Cosmogonie & Cosmologie‪

« Une cosmogonie (du grec cosmo- « monde » et gon- « engendrer ») est un récit mythologique qui décrit ou explique la formation du Monde. Elle se distingue de la cosmologie, qui est la « science des lois générales par lesquelles le monde physique (l’Univers) est gouverné ».

La cosmologie est la branche de l’astrophysique qui étudie l’origine, la nature, la structure et l’évolution de l’Univers. » 

 

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« […]

La cosmologie vise à donner un sens au mot univers. Uni vers quoi ? Uni par quoi ? Uni, pourquoi ? Vite, sur le feu, quelques réponses préliminaires à ce rébus, dans le style lapidaire des oracles : univers rien, il n’y a aucune intention manifeste dans le cosmos. Il est uni par ses lois, qui ne sauraient être moins qu’universelles ; par l’inflation primordiale, phase soudaine et brève d’expansion supraluminique de l’espace motorisée par la pré-lumière, « vide quantique » ou un de ses avatars, avec tout ce que cela comporte de problèmes et d’ambiguïté. Il y a simplement une chaîne physique de la genèse, ou plus exactement une procession de spins (attributs de rotation quantique) « Vide » (spin 0) ? Lumière (spin 1) ? Matière et antimatière (spin1/2) ? « vide » (spin 0). Nous sommes entre deux vides, celui du commencement et celui de la fin qui s’éternise. C’est sans dogmatisme aucun ce que la cosmologie écrit sur ses tablettes en ce moment. Car, comme son objet, l’Univers, elle est en évolution.

[…] »

– Cassé, M. (2011). Cosmologie. Hermès, La Revue, 60(2), 25-32.

 

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« Dans l’histoire de l’homme les commencements d’ordinaire nous échappent. Cependant si l’avènement de la philosophie, en Grèce, marque le déclin de la pensée mythique et les débuts d’un savoir de type rationnel, on peut fixer la date et le lieu de naissance de la raison grecque, établir son état civil. C’est au début du vie siècle, dans la Milet Ionienne, que des hommes comme Thalès, Anaximandre, Anaximène inaugurent un nouveau mode de réflexion concernant la nature qu’ils prennent pour objet d’une enquête systématique et désintéressée, d’une historia, et dont ils présentent un tableau d’ensemble, une theoria. De l’origine du monde, de sa composition, de son ordonnance, des phénomènes météorologiques, ils proposent des explications débarrassées de toute l’imagerie dramatique des théogonies et cosmogonies anciennes : les grandes figures des Puissances primordiales se sont maintenant effacées ; plus d’agents surnaturels, dont les aventures, les luttes, les exploits formaient la trame des mythes de genèse racontant l’émergence du monde et l’institution de l’ordre ; pas même d’allusion aux dieux que la religion officielle associait, dans les croyances et dans le culte, aux forces de la nature. Chez les « physiciens » d’Ionie la positivité a d’emblée envahi la totalité de l’être. Rien n’existe qui ne soit nature, phusis. Les hommes, le divin, le monde forment un univers unifié, homogène, tout entier sur le même plan ; ils sont les parties ou les aspects d’une seule et même phusis qui partout met en jeu les mêmes forces, manifeste la même puissance de vie. Les voies par lesquelles cette phusis est née, s’est diversifiée et organisée, sont parfaitement accessibles à l’intelligence humaine : la nature n’a pas opéré « au commencement » d’une autre façon qu’elle ne le fait encore, chaque jour, quand le feu sèche un vêtement mouillé ou quand, dans un crible agité par la main, les parties les plus grosses, isolées, se rassemblent. Comme il n’y a qu’une seule phusis, qui exclut la notion même de surnaturel, il n’y a qu’une seule temporalité. L’originel, le primordial se dépouillent de leur majesté et de leur mystère ; ils ont la banalité rassurante des phénomènes familiers. Pour la pensée mythique, l’expérience quotidienne s’éclairait et prenait un sens par rapport aux actes exemplaires accomplis par les dieux « à l’origine ». Le pôle de la comparaison se renverse chez les Ioniens. Les événements premiers, les forces qui ont produit le cosmos sont conçus à l’image des faits qu’on observe aujourd’hui et relèvent d’une explication analogue. Ce n’est plus l’originel qui illumine et transfigure le quotidien ; c’est le quotidien qui rend l’originel intelligible en fournissant des modèles pour comprendre comment le monde s’est formé et ordonné.

Cette révolution intellectuelle apparaît si subite et si profonde qu’on l’a crue inexplicable en termes de causalité historique : on a parlé d’un miracle grec. Sur la terre d’Ionie, brusquement, le logos se serait dégagé du mythe comme les écailles tombent des yeux de l’aveugle. Et la lumière de cette raison, une fois pour toutes révélée, n’aurait plus cessé d’éclairer les progrès de l’esprit humain. « Les philosophes ioniens, écrit Burnet, ont ouvert la voie que la science depuis n’a plus eu qu’à suivre. » 

Et il précise ailleurs : « Il serait entièrement faux de rechercher les origines de la science ionienne dans quelque conception mythique. »

À cette interprétation s’oppose point par point celle de F. M. Cornford. Selon lui, la première philosophie reste plus proche d’une construction mythique que d’une théorie scientifique. La physique ionienne n’a rien de commun, ni dans son inspiration ni dans ses méthodes, avec ce que nous appelons science ; en particulier elle ignore tout de l’expérimentation. Elle n’est pas non plus le produit d’une réflexion naïve et spontanée de la raison sur la nature. Elle transpose, sous une forme laïcisée et dans un vocabulaire plus abstrait, la conception du monde élaborée par la religion. Les cosmologies reprennent et prolongent les thèmes essentiels des mythes cosmogoniques. Elles apportent une réponse au même type de question ; elles ne recherchent pas, comme la science, des lois de la nature ; elles se demandent, avec le mythe, comment l’ordre a été établi, comment le cosmos a pu émerger du chaos. Aux mythes de genèse les Milésiens empruntent, non seulement une image de l’univers, mais encore tout un matériel conceptuel et des schémas explicatifs : derrière les « éléments » de la phusis se profilent d’anciennes divinités de la mythologie. En devenant nature, les éléments ont dépouillé l’aspect de dieux individualisés ; mais ils restent des puissances actives et animées, encore senties comme divines ; la phusis, quand elle opère, est toute pénétrée de cette sagesse et de cette justice qui étaient l’apanage de Zeus. Le monde d’Homère s’ordonnait par une répartition entre grands dieux des domaines et des fonctions : à Zeus la lumière éclatante du ciel (aithèr), à Hadès l’ombre brumeuse (aèr), à Poséidon l’élément liquide, à tous les trois en commun Gaia, la terre, où vivent, avec les hommes, toutes les créatures mortelles qui sont de l’ordre du mélange. Le cosmos des Ioniens s’organise par une division des provinces, des saisons, entre des puissances élémentaires qui s’opposent, s’équilibrent, ou se combinent. Il ne s’agit pas d’une analogie vague. Entre la Théogonie d’Hésiode et la philosophie d’un Anaximandre, l’analyse de Cornford fait apparaître d’étroites correspondances. Certes, l’un parle encore de générations divines là où l’autre déjà décrit des processus naturels ; c’est que le second se refuse à jouer sur l’ambiguïté de termes comme phuein et génèsis, qui signifient aussi bien enfanter que produire, naissance qu’origine. Aussi longtemps que ces divers sens restaient confondus, on pouvait exprimer le devenir en termes d’union sexuelle, rendre raison d’un phénomène en nommant son père et sa mère, en dressant son arbre généalogique. Cependant, si importante que soit cette différence entre le physicien et le théologien, l’organisation générale de leur pensée reste la même. Ils placent également à l’origine un état d’indistinction où rien encore n’apparaît (Chaos, chez Hésiode ; Nux, Érèbos, Tartaros, dans certaines Théogonies attribuées à Orphée, à Musée et à Épiménide, Apeiron, le non-délimité, chez Anaximandre). De cette unité primordiale émergent, par ségrégation et différenciation progressives, des couples d’opposés — le sombre et le lumineux, le chaud et le froid, le sec et l’humide, le dense et le rare, le haut et le bas…—, qui vont délimiter dans le monde des réalités et des provinces diverses : le ciel, éclatant et chaud, l’air sombre et froid, la terre sèche, la mer humide. Ces opposés, qui sont venus à l’être en se séparant les uns des autres, peuvent aussi s’unir et se mêler pour produire certains phénomènes comme la naissance et la mort de tout ce qui vit—plantes, animaux et hommes.

Mais ce n’est pas seulement le schéma d’ensemble qui est, pour l’essentiel, conservé. Jusque dans le détail, la symétrie des développements, la concordance de certains thèmes marquent la persistance, dans la pensée du physicien, de représentations mythiques qui n’ont rien perdu de leur force de suggestion.

La génération sexuelle, l’œuf cosmique, l’arbre cosmique, la séparation de la terre et du ciel antérieurement confondus — autant d’images qui transparaissent comme en filigrane derrière les explications « physiques » d’un Anaximandre sur la formation du monde : de l’Apeiron a été sécrété (apokrinesthai) une semence ou un germe (gonimon), capable d’engendrer le chaud et le froid ; au centre de ce germe réside le froid, sous forme d’aer ; à sa périphérie, encerclant le froid, le chaud se développe (periphuenai) en une coquille de feu semblable à l’écorce (phloios) autour d’un arbre. Vient un moment où cette enveloppe sphérique enflammée se sépare (aporregnusthai) du noyau auquel elle était attachée et, comme une coquille se brise, éclate en cercles de feu, qui sont les astres. On a noté l’emploi de termes embryologiques qui évoquent en les rationalisant des thèmes de génération sexuelle et d’hiérogamie : gonimon, apokrinestai, aporregnusthai, phloios, enfin dérivé de phleô, verbe lié à l’idée de génération, et qui peut désigner le sac de l’embryon, la coquille de l’œuf, l’écorce de l’arbre, et plus généralement toute peau qui enveloppe, à la façon d’un voile, l’organisme végétal ou animal au cours de sa croissance.

Cependant, en dépit de ces analogies et de ces réminiscences, il n’y a pas entre le mythe et la philosophie réellement continuité. Le philosophe ne se contente pas de répéter en termes de phusis ce que le théologien avait exprimé en termes de Puissance divine. Au changement de registre, à l’utilisation d’un vocabulaire profane, correspondent une nouvelle attitude d’esprit, un climat intellectuel différent. Avec les Milésiens, pour la première fois, l’origine et l’ordre du monde prennent la forme d’un problème explicitement posé, auquel il faut apporter une réponse sans mystère, à la mesure de l’intelligence humaine, susceptible d’être exposée et débattue publiquement, devant l’ensemble des citoyens, comme les autres questions de la vie courante. Ainsi s’affirme une fonction de connaissance dégagée de toute préoccupation d’ordre rituel. Les « physiciens », délibérément, ignorent le monde de la religion. Leur recherche n’a plus rien à voir avec ces procédures du culte auxquelles le mythe, malgré sa relative autonomie, restait toujours plus ou moins lié.

Désacralisation du savoir, avènement d’un type de pensée extérieur à la religion — ce ne sont pas phénomènes isolés et incompréhensibles. Dans sa forme, la philosophie se rattache de façon directe à l’univers spirituel qui nous a paru définir l’ordre de la cité et que caractérisent précisément une laïcisation, une rationalisation de la vie sociale. Mais la dépendance de la philosophie par rapport aux institutions de la Polis se marque également dans son contenu. S’il est vrai que les Milésiens ont emprunté au mythe, ils ont aussi très profondément transformé l’image de l’univers, ils l’ont intégrée à un cadre spatial, ordonnée suivant un modèle plus géométrique. Pour construire les cosmologies nouvelles, ils ont utilisé les notions que la pensée morale et politique avait élaborées, ils ont projeté sur le monde de la nature cette conception de l’ordre et de la loi qui, triomphant dans la cité, avait fait du monde humain un cosmos.

Les théogonies et les cosmogonies grecques comportent, comme les cosmologies qui leur ont succédé, des récits de genèse racontant l’émergence progressive d’un monde ordonné. Mais elles sont aussi, elles sont d’abord autre chose : des mythes de souveraineté. Elles exaltent la puissance d’un dieu qui règne sur tout l’univers ; elles disent sa naissance, ses luttes, son triomphe. Dans tous les domaines — naturel, social, rituel —, l’ordre est le produit de cette victoire du dieu souverain. Si le monde n’est plus livré à l’instabilité et à la confusion, c’est qu’au terme des combats que le dieu a dû soutenir contre des rivaux et contre des monstres, sa suprématie apparaît définitivement assurée sans que rien puisse désormais la remettre en cause. La Théogonie d’Hésiode se présente ainsi comme un hymne à la gloire de Zeus roi. La défaite des Titans et celle de Typhée, également vaincus par le fils de Cronos, ne viennent pas seulement couronner, comme sa conclusion, l’édifice du poème. Chaque épisode reprend et résume toute l’architecture du mythe cosmogonique. La victoire de Zeus, à chaque fois, est une création du monde. Le récit de la bataille qui jette l’une contre l’autre les deux générations rivales des Titans et des Olympiens, évoque explicitement le retour de l’univers à un état originel d’indistinction et de désordre. Ébranlées par le combat, les puissances primordiales, Gaia, Ouranos, Ponlos, Okéanos, Tartaros, qui s’étaient auparavant distinguées et situées, se trouvent de nouveau mêlées. Gaia et Ouranos, dont Hésiode avait raconté la séparation, semblent se rejoindre et s’unir à nouveau comme s’ils s’écroulaient l’un sur l’autre. On croirait que le monde souterrain a fait irruption à la lumière : l’univers visible, au lieu d’inscrire son décor stable et ordonné entre les deux assises fixes qui le limitent, la terre en bas, séjour des hommes, le ciel en haut où siègent les dieux, a repris son aspect primitif de chaos : un abîme obscur et vertigineux, une ouverture sans fond, le gouffre d’un espace sans directions que parcourent au hasard des tourbillons de vent soufflant dans tous les sens. La victoire de Zeus remet tout en place. Les Titans, ces chtoniens, sont dépêchés chargés de chaînes au fond du Tartare venteux. Désormais, dans l’abîme souterrain où la Terre, le Ciel et la Mer enfoncent leurs communes racines, les bourrasques pourront sans fin s’agiter en désordre. Poseidon a scellé sur les Titans les portes qui ferment à jamais les demeures de la Nuit. Chaos ne risque plus de resurgir à la lumière pour submerger le monde visible.

La bataille contre Typhée (il s’agit d’une interpolation qui date sans doute de la fin du viie siècle) reprend des thèmes analogues. En des pages suggestives, Cornford a pu rapprocher cet épisode du combat de Marduk contre Tiamat. Comme Tiamat, Typhée représente les puissances de confusion et de désordre, le retour à l’informe, le chaos. Ce qu’il serait advenu du monde si le monstre aux mille voix, fils de Gè et de Tartaros, avait obtenu de régner à la place de Zeus sur les dieux et sur les hommes, on l’imagine aisément : de sa dépouille naissent les vents qui, au lieu de souffler toujours dans le même sens, de façon fixe et régulière (comme font le Notos, Borée et Zéphyr), s’abattent en bourrasques folles, au hasard, dans des directions imprévisibles, tantôt ici et tantôt là. Les Titans défaits, Typhée foudroyé, Zeus, pressé par les Dieux, prend pour lui la souveraineté et s’assied sur le trône des Immortels ; puis il répartit entre les Olympiens les charges et les honneurs (timai). De la même façon, proclamé roi des dieux, Marduk tuait Tiamat, coupait en deux son cadavre, en jetait en l’air une moitié qui formait le ciel ; il réglait alors la place et le mouvement des astres, fixait l’année et les mois, ordonnait le temps et l’espace, créait la race humaine, répartissait les privilèges et les destins.

Ces ressemblances entre la théogonie grecque et le mythe babylonien de la Création ne sont pas fortuites. L’hypothèse, formulée par Cornford, d’un emprunt a été confirmée, mais aussi nuancée et complétée, par la découverte récente d’une double série de documents : d’une part les tablettes phéniciennes de Ras Shamra (début du xive avant J.-C.), de l’autre des textes hittites en cunéiforme qui reprennent une ancienne saga hourrite du xve siècle. La résurrection presque simultanée de ces deux ensembles théogoniques a révélé toute une série de convergences nouvelles qui expliquent la présence dans la trame du récit hésiodique de détails paraissant déplacés ou incompréhensibles. Le problème des influences orientales sur les mythes grecs de genèse, de leur étendue et de leurs limites, celui des voies et de la date de leur pénétration, se trouvent ainsi posés de façon précise et solide.

Dans ces théogonies orientales, comme dans celles de Grèce auxquelles elles ont pu fournir des modèles, les thèmes de genèse restent intégrés à une vaste épopée royale qui fait s’affronter, pour la domination du monde, les générations successives des dieux et diverses puissances sacrées. L’établissement du pouvoir souverain et la fondation de l’ordre apparaissent comme les deux aspects, indissociables, du même drame divin, l’enjeu d’une même lutte, le fruit d’une même victoire. Ce trait général marque la dépendance du récit mythique par rapport à des rituels royaux dont il constitue au départ un élément, dont il forme l’accompagnement oral. Le poème babylonien de la Création, l’Enuma eliš, était ainsi chanté tous les ans au quatrième jour de la fête royale de Création de la Nouvelle Année, au mois Nisan, à Babylone. À cette date, le temps était censé avoir achevé son cycle : le monde revenait à son point de départ. Moment critique où l’ordre tout entier se trouvait remis en question. Au cours de la fête le roi mimait, contre un dragon, un combat rituel. Il répétait, par là, chaque année, l’exploit accompli par Marduk contre Tiamat à l’origine du monde. L’épreuve et la victoire royales avaient une double signification : en même temps qu’elles confirmaient la puissance de souveraineté du monarque, elles prenaient la valeur d’une recréation de l’ordre cosmique, saisonnier, social. Par la vertu religieuse du roi l’organisation de l’univers, après une période de crise, se voyait renouvelée et maintenue pour un nouveau cycle temporel.

À travers rite et mythe babyloniens s’exprime une conception particulière des rapports de la souveraineté et de l’ordre. Le roi ne domine pas seulement la hiérarchie sociale ; il intervient aussi dans la marche des phénomènes naturels. L’ordonnancement de l’espace, la création du temps, la régulation du cycle saisonnier apparaissent intégrés à l’activité royale ; ce sont des aspects de la fonction de souveraineté. Nature et société demeurant confondus, l’ordre, sous toutes ses formes et dans tous les domaines, est placé sous la dépendance du Souverain. Ni dans le groupe humain, ni dans l’univers, il n’est encore conçu de façon abstraite en lui-même et pour lui-même. Il a besoin pour exister d’être établi, pour durer d’être maintenu ; toujours il suppose un agent ordonnateur, une puissance créatrice susceptible de le promouvoir. Dans le cadre de cette pensée mythique on ne saurait imaginer un domaine autonome de la nature ni une loi d’organisation immanente à l’univers.

En Grèce, non seulement la Théogonie d’Hésiode, dans son dessin général, s’ordonne suivant la même perspective, mais aussi des cosmogonies plus tardives et plus élaborées, comme celle de Phérécyde de Syros, qu’Aristote range, parmi les théologiens, au nombre de ceux qui, au mythe, ont su déjà mêler la philosophie. Contemporain d’Anaximandre, Phérécyde, s’il conserve les figures des grandes divinités traditionnelles, en transforme cependant les noms par des jeux de mots étymologiques pour suggérer ou souligner leur aspect de puissance naturelle. Cronos devient Chronos, le Temps ; Rhea, Rè, qui évoque un flux, un écoulement ; Zeus est appelé Zas, pour exprimer peut-être l’intensité de la Puissance. Mais le mythe reste centré sur le thème d’une lutte pour la royauté de l’univers. Autant qu’on en puisse juger par les fragments qui nous sont parvenus, Phérécyde racontait la bataille de Cronos contre Ophion, le choc de leurs deux armées, la chute des vaincus dans l’Océan, le règne de Cronos en plein ciel ; puis devaient intervenir l’assaut de Zeus, sa conquête du pouvoir, son union solennelle avec Chtoniè, par l’intermédiaire ou avec l’assistance d’Éros. Au cours du hiéros gamos de Zeus roi avec la déesse souterraine, l’émergence du monde visible se produisait tandis qu’était fixé pour la première fois le modèle du rite matrimonial des Anacalupteria, du « dévoilement ». Par la vertu de ce mariage, la sombre Chtoniè s’était transformée. Elle s’était enveloppée du voile que Zeus avait pour elle tissé et brodé, y faisant apparaître le dessin des mers et la forme des continents. Acceptant le présent que Zeus lui offrait en témoignage de sa nouvelle prérogative (geras), l’obscure déesse souterraine était devenue Gè, la terre visible. Zeus assignait alors aux diverses divinités leur lot, leur moira, fixant pour chacune la portion de cosmos qui devait lui revenir. Il expédiait dans le Tartare, sous la garde des vents et des tempêtes, les puissances de désordre et d’hubris.

Le problème de la genèse, au sens strict, reste donc, dans les théogonies, sinon entièrement implicite, du moins à l’arrière-plan. Le mythe ne se demande pas comment un monde ordonné a surgi du chaos ; il répond à la question : Qui est le dieu souverain ? Qui a obtenu de régner (anassein, basileuein) sur l’univers ? En ce sens la fonction du mythe est d’établir une distinction et comme une distance entre ce qui est premier du point de vue temporel et ce qui est premier du point de vue du pouvoir, entre le principe qui est chronologiquement à l’origine du monde et le prince qui préside à son ordonnance actuelle. Le mythe se constitue dans cette distance ; il en fait l’objet même de son récit, retraçant, à travers la suite des générations divines, les avatars de la souveraineté jusqu’au moment où une suprématie, définitive celle-là, met un terme à l’élaboration dramatique de la dunasteia. Il faut souligner que le terme archè, qui fera carrière dans la pensée philosophique, n’appartient pas au vocabulaire politique du mythe.

Ce n’est pas seulement que le mythe resté attaché à des expressions plus spécifiquement « royales » ; c’est aussi que le mot archè, en désignant indistinctement l’origine dans une série temporelle et la primauté dans la hiérarchie sociale, supprime cette distance sur laquelle le mythe se fondait. Lorsque Anaximandre adoptera ce terme en lui conférant pour la première fois son sens philosophique de principe élémentaire, cette innovation ne marquera pas seulement le rejet par le philosophe du vocabulaire « monarchique » propre au mythe ; il traduira aussi sa volonté de rapprocher ce que les théologiens nécessairement séparaient, d’unifier dans toute la mesure du possible ce qui est premier chronologiquement, ce à partir de quoi les choses se sont formées, et ce qui domine, ce qui gouverne l’univers. Pour le physicien en effet l’ordre du monde ne peut plus avoir été institué à un moment donné par la vertu d’un agent singulier : immanente à la phusis, la grande loi qui règle l’univers devait être déjà présente en quelque façon dans l’élément originel dont le monde est peu à peu sorti. Parlant des anciens poètes et des « théologiens », Aristote fera observer, dans la Métaphysique, que, pour eux, ce ne sont pas hoi prótoi, les puissances originelles — Nux, Okéanos, Chaos, Ouranos —, mais un tard venu, Zeus, qui exerce sur le monde l’archè et la basileia.

Au contraire, Anaximandre pose qu’il n’y a rien qui soit archè par rapport à l’apeiron (puisque celui-ci a toujours existé) mais que l’apeiron est archè pour tout le reste, qu’il enveloppe (periechein) et gouverne (kubernan) tout.

Essayons donc de définir à grands traits le cadre dans lequel les théogonies grecques dessinent l’image du monde.

1. — L’univers est une hiérarchie de puissances. Analogue dans sa structure à une société humaine, il ne saurait être correctement figuré par un schéma purement spatial, ni décrit en termes de position, de distance, de mouvement. Son ordre, complexe et rigoureux, exprime des relations entre agents ; il est constitué par des rapports de force, des échelles de préséance, d’autorité, de dignité, des liens de domination et de soumission. Ses aspects spatiaux — niveaux cosmiques et directions de l’espace — expriment moins des propriétés géométriques que des différences de fonction, de valeur et de rang.

2. — Cet ordre ne s’est pas dégagé de façon nécessaire par le jeu dynamique des éléments constituant l’univers ; il a été institué de façon dramatique par l’exploit d’un agent.

3. — Le monde est dominé par la puissance exceptionnelle de cet agent qui apparaît unique et privilégié, sur un plan supérieur aux autres dieux : le mythe le projette en souverain au sommet de l’édifice cosmique ; c’est sa monarchia qui maintient l’équilibre entre les Puissances constituant l’univers, qui fixe pour chacune sa place dans la hiérarchie, délimite ses attributions, ses prérogatives, sa part d’honneur.

Ces trois traits sont solidaires ; ils donnent au récit mythique sa cohérence, sa logique propre. Ils marquent aussi son lien, en Grèce comme en Orient, avec cette conception de la souveraineté qui place sous la dépendance du roi l’ordre des saisons, les phénomènes atmosphériques, la fécondité de la terre, des troupeaux et des femmes. L’image du roi maître du Temps, faiseur de pluie, dispensateur des richesses naturelles — image qui a pu à l’époque mycénienne traduire des réalités sociales et répondre à des pratiques rituelles —, transparaît encore dans certains passages d’Homère et d’Hésiode, dans des légendes comme celles de Salmoneus ou d’Éaque. Mais il ne peut plus s’agir, dans le monde grec, que de survivances. Après l’écroulement de la royauté mycénienne, quand le système palatial et le personnage de l’anax ont disparu, il ne subsiste plus des anciens rituels royaux que des vestiges dont le sens s’est perdu. Le souvenir s’est effacé du roi recréant périodiquement l’ordre du monde ; le lien n’apparaît plus aussi clairement entre les exploits mythiques attribués à un souverain et l’organisation des phénomènes naturels. L’éclatement de la souveraineté, la limitation de la puissance royale ont ainsi contribué à détacher le mythe du rituel où il s’enracinait à l’origine. Libéré de la pratique cultuelle dont il constituait d’abord le commentaire oral, le récit peut acquérir un caractère plus désintéressé, plus autonome. Il peut, à certains égards, préparer et préfigurer l’œuvre du philosophe. Chez Hésiode déjà, en quelques passages, l’ordre cosmique apparaît dissocié de la fonction royale, dégagé de toute attache avec le rite. Le problème de sa genèse se pose alors de façon plus indépendante. L’émergence du monde est décrite, non plus en termes d’exploit, mais comme un processus d’engendrement par des Puissances dont le nom évoque de façon directe des réalités physiques : ciel, terre, mer, lumière, nuit, etc. On a noté, à cet égard, l’accent « naturaliste » du début de la Théogonie (vers 116 à 133), qui tranche sur la suite du poème. Mais ce que comporte peut-être de plus significatif cette première tentative pour décrire la genèse du cosmos suivant une loi de développement spontané, c’est précisément son échec. Malgré l’effort de délimitation conceptuelle qui s’y marque, la pensée d’Hésiode reste prisonnière de son cadre mythique. Ouranos, Gaia, Pontos sont bien des réalités physiques, dans leur aspect concret de ciel, de terre, de mer ; mais ils sont en même temps des divinités qui agissent, s’unissent et se reproduisent à la façon des hommes. Jouant sur deux plans, la pensée appréhende le même phénomène, par exemple la séparation de la terre et des eaux, simultanément comme fait naturel dans le monde visible et comme enfantement divin dans un temps primordial. Pour rompre avec le vocabulaire et avec la logique du mythe, il aurait fallu à Hésiode une conception d’ensemble capable de se substituer au schéma mythique d’une hiérarchie de Puissances dominée par un Souverain. Ce qui lui a manqué, c’est de pouvoir se représenter un univers soumis au règne de la loi, un cosmos qui s’organiserait en imposant à toutes ses parties un même ordre d’isonomia fait d’équilibre, de réciprocité, de symétrie. »

– Vernant, J. (2013). Chapitre VII. Cosmogonies et mythes de souveraineté. Dans : , J. Vernant, Les origines de la pensée grecque (pp. 112-130). Presses Universitaires de France.

 

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« L’analogie entre phénomènes naturels et phénomènes sociaux est une ressource épistémologique et rhétorique récurrente chez les premiers théoriciens des sciences sociales. Dans la physiologie sociale du comte de Saint-Simon, la « science sociale » de Charles Fourier, la « sociologie » d’Auguste Comte, et jusqu’aux solidarités « mécanique » et « organique » d’Émile Durkheim, l’analogie avec la nature est fréquemment utilisée afin de proposer des systèmes d’explication de l’ordre social et, au moins chez les socialistes, les modalités pratiques de sa transformation. Les transpositions analytiques entre le monde matériel et le monde social peuvent prendre des formes variées selon les auteurs. Chez ceux que Friedrich Engels qualifiera en 1880 de « socialistes utopiques », la formulation de cosmologies ou de cosmogonies originales, expliquant l’organisation et l’histoire de la matière à l’échelle cosmique, joue un rôle central dans l’articulation entre ces deux mondes. Restif de la Bretonne, Saint-Simon, Charles Fourier, Robert Owen, Philippe Buchez, Eugen Dühring, Auguste Blanqui, le fouriériste Adolphe Alhaiza, ont tous cherché à mettre au jour, en se référant aux connaissances scientifiques du moment, une articulation entre l’ordre social, idéal ou réel, et l’organisation du monde naturel (organique et inorganique).

Ces tentatives cosmologiques, voire cosmogoniques, et en particulier celles de Fourier et de Saint-Simon, malgré (ou peut-être à cause de) l’ambition de scientificité affichée par leurs auteurs, ont fait l’objet de nombreuses railleries par leurs contemporains et leurs héritiers. Elles ont été utilisées comme des armes de décrédibilisation entre socialistes (Fourier contre Owen et Saint-Simon par exemple, ou Étienne Cabet contre Lamennais, et ont finalement fait partie des critères permettant de distinguer, après Marx et Engels, les « socialistes utopiques » des « socialistes scientifiques ». Souvent considérées comme « importunes », comme des « fantaisies », ces spéculations cosmologiques ont rarement été analysées frontalement par les historiens des idées sociologiques recherchant, pour certains, dans les socialistes du XIXe siècle des précurseurs aux sciences sociales du xxe siècle.

Je m’interroge ici les fonctions qu’ont pu avoir de telles constructions théoriques dans les projets intellectuels des auteurs qui les formulent, en prenant au sérieux la recherche de crédibilité scientifique qui les accompagne. L’analyse du cas des socialistes du premier XIXe siècle permet de souligner la possibilité que des hypothèses concernant l’organisation du monde matériel puissent être constituées en discours légitimant des prescriptions concernant l’organisation sociale et les modalités d’exercice du pouvoir. En profitant du caractère particulièrement manifeste de l’articulation entre leurs réflexions sur l’organisation sociale et sur l’action politique, et leurs tentatives pour décrire l’ordonnancement du cosmos, je me concentrerai ici spécifiquement sur les travaux de Saint-Simon, Fourier, et Blanqui.

Autour de 1810, constate Charles Fourier, la « cosmogonie » est en vogue. Selon lui, « tout faiseur de systèmes se croit obligé en conscience de donner une cosmogonie, comme en 1788 une constitution ». Et le premier d’entre eux, au sein de l’élite savante, Pierre-Simon de Laplace, qui publie, en 1808 et 1813, les troisième et quatrième éditions de son Exposition du système du monde. Dans cet ouvrage destiné à un public non spécialiste d’astronomie, dépourvu de tout formalisme mathématique, le géomètre décrit longuement la structure du système solaire et expose une hypothèse cosmogonique retraçant sa formation par condensation d’une nébuleuse primitive en rotation. Le succès de l’œuvre de Laplace, au sein de la communauté savante et en dehors, contribue alors à ancrer l’origine des objets cosmiques dans le domaine des questions légitimement abordables par la science. Cette caution scientifique, combinée à un intérêt particulier du public pour ces questions, lequel est attisé par le passage de la grande comète de 1811 et les interrogations qui circulent relativement à sa structure et son origine, compose un environnement favorable pour le développement de théories cosmologiques et cosmogoniques. C’est dans ce contexte que les théoriciens socialistes s’emparent de ces questions, revendiquant une démarche scientifique tout en cherchant à formuler des « systèmes » dépassant le seul cadre de la description du monde matériel.

 

LA LUTTE ENTRE LES « SOLIDES » ET LES « FLUIDES » CHEZ SAINT-SIMON

En 1808, le comte de Saint-Simon, qui développera par la suite une théorie sociale présentant le développement industriel comme le moteur des progrès de l’humanité, publie une Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle. Dans cet ouvrage, il tente de convaincre les savants détenteurs de l’autorité scientifique, et pouvant potentiellement se faire entendre du pouvoir impérial, de la nécessité de refonder l’étude de la nature à partir d’une « théorie générale » qui accorderait une plus grande place aux « corps organisés ». Il s’agirait pour cela de placer la physiologie, à savoir la science qui étudie les organismes, au cœur de l’activité scientifique.

Continuateur de Descartes, dont il reprend l’idée des tourbillons et d’une matière fluide remplissant tout l’univers, Saint-Simon expose, sur le modèle de Laplace, un nouveau « système du monde », distinguant deux formes de matière, la « forme fluide » et la « forme solide ». Résultat de cette description dualiste, l’explication de tous les phénomènes, matériels et sociaux, est à chercher dans « la lutte existante entre les solides et les fluides ». Structurellement, l’univers saint-simonien se divise en deux parties : une « partie fluide », dans laquelle la matière tend à se fluidifier, et une « partie solide », dans laquelle elle tend à se solidifier. Dans le système solaire, qui se situe dans la « partie solide », le passage de l’état fluide à l’état solide est particulièrement manifeste dans la diversité d’apparence des comètes, dont l’augmentation de la densité est identifiée par Saint-Simon comme étant à l’origine de la formation des planètes. Périodiquement, l’univers est soumis à une désorganisation générale puis à une réorganisation sur la même base, son histoire s’étendant à l’infini dans le temps.

Cette séparation de l’univers entre « fluides » et « solides » permet à Saint-Simon de dépasser à la fois la classification de la nature en trois règnes (végétal, animal, et minéral), et la distinction classique entre phénomènes physiques et phénomènes « moraux », en leur substituant une démarcation entre « corps bruts » et « corps organisés ». Les « corps bruts », seuls étudiés par les physiciens et les astronomes, qualifiés de « brutiers », sont les corps dans lesquels l’action des « solides » domine l’action des « fluides ». Pour les « corps organisés », relevant principalement de la physiologie, c’est l’inverse.

Dans sa description cosmologique, Saint-Simon réorganise l’univers en construisant une continuité discursive et ontologique entre les phénomènes naturels et les phénomènes sociaux, justifiant de la sorte le raisonnement analogique qui structure son approche « physiologique » du social. Comme l’explique Jean-Paul Frick, Saint-Simon s’efforce de la sorte de « légitimer la problématique sociologique », c’est-à-dire la possibilité et la nécessité d’étudier les phénomènes sociaux selon des procédures scientifiques. Il s’agit par là de « donner à l’ordre social sa véritable place dans l’ordre naturel » au moyen d’une cosmologie offrant de la nature un « visage renouvelé ».

Lorsqu’il expose son « système du monde », Saint-Simon commence par présenter un « monde idéal », qu’il fabrique par la pensée. Il met ainsi en évidence la réalisation possible d’un équilibre subtil entre les deux formes de matière, la potentialité d’un monde « dans lequel le fluide n’altère point les mouvements des solides ». Vient ensuite la description du « monde existant », sa structure et son évolution, soulignant qu’actuellement, dans le système solaire, l’action du « fluide » est « considérablement troublée par le solide ». Par la confrontation de ces systèmes, l’idéal et le réel, la démarche cosmologique de Saint-Simon dépasse la simple description du monde et prend la forme d’une pensée des possibilités de sa transformation. Il explique ainsi que « perfectionner l’organisation du monde idéal est le plus large moyen à employer pour faire faire des progrès à nos connaissances sur le monde existant ». Il s’agit donc de penser le monde tel qu’il devrait être afin de pouvoir comprendre le monde tel qu’il est. Et comprendre le monde naturel, les lois profondes qui régissent sa dynamique, établir sa continuité de substance avec les corps organisés qui constituent la société humaine, doit permettre d’agir sur elle.

Un des aspects essentiels de l’« ambition sociologique » de Saint-Simon est de concevoir un système, une théorie générale ayant pour « vocation de penser le tout », prenant la forme particulière d’une « synthèse physiologique », et dans laquelle les conflits disparaîtraient d’eux-mêmes. Par la continuité cosmologique établie entre la matière et le social, le concept d’organisation, central dans la pensée politique de Saint-Simon, s’applique à l’ensemble des corps (dont le corps social). L’unité qui en résulte, associée à une description générale de la structure et de l’évolution du monde à l’échelle cosmique, permet d’établir, comme le souligne Durkheim, que « l’ordre, l’harmonie sont l’état normal de toutes choses ; les discordances et les conflits sont contraires à la nature ».

C’est dans ce cadre théorique pensant conjointement l’organisation de la nature et du social, que Saint-Simon développe sa pensée industrialiste annonçant les progrès de l’homme par le développement industriel et son agencement en réseaux.

Dans la société industrielle que lui et ses disciples cherchent à établir, la direction des hommes, confiée aux chefs d’industrie, doit être fondée sur la compréhension des lois générales du corps social. La continuité avec les lois cosmologiques de la nature, établie par sa nouvelle dichotomie entre « fluides » et « solides », lui permet alors de réduire la politique à une « administration des choses », à la mise en œuvre d’« un principe dérivé de la nature même des choses, et dont les hommes n’ont fait que reconnaître la justesse et proclamer la nécessité ». Un des enjeux de sa cosmologie, indissociablement liée à sa théorie sociale, est d’établir l’importance dans la nature de l’organisation, de la physiologie, de la « forme fluide », et de montrer qu’il est possible d’envisager idéalement un univers dans lequel cette organisation ne disparaîtrait pas au profit des corps « bruts », dans lequel les formes « fluides » et « solides » évolueraient en harmonie. Comme le souligne Christian Laval, la doctrine de Saint-Simon est à la fois « évolutionniste et organiciste », dans le sens où elle décrit un système s’inscrivant dans une trajectoire historique mue par des « mouvements internes », comme un être vivant. Comme tout organisme, la société change, et suite aux crises politiques du début du XIXe siècle, constituées par la Révolution Française et l’Empire, elle atteint, selon Saint-Simon, une phase de maturation lui permettant d’amorcer une période où « la politique [serait] rentrée dans le domaine de la physiologie ». Par l’évolution de l’agencement des corps qu’elle explicite, des « corps bruts » vers les « corps organisés », la description cosmologique précédente permet ainsi à Saint-Simon de naturaliser la transformation de la société qu’il préconise. Sa cosmologie, sa « métaphysique de l’Ordre », lui sert de fondement à son projet social et politique.

[…]

 

CONCLUSION

Par leur formulation de systèmes cosmologiques holistiques, les socialistes du premier XIXe siècle, tout en intégrant constamment des résultats ou des ressources argumentatives provenant des sciences de la nature, peuvent probablement être décrits comme des « prémodernes » tels que Bruno Latour les définit.

Il existe en effet dans leurs discours une continuité ontologique, symbolique et performative, entre humains et non-humains, entre l’ordre social et l’ordre naturel. Plongés dans un siècle où « la » science s’institutionnalise, se professionnalise, et trouve son autorité épistémique dans la construction de démarcations segmentant à la fois le social et les espaces disciplinaires (entre professionnels et amateurs, entre sciences sociales et sciences de la nature, entre le scientifique et le politique, etc.), ces auteurs sont facilement relégués à l’extérieur de son domaine. D’autant que, conscients de la puissance légitimatrice de la singularisation des discours et des pratiques scientifiques alors largement en train d’advenir, Marx et Engels ont puissamment participé à bouter ces auteurs hors du champ des sciences. En les estampillant « socialistes utopiques », ils s’auto-attribuent ainsi en retour l’exclusivité de la scientificité parmi les théoriciens socialistes.

Mais l’enjeu de la lecture de ces auteurs dépasse largement la question de la scientificité de leurs systèmes. Celle-ci constitue surtout une ressource permettant d’interroger la manière dont les hypothèses cosmologiques, qu’elles soient dépourvues de tout support mathématique, comme c’est le cas ici, ou qu’elles respectent plus scrupuleusement les appareillages techniques ou procéduraux garantissant la scientificité de leur discours, véhiculent conjointement des visions du monde naturel et du monde social, et possèdent ainsi une dimension résolument axiologique. »

– Fages, V. (2013). Ordonner le monde, changer la société. Les systèmes cosmologiques des socialistes du premier XIXe siècle. Romantisme, 159(1), 123-134. 

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« Parler de l’Univers physique, métaphysique et mathématique, matériel et spirituel : de son essence, de son origine, de sa création, de sa condition présente et de sa Destinée.
Edgar POE, Eurêka, Paris, Michel Lévy frères, 1864, p. 4.

Lorsque l’on considère les acteurs et leurs pratiques, le XIXe siècle est un siècle profondément ambivalent pour l’histoire de l’astronomie. Avec la multiplication des observatoires, l’augmentation de leur taille et du prix de leurs instruments, leur ancrage profond dans le fonctionnement des États-Nations, l’astronomie s’impose comme une profession scientifique, essentiellement constituée, au moins dans le cas de la France, de fonctionnaires peu nombreux faisant partie des plus hautes élites de l’État. Mais parallèlement, à partir du milieu du siècle, les sociétés savantes se multiplient, assouplissant toujours plus les conditions exigées pour en devenir membre, et les transformations rapides du monde de l’édition (ce que Frédéric Barbier appelle la « seconde révolution du livre »), en diminuant les coûts de production, rendent possible l’émergence d’un public large pour la science. L’astronomie occupe un rôle central dans ce contexte de croissance exponentielle de l’importance culturelle de la science, la mise en scène des astres dans des ouvrages populaires produisant un merveilleux scientifique se vendant, parfois, à des dizaines (voire des centaines) de milliers d’exemplaires.

Dans cet article, nous nous limiterons à un domaine très particulier de l’astronomie, celui de l’étude scientifique de l’origine et de la formation des astres, communément rassemblée, jusqu’à l’entre-deux-guerres, sous le terme de « cosmogonie scientifique ». Comme le thème de la fin du monde ou de la pluralité des mondes habités , la question de l’origine des planètes (et de la Terre en particulier) imprègne profondément les imaginaires de la seconde moitié du XIXe siècle, aussi bien dans les représentations savantes que populaires. En 1864, Jules Verne, dans son Voyage au centre de la Terre, plonge par exemple son héros, le jeune Axel voguant sur une gigantesque mer souterraine aux côtés de son oncle le professeur Lidenbrock, dans une profonde rêverie cosmogonique, remontant la « série des transformations terrestres » jusqu’à la nébuleuse primitive et ses « immenses vapeurs qui tracent dans l’infini leur orbite enflammée ».

Nadar rapporte en 1899 avec admiration la passion de son ami Désiré von Monckhoven pour l’astronomie et plus particulièrement pour « l’inextricable cosmogonie ». Et la question des origines cosmiques est également présente chez de nombreux poètes, comme Victor Hugo ou Jules Laforgue, sans parler du « symbolisme cosmique » d’un Odilon Redon ou, plus tard, d’un Constantin Juon.

Mais au-delà de cette imprégnation culturelle, la formulation d’hypothèses cosmogoniques devient particulièrement intéressante lorsque l’on considère les auteurs aspirant à une reconnaissance scientifique et les lieux dans lesquels ils s’expriment. En effet, l’étude scientifique des origines cosmiques cristallise de façon paradigmatique l’ambiguïté socio-épistémique inhérente à cette période en astronomie. Comme nous le montrerons, cette thématique se situe alors à une interface instable, évoluant rapidement au tournant du XIXe et XXe siècle, entre centres et marges savantes, entre intérieurs et extérieurs des institutions scientifiques, l’attrait de la cosmogonie réunissant parfois des auteurs possédant une autorité savante importante et d’autres en étant largement dépourvus. Il s’agira d’abord ici de souligner l’intérêt de l’étude des auteurs de théories cosmogoniques scientifiques pour l’analyse de la construction toujours renouvelée de démarcations entre science officielle et science populaire. Mais l’observation de ces acteurs permet également, comme on le verra, de mettre en évidence certaines résistances au monopole que s’efforcent d’établir les élites savantes sur les pratiques astronomiques, ainsi que certaines formes de contournement des structures institutionnelles fortement hiérarchisées de la science française.

[…]

 

LA COSMOGONIE, UN LOISIR SÉRIEUX

L’importance des sciences comme cultures et comme pratiques dépassant largement le cadre des seules élites savantes a depuis longtemps été établie pour le XIXe siècle. Qu’il s’agisse du développement exponentiel des écrits de vulgarisation, ou du foisonnement de travaux savants réalisés par des amateurs à l’extérieur d’institutions scientifiques alors en train de se professionnaliser, les lieux de production et de circulation de connaissances scientifiques débordent largement le seul laboratoire, et, dans le cas de la France, la seule Académie.

Les conférences publiques, les expositions universelles, les réunions de sociétés savantes, les cours dans les universités populaires, les publications d’ouvrages de (et sur) les sciences, les musées de science, les excursions géologiques ou naturalistes, dessinent ainsi un paysage complexe de pratiques savantes maintenant des espaces de liberté (et de critique) face aux démarcations d’autorité épistémique que les savants de métier mettent progressivement en place depuis les plus hautes instances de la science française.

La publication de monographies ou de brochures, par des éditeurs importants dans le monde scientifique (comme Gauthier-Villars) ou d’autres dont la diffusion est beaucoup plus confidentielle (comme Martins Frères à Châlons-sur-Marne ou E. Barth à Colmar), est un moyen couramment utilisé par les auteurs de cosmogonies pour exposer leurs travaux sans passer par les dispositifs institutionnels de validation scientifique (ce qui est également le cas dans de nombreux autres domaines savants). De la sorte, les ouvrages consacrés à l’origine des astres sont fréquemment discutés sous forme de recensions dans les revues populaires de sciences (comme La Nature, Cosmos, ou La Revue Scientifique), et il est relativement facile de faire connaître une nouvelle théorie cosmogonique à partir des dernières décennies du XIXe siècle – pour peu, lorsque l’on n’appartient à aucune institution scientifique et que l’on ne sort pas d’une Grande École, que l’on ait les moyens de publier son ouvrage à compte d’auteur. Outre la présence quasi systématique de paragraphes ou de chapitres consacrés aux origines cosmiques dans les « astronomies populaires » et autres ouvrages de vulgarisation astronomique de la période, on voit ainsi se multiplier les publications dans lesquelles des officiers militaires en retraite, des ingénieurs des Ponts et Chaussées, des Mines, ou des Manufactures de l’État, des ingénieurs civils, des médecins, ou des notables de province présentent leurs idées originales sur les mécanismes de formation des astres et plus particulièrement du système solaire.

Les sociétés savantes sont un autre centre névralgique de ces pratiques cosmogoniques et de leur publication, notamment au travers de leurs bulletins. La Société astronomique de France (SAF), société d’envergure nationale créée en 1887 par Camille Flammarion, est un lieu d’expression et d’échange où se côtoient régulièrement astronomes professionnels et savants amateurs d’horizons variés intéressés par l’astronomie, et où des questions cosmogoniques sont régulièrement discutées. En présence du « maître » Flammarion ainsi que de quelques personnalités prestigieuses de l’astronomie, les membres peuvent exposer librement leurs observations, leurs calculs, ou leurs hypothèses génétiques lors des séances de la Société et espérer trouver un compte rendu de leur exposé voire, le cas échéant, un article complet présentant leurs résultats dans L’Astronomie, le bulletin de la SAF. Même si l’activité de la Société est plutôt orientée vers l’observation astronomique, il est fréquent que des membres y présentent des hypothèses cosmogoniques, surtout à partir des années 1910 à mesure qu’Émile Belot (1857-1944), un polytechnicien, ingénieur puis directeur de manufactures de l’état, y assumera davantage de responsabilités administratives. Ainsi, le 2 décembre 1917, alors que sur le front l’on compte les morts de la troisième bataille d’Ypres et que l’on mène la bataille de Cambrai, à la SAF, on parle cosmogonie. Un certain M. Roussin, de Paris, présente une hypothèse cyclique relative à l’évolution des mondes, et le sous-lieutenant Cadio adresse une note, discutée en séance, répondant à une étude préalable d’Émile Belot concernant l’origine et le sens de rotation des nébuleuses spirales.

Notre insistance sur le rôle d’une société savante telle que la SAF, localisée à Paris et de portée nationale (en ce qui concerne ses membres et les lecteurs de son bulletin), est destinée à souligner que la formulation d’hypothèses cosmogoniques en France durant le second XIXe siècle ne relève pas (uniquement) de pratiques d’amateurs polymathes. Les cosmogonistes produisant des théories hors des institutions officielles de science durant cette période ne doivent pas être identifiés comme relevant d’un syndrome du type Bouvard et Pécuchet. Les académies de province et autres sociétés savantes locales dont parle Flaubert, particulièrement nombreuses sous le Second Empire, s’insèrent essentiellement dans des écosystèmes sociaux, symboliques, économiques, et épistémiques locaux, et développent peu d’interactions avec les élites académiques. Dans ces cercles vernaculaires de pratiques savantes, les thématiques abordées sont essentiellement centrées sur l’étude taxonomique de l’histoire naturelle, et sur des questions d’histoire locale et d’archéologie. Les sujets spéculatifs et, dans le cas de la cosmogonie, nécessitant une certaine maîtrise des mathématiques, y sont extrêmement rares. À l’inverse, dans les sociétés savantes nationales, telles que la SAF, mais également à la Société géologique de France ou à la Société française de Physique, l’exposé des travaux des membres, et en particulier ceux traitant de l’origine des astres, s’accompagne d’une forte volonté de reconnaissance par les centres du pouvoir scientifique.

[…] »

– Fages, V. (2014). Dire l’origine scientifique des astres. L’engouement pour la cosmogonie en France dans la seconde moitié du XIXe siècle. Romantisme, 166(4), 32-42.

 

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Lectures supplémentaires / complémentaires :

  • Sanchez, P. (2007). La Rationalité des croyances magiques. Librairie Droz.
  • Lamarre, M. (2013). 7 – L’invention du monde : une épopée contemporaine ?. Dans : Gianfranco Rubino éd., Écrire le présent (pp. 121-132). Armand Colin.
  • Bronner, G. (2003). L’empire des croyances. Presses Universitaires de France.
  • Luminet, J. (2014). Les commencements de la cosmologie moderne. Études, janvier(1), 67-74.
  • Lachièze-Rey, M. (2005). Vers une nouvelle cosmologie. Études, tome 402(2), 197-208.
  • Bouchery, P. (2012). La cosmogonie des Hani au regard des matériaux de la Chine ancienne. Archives de sciences sociales des religions, 158(2), 11-31.
  • Sègla, A. & Boko, A. (2006). De la cosmologie à la rationalisation de la vie sociale: Ces mots idààcha qui parlent ou la mémoire d’un type de calendrier yoruba ancien. Cahiers d’études africaines, 181(1), 11-50.
  • Ugochukwu, F. (2002). Le désert et ses épreuves dans la cosmogonie igbo (Nigeria). L’Homme, 163(3), 157-172.
  • Carniaux, B. (2009). Les nouveaux mouvements religieux et la cosmologie. Nouvelle revue théologique, tome 131(1), 41-64.
  • Boureau, M. (2018). Aristote contre les « faiseurs de monde » : enjeux de la cosmologie dans le système naturel d’Aristote. Les Études philosophiques, 182(2), 205-226.
  • Gigandet, A. (2013). Lucrèce et la modernité: le vingtième siècle. Armand Colin.
  • Stoczkowski, W. (2007). Racisme, antiracisme et cosmologie lévi-straussienne: Un essai d’anthropologie réflexive. L’Homme, 182(2), 7-51.
  • Hamou, P. (2018). Faire système du monde. Défis et apories d’une cosmologie copernicienne dans l’œuvre de Galilée. Les Études philosophiques, 182(2), 227-250.
  • Mehl, É. (2018). Révolution copernicienne et métaphysique de la grandeur : Copernic, Descartes, Pascal. Les Études philosophiques, 182(2), 251-266.
  • Halimi, B. (2018). Mondes logiques. Les Études philosophiques, 182(2), 267-280.
  • Kammer, Q. (2018). Goodman et la pluralité des mondes actuels. Les Études philosophiques, 182(2), 281-300.
  • Hirai, H. (2008). Les logoi spermatikoi et le concept de semence dans la minéralogie et la cosmogonie de Paracelse. Revue d’histoire des sciences, tome 61(2), 245-264.
  • Matoré, G. (1985). Le vocabulaire et la société médiévale. Presses Universitaires de France.
  • de Libéra, A. (2017). La philosophie médiévale. Presses Universitaires de France.
  • Worms, F. & Riquier, C. (2013). Lire Bergson. Presses Universitaires de France.
  • Aubenque, P. (2014). La prudence chez Aristote. Presses Universitaires de France.
  • Mattéi, J. (2017). Pythagore et les pythagoriciens. Presses Universitaires de France.
  • Schiano, S. (2014). Rumeurs de Mars et rêveries astronomiques. Des canaux de Schiaparelli aux mondes habités de Flammarion. Romantisme, 166(4), 43-52.
  • Jolly, É. (2014). Dogon virtuels et contre-cultures. L’Homme, 211(3), 41-74.
  • Issur, K. & Hookoomsing, V. (2002). L’océan Indien dans les littératures francophones: Pays réels, pays rêvés, pays rêvélés. Editions Karthala.
  • Robredo, J. (2011). Les métamorphoses du ciel: De Giordano Bruno à l’Abbé Lemaître. Presses Universitaires de France.
  • Combe, D. (1993). Aimé Césaire: Cahier d’un retour au pays natal. Presses Universitaires de France.
  • Mattéi, J. (2002). Platon et le miroir du mythe: De l’âge d’or à l’Atlantide. Presses Universitaires de France.
  • Tarot, C. (2008). Le symbolique et le sacré: Théories de la religion. La Découverte.
  • Rocher, A. (1997). Mythe et souveraineté au Japon. Presses Universitaires de France.
  • Cohen, R., Glotz, G. (1986). Histoire grecque. Tome 1. Presses Universitaires de France.
  • Boimare, S. (2016). Ces enfants empêchés de penser. Dunod.

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