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Fractions médianes des classes populaires : travailler à « être comme tout le monde »
Largement héritée de la sociologie de Pierre Bourdieu, la notion de style de vie mobilisée dans notre recherche décrit les manières d’être, de penser, d’agir et de réagir en lien avec la position dans l’espace social, la trajectoire et les ressources économiques et culturelles.
- La caractérisation par Bourdieu des styles de vie populaires dans La Distinction a donné lieu, on le sait, à des critiques.
En particulier, Claude Grignon a souligné la faiblesse descriptive des analyses de La Distinction à mesure que son auteur descend dans la hiérarchie sociale (Grignon et Passeron, 1989, p. 115).
- Il invitait ainsi à reconnaître les différences internes aux classes populaires, en termes de possessions matérielles, culturelles et symboliques, et de ce fait aussi la diversité de leurs styles de vie.
- C’est à cette invitation que notre recherche a voulu répondre en décrivant les styles de vie des fractions médianes des classes populaires.
Deux articles présentés dans ce dossier partagent cet objectif en portant
- l’un sur la consommation,
- l’autre sur le rapport à l’école des ménages stables-modestes des classes populaires.
Sur ces deux thématiques, plusieurs études explorent déjà les univers populaires. Traitant cependant plus souvent des fractions pauvres et précaires des employées et des ouvriers locataires des cités HLM ou clientèles des travailleurs sociaux ,
elles montrent la dureté du dénuement économique et culturel, ainsi que les pratiques et les stratégies par lesquelles les plus démunis s’efforcent à la fois de répondre aux institutions et de préserver une part de libre-arbitre.
Combinant des données tirées des monographies de ménages et des enquêtes statistiques (enquête « Budget de famille », enquête « Emploi », panel du second degré, réalisé par la DEPP [Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’Éducation nationale]),
- les deux contributions de ce dossier centrées sur les styles de vie des fractions médianes des classes populaires tranchent avec ces analyses.
Sur le plan de la consommation comme de l’école,
- elles brossent le portrait d’une France populaire relativement stable
- tout en soulignant une proximité avec les classes moyennes.
L’article de Thomas Amossé et Marie Cartier montre ainsi que les structures et pratiques de dépense et de consommation des membres des fractions médianes des classes populaires sont en partie éloignées du mode de consommation des segments populaires pauvres, et que leurs aspirations ordinaires les rapprochent des classes moyennes et supérieures.
- Leur consommation n’est pas structurée par la nécessité ou la survie.
- Elle se caractérise au contraire par la possibilité d’accéder aux mêmes biens et services que les catégories mieux dotées.
- L’achat de produits de marque, de même que les sorties au restaurant ou les voyages, attestent l’accès à une « consommation commune ».
Le rapport aux dépenses n’est pas non plus enfermé dans le présent.
Les ménages enquêtés surveillent régulièrement leurs comptes bancaires, font des « économies » et cherchent à « investir » :
- ils inscrivent leurs dépenses dans la durée et se projettent dans l’avenir.
De son côté, Tristan Poullaouec montre que les classes populaires ne peuvent plus être décrites comme étant globalement démunies de capital scolaire et indifférentes aux enjeux scolaires, car résignées à l’échec.
Dans les fractions médianes,
- l’absence de tout diplôme est peu fréquente, d’autant moins dans les jeunes générations,
- et les parents expriment une aspiration au titre scolaire, qui n’est pas seulement utilitaire.
« N’avoir aucun diplôme et avoir des diplômes modestes ne sont pas la même chose », écrit Tristan Poullaouec. Il s’agit, pour ces ménages comme pour ceux des classes moyennes, d’obtenir de l’école une forme de validation sociale de leur propre valeur.
Pour plusieurs raisons pointées dans ces deux articles,
- les styles de vie des ménages stables-modestes des classes populaires ne peuvent cependant être confondus à ceux des classes moyennes.
Les deux premières raisons apparaîtront clairement.
D’abord, sur le plan des conditions matérielles d’existence,
- les ménages dont il est ici question se présentent, dans leur ensemble, comme étant loin des professions intermédiaires et des cadres du public, que l’on regroupe habituellement dans les classes moyennes.
- lls ne bénéficient pas des mêmes protections dans l’emploi.
- Ils ont connu et connaissent encore pour certains d’entre eux des périodes de chômage et de pauvreté qui pèsent sur les possibilités de consommer comme de se former professionnellement.
- Leur travail est non seulement peu payé et peu reconnu socialement,
- mais il les prive aussi souvent de possibilités d’« évoluer ».
En ce sens, ce sont bien des travailleurs subalternes.
Tristan Poullaouec observe que
- l’expérience de trajectoires scolaires interrompues, empêchées par des difficultés de toutes sortes, est fréquente
- et que les diplômes acquis sont dans l’ensemble inférieurs au baccalauréat.
Thomas Amossé et Marie Cartier montrent que leurs revenus les situent en deçà de la médiane et que leur niveau de dépense est largement inférieur à celui des classes moyennes.
- Les structures de dépenses ne sont par ailleurs pas identiques entre les classes sociales.
- Le budget des fractions du « milieu » des classes populaires est ainsi grevé par de plus fortes dépenses de transport et de communication.
Ensuite, qu’il s’agisse de l’éducation des enfants, des formes d’organisation de la vie domestique, des modes de gestion de l’argent, des préférences ou des goûts,
- les ménages étudiés sont loin de reproduire les comportements des catégories plus détentrices de ressources scolaires, culturelles et économiques.
Dans les ménages enquêtés,
- la télévision reste une source importante de distraction (Masclet, 2018)
- et si le désir de voir les enfants « faire les études qu’ils voudront » est bien présent, Tristan Poullaouec observe qu’
- il n’est pas adossé aux mêmes pratiques quotidiennes d’accompagnement des scolarités que celles mises en ouvre dans les catégories diplômées (Garcia, 2018).
Si les « regrets d’école » exprimés par les parents guident le plus souvent leur attitude, ils ne débouchent pas, pour autant, sur de fortes ambitions scolaires et professionnelles. L’expression des ambitions demeure dépendante de la modestie des ressources mobilisables.
- Ces parents s’en remettent ainsi davantage aux verdicts scolaires que ceux des classes moyennes.
La différenciation sociale des comportements est également visible au plan de la consommation qui reste tributaire du risque toujours possible et redouté d’une rechute dans les difficultés économiques :
- les « loisirs simples » dits aussi « gratuits » prévalent sur les « loisirs chers ».
Et le caractère exceptionnel des « consommations communes » révèle leur dimension de classe :
- dans les ménages enquêtés, l’accès aux consommations onéreuses se fait sur plusieurs mois, voire plusieurs années.
Posséder des biens de qualité suppose certaines stratégies pour les acquérir à prix réduits, la possibilité de « se faire plaisir » étant elle-même conditionnée à la constitution de ce que Thomas Amossé et Marie Cartier appellent « une épargne pour consommer ».
Tristan Poullaouec observe néanmoins
- chez ces parents « un volontarisme éducatif » qui témoigne de leurs aspirations à se plier au jeu scolaire,
- tandis que Thomas Amossé et Marie Cartier voient dans l’accès aux « consommations communes »
- un révélateur du désir d’acquérir des biens ou des services identiques à ceux que consomment plus régulièrement les ménages plus aisés.
Faut-il dès lors se résoudre à décrire les fractions médianes des classes populaires comme « une frange paupérisée des classes moyennes » (Lazarus, 2006) ? Les deux contributions réunies dans ce dossier nous en dissuadent.
Les analyses recourant à ce type de notion postulent que la « moyennisation » culturelle a eu lieu :
- tout en étant économiquement limités,
- les employées et les ouvriers sont vus comme ayant le désir de vivre à l’unisson de la société.
Or, comme l’indiquent les auteurs des articles du dossier, il ne suffit pas de constater la perte des spécificités culturelles populaires traditionnelles ni même la présence, parmi les employées et les ouvriers, des aspirations à s’inscrire dans les formes modales de scolarisation et de consommation de biens et de services.
Il faut encore décrire les pratiques et la morale ou l’ethos dont dépend la possibilité de voir de telles aspirations se concrétiser et ne pas oublier non plus le niveau élevé de contraintes économiques et culturelles caractérisant le salariat d’exécution.
- Les pratiques et morales qui sont celles des ménages enquêtés, de même que leurs conditions concrètes d’existence et de travail,
- justifient le choix de les rattacher aux classes populaires.
L’article de Thomas Amossé et Marie Cartier, comme celui de Tristan Poullaouec donnent moins à voir une logique d’ascension sociale qu’une « conquête des normes » déjà soulignée par Michel Verret (1979).
- Dans un contexte où le salariat subalterne voit son assise sociale et économique fragilisée, ce désir de conquête est sans doute amplifié.
Les employées et ouvriers stables-modestes travaillent à « être comme tout le monde », à la fois pour éviter la relégation parmi les pauvres et s’affirmer comme membres à part entière de la « société des semblables » (Castel, 2003). »
– Bernard, L., Masclet, O. & Schwartz, O. (2019). Introduction. Classes populaires d’aujourd’hui: Questions de morphologie et de styles de vie. Sociétés contemporaines, 114(2), 5-21.
Lectures supplémentaires / complémentaires :
- Amossé, T. (2019). Quelle définition statistique des classes populaires : Propositions d’agrégation des situations socioprofessionnelles des ménages. Sociétés contemporaines, 114(2), 23-57.
- Amossé, T. & Cartier, M. (2019). « Si je travaille, c’est pas pour acheter du premier prix ! »: Modes de consommation des classes populaires depuis leurs ménages stabilisés. Sociétés contemporaines, 114(2), 89-122.
- Poullaouec, T. (2019). Regrets d’école: Le report des aspirations scolaires dans les familles populaires. Sociétés contemporaines, 114(2), 123-150.