scientifique montre que les besoins culturels sont le produit de l’éducation : l’enquête établit que toutes les pratiques culturelles (fréquentation des musées, des concerts, des expositions, lecture, etc.) et les préférences en matière de littérature, de peinture ou de musique, sont étroitement liées au niveau d’instruction (mesuré au titre scolaire ou au nombre d’années d’études), et secondairement à l’origine sociale. […] À la hiérarchie socialement reconnue des arts et, à l’intérieur de chacun d’eux, des genres, des écoles ou des époques, correspond la hiérarchie sociale des consommateurs. Ce qui prédispose les goûts à fonctionner comme des marqueurs privilégiés de la « classe ». […] La noblesse culturelle a aussi ses titres, que décerne l’école, et ses quartiers, que mesure l’ancienneté de l’accès à la noblesse. »

P. Bourdieu, La Distinction – Critique sociale du jugement, 1979, Minuit, 1992, p. 1-2

Les goûts s’expliquent ainsi par la position dans l’espace social et par la possession des divers capitaux.

Chaque classe possède ses propres goûts, son propre « style de vie », un « habitus de classe » :

« Pour comprendre la formation des styles de vie et des goûts, il faut revenir au principe unificateur et générateur des pratiques, c’est-à-dire à l’habitus de classe comme forme incorporée de la condition de classe et des conditionnements qu’elle impose ; donc construire la classe objective, comme ensemble d’agents qui sont placés dans des conditions d’existence homogènes, imposant des conditionnements homogènes et produisant des systèmes de dispositions homogènes, propres à engendrer des pratiques semblables, et qui possèdent un ensemble de propriétés communes, propriétés objectivées, parfois juridiquement garanties (comme la possession de biens ou de pouvoirs) ou incorporées comme les habitus de classe. »

Idem, p. 112

Mais les classes dominantes tentent de masquer, « consciemment ou non », cette détermination sociale des goûts afin de légitimer leurs propres goûts, leur propre « culture ».

Ce travail de légitimation conduit à assimiler les goûts et les pratiques des dominés à du mauvais goût ou à des pratiques non culturelles.

Comme la réussite scolaire, la « culture » extra-scolaire et le goût en général doivent apparaître comme le résultat de dons ou d’un mérite, afin de légitimer l’appartenance aux classes dominantes et la distinction avec les classes dominées.

  • C’est le cas de l’amour de l’art, étudié à travers une vaste enquête sur le public des musées européens :

« comme tout amour, l’amour de l’art répugne à reconnaître ses origines et, aux conditions et aux conditionnements communs, il préfère, à tout prendre, les hasards singuliers qui se laissent toujours interpréter comme prédestination.

Seule une autorité pédagogique peut briser le cercle du “besoin culturel” qui veut qu’une disposition durable et assidue à la pratique culturelle ne peut se constituer que par une pratique assidue et prolongée : les enfants des familles cultivées qui suivent leurs parents dans leurs visites des musées ou des expositions leur empruntent en quelque sorte leur disposition à la pratique, le temps d’acquérir à leur tour la disposition à pratiquer qui naîtra d’une pratique arbitraire et d’abord arbitrairement imposée. Dans la mesure où elle produit une culture (habitus) qui n’est que l’intériorisation de l’arbitraire culturel, l’éducation familiale ou scolaire a pour effet de masquer […], par l’inculcation de l’arbitraire, l’arbitraire de l’inculcation. Le mythe d’un goût inné, qui ne devrait rien aux contraintes des apprentissages ou aux hasards des influences puisqu’il serait donné tout entier dès la naissance, n’est qu’une des expressions de l’illusion récurrente d’une nature cultivée qui préexisterait à l’éducation, illusion nécessairement inscrite dans l’éducation comme imposition d’un arbitraire capable d’imposer l’oubli de l’arbitraire des significations imposées et de la manière de les imposer.

Le sociologue ne se propose pas de réfuter la formule de Kant pour qui “le beau est ce qui plaît sans concept” mais plutôt de définir les conditions sociales qui rendent possibles cette expérience et ceux pour qui elle est possible, amateurs d’art ou “hommes de goût”, et de déterminer par là dans quelles limites elle peut en tant que telle exister. Il établit […] que plaît ce dont on a le concept, ou […] que seul ce dont on a le concept peut plaire ; que, par suite, le plaisir esthétique en sa forme savante suppose l’apprentissage, […] l’apprentissage par l’accoutumance et l’exercice, en sorte que, produit artificiel de l’art et de l’artifice, ce plaisir qui se vit ou entend se vivre comme naturel est en réalité plaisir cultivé. »

P. Bourdieu et A. Darbel, L’amour de l’art, Minuit, 1966, p. 161-162

 

La photographie, une pratique universelle socialement différenciée

C’est aussi le cas de la photographie. Dotée d’une plus faible légitimité « culturelle » que la fréquentation des musées, et « démocratisée » grâce à la baisse de son coût, elle est donc moins élitiste. Mais ses usages restent socialement codifiés, et par là distincts et distinctifs.

« Le groupe subordonne cette pratique à la règle collective, en sorte que la moindre photographie exprime, outre les intentions explicites de celui qui l’a faite, le système de schèmes de perception, de pensée et d’appréciation commun à tout un groupe. »

P. Bourdieu, L. Boltanski, R. Castel, J.-C. Chamboredon, Un art moyen. L’usage des pratiques photographiques, Minuit, 1965, p. 24

Les ouvriers se l’approprient avec enthousiasme comme le moyen d’immortaliser les événements familiaux, les paysans s’en sont longtemps méfié avant de l’adopter pour le même usage.

Mais quand on s’élève dans l’échelle du capital culturel, l’usage légitime de l’appareil se déplace de l’objet photographié vers l’objet créé par le photographe, le critère de jugement passe du fonctionnel (le cadrage permet-il de distinguer tous les personnages ?) à l’esthétique.

  • Chez les classes moyennes, aux scènes familiales se substituent les souvenirs de voyage, la photo devient un élément du paraître,
    • qui se révèle dans la corvée des « soirées diapo », dont l’objectif de compétition sociale est à peine déguisé.
  • Quant aux classes supérieures, le désir de distinction les oblige à mépriser cette pratique dès lors qu’elle est devenue commune.
    • Le souvenir de voyage n’est toléré que si la photo présente un intérêt artistique ou si le voyage est assez extraordinaire pour assurer par lui-même un effet de distinction.

Là encore, comment ne pas penser à Goblot, qui montre, dès 1925, à propos des modes, leur fonction exclusive de « classement » social ?

« En pénétrant dans la vie bourgeoise, le goût artistique et littéraire – comme les doctrines esthétiques, comme les théories philosophiques et même scientifiques – tombe sous l’empire de la mode, de la mode despotique, qui ne souffre pas les jugements personnels, de la mode capricieuse, qui condamne aujourd’hui ce qu’elle imposait hier, justement parce qu’elle a réussi à l’imposer, de la mode bourgeoise enfin, qui exige qu’on soit distingué.

La mode confond l’originalité, si essentielle à l’art, avec la distinction, qui lui est tout à fait étrangère : l’originalité est personnelle, la distinction est collective.

Le résultat de cette confusion est qu’on demande à l’art de ne pas être accessible à tous, d’exiger non seulement un certain degré mais aussi une certaine qualité de culture, d’être fermé au vulgaire, ouvert aux seuls initiés. La bourgeoise est venue à l’art pour s’en faire une barrière.

Mais s’il est barrière, il faudra aussi qu’il soit niveau, c’est-à-dire que tous ceux qui sont du bon côté de la barrière soient initiés ou passent pour tels.

À ce compte, l’esthétique bourgeoise ne peut s’accommoder d’une autre originalité que celle dont tout le monde s’avise en même temps, à l’intérieur de la classe, de l’originalité qui est collective et qui est la distinction, qui deviendra vulgarité quand elle en franchira la limite.

Loin d’être l’invention et la création personnelles, elle est l’absorption de la personnalité dans la mode. »

E. Goblot, La barrière et le niveau, 1925, Gérard Monfort, 1984, p. 100-101

  • Cependant, la thèse bourdieusienne est discutée.

[…]

 

Sociologie des champs et des formes de domination

La domination masculine

« La force de l’ordre masculin, c’est qu’il se passe de justification : la vision androcentrique s’impose comme neutre et n’a pas besoin de s’énoncer dans des discours visant à la légitimer.

L’ordre social fonctionne comme une immense machine symbolique tendant à ratifier la domination masculine […] »

P. Bourdieu, La domination masculine, © Le Seuil, « Liber », 1998, p. 15

À partir de l’exemple kabyle et de nombreux travaux sur les sociétés occidentales, Bourdieu propose dans La domination masculine (1998) une analyse de ce fait social total par excellence que constitue la hiérarchie des sexes. Il souligne tout d’abord sa force d’imposition dans les schèmes de perception, les attentes réciproques, mais aussi les corps eux-mêmes (cf. le « schéma synoptique des oppositions pertinentes », p. 17).

« La division entre les sexes paraît être “dans l’ordre des choses”, comme on dit parfois pour parler de ce qui est normal, naturel, au point d’en être inévitable : elle est présente à la fois, à l’état objectivé, dans les choses (dans la maison par exemple, dont toutes les parties sont “sexuées”), dans tout le monde social et, à l’état incorporé, dans les corps, dans les habitus des agents, fonctionnant comme système de schèmes de perception, de pensée et d’action. »

Idem, p. 14

Il y affirme non seulement que le rabaissement symbolique auquel sont soumises les femmes est systématique, mais encore qu’il est consenti, voire réclamé par ces dernières : si grande est la force des représentations qu’elles envisagent difficilement leur propre honneur social autrement que comme sous-produit de celui de leur conjoint.

« On constate ainsi que les femmes françaises déclarent, à une très large majorité, qu’elles souhaitent avoir un conjoint plus âgé et aussi, de manière tout à fait cohérente, plus grand qu’elles, les deux tiers d’entre elles allant jusqu’à refuser explicitement un homme moins grand.

Que signifie ce refus de voir disparaître les signes ordinaires de la “hiérarchie” sexuelle ?

  • “Accepter une inversion des apparences, répond Michel Bozon, c’est donner à penser que c’est la femme qui domine, ce qui (paradoxalement) l’abaisse socialement ;
  • elle se sent diminuée avec un homme diminué” […] elles prennent en compte, dans la représentation qu’elles se font de leur relation avec l’homme auquel leur identité est (ou sera) attachée,
    • la représentation que l’ensemble des hommes et des femmes seront inévitablement conduits à se faire de lui en lui appliquant les schèmes de perception et d’appréciation universellement partagés […].

Du fait que ces principes communs exigent de manière tacite et indiscutable que l’homme occupe, au moins en apparence, et vis-à-vis de l’extérieur, la position dominante dans le couple, c’est pour lui, pour la dignité, qu’elles ne peuvent vouloir et aimer qu’un homme dont la dignité est clairement affirmée et attestée dans et par le fait qu’il les dépasse” visiblement. »

Idem, p. 42

Il montre enfin que la reproduction de cette hiérarchie, loin de se réduire, sous l’effet de l’égalisation des droits et de l’accès progressif des femmes aux positions professionnelles et institutionnelles autrefois réservées aux hommes, est en réalité confortée car ces évolutions la rendent plus acceptable, sans l’atteindre dans son fondement.

« Les changements visibles des conditions cachent en effet des permanences dans les positions relatives :

  • l’égalisation des chances d’accès et des taux de représentation ne doit pas masquer les inégalités qui subsistent dans la répartition entre les différentes filières scolaires et, du même coup entre les carrières possibles. […]

L’exemple le plus frappant de cette permanence dans le changement est le fait que les positions qui se féminisent sont soit déjà dévalorisées (les ouvriers spécialisés sont majoritairement des femmes ou des immigrés), soit déclinantes, leur dévaluation se trouvant redoublée, dans un effet boule de neige, par la désertion des hommes qu’elle a contribué à susciter. […]

  • Ainsi, à chaque niveau, malgré les effets de la sur-sélection,
    • l’égalité formelle entre les hommes et les femmes tend à dissimuler que, toutes choses égales par ailleurs, les femmes occupent toujours des positions moins favorisées. »

Idem, p. 97-99

 

Les dominations symboliques

L’une des innovations de la sociologie de Bourdieu est d’avoir déplacé la théorie marxiste de la domination vers les ressources non économiques : sociales, symboliques et culturelles.

  • Une grande partie de son œuvre est consacrée à décortiquer la mécanique impitoyable de dominations dont le point commun est qu’elles se masquent derrière
    • l’idéologie du don,
    • du mérite ou
    • de l’évidence.

Prenons trois exemples :

  1. Homo Academicus (1984),
  2. La noblesse d’État (1989),
  3. Sur la télévision (1996).

• Homo academicus (1984) est présenté par son auteur comme un « Un livre à brûler » (titre du chapitre I). Par cette publication, il se comporterait de la façon la plus inconvenante qui se puisse concevoir, il serait le traître :

« on sait que les groupes n’aiment guère ceux qui “vendent la mèche” […]. Les mêmes qui ne manqueraient pas de saluer comme “courageux” ou “lucide” le travail d’objectivation s’il s’appliquait à des groupes étrangers et adverses seront portés à jeter le soupçon sur les déterminants de la lucidité spéciale que revendique l’analyste de son propre groupe.

L’apprenti sorcier qui prend le risque de s’intéresser à la sorcellerie indigène et à ses fétiches, au lieu d’aller chercher dans de lointains tropiques les charmes rassurants d’une magie exotique, doit s’attendre à voir se retourner contre lui la violence qu’il a déchaînée. »

P. Bourdieu, Homo academicus, Minuit, 1984, p. 15

  • Le flou des règles du jugement de tous sur chacun est caractéristique d’un champ où les luttes symboliques ne sont jamais « officiellement » tranchées,
    • ce qui permet d’entretenir un certain vague sur la hiérarchie, pourtant bien réelle, qui le structure.

« Il est sans doute peu d’univers qui offrent autant de liberté, autant de supports institutionnels même, aux jeux de la dissimulation à soi-même et au décalage entre la représentation vécue et la vérité de la position occupée dans le champ ou dans l’espace social […] permettant ainsi aux plus démunis de capital symbolique de survivre dans cette lutte de tous contre tous où chacun dépend de tous les autres, à la fois concurrents et clients, adversaires et juges, pour la détermination de sa vérité et de sa valeur, c’est-à-dire de sa vie et de sa mort symboliques. […]

Nombre de représentations et de pratiques plus ou moins institutionnalisées ne peuvent se comprendre en effet que comme des systèmes de défense collectifs par lesquels les agents trouvent un moyen d’échapper aux mises en question trop brutales que susciterait l’application rigoureuse des critères proclamés, ceux de la science ou de l’érudition, par exemple. C’est ainsi que la multiplicité des échelles d’évaluation, scientifique ou administrative, universitaire ou intellectuelle, offre une multiplicité de voies de salut et de formes d’excellence permettant à chacun de se masquer, avec la complicité de tous, des vérités connues de tous. […] »

Idem, p. 32-33

Dans les luttes, comme mai 1968, qui traversent l’université et le monde social en général, chacun tend à prendre des positions correspondant à sa position au sein du champ (le déterminisme est ici assumé…), mais le changement dépend aussi des transformations globales, notamment de l’essor des effectifs étudiants.

« La structure du champ universitaire n’est que l’état […] du rapport de forces entre les agents ou […] entre les pouvoirs qu’ils détiennent à titre personnel et surtout à travers les institutions […] ; la position occupée dans cette structure est au principe des stratégies visant à la transformer ou à la conserver en modifiant ou en maintenant la force relative des différents pouvoirs ou […] les équivalences établies entre les différentes espèces de capital.

  • Mais, s’il est certain que les crises […] divisent le champ selon des lignes de fracture qui leur préexistent, en sorte que toutes les prises de position des professeurs sur l’institution scolaire et sur le monde social trouvent […] leur principe dans leur position au sein du champ, il ne faudrait pas en conclure que l’issue des luttes internes dépend seulement des forces en présence et de l’efficacité des stratégies des différents camps.
  • Les transformations globales du champ social affectent le champ universitaire, notamment par l’intermédiaire des changements morphologiques, dont le plus important est l’afflux de la clientèle d’étudiants qui détermine […] l’accroissement inégal du volume des différentes parties du corps enseignant et, par là, la transformation du rapport de forces entre les facultés et les disciplines et surtout, à l’intérieur de chacune d’elles, entre les différents grades. »

Idem, p. 171

• Avec La noblesse d’État, grandes écoles et esprit de corps (1989), Bourdieu « fait le bilan de vingt ans de recherches […] sur les fonctions de l’école » dans une thèse qu’il résume comme suit :

« Il y a les winners et les losers, il y a la noblesse, ce que j’appelle la noblesse d’État, c’est-à-dire ces gens qui ont toutes les propriétés d’une noblesse au sens médiéval du terme et qui doivent leur autorité à l’éducation, c’est-à-dire, selon eux, à l’intelligence, conçue comme un don du Ciel, dont nous savons qu’en réalité elle est distribuée par la société, les inégalités d’intelligence étant des inégalités sociales. […]

  • Max Weber disait que les dominants ont toujours besoin d’une « théodicée de leurs privilèges », ou,
  • mieux, d’une sociodicée,
    • c’est-à-dire d’une justification théorique du fait qu’ils sont privilégiés.

La compétence est aujourd’hui au cœur de cette sociodicée, qui est acceptée, évidemment, par les dominants – c’est leur intérêt – mais aussi par les autres. […]

  • Dans la souffrance sociale, entre pour une grande part la misère du rapport à l’école qui ne fait pas seulement les destins sociaux mais aussi l’image que les gens se font de ce destin (ce qui contribue sans doute à expliquer ce que l’on appelle la passivité des dominés, la difficulté à les mobiliser, etc.). »

P. Bourdieu, Conférence prononcée à Athènes en octobre 1996, in Contre-Feux, Liber, Raisons d’Agir, 1998

• Dans Sur la télévision (1996), il montre, à propos du prétendu « quatrième pouvoir », que les dés sont pipés car la structure même, notamment économique et commerciale (via la dictature de l’audimat), du champ journalistique, ôte toute possibilité de distanciation à l’égard des points de vue confortant l’ordre établi et les intérêts des dominants.

Comme le champ médiatique tend à l’emporter, par son impact économique, sur les champs académique et artistique (que ne ferait-on pas pour « passer à la télévision » même dans les cercles les plus huppés de l’Université et de l’édition ?), il acquiert le pouvoir de les surdéterminer en faisant et défaisant les gloires littéraires, artistiques, politiques et universitaires.

« […] j’ai avancé […] que l’accès à la télévision a pour contrepartie une formidable censure, une perte d’autonomie liée, entre autres choses, au fait que le sujet est imposé, que les conditions de la communication sont imposées et surtout, que la limitation du temps impose au discours des contraintes telles qu’il est peu probable que quelque chose puisse se dire. Cette censure […] s’exerce sur les invités, mais aussi sur les journalistes qui contribuent à la faire peser […] Je crois même que la dénonciation des scandales […], des faits et des méfaits de tel ou tel présentateur […] peut contribuer à détourner de l’essentiel, dans la mesure où la corruption des personnes masque cette sorte de corruption structurelle […] qui s’exerce sur l’ensemble du jeu au travers des mécanismes tels que la concurrence pour les parts de marché […]

La télévision est un instrument de communication très peu autonome sur lequel pèsent toute une série de contraintes qui tiennent aux relations sociales entre les journalistes, relations de concurrence acharnée, impitoyable, jusqu’à l’absurde, qui sont aussi des relations de connivence, de complicité objective, fondées sur les intérêts communs liés à leur position dans le champ de production symbolique et sur le fait qu’ils ont en commun des structures cognitives, des catégories de perception et d’appréciation liées à leur origine sociale, à leur formation […]. Il en résulte que cet instrument de communication apparemment débridé, qu’est la télévision, est bridé. »

P. Bourdieu, Sur la télévision, Éditions Liber, 1996, p. 18 et 39

Les deux articles de ce recueil analysent les ressorts de cette mécanique : « censure invisible », « cacher en montrant », « circulation circulaire de l’information », « urgence et fast thinking », « débats faussement vrais ou vraiment faux ».

  • Ce thème nous amène à la question de la domination économique, de plus en plus centrale pour Bourdieu, comme en atteste un engagement politique croissant dans la dernière partie de sa vie.

 

La domination économique

À partir du cas du marché de la construction de maisons individuelles, Bourdieu expose les « principes d’une anthropologie économique ».

Il montre que l’économie est doublement « encastrée » dans les rapports sociaux :

  • d’une part, les goûts (posés comme exogènes par les économistes qui refusent d’en interroger la genèse) ont en fait un passé, ils sont socialement déterminés ;
  • d’autre part, le marché est construit, institué, aussi bien du côté de la demande à travers les réglementations et les politiques sociales qui contribuent à la solvabiliser (aide au logement, facilités d’accès à la propriété), que de l’offre (aides aux entrepreneurs, structuration du marché du travail, contrôle de l’accès au marché, etc.).

La mise en perspective des influences réciproques des structures économiques de l’offre (degré de concentration, aide au bâtiment, etc.) et des structures socio-économiques de la demande (budgets, prestations sociales, habitus de classes, hiérarchie socialement déterminée des goûts, etc.) permet d’évaluer les stratégies des familles et celles des firmes : fabrication industrielle ou traditionnelle, publicité orientée vers la maîtrise technique (« les maisons Phénix ») ou la tradition artisanale (« une maison de maçons »).

« Il est difficile de ne pas voir, surtout à propos de l’achat d’un produit aussi chargé de signification que la maison, que le “Sujet” des actions économiques n’a rien de la pure conscience sans passé de la théorie orthodoxe et que, […] enracinées dans le passé individuel et collectif, à travers les dispositions qui en sont responsables, les stratégies économiques sont le plus souvent intégrées dans un système complexe de stratégies de reproduction, donc grosses de toute l’histoire de ce qu’elles visent à perpétuer, c’est-à-dire l’unité domestique, elle-même aboutissement d’un travail de construction collective, une fois encore imputable, pour une part essentielle, à l’État ; et que, corrélativement, la décision économique n’est pas celle d’un agent économique isolé, mais celle d’un collectif, groupe, famille ou entreprise, fonctionnant comme champ. »

P. Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Le Seuil, coll. « Liber », 2000, p. 41

Il est cependant dommage que l’excellente étude, menée avec S. Bouhedja, R. Christin, C. Givry et M. de Saint Martin dans les années 1980, n’ait pas été actualisée.

Par ailleurs, Bourdieu reprend, sans la discuter, l’idée selon laquelle l’économie s’intéresserait aux choix individuels (une thèse que tous les économistes ne partagent pas) et la sociologie aux contraintes sociales, comme l’indique la citation de Bertrand Russel placée en exergue (While economics is about how people make choice, sociology is about how they don’t have any choice to make).

  • Il existe pourtant d’autres définitions de l’économie et tous les sociologues ne considèrent pas l’individu comme un « idiot culturel » au comportement programmé.

On en vient donc logiquement à l’une des conséquences de l’évolution contemporaine, à savoir une violence sociale qui croît en raison directe des « progrès » économiques apportés par la mondialisation.

 

La misère du monde

Cet ouvrage détone dans l’œuvre de Bourdieu : par la démarche puisqu’il rassemble une soixantaine d’entretiens avec des personnes vivant une situation de misère, absolue ou relative ; et par l’absence quasi-totale de théorisation puisque Bourdieu et ses 25 collaborateurs se contentent des quelques pages de présentation qui introduisent chaque partie, de l’avant-propos (L’espace des points de vue) et d’une postface (Comprendre) où Bourdieu insiste sur la « relation d’écoute active et méthodique » destinée à réduire la violence symbolique exercée sur les enquêtés.

  • Le parti pris de « donner la parole » rejoint, de façon inattendue, la démarche des ethnométhodologues.

Les auteurs essaient d’être peu directifs : plus que leur interprétation, ce serait donc l’impression d’ensemble, donnée par un kaléidoscope de situations conduisant à des positions radicalement dominées, qui permettrait de saisir la violence du monde social actuel.

Bourdieu doit préciser la relation entre « misère de position » et « grande misère » afin de démontrer que l’essor du niveau de vie peut tout autant multiplier les souffrances que les atténuer :

« La pièce de Patrick Süskind, La contrebasse, fournit une image particulièrement réussie de l’expérience douloureuse que peuvent avoir du monde social tous ceux qui, comme le contrebassiste au sein de l’orchestre, occupent une position inférieure et obscure à l’intérieur d’un univers prestigieux et privilégié, expérience d’autant plus douloureuse sans doute que cet univers auquel ils participent juste assez pour éprouver leur abaissement relatif est situé plus haut dans l’espace global.

  • Cette misère de position, […] est vouée à paraître “toute relative” […] si, prenant le point de vue du macrocosme, on la compare à la grande misère de condition ;
    • référence quotidiennement utilisée à des fins de condamnation (“tu n’as pas à te plaindre”) ou de consolation (“il y a bien pire, tu sais”).

Mais, constituer la grande misère en mesure exclusive de toutes les misères, c’est s’interdire d’apercevoir et de comprendre toute une part des souffrances caractéristiques d’un ordre social qui a sans doute fait reculer la grande misère […] mais qui, en se différenciant, a aussi multiplié les espaces sociaux […] qui ont offert les conditions favorables à un développement sans précédent de toutes les formes de la petite misère.

Et l’on n’aurait pas donné une représentation juste d’un monde […] si l’on n’avait pas fait leur place […] à ces catégories particulièrement exposées à la petite misère que sont toutes les professions qui ont pour mission de traiter la grande misère ou d’en parler […] »

P. Bourdieu (dir.), La misère du monde, © Le Seuil, 1993, p. 10-11

La variété et le nombre des exemples méritant d’être retenus excluent que nous puissions les résumer, la présentation du cas de Lydia D. par Bourdieu suffit néanmoins à souligner à quel point la dimension symbolique l’emporte :

  • plus que les difficultés matérielles, c’est la honte sociale induite par le regard des autres, notamment les plus proches, qui génère la plus grande des violences 

« Elle a joué de malheur. Quelques mois après cet achat (une maison, NDA), elle est “licenciée économique”, conséquence indirecte des “restructurations de la sidérurgie”, et reste, pendant une année entière, à la charge de sa mère. Elle fait alors “des piles de stages”, puis trouve une place au Luxembourg mais, faute de moyens de transport (ceux qui l’emmenaient dans leur voiture ayant été licenciés), elle doit renoncer à cet emploi. […]

Le plus dur à vivre, dans ces circonstances, c’est sans doute l’hostilité, un peu méprisante, de la famille, et la solitude qui en résulte.

À l’exception d’une copine, elle aussi au chômage, et de sa mère, ancienne ouvrière, abandonnée par son mari, et obligée d’élever seule ses quatre filles, tous, dans son entourage, loin de l’aider, lui font reproche de sa situation : son beau-père, manœuvre alcoolique, contraint lui-même au chômage, sa belle-mère, qui lui refuse l’usage du téléphone, et surtout sa sœur aînée, jalouse de l’aide que lui accorde leur mère, tous s’ingénient à lui rappeler sa situation, à lui faire entendre que si son mari et elle-même sont au chômage, c’est qu’ils sont des fainéants, qu’ils ne font rien pour trouver du boulot, ignorant les efforts et les sacrifices extraordinaires qu’ils font pour en chercher et les obstacles non moins extraordinaires qu’ils rencontrent. »

Idem, p. 487-488

La référence à la Misère du monde est une bonne transition pour aborder les polémiques suscitées par l’œuvre de Bourdieu.

Les critiques très virulentes dont elle a fait l’objet n’ont d’égal que l’admiration qu’elle a provoquée (confinant à la vénération quand sa notoriété passe du monde savant aux milieux militants qu’il a profondément marqués à partir des années 1990).

Bourdieu lui-même a toujours considéré son œuvre comme de celles qui dérangent :

  • l’ordre établi bien sûr, mais peut-être surtout le confort des dominants qui ne se vivent pas comme tels,
    • car ils sont intimement persuadés de leur « mérite » et leurs « talents ».

[…]

 

Critiques

Le structuralisme génétique a aussi été très souvent critiqué et amendé.

Étant donné son regard féroce sur la Rational Action Theory et l’individualisme méthodologique, il n’est pas étonnant que les critiques les plus sévères viennent de ces courants : par exemple, R. Boudon et F. Bourricaud taxent cette théorie de « monisme savant se heurtant à des objections évidentes » et dénoncent son excès déterministe et son holisme simpliste.

  • L’obscurité fréquente du propos bourdieusien ne masque-t-elle pas par ailleurs un problème de fond, celui de l’irréfutabilité (au sens de Popper : propositions formulées de sorte à ne pouvoir être infirmées par un test) ?

« Mais la palme revient sans doute ici à Pierre Bourdieu (allusion aux « sociologismes » dénoncés par Boudon, cf. chap. 8, NDA). À quoi servent la culture, l’école, les musées, la langue, la religion, le sport ? À la reproduction de la classe dominante. Par quel mécanisme ? Celui de l’habitus. L’habitus fait que, dans la classe dominante, on aime Beethoven, on désire entrer à Polytechnique, on parle un langage châtié tandis que dans la classe dominée, on aime le tango et les chromos, le langage relâché et les métiers manuels. Ainsi chacun reste à sa place. L’ordre social est sauf.

Q. Mais qu’est-ce donc que ces habitus ?
R. Ce sont des sortes de programmes (au sens informatique).

Q. À vous entendre, les mânes de Pavlov se réjouiront davantage que celle de Thomas d’Aquin ; mais à quoi reconnaît-on l’existence des habitus ?
R. Je vous l’ai dit : à ce que dans la classe dominante, on aime Beethoven, etc.

Q. Nous tournons en rond. Ne peut-on au moins supposer que les gens ont conscience de leurs habitus ?
R. Hypothèse naïve. Seuls des habitus inconscients peuvent être efficaces. Ne voyez-vous pas que l’acteur ou plutôt l’agent, se donne toujours des raisons fallacieuses de ses propres actes, qu’il “fait de nécessité vertu” ? Il croit être libre ; il est dans les fers.

Q. Ainsi vos habitus sont aussi bien cachés que la vertu dormitive de l’opium ?
R. Les effets des habitus ne sont jamais aussi bien cachés que lorsqu’ils apparaissent comme les effets des structures […] parce qu’ils sont produits par des agents qui sont la structure “faite homme”.

Q. Je crois comprendre : moins les habitus se voient plus c’est la preuve qu’ils existent. Vous me suggérez un titre pour notre petit dialogue : Bélise volant au secours de Diafoirus.

Pierre Bourdieu neutralise efficacement les effets comiques potentiels de ses théories par une artillerie rhétorique combinant quatre procédés classiques :

1) la rhétorique du “comme”, du “comme si”, des guillemets, etc. : “la structure faite homme”, des “sortes de programmes” ;

2) l’obscurité calculée de l’expression, qui permet de déjouer la critique par le traditionnel “ce n’est pas ce que j’ai voulu dire”, tout en donnant à bon compte une impression de profondeur ;

3) l’illustration de la théorie par des analyses concrètes parfois intéressantes en elles-mêmes, mais sans valeur démonstrative ;

4) la rhétorique scientifiante : on peut toujours collecter des données à grands frais et utiliser des méthodes statistiques plus ou moins savantes pour démontrer que l’opium fait dormir ou que les goûts varient avec les classes, sans valider pour autant le sophisme de la vertu dormitive ou celui de l’habitus-réflexe conditionné. Sans l’autorité du fonctionnalisme (et du marxisme vulgaire), il serait difficile de comprendre, ici encore, que la synthèse que Pierre Bourdieu opère entre les deux paradigmes ait pu passer pour sérieuse. »

R. Boudon, L’idéologie, © Librairie Arthème Fayard, 1986, p. 227-228

  • Plutôt que répondre à ce type d’attaques, Bourdieu et ses partisans ont souvent préféré pointer leurs motivations supposées.
  • Il faut reconnaître que leurs thèses ont pu déranger et que les interventions politiques de Bourdieu, aux côtés d’une gauche radicale, l’ont exposé plus que l’universitaire ordinaire.
  • Cependant, des critiques convergentes viennent également de sociologues à qui ils ne peuvent trouver les mêmes motivations.

Certains ont relevé chez Bourdieu une représentation simplificatrice de l’individu qui conduit à un « fatalisme de l’habitus » et une dévalorisation excessive de l’expérience des individus.

  • Une représentation déterministe qui n’est pas sans interroger sur la capacité des sociologues à produire, eux-mêmes, un discours objectif, non lié à leur position sociale.
  • À moins de faire du sociologue le seul acteur social à pouvoir s’extraire des déterminations sociales…

« La dévalorisation de l’expérience des individus en sociologie explicative provient de deux facteurs : les comportements sont déterminés socialement, et les individus n’en ont pas conscience (Bourdieu, Chamboredon, Passeron, Le métier de sociologue, 1968). Cette rupture exigée avec le sens commun dérive du faible statut accordé à la conscience. En effet plusieurs indices – par exemple des expressions fréquemment répétées comme les mots “consciemment ou non” à propos des stratégies de reproduction – démontrent que la conscience importe peu pour définir sociologiquement la pratique. La hiérarchisation des méthodes dans Le métier de sociologue reflète cette position ; au sommet, l’observation directe des comportements, sans parole ; au milieu, le questionnaire ; et en bas l’entretien. Cette posture de l’objectivation conseille de ne pas écouter ce que “les gens pensent de ce qu’ils font”, afin d’expliquer “ce que les gens font à partir de ce qu’ils sont”.

[…]

Seul le sociologue peut, grâce à sa posture, occuper une place spécifique dans l’espace social lui procurant une lucidité extraordinaire : “Ce que je voulais faire c’était un travail capable d’échapper autant que possible aux déterminations sociales grâce à l’objectivation de la position particulière du sociologue et à la prise de conscience des probabilités d’erreur inhérentes à cette position” (Bourdieu, Choses dites, 1987, p. 114). Il fait ensuite bénéficier de ses lumières les groupes et les individus intéressés. »

F. de Singly, « La sociologie, forme particulière de conscience », in B. Lahire (dir), À quoi sert la sociologie ?, © La Découverte Poche, 2004, p. 27-28

Les travaux de J.-C. Kaufmann illustrent les excès d’une lecture simpliste de la socialisation. Ils soulignent que les processus d’entrée en couple (cf. La trame conjugale, 1992) s’étalent sur plusieurs années et relèvent d’un ajustement complexe.

  • Au gré des interactions, des éléments contradictoires du stock de dispositions sont activés ou mis en sommeil.
  • Ainsi, une jeune femme peut hériter de son éducation familiale à la fois des dispositions de « bonne ménagère » et un refus féministe.
  • En fonction des circonstances et des négociations avec son conjoint, l’une ou l’autre de ces facettes peut être activée.

Selon Bernard Lahire (L’homme pluriel, 1998), la famille est aussi rarement un espace homogène, « un père analphabète, une sœur à l’université, des frères et sœurs en réussite scolaire, d’autres en échec ». Les personnes qui entourent l’enfant incarnent donc des rapports à l’école et au travail différents, et donc une diversité d’avenirs possibles, même si les ressources de départ restreignent les probabilités de s’élever.

  • D’autre part, au fil de sa socialisation, l’individu vit des expériences variées : fils/fille, fan de rap/mélomane, membre d’une association, travailleur stable/précaire, mari/femme, amant/maîtresse, etc.

Qu’ils soient successifs ou simultanés, ces apports déposent une multiplicité d’« habitudes de pensée » et de « schèmes d’action » qui constituent des « répertoires » utilisables selon les contextes. C’est pourquoi l’acteur peut être dit pluriel.

  • Dans le chapitre intitulé « Retour sur La Distinction » de La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi (2003), Lahire revient sur l’ouvrage de Bourdieu pour montrer que cette sociologie des hiérarchies culturelles fut d’emblée frappée de « cécité » quant à la complexité du monde social.

Réexaminant les mêmes données,

  • il y a évité « tout ce qui pourrait faire contre-exemple, tout ce qui pourrait jeter le doute ou apporter quelques nuances à la (trop belle) mécanique interprétative ».

C’est toujours à la marge qu’on distingue au mieux la vérité : « En négligeant les marges ou les exceptions statistiques, on ne manque pas simplement les bords du tableau, mais bien le tableau dans son ensemble ».

Pour le démontrer, Lahire et ses collaborateurs ont mobilisé un énorme matériel : des dizaines d’entretiens de multiples « portraits sociologiques » complètent le traitement de l’enquête « Pratiques culturelles des Français » de 1997.

  • Ainsi, Aline, PDG de 60 ans, n’aime ni la science-fiction ni Catherine Millet, dont elle a trouvé le roman « nul », mais elle apprécie tout autant Patrick Bruel que Pavarotti ; Jean, 53 ans, ouvrier érudit, témoin de Jéhovah et fan de Johnny Hallyday, ne lit « jamais pour se divertir » ; Sandra, 31 ans, employée administrative, sort en boîte de nuit, lit Le Deuxième Sexe et raffole des revues de décoration : « Je rêve que j’ai une grande maison alors que j’ai un tout petit appartement ! Je m’imagine et tout, mais bon, c’est tout petit, c’est pas grave… »

Le « sans-faute culturel » est donc rare, chacun navigue entre le haut de gamme et le vulgaire : l’opéra et Chérie FM, Beckett et le « Bigdil », un Godard et un « nanar ». Prenant l’exemple du karaoké (légèrement plus probable chez les cadres supérieurs que chez les ouvriers) ou de l’émission « Bouillon de culture » (appréciée aussi bien par les agriculteurs que par les professions supérieures), Lahire démontre que « la frontière entre légitimité (« haute culture ») et illégitimité (« sous-culture » ou « divertissement ») sépare non seulement les classes, mais aussi les individus eux-mêmes, jusqu’à constituer « un partage entre soi et soi ».

 

Conclusion

Le structuralisme ne constitue plus aujourd’hui un courant de pensée actif, sauf dans sa forme renouvelée par Bourdieu, mais il a été pour nombre d’auteurs une étape dans le mouvement qui les a détachés des systèmes dogmatiques, notamment marxistes, qui dominaient les sciences sociales des années 1960-1970.

Après trois chapitres consacrés aux écoles les plus proches du versant holiste de l’analyse sociologique, les deux suivants présenteront des courants situés sur le versant opposé. »

– Delas, J. & Milly, B. (2015). Chapitre 7 – Les structuralismes. Dans : , J. Delas & B. Milly (Dir), Histoire des pensées sociologiques (pp. 323-370). Armand Colin.

 

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  • « Dans les années 1950-1960 se développent des réactions à la domination des théories déterministes et holistes, notamment culturalistes et fonctionnalistes dans les pays anglo-saxons, structuralistes en France.

L’individualisme méthodologique, dont l’expression apparaît dans l’ouvrage posthume de Joseph Aloys Schumpeter (Histoire de l’analyse économique, 1954), est l’une de ces réactions : il entend remettre l’individu au cœur de l’explication du social.

 

Holisme méthodologique : approche théorique qui consiste à analyser la société au niveau global. Dans cette vision, ce sont les caractéristiques structurelles qui permettent d’expliquer et d’interpréter les faits et les comportements individuels.

Le consommateur, l’électeur, l’époux, le suicidant ne sont pas des monades isolées, ils agissent sous l’influence de modèles culturels, c.à.d. des comportements, des goûts et des valeurs qu’ils ont intériorisés au cours du processus de socialisation par le milieu d’origine.

  • Le concept d’habitus est donc un élément-clé des approches holistes car il permet de révéler, derrière l’apparence des faits individuels, la réalité cachée de l’influence du groupe.

« On désigne comme holiste une idéologie qui valorise la totalité sociale et néglige ou subordonne l’individu humain. Par extension, une sociologie est dite holiste si elle part de la société globale et non de l’individu supposé donné indépendamment. »

L. Dumont, Essais sur l’individualisme, 1983, © Le Seuil, 1991, p. 303

 

Individualisme méthodologique : approche théorique qui consiste à considérer les faits globaux comme le résultat de l’interaction entre les phénomènes et les comportements individuels.

  • L’exemple canonique est fourni par la théorie néoclassique du marché : le consommateur ou le producteur sont vus comme des acteurs autonomes (microéconomie) dont la rencontre explique la situation globale (macroéconomie) : le prix et la quantité échangée sont la simple résultante de l’interaction entre les quantités et les prix d’offre et de demande individuels.

Dans cette approche, l’influence des structures sur les actions individuelles ne fournit jamais l’explication ultime des actions individuelles.

  • L’individu n’est pas agi, il est acteur, le sociologue doit donc chercher les « bonnes raisons » personnelles qui l’ont motivé, et non se défausser en invoquant une explication de type holiste (notamment les normes culturelles propres à son milieu à travers l’habitus).

Le concept d’« effet de composition », d’« agrégation », ou « émergent » est ici central car il permet de faire le lien entre les faits individuels et le résultat global.

  • « Soit à expliquer un phénomène social P. […] Une explication est dite individualiste (au sens méthodologique) lorsqu’on fait explicitement de P la conséquence du comportement des individus appartenant au système social dans lequel P est observé. »

R. Boudon et F. Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, 1982, PUF, 1986, p. 306

 

Effet émergent, d’agrégation ou de composition : résultat global de l’interaction d’actions individuelles indépendantes les unes des autres.

  • Le résultat émergent n’a donc été voulu par personne puisque chacun des acteurs visait son propre objectif.

Il peut être conforme au désir du plus grand nombre, mais il peut aussi être pervers car, dans de nombreux cas (paradoxe de l’action collective, panique bancaire, dilemme du prisonnier, etc.), ce qui est rationnel au niveau individuel, ne l’est plus au niveau collectif : si je baisse le salaire de mes propres employés, je gagne plus, mais si tous les entrepreneurs font de même, alors je gagne moins car la demande globale, qui est déterminée par l’addition des salaires individuels, s’effondre.

  • L’expression individualisme méthodologique désigne littéralement une méthodologie d’analyse du social,
    • mais elle recouvre généralement aussi une conception théorique donnant aux acteurs sociaux des marges non négligeables d’autonomie et justifiant la saisie « compréhensive » du sens qu’ils donnent à leurs actions.

Certains individualistes méthodologiques sont très proches de l’utilitarisme de l’économie néoclassique, rejoignant parfois une idéologie valorisant l’individu et défendant le libéralisme économique.

  • Pour marquer leur éloignement avec cet utilitarisme et/ou cette idéologie libérale, certains sociologues, notamment en France, préfèrent parler d’« actionnismes » ou de « sociologies de l’action ».

L’individualisme méthodologique recouvre donc aujourd’hui un ensemble de courants assez divers, depuis la très utilitariste Théorie des Choix Rationnels (RAT) de James Samuel Coleman jusqu’aux actionnismes « à la française ». Cette diversité est inscrite dans l’histoire du courant, confronté dès ses origines à des héritages variés.

[…] »

– Delas, J. & Milly, B. (2015). Chapitre 8 – Les individualismes méthodologiques. Dans : , J. Delas & B. Milly (Dir), Histoire des pensées sociologiques (pp. 371-411). Armand Colin.

 

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« Les auteurs présentés dans ce chapitre constituent deux courants de pensée très actifs à compter des années 1950. Selon Karin Knorr-Cetina et Aaron Cicourel, ils représentent une troisième voie, le « situationnisme méthodologique », qui cherche à intégrer les approches micro et macrosociologiques.

« On ne peut ni faire de bonnes études au niveau microscopique sans une identification soigneuse et précise des conditions structurelles y afférant, ni comprendre correctement les “structures” et les actions macroscopiques, sans prendre en compte les conditions de l’“identité” qui empiètent sur le macroscopique. »

A. Strauss, Miroirs et Masques, 1959, Métailié, 1992, p. 13

  • Philippe Corcuff présente ces courants comme deux de ces « constructivismes sociologiques »,
    • qui appréhendent « les réalités sociales comme des constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels et collectifs ».

Leur point commun est de s’opposer autant à l’individualisme utilitariste qu’au holisme déterministe et objectiviste qui, selon Harold Garfinkel, envisagent l’individu comme « un idiot culturel ».

  • Ils refusent les approches culturaliste, fonctionnaliste et structuraliste qui considèrent
    • des agents façonnés par leurs conditions de vie,
    • contraints par les structures
    • et conditionnés par les institutions,
  • mais aussi les excès de l’individualisme méthodologique qui n’envisage le social que sous l’angle des motivations utilitaristes individuelles.

Pour accéder à la signification des relations sociales, les deux courants partent du sens vécu et construit par les acteurs eux-mêmes ; ils considèrent l’individu comme forgeant sa personnalité au contact d’autrui.

  • Mais des différences se font aussi jour entre les deux écoles,
    • notamment sur la question de la théorisation et de l’objectivité en sociologie.

[…]

C’est à Herbert Blumer (1901-1987), un psychosociologue qui a été l’élève, puis le successeur de G. H. Mead sur sa chaire, que l’on doit l’expression interactionnisme symbolique, tout comme les fondements théoriques de ce paradigme.

« Primo, les humains agissent à l’égard des choses en fonction de l’image qu’ils s’en font : objets physiques comme des arbres ou des chaises ; autres humains tels qu’une mère ou un vendeur ; catégories d’humains tels qu’amis ou ennemis ; institutions telles qu’école ou gouvernement ; idéaux tels qu’indépendance ou honnêteté ; activités des autres, leurs désirs et leurs ordres ; enfin les situations dans lesquelles ils se trouvent.

Secundo, les choses prennent un sens du fait de l’interaction avec autrui.

Tertio, ces sens sont manipulés et modifiés par l’interprétation que l’acteur leur donne. »

H. Blumer, Symbolic Interactionnism, Prentice Hall, 1969, p. 2, in H. Mendras, J. Étienne, Les grands thèmes de la sociologie par les grands sociologues, A. Colin, 1999

L’école interactionniste reprend explicitement l’héritage de G. H. Mead qui, dans L’esprit, le soi et la société (1934), défend l’hypothèse que la société se construit et se conçoit comme un « effet émergent » résultant des échanges interindividuels (cf. chap. 2).

L’école se manifeste aussi par sa prédilection, héritée de la première École de Chicago, pour les enquêtes de terrain sur les petites communautés et l’usage de méthodes qualitatives (biographies, immersion, entretiens, observation participante…).

[…]

 

La vie sociale est un théâtre

Dans sa thèse de doctorat, Goffman conçoit les relations interindividuelles comme des actes de représentation théâtrale.

Dans ses relations aux autres, l’individu se présente et se représente, tel un comédien devant son public ; il donne une expression de lui-même pour susciter une impression.

Il s’agit donc d’interpréter les diverses formes de représentation, en observer les techniques (expressions explicites ou indirectes, intentionnelles ou non, calculées ou spontanées…) et de dégager les fondements de cette mise en scène de la vie quotidienne.

« On peut donc supposer que toute personne placée en présence des autres a de multiples raisons d’essayer de contrôler l’impression qu’ils reçoivent de la situation. […] on s’occupera uniquement des problèmes “dramaturgiques” qui se posent aux participants dans la présentation de leur activité à leurs partenaires. Les questions qui touchent à la mise en scène et à la pratique théâtrale sont parfois banales, mais elles sont très générales ; elles semblent se poser partout dans la vie sociale et fournissent un schéma précis pour une analyse sociologique.

[…] Par interaction (c’est-à-dire interaction face à face), on entend à peu près l’influence réciproque que les partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres ; par une interaction, on entend l’ensemble de l’interaction qui se produit en une occasion quelconque quand les membres d’un ensemble donné se trouvent en présence continue les uns des autres […]. Par une “représentation”, on entend la totalité de l’activité d’une personne donnée, pour influencer d’une certaine façon un des autres participants. Si on prend un acteur déterminé et sa représentation comme référence fondamentale, on peut donner le nom de public, d’observateurs et de partenaires à ceux qui réalisent les autres représentations. On peut appeler “rôle” (part) ou “routine” le modèle d’action préétabli que l’on développe durant une représentation et que l’on peut présenter ou utiliser en d’autres occasions. »

E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, I. La présentation de soi, 1953, Minuit, 1973, p. 23

Goffman distingue en chaque individu un acteur et un personnage : l’acteur est celui qui se met en scène pour devenir un personnage, c’est-à-dire l’image qu’il veut donner de lui-même. L’acteur est l’expression, le personnage l’impression.

Goffman analyse alors les techniques de représentation :

Façade : « appareillage symbolique » mobilisé par l’acteur dans sa représentation, elle comprend des éléments matériels comme le décor (endroit, mobilier, décoration…) et personnels tels l’âge, le sexe, la race… mais aussi les vêtements, la façon de parler, les mimiques, les gestes…

 

Réalisation dramatique : l’individu recourt à la dramatisation pour convaincre son interlocuteur et améliorer la représentation en donnant un éclat et un relief dramatiques à des faits qui pourraient passer inaperçus.

  • Par exemple, l’arbitre de base-ball désirant donner une impression d’assurance doit prendre des décisions immédiates.

 

Idéalisation : comportement plus ou moins conscient d’un acteur cherchant à donner de lui-même une image qu’il juge valorisante.

  • Goffman cite le cas de la ménagère bourgeoise qui laisse The Saturday Evening Post en évidence sur la table de la salle de séjour, mais dissimule dans sa chambre à coucher un exemplaire de True Romance (« c’est la femme de ménage qui a dû laisser traîner ça »…).

Rejoignant Durkheim ou Radcliffe-Brown, il affirme :

  • « le monde, en vérité, est une cérémonie ».

 

Cohérence de l’expression : l’acteur cherche à éviter les maladresses (bâillements, lapsus, bredouillements, nervosité, etc.) qui pourraient donner une image d’incompétence, d’inconvenance ou d’irrespect.

 

Représentation frauduleuse : souvent à des fins d’idéalisation, l’acteur peut utiliser des moyens détournés comme la dissimulation, le mensonge (patent ou par omission), l’insinuation, l’ambiguïté calculée, etc.

 

Mystification : elle vise une mise à distance destinée à protéger l’acteur vis-à-vis de son public ; il se préserve un espace inviolable, une zone que tous respectent.

 

Au final,

  • la représentation est un subtil mélange de réalité et de simulation.
  • L’acteur entend que son personnage soit crédible et cru (c’est la « conviction de l’acteur »).

Goffman souligne d’ailleurs le caractère semi-conscient de cette mise en scène : l’acteur croit progressivement à son personnage, jusqu’à en être lui-même dupe.

« La conviction de l’acteur

Quand un acteur joue un rôle,

  • il demande implicitement à ses partenaires de prendre au sérieux l’impression qu’il produit.
  • Il leur demande de croire que le personnage qu’ils voient possède réellement les attributs qu’il donne l’apparence de posséder ; […]
  • l’acteur donne sa représentation et organise son spectacle “à l’intention des autres” personnes.

Mais il peut être utile de renverser la perspective et d’examiner dans quelle mesure l’acteur lui-même croit en l’impression de réalité qu’il essaie de créer chez ceux qui l’entourent.

  • L’acteur peut être complètement pris par son propre jeu ;
  • il peut être sincèrement convaincu que l’impression de réalité qu’il produit est la réalité même.
  • Lorsque son public partage cette conviction […], alors, momentanément du moins, seul le sociologue, ou le misanthrope, peut avoir des doutes sur la “réalité” de ce que l’acteur présente.

Mais l’acteur peut aussi ne pas être dupe de son propre jeu […] Quand l’acteur ne croit pas en son propre jeu, on parlera alors de cynisme par opposition à la “sincérité” qu’on réservera aux acteurs qui croient en l’impression produite par leur propre représentation. »

E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, I. La présentation de soi, 1953, Minuit, 1973, p. 25

Ces jeux d’acteurs, qui composent le social, se trouvent accentués quand les individus ont à cacher des attributs qui peuvent les déconsidérer.

 

La stigmatisation

Dans Stigmate, les usages sociaux des handicaps (1963), Goffman s’intéresse aux différences (difformités corporelles, tares du caractère, ou stigmates « tribaux » comme la race, la nationalité, la religion…) qui font de certains individus des êtres discrédités.

Un stigmate est un trait jugé anormal, il s’agit donc plus d’une étiquette apposée par les « normaux » que d’un attribut objectif. D’où la distinction entre les identités sociales réelle et virtuelle d’un individu (l’image que les autres se forment de lui).

« Dans tous les cas de stigmate […], on retrouve les mêmes traits sociologiques :

  • un individu qui aurait pu aisément se faire admettre dans le cercle des rapports sociaux ordinaires possède une caractéristique telle qu’elle peut s’imposer à l’attention de ceux d’entre nous qui le rencontrent, et nous détourner de lui, détruisant ainsi les droits qu’il a vis-à-vis de nous du fait de ses autres attributs.
  • Il possède un stigmate, une différence fâcheuse d’avec ce à quoi nous nous attendions.
  • Quant à nous, ceux qui ne divergent pas négativement de ces attentes particulières, je nous appellerai les normaux. […]

Il va de soi que, par définition, nous pensons qu’une personne ayant un stigmate n’est pas tout à fait humaine. Partant de ce postulat, nous pratiquons toutes sortes de discriminations, par lesquelles nous réduisons efficacement, même si c’est souvent inconsciemment, les chances de cette personne. »

E. Goffman, Stigmate, Les usages sociaux des handicaps, 1963, Minuit, 1975, p. 15

Cette analyse sera très souvent mobilisée par les sociologues qui s’intéressent aux procédés de perception et d’étiquetage.

  • On trouve par exemple dans Les logiques de l’exclusion de Norbert Elias et John L. Scotson (son étudiant)
    • une illustration spectaculaire d’un discrédit entièrement construit puisque les exclus sont en tous points identiques aux « insiders ».

Ils étudient une banlieue ouvrière britannique (nommée Winston Parva dans l’ouvrage) des années 1950, ils y découvrent un découpage en trois zones nettement hiérarchisées : il s’en faut de peu que la zone 1 (surnommée le « village ») soit définie comme « bourgeoise », la zone 2 est considérée comme intermédiaire et la zone 3 comme infréquentable.

Les habitants de cette dernière zone (« le trou à rats ») subissent un stigmate violent qui transparaît dans un discours unanime aussi bien dans les autres zones que parmi les « familles honnêtes » de leur propre zone : « ils n’ont pas les mêmes valeurs » ; « pas d’autorité sur leurs enfants » ; « pas de morale » ; « des réfugiés, une bande de poivrots » ; « ils sont aussi différents que craie et fromage » ; « ils sont d’une autre classe » ; « de drôles de zèbres, toutes sortes d’étrangers », etc.

  • L’intérêt de l’étude de Winston Parva est que le stigmate ne peut s’accrocher à aucune caractéristique objective.

Ces différents quartiers sont en effet identiques : des familles britanniques « de souche » évacuées du Grand Londres durant les bombardements allemands, leurs habitants sont ouvriers dans les usines alentour.

  • Mais, comme toute zone péri-urbaine, la ville s’est peuplée par immigration successive : faute de mieux, c’est donc l’ancienneté de l’établissement qui fonctionne ici comme critère de distinction.

Tout se passe comme si les habitants du « trou à rats », les derniers arrivés, n’étaient pas disqualifiés du fait de leur « moindre humanité », mais étaient jugés d’une qualité humaine inférieure parce qu’ils étaient disqualifiés, vieille thématique du barbare et du civilisé, qui conduit à refuser la dignité d’ « être humain » à celui que l’on rejette car il faut bien justifier le rejet.

  • Elias et Scotson font alors une analyse générale du stigmate.

Les membres d’un groupe social ont besoin de se « poser en s’opposant », ils renforcent leur cohésion en disqualifiant l’autre (sur le rôle du conflit dans la cohésion du groupe, cf. Lewis Coser, chap. 6).

  • Une partie des habitants fait donc feu de tout bois pour tracer une frontière infranchissable entre leur propre groupe et ceux qu’il construit comme des indésirables,
    • voire des intouchables (les exemples des Burakumin japonais et des parias indiens sont d’ailleurs convoqués).

Ils soulignent notamment comment on met en avant les rares familles aisées pour prouver les qualités de la zone 1, mais les non moins rares familles déclassées pour définir la zone 3.

On voit ici fonctionner la mécanique évoquée par Merton : une même caractéristique peut être utilisée pour attester la vertu quand il s’agit d’un « en-groupe » et le vice quand il s’agit d’un « hors-groupe » (l’acharnement au travail prouve l’utilité sociale du WASP et la cupidité du juif disait Merton).

« Les membres du groupe installé serraient les rangs face à eux (les intrus, NDA) et, d’une façon générale, les stigmatisaient comme des gens de moindre valeur humaine […] À peine parlait-on aux gens qu’on se heurtait à ce fait : les habitants du quartier des “vieilles familles” se jugeaient “meilleurs”, humainement supérieurs, à ceux qui habitaient le quartier voisin, le plus récent de la cité. Ils refusaient d’avoir le moindre contact avec eux en dehors de leurs activités professionnelles.

  • Ils les “fourraient tous dans le même sac” : celui des gens mal élevés. En un mot, ils traitaient les nouveaux venus comme des gens qui n’appartenaient pas à leur cité, comme des intrus (outsiders).
  • Ces nouveaux venus eux-mêmes, au bout d’un certain temps, semblaient admettre avec une sorte de résignation qu’ils appartenaient à un groupe de vertu et de respectabilité moindres – ce que leur conduite ne justifiait que pour une petite minorité. […]

Entre les résidents des deux zones, il n’y avait pas la moindre différence de nationalité, d’origine ethnique, de “couleur” ou de “race” ; ils ne différaient pas non plus par leur activité, leur revenu ou leur niveau d’éducation – en un mot, par leur classe sociale. Il s’agissait de deux quartiers ouvriers. […]

Comme l’indique l’étude de Winston Parva, un groupe installé a tendance à attribuer à son groupe intrus, dans sa totalité, les “mauvaises” caractéristiques de ses “pires” éléments – de sa minorité anomique.

  • À l’inverse, le groupe installé a tendance à calquer l’image qu’il a de lui sur sa section exemplaire, la plus “nomique” ou normative, sur la minorité des “meilleurs”. […]

Un groupe ne peut en stigmatiser un autre qu’aussi longtemps qu’il est bien installé dans des positions de pouvoir, dont le groupe stigmatisé demeure exclu. […] L’étiquette de “moindre valeur humaine” attachée à un autre groupe est l’une des armes auxquelles recourent les groupes supérieurs afin d’asseoir leur supériorité sociale. […] »

N. Elias, J. Scotson, The Established and The Outsiders (1965), Logiques de l’exclusion, © Librairie Arthème Fayard, 1997, p. 33-49

L’apport de Goffman à l’étude des interactions de « face à face » est universellement reconnu.

  • Toutefois, il ne niait pas pour autant l’existence d’entités macroscopiques : structures sociales, organisations, institutions.

[…]

Pour Outsiders (1963), Becker dispose d’une position privilégiée puisqu’avant de devenir sociologue,

  • il avait lui-même fait partie de ce groupe de musiciens de jazz qu’il étudie (déviants par leur musique et par la consommation de marijuana).

Il pratique d’une façon simple et naturelle l’observation participante intégrale (c.à.d. à l’insu des personnes observées), une méthode particulièrement efficace quand on s’intéresse au « sens vécu » par les acteurs.

  • Il part d’une critique des sociologues qui, à l’instar des fonctionnalistes, voient dans la déviance
    • soit une manifestation pathologique et le produit d’une maladie mentale,
    • soit le symptôme d’une dysfonction ou d’une désorganisation sociales.

Selon Becker, la déviance, plus qu’une particularité de l’individu dit « déviant » ou un état de fait, est une forme de jugement sur ses actes, un « label », une « qualification » :

  • « Les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme des déviants.

De ce point de vue, la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un “transgresseur”. Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette étiquette. […]

Je considérerai la déviance comme le produit d’une transaction effectuée entre un groupe social et un individu qui, aux yeux du groupe, a transgressé une norme. Je m’intéresserai moins aux caractéristiques personnelles et sociales des déviants qu’au processus au terme duquel ils sont considérés comme étrangers au groupe, ainsi qu’à leurs réactions à ce jugement. »

H. S. Becker, Outsiders, Études de sociologie de la déviance, 1963, Métailié, 1985, p. 33

Cette définition justifie le programme de recherche de Becker :

  • non seulement étudier les actes qui relèvent de la délinquance (ici, fumer de la marijuana),
  • mais aussi les comportements atypiques de ceux qui vivent en marge des normes reconnues (les musiciens de jazz par exemple).

 

On peut résumer son analyse en quelques points :

Le rôle des entrepreneurs de morale

La société institue des normes à travers ses « entrepreneurs de morale », c’est-à-dire ceux qui élaborent et ceux qui font appliquer les normes auxquelles les déviants ne se conforment pas.

  • « Les normes sont le produit de l’initiative de certains individus, et nous pouvons considérer ceux qui prennent de telles initiatives comme des entrepreneurs de morale.

Deux types d’entrepreneurs retiendront notre attention :

  • ceux qui créent les normes et
  • ceux qui les font appliquer.

Le prototype du créateur de normes […], c’est l’individu qui entreprend une croisade pour la réforme des mœurs. Il se préoccupe du contenu des lois. Celles qui existent ne lui donnent pas satisfaction parce qu’il subsiste telle ou telle forme de mal qui le choque profondément. Il estime que le monde ne peut pas être en ordre tant que des normes n’auront pas été instaurées pour l’amender.

Il s’inspire d’une éthique intransigeante :

  • ce qu’il découvre lui paraît mauvais sans réserves ni nuances, et tous les moyens lui semblent justifiés pour l’éliminer.

Un tel croisé est fervent et vertueux, souvent même imbu de sa vertu. La comparaison des réformateurs de la morale avec les croisés est pertinente, car le réformateur typique croit avoir une mission sacrée.

  • Les prohibitionnistes en sont un excellent exemple, ainsi que tous ceux qui veulent supprimer le vice, la délinquance sexuelle ou les jeux d’argent. »

Idem, p. 171

 

L’étiquetage

Tout individu est un déviant potentiel, et un grand nombre commet des actes déviants. Mais on ne devient déviant qu’à compter du moment où, pour un motif qui peut être fortuit, on est désigné comme tel par autrui. On se comporte en déviant dès lors que l’on est reconnu tel, et non l’inverse.

  • « Le caractère déviant ou non d’un acte dépend donc de la manière dont les autres réagissent.

Vous pouvez commettre un inceste clanique et n’avoir à subir que des commérages tant que personne ne porte une accusation publique ; mais si cette accusation est portée, vous serez conduit à la mort. »

Idem, p. 35

[…]

 

Représentation. Manière de penser et d’interpréter la réalité quotidienne.

Étiquetage (Labelling Theory). Processus par lequel un individu ou un comportement est désigné comme transgressant une norme.

  • Les groupes de statut supérieur fondent leur pouvoir sur leur capacité à produire de nouvelles règles et à punir les déviants.
  • La perspective constructiviste est ici très forte :
    • le social est créé par la vision que s’en font les acteurs.

 

Stigmatisation. Marquage d’un individu ou d’un groupe par des institutions ou des groupes qui considèrent certaines caractéristiques, ou certaines pratiques, comme infamantes (handicapés physiques ou mentaux, membres d’une minorité ethnique, sociale, religieuse…).

  • Pour Goffman, un stigmate est un caractère jugé anormal,
  • il peut aussi bien être effectivement distinctif que simplement considéré comme tel par les « normaux ».
  • Ce marquage provoque ostracisme et rejet, ce qui implique pour les victimes frustration et humiliation.
  • Le retranchement à l’égard du monde social est la réaction la plus courante.

Idem, p. 35

Le cœur du mécanisme se trouve donc dans le processus d’étiquetage au cours duquel on voit la société d’une part « créer » le délinquant en le « labellisant », d’autre part forger sa propre unité en manifestant, par le rejet des déviants, son adhésion à un système normatif.

  • « La déviance – au sens adopté ici d’action publiquement disqualifiée – est toujours le résultat des initiatives d’autrui. […]

Les normes ne naissent pas spontanément. […] Sans ces initiatives destinées à instaurer des normes, la déviance, qui consiste à transgresser une norme, n’existerait pas : elle est donc le résultat d’initiatives à ce niveau.

  • Mais la déviance est aussi le produit d’initiatives à un autre niveau. […]
    • Il faut découvrir des délinquants, les identifier, les appréhender et prouver leur culpabilité (ou bien remarquer qu’ils sont “différents” et les stigmatiser pour cette non-conformité, dans le cas de groupes déviants qui, comme par exemple les musiciens de danse, restent dans la légalité).
    • Cette tâche incombe ordinairement à des professionnels spécialisés dans l’imposition du respect des normes ;
      • ce sont eux qui, en faisant appliquer des normes préexistantes, créent une catégorie spécifique de déviants, d’étrangers à la collectivité.

Il est significatif que la plupart des recherches et des spéculations scientifiques sur la déviance s’intéressent plus aux individus qui transgressent les normes qu’à ceux qui les établissent et les font appliquer. […]

Nous devons considérer la déviance et les déviants, qui incarnent ce concept abstrait, comme un résultat du processus d’interaction entre des individus ou des groupes :

  • les uns, en poursuivant la satisfaction de leurs propres intérêts, élaborent et font appliquer les normes sous le coup desquelles tombent les autres
    • qui, en poursuivant la satisfaction de leurs propres intérêts, ont commis des actes que l’on qualifie de déviants. »

Idem, p. 186-187

[…]

 

Une méthode d’investigation fondée sur le doute

Par la suite, au cours d’une très longue carrière, H. S. Becker s’est orienté vers la sociologie de l’art ;

  • il est aussi devenu un brillant méthodologue, comme en atteste le titre de son principal essai sur le sujet : Les ficelles du métier.

Comment conduire sa recherche en sciences sociales (1998). S’il souscrit au projet de Robert K. Merton (cf. chap. 6) de combiner empirie et théorie, il entend dans cet ouvrage proposer des techniques pour y parvenir concrètement.

Il décrit ainsi les procédures permettant de surmonter les difficultés liées aux quatre grandes étapes de la recherche en sciences sociales :

• réflexion par le chercheur sur ses propres représentations du terrain ;
• construction d’un échantillon ;
• conceptualisation à partir d’observations singulières ;
• choix de principes logiques pour le traitement des données.

Contrairement à la modestie affichée de ses ambitions théoriques, cet ouvrage, appuyé sur de nombreux exemples tirés de l’histoire de la discipline, permet de situer l’interactionnisme de Becker au regard de la tradition sociologique.

Par exemple, la question des représentations peut être posée en référence à la règle durkheimienne de « rupture avec les prénotions » ou à celle, wébérienne, de neutralité axiologique.

Le repérage des conditions autorisant à généraliser à partir d’un ensemble de données peut être rapporté au parti pris méthodologique en faveur de la démarche qualitative, typiquement interactionniste, au détriment de l’approche quantitative.

  • À travers une foule d’exemples et d’anecdotes,
    • Becker propose des « ficelles » qui laissent transparaître un point de vue décalé, voire même iconoclaste.

C’est ainsi qu’il préconise (dans une démarche nommée « hiérarchie de la crédibilité ») de ne jamais s’en rapporter aux autorités pour recueillir des informations sur une institution (pour un lycée, ne pas interroger le proviseur, mais plutôt des élèves, ou des membres subalternes du personnel).

Et Becker de finir son ouvrage par un appel à tous les sociologues : pratiquer la sociologie sérieusement, sans trop se prendre au sérieux…

  • Pour les interactionnistes,
    • le prestige, l’autonomie et le statut juridique de certaines professions,
    • loin d’être le fruit de caractéristiques « naturelles »,
      • sont le produit de stratégies des professionnels.

La professionnalisation est comprise comme une stratégie de prise de pouvoir, menée par des acteurs, souvent collectivement, en général par des associations professionnelles : il s’agit de conquérir une position de force, si possible un monopole (qui paraisse légitime) sur le marché du travail, dans la définition des besoins des clients et dans la façon de leur rendre service. Là encore, l’enjeu des présentations de soi et des dénominations paraît central.

« Puisque le prestige est aussi étroitement lié à des symboles et même à des prétentions, justifiées ou non,

  • il s’accompagne d’une tendance à maintenir une façade – par des appellations, la tromperie, le secret (en grande partie nécessaire) – qui dissimule ce qui est derrière.
  • Dans les objets sociaux de moindre prestige, il peut être au contraire plus facile d’accéder à l’essentiel. »

E. C. Hughes, « Le travail et le soi », 1951, in Le regard sociologique, 1996, p. 80

  • Dans la lignée de Hughes, Strauss et Freidson n’auront de cesse de déconstruire les images que les professions établies – notamment les médecins – tentent de donner d’elles-mêmes.

Strauss retrouve ainsi ce qu’il a théorisé pour les individus dans Miroirs et masques : les dénominations sont d’abord des masques qui sont le reflet du jugement des acteurs sur eux-mêmes et de l’image qu’ils veulent mettre en scène ; ce sont aussi des miroirs qui renvoient aux jugements que les acteurs portent sur les autres.

Strauss montre par exemple que l’image d’une communauté médicale homogène, unie autour des mêmes valeurs et du même souci de service de la société, n’est qu’une « image publique », une façade, un leurre.

En fait, la profession médicale est composée de multiples sous-groupes (des « segments ») :

  • « les identités ainsi que les valeurs et les intérêts sont multiples, et ne se réduisent pas à une simple différenciation ou variation.
  • Ils tendent à être structurés et partagés :
    • des coalitions se développent et prospèrent, en s’opposant à d’autres.
  • Nous utiliserons le terme « segment » pour désigner ces groupements qui émergent à l’intérieur d’une profession. ».

L’étude des professions amène Strauss à analyser comment les différents segments coexistent, co-travaillent, quand ils sont rassemblés dans une même organisation. C’est le cas de l’hôpital où s’établit, selon Strauss, un « ordre négocié » entre les différentes professions et segments, les personnels profanes, les malades.

  • Les acteurs apparaissent en permanente négociation (donnant-donnant, marchandage, diplomatie) sur les moyens à mobiliser pour parvenir à l’objectif officiel partagé :
    • rendre les malades au monde extérieur en meilleure forme.

« L’hôpital apparaît comme un lieu où les membres du personnel, constitué en grande partie mais pas exclusivement de professionnels, se trouvent engagés dans un processus de négociation complexe afin à la fois de mener à bien leurs projets personnels et de mettre en œuvre – dans la division du travail établie – des objectifs institutionnels énoncés soit clairement soit vaguement. Nous avons cherché à montrer comment la formation professionnelle spécifique, l’idéologie, la carrière et la position hiérarchique affectent toute la négociation : mais nous avons aussi tenté de montrer comment les non-professionnels peuvent affecter ce processus global. »

A. Strauss, La trame de la négociation, L’Harmattan, 1992, p. 110

Dans cette même perspective d’analyse mais dans un autre espace, le sociologue français Jean-Claude Kaufmann propose une « sociologie de la vie quotidienne » qui décrit ces micro-phénomènes qui constituent la « trame de la négociation ».

  • On retiendra dans La trame de la vie conjugale, analyse du couple par son linge (1992),
    • ce que nous pourrions appeler la naissance d’une institution.

Il suffit en effet que « pour faire plaisir » à son compagnon l’un des deux (en général, la femme car tout la prédispose à « choisir » ce type-là de partage) accepte de repasser les chemises de l’autre plusieurs fois pour que naisse une habitude.

Mais il sera ensuite plus difficile de refuser (désir que la relation réussisse ? crainte de la voir menacée par des questions d’intendance ?), ce partage va tendre à se pérenniser, et la définition de son rôle en découlera, c’est ainsi que naissent les institutions.

Le couple « moderne » inverse donc la relation rôle/habitude :

  • les rôles naissent aujourd’hui des habitudes
  • alors qu’autrefois, les rôles étant prescrits de façon impérative, les habitudes en découlaient.

« Rôles et habitudes conjugales sont intimement mêlés, les habitudes pouvant être simplement considérées comme les composantes élémentaires constituant les rôles. Les deux fusionnent dans les règles interactives, le plus souvent implicites, qui fondent l’existence même de la famille. […]

  • Le rôle déterminait les habitudes : socialement préconstruit, il dessinait un cadre de conduite aux acteurs […].

La femme pouvait s’organiser à son idée, mais elle devait être la ménagère. […] Les habitudes de plus en plus construisent le rôle :

  • évidence après évidence, geste après geste, au terme d’une longue accumulation, le rôle se dessine peu à peu, résultat d’une lente construction conjugale.

Cette constatation débouche sur ce qu’il conviendrait d’appeler le paradoxe de l’habitude. L’habitude est en effet fondamentalement conservatrice, mémoire incorporée hors de la mémoire, sédimentée dans les interactions. […] Et pourtant cet instrument du passé et de la conservation est celui-là même qui construit l’avenir. […]

  • Les jeunes couples improvisent en aveugles et, ce faisant, définissent des règles de conduites et des sens affichés à mille événements du quotidien.
  • Souvent sans le savoir, ils accumulent chaque jour ainsi des montagnes d’habitudes inscrivant les repères de leurs conquêtes :
    • les nouvelles habitudes sont l’instrument de l’innovation sociale.
  • Elles peuvent. ensuite se fixer en vastes ensembles définissant les conduites, “routiniser” l’existence, interdire l’innovation.
  • Elles auront malgré tout constitué l’élément permettant d’inventer les rôles.

Les résultats bien sûr peuvent souvent paraître dérisoires :

l’invention n’est qu’une fausse invention, une réappropriation de modèles déjà existants. Le plus important n’est cependant pas dans ce résultat. Il est dans le fait de choisir, d’avoir pu choisir, et d’en être conscient. »

J.-C. Kaufmann, La trame conjugale. Analyse du couple par son linge, © Nathan, « Agora Pocket », 1992, p. 92-94

On voit avec cet exemple que l’interactionnisme ne rejette pas, mais réinterprète et dépasse, les conceptions holistes du social, en y ajoutant de la souplesse (à chaque interaction, les normes sont réinterprétées) et donc une dimension dynamique (les normes, bien qu’apprises, peuvent évoluer).

 

La Grounded Theory

Les interactionnistes doivent aussi à Anselm Strauss et ses collaborateurs une formalisation de la démarche empirique et inductive qui leur est si chère :

  • celle de la « théorie fondée » ou « ancrée » (Grounded Theory).

« Une théorie fondée est une théorie qui découle inductivement de l’étude du phénomène qu’elle présente. C’est-à-dire qu’elle est découverte, développée et vérifiée de façon provisoire à travers une collecte systématique de données et une analyse des données relatives à ce phénomène. Donc, collecte des données, analyse et théorie sont en rapports réciproques étroits. On ne commence pas avec une théorie pour la prouver, mais bien plutôt avec un domaine d’étude et on permet à ce qui est pertinent pour ce domaine d’émerger. »

J. Corbin et A. Strauss, Basics of Qualitative Research : Grounded Theory, Procedures and Techniques, Sage, 1990, p. 23, in A. Strauss, op. cit., p. 53

L’objectif de Strauss est de fonder la légitimité des recherches qualitatives, jusque-là dépréciées, notamment par les quantitativistes.

Il est aussi de défendre un statut singulier du travail empirique :

  • non plus simple élément de vérification d’une théorie (comme dans un raisonnement hypothético-déductif) mais cœur du travail théorique.
  • Car il s’agit toujours de produire une théorie, mais une théorie ancrée sur le terrain.
  • Les grands principes méthodologiques de la Grounded Theory son :

• collecte des données avec le minimum d’idées préconçues ;
• codage d’ouverture : coder les premières données en les nommant, les comparant, les regroupant ;
• échantillonnage théorique : diversification raisonnée des lieux d’observation de façon à permettre la comparaison ;
• codage axial : retourner sur le terrain avec les premiers codages et confronter les nouvelles observations à quatre questions (conditions de l’action, interactions entre les acteurs, stratégies et tactiques des acteurs, conséquences de l’action) ;
• codage sélectif : dégager une catégorie centrale d’analyse autour de laquelle vont être intégrées les autres catégories, et parvenir ainsi à une première théorie locale ;
• passage de la théorie locale à une théorie formelle en comparant des terrains différents.

« C’est la comparaison entre fumeurs de marijuana et musiciens de jazz qui a permis à Becker de produire sa théorie formelle de la “carrière déviante” en identifiant les mêmes processus, les mêmes étapes et les mêmes découpages de la réalité chez le fumeur occasionnel finissant par se définir comme drogué et le musicien amateur finissant par “voir le monde” avec les yeux de son groupe se définissant d’abord contre les “caves”… Dans les deux cas, la théorie formelle procède de la découverte d’homologies structurales entre des processus différents mettant en jeu la même catégorie théorique. »

D. Demazière, C. Dubar, Analyser les entretiens biographiques, © Nathan, 1997, p. 59-60 

Si Strauss et les interactionnistes entendent placer l’expérience des acteurs au cœur de leur sociologie de l’interaction, ils ne limitent donc pas leur sociologie – contrairement à ce qui est reproché aux ethnométhodologues – à une saisie intersubjective du « vécu ».

« L’expérience qu’ont les gens, […], c’est un phénomène intéressant, mais tout de suite je veux savoir ce qui se passe lorsqu’arrivent ces expériences, dans quelles conditions ont-elles lieu, comment (les gens) s’en débrouillent, quelles techniques, quelles stratégies ils utilisent.

Étant un sociologue, je veux savoir ce qui se passe, à qui ils parlent, qui les aide, d’où viennent leurs stratégies.

Je pense que la phénoménologie c’est intéressant mais ils (ces sociologues centrés sur l’expérience du sujet) ne la font pas bien surtout méthodologiquement. Ils commencent à ne plus être sociologues !

  • Une autre façon de le dire est de dire que quelqu’un comme moi est toujours en train de regarder les interactions, que ce soit avec soi-même ou avec les autres.
  • Dès que vous faites ça, vous commencez toujours à introduire des conditions structurelles et, également, dès que vous faites ça, vous rencontrez des séquences d’interactions dans le temps.
  • Et même si vous étudiez un phénomène comme l’identité ou la douleur, c’est immédiatement différent, vous regardez un phénomène en termes d’action.

Si vous vous demandez : “qu’est-ce que cela signifie pour quelqu’un”, pour moi, c’est la mauvaise question, vous devez la transformer en une question intelligente. Je viens de Dewey, de Mead aussi, dès que j’entends : “qu’est-ce que ça signifie (pour quelqu’un)”, je commence à me demander que ressent-il, au travers de quoi passe-t-il (on reconnaît là la citation de Dewey “what are they undergoing”), immédiatement c’est actif.

  • Ma version de l’interactionnisme est un modèle orienté vers l’action […] avec les choses structurelles dans le paysage parce qu’elles sont les conditions de l’action.

Il y a le contexte et les contingences. Vous avez des gens qui, comme le disait Blumer, sont très actifs – parfois ils le sont moins – mais ils essayent de contrôler leur destinée, c’est au cœur de l’interactionnisme. »

A. Strauss, La trame de la négociation, L’Harmattan, 1992, p. 40

 

6. Prolongement et critiques

L’approche interactionniste symbolique dépasse aujourd’hui le courant de l’École de Chicago. Elle s’étend d’abord à certains champs spécialisés, comme la sociologie de l’éducation, de la déviance ou de l’exclusion :

  • on pense par exemple aux travaux de Serge Paugam sur les phénomènes d’exclusion et de pauvreté (La disqualification sociale, 1991, La France et ses pauvres, 1993, L’exclusion. L’état des savoirs, 1996).

Par ailleurs, de nombreux auteurs, de tous horizons, ont adopté l’idée d’une capacité d’interprétation et de négociation des acteurs.

[…]

 

Le courant reçoit néanmoins quelques critiques récurrentes.

Science ou littérature ?

Comme les représentants de la première École de Chicago, les interactionnistes symboliques se sont souvent vus reprocher leur manque de théorisation. Pire, certains considèrent que leur apport cognitif à la science sociale est maigre, tant leur sociologie paraît relever du sens commun (ce qui n’est pas un défaut aux yeux des interactionnistes) et leur écriture se réduire à de la littérature.

  • « […] dès les origines et aujourd’hui encore, la sociologie apparaît comme ballottée, de façon plus ou moins permanente, entre la science et la littérature.

E. Goffman, qu’on a occasionnellement désigné comme “le plus grand sociologue américain” de sa génération, a surtout, déclare Tom Burns dans la rubrique nécrologique que, sous le titre “Stating the obvious”, il lui consacre dans le Times Literary Supplement, décliné avec talent des évidences. Il dut son succès à ce qu’il décrivit (et dénonça) avec acuité l’hypocrisie de la vie sociale. Cela lui valut une audience et des tirages plus typiques des ouvrages littéraires que scientifiques.

  • En même temps, ajoute Burns, les sociologues d’orientation scientifique éprouvaient quelque difficulté à discerner quels étaient au juste ses apports à la connaissance. »

R. Boudon, Études sur les sociologues classiques, tome II, PUF, 2000, p. 336
Autonomie de l’acteur et hypertrophie du « sens vécu »

Une autre critique touche la représentation théorique de l’individu. Elle vient essentiellement des courants holistes, qui lui reprochent d’accorder une trop grande place à l’autonomie de l’acteur et de négliger les contraintes sociales : l’autonomie serait avant tout une fiction qui, si elle leurre l’acteur, ne devrait pas tromper le sociologue.

  • De façon plus surprenante, cette critique vient aussi parfois d’auteurs individualistes.
  • Michel Crozier et Erhard Friedberg considèrent que les interactionnistes, en privilégiant le « sens vécu », négligent les formes de pouvoir ou de domination et s’interdisent d’analyser les formes d’intégration.

« Dans aucun de ces modèles d’analyse et d’interprétation du comportement, le problème proprement sociologique de l’intégration n’est réellement traité et, si l’apport de réflexion sur le vécu est éventuellement très remarquable, on ne débouche sur le sociologique qu’au prix d’une extrapolation abusive. »

M. Crozier et E. Friedberg, L’acteur et le système, 1977, © Le Seuil, 1992, p. 232

 

Les limites des méthodes qualitatives

À la recherche du sens subjectif donné par les acteurs à leur expérience, les interactionnistes privilégient la biographie, l’entretien et l’observation monographique in situ, et marginalisent la validation statistique. Ils rendent ainsi difficilement, ou trop facilement, réfutables leurs propositions générales.

  • Les développements de la Grounded Theory tendent néanmoins à affaiblir cette critique.

[…]

 

Section II – L’ethnométhodologie

« Le terme « ethnométhodologie » a été utilisé pour la première fois par Harold Garfinkel (1967) pour cataloguer l’étude du raisonnement pratique quotidien en tant que fondement de toute activité humaine.

  • Une des considérations essentielles dans l’étude du raisonnement pratique est le fait que les individus utilisent le langage quotidien pour décrire le statut empirique de leurs expériences et de leurs activités. »

A. Cicourel, La sociologie cognitive, 1972, PUF, 1979, p. 133

 

1. Le courant et ses origines : phénoménologie et interactionnisme

Harold Garfinkel peut être considéré comme le principal inspirateur du courant ethnométhodologique. Bien que formé dans le département de sociologie de Harvard dirigé par Talcott Parsons, il est critique à l’égard du fonctionnalisme.

  • Ses références sont plutôt la phénoménologie, dans la tradition d’Edmund Husserl (1859-1938) et d’Alfred Schütz, et l’interactionnisme symbolique de Chicago.

Il enseigne à partir de 1954 à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA). Mais il faudra encore attendre une décennie pour voir se développer le mouvement, à son initiative et à celle de son ancien étudiant, Aaron Cicourel.

La proposition centrale de l’ethnométhodologie est qu’il faut considérer les faits sociaux comme des accomplissements pratiques :

« Contrairement à certaines formulations de Durkheim, qui nous enseigne que la réalité objective des faits sociaux est le principe fondamental de la sociologie, on postulera, à titre de politique de recherche, que pour les membres qui font de la sociologie, le phénomène fondamental est la réalité objective des faits sociaux, en tant qu’accomplissement continu des activités concertées de la vie quotidienne des membres, qui utilisent, en les considérant comme connus et allant de soi, des procédés ordinaires et ingénieux pour cet accomplissement. »

H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, New Jersey, Prentice Hall, 1967, Cambridge Polity Press, 1984, p. VII, cité in A. Coulon, L’ethnométhodologie, PUF, Que sais-je ?, 1987, p. 20

  • Ce sont ces « procédés ordinaires », appuyés sur un stock de savoirs, qu’utilisent les membres dans leurs activités de la vie quotidienne que Garfinkel décide de qualifier d’ethnométhodes.

 

Ethnométhodes

« Savez-vous où j’ai trouvé ce terme ? J’étais en train de consulter les fichiers comparatifs de Yale. J’examinais la liste sans rechercher un terme particulier.

  • Je regardais les titres et me suis arrêté à la section suivante : ethnobotanique, ethnophysiologie, ethnophysique. […]

“Ethno” semble faire allusion, d’une façon ou d’une autre, au savoir quotidien de la société en tant que connaissance de tout ce qui est à la disposition d’un membre.

Quand il était question d’ethnobotanique, il s’agissait, d’une façon ou d’une autre,

  • du savoir et de la compréhension de ce qui constitue, pour les membres, les méthodes adéquates pour s’occuper des questions botaniques. […]
  • C’est aussi simple que cela,
    • et la notion “d’ethnométhodologie”, ou le terme “d’ethnométhodologie”, était pris dans ce sens-là. […]

Voilà le sujet de l’ethnométhodologie. C’est l’étude de l’organisation du savoir d’un membre de ses affaires quotidiennes, de ses propres activités organisées, lorsque nous considérons le savoir comme faisant partie du cadre même qui le rend organisable. »

H. Garfinkel, « Ethnométhodologie », in Sociétés, sept. 1985, vol. 1, no 5, p. 5-6

La première référence du courant ethnométhodologique est la phénoménologie d’Alfred Schütz (1899-1959).

  • Ce sociologue d’origine autrichienne qui s’inspire d’Edmund Husserl et de Max Weber est considéré comme le fondateur de la sociologie phénoménologique (Der Sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, 1932).

Il étudie les schèmes d’interprétation mis en œuvre par les individus dans leur vie quotidienne pour donner un sens à leurs actions et pour comprendre le sens des actions d’autrui.

Sa théorie s’organise autour de deux grands concepts :

• l’intersubjectivité par laquelle un individu comprend le sens des actions d’autrui :

« Le monde social de Schütz est celui de la vie quotidienne, vécue par des individus de sens commun, avec leurs pensées et leurs émotions de tous les jours, et qui ne portent pas a priori d’intérêt théorique à la constitution du monde.

  • Ce monde social est un monde intersubjectif, un monde d’habitudes, dans lequel les actes de la vie quotidienne sont pour la plupart accomplis machinalement, dans lequel la réalité semble naturelle et sans problème.

Cependant, l’expérience subjective d’un individu est inaccessible à un autre individu.

  • En principe, cela devrait empêcher toute possibilité d’une réelle connaissance intersubjective.

Ce n’est pourtant pas le cas, grâce à deux “idéalisations” utilisées par les acteurs :

– celle de l’interchangeabilité des points de vue d’une part :

    • on peut échanger les places et avoir ainsi le même angle de vue que celui occupé précédemment par l’autre ;

– celle de la conformité du système de pertinence d’autre part :

    • tous les témoins d’un même spectacle supposent que les autres sont venus le voir pour les mêmes raisons que lui, qu’ils y portent tous un intérêt empirique identique […].

Considérées ensemble, ces deux idéalisations composent “la thèse générale de la réciprocité des perspectives”, qui marque le caractère social de la structure du “monde de la vie” de chacun. »

A. Coulon, in K.M. Van Meter (dir.), La sociologie, textes essentiels, Larousse, 1992, p. 456

 •la typicalité, processus par lequel un individu construit des catégories générales, des types d’expériences, de situations ou de comportements qui constituent des schèmes de référence et qui lui permettent de lire le social, de l’interpréter :

« Le monde extérieur n’est pas expérimenté comme une combinaison d’objets individuels uniques, dispersés dans le temps et dans l’espace mais comme des “montagnes”, “des arbres”, “des animaux”, “des autres hommes”.

  • Je peux n’avoir jamais vu de setter irlandais, mais, si j’en vois un, je sais que c’est un animal et en particulier un chien, avec tous les traits familiers et le comportement typique d’un chien, et non pas, par exemple, d’un chat.

Je peux raisonnablement demander : “Quelle race de chien est-ce ?”. La question présuppose que la dissemblance de ce chien particulier par rapport à toutes les autres races de chiens que je connais apparaisse. Elle peut alors être remise en question par rapport à la ressemblance qu’il a avec mes expériences admises telles quelles de chiens typiques.

Dans le langage plus technique de Husserl, dont nous avons essayé de résumer les analyses de la typicalité du monde de la vie quotidienne,

  • ce qui est expérimenté dans la perception actuelle d’un objet est transféré aperceptivement sur tout autre objet similaire, perçu seulement quant à son type. »

A. Schütz, « Common-sense and Scientific Interprétation of Human Action » (1953), in Le chercheur et le quotidien, Méridiens Klincksieck, 1987

Inspirée d’Alfred Schütz,

  • la démarche compréhensive des ethnométhodologues s’appuie aussi sur les travaux de ses élèves, tels Peter L. Berger (né en 1929) et Thomas Luckmann (né en 1927) qui ont étudié à Vienne avant de rejoindre les États-Unis.

Dans leur fameux ouvrage La construction sociale de la réalité (1966), ils distinguent deux processus de construction de la réalité :

  • le processus d’externalisation par lequel l’homme construit la réalité sociale et
  • le processus d’internalisation qui consiste en l’intériorisation de cette réalité à travers la socialisation.

L’autre source importante est l’interactionnisme symbolique dont H. Garfinkel retient deux enseignements : la focalisation sur les relations interindividuelles et les représentations de l’acteur ; la technique du travail de terrain et de l’observation participante.

[…]

 

La réflexivité

Le terme de « réflexivité » désigne le fait que le langage est à la fois un élément de description et de construction de la vie sociale ; il est « performatif » (l’énonciation constitue l’action).

  • Une formulation réflexive produit la situation en même temps qu’elle la dit.

D. Lawrence Wieder cite le cas d’un détenu qui affirme à un éducateur « vous savez bien que je ne moucharde pas », une phrase qui renvoie au code d’honneur des détenus.

  • Cette observation banale, qui renvoie chez les culturalistes aux normes sous-culturelles, est considérée par Wieder
    • comme une formulation réflexive produisant la situation en même temps qu’elle la dit :

« – Elle énonce ce qui vient de se passer, par exemple : “vous m’avez invité à moucharder”.
– Elle formule ce que le jeune fait quand il dit : “ma réponse est de ne pas répondre”.
– Elle formule le “motif” de la non-réponse, à savoir la loi du silence.
– Elle indique la distance permanente et institutionnalisée entre un résident et un éducateur, un surveillant ou un sociologue.
– Elle coupe court à la sollicitation potentielle de celui qui pose les questions, qui est de l’autre côté de la barrière. »

D. L. Wieder, Telling the Code, in R. Turner (ed.), Ethnomethodology, Harmondsworth, Penguin Books, 1974, p. 144-172, cité in A. Coulon, op. cit., p. 35

 

Le concept de membre

Parler de « membres », et non d’« acteurs » ou d’« individus », permet d’insister sur le rôle du langage commun dans la construction de la vie sociale.

  • C’est en tant que membre d’une société qu’un individu acquiert le langage naturel commun et dispose de méthodes spécifiques d’évaluation (ethnométhodes). Garfinkel se réfère au philosophe phénoménologue français Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) :

« Nos recherches nous renvoient immanquablement à Merleau-Ponty pour réapprendre ce qu’il nous a enseigné : notre familiarité avec la société est un miracle sans cesse renouvelé. Cette familiarité, telle que nous la concevons, recouvre l’ensemble des accomplissements de la vie quotidienne comme pratiques qui sont à la base de toute forme de collaboration et d’interaction. Il nous faut parler des aptitudes qui, en tant que compétence vulgaire, sont nécessaires aux productions constitutives du phénomène quotidien de l’ordre social. Nous résumons ces compétences en introduisant la notion de “membres”. »

H. Garfinkel, Entretien avec B. Jules-Rosette, Sociétés, sept. 1985, vol. 1, no 5, p. 5

[…]

L’ethnométhodologie a souvent fait l’objet de critiques radicales, voire acerbes.

  • Cependant, il faut mettre à son crédit l’intérêt qu’elle porte à l’individu et à son action :

« Pour l’ethnométhodologie, l’action n’est pas à expliquer par des séries de faits qui la subsumeraient (par exemple des structures ou des fonctions sociales), mais elle est cela même qui donne sens et cohésion aux structures et aux fonctions sociales.

Il y a certainement ici une innovation importante dans la mesure où l’ethnométhodologie restitue à l’action ses propriétés d’indécidabilité et renoue ainsi peut-être avec l’analyse kantienne de la liberté. »

P. Pharo, Le sens de l’action et la compréhension d’autrui, L’Harmattan, 1993, p. 79

  • De même, l’ethnométhodologie a constitué un apport incontestable dans le champ d’étude de la vie quotidienne, du langage, des interactions langagières (ou conversationnelles) :

« L’apport de l’ethnométhodologie. Il s’agit d’abord d’un recentrage du travail sociologique sur la vie quotidienne dans son détail, en particulier sur les façons de faire qui l’accomplissent.

Cela mène à s’intéresser au langage tel qu’il est utilisé dans la vie quotidienne, c’est-à-dire dans sa fonction d’appoint à l’accomplissement des tâches pratiques.

En fait, l’attention porte moins sur le langage dans son caractère de code que dans le parlé en interaction, c’est-à-dire la conversation. »

H. Varenne, « La conversation : ethnométhodologie et anthropologie culturelle », in Sociétés, sept. 1985, vol. 1, no 5, p. 9

En brouillant les frontières entre savoir profane et sociologie professionnelle, l’ethnométhodologie a aussi pour vertu iconoclaste d’interroger les notions de savoir, de science, d’objectivité.

Les prolongements ethnométhodologiques en sociologie des sciences (cf. chap. 4) sont ainsi cruciaux.

« Par sa recommandation positive d’une étude du savoir ordinaire ainsi que par son rejet de présuppositions analytiques basées sur la supériorité hypothétique du savoir des sciences humaines sur celui des équivalents profanes, l’œuvre de Garfinkel aboutit à un programme d’études qui a pour centre d’intérêt la constitution du savoir. »

J. Heritage, « Ethnométhodologie : un défi à la sociologie “conventionnelle” », in Sociétés, sept. 1985, vol. 1, no 5, p. 9

  • On doit toutefois repérer certains excès.

Ainsi, Lewis A. Coser, président de la puissante American Sociological Association, dresse en 1975 un véritable réquisitoire contre des analyses qu’il juge ésotériques, triviales, verbeuses et sans contenu théorique.

Il rejette ainsi :

« L’énorme bavardage entourant l’ethnométhodologie, qui revient à une orgie de subjectivisme, une entreprise auto-indulgente dans laquelle des analyses méthodologiques sans fin et des auto-analyses conduisent à une infinie régression, où la découverte des ineffables qualités de l’analyste et de ses constructions privées de la réalité sert à masquer les qualités tangibles du monde…

En essayant de décrire le contenu manifeste des expériences des gens, les ethnométhodologues négligent cette aire centrale de l’analyse sociologique que sont les structures latentes » […]

Ils “excluent délibérément de leur champ la plupart des domaines que la sociologie a explorés depuis Auguste Comte. »

L. Coser, « Presidential Adress : Two Methods in Search of a Substance », American Sociological Review, 40, 6, déc. 1975, p. 691-700, cité in A. Coulon, op. cit., p. 111-112

  • On peut ainsi s’interroger devant la trivialité de certains travaux.
  • Il n’est pas certain que rapporter, jusque dans leurs moindres détails, les procédures suivies par les acteurs, et les descriptions qu’ils en font, révèle quoi que ce soit de décisif.

Ainsi, relève Coser, Sudnow se demande comment traverser la rue sans se faire écraser, et en tire une « sociologie du coup d’œil », Schegloff consacre une énorme énergie à étudier le début et la fin des conversations téléphoniques. La banalité de la « découverte » du code d’honneur des détenus par Laurence Wieder révèle une autre faiblesse.

  • Max Weber a établi la spécificité de la sociologie qui est
    • d’étudier des objets immédiatement compréhensibles,
    • une proximité délicate
      • car il ne peut exister de science sans distance.

Tout un chacun sait d’emblée interpréter la formule « vous savez bien que je ne moucharde pas » quand elle est prononcée par un détenu s’adressant à un éducateur. Si le sociologue se propose simplement d’en rapporter l’analyse profane, que nous apprend-il ?

  • L’« orgie de subjectivisme » constitue, selon Lewis Coser, un des aspects les plus critiquables de l’approche ethnométhodologique.

Un point de vue que rejoint Pierre Bourdieu dans une conférence prononcée à l’Université de San Diego en mars 1986 :

« La science sociale, en anthropologie comme en sociologie ou en histoire, oscille entre deux points de vue apparemment incompatibles, deux perspectives apparemment inconciliables : l’objectivisme et le subjectivisme, ou, si l’on préfère, le physicalisme et le psychologisme (qui peut prendre diverses colorations, phénoménologique, sémiologique, etc.).

  • D’un côté, elle peut « traiter les faits sociaux comme des choses »,
    • selon la vieille maxime durkheimienne, et laisser ainsi de côté tout ce qu’ils doivent au fait qu’ils sont des objets de connaissance – ou de méconnaissance – dans l’existence sociale.
  • De l’autre côté, elle peut réduire le monde social aux représentations que s’en font les agents,
    • la tâche de la science sociale consistant alors à produire un « compte rendu des comptes rendus » (account of the accounts) produits par les sujets sociaux. »

P. Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987, p. 148

 

Conclusion

L’interactionnisme symbolique et l’ethnométhodologie ont largement renouvelé l’analyse sociologique. Leurs démarches, quoique parfois critiquées, irriguent aujourd’hui de nombreuses sociologies qui entendent combiner objectivisme et subjectivisme et envisager l’individu comme produit et producteur de la société.

Le théorème de Thomas s’impose ainsi pour conclure ce chapitre :

« Quand les hommes considèrent certaines situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences. »

D. S. Thomas et W. I. Thomas, The Child in America, 1932″

– Delas, J. & Milly, B. (2015). Chapitre 9 – Interactionnisme symbolique et ethnométhodologie. Dans : , J. Delas & B. Milly (Dir), Histoire des pensées sociologiques (pp. 412-450). Paris: Armand Colin.

 

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« […]

À Raymond Boudon revient le mérite d’avoir été l’un des premiers sociologues de sa génération à reléguer dans « les fausses querelles de méthode » l’opposition entre la compréhension et l’explication, défendue par des auteurs classiques comme Wilhelm Dilthey et Heinrich Rickert.

Reprenant l’argumentation esquissée en 1967 (Boudon, 1967, p. 27-28), il déclarait dans son « Que sais-je ? » de 1969, que

la notion de compréhension, « loin de définir une méthode caractéristique des sciences sociales », correspond à un moment de toute recherche.

Cette phase de compréhension, écrivait-il, est d’importance variable selon les cas mais ne se suffit pas à elle-même et « par conséquent, ne définit pas une méthode » (Boudon, 1969, p. 18-21).

Plus tard, Boudon explora la question de la compréhension sociologique de manière plus systématique et plus détaillée, en la mettant en rapport avec l’individualisme méthodologique et la rationalité de l’acteur, dans le cadre de trois postulats offrant une cohérence d’ensemble à l’élaboration théorique telle qu’il la concevait (Boudon, 2003, p. 19-27).

 

1. Trois postulats interdépendants

Selon un postulat d’individualisme, l’explication d’un phénomène collectif passe nécessairement par l’exploration de comportements individuels, de leur logique et de la manière dont ils se combinent ou s’affrontent pour faire figure d’ensemble.

  • L’individualisme comme choix de méthode implique donc que l’acteur individuel constitue l’unité élémentaire de toute analyse.
  • Il s’impose toutefois de distinguer l’individu empiriquement observable et l’être humain idéal-typique qui fonde les raisonnements du sociologue.
    • C’est dire que les explications formulées sur le mode individualiste sont basées sur une psychologie de convention attribuable à ceux que Boudon qualifiait d’acteurs banalisés.

De telles explications, dites « individualistes », sont inséparables d’une certaine modélisation qu’autorise et rend possible le recours à des individus typiques.

  • Un second postulat, dit « de la compréhension », implique que toute démarche individuelle peut être comprise.

Les exemples offerts à l’appui de cette affirmation indiquent que c’est un sentiment d’évidence qui s’impose alors à l’observateur. Celui-ci considère comme allant de soit que le piéton regarde « à droite et à gauche » avant de traverser la rue (Boudon, 2003, p. 20).

La logique de toutes les séquences comportementales ne s’impose certainement pas à l’esprit avec la même force d’évidence.

  • Ce second postulat implique cependant qu’on peut en principe comprendre des actions plus complexes pour autant qu’on ait pris soin de s’informer suffisamment.
  • Ce moment de la compréhension est essentiel, estime Boudon, si l’on accepte le postulat de l’individualisme (ibid. p. 20).

Le troisième postulat – postulat de rationalité – repose en dernière analyse sur l’idée que l’être humain est un être de raison.

  • Dans ses derniers écrits, Boudon admet explicitement l’existence de causes « identifiables » qui n’en sont pas moins « a-rationnelles ».

On peut éprouver « du dégoût devant tel mets que les Japonais considèrent comme une friandise ».

  • Il n’en reste pas moins – observe-t-il – que les comportements et attitudes dont « les sciences sociales ont à connaître sont principalement le produit de raisons » bien que celles-ci ne soient pas toujours perçues clairement par les individus concernés (ibid., p. 20-21).

Ces trois postulats – individualisme, compréhension, rationalité – sont en interdépendance constante.

La compréhension, étape de l’explication, s’applique à des individus. Ceux-ci bénéficient d’une présomption de rationalité.

  • Boudon dispose ainsi du socle d’une construction théorique solide,
    • fondée sur une conception de la nature humaine inspirée de la philosophie des Lumières,
    • sur une épistémologie « continuiste » visant à établir la sociologie comme science et sur l’ouverture aux mécanismes de la connaissance ordinaire.

 

2. Une notion ambiguë

Des divers éléments de ce socle, c’est la compréhension qui est le plus délicat et le plus difficile à manier.

Dans plusieurs publications antérieures, j’ai utilisé à ce propos – sans jamais être contredit – l’expression de « maillon faible » de l’argumentation sociologique.

La notion de compréhension comporte en effet une part irréductible d’ambiguïté. L’opération mentale qu’elle requiert implique un effort d’identification à autrui.

Comme le note Friedrich Hayek,

« il est impossible de concevoir un observateur qui n’interprète pas ce qu’il voit d’après le fonctionnement de son propre esprit » (Hayek, 1953, p. 21).

En d’autres termes,

l’interprétation du comportement ou de l’attitude d’autrui implique nécessairement qu’on se livre à une démarche introspective consciente ou non : on comprend ou croit comprendre l’autre par référence à soi-même.

Déjà dans sa réflexion sur les limites de l’objectivité historique,

  • Raymond Aron s’interrogeait sur la pluralité des interprétations possibles :
    • « L’autre veut-il nous renseigner ou nous tromper, se justifier ou s’abaisser ? » (Aron, 1938, p. 69).

Ceci l’amenait à présenter « la connaissance d’autrui et la connaissance de soi » comme « en un sens complémentaires, en un autre antinomiques ou, pour mieux dire, dialectiquement opposées » (ibid., p. 71).

Dans un autre registre, Jeanne Parain-Vial déclara dans un ouvrage qui fut remarqué à l’époque que

« si comprendre consiste à revivre de l’intérieur et intelligiblement l’expérience d’autrui, la compréhension parfaite nous est interdite, car elle supposerait non seulement que nous puissions coïncider avec cette expérience dans sa durée et son unicité, mais encore qu’elle ait pour nous la clarté et l’intelligibilité qu’elle n’a pas toujours pour celui même qui l’éprouve »

(Parain-Vial, 1966, p. 31).

 

3. Un pari théorique et méthodologique

La compréhension sociologique repose sur l’application d’une généralisation basée sur notre propre expérience ou sur notre sens personnel de l’évidence (Abel, 1948, p. 213).

  • En dépit d’une discipline intellectuelle pouvant être tout à fait rigoureuse,
    • le risque est toujours présent d’attribuer à l’acteur une logique de comportement dont on juge la portée universelle alors qu’elle est liée à un contexte socioculturel particulier.

Il suffit que des acteurs appartiennent à des milieux sociaux différents pour que des malentendus à caractère proprement culturel surgissent :

  • la politesse de l’un sera la maladresse de l’autre ;
  • la pratique de la litote sera appréciée de façons diverses, certaines formes d’ironie ne seront comprises que de ceux qui disposent des codes nécessaires, etc.

En fait, on a ainsi affaire à un véritable pari théorique et méthodologique.

  • On présuppose qu’une attitude de décentrement combinée à une recherche d’informations pertinentes doit permettre au sociologue de surmonter la distance sociale ou culturelle,
    • voire même la distance historique, pour se situer mentalement dans une logique d’action ou un contexte situationnel parfois très éloigné de ce qu’il peut être a priori tenté de considérer implicitement comme allant de soi.

Au-delà de l’objet de l’observation, l’enjeu n’est rien d’autre que l’existence de mécanismes fondamentaux de la vie en société et d’invariants du comportement humain permettant au chercheur de comprendre les mobiles de l’acteur par projection de raisons d’agir qui transcendent les époques et les cultures.

  • Il ne manque néanmoins pas d’exemples d’interprétations qui reflètent la subjectivité du chercheur davantage que celle de l’acteur, comme Boudon le fait observer lui-même (Boudon, 1979, p. 253).

Dès qu’on s’écarte du banal élémentaire – le piéton qui traverse la rue – on ne peut qu’être frappé par la résistance de la plupart des actions humaines non seulement à la compréhension explicative, basée sur une analyse, mais aussi à la compréhension la plus immédiate, celle que Max Weber qualifiait d’aktuelles Verstehen, fondée sur la perception directe de sens ou sur l’observation directe (Weber, 1922).

  • Poursuivant sa réflexion sur l’accès à la connaissance d’autrui,
    • Aron en vint à considérer que l’intelligibilité intrinsèque des actions humaines a presque toujours pour contrepartie l’équivoque (Aron, 1967, p. 504-505)

L’exemple classique, emprunté à plusieurs reprises par Boudon au philosophe et psychologue Karl Jaspers, illustre cette opacité dissimulée sous les apparences de la simplicité.

En 1982, Raymond Boudon et François Bourricaud, dans le Dictionnaire critique de la sociologie, écrivaient ceci :

« Si j’observe une mère giflant son enfant, je devrai d’abord pour expliquer cet acte m’informer sur les notions éducatives intériorisées par la mère. Dans certains contextes sociaux, la gifle est considérée comme une méthode pédagogique licite et efficace. Dans d’autres, elle est tenue pour interdite et néfaste. »

Les auteurs font donc ici preuve d’un sens louable de la nuance.

Mais le commentaire subséquent reste entièrement centré sur la délibération rationnelle de l’individu avec lui-même ; il y est question des avantages et désavantages respectifs de la gifle et de la négociation ainsi que de « l’évaluation établie par l’acteur de ces différents moyens ».

  • Le tout est poussé jusqu’à la caricature : la mère, nous dit-on, « disposait sans doute d’autres moyens, mais la logique de la situation à l’instant t l’a amenée à considérer la gifle comme le plus adapté » (Boudon et Bourricaud, 1982, p. 3).

En 1996, Bernard Valade propose une interprétation sensiblement différente du même cas de figure :

Si […] une mère, au comble de l’énervement, gifle son enfant, on ne peut pas dire : « La mère avait de bonnes raisons de gifler son enfant car elle était très énervée ». Cette phrase sonne faux, ce qui montre que l’action de gifler n’est en l’occurrence pas rationnelle. L’énoncé décrivant correctement la situation est le suivant : « La mère n’avait pas de bonnes raisons de gifler son enfant mais elle était très énervée ».

L’irrationalité peut avoir diverses causes (Valade, 1996, p. 545).

  • Quatorze ans plus tard, la fameuse gifle de Jaspers est donc exclue du registre de l’action rationnelle et devient un exemple d’irrationnalité.

Dans les deux cas, en 1982 comme en 1996, le diagnostic est présenté sur le mode de l’évidence.

  • On constate donc que l’attribution par voie de « bonnes raisons » projetées sur le comportement d’un individu
    • est fortement soumise à l’air du temps.

 

4. Le pari propre de Raymond Boudon

Des trois postulats fondant son œuvre théorique, c’est incontestablement celui relatif à la notion de compréhension que Boudon a commenté le plus succinctement. Sans doute estimait-il que l’approche individualiste et la présomption de rationalité méritaient des développements plus substantiels.

Il semble néanmoins avoir constamment surestimé l’intelligibilité des comportements examinés et sous-estimé leur potentiel d’équivoque.

Pour s’en tenir à l’exemple simple du piéton traversant la rue, auquel il eut fréquemment recours, on sent bien qu’il l’évoque avec une certaine désinvolture, sur le mode de l’évidence.

  • Bien sûr, l’extrême simplicité du scénario évoqué semble autoriser le ton adopté.
  • Mais pour que l’anecdote fasse sens, il faut bien qu’il y ait une rue, de préférence bordée de part et d’autre par un trottoir, ce qui ne va pas de soi dans n’importe quelle partie du monde.
  • Et le regard dirigé successivement à gauche, puis à droite indique qu’on ne se situe pas dans un contexte britannique.

On n’entend nullement contester ici le bien fondé logique de l’exemple adopté mais restreindre sa portée généralisatrice. L’auteur et son public sont des citadins occidentaux.

  • L’absence de cadrage des comportements entraîne le risque d’interprétations imprudentes des actions.

Ainsi, par exemple, le sociologue qui s’efforce de comprendre – et de faire comprendre – l’attitude d’un paysan indien face à la procréation ne peut qu’aboutir à des conclusions partielles ou trompeuses s’il s’abstient de toute référence à la totalité englobante.

Il est tenté alors d’attribuer à l’individu observé des motivations pouvant n’être tenues pour évidentes que dans son propre univers socioculturel.

  • L’exemple classique à cet égard est celui de l’échec d’un programme de contrôle des naissances mené dans les années 1960 dans une série de villages du Pendjab.

Raisonnant sur ce cas, Boudon (1986, p. 11-16), à la suite de Peter Berger (1977, p. 214-215), s’employa à contester le diagnostic facile de « résistance irrationnelle au changement ».

Il insista au contraire sur le caractère tout à fait rationnel des réticences des villageois à l’égard des mesures de contraception qui leur étaient proposées.

  • Dans le contexte d’une production agricole basée sur des techniques rudimentaires, une progéniture nombreuse peut en effet être économiquement rentable.
  • Dès lors, le refus de la contraception s’avérait logiquement aussi défendable que sa promotion bien que les prémisses fussent différentes.

Boudon avait tout à fait raison de mettre sur le même pied deux logiques de comportement et de remettre ainsi en question l’universalité du mode de pensée propre aux milieux occidentaux.

  • Mais, en relativisant la portée de l’argumentation favorisant le contrôle des naissances,
    • il se borna paradoxalement à établir un contraste entre deux variantes de calcul économique, l’une ayant pour cadre de référence l’entreprise familiale, l’autre l’élargissant à l’échelle d’un sous-continent.

Sa volonté de mettre en évidence des raisons d’agir le poussait ainsi à faire du paysan un homo oeconomicus malgré lui.

Son souci de modélisation, lié à la prise en compte d’individus idéal-typiques, le conduisit à négliger le fait que la plupart des gens ne sont pas motivés par des raisons particulières aisément définissables, mais par l’intime conviction que leur comportement est tout simplement la manière normale de se comporter.

  • Ce sentiment, n’affleurant pas nécessairement à la conscience, est le résultat de la socialisation dans une certaine culture.

Dans les sociétés traditionnelles, un mariage sans enfant est considéré comme une anomalie surprenante.

En revanche, le père de nombreux enfants est tenu en haute estime. Ayant atteint un âge avancé, il est unanimement respecté par les plus jeunes. Tant que rien ne vient troubler un ordre social stable, on considère comme allant de soi qu’une descendance nombreuse est souhaitable sans trop se demander pourquoi.

 

5. Le conscient et l’inconscient

  • C’est le lieu de rappeler à ce propos que Boudon et ses collaborateurs ont toujours été sceptiques à l’égard des argumentations fondées sur le concept de socialisation.

Le point de vue rationaliste appliqué à l’analyse des faits sociaux s’accompagne d’une méfiance perceptible à l’égard des explications basées sur la transmission des attitudes par voie de socialisation.

Il est aisé de comprendre pourquoi.

  • Le processus de socialisation introduit dans le schéma explicatif des éléments participant d’un habitus dont l’individu n’est pas conscient et qu’on peut donc être tenté de considérer comme irrationnel bien qu’il soit plus juste de le qualifier d’a-rationnel, c’est-à-dire échappant à l’analyse en termes de raisons.
  • En outre, les influences socialisatrices sont souvent invoquées de manière maladroite pour suggérer une surdétermination des comportements.
  • Le modèle de l’acteur intentionnel, apte à faire des choix basés sur une délibération rationnelle, se trouve ainsi remis en question.
  • Ensuite, l’influence de normes intériorisées à la suite d’un processus d’inculcation semble insuffisante pour rendre compte de la modulation individuelle des attitudes.

Dès le début de leur carrière, Raymond Boudon et Pierre Bourdieu, s’inspirant l’un et l’autre des travaux de Paul F. Lazarsfeld, ont montré, chacun à sa manière, que des interprétations également compréhensibles – également acceptables pour le sens commun – peuvent n’en être pas moins parfaitement contradictoires (Boudon, 1967, p. 27 ; Bourdieu et al., 1968, p. 141).

  • Ce sont les chercheurs de terrain qui sont le plus souvent confrontés aux pièges de la compréhension signalés de cette façon lorsqu’ils ont à faire face aux problèmes pratiques de la recherche empirique.

D’une manière plus générale, la spécificité de l’approche sociologique fait surgir des incertitudes là où les profanes y sont aveugles.

Le non-sociologue se fie généralement à son intuition et estime sans trop d’hésitations que l’interprétation qu’il imagine va de soi.

Le sociologue, de son côté, considère l’interprétation qui lui vient à l’esprit comme une interprétation possible, à envisager sous réserve.

  • Dans certains cas,
    • des échelles de préoccupations différentes compromettent la convergence des raisonnements et obscurcissent même le sens des mots.

Dans un contexte d’exploration, un sociologue avise une femme remplissant des bidons d’eau à une pompe. Il lui en demande la raison. Elle lui répond qu’elle remplit son rôle de grand-mère en aidant ses enfants.

L’objet de la question était cependant tout différent. Le sociologue cherchait à savoir si elle bénéficiait de l’eau courante à domicile.

Il s’avéra que ce n’était pas le cas et que « le rôle de grand-mère » ne prenait son sens que par rapport à cette carence.

La suite de l’investigation indiqua en outre que l’expression « avoir l’eau courante » était loin d’avoir une signification claire pour tous les acteurs concernés et constituait donc une source de malentendus interculturels (Coenen-Huther, 1998, p. 86).

 

6. Pluralité ou convergence des interprétations

À mesure que ses travaux progressaient, Boudon sembla prêter moins d’attention à la pluralité des interprétations possibles qu’il considérait une fois pour toutes comme acquise.

  • Il parut s’intéresser davantage aux convergences d’interprétations mettant en évidence des raisons ayant « une capacité à être endossées par un ensemble de personnes » et pouvant donc être tenues pour convaincantes.

Il fut ainsi conduit à la notion de « transsubjectivité » jetant à son avis un pont entre les « bonnes raisons » de l’acteur individuel et les « raisons fortes » rencontrant l’approbation générale (Boudon, 1997, p. 23).

  • La question de la réalité empirique de la transsubjectivité fit l’objet de force discussions.

Dans ce contexte,

  • François Chazel (1997, p. 205) jugea opportun de faire intervenir le concept d’intersubjectivité,
    • résultat d’ajustements cognitifs s’opérant dans le cadre d’interactions et sur la base de ces interactions.

On aboutit de la sorte à des situations où un stock de connaissances communes rapproche les esprits et acquiert le statut de variable, pouvant être traitée comme l’indice d’une appartenance plus ou moins ferme selon les cas.

La dialectique de la connaissance de soi et de la connaissance d’autrui acquiert ainsi une dimension supplémentaire. »

– Coenen-Huther, J. (2019). ‪Raymond Boudon et la compréhension sociologique‪. Revue européenne des sciences sociales, 57-1(1), 157-167. 

 

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Lectures supplémentaires / complémentaires :

  • Delas, J. & Milly, B. (2015). Chapitre 10 – La sociologie et les autres disciplines scientifiques. Dans : , J. Delas & B. Milly (Dir), Histoire des pensées sociologiques (pp. 451-508). Armand Colin.
  • Histoire de la sociologie. De 1789 à nos jours. La Découverte, « Repères », 2017, 288 pages.
  • Riutort, P. (2014). Précis de sociologie. Presses Universitaires de France.
  • Chappey, J. (2006). De la science de l’homme aux sciences humaines : enjeux politiques d’une configuration de savoir (1770-1808). Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 15(2), 43-68.
  • Molénat, Xavier. La sociologie. Editions Sciences Humaines, 2009
  • Berger, P., Luckmann, T. (2018). La Construction sociale de la réalité. Armand Colin.
  • Caillé, A., Lazzeri, C. & Senellart, M. (2001). Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique. La Découverte.
  • Béra, M. (2014). Durkheim en débat: La critique de Durkheim dans quelques ouvrages d’introduction à la sociologie. Idées économiques et sociales, 178(4), 45-55.
  • von Busekist, A. (2010). Penser la politique: Enjeux et défis contemporains. Presses de Sciences Po.
  • Moliner, P., Guimelli, C. (2015). Les représentations sociales. Presses universitaires de Grenoble.
  • Tosel, A. (2008). Un monde en abîme: Essai sur la mondialisation capitaliste. Editions Kimé.
  • Badie, B. & Vidal, D. (2017). En quête d’alternatives: L’état du monde 2018. La Découverte.
  • Mercklé, P. (2006). La « science sociale » de Charles Fourier. Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 15(2), 69-88.
  • Heilbron, J. (2006). Comment penser la genèse des sciences sociales ?. Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 15(2), 103-116.
  • Besançon, E., Chochoy, N. & Guyon, T. (2013). L’innovation sociale: Principes et fondements d’un concept.  L’Harmattan.
  • Klein, J., Laville, J. & Moulaert, F. (2014). L’innovation sociale. ERES.
  • Penven, A. (2013). L’ingénierie sociale: Expertise collective et transformation sociale. ERES.
  • Pollak, M. (1993). Une identité blessée: Études de sociologie et d’histoire. Editions Métailié.
  • Gzil, F. (2019). Valeur éthique et signification politique de l’innovation sociale. Dans : Emmanuel Hirsch éd., Vivre avec une maladie neuro-évolutive: Enjeux éthiques et sociétaux (pp. 251-266). ERES.
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