Etats-Unis: Où en est-on de la recherche du bonheur?

« […]

Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes :

  • tous les hommes sont créés égaux ;
  • ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables;
    • parmi ces droits se trouvent
      • la vie,
      • la liberté et
      • la recherche du bonheur.

[…] »

– Déclaration d’Indépendance (Déclaration unanime des 13 États unis d’Amérique
réunis en Congrès le 4 juillet 1776)

« Fondement de l’ethos américain, droit inaliénable affirmé dès les premières lignes de la Déclaration d’indépendance, la recherche du bonheur invite à penser l’individu comme étant naturellement orienté vers la félicité, mû par un élan comparable au fameux tiret – dash – qui semble suivre l’inscription du mot happiness sur le manuscrit original de 1776.

  • Les philosophes des Lumières avaient fait du bonheur ni plus ni moins que leur « mot d’ordre émancipateur » (Brückner 18), un nouveau Salut auquel les Pères Fondateurs eurent tôt fait de réinsuffler une dimension divine.

« Passion propre à l’Occident depuis les révolutions française et américaine » (Brückner 16), le désir de bonheur n’a cessé de résonner d’une force toute particulière outre-Atlantique.

Comme le fait remarquer l’historien Joseph Ellis dans American Dialogue, l’inclusion du « bonheur » dans la trinité jeffersonienne « vie, liberté et recherche du bonheur » n’allait pas de soi et pouvait surprendre les contemporains pour lesquels vie et liberté rimaient avant tout avec « propriété » :

  • John Locke, dans son Second Treatise on Government de 1690, n’avait-il pas plutôt associé ces trois notions (Ellis 21) ?

Pour Ellis, en substituant « poursuite du bonheur » à « propriété », Thomas Jefferson, alors beaucoup plus antiesclavagiste qu’il ne le fut ensuite, priva ainsi ses amis planteurs de la possibilité ultérieure de se réclamer des principes intangibles de la Déclaration pour garantir leurs biens, et donc la possession d’esclaves.

En dépit de cette inclusion peut-être transgressive de la notion de « bonheur » dans la Déclaration, les réalités sociohistoriques et environnementales des États-Unis, aujourd’hui peut-être plus que jamais,

  • semblent démontrer les limites d’une telle invitation au voyage vers un « bonheur » dont les modalités, quoiqu’apparemment universelles, restent bien incertaines.

[…]

Fruit de ce congrès, la quinzaine d’articles rassemblée dans ce volume, passée au crible des évaluateurs anonymes, doit donc avant tout être considérée comme différentes facettes de travaux encore plus riches et plus divers.

  • Cet ensemble, certes parcellaire, s’organise en trois sous-ensembles transdisciplinaires qui parcourent la chronologie nord-américaine tout en s’articulant à des problématiques majeures :
    • celle de l’âme tout d’abord, préoccupation assez nord-américaine, abordée ici par les prismes de l’imaginaire ou de la métaphysique religieuse ;
    • puis, dans un second temps, le problème de l’esclavage et plus largement de la question raciale ;
    • et, enfin, dans une troisième et dernière partie, les vertiges du bonheur tels qu’ils émanent de certaines créations littéraires.

C’est donc au bonheur des âmes que s’intéressent les quatre contributions qui composent le premier chapitre de ce volume, associant fictions anciennes ou contemporaines et mouvements spiritualistes et religieux du xixe siècle.

L’article de Pauline Pilote, consacré aux romances historiques de Catharine Maria Sedgwick et James Fenimore Cooper, analyse « la forme convenue de l’épilogue dans l’union des héros et la quête du bonheur conjugal », issue des romances historiques européennes, dans le contexte spécifique de l’Amérique jacksonienne. Tout en notant la réciprocité presque parfaite entre bonheur matrimonial et harmonie nationale, l’auteure n’oublie pas de prendre en compte « la rupture violente que représente la guerre d’Indépendance » et les nuances parfois subtiles qui peuvent en découler, soulignant ainsi la manière spécifique dont les auteurs américains s’engagent à renouveler « la généalogie du contrat républicain à travers le destin des protagonistes ». Ainsi la quête du bonheur conjugal dans ces récits de la première moitié du xixe siècle, que traversent déjà les questions du mariage interracial et de la miscegenation, dépasse-t-elle largement la simple moralisation de la vie privée à travers l’institution du mariage.

Si d’aucuns estimeront que la fidélité est la clef de voûte d’un mariage heureux, c’est en revanche l’infidélité religieuse, dogmatique et politique que semblent avoir embrassé les membres de l’éphémère Society for Universal Inquiry and Reform au cours des années 1840, selon l’article que leur consacre Auréliane Narvaez.

À travers une analyse érudite examinant les réalités historiques de ce mouvement, son double décentrement (spatial et idéologique) et les modalités singulières de sa spiritualité panthéiste, Auréliane Narvaez détaille la libre pensée résolument anticléricale et antiautoritaire qui guidait ses membres, pour lesquels « le bonheur n’était pas seulement présenté comme un droit mais […] également [comme] la matrice d’une spiritualité régénérée ».

  • Une telle tentative de défendre un droit au bonheur, tant collectif qu’individuel, hors des cadres conventionnels de la société américaine du milieu du xixe siècle, bien qu’elle ait tourné court, n’en demeure pas moins un exemple frappant d’aspiration à l’utopie d’une « contre-culture » plus d’un siècle avant l’heure.

À l’orée du xxe siècle, la recherche d’un bonheur religieux – « religious happiness » selon la formule de William James – pouvait aussi passer par une bonne santé tout aussi métaphysique que mentale, en tout état de cause pour les mouvances d’inspiration chrétienne qu’étaient la Nouvelle Pensée (guérison mentale) et la Science chrétienne (guérison par la foi), qu’analyse ici Jean-Louis Marin-Lamellet.

À la croisée du protestantisme, de la psychologie naissante et du spiritualisme, ces deux mouvements où la métaphysique se retrouvait auréolée d’un halo scientifique eurent, comme le montre l’auteur, une influence considérable non seulement sur l’idée que l’on pouvait avoir alors du « bonheur des âmes » mais aussi sur les décisions politiques de l’époque, puisqu’au début du xxe siècle, les efforts de l’un des porte-parole les plus énergiques de la Science chrétienne allèrent même jusqu’à mettre en échec la création d’un ministère fédéral de la santé.

Le bonheur des âmes n’est toutefois pas l’apanage de conventions littéraires datées ni de spiritualités désormais oubliées :

  • aussi souple que diverse, la félicité sait s’accommoder de changements technologiques et de nouveaux canaux médiatiques, à l’instar des séries télévisées qui inondent nos écrans multiples depuis le début du nouveau millénaire, époque où rares sont ceux qui semblent encore pouvoir envisager leur quête personnelle du bonheur sans y avoir recours.

Bonheur cathodique ou numérique, peu importe en définitive, l’essentiel étant qu’à l’issue de l’épisode – comme il en fut de la romance ou du feuilleton deux siècles plus tôt – chacun rencontre son happy end.

C’est ainsi que l’article d’Héloïse Thomas se penche sur la question de l’horizon du bonheur dans une série d’exemples télévisuels concernant spécifiquement des personnages lesbiens ou queer. Partant du constat que l’hétéronormativité du monde télévisuel entrave généralement la possibilité d’une fin heureuse concrétisée par l’union conjugale, elle y démontre néanmoins grâce à une série d’exemples ciblés que l’expérience de la félicité pour la minorité lesbienne peut trouver une dynamique nouvelle, fût-elle orientée vers des « utopies queer » qui, en définitive, ne sont guère éloignées ni des conventions narratives des romances matrimoniales du début du xixe siècle, ni des désirs utopistes tels que ceux de la Society for Universal Inquiry and Reform.

La large envergure chronologique de cette première partie, des soubresauts encore sensibles de la Guerre d’indépendance à l’époque ultra-contemporaine, se poursuit dans la seconde, principalement consacrée à l’un des plus grands malheurs de l’Amérique.

Depuis la période coloniale, le « péché originel » (Sarson 54) de l’esclavage et de son corollaire, la discrimination raciale, marque l’Amérique de son empreinte tragique, bien loin des multiples « recherches du bonheur » auxquelles se sont consacrés colons puis pionniers.

  • Cette tache fondamentale et comme indélébile est au cœur de l’histoire de l’Amérique coloniale puis des États-Unis ;
    • la question de l’esclavage comme les défis posés par les problèmes raciaux continuent d’animer le débat public et d’inspirer la création artistique.

Dans cette deuxième partie, les articles ont été rassemblés autour de cette thématique, sans exclure d’autres « péchés » d’origine comme, par exemple, les obstacles auxquels les femmes furent, et sont encore, confrontées. Dans son article sur la Virginie coloniale, qui reprend sa conférence plénière, Élise Marienstras retrace ce que furent les « heurs », mais également les « malheurs » des colons de la Virginie esclavagiste. Leurs « malheurs » apparurent à Roanoke puis à Jamestown, tandis qu’Indiens et esclaves africains subissaient un sort tragique. Le Virginien Thomas Jefferson, créateur de la formule « the pursuit of happiness », apparaît dans cet article en patriarche se contentant « d’un bonheur factice », tant il craignait l’échec du système social esclavagiste de sa colonie devenue État.

Chez Jefferson, la quête du bonheur et la recherche du meilleur gouvernement sont étroitement mêlées, alors que d’autres planteurs s’attachent davantage à rechercher la félicité matérielle ou les plaisirs des sens. Mais finalement, l’utopie d’un bonheur partagé née dans la Virginie coloniale se heurte à l’aporie de tout avenir commun dans une société esclavagiste et finit par s’effondrer lors de la guerre de Sécession.

Très connue pour son récit dépeignant les horreurs de la Révolution antiesclavagiste de Saint-Domingue, Secret History, l’auteure Leonora Sansay fait ensuite l’objet de l’article de Matthew Wynn Sivils, qui s’intéresse à un autre de ses romans, Laura, publié en 1809, tragédie sentimentale féministe où la quête d’un bonheur impossible constitue une thématique centrale :

  • trop d’obstacles interdisent aux femmes seules, comme Laura, d’accéder à un bonheur simple dans une jeune république américaine que caractérisent la domination masculine et les préjugés les plus étriqués.

Pourtant, à travers l’amour, la sexualité et l’épanouissement du corps dans le cadre pastoral des bords de la rivière Schuylkill, où Laura et son amant font l’expérience d’une certaine fusion physique avec l’environnement (la « transcorporéité »), se fait jour un bonheur sentimental, sensoriel et personnel qui s’avère hélas éphémère. Il n’en reste pas moins que ce sont ces scènes d’une félicité transgressive qui frappent l’imagination.

Si Jefferson était inquiet de l’avenir de son pays, d’autres Pères fondateurs cherchèrent à donner aux générations futures le moyen d’abolir l’esclavage grâce à une Constitution, certes ambivalente, mais sur laquelle les antiesclavagistes purent ultérieurement s’appuyer pour mener leur combat (Wilentz).

À la fin du xviiie siècle, les États du Nord abolirent l’esclavage mais, comme nous le rappelle Lawrence Aje dans son article, des propriétaires privés libérèrent également leurs esclaves dans le Sud et plus particulièrement en Caroline du Sud.

  • Au xixe siècle, au fil des décennies, ces libérations privées furent rendues de plus en plus difficiles par la législation locale ;
    • et le bonheur de l’émancipation légale se doublait du malheur d’avoir à quitter l’État, ses amis et ses proches, prix de cette liberté.

Pour rester près des êtres aimés, il fallait violer la loi, accepter un bonheur « précaire ». Quand la libération était prévue dans le testament du maître, demeurait le risque d’héritiers prêts à le contester. Le bonheur des émancipés n’était donc pas sans ombres :

  • aujourd’hui une historiographie importante, qu’il n’est pas ici le lieu d’évoquer, redonne toute son importance et sa complexité à l’expérience des libres de couleur aux États-Unis avant la guerre de Sécession, dans les États ayant aboli l’esclavage comme dans les États esclavagistes (Jones 2018).

Avec l’article de Ronnell Berry, la question du « péché originel » de l’Amérique franchit un siècle, et se fixe sur la période du « Mouvement des droits civiques », telle que la vécut l’écrivain James Baldwin, dont la production littéraire remit en cause un certain nombre de ses présupposés.

  • Dans son roman Another Country, publié en 1962, Baldwin s’intéresse aux relations complexes de « race » et de genre qui unissent en particulier un couple d’amants, Rufus Scott (qui est noir) et Leona (qui est blanche).

Pour les étudier, Berry place au cœur de son analyse le concept d’intelligibilité, qu’il emprunte à Judith Butler et transforme (de « gender intelligibility » à « racial intelligibility »). Prisonniers des constructions raciales de l’Amérique, Rufus et Leona ne peuvent connaître le bonheur d’un amour partagé et pétri d’humanité, et sombrent dans la folie et le malheur.

Le dernier article de cette partie, sous la plume de Michel Feith, nous offre également une lecture d’un roman extrêmement pessimiste en matière de relations raciales aux États-Unis.

Il s’agit de Underground Railroad, de Colson Whitehead, qui obtint le prix Pulitzer en 2017. Comme nous l’indique Michel Feith, ce roman se situe à la croisée de nombreux genres littéraires :

  • récit d’esclave, néo-récit d’esclave et uchronie. On pourrait ajouter dystopie tant l’absence de tout espoir caractérise ce roman, qui jette un regard entièrement négatif sur les promesses de la Déclaration d’indépendance, pour les Africains-Américains mais également pour tous les autres habitants des États-Unis.

Si bonheur il y a dans Underground Railroad, il se tient dans la capacité de Whitehead à emprunter aux genres bien établis pour mieux transgresser le canon littéraire.

La troisième partie de ce numéro interroge au moins autant la notion de recherche que celle de bonheur.

En effet, si l’expression « recherche du bonheur » suggère que celui-ci serait comme le produit d’une quête, d’une démarche réfléchie et concertée – et fondamentalement univoque –, certains auteurs se sont attachés à saisir les rapports ambigus ou paradoxaux que le bonheur entretient avec le fait même d’aspirer à sa concrétisation.

  • Dans ces œuvres, l’imprévu et l’abandon le disputent à la recherche, désignant le bonheur moins comme un royaume à venir que comme l’expérience fugace et mouvante d’une parousie en mode mineur, consubstantielle aux vertiges de l’expérience humaine.

Les articles de Danielle Follett et de Françoise Sammarcelli, examinant respectivement le Journal de Thoreau et son récit, Walden, convergent dans leur vision d’un Thoreau poursuivant

  • une quête du bonheur doublement fondée sur une conscience aiguë du deuil et de la perte, et sur le sens du hasard et du vagabondage – dans le monde de la langue et des idées autant que dans celui de la nature.

En d’autres termes, le lâcher-prise souvent prôné par Thoreau tiendrait autant d’une réponse à la conscience lucide de ce qui nous échappe et nous déstabilise qu’à un désir purement intellectuel de renouvellement de soi.

  • Loin des images convenues d’un Thoreau faisant parader un moi impérial et serein en raison d’un eudémonisme suspect, ces deux articles mettent au jour une démarche plus complexe, dans laquelle l’affrontement de l’écrivain aux incertitudes du hasard et de l’obscur est au cœur même de son dispositif poétique.

Si la pensée de Thoreau reste malgré tout essentiellement solaire, Paolo Pitari, analysant l’œuvre de David Foster Wallace, explore pour sa part la face sombre, tourmentée même, d’un être-au-monde rendu prisonnier d’une conscience qui est, certes, toujours ce qui nous lie et relie au monde,

  • mais qui, par son caractère fondamentalement automatique, et donc paradoxalement inconscient, assure cette transaction sur un mode aliénant.

Cette conscience, que Paoli Pitari définit au sens large comme une forme d’« éveil », se détache radicalement de cette même notion telle que l’entendait Thoreau, dans la mesure où toute forme d’abandon au monde semble cette fois hors de portée :

  • l’individu paraît condamné à un « solipsisme existentiel » en raison même de la force de cette conscience dominatrice dont il n’est guère possible de s’affranchir. Dans cette perspective, la quête désespérée du bonheur consistera à chercher une issue à ce labyrinthe de la conscience implacable – issue dont, aux yeux de Wallace, nous avons conservé le souvenir mais perdu la clef.

Frédérique Spill, enfin, après avoir retracé la place centrale des scènes de pêche à la truite dans la littérature américaine, examine le cas très récent de l’œuvre de Ron Rash. Si celle-ci témoigne d’une conscience aiguë des beautés menacées du monde naturel, les rivières y jouent un rôle essentiel et la pêche à la truite se trouve parée d’une dimension métaphorique faisant écho à une longue tradition littéraire. Comptant davantage comme objets de contemplation que comme prises effectives, les truites symbolisent les paradoxes de ces moments de révélation fugace qui semblent bien être tout ce à quoi la poursuite du bonheur puisse in fine tendre ou prétendre.

  • Que reste-t-il alors des mythes fondateurs ?
    • Que peut-il en rester ?
  • La quête du bonheur n’aura-t-elle été qu’un universel brandi en guise de fondement et projet fédérateur – qui pourrait, vraiment, sérieusement, dire qu’il est contre la recherche du bonheur ? – mais trop « facile », trop « simple » et simultanément trop complexe ?
    • Aura-t-elle été, telle l’idée de liberté éclairant le monde, une puissance héroïque, utopique, prométhéenne, mais condamnée à se replier en rétrospective vision épiméthéenne ?
  • La recherche du bonheur guide-t-elle le monde ?
    • Le leurre-t-elle au contraire ?
  • Peut-elle encore faire office de mot d’ordre, de rêve, de désir, peut-elle être ranimée, ravivée ou reformulée pour les temps à venir, ou bien est-elle irrémédiablement partie rejoindre le cimetière des illusions ?

À la lecture de ces articles, où si souvent le bonheur apparaît menacé, impossible, fugace ou précaire, se fait peut-être jour la nécessité de sa réinvention et de la création d’un universel repensé. »

– Dupont, J., Rossignol, M. & Specq, F. (2018). Le bonheur en Amérique, des Lumières aux dystopies ?. Revue française d’études américaines, 157(4), 3-11.

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« L’ouvrage de Thomas Piketty sur Le capital au 21e siècle a connu un succès éditorial majeur aux États-Unis, ce qui, pour un ouvrage faisant directement référence, dans son titre, au père du socialisme international, est des plus inhabituels.

  • Ce succès s’inscrit dans un vaste renouveau de la prise de conscience des inégalités sociales grandissantes aux États-Unis.

Si Occupy Wall Street, en 2011, fit long feu, la campagne de Bernie Sanders de 2016 a, au contraire, montré toute la vitalité d’un courant progressiste désireux de mettre en œuvre des politiques de type social-démocrate – comme l’assurance-maladie universelle, la gratuité des universités et d’autres politiques de redistribution.

  • Il est tout particulièrement frappant de constater l’engouement des jeunes pour ces idées « socialistes » qui, par un simple effet de génération, n’évoquent plus pour eux les fantômes glacés du communisme soviétique.

Les midterms de 2018 ont confirmé cette évolution, notamment avec le grand nombre de candidatures progressistes au sein du Parti démocrate. Alexandria Ocasio-Cortez à New York, Andrew Gillum en Floride, Stacey Abrams en Géorgie, et bien d’autres ont été les porte-étendards de ce renouveau.

Un sondage Gallup publié en août 2018 montrait d’ailleurs que pour la première fois depuis qu’une telle étude existe, les Démocrates ont une meilleure image du socialisme que du capitalisme.

  • C’est d’ailleurs un peu moins la vision du socialisme qui a changé (57 % des Démocrates en pensent du bien en 2018, contre 53 % en 2010) que celle du capitalisme : 53 % des Démocrates en avaient une bonne opinion en 2010, contre seulement 47 % aujourd’hui.

Mais cette prise de conscience – dont l’impact politique reste objet de débat – traduit aussi un effritement préoccupant de la « classe moyenne » américaine. En effet, de très nombreuses études montrent que, depuis le début des années 1990, les inégalités de revenus se sont creusées aux États-Unis de façon vertigineuse.

Ainsi le coefficient de Gini, qui montre dans quelle proportion la distribution des revenus dans une économie donnée s’éloigne d’une distribution parfaitement égale, a sensiblement augmenté depuis près de quarante ans aux États-Unis, passant de 37,5 en 1986 à 48 en 2017.

La classe moyenne, principal moteur de l’expansion de la « société de consommation » née après la Seconde Guerre mondiale s’en trouve affaiblie, au point d’alimenter les craintes de voir la mobilité sociale – mythe fondateur de la société américaine moderne – ralentie, voire stoppée.

  • Comment ce fossé entre une élite prospère (« happy few » encore connue sous le sobriquet de « 1 % ») et une population qui voit son pouvoir d’achat se rétrécir peu à peu (« 99 % ») s’est-il creusé ?

Mishel et Davis (2014) ont en effet établi qu’entre 1978 et 2013, la rémunération des dirigeants d’entreprise a augmenté de 900 % par rapport à celle de l’employé moyen.

Plusieurs causalités explicatives peuvent être avancées, à la fois dues à des conditions internes aux États-Unis mais aussi à des changements structurels extérieurs aux États-Unis.

Si les théories économiques relevant du néo-libéralisme avancent qu’une économie prospère et en phase de croissance, gage d’un taux de chômage contenu, est la meilleure façon de combattre inégalités et précarité, force est de constater que cette équation est remise en cause dans les faits.

  • Certes, depuis la crise financière et la « Grande Récession » qui ont frappé les États-Unis en 2008, ceux-ci sont parvenus à afficher des taux de croissance positifs et ce dès 2010.
  • Cette croissance économique rapidement revenue en territoire positif masque cependant une série de mécanismes qui freinent ainsi la capacité redistributive d’une économie américaine pourtant, statistiquement, en croissance.
  • Parmi ces mécanismes, ou freins, on pourra en citer trois principaux :
    • les promesses non tenues de la mondialisation et d’une hypothétique harmonisation « par le haut » des revenus ;
    • les inégalités fiscales accrues et l’affaiblissement de l’État-Providence.

En effet, la mondialisation et le rêve d’une harmonisation globale « par le haut » des niveaux de vie, n’ont pas non plus tenu leurs promesses en termes de croissance des revenus et d’une plus grande égalité entre les pays.

Le regain des guerres commerciales que l’on croyait définitivement remisées depuis l’avènement de l’OMC, avec son maillage de réglementations et de pratiques fondées sur la réciprocité, est un signe clair d’un retour du protectionnisme défensif. Donald Trump a donné corps à un discours offensif qui vise à protéger l’industrie américaine et la classe ouvrière durement touchées par une concurrence mondiale féroce, tout en espérant réduire le déficit commercial des États-Unis. Il est aisé de voir dans ce souhait de repli un écho à son slogan de campagne « Make America Great Again » (‘Rendons à l’Amérique toute sa splendeur’). Ainsi les droits de douane imposés sur les importations d’acier et d’aluminium au printemps 2018 avaient-ils pour but d’accorder discours et actes dans un élan qui visait à raviver la flamme d’une Amérique industrielle. Faut-il voir dans ces mesures une stratégie électorale qui permet au président de choyer des foyers d’électeurs déçus par le Parti démocrate qui a déserté l’électorat des cols bleus ? Mark Lilla expliquait au lendemain du résultat des élections présidentielles de 2016 que la mondialisation et la paralysie d’un certain nombre d’institutions démocratiques  avaient laissé un goût amer à de nombreux citoyens qui se sentaient exclus économiquement et politiquement. Un tel constat d’impuissance redonnait alors toute sa force à un retour de la nostalgie, une réaction qui proposait de se tourner vers un passé glorifié lequel, contrairement aux espoirs en un avenir incertain, était « irréfutable ». On peut cependant s’interroger sur la pérennité d’un tel repli protectionniste et sa capacité à générer un surcroît de croissance. On notera, par exemple, que les droits de douane sur certains minerais et métaux touchent plus durement les alliés directs des États-Unis (Canada et Union européenne) et finalement d’une moindre façon la Chine, principal cheval de bataille des joutes de Donald Trump. Les craintes de voir se rejouer, au niveau international, des sombres scénarios empruntés aux années 1930 sont bien réelles.

Dans le même temps, au niveau de la politique intérieure, les majorités républicaines au Congrès à Washington se sont efforcées depuis les années 1990, de proposer et d’adopter des lois visant à diminuer les impôts (et ce quels que soient les résultats en termes de déficit budgétaire) et à rendre ainsi la fiscalité de moins en moins progressive. Ce conservatisme fiscal a ainsi poussé les hauts salaires à réclamer des augmentations puisque celles-ci ne seraient que marginalement touchées par une fiscalité de plus en plus avantageuse.

Ce faisant, le phénomène de creusement des inégalités de revenus à l’œuvre s’est exacerbé.

  • Si le thème de l’amenuisement de la classe moyenne apparaît régulièrement dans le débat public depuis les années soixante, sous des formes diverses,
    • c’est ainsi la première fois depuis le New Deal que les fractures sociales – et non pas uniquement raciales – prennent une telle dimension.

Piketty et bien d’autres spécialistes d’économie politique (Gary Dimsky, 1999, 2012 ; Dan Immergluck, 2012, 2013, 2016 ; Herman Schwartz, 2009, 2012) ont souligné les conséquences socialement dévastatrices de la « financiarisation » de l’économie, au moins depuis les années quatre-vingt.

  • En effet, cette tendance est le signe d’une importance croissante, au niveau micro-économique, des décisions financières pour les Américains moyens, et pas seulement au niveau macro de l’économie toute entière.

Bien que le terme de « financiarisation » soit polysémique, il désigne principalement l’augmentation des revenus et des profits issus de transactions financières et non d’échanges commerciaux (Krippner, 2005), qui étaient l’un des fondements de l’économie industrielle.

  • C’est ainsi qu’à travers la « financiarisation du quotidien », l’Américain moyen devient lui aussi un investisseur pris en étau entre les aléas des marchés financiers d’une part et une lente érosion du revenu moyen d’autre part.

Les conséquences politiques ne sont pas moins préoccupantes car les inégalités sociales nourrissent la polarisation croissante de la société américaine comme l’ont montré Keith Poole et Howard Rosenthal (1997, 2007).

  • S’il ne manque pas de théories pour tenter de rendre compte de la polarisation de la vie politique américaine (la tactique sudiste du Parti républicain, les « guerres culturelles », les réformes partisanes du Congrès, la manipulation des circonscriptions électorales etc.), Poole et Rosenthal voient la cause principale ailleurs.
  • Pour eux, la courbe de croissance de la polarisation suit de près la courbe de croissance des inégalités, définie par l’indice de Gini, au moins depuis les années soixante-dix.

Lorsque les inégalités ont commencé à exploser, autour de 1969 selon les auteurs, il a fallu peu de temps pour que la polarisation ne suive.

Les auteurs montrent en outre que tout au long des dernières décennies, la position des membres du Congrès tend à devenir fonction du revenu moyen par circonscription.

Pour ces auteurs, la polarisation se fonde donc évidemment en partie sur les préférences des électeurs, et notamment des plus riches, qui se consacrent volontiers à la promotion des partis politiques qui représenteront au mieux leurs intérêts (par exemple en favorisant les baisses d’impôts et en réduisant les politiques de redistribution).

  • Ceci conduit à réfléchir aux effets des inégalités sur la qualité même de la démocratie aux États-Unis.

De ce point de vue, l’élection de 2016 apparaît rétrospectivement comme une confirmation des craintes exprimées depuis la fin des années quatre-vingt-dix.

  • Cette élection a en effet montré à quel point les inégalités économiques pouvaient constituer un risque pour la vie politique américaine.

Comme l’a écrit Ganesh Sitaraman dans The Crisis of the Middle-Class Constitution (2017),

« the number one threat to American constitutional government today is the collapse of the middle-class. Not the rise of presidential power. Not the growing national security state. Not the gridlock in Washington. Not the polarization of the two political parties. (…) It is possible to have a functioning constitutional republic with [these factors]. (…) It is much harder to have a functional constitutional republic without a strong middle-class. Indeed, economic inequality inevitably leads to political inequality and, as a result, instability, class warfare, and constitutional revolution ».

Dans son ouvrage, il emploie volontairement le terme de « constitution » dans son sens classique, celui de la politeia aristotélicienne où la nature et l’équilibre du corps politique donnent son sens au texte qui le régit.

  • Pour lui, la Constitution américaine requiert à la fois un régime politique particulier (séparation des pouvoirs, élections, etc.),
    • mais aussi un régime social particulier dont les principales caractéristiques sont une classe moyenne solide et des inégalités relativement contenues.

En effet, un corps social homogène constitue le fondement d’un sentiment d’appartenance commune sans lequel le régime politique se fragilise, une intuition que l’on retrouve aussi chez Montesquieu. L’accroissement des inégalités ronge ce sentiment d’appartenance en instillant une sensation d’éloignement ou d’étrangeté entre les classes supérieures et inférieures.

  • Comme l’a écrit Bill Bishop dans The Big Sort (2010), les Américains ont ainsi tendance à se regrouper en fonction d’affinités politiques,
    • mais aussi en fonction de leur niveau d’étude, leur niveau de revenu, notamment dans ces banlieues éloignées (suburbs) qui prolifèrent dans tout le pays.
  • La multiplication de ces fractures sociales se fait au détriment de la qualité du débat public, dans la mesure où le sentiment d’appartenance commune est érodé.

À l’origine de cette érosion, on trouve également « l’achat d’influence » que permet la « soft money » (l’argent gris) ainsi que les va-et-vient entre les sphères politique et économique, en particulier depuis l’arrêt de la Cour suprême FEC v Citizens United en 2010 qui permet aux entreprises de financer les campagnes électorales « indépendamment » :

  • les PACs (Political Action Committees) traditionnels, ceux nés lors des premières grandes réformes du financement des campagnes électorales dans les années 1970, cohabitent désormais avec des « Super PACs », dont les dépenses sont illimittées, ainsi qu’avec quantité d’autres groupes qui, pour certains — les 501(c) (4) — n’ont même pas à publier leurs comptes, ce qui vaut à leur financement d’être qualifié d’argent « de l’ombre » (dark money).

Plusieurs études, en particulier menées par Martin Gilens (2005), Larry Bartels (2008), Jacob Hacker & Paul Pierson (2010) ont montré que les individus à hauts revenus, tout comme les entreprises, notamment depuis 2010, pouvaient avoir une influence plus importante dans les débats politiques et voyaient ainsi leur « représentation » augmentée.

Si la notion de polarisation partisane n’est pas nouvelle, elle s’est durcie au point de rendre tout compromis, tout débat dépassionné quasiment impossible et toute circulation d’idée entre les partis établis (démocrate et républicain) vaine.

Troisièmement, on assiste également à un affaiblissement de l’État-Providence. Ce retranchement se caractérise par l’étiolement des politiques sociales et de l’intervention sociale de l’État fédéral, tout en culpabilisant les récipiendaires, considérés comme inadaptés. Il s’est encore accru depuis la crise financière de 2008 et les différentes politiques d’austérité qui l’ont suivie.

Aux États-Unis, trois champs socio-économiques sont particulièrement sensibles à l’augmentation des inégalités et à l’impossible « poursuite du bonheur » :

  1. l’accès à l’enseignement supérieur ;
  2. la précarité de l’emploi et son corollaire, l’assurance chômage ;
  3. l’assurance-maladie et la couverture médicale.

Étant donné le coût des études supérieures aux États-Unis, de bonnes conditions économiques peuvent avoir l’effet pervers d’inciter les lycéens à ne pas s’engager dans des études onéreuses afin de bénéficier à court terme d’un emploi et d’un salaire, obérant ainsi leurs chances futures, sans qualification, de faire face à un changement conjoncturel ou plus structurel de la situation de l’emploi.

  • Or, à l’heure où la notion même de « travail » est remise en question,
    • il semble utile de s’interroger sur les sources de revenu des Américains et la formation qui pourrait leur permettre de se frayer une place dans un monde du travail repensé,
      • dans lequel la précarité de l’emploi ne sera pas uniquement liée à une industrie en perte de vitesse, à la désindustrialisation de l’économie,
    • mais à des changements plus profonds dans la conception du facteur travail.

Les développements technologiques viraux à l’œuvre dans la « société digitale » supposent une plus grande capacité d’adaptation face au caractère disruptif des nouvelles technologies.

Or, cette capacité d’adaptation ne peut être cultivée et nourrie que par une éducation solide en amont qui permettra aux employés d’être moins fragilisés et de garder leur capacité « d’empowerment ».

Faute de quoi, ils risquent d’être marginalisés ou exclus.

  • Cette question essentielle est aujourd’hui posée et le montant des frais de scolarité dans les établissements d’enseignement supérieur est une source d’inquiétudes grandissantes pour une part croissante de la population américaine.

Certains économistes tels que Joseph Stiglitz proposent de redonner une place centrale à la connaissance, à l’éducation et à l’apprentissage en s’adossant, par exemple sur les « Community Colleges », des institutions publiques très implantées dans le tissu local, peu onéreuses et proposant des cycles courts.

La question du resserrement de la classe moyenne, et donc un accès au bonheur plus chimérique, est aussi à replacer dans le contexte d’une augmentation continue des coûts liés à la couverture médicale aux États-Unis et plus particulièrement les montants des sommes qui restent à la charge du patient (out of pocket spending). La grande loi de réforme de l’assurance-maladie voulue par Obama (Obamacare) a tenté d’offrir un meilleur accès aux soins pour le plus grand nombre grâce à un partenariat entre les pouvoirs publics et les compagnies privées d’assurance maladie.

  • Ainsi tous les citoyens sont obligés de souscrire à une assurance privée  et l’État fournit des aides fiscales à ceux qui ne peuvent se permettre cette couverture santé et lorsque l’employeur ne propose pas le financement de l’assurance santé.

Outre le fait que cette loi de couverture universelle, considérée comme trop coûteuse et contraignante, a été attaquée à maintes reprises depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, et avec un succès certain,

  • elle souligne à nouveau que la précarité de l’emploi est une source de fragilisation importante non seulement pour les revenus mais aussi pour l’endettement potentiel que risque tout Américain s’il doit avoir recours à des soins médicaux.

Face à cette remise en cause de la « sécurité » garantie par l’État Providence, nombreux sont aujourd’hui les intellectuels qui s’engagent ainsi à défendre un « populisme progressiste », comme Nancy Fraser dans une livraison récente de la revue Esprit.

  • Rejetant le néolibéralisme progressiste d’un Clinton ou d’un Obama, tout autant que le néolibéralisme réactionnaire des Républicains,
    • N. Fraser écrit qu’un futur « bloc populiste-progressiste doit concentrer ses efforts sur les fondements structurels et institutionnels de la société contemporaine.

Il doit souligner les racines communes des injustices de classe et de statut dans le capitalisme financier. Concevant ce système comme une totalité sociale cohérente, il doit articuler les dommages subis par les femmes, les immigrés, les personnes de couleur et les minorités sexuelles à ceux subis par les classes ouvrières.

Ainsi, il peut poser les fondations d’une nouvelle coalition puissante. À la différence de toutes les alternatives envisagées ici, le populisme progressiste a le potentiel pour devenir un bloc contre-hégémonique relativement stable dans l’avenir ». »

– Vergniolle de Chantal, F. & Zumello, C. (2019). Introduction. Politique américaine, 32(1), 9-16.

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« La visibilité grandissante de candidats ouvertement « socialistes » lors des midterms de 2018 a été une des nouveautés les plus marquantes de ce cycle électoral. Elle constitue le résultat le plus évident de la montée des inégalités sociales croissantes depuis les années quatre-vingt. Les politiques fiscales décidées par les équipes républicaines depuis l’administration Reagan ont abouti à une société de plus en plus clivée et polarisée.

L’impôt sur le revenu est devenu de facto ce pour quoi les conservateurs se sont longtemps battus :

  • un impôt uniforme (flat-tax), que les Américains les plus riches paient – au mieux – au même pourcentage de leurs revenus que ceux qui sont simplement à l’aise financièrement.

Dès les années quatre-vingt-dix, pourtant une période de croissance économique, la journaliste Barbara Ehrenreich occupa volontairement des emplois peu qualifiés et peu rémunérés afin de faire l’expérience des conditions de vie en bas de l’échelle sociale. Dans le livre qu’elle en tirait, Nickel and Dimed :

  • On (Not) Getting By (2001), elle montrait dans toute son horreur l’impasse économique et sociale dans laquelle étaient enfermés ceux que l’on commençait alors à appeler les « working poor ».

Ce discours critique n’est pas l’apanage de la gauche. À droite aussi, bien des voix se font entendre pour critiquer cette évolution.

  • Ainsi, Kevin P. Phillips, un ancien conseiller de la campagne de Richard Nixon en 1968, a multiplié les publications dénonçant la transformation des États-Unis en ploutocratie où les plus riches dictent leur volonté.

Si le « rêve américain » n’a jamais signifié une croyance dans l’égalité réelle, mais a toujours renvoyé à un idéal d’égalité des chances – la classe sociale dans laquelle un individu naissait ne devait pas déterminer son destin économique –, il repose néanmoins sur une conception toute jeffersonienne selon laquelle l’ouverture et la mobilité sociales sont des éléments fondamentaux d’un ordre politique égalitaire.

Beaucoup aux États-Unis continuent à s’accrocher à ce rêve :

  • les Américains n’ont jamais supporté l’idée d’un ordre hiérarchique basé sur autre chose que le talent et le travail.

La notion de classe heurte de plein fouet leurs croyances sur le rêve américain, l’égalité des chances, les raisons de leurs propres réussites ou échecs.

Mais de nombreux signes pourraient laisser penser qu’il s’agit là d’un souvenir.

  • Ainsi peu de gens remettent en question l’émergence, depuis les années 1970, d’une classe de gens particulièrement fortunés dont la richesse ne se contente pas d’écraser celle de la classe moyenne, mais excède aussi considérablement celle des classes supérieures les plus aisées.

La visibilité de cette nouvelle classe est à son maximum lors des élections, dans un contexte de totale dérégulation des lois de financement des campagnes électorales.

Le New York Times a ainsi mené une enquête sur les quelques dizaines de familles qui sont en position de financer massivement les élections aux États-Unis,

  • donnant ainsi corps à ce que l’on appelait en France, sous la IIIe République, les « deux cents familles ».

Les États-Unis deviennent en quelque sorte une « société de classe en déni » où les plus riches s’isolent de plus en plus de la population générale (y compris géographiquement), tandis que le reste de la société fait face à des défis toujours plus grands.

Dans ce dossier de Politique Américaine, les contributeurs s’intéressent à quelques-uns de ces défis.

Bradley Smith, maître de conférences à l’Université de Nanterre, s’interroge ainsi sur l’impact de certaines politiques publiques qui, en dépit de leur soutien au sein des classes moyennes, contribuent pourtant à saper l’assise sociale de ces mêmes classes. Pour lui, des politiques pour les classes moyennes peuvent ainsi être aussi un facteur d’inégalité lorsque des membres de cette classe soutiennent la réduction des impôts, la déréglementation et d’autres politiques néolibérales pour maintenir leur mode de vie. Le paradoxe est que ce sont ces mêmes politiques qui à terme rendent le mode de vie de la classe moyenne moins accessible au grand nombre. Olivier Richomme, maître de conférences à l’Université de Lyon 2, déplace lui la focale à des questions plus directement politiques.

Il montre que le capitalisme financier américain et les mécanismes d’accumulation de richesse sur plusieurs générations ont crée une nouvelle forme d’aristocratie qui est presque exclusivement blanche.

Cette stratification ethno-raciale change la perspective que les Américains ont des inégalités. Il analyse en particulier le dilemme stratégique du Parti démocrate en réponse à l’avènement de cette aristocratie blanche.

Le parti, fortement divisé quant aux leçons à tirer de l’élection de 2016, se trouve poussé, presque malgré lui, vers une certaine forme d’intersectionnalité par des contraintes électorales fortes.

Lea Stephan, de l’Université de Toulouse Jean Jaurès, offre une perspective différente lorsqu’elle aborde la question de l’assurance-maladie.

  • Elle souligne en effet que Barack Obama a adopté une approche discursive centrée sur l’union par intérêt économique des différentes populations raciales des classes moyenne et ouvrière en puisant dans une rhétorique de transcendance raciale et de populisme économique.
  • De ce point de vue, sa perspective « post-raciale » montre que le Parti démocrate n’est pas forcément acquis à une logique « identitaire », mais peut offrir une vision inclusive plus globale.

On perçoit ici à nouveau à quel point les Démocrates sont traversés par deux courants fort distincts, l’un hérité du New Deal, qui met en avant la sécurité économique des citoyens, tandis qu’une version plus « racialisée », cherche plus que jamais à surmonter l’héritage racial du passé.

Le dossier se poursuit ensuite avec deux contributions sur les mouvements sociaux contemporains.

Clémentine Berthélémy, de l’Université d’Aix-En-Provence, se penche sur les mobilisations étudiantes et voit dans leur vivacité, notamment sur les questions raciales, un signe que le seuil de tolérance du degré d’inégalité a été aujourd’hui atteint. Enfin, Sébastien Mort, maître de conférences à l’Université de Metz, s’intéresse aux conséquences de la stigmatisation des électeurs de Trump en 2016 par les médias les plus influents. Il montre comment, depuis la présidentielle, l’hostilité envers les médias d’information grand public s’est très nettement intensifiée. Aiguillonnés par leur candidat, les partisans de Trump expriment publiquement leur colère envers les journalistes de ces médias, notamment en marge des rassemblements publics du candidat.

En mobilisant les travaux sur le lien entre statut social et expression publique de la colère, il développe la thèse que, dans le cas des partisans de Trump, l’impression de « frustration relative » (relative deprivation) par rapport à d’autres groupes sociaux conditionne l’expression publique de la colère.

  • L’influence des médias d’information sur la façon dont les soutiens de Trump évaluent leur « statut social subjectif » s’explique par les heurts axiologiques entre ces derniers et les journalistes.

Ce numéro de Politique Américaine se termine par un article sur les réactions républicaines au débat autour du changement climatique. Jean-Daniel Collomb, maître de conférences à l’Université de Lyon 3, met en lumière les ressorts idéologiques de l’hostilité du Parti républicain à des politiques volontaristes en matière climatique, tout en plaçant l’argumentaire déployé par les think tanks conservateurs et libertariens qui alimentent ce parti en idées dans le contexte de la forte polarisation de la vie politique américaine.

  • Malgré l’existence de voix dissidentes au sein des mouvements conservateurs et libertariens, l’hostilité à l’égard de l’État régulateur et la volonté de préserver totalement la souveraineté nationale américaine incitent la grande majorité des élus républicains à refuser tout compromis sur la question climatique.

J.-D. Collomb permet ainsi de saisir l’argumentaire climato-sceptique dans sa complexité et de mesurer son importance dans un contexte où les deux grands partis coopèrent de plus en plus rarement. »

– de Hoop Scheffer, A. & Vergniolle de Chantal, F. (2019). Éditorial. Politique américaine, 32(1), 5-8. [Titre du numéro de la revue :  » Égalité et mobilité sociale aux États-Unis : La « recherche du bonheur » est-elle confisquée ? »]

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« Longtemps symbole d’une société d’abondance et de la réalisation du Rêve américain, la classe moyenne aux États-Unis serait aujourd’hui en crise.

Nombre d’économistes, de sociologues, de politologues tirent la sonnette d’alarme à propos de l’effritement, voire de la disparition de l’American middle class. Paul Krugman écrit dans ce sens :

« Nous traversons aujourd’hui un second [Age du Toc (Gilded Age)], avec la disparition rapide de la société de classe moyenne que nous avons connue pendant les Trente Glorieuses ».

Ce thème est très présent lors de la campagne de l’élection présidentielle américaine en 2015-2016. La candidate démocrate Hillary Clinton proclame en juillet 2015 :

Des générations d’Américains ont construit par le passé […] la plus grande classe moyenne que le monde ait connue grâce à cette simple promesse : si tu travailles dur […], tu dois pouvoir avancer dans la vie. Mais depuis quelques décennies, cette promesse s’est effritée. À nous de la restaurer.

De même, le candidat progressiste Bernie Sanders affirme lors d’un débat télévisé :

[N]otre pays doit faire face aujourd’hui à une série de crises sans précédent. Voilà quarante ans que la classe moyenne est en voie de disparition. Des millions d’Américains travaillent plus pour gagner moins, alors que le 1 % des Américains les plus riches accaparent quasiment tous les nouveaux revenus et richesses qui sont créés.

Si les candidats aux primaires républicaines dénoncent eux aussi le déclin de la classe moyenne, ce ne sont pas les Américains les plus fortunés qui sont mis en cause, mais un excès de réglementations et d’impôts qui pèseraient sur le pouvoir d’achat.

« Ce ne sont pas les riches qui sont les méchants, c’est l’État », affirme ainsi Ben Carson.

Donald Trump, quant à lui, impute la crise de la classe moyenne à la mondialisation, un thème qu’il réaffirme une fois élu président lors de son premier discours devant le Congrès :

« Depuis trop longtemps, nous avons regardé notre classe moyenne s’effriter alors que nous avons exporté nos emplois et nos richesses vers des pays étrangers. […] [L]’Amérique doit placer ses citoyens d’abord ».

Les interprétations démocrates et républicaines du déclin de la classe moyenne, aussi différentes soient-elles, ont ceci en commun :

  • la classe moyenne est victime.

Victime de la cupidité des riches et de la spéculation financière, victime des impôts et des réglementations, victime des étrangers et de la mondialisation. Depuis une génération, l’État aurait mis en œuvre des politiques tantôt pour les classes supérieures, tantôt pour la classe inférieure, mais la classe moyenne aurait été à chaque fois sacrifiée. Des politiques pour la classe moyenne ouvriraient une nouvelle ère de prospérité partagée, et le Rêve américain serait ainsi restauré.

  • Or, cette vision présuppose que des politiques conçues pour répondre aux aspirations de la classe moyenne œuvreraient a priori pour l’égalité, ou du moins pour une plus grande fluidité sociale, alors que rien n’empêche que ce soit le contraire.
  • Et si la classe moyenne n’était pas seulement victime, mais aussi actrice de la dynamique politique qui conduit à son propre effritement, fût-ce de manière involontaire ?
    • Thomas Frank avance que des membres de la classe ouvrière participent paradoxalement à la dégradation de leurs propres conditions économiques lorsqu’ils votent à droite en faisant passer des valeurs culturelles devant leurs intérêts économiques.

En irait-t-il de même pour des membres de la classe moyenne lorsqu’ils votent, par exemple, pour des candidats qui défendent des politiques néolibérales telles que la réduction des impôts sur les hauts revenus, la dérèglementation financière ou la restriction des aides sociales ?

Le rôle de ces politiques dans le creusement des inégalités est bien démontré, mais est-ce qu’elles sont contraires aux intérêts économiques de la classe moyenne ?

Afin d’esquisser des réponses à ces questions, la première partie de cet article étudie les définitions de la classe moyenne et de son déclin pour mettre en évidence le sens des « politiques à destination des classes moyennes » sur le plan des intérêts économiques.

  • Cette démarche se justifie par le manque de définition officielle ou consensuelle dans la littérature scientifique et politique récente.

Les classes moyennes américaines sont définies tantôt selon leurs revenus et patrimoines, tantôt selon leur catégorie socioprofessionnelle, tantôt selon leur mode de vie ou leurs aspirations. En analysant cette littérature, cet article contribue à souligner le caractère politique des choix de définition.

  • Nous nous appuyons ainsi sur les travaux de Pierre Bourdieu selon lesquels l’acte même de définir une classe n’est pas une opération neutre car il met en jeu des intérêts politiques et socio-économiques.

La seconde partie de cet article porte sur l’historicisation des politiques dites pour les classes moyennes.

  • L’affirmation de Paul Krugman citée ci-dessus est représentative d’une conception dominante selon laquelle les Trente Glorieuses correspondent à l’essor d’une société d’abondance caractérisée par le développement d’une grande classe moyenne et la réduction des inégalités.
  • Dans cette perspective la période qui commence vers la fin des années 1970 se caractérise par l’effritement de la classe moyenne et le creusement des inégalités.
  • Il existe de nombreux indicateurs qui appuient cette périodisation dans les grandes lignes, mais elle mérite néanmoins d’être nuancée. Il s’agit alors de déterminer l’influence d’une sélection de politiques attribuées aux classes moyennes sur la réduction ou le creusement des inégalités pendant ces deux périodes.

[…]

Les relations entre les politiques pour les classes moyennes et le creusement des inégalités sont complexes et ambiguës.

Ce qui ressort de notre analyse est que la définition des classes moyennes est en partie une construction politique volontaire :

  • les aspirations de la classe moyenne qu’identifie le rapport de l’administration Obama sont le fruit des politiques mises en place au moins depuis le New Deal.
  • L’opposition entre le milieu et la fin du xxe siècle, pour distinguer entre une période de réduction des inégalités et une période de creusement de celles-ci, n’est pas sans fondement, mais le rôle des politiques à destination des classes moyennes doit être nuancé.

Les moyens politiques choisis pour développer les classes moyennes pendant la première période réduisent bien les inégalités de revenu et de patrimoine et favorisent ainsi l’ascension sociale, mais elles creusent en même temps les inégalités raciales et urbaines.

  • De surcroît, le modèle périurbain qui s’affirme depuis le New Deal est lui-même parmi les facteurs qui préparent le basculement vers des politiques néolibérales de la fin des Trente Glorieuses.

Même si la réduction des impôts, la restriction des aides sociales, l’individualisation des épargnes retraite, la déréglementation financière et d’autres politiques néolibérales participent au creusement des inégalités de revenu et de patrimoine, ces politiques ne contredisent pas les aspirations normalisées de la classe moyenne. Au contraire, elles ont même été conçues pour répondre à ces aspirations.

Lorsque leur mode de vie est menacé, certains membres de la classe moyenne peuvent être prêts à accepter l’augmentation des hauts revenus et la réduction des aides sociales si cela leur permet à eux de maintenir leur mode de vie et d’aspirer à des revenus encore plus hauts un jour.

C’est sur le plan des intérêts collectifs de la classe moyenne que surgit une contradiction.

Notre analyse relève la dynamique suivante :

Il existe en effet un cercle vicieux par lequel une série d’individus peut soutenir de bonne foi des réductions d’impôts et la déréglementation pour pouvoir financer les coûts plus chers d’un mode de vie de classe moyenne, mais ce sont précisément ces politiques qui rendent les composants de ce mode vie moins accessibles.

Dès lors, ce résultat objectif ne relève pas de la volonté active des membres de la classe moyenne ;

  • c’est le résultat passif d’une série de positionnements individualistes.

Il s’agit donc d’une dynamique d’aliénation.

Dépasser cette dynamique réclamerait la définition de nouvelles politiques qui harmonisent intérêts individuels et collectifs des classes moyennes. »

– Smith, B. (2019). Politiques à destination des classes moyennes, facteur d’égalité ou d’inégalité ?. Politique américaine, 32(1), 17-39.

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« Pour un Américain vivant en France, spécialisé dans l’histoire du socialisme français au xixe siècle, et, plus particulièrement dans la pensée de Pierre-Joseph Proudhon comme moi, je ne pouvais que trouver absurde la campagne lancée six mois après l’investiture du président Barack Obama par les militants les plus extrémistes du Parti Républicain, (campagne qui a atteint son apogée au moment du vote parlementaire pour la réforme du système de santé) accusant le chef d’Etat d’être un « socialiste ».

Obama, à ce moment-là toujours le chouchou des médias, le centriste éloquent, adoré par l’Establishment de Washington soucieux de la réputation des États-Unis à l’étranger, le messie métis qui a promis de réconcilier la diversité multiculturelle de l’Amérique en mettant plus de troupes en Afghanistan qu’en Iraq – un « socialiste » ? L’idée paraît absurde.

  • Mais l’antisocialisme primaire des plus fanatiques de droite a au moins l’avantage de nous rappeler que les Américains éprouvent une certaine antipathie pour des doctrines vues comme étrangères aux traditions politiques américaines.

Pour donner un exemple risible, récemment certains publicistes et commentateurs de droite ont même expliqué l’impopularité relative du football aux Etats-Unis comme le résultat des aspects « socialistes » du sport, thèse qui se confirme, selon eux, par le succès du football en Europe et l’Amérique latine, là où il existe du socialisme (car l’américain n’aime pas, instinctivement et viscéralement, le socialisme, donc il ne peut pas aimer un sport aimé par des peuples « socialistes », CQFD).

  • Bien qu’on soit certes loin du Maccarthisme des années 1950, bien que le mur de Berlin soit tombé depuis plus de vingt ans et que « l’empire du mal » soviétique soit définitivement vaincu, le mot « socialiste » est toujours mal vu dans mon pays.

 

Hier

Plus d’un siècle s’est écoulé depuis la publication en 1906 de l’étude de Werner Sombart, Pourquoi le socialisme n’existe-t-il pas aux États-Unis ?, mais elle reste dans ses grandes lignes, un peu comme De la Démocratie en Amérique de Tocqueville, toujours actuelle.

A l’époque fin connaisseur des écrits économiques de Marx, apprécié par Engels, sympathisant du parti social-démocrate allemand s’intéressant, dans ses recherches sociologiques, aux formes prises par la modernité dans les sociétés capitaliste,

Sombart avait conclu que bien que la société américaine soit sans doute la société dans le monde où le capitalisme apparaissait de la façon la plus crue, elle était, à la différence des sociétés européennes capitalistes, allergique au socialisme pour plusieurs raisons, liées largement au phénomène de l’embourgeoisement de la classe ouvrière.

Selon Sombart, les travailleurs américains, dans leur grande majorité, étaient favorables au capitalisme, comme ils étaient favorables aussi à leur gouvernement. Ils ne voyaient point de problème avec un système politique majoritaire à un tour, favorisant le monopole de deux partis. Ils étaient plus riches que leurs homologues européens et ils avaient plus de chance aussi de quitter leur statut social et de gagner plus d’argent au fur et à mesure qu’ils travaillaient. Dans un passage justement célèbre de son livre, Sombart s’explique :

« Au fur et à mesure que la situation matérielle du salarié s’améliorait et que son mode de vie gagnait en confort, il se laissait tenter par la dépravation matérialiste, il était progressivement contraint d’aimer le système économique qui lui offrait tous ces plaisirs ; peu à peu il en venait à adapter son esprit aux mécanismes de l’économie capitaliste, pour finalement succomber aux charmes que la rapidité des changements et l’augmentation considérable des quantités mesurables exercent irrésistiblement sur presque tout le monde. Une pointe de patriotisme – la fierté de savoir que les Etats-Unis devançaient tous les autres peuples sur la voie du « progrès » (capitaliste) – renforçait à la base son esprit commerçant en le transformant en homme d’affaire sobre, calculateur et dépourvu d’idéal, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Et toutes les utopies socialistes d’échouer à cause du roastbeef et de l’apple pie [tarte aux pommes]. » 

A la mobilité sociale comme facteur d’entrave au développement du socialisme aux Etats-Unis s’ajoute enfin une dernière, la mobilité géographique, car l’existence d’une frontière toujours ouverte, avec des terres libres, peu chères, et en friche, permettait à ceux qui étaient insatisfaits avec le travail industriel de réaliser le rêve du propriétaire autonome partagé par tous les Américains.

Le point de départ de Sombart – que la politique devrait être l’expression de l’économie (et la lutte des classes) – est révélateur de ses préjugés de social-démocrate allemand marxisant, car il existe certes d’autres formes de « socialisme » que celles qui passent par la des urnes. Et certes l’expression des intérêts de la classe ouvrière n’est pas forcément résumée dans les plateformes des partis politiques de gauche, y compris dans l’Europe d’aujourd’hui ! Néanmoins, malgré ces réserves, certaines de ses thèses ont frappé des historiens du mouvement ouvrier américain.

  • Le texte de Sombart a stimulé beaucoup de réflexions sur le non-développement d’une opposition socialiste sérieuse aux États-Unis, analogue à celle qui s’est manifestée en Europe.

Ce thème nous semble d’autant plus pertinent car certains commentateurs depuis la crise financière récente maintiennent que l’absence d’une opposition socialiste sérieuse dans les sociétés occidentales face à la déréglementation des marchés et l’euthanasie de l’État providence est responsable en grande partie de l’exacerbation inacceptable des inégalités sociales depuis la fin de la Guerre froide.

  • On se rappelle surtout du livre de Sombart à cause de sa thèse de l’embourgeoisement.
  • La possibilité de quitter sa classe (à cause des possibilités de mobilité sociale qu’offraient les États-Unis selon Sombart) expliquait l’inactivité politique relative des ouvriers.
  • Justement parce que les travailleurs aspirent à quitter leur classe, ils ne conçoivent pas l’idée que leur classe pourrait les accompagner dans leur ascension sociale :
    • ils raisonnent dans les termes d’une amélioration individuelle, et point dans ceux de l’action collective.

A cet égard, les successeurs de Sombart ont souvent remarqué un aspect de la vie sociale américaine que le sociologue allemand aurait pu souligner davantage :

  • l’effet de l’immigration sur la non-constitution d’une classe ouvrière américaine politiquement militante.

Non seulement les ouvriers étrangers arrivant aux Etats-Unis, au début du xxe siècle, considéraient leur situation comme temporaire et leur objectif était de s’enrichir le plus rapidement possible pour ensuite revenir dans leurs pays d’origine.

  • L’immigration constante a rendu également plus difficile toute alliance entre les ouvriers qualifiés de l’artisanat – la plupart nés aux États-Unis – qui avaient tendance à se syndicaliser, et les ouvriers non-qualifiés – majoritairement immigrés – plus prompts à accepter des types et conditions de travail déplorables.

Enfin l’expérience communautaire des immigrés, dans les grandes villes, renforçait leur identité ethnique plutôt que de classe, séparant ainsi leur identité économique de leur cultur.

En ce qui concerne la politique américaine en général, Sombart a maintenu que le degré très élevée d’intégration civique faisant obstacle au développement de classe était due à l’inscription du principe de la souveraineté populaire dans la Constitution nationale, à l’abolition du cens et à la pratique du suffrage universel masculin (pour la population blanche) à partir de 1812.

  • Dans un livre célèbre, Louis Hartz a repris le problème, insistant sur le fait que l’absence de conscience de classe, qui distinguait les Américains des Européens, était due en partie à la double absence, d’un côté, d’un ordre social structuré par des corporations de métier dans une période féodale antérieure, de l’autre, de l’expérience d’une révolution sociale bourgeoise.

Bien que cette thèse puisse paraître douteuse pour maintes raisons, l’idée que la culture politique nationale américaine était une « exception » a eu une vraie influence sur les façons d’aborder la question de l’absence de socialisme aux États-Unis.

Un socialiste radical des années 1930, Leon Samson, a même formulé le néologisme « Américanisme » pour expliquer l’hostilité des Américains à tout discours de classe :

  • selon lui, les Américains croient qu’ils font déjà partie d’une société antiélitiste, démocratique et sans classes gouvernée par un État affaibli, ils n’ont donc aucun désir d’être socialistes car ils voyaient dans leur modèle social un substitut suffisant au socialisme.

Dans une phrase souvent citée par des politologues américains, un contemporain d’Hartz, lui aussi également impressionné par la médiocrité relative de la culture politique américaine par rapport à la diversité des courants de pensée européens, l’historien Richard Hofstadter a remarqué qu’au lieu d’avoir des idéologies, l’Amérique était sa propre idéologie.

  • Et le sociologue néoconservateur, Seymour Martin Lipset, a écrit une série de livres insistant sur la notion de l’« exceptionnalisme américain » pour expliquer pourquoi il n’y avait pas de socialisme aux États-Unis.

Pourtant, entre la publication du livre de Sombart et l’armistice de la Grande Guerre, l’Amérique a eu un Parti Socialiste important sous la direction d’Eugene Debs. En 1910, il y a eu plus d’élus socialiste aux États-Unis que d’élus du Parti Travailliste en Grande-Bretagne. Et en 1912, le PS américain avait obtenu l’élection de 1 200 de ses candidats dans les élections locales. Les élus socialistes contrôlaient les municipalités de Milwaukee, Flint, Schenectady et Berkeley ; 33 législateurs d’état étaient socialistes ; et le chef du parti, Debs, obtenait 6 % des votes populaires lors de l’élection présidentielle. Ce succès, il est vrai, n’a pas duré très longtemps. Le PS américain a été virulemment critique de l’intervention des États-Unis lors de la guerre de 14-18 à cause de son attachement au principe « socialiste » du pacifisme (ce qu’on ne peut pas vraiment dire de la majorité des partis socialistes européens de la même époque). Cette intransigeance de principe a provoqué l’arrestation et l’emprisonnement de Debs et de la plupart des principaux dirigeants du parti. Le parti n’a jamais vraiment survécu à la « Peur Rouge » née au moment de la Guerre. La Révolution russe, quant à elle, n’a fait qu’exacerber les tensions déjà existantes au sein du parti, car le « socialisme » de la majorité de ses membres avait ses sources beaucoup plus dans l’évangélisme chrétien et la critique populiste des monopoles que dans les œuvres de Marx et Lénine.

Dans ce contexte défavorable, caractérisé par des arrestations et des querelles sectaires, le seul Parti Socialiste américain sérieux dans l’histoire du pays s’est vite évaporé, grâce, en large partie, à un autre facteur que Sombart n’a jamais vraiment considéré : l’hostilité de l’État américain au socialisme.

Suite à dépérissement politique, il est vrai que les syndicats, quant à eux, ont mis beaucoup de pression sur le parti Démocrate dans les années 30, pendant la crise économique de la Grande Dépression. Mais, au cours de cette même décennie, le réformisme du New Deal s’est progressivement détourné de la question industrielle de l’organisation de la production et de l’emploi pour s’orienter autour de l’idée de stimuler la croissance par la consommation, politique suivie jusqu’aux années 1970.

Malgré le fait que Franklin Delano Roosevelt pourrait paraître presque révolutionnaire par rapport à des Présidents Démocrates plus récents ou contemporains comme William Jefferson Clinton ou Barack Hussein Obama, il est difficile de décrire le développement qu’a pris le New Deal (ou le ralliement des syndicats a parti Démocrate en général) comme un triomphe du socialisme.

Quant aux années 60 tant vantées pour leur radicalisme, le mouvement étudiant n’a jamais réussi à pénétré dans les milieux ouvriers. En dépit des succès des mouvements pour les droits civiques des noirs et pour la retraite des États-Unis du Vietnam, la « droitisation » de la politique américain depuis cette période n’a certes pas permis la renaissance d’un parti socialiste comparable à celui de Debs.

 

Aujourd’hui

Parmi les différents facteurs identifiés par Sombart, il n’y a qu’un seul qui nous semble toujours valable pour expliquer l’hostilité des Américains au socialisme :

  • le système politique.

Tous les sondages récents, surtout depuis la crise de 2008-2010, indiquent que les Américains ne sont pas forcément satisfaits de leur système économique.

  • Si l’on doit croire les sondages, ils ne sont pas non plus satisfaits de leur gouvernement depuis plusieurs décennies.
  • Les ouvriers américains depuis les années 1970 ne sont pas plus influents que leurs homologues européens – leur société est devenue plus que jamais inégalitaire.

Au contraire, en réalité et contrairement aux idées reçues, il existe plus de mobilité sociale dans les sociétés européennes occidentales qu’aux États-Unis.

Et, bien entendu, bien que il y ait beaucoup de mobilité géographique aux États-Unis,

  • il n’existe plus du tout de frontière ouverte.

Par contre, notre système majoritaire à un tour, système politique qui, en ce qui concerne les élections présidentielles, privilégie la personnalisation de la politique et le monopole, pour toutes les élections, des deux Partis Démocrate et Républicain, rend presque impossible la création d’une opposition sérieuse venant d’un tiers parti, ce qui atténue, sinon empêche, considérablement l’expression politique de toute critique du capitalisme débridé à l’américaine.

  • Cet obstacle à la manifestation politique du « socialisme » est peut-être encore plus net à notre époque qu’à celui de Sombart et de Debs.

Parce que l’évolution de la constitution politique est telle que l’exécutif a pris une place à notre avis excessivement prépondérante (et parce que, depuis Sombart à nos jours, on a du mal à concevoir des expressions du socialisme hors de la social-démocratie et de la lutte politique pour saisir l’État), regardons l’impact de cette évolution sur la manière dont on conçoit l’existence des candidats pour la présidence hors des deux partis qui monopolisent la politique aux États-Unis.

Pour mesurer jusqu’à quel point tout repère historique a été évacué par l’excessive personnalisation du système présidentiel, personnalisation incontestablement exacerbée par l’importance de plus en plus grande des médias dans la manière dont on discute la politique en termes de personnalités « vedettes », il suffit d’évoquer l’hystérie, la haine et le mépris qu’ont inspirés, depuis l’élection présidentielle controversée de 2000, les candidatures successives de Ralph Nader (candidat dont les plateformes étaient les plus critiques, depuis la période antérieure à la Deuxième Guerre mondiale, quant à l’influence néfaste exercée par les grandes entreprises sur la société américaine).

Qu’il ait conduit ou non à la défaite la candidature d’Al Gore en 2000,

  • Nader a seulement reçu 2,7 % du vote populaire (et zéro votes électoraux), autant dire rien comparé à d’autres candidats de tiers partis dans le passé récent et lointain de l’histoire politique américaine.

Par exemple, le PDG milliardaire protectionniste,

  • Ross Perot, a reçu 18,8 % des populaires dans l’élection présidentielle de 1992, et 8,4 % des en 1996 (à chaque fois il n’obtenait aucune des grands électeurs).
  • Comme le suprématiste blanc, sudiste et ouvriériste, George Wallace, qui a remporté 13,5 % des populaires (et même un nombre important des des grands électeurs dans les états du sud) en 1968,
    • Perot a certes pris à son compte des qui auraient pu être accordées aux deux grands partis (dans le cas de Perot, des principalement républicaines, dans le cas de Wallace des principalement de Démocrates racistes du Sud qui n’arrivaient pas encore à voter pour le Parti Républicain pour des raisons de principe).

Mais on n’entend pas de nos jours de Républicains se plaindre de la « trahison » de Perot en 1992 et en 1996.

De même, si Debs a reçu 6 % des populaires en 1912, un autre candidat d’un tiers parti dans la même élection, Theodore Roosevelt, a reçu 27,4 % des Dissident républicain, il permettait au candidat démocrate, Woodrow Wilson, de remporter l’élection – signe que la pluralité des partis existait bien plus à la belle époque du socialisme américain qu’à la nôtre, postidéologique et postsocialiste.

En comparaison à d’autres candidatures critiques du capitalisme dans un passé politique plus lointain, le score de Nader en 2000 n’est rien. Ses 2,7 % doivent être rapportés aux scores du candidat du Parti Populiste, James B. Weaver en 1892 (9 % des populaires) et de l’ancien gouverneur et sénateur Républicain progressiste de Wisconsin, Robert La Follette, en 1924 (17 % des ). Certes, par rapport à La Follette, soutenu par ailleurs par les vestiges du Parti Socialiste américain, même le score de Debs en 1912 (6 %) n’est pas grande chose. Mais il faut dire que Debs a quand même reçu 3.4 % des populaires dans l’élection de 1920 (presque le même nombre numérique qu’il a reçu en 1912), alors qu’il était en prison, et interdit, depuis sa condamnation, de se présenter aux élections (il fallait écrire son nom sur les bulletins), dépassant numériquement avec ses 913 664 ce que Nader a reçu dans les trois autres élections auxquelles il s’est présenté, à part celle de 2000 !

  • Mais aux États-Unis, bien qu’on possède d’excellents historiens, on n’a pas très bonne mémoire.

Dans la presse progressiste, comme dans des conversations personnelles, l’opinion largement partagée par ceux qui se considéraient à gauche du centre politique était que les 2.7 % de Nader étaient responsables de l’élection de George W. Bush et que Nader avait donc « trahi » la gauche en « volant » des votes au Parti Démocrate.

Pourtant, on a du mal à croire que Debs aurait pu être accusé par les partisans du Parti Démocrate en 1912 d’avoir fait perdre des au candidat Démocrate, Woodrow Wilson (qui a gagné l’élection avec 41,80 % des, grâce à un Parti Républicain divisé et malgré l’opposition à gauche de son parti du parti de Debs) !

  • Si Wilson, en tant que politologue et fondateur de la « science de l’administration », a été inspiré en partie par des idées socialistes européennes dans son réformisme, il haïssait ces idées hors de l’université.
  • Plus que tout autre, il a été personnellement responsable de la persécution et de l’affaiblissement du Parti Socialiste américain, refusant à plusieurs reprises de pardonner à Debs son opposition à l’entrée des États-Unis dans la Grande Guerre (Wilson en fut un fervent partisan et artisan).

Le Parti Démocrate et le Parti Socialiste étaient tout sauf des amis au début du xxe siècle.

Pourquoi croire que le Parti Démocrate ait à ce point changé en ce début du xxie siècle qu’il représenterait les idées et principes de l’extrême gauche, ou même de la gauche, en l’absence d’un Parti Socialiste qu’il a largement contribué à détruire ?

Au contraire, depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale et les débuts de la Guerre froide, la « droitisation » du Parti Démocrate est incontestable, tellement même qu’en cédant continuellement du terrain sur presque toutes les questions politiques, économiques et sociales, on est presque tenté de conclure qu’il oblige la droite à se radicaliser.

Si le système politique américain n’est pas celui d’une démocratie directe (l’élection présidentielle de 2000 est là pour le prouver), mais celui d’une république fédérale, dont le chef de l’exécutif est choisi par des électeurs représentant les 50 états, au moins ce système, en ce qui concerne notre problématique ici, a l’avantage d’attirer l’attention sur la géographie politique du pays.

  • Une chose que l’on est obligé de constater, si l’on prend la peine d’examiner l’histoire des élections citées ci-dessus, c’est jusqu’à quel point la géographie politique du pays a changé.

Hostile aux riches et à la finance, sensible à la cause des petits paysans, James B. Weaver, le candidat populiste, ancien républicain devenu représentant de l’état d’Iowa, a eu suffisamment de soutien pour emporter des d’Electeurs des états de Colorado, Kansas, Idaho et Nevada lors de l’élection présidentielle de 1892.

Le Parti Populiste auquel il a été associé a été particulièrement puissant dans les états du Midwest et du Sud – états de nos jours, plus d’un siècle plus tard et jusqu’à récemment tenus fermement par un Parti Républicain beaucoup plus proche de l’esprit du parti de Reagan que de celui du parti de Lincoln.

A part les états du Wisconsin (à cause de la forte présence d’une communauté ouvrière allemande, familiarisée et attachée à la tradition sociale-démocrate allemande) et de New York (à cause de la présence des immigrés juifs d’origine polono-russe, déjà expérimentés et attachés aux idées socialistes), le parti de Debs a eu énormément de succès dans les états ruraux du Sud-ouest, notamment en Oklahoma, Arkansas, Texas et Louisiane, états qu’aujourd’hui on n’associe guère avec l’avant-garde des militants socialistes américains !

Le périodique socialiste le plus important en 1913, (il y en avait 300 au total), l’hebdomadaire, Appeal to Reason, qui avait 761 747 abonnés au lendemain des élections présidentielles au cours desquelles Debs avait obtenu 6 % du vote populaire, a été publié dans l’état du Kansas.

L’Amérique a bien changée depuis l’époque de Sombart, qui a fait son enquête entre les apogées des deux mouvements politiques les plus contestataires du capitalisme dans l’histoire américaine : le populisme et le socialisme.

  • Et c’est la reconnaissance de ce changement dans la géographie politique des États-Unis qui explique l’énorme succès du livre du journaliste Thomas Frank, Pourquoi les Pauvres votent à droite ?.

A partir du cas de l’état de Kansas, Frank a voulu montrer dans son best-seller comment les membres les plus démunis des mêmes états de la fédération américaine qui à l’aube du xxe siècle étaient mobilisés politiquement principalement par des questions économiques étaient mobilisés par des questions largement socioculturelles (comme le mariage des homosexuels ; le droit à l’avortement ; celui de posséder des armes ; ou la prière à l’école) – questions étrangement d’actualité lors de l’élection de 2004.

  • Mais la thèse de Frank de la « fausse conscience » de l’électorat populaire du Midwest risque de sombrer dans la simplicité du plus vulgaire marxisme, si l’on oublie que toute l’histoire américaine a été caractérisée souvent par des oppositions selon des clivages identitaires de religion et d’appartenance ethnique ou raciale (comme les protestants contre les catholiques, les nativistes contre les immigrés ou les blancs contre les noirs) et non point de classe.
  • Apres tout, c’est justement à cause de ces raisons que les politologues se considérant comme des successeurs de Sombart ont pu dire qu’il n’y avait pas de socialisme aux États-Unis !

Mais ce que Sombart n’a pas pu prévenir, et ce que ses successeurs universitaires, en général, ne questionnent pas suffisamment,

c’est que le système politique américain est devenu encore moins démocratique depuis le remplacement de la corruption des vieilles machines politiques de la première moitié du xxe siècle par la vénalité des offices sous l’influence des lobbies et des entreprises depuis les dernières décennies du même siècle.

  • Encore plus que le système électoral, le financement des campagnes des hommes politiques par des intérêts privés rend difficilement concevable une renaissance du socialisme aux États-Unis. Désormais, à cause de leur importance dans le financement des deux partis, des groupes d’intérêts économiques sont aussi influents, voire même plus influents, que les coalitions successives des citoyens américains qui votent.
  • Et une décision récente de la Cour suprême que les entreprises pourraient dépenser autant d’argent qu’elles veulent dans les campagnes fédérales ne fait qu’exacerber cette tendance.

La plupart d’Américains, de toute façon, sont tellement investis dans le bon fonctionnement de la Bourse, qu’ils sont moins susceptibles à se pencher sur les dangers de ce développement car ils s’identifient aux mêmes entreprises responsables pour la corruption de la vie civique.

  • Et si la majorité de la population américaine est dépendante – de manière directe ou indirecte– des activités de la Bourse (par choix ou non), les médias des grandes chaînes d’information, elles-mêmes financées par des entreprises extrêmement puissantes, font tout pour qu’on se sente impliqué par ce qui s’y joue.

Pendant les heures new-yorkaises (heures de la Bourse), les cotes des actions s’affichent régulièrement en bas des écrans des chaînes d’information continue, et les spectateurs sont censés les regarder avec autant d’intérêt que les informations sur l’actualité politique nationale et internationale.

  • Même le journal télévisé local s’ouvre chaque soir en général avec un mot sur les fluctuations de la Bourse de la journée.

Quant aux intellectuels, réputés plus spirituels, ne sont-ils pas immunisés contre ce genre de propagande ? En général, même par rapport à la France, les universitaires en sciences humaines et sociales sont dans leur grande majorité culturellement de gauche. Mais ce positionnement, qui est, il faut bien l’avouer, assez aberrant et marginal par rapport aux valeurs de la majorité de la population, ne se traduit pas forcément en militantisme. Loin de là.

On peut très bien citer Adorno et Horkheimer dans ses cours, (comme il y a vingt ou trente ans on aurait cité Gramsci et Lukacs à propos de l’hégémonie des élites et de la fausse conscience de classe), pour expliquer comment l’industrie de la culture aveugle les masses et les détourne de la critique du consumérisme, ou l’on peut soutenir dans les mêmes cours, au contraire, avec des références postmodernistes, qu’en réalité l’appropriation de la culture de masse par des classes populaires est subversive des ambitions policières de l’élite dominante.

  • Mais qui parmi ceux qui s’intéressent à Adorno, Benjamin, Bourdieu, Foucault, Negri, Agamben, Zizek, Badiou ou Judith Butler dans les universités américaines, qui parmi la population estudiantine ou la majorité du corps professoral en sciences humaines et sociales, sait aujourd’hui qui a été Eugene Debs ?
  • Qui se rappelle de l’expérience de son Parti Socialiste de l’Amérique, de ses rapports avec les syndicats ou de l’élection présidentielle de 1912 ?
  • Qui sait ce qu’était le socialisme avant la Révolution russe, que ce soit aux États-Unis ou même en Europe, à part le fait assez vague qu’il doit avoir forcément un rapport avec les idées de Marx et Engels ?
  • Et, chose la plus importante, qui, parmi ces compagnons de route des principes socialistes à l’université, s’implique politiquement, en dehors du campus, dans le monde non-universitaire, notamment le monde du travail ?

A cet égard, on est presque tenté de parler d’un aspect du phénomène d’« embourgeoisement » que Sombart n’a point identifié.

  • Certains universitaires américains, à travers l’étude sérieuse de la même période historique qui a vu l’explosion des mouvements populistes, progressistes et socialistes (des années 1890 jusqu’aux années 1920) ont suggéré que le fait même de se demander pourquoi il n’y avait pas de socialisme aux États-Unis serait absurde, dans la mesure où le développement et la réglementation juridique des sociétés anonymes au début du xxe siècle ont représenté l’introduction de certains principes clés du « socialisme » dans l’ordre « capitaliste » (comme la socialisation de la propriété et du risque et la restructuration des entreprises sur un modèle institutionnel dans lequel l’importance de l’administration prend le dessus sur celle de la compétition).

Cette thèse pourrait nous paraître risible, si l’on regarde le comportement des entreprises de nos jours, qui ne s’intéressent guère à leurs employés, jusqu’au point, si la comptabilité l’encourage, à se délocaliser de pays en pays, cherchant de la main d’œuvre de moins en moins chère.

  • Les États-Unis, comme la plupart des sociétés occidentales développées, sont directement confrontés au problème de la réorganisation de l’économie à un âge postindustriel.

C’est un problème qui devrait être de taille pour tout ceux qui sont concernés par l’avenir du socialisme lorsqu’on se rappelle qu’à ses origines, au début du xixe siècle,

le « socialisme » était d’abord et avant tout un mouvement des « producteurs » et des « industriels » contre les « oisifs » (c’est-à-dire des rentiers, propriétaires, etc.).

  • Car comment concevoir le « socialisme » à l’échelle nationale à partir du moment la nation s’est désindustrialisée,
    • alors qu’il n’y a presque plus de classe ouvrière hors du tertiaire et que tout ce qui reste de la production tourne autour de la transmission de l’information par des cadres supérieurs ?

Selon ces critères, il n’y a plus que la Chine qui pourrait être susceptible de (re)devenir vraiment socialiste

Heureusement le gouvernement américain (par exemple, dans son sauvetage des grandes banques et de Wall Street suite à une crise que les mêmes grandes institutions financières ont créée ; ou dans sa « réforme » du système de santé qui, en réalité, derrière la mystification médiatique, est du pain béni pour les grandes entreprises d’assurance)

  • se montre prêt à socialiser les risques des institutions privées.

A cet égard, les USA sont un pays « socialiste », au moins pour une certaine élite capitaliste.

  • Certes, Sombart n’a pas pris en compte cette possibilité qui donne, quelque part, raison aux militants de l’actuelle extrême droite qui accusent le président Obama d’être un « socialiste », comme elle pourrait être également à la source aussi d’un vrai « exceptionnalisme américain ».

Car si, dans le sillage de Sombart, les sociologues, politologues et historiens ont eu tendance à répondre à la question, « Pourquoi le socialisme n’existe-t-il pas aux États-Unis ? », en cherchant une explication pour le non-avènement de la conscience politique d’une classe ouvrière trop hétérogène et individualiste pour être marxiste, on n’a jamais eu le moindre doute sur la conscience de classe des exploiteurs présumés de cette même classe.

Et pour cause.

L’essence de l’ « Américanisme », après tout, c’est que l’on aspire tous à vouloir être comme les riches, jusqu’au point à de croire à la nécessité de les secourir.

Ainsi, si un candidat ou un commentateur ose critiquer les comportements et les pratiques systématiques des entreprises dans le petit écran télévisuel, au-dessus l’affichage des cotes en Bourse, en général (à part certaines exceptions comme le désastre pétrolier récent dans la Golfe du Mexique) les journalistes l’accusent inévitablement de flirter avec la « class warfare » [« la guerre des classes »] – ce que son interlocuteur niera toujours aussi énergiquement.

En suivant les arguments du débat soulevé par Sombart jusqu’au bout, peut-être (mais seulement si l’on est vraiment optimiste !), on n’a plus qu’à espérer l’accélération de la mise en place d’une vraie féodalité digne de ce nom, pour que l’Amérique sorte enfin du carcan de son histoire et pour qu’on puisse voir fleurir un jour aux Etats-Unis à l’avenir, dans quelques centaines d’années,

  • un socialisme pour tout le monde, et non seulement pour le happy few… »

–  Castelton, E. (2010). Peut-on être socialiste aux États-Unis ? Hier et aujourd’hui. Cités, 43(3), 109-126.

 

Holy Man Jam, Boulder, CO  Aug. 1970

 

« Au pays de l’American Dream, la sociologie a su, durant les Trente Glorieuses, produire une vision de la mobilité sociale très éloignée des idéaux officiels. Dans une France où, rejetés dans une opposition durable mais dotés d’une forte audience électorale, les partis communiste et socialiste se fixaient comme objectif l’édification d’un ordre social radicalement autre, l’intelligentsia grandement influencée par le marxisme perçu comme « horizon indépassable de notre temps » aurait pu se saisir de ces travaux afin d’enrichir sa critique du capitalisme. Quelle aubaine qu’un regard démystificateur issu du cœur même du monde capitaliste ! Or, dans le meilleur des cas, l’ignorance et le silence ont prévalu et au pire, les sociologues américains ont été rejetés pour cause de conformisme. Cette non-réception ne saurait s’expliquer uniquement par l’obstacle de la langue, même s’il est vrai que les ouvrages majeurs portant sur la mobilité sociale n’étaient pas traduits, car il était aisé d’en prendre une connaissance approfondie en se tournant du côté des revues de sociologie, par exemple Sociologie du travail et la Revue Française de Sociologie créées respectivement en 1959 et 1960. De surcroît, si ces livres étaient indisponibles en français, ce n’était pas le cas de nombreux « classiques » de la sociologie américaine qui, sans être centrés uniquement sur la question de la mobilité sociale, en traitaient néanmoins largement. Il est donc légitime de s’interroger sur les raisons de ce refus et surtout sur la validité de l’accusation de conformisme.

  • C’est uniquement le traitement de la mobilité sociale ascendante qui retiendra ici l’attention.

Nul n’ignore que les États-Unis aiment donner l’image d’un pays où la réussite individuelle est possible « from rags to riches », mythologie propagée par les romans à succès d’Horatio Alger et par les livres de Samuel Smiles.

  • Même si ce dernier n’était pas américain, son Self-help, paru en 1859 et immédiatement disponible de l’autre côté de l’Atlantique du fait de la communauté de langue, incarne de façon paradigmatique l’idéal américain.

Ces auteurs, qui ont élevé les récits de self-made man à la dignité d’un genre littéraire, ont d’ailleurs été à l’origine d’une postérité abondante et ininterrompue d’où se dégage notamment l’Autobiographie (1920) du magnat Andrew Carnegie.

  • Un Harry Truman n’a-t-il pas été vendeur, employé de banque, cultivateur… avant de gravir les marches de la Maison Blanche ?
  • N’a-t-il pas fait que mettre ses pas dans ceux de Lincoln, constamment célébré comme le premier Self made-man devenu président ?

Le mythe méritocratique date de la naissance même des États-Unis.

Dès le 4 juillet 1778, dans son Discours sur les avantages de l’Indépendance américaine, le physicien et historien David Ramsay affirmait hautement que

« Même les rênes de l’État peuvent être tenus par le fils de l’homme le plus pauvre, s’il possède les aptitudes requises pour ce poste suprême » et Jefferson relata dans ses mémoires son combat en faveur de l’instauration d’une « aristocratie de vertu et de talent ». Et ils avaient été précédés dans la voie de l’exaltation de la réussite individuelle par Benjamin Franklin.

  • Le mythe de l’Ouest a contribué à entretenir des « espoirs délirants » concernant les probabilités d’ascension sociale.

La presse populaire, les autobiographies et les romans pour la jeunesse n’ont d’ailleurs pas eu le monopole de la sanctification de la méritocratie. Le philosophe Ralph Waldo Emerson, qui a tant marqué la pensée américaine, voulait lui aussi voir « chaque homme à la place qui lui revient, avec autant de pouvoir qu’il peut en exercer à bon escient ».

On comprend donc que, étant sa prégnance, les sociologues américains se soient nécessairement confrontés au mythe méritocratique.

  • C’est d’ailleurs dès 1903 que l’expression « mobilité sociale » apparaît pour la première fois dans les sciences sociales américaines sous la plume de F.J. Turner, l’historien qui a magnifié le rôle de la Frontier dans le façonnement de l’esprit américain.

[…] »

– Massa, P. (2008). La sociologie américaine : sociodicée ou science critique : Le cas de la mobilité sociale ascendante. Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 19(2), 161-196.

 

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« Un journal de référence baptisé du nom du parti de Robespierre, des revues en pagaille, une génération de « Jeunes Turcs » qui pense autant la stratégie électorale que la théorie du capital…

  • Les États-Unis de Donald Trump sont aussi ceux d’une reconfiguration de la gauche intellectuelle, soucieuse de s’émanciper aussi bien de la sidération mortifère produite par le magnat de l’immobilier que des impasses d’un Parti démocrate qui n’a pas su empêcher son élection.

Lancée par Occupy Wall Street, cristallisée par le moment Sanders, la réappropriation de la lutte des classes transforme la pensée radicale américaine, longtemps monopolisée par le poststructuralisme et les « identity politics ».

Adam Ozimek est inquiet :

« Je crains que le socialisme soit en train de redevenir cool, a récemment confié l’économiste de l’agence de notation Moody’s. On le voit partout : sur les réseaux sociaux, où les gens se vantent d’avoir rejoint les Democratic Socialists of America, comme dans la popularité du magazine Jacobin. »

Sans prendre les cauchemars des libéraux pour la réalité, il faut reconnaître qu’il se passe quelque chose outre-Atlantique :

  • un journal baptisé d’après le parti de Robespierre,
  • des groupes de lecture sur « l’histoire et l’avenir des grèves générales » qui font salle comble,
  • des nouvelles sections d’une organisation explicitement « socialiste » qui bourgeonnent toutes les semaines…

Sidéré par le spectacle d’un magnat de la téléréalité ultralibéral et nationaliste aussi bouffon dans ses tweets que dangereux par ses actes, on pourrait aisément passer à côté du phénomène qui en est pourtant l’antidote le plus prometteur :

  • la renaissance depuis dix ans d’une gauche intellectuelle protéiforme.

Face à la présidence cataclysmique de Trump,

  • ses représentants gardent leur sang-froid et mènent la bataille idéologique contre la droite ethno-nationaliste au pouvoir,
    • mais aussi contre le centrisme du Parti démocrate, afin d’empêcher ce dernier de prétendre incarner à peu de frais la « résistance » à Donald Trump.

La scène radicale américaine n’avait pas connu une telle ébullition depuis la « Nouvelle gauche » (New Left) des années 1960.

  • Les jeunes Américains se mobilisaient alors pour les droits civiques des Noirs,
  • contre la guerre au Vietnam
  • ou pour l’émancipation des femmes.

Après quarante ans de rouleau compresseur, la crise de 2008 a rouvert un cycle de mouvements sociaux :

  • Occupy et Black Lives Matter, mais aussi Fight for 15,
  • en lutte pour l’augmentation du salaire minimum,
  • la campagne BDS en solidarité avec la Palestine ou encore
  • la protestation de Standing Rock contre le pipeline Dakota Access.

Accompagnant ces luttes, les intellectuels engagés et les publications de combat sont de retour, plaçant la critique radicale du néolibéralisme au centre des débats politiques.

  • Le succès inattendu de Bernie Sanders aidant, les plus audibles d’entre eux se disent ouvertement « socialistes », mais dans le sens révolutionnaire du terme.

 

Du marxiste hipster à l’entrepreneur socialiste

« À la grande déception de mes amis qui préféreraient lire ma fiction – et de mon agent qui préfèrerait la vendre –, il semblerait que je sois devenu un intellectuel public marxiste », s’excuse presque l’écrivain à succès new-yorkais Benjamin Kunkel dans son dernier livre.

  • La transformation de ce diplômé de Harvard et Columbia en « hipster marxiste » en dit long sur la politisation générale de l’atmosphère.

Le prodige de la littérature s’était fait un nom en 2005 grâce à son best-seller Indecision, où il racontait l’itinéraire d’un trentenaire new-yorkais pathologiquement indécis, personnification de la nouvelle génération de trentenaires urbains « adulescents »…

Près de dix ans plus tard, son second livre, Utopia or Bust, a Guide to the Present Crisis (Utopie ou faillite, un guide pour la crise actuelle), publié chez l’éditeur de gauche Verso, rassemble une série d’essais introduisant la pensée de marxistes contemporains comme Fredric Jameson et David Harvey. On est loin des névroses d’un enfant gâté de l’Amérique…

La même inflexion politique est visible dans N + 1. La revue littéraire que Kunkel a cofondée en 2004 est sortie transformée de la tempête financière.

  • S’improvisant « économistes autodidactes », les auteurs appelaient dans le numéro d’automne 2009 à une « sortie de la crise par un marxisme rouge et vert ».

Si la crise a « mis fin à la fin de l’histoire », Occupy représente « le premier espoir politique sérieux – quoique fragile – depuis le début de notre vie adulte », peut-on lire dans le numéro de l’hiver 2012.

Et lorsque les premières tentes s’installent dans Zuccotti Park, N + 1 lance la gazette Occupy !, écrite par et pour les militants.

Dans un registre plus confidentiel et théorique, Viewpoint Magazine est un pur produit d’Occupy. Créé en octobre 2011 par deux étudiants pour « penser leur intervention dans le mouvement », ce « collectif de recherche militant » pointu a repris le flambeau de la New Left Review des années 1960 comme passeur des traditions intellectuelles européennes.

  • Ses deux piliers théoriques sont en effet l’opéraïsme italien et Althusser, soit « un marxisme critique tel que le pratiquent ou l’on pratiqué des penseurs comme Étienne Balibar et Nicos Poulantzas », nous précise le cofondateur Salar Mohandesi, trente ans, doctorant en histoire à l’université de Pennsylvanie.
  • Viewpoint s’emploie également à la redécouverte des productions intellectuelles autochtones, notamment les théories révolutionnaires innovantes de la « race », comme celles de Harry Haywood, un dirigeant du Parti communiste américain, très actif dans les années 1930.

La porte d’entrée de Salar Mohandesi dans la théorie ?

« Adolescent, je m’intéressais à la contre-culture musicale, c’est comme ça que j’ai commencé à lire sur le contexte politique des années 1960 et que j’ai découvert la pensée des Black Panthers. »

La contre-culture punk a également joué un rôle de passerelle pour Sarah Leonard, journaliste de vingt-neuf ans, spécialiste de féminisme marxiste et figure de la scène en ébullition de la gauche intellectuelle américaine.

« J’ai grandi dans une famille démocrate modérée, nous explique-t-elle, mais j’écoutais les Dead Kennedys toute la journée, c’est peut-être de là que venait mon imaginaire plus radical… »

Déjà frustrée par l’incapacité du Parti démocrate à s’opposer aux guerres de Bush, elle a été définitivement « désillusionnée » à partir de 2009 par la complaisance d’Obama envers la finance.

  • Elle était alors étudiante à Columbia en histoire américaine, « une manière de comprendre la politique sans le bullshit de la science politique… », plaisante-t-elle.

« La gauche politique étant inexistante à l’époque, écrire dans une revue radicale était le meilleur moyen d’avoir une activité militante et de se faire une éducation politique. »

Après un stage, elle fut embauchée à Dissent, et a contribué depuis à donner un deuxième souffle au magazine moribond fondé en 1954 par des intellectuels comme Irvin Howe, Norman Mailer et Meyer Schapiro.

  • Lorsque le spectacle de l’impunité des banques couplé à celui de millions d’Américains perdant leur maison a débouché en 2011 sur Occupy Wall Street,

Sarah Leonard était au rendez-vous, participant à la gazette Occupy ! de N + 1 et discutant sans relâche des objectifs du mouvement naissant avec les autres membres du « groupe d’affinité auteurs et artistes » réunis à Zuccotti Park.

« Occupy nous a donné le sentiment que nos objectifs socialistes sur lesquels on écrivait depuis des années pourraient bien se réaliser un jour », se souvient-elle.

  • En 2016, elle a codirigé un ouvrage intitulé The Future We Want. Radical Ideas for the New Century (L’Avenir que nous voulons. Des idées radicales pour le siècle).

Son coauteur s’appelle Bhaskar Sunkara. Nommé par le site Vox « meilleur entrepreneur du socialisme », le fondateur de Jacobin est devenu une célébrité au-delà de son milieu, notamment depuis que le New York Times lui a consacré un long portrait en 2013.

  • Comme tous les enfants de son âge, ce fils de parents immigrés de Trinidad et Tobago a lu 1984 et La Ferme des animaux au collège.

Plus inhabituel, il ne s’est pas arrêté là :

  • Orwell l’a conduit à s’intéresser à la guerre civile espagnole, au POUM et à Trotski, avant de dévorer la New Left Review, Lénine et Marx durant ses années de lycée.

À dix-huit ans, il s’est impliqué dans le mouvement contre la guerre en Irak et a rejoint les Democratic Socialists of America (DSA), dont il a animé le blog avant d’en devenir un des vice-présidents.

En 2011, durant ses études de relations internationales à l’université George Washington, Sunkara a lancé Jacobin – un trimestriel explicitement « socialiste », dont le titre se réfère à la fois à la Révolution française et aux Jacobins noirs, le livre sur la révolution haïtienne de C.L.R. James.

 

New Old Left

« Avant que Sanders n’arrive et ne crée un créneau réel pour ces idées, Jacobin a investi l’espace politique qui n’existait plus à gauche de la social-démocratie », analyse Sebastian Budgen, éditeur chez Verso.

Ni organe d’un parti politique ni revue théorique, Jacobin utilise la théorie marxiste de manière pragmatique pour analyser les effets destructeurs du capitalisme, démontrer les limites des approches libérales « progressistes » se bornant à tempérer les « excès » du système, et défendre des « réformes non réformistes » d’inspiration socialiste. Avec un double objectif : réaffirmer auprès d’une gauche radicale américaine formée aux cultural studies le primat d’une analyse matérialiste de classe et faire entrer les idées radicales dans le mainstream de la politique américaine.

  • « Vendre » le socialisme au grand public passe notamment par une attention particulière au design – le graphiste Remeike Forbes a été le premier salarié du journal – et par le bannissement de tout jargon marxiste, servant trop souvent de « béquille pour les raisonnements peu maîtrisés », ainsi que l’écrit Bhaskar Sunkara dans la New Left Review.
  • Pas la peine, donc, d’avoir des connaissances marxistes pour le lire :

« The Economist n’exige pas de ses lecteurs qu’ils aient lu La Richesse des nations pour comprendre ses articles », aime-t-il à dire.

Les premières années, afin de se faire un nom au delà du « ghetto » gauchiste, Sunkara a provoqué des controverses avec les éditorialistes libéraux en réagissant à des articles de Vox, Politico, The Nation, The New York Times ou en y publiant des tribunes.

  • Jacobin peut se vanter d’attirer des signatures célèbres variées, allant du philosophe marxiste slovène Slavoj Žižek à la légende du basket-ball Kareem Abdul-Jabbar, auteur d’un papier sur l’exploitation des athlètes universitaires.

Quant aux rares articles culturels, ils se concentrent sur la culture populaire en privilégiant toujours un angle politique, tel celui de Connor Kilpatrick sur les parallèles possibles entre le film Man of Steel (le dernier Superman) et l’histoire du Front populaire.

En termes de références intellectuelles, Jacobin prend soin de ne pas se laisser enfermer dans une étiquette en accueillant des contributeurs – enseignants, étudiants, militants – de tous les âges issus de traditions hétéroclites, allant des post-maoïstes et post-trotskistes à l’aile gauche de la social-démocratie.

  • Devenu depuis cinq ans la principale voix médiatique de la gauche radicale américaine, Jacobin revendique aujourd’hui quarante mille abonnés payants et des groupes de lecture dans quatre-vingts villes.
  • Son site web est désormais une machine bien rodée qui publie plusieurs articles en accès libre par jour et reçoit plus d’un million de visiteurs par mois, ce qui en fait le journal radical le plus populaire de l’histoire des États-Unis.
  • C’est aussi l’un des rares à être bénéficiaire.

Il compte une dizaine d’employés, payés entre trente-cinq mille et quarante mille dollars par an, qui se sont d’ailleurs syndiqués fin 2016.

« Sunkara n’est pas issu de la vieille gauche radicale, il n’a donc pas intégré les codes de la défaite, du manque d’argent et des petites réunions sans enjeu », s’amuse Sebastian Budgen.

De fait, Jacobin est aussi décomplexé dans son ambition commerciale que dans sa foi marxiste, n’hésitant pas à mimer le langage des offres promotionnelles les plus vulgaires pour appâter le client :

« Le 14 juillet est le meilleur jour pour convertir un ami en Jacobin. Aujourd’hui l’abonnement est à seulement 17,89 $. T’as pigé ? 1789 ! Beaucoup plus avantageux que notre deal d’Octobre à 19,17 $. »

Parmi les penseurs chers à Sunkara :

  • Michael Harrington, le fondateur des DSA, est apprécié « en tant que vulgarisateur de la pensée marxiste » ;
  • le philosophe britannique Ralph Miliband représente « un juste milieu entre le léninisme et la social-démocratie » ;
  • l’éphémère eurocommunisme, courant critique de l’URSS né à la fin des années 1970 des réflexions des partis communistes français et italien sur la manière de sortir d’un capitalisme en crise sans rien lâcher de l’exigence démocratique, est « riche d’enseignements sur la construction d’un parti d’opposition de masse »…

Sunkara aime aussi se revendiquer du « no bullshit marxism », l’autre nom donné au marxisme analytique. Peu connu en France, ce courant anglo-saxon des années 1980 tente de tirer du corpus de Marx des théories sociales scientifiquement vérifiables.

  • Parmi ses représentants, le sociologue Erik Olin Wright a par exemple travaillé à refonder une théorie des classes sociales capable de saisir les changements qui ont affecté les structures sociales des pays industrialisés.

Si la plupart des nouveaux intellectuels publics sont diplômés, doctorants ou enseignants, le foyer de cette renaissance intellectuelle s’avère davantage journalistique qu’universitaire : Jacobin, N + 1, Viewpoint magazine, mais aussi The New Inquiry, Current Affairs, The Point, The Los Angeles Review of Books, The Brooklyn Rail, ROAR, Endnotes…

De très nombreuses publications voient le jour depuis une dizaine d’années, s’ajoutant aux titres plus anciens tels Dissent, Labor Notes, The Nation, Baffler, Mother Jones ou encore In These Times, eux-mêmes revitalisés et parfois radicalisés par les nouveaux venus. Les mêmes signatures circulent en effet d’une publication à l’autre. Ainsi Sarah Leonard, qui a commencé chez Dissent, titre proche des DSA, contribuait aussi à Jacobin et à The New Inquiry, site politique fondé en 2009, avant d’être embauchée en 2014 dans le grand journal de centre gauche The Nation. Des articles de Viewpoint Magazine sont parfois repris par Jacobin, qui accueille aussi des papiers de Kim Moody, cofondateur de Labor Notes, magazine syndical fondé en 1974. Sunkara a écrit pour In These Times, vieux journal du mouvement ouvrier basé à Chicago, et pour Dissent, même si l’appui de ce dernier à la guerre en Afghanistan lui vaut d’être catalogué « cruise missile left » (« gauche missile de croisière ») dans les colonnes de Jacobin, qui a par ailleurs lancé, chez Verso, une collection ayant notamment publié Utopia or Bust de Kunkel…

« Comme les revues ne sont pas liées à des organisations politiques, elles ne sont pas dans des logiques groupusculaires, observe Sebastian Budgen. Bien sûr il y a des polémiques, mais il y a une certaine générosité intellectuelle qu’on ne trouve pas en France. »

Ces auteurs viennent combler un vide dans le paysage américain. Dans son ouvrage Les Derniers Intellectuels, paru en 1987, Russel Jacoby déplorait la disparition des intellectuels engagés écrivant des livres ou de longs articles pour des magazines tels que Atlantic Monthly et Harper’s à destination d’un large public.

  • Aux Noam Chomsky, Murray Bookchin, Gore Vidal ou John Kenneth Galbraith avaient, selon lui,
    • succédé des professeurs titulaires ultra-spécialisés qui multipliaient les papiers jargonnants dans des revues scientifiques destinées à une poignée de pairs, avec pour principal souci l’avancement de leur carrière.

Comme les personnages d’Un tout petit monde du Britannique David Lodge, ils passaient plus de temps dans des avions entre deux colloques que dans des sit-in ou des manifestations.

  • Le propos est quelque peu caricatural, puisqu’il existe bien des universitaires marqués à gauche aux États-Unis.
  • Mais il est vrai que depuis les années 1960, l’engagement se situe principalement du côté des « identity politics »,
    • c’est-à-dire des politiques visant à défendre les intérêts ou à lutter contre la stigmatisation de certaines catégories minoritaires de la population.

Nourris de French Theory, le corpus d’œuvres des philosophes français de l’après-structuralisme comme Foucault et Derrida,

« ces chercheurs en cultural studies, études de genre et études postcoloniales, qui défendent les minorités raciales, sexuelles et religieuses, sont souvent très hostiles au socialisme et aux analyses de classe », dénonce Jonah Birch, doctorant en sociologie au Brooklyn College, contributeur régulier de Jacobin et membre d’ISO, la principale organisation trotskiste du pays.

« Les mécanismes structurels d’oppression sont évacués. Edward Saïd a une influence terrible à Columbia par exemple. Tout ce que les étudiants retiennent de son ouvrage L’Orientalisme c’est que la violence impérialiste est avant tout une question de discours, de symboles, de représentations… »

  • Quant aux chercheurs universitaires se revendiquant du marxisme, leurs travaux s’avèrent souvent abstraits et déconnectés des luttes.

À l’encontre des intellectuels organiques des organisations ouvrières ou des partis communistes du début du xxe siècle, ils ne s’occupent ni de stratégie, ni de l’« analyse concrète de la situation concrète », pour reprendre les termes de Lénine. Ils ne se spécialisent d’ailleurs pas dans les sciences empiriques comme l’histoire ou la sociologie mais plutôt dans la littérature, la psychanalyse ou la philosophie.

« Alors que les classes moyennes sont présentes dans les universités françaises depuis les années 1960, elles n’ont pas accès aux universités américaines les plus prestigieuses, rappelle Razmig Keucheyan, sociologue et auteur de Hémisphère gauche, ce qui explique en partie qu’y ait prospéré un marxisme revisité par la French Theory, très ésotérique, épistémologique, esthétique, comme par exemple celui qu’applique Fredric Jameson, professeur à Duke, au texte littéraire. »

 

Université précarisée, intellectuels libérés ?

  • Si la gauche « de campus » reste encore aujourd’hui largement sous l’emprise du « tournant culturel » poststructuraliste, le contexte a toutefois changé depuis l’ouvrage de référence de Jacoby.

D’abord, l’Université n’est plus un refuge professionnel.

Comme disait Irvin Howe,

  • « quand les intellectuels ne peuvent rien faire d’autre, ils lancent un journal ».

La phrase est encore plus vraie à l’âge d’Internet, qui abaisse les coûts minimums de création d’une revue en ligne.

« 75 % des profs sont payés au cours, certains gagnent moins que des vigiles. Il y a même des doctorants qui dorment dans des abris pour SDF », explique Salar Mohandesi.

  • Au lieu de se conformer aux protocoles « scientifiques » d’un milieu académique qui a peu de places à offrir,
    • de plus en plus d’intellectuels précaires restent « libres » d’écrire des articles plus tranchants.

Une liberté à relativiser, l’économie des revues n’étant guère plus stable que celle de l’Université.

La plupart des auteurs gagnent leur vie autrement, souvent en tant que doctorants ou enseignants vacataires. Beaucoup des nouveaux titres fonctionnent en grande partie au bénévolat ou à la rémunération symbolique, ce qui pose avec acuité la question de leur viabilité.

  • Et de fait, The New Inquiry se plaint de ce que ses jeunes plumes soient « braconnées » par des titres plus riches comme The Nation.

Il n’empêche,

ces nouvelles revues sont bien le produit d’une « conjoncture où il n’y a pas de garantie de réussite sociale pour les intellectuels, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Université, explique Sebastian Budgen.

Les étudiants précaires qui font des boulots de merde se radicalisent en réaction aux formes d’expression dominante de la gauche libérale. Comme dirait Bourdieu, ce sont les dominés des dominants, donc ils radicalisent leurs positions par rapport aux dominants dominants ».

Deuxième évolution sensible depuis la parution du livre de Jacoby, écrit dans le calme « post-idéologique » du capitalisme triomphant :

  • le quasi-effondrement en 2008 du système bancaire, censé « s’autoréguler » pour le plus grand bonheur de tous, a suscité un regain d’engouement envers les grandes questions structurelles d’économie politique, qui volent la vedette à la déconstruction des identités de genre et autres microdispositifs du biopouvoir.

Les travaux de Piketty sur les inégalités imprègnent le mouvement Occupy, dont le slogan « Nous sommes les 99 % » a marqué une rupture avec la logique minoritaire des identity politics. Dette : 5 000 ans d’histoire de l’anthropologue anarchiste David Graeber a fait un carton éditorial en 2011, inspirant à Occupy une campagne de « grève de la dette » et l’organisation d’un « jubilé tournant » consistant à collecter des dons en vue de racheter et d’annuler aussitôt des titres de dette bradés sur les marchés secondaires.

Par l’entremise de Joseph Stiglitz et Paul Krugman, devenus économistes superstars, on a aussi redécouvert les thèses de John Maynard Keynes, notamment sur l’instabilité intrinsèque des marchés financiers. Marx a fait également un retour remarqué, par l’intermédiaire d’ouvrages comme Pour lire le capital du géographe David Harvey ou Economics of Global Turbulence de l’historien Robert Brenner.

  • Les revues anticapitalistes trouvent leur lectorat plus particulièrement auprès d’une jeune génération aux perspectives bouchées.

« On nous avait dit que dans l’économie de la connaissance une bonne éducation supérieure donnait accès à un bon travail. En fin de compte, il y a peu de travail et on prend les boulots misérables qu’on peut pour rembourser les requins de la dette. Il n’y a pas besoin d’aller à la fac pour savoir qu’on se fait avoir », écrit Sarah Leonard dans L’Avenir que nous voulons.

Dès lors, comment s’étonner que la jeunesse désire rompre avec le néolibéralisme austéritaire et sécuritaire des trente dernières années ?

D’après un sondage de Harvard publié l’année dernière et qui a fait grand bruit, 51 % des 18-29 ans disent rejeter le capitalisme et 33 % vont jusqu’à soutenir le « socialisme ».

  • Si la plupart n’ont probablement pas en tête une définition précise de l’un ou de l’autre, et n’affirmeraient sans doute pas vouloir supprimer la propriété privée des moyens de production ni créer une société sans classes,
    • il est clair que le terme « socialisme » n’est plus un stigmate pour la génération post-guerre froide, qui ne se sent pas responsable des crimes du stalinisme et associe davantage le socialisme aux États-providence européens. Indice inattendu de l’humeur politique de la jeunesse :
      • même le magazine de mode pour adolescents Teen Vogue est sorti de son quiétisme politique, publiant des articles (vraiment) féministes et couvrant les protestations contre le pipeline de Dakota Access et le mouvement Black Lives Matter.

Si Occupy est l’événement politique inaugural pour cette génération d’intellectuels ancrés à gauche, le mouvement lui-même ne se reconnaissait pas dans le label « socialiste ».

  • Sa réflexion sur les « communs » et la démocratie directe ainsi que sa dimension préfigurative des formes de communautés alternatives a plutôt conduit à un renouvellement de la tradition anarchiste, notamment grâce à des chercheurs comme David Graeber, James C. Scott ou Marina Sitrin.

« La gauche activiste américaine a longtemps été très influencée par une tradition anarchiste hostile aux partis, aux syndicats et à l’idée même de programme, c’était très visible lors des actions altermondialistes et écologistes dans les contre-sommets », explique Seth Ackerman, doctorant en histoire à Cornell et membre du comité éditorial de Jacobin, qui avait entrepris de pointer les limites de cette approche au moment d’Occupy.

  • « Un vieil adage socialiste était “agiter, éduquer, organiser”.

Occupy était un peu resté piégé dans agiter, agiter, agiter », résume Sunkara.

« Aujourd’hui on peut dire que Jacobin a gagné ce débat : beaucoup de jeunes qui se sont politisés pendant Occupy ont constaté les limites de l’approche purement horizontaliste et se considèrent cinq ans plus tard comme socialistes », se félicite Seth Ackerman. «

Comme des modes ringardes qui reviennent en vogue, les syndicats sont devenus rétro-cool chez les jeunes d’aujourd’hui », constate un article du Washington Post consacré à la décision des employés du site gawker.com de se syndiquer fin 2015.

De fait, cette initiative semble avoir lancé une mode dans le secteur, très jeune, des médias en ligne, puisque les salariés des sites Fusion, Vice et The Huffington Post se sont à leur tour syndiqués au cours des mois suivants.

« C’est fou, mais l’organisation syndicale passionne les foules, se réjouit Jonah Birch. Les conférences de la revue Labor Notes attirent des milliers de personnes. » Sarah Leonard le reconnaît volontiers :

« On n’invente pas grand-chose quand on dit par exemple que l’on veut la démarchandisation de toutes les choses dont on a besoin – les usines, les banques, les ressources naturelles, la santé… C’est du marxisme de base que l’on essaie simplement de réactualiser en prenant en compte les courants écologistes, féministes et antiracistes qui se sont développés depuis Marx. »

  • Les treize millions de voix obtenues par le démocrate « socialiste » Bernie Sanders, qui a rassemblé plus de suffrages de jeunes aux primaires que Trump et Clinton réunis, signent ainsi la réconciliation de la gauche radicale américaine avec la démarche plus institutionnelle et électorale de la « vieille gauche ».

Une évolution comparable à celle qui a vu les Indignés espagnols appuyer le nouveau parti lancé par Pablo Iglesias, Podemos.

  • Fort d’un programme orienté vers la reconstruction d’un État social fort, le sénateur du Vermont l’a emporté sur Clinton dans vingt-trois États.

Un petit miracle si l’on considère qu’il y est arrivé sans grands donateurs. Jamais aux États-Unis une campagne marquée à gauche n’avait connu autant de succès que celle de l’ancien maire de Burlington, qui a remporté plus de voix, de délégués et de primaires que Jesse Jackson en 1988 et Ted Kennedy en 1980.

  • Qu’un social-démocrate blanc de soixante-quatorze ans, actif dans le paysage politique depuis 1981, parvienne à coaliser autour de lui une jeunesse multiraciale politisée par Occupy a surpris tout le monde.

Cependant, par-delà les divergences idéologiques ou tactiques, les revendications figurant au programme de Sanders répondaient assez adéquatement aux préoccupations exprimées par Occupy, aussi bien sur le fond des mesures économiques exigées que sur le discours, mettant en exergue les inégalités croissantes et les richesses captées par les 1 % et la « classe des milliardaires ».

  • Aux yeux des militants révolutionnaires, la catégorie des « 99 % » demeure certes bien trop vaste pour constituer un bloc social politique pertinent.

L’objectif du socialisme n’est pas seulement la redistribution de richesses et la défense de l’État social mais « l’extension radicale de la démocratie dans les domaines non seulement politiques mais aussi dans les lieux de production et de travail », affirme Sarah Leonard, qui a néanmoins activement soutenu Sanders.

Cela souligne un autre trait saillant de cette scène intellectuelle rajeunie et dynamique :

  • une attitude très pragmatique face à l’opportunité que représentait Sanders, alors même que sa « révolution politique » demeure loin de la sortie du capitalisme et s’apparente plutôt à l’aile gauche de la social-démocratie inspirée du New Deal de Roosevelt.

« La gauche américaine est si petite qu’on ne peut pas se permettre d’être sectaires », résume Seth Ackerman.

« Dans le contexte américain, citer le Danemark en exemple, comme l’a fait Sanders, est déjà très osé, signale Birch. Un État où la dépense publique peut dépasser les 50 % du PIB sans que ce soit pour des dépenses militaires, c’est perçu comme du bolchevisme ici ! »

Salar Mohandesi, lui, a rejoint la campagne Sanders et fait du porte-à-porte à Philadelphie afin de « rencontrer les militants et électeurs potentiels et comprendre ce qu’ils voulaient, ce qu’ils entendaient vraiment par le terme “socialisme” », suivant ainsi la pratique opéraïste de l’« enquête ouvrière ».

« On part du principe que les idées politiques viennent des luttes existantes, aussi imparfaites soient-elles. D’où l’importance de quitter son ordinateur et les réseaux sociaux pour passer du temps sur le terrain. Or on peut considérer que plus qu’une simple campagne électorale, le phénomène Sanders a été un mouvement de masse. Dès lors, on a voulu comprendre très concrètement comment il s’organisait, comment il était connecté aux luttes qui l’ont précédé : Occupy, Black Lives Matter, la lutte pour le salaire minimum à quinze dollars, la mobilisation des enseignants et infirmières, etc. »

À l’inverse de Militant par exemple, l’organe du minuscule et sectaire Socialist Workers Party, qui s’est contenté de mépriser un programme jugé insuffisamment radical,

  • la jeune génération anticapitaliste a considéré que Sanders avait le mérite de donner un visage et une identité à l’opposition de gauche au néolibéralisme,
  • de légitimer le terme même de « socialisme », quitte à jouer sur l’ambivalence d’un mot à géométrie variable,
  • et de susciter la curiosité sur ce que le « vrai » socialisme révolutionnaire peut offrir aussi bien en termes d’analyse de la situation que d’alternatives.

De fait, Jacobin enregistrait plus de quatre cents abonnements par semaine pendant la campagne de Sanders.

 

Les identity politics en embûche

Si le mouvement de masse autour de Sanders, en tant que produit d’Occupy, a ainsi permis de dépasser l’éternel débat entre horizontalistes et verticalistes, politique de la rue et politique électorale, la contre-attaque du camp Clinton a ravivé une autre vieille fracture encore à l’œuvre sur la scène intellectuelle de la gauche américaine :

  • celle entre l’« universalisme » des approches marxistes et les identity politics de la gauche universitaire.

« Si demain on régulait les activités des grandes banques […], est-ce que cela mettrait fin au racisme ? au sexisme ? aux discriminations contre les LGBT ? », avait lancé l’ex-secrétaire d’État dans un meeting en février 2016, s’improvisant pour l’occasion grande protectrice des minorités opprimées.

  • « Aujourd’hui, les identity politics sont instrumentalisées par les libéraux pour conserver leur base électorale noire, tout en écartant toute revendication de classe. L’accent moraliste mis sur la micropolitique interindividuelle du quotidien, comme par exemple la dénonciation des Blancs qui portent des dreadlocks, contribue souvent à perdre de vue la lutte collective contre le racisme qui affecte les plus pauvres, estime Sala Mohandesi.

À l’origine, les identity politics sont pourtant bien issues de la gauche radicale.

  • Les membres du Combahee River Collective, une organisation féministe lesbienne noire radicale, ont sans doute été les premières à employer l’expression dans les années 1970.

Il s’agissait de vraies socialistes constatant qu’elles subissaient à la fois le sexisme des nationalistes noirs et le racisme des féministes blanches. »

L’importance de la lutte pour les droits civiques dans l’histoire américaine exige de la gauche américaine de rester en prise avec le combat pour l’égalité des Noirs.

« Alors qu’en France, une partie de la gauche fait quasiment abstraction de la question raciale et se concentre uniquement sur la question sociale, ce serait impensable aux États-Unis », compare Sebastian Budgen.

  • « La question qui fait débat au sein de la gauche américaine n’est pas de savoir s’il faut combattre le racisme, mais comment, confirme Jonah Birch.
  • Les concepts de “privilège blanc” et de “racisme institutionnel” sont-ils pertinents ?
  • Chacun doit-il se confronter à son racisme internalisé ?
  • Faut-il appuyer la demande de réparations pour la traite des Noirs, telle que l’a formulée Black Lives Matter ?
  • À Jacobin on a beaucoup travaillé sur l’articulation de la race et de la classe. »

L’intrusion opportuniste des libéraux sur ce terrain vient donc brouiller un débat déjà compliqué à gauche.

  • Dans les colonnes de Jacobin, des auteurs comme Keeanga-Yamahtta Taylor, auteure de From #BlackLivesMatter to Black Liberation, essaient de dédramatiser le débat et de déconstruire autant que possible
    • la fausse antinomie entre antiracisme et anticapitalisme, partant du principe que défendre la classe ouvrière, implique de défendre les Noirs, les immigrés, les indigènes et les femmes, qui en constituent la grande majorité.

Il ne s’agit pas de relativiser les luttes contre les discriminations mais de veiller à ce qu’elles ne profitent pas seulement à une petite élite subalterne, qui entonnera ensuite le refrain de la responsabilité individuelle.

Jacobin a par exemple consacré plusieurs analyses à la « révolution indigène » à l’œuvre à Standing Rock :

  • en effet, le projet d’oléoduc est aussi bien le produit de la logique « écocide » du capitalisme fossile que celui d’un système raciste et colonialiste qui le fait passer sous la source d’eau potable d’une réserve sioux plutôt que près de Bismark, une ville majoritairement blanche qui l’avait refusé pour des raisons de sécurité.

Si le journal continue malgré tout d’être régulièrement traité de « Brocialist », un néologisme qui désigne les socialistes blancs méprisant les formes d’oppression « secondaires », l’effort intellectuel visant à introduire la dimension de classe dans les luttes a priori minoritaires a néanmoins porté ses fruits.

Vision for Black Lives, le programme publié à l’été 2016 par The Movement for Black Lives, une coalition de cinquante organisations noires, est l’illustration la plus parlante de cette synthèse :

« Nous rejetons les fausses solutions et croyons que nous pouvons obtenir une transformation complète du système qui place les profits au-dessus des gens et nous empêche de respirer », écrivent-elles, inscrivant les crimes policiers et l’incarcération de masse dans le contexte d’un système économique qui mène une guerre contre les communautés non blanches, premières victimes du chômage, du démantèlement des services publics et de la pollution.

Résultat des courses :

  • les Noirs de moins de trente ans, qui représentent la majorité des militants de Black Lives Matter, ont massivement voté pour Sanders.

 

Trump : piège et opportunité

Si l’élan unitaire et radical de la campagne Sanders ne s’est pas essoufflé après sa défaite, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump complique la tâche des intellectuels anticapitalistes, qui doivent désormais mener deux batailles simultanément :

  • contre les offensives du président républicain et contre l’idéologie néolibérale du Parti démocrate, afin d’empêcher ce dernier de récupérer l’énergie contestataire déchaînée par le nouveau locataire de la Maison blanche.

L’électrochoc provoqué par la victoire réputée impossible du milliardaire a en effet poussé de nombreux citoyens, jusqu’alors assez modérés, dans la rue, beaucoup pour la première fois de leur vie.

  • C’est que la « stratégie du choc », telle que théorisée par Naomi Klein, ne fonctionne pas toujours comme prévu…

« Il arrive que face à un traumatisme partagé ou à une menace commune, des communautés se rassemblent autour d’actions de défiance saines et matures », analyse l’essayiste canadienne dans son dernier livre No is not enough, citant en exemple les manifestations et les assemblées de quartier des Argentins désobéissant à l’ordre de couvre-feu pendant la crise de 2001 ou le refus des Espagnols de laisser Aznar instrumentaliser l’attentat de la gare d’Atocha, à Madrid, en 2004.

Aux États-Unis, les premières semaines de la présidence Trump ont été marquées par une série de mobilisations :

  • des marches pour les droits des femmes aux aéroports assiégés en réaction au « Muslim Ban », en passant par une grève des immigrés. Certes, les actions « single-issue » (ou monothématiques) sont souvent purement défensives et manquent de structuration politique.

Le dégoût qu’inspire un Président qui traite les Mexicains de violeurs tout en se vantant d’attraper les femmes « par la chatte » ne conduit pas forcément à une critique profonde de son idéologie et encore moins à une réflexion constructive sur les alternatives.

  • Mais c’est aussi à partir de ces affects politiques bruts que les jeunes anticapitalistes espèrent construire des mouvements de masse.
  • Les marches des femmes, par exemple, n’auraient pas mobilisé quatre millions deux cent mille personnes dans le pays si elles n’avaient réuni que des militantes féministes de longue date.

C’est précisément la tâche de cette nouvelle scène intellectuelle et des revues comme Jacobin, dont les abonnements ont doublé durant les quatre mois suivant l’élection, que d’investir les différentes mobilisations et d’y injecter la théorie critique du capitalisme à même de faire apparaître les liens entre elles.

« Comment les 1 % conservent-ils leur fortune ? Par le racisme, la haine anti-immigrés, l’homophobie, la transphobie, le sexisme, le nationalisme – ils se débrouillent pour qu’on se batte entre nous pendant qu’ils accumulent leur richesse, et ils séparent nos différentes histoires pour qu’on ne voie jamais le tableau général », écrit dans Jacobin Keeanga-Yamahtta Taylor.

Avoir en tête le « tableau général » est en effet le seul moyen de raccorder les actions existantes à un mouvement des travailleurs plus large et pérenne – jusqu’ici inexistant.

  • Mais la résistance et la critique ne suffisent pas.

L’enjeu pour la gauche est aussi de se positionner comme la principale alternative politique, devant l’establishment démocrate.

« L’arrivée de Trump va probablement forcer la gauche à se concentrer sur la reconquête électorale. Or elle n’est pas assez forte aujourd’hui pour être indépendante et risque donc de se fondre dans le Parti démocrate. C’est ce qui s’est passé sous Bush : le mouvement antiguerre organisé par la gauche radicale a été absorbé par l’opposition démocrate, appréhende Seth Ackerman. En même temps, c’est le moment ou jamais : le Parti démocrate a rarement été aussi faible. Leur seul argument était “on peut battre Trump”, et même cela ils l’ont raté. »

La stratégie du moindre mal centriste contre l’autoritarisme nationaliste et capitaliste ayant échoué, l’injonction faite aux radicaux de taire leurs critiques et de se rallier sagement au candidat « raisonnable » afin de « faire barrage au fascisme » sera en effet plus difficile à tenir la prochaine fois.

Pour le moment, les Democratic Socialists of America, dont le nombre d’adhérents payants a triplé depuis l’élection présidentielle, sont l’un des foyers les plus actifs de cette offre socialiste. Née en 1973 d’une scission au sein du Parti socialiste américain, l’organisation « n’était plus qu’une coquille vide que Bhaskar Sunkara et ses camarades de Jacobin ont largement contribué à ressusciter », explique Sebastian Budgen. Même si Bernie Sanders n’y est pas affilié, les DSA ont recruté une bonne partie de ses anciens supporters, atteignant les vingt-cinq mille membres à l’été 2017, ce qui en fait de loin la plus grande organisation socialiste du pays.

Sous l’influence de membres comme Sunkara, l’âge moyen y est tombé à trente ans et son centre de gravité politique s’est déplacé vers la gauche. Lors de la convention nationale à Chicago en août, les sept cents délégués élus ont en effet décidé, entre autres, de quitter l’Internationale socialiste afin de se distancer des partis néolibéraux comme le Parti socialiste français, d’appuyer la demande de réparations pour la traite des Noirs émanant de Black Lives Matter, de soutenir BDS (Boycott Désinvestissement Sanctions, en soutien aux Palestiniens) et de se battre en priorité pour l’instauration d’une assurance maladie publique universelle dans certains États comme la Californie ou New York. Une manière d’aller plus loin que la simple protestation contre l’abrogation de la réforme santé d’Obama et de tenter d’arracher au moins de petites victoires locales qui donnent du courage en attendant de pouvoir agir au niveau national.

 

Le Parti démocrate est-il réformable ?

  • La grande question qui continue cependant de diviser les Democratic Socialists of America est de savoir si un mouvement socialiste peut, ou non, se développer à l’intérieur du Parti démocrate, comme Jeremy Corbyn l’a fait au sein du Labour britannique.

Sanders rêve de l’imiter, mais il est à prévoir que son mouvement, Our Revolution, ait le plus grand mal à empêcher la droitisation d’un parti enclin à courtiser l’aile « modérée » des Républicains rebutés par l’hétérodoxie protectionniste et anti-immigration de Trump. Les gesticulations des Démocrates l’ont montré :

leur « résistance » à Trump se limite à lui coller des diagnostics psychiatriques, à railler sa vulgarité, à le traiter de traître à la solde des Russes et à espérer que la CIA trouve un moyen de le démettre du pouvoir, tout en votant un budget militaire supérieur à celui qu’il avait demandé…

  • Même après la défaite de Clinton, attribuée à Poutine, au sexisme, au FBI, à Jill Stein,
    • bref à tout sauf à son propre programme, le parti a choisi l’ancien secrétaire au travail d’Obama, Tom Perez, comme nouveau leader, plutôt que Keith Ellison, soutenu par Sanders.

« L’ex-maire de Newark, le démocrate Cory Booker, a accepté une donation de cent millions de dollars de la part de Zuckerberg, théoriquement pour améliorer le système scolaire, mais dont il s’est en réalité largement servi pour privatiser l’éducation dans sa ville. Et maintenant, il attaque la ministre de l’Éducation Betsy DeVos ; il n’est pas crédible ! », s’insurge Jonah Birch.

  • Toutefois, selon Seth Ackerman, les obstacles juridiques au dépôt de candidatures mis en place entre 1890 à 1920 par les deux grands partis de manière à empêcher l’émergence de partis tiers rendent la viabilité d’un nouveau parti socialiste quasiment illusoire. 

L’éphémère Parti ouvrier, créé en 1996 par Tony Mazzocchi, vice-président d’un grand syndicat des travailleurs de l’énergie, l’a appris à ses dépens. C’est pourquoi, tout en reconnaissant l’impossibilité de transformer le Parti démocrate, Ackerman préconise une approche plus pragmatique :

  • encourager l’émergence de candidatures ouvertement « socialistes », défendant un programme explicitement de gauche et financées en toute transparence par une organisation socialiste démocratique totalement indépendante du Parti démocrate, mais concourant aux primaires démocrates, à l’instar de Sanders.

Une stratégie en miroir de celle employée par le Tea Party au sein du Parti républicain, stratégie qu’ont retenue les DSA. Toute perspective de changement à l’échelle fédérale étant bloquée au moins jusqu’aux législatives de l’année prochaine, l’organisation dirige ses efforts vers les élections locales, appuyant des candidats estampillés « socialistes » dans des primaires démocrates.

Le succès est régulièrement au rendez-vous, comme à Philadelphie, où Larry Krasner, avocat défenseur des manifestants d’Occupy et de Black Lives Matter, a été élu procureur en mai dernier. À South Fulton, en Géorgie, l’activiste noir Khalid Kamau a été élu au conseil municipal.

Jonah Birch reste toutefois sceptique :

« Il n’y a rien de nouveau. On a toujours vu de vrais socialistes gagner quelques places dans les primaires démocrates, comme Chuck Turner à Boston ou Vito Marcantonio à East Harlem, mais ils servent d’alibi à un parti qui reste fondamentalement néolibéral. »

Et de rappeler :

  • « Aucune des tentatives passées de “réalignement” du Parti démocrate n’a jamais fonctionné. »

De fait, ni le mouvement dit « populiste » dans les années 1890, ni les syndicats industriels du CIO (Congress of Industrial Organizations) en 1935, ni Harrington et les DSA dans les années 1970, ni la Rainbow Coalition de Jesse Jackson dans les années 1980 n’ont empêché le Parti démocrate de glisser vers la droite.

  • « Malgré la popularité de Sanders, le fonctionnement du parti est tel qu’il n’avait pratiquement aucune chance d’être nominé », estime-t-il.

S’il est, selon lui, contreproductif de se lancer dans des courses électorales tant que la gauche n’aura pas reconstruit un rapport de forces à travers des mouvements sociaux d’ampleur, il ne faut pas écarter la possibilité, à terme, de ressusciter un Parti socialiste qui reprendrait le flambeau de celui d’Eugene Debs. L’icône socialiste, leader de la grève de Pullman, qui s’était présenté cinq fois aux présidentielles, avait engrangé neuf cent mille voix et 6 % des suffrages en 1912 et en 1920.

« La preuve que les États-Unis ne sont pas plus immunisés contre le socialisme qu’un autre pays », conclut Jonah Birch.

Après un été durant lequel Donald Trump a tenté de renvoyer dos-à-dos l’alt-right, dont les théories racistes ont nourri le meurtre de Charlottesville, et une « alt-left » aussi fantasmée que violente, il devrait peut-être davantage se méfier de la véritable alternative à gauche dessinée par une nouvelle génération d’intellectuels engagés. »

– Raim, L. (2017). Aux États-Unis, du nouveau à gauche: Comment une nouvelle génération intellectuelle a redécouvert le socialisme. Revue du Crieur, 8(3), 90-105.

 

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« Le 12 juillet 2016, Bernie Sanders annonçait son soutien à la candidature de Hillary Clinton pour la présidence des États-Unis.

  • Cette déclaration a mis fin à une longue campagne dont le succès a surpris les commentateurs comme les cadres du Parti démocrate.

Ce n’est pourtant pas la première fois qu’un candidat à la gauche du parti se présente à des primaires, loin de là ; sans remonter à Eugene McCarthy en 1968, l’on peut rappeler les candidatures de John Edwards en 2004 (il finira par être sur le ticket de John Kerry) et 2008, ainsi que celle de Howard Dean, également en 2004. Si Dean avait fait de son opposition à la guerre en Irak le cœur de sa campagne, à une époque où la plupart des élus démocrates soutenaient l’engagement américain ou s’abstenaient de prendre position, Edwards, lui, s’était concentré sur la lutte contre la pauvreté,

  • dénonçant dans un discours devenu célèbre l’existence de « deux Amériques », celle des nantis et celle des pauvres.

Sanders se distingue cependant d’Edwards comme de Dean. Par le succès de sa campagne d’une part :

  • seul opposant à Hillary Clinton, promise à la nomination depuis des années, il a remporté de nombreuses victoires au cours de la saison des primaires et galvanisé des foules de militants, souvent très jeunes, en se finançant largement grâce à de petites donations.

Par la manière dont il s’est présenté d’autre part :

se démarquant de la personnalisation qui caractérise aujourd’hui la vie politique, il a mis l’accent tout au long de sa campagne sur la dimension collective de son entreprise, employant le « nous » plutôt que le « je » ; surtout, il s’est délibérément désigné comme un candidat « socialiste » dans un pays où le terme, ces dernières décennies, était devenu un véritable anathème.

  • Pour les républicains, bien sûr, mais également pour les démocrates les plus progressistes, qui lui préfèrent celui de liberal.

Pourtant, lorsque l’on regarde les propositions faites par Sanders (assurance santé entièrement publique, gratuité des études à l’université, augmentation de la progressivité de l’impôt et lutte contre les niches fiscales), elles se rapprochent davantage d’une vision rooseveltienne du gouvernement, qu’il a d’ailleurs revendiquée dans son discours du 19 novembre 2015, que du socialisme radical du tournant du xxe siècle.

 

Un socialisme impossible ?

En 1906, l’économiste et socialiste allemand Werner Sombart publie Pourquoi le socialisme n’existe-t-il pas aux États-Unis ?

  • Dans cet ouvrage, il explique l’absence de mouvement socialiste fort et structuré dans le monde du travail par un certain nombre de traits propres à l’économie et à la société des États-Unis, s’inscrivant dans une perspective plus tard qualifiée d’exceptionnaliste.
  • Pour Sombart, plusieurs facteurs expliquent cette absence, de l’ethos capitaliste et bourgeois propre à une nation non féodale à l’organisation du syndicalisme américain, en passant par l’importance de l’immigration et du rêve de mobilité sociale.
  • En somme, « toutes les utopies socialistes [échouent] à cause du roast-beef et de l’apple pie».

Ses conclusions ont été largement discutées et remises en question par la suite, mais le mythe d’une société américaine sans classes demeure, et périodiquement, l’interrogation sur le socialisme impossible revient :

  • si l’existence d’une population pauvre et exploitée à diverses périodes de l’histoire des États-Unis ne peut être niée, comment expliquer ce que l’on qualifie d’absence de conscience de classe parmi les soutiers du rêve américain ?

Comme l’a bien montré Eric Foner , cette interrogation repose sur une vision anhistorique de la société américaine et sur une définition très floue du socialisme :

  • s’agit-il d’un mouvement social, incarné par des luttes visant à altérer les rapports entre travail et capital ?
  • D’une idéologie appelée à s’ancrer dans un parti politique ?
  • D’une volonté révolutionnaire de mettre à bas le capitalisme ou bien, comme c’est le cas largement aujourd’hui, d’une politique réformiste qui veut corriger les inégalités créées par l’économie de marché à travers la création ou le maintien d’un État providence fort ?

L’histoire des États-Unis a été marquée par de grandes luttes sociales, notamment, et c’est une première critique à faire à Sombart, au tournant du xxe siècle ; celles-ci se sont traduites non seulement par l’obtention d’avancées majeures en matière de droit du travail – la journée de huit heures par exemple – mais également par le succès de candidats socialistes aux élections locales.

  • Sur le plan national, Eugene V. Debs, candidat socialiste à la présidentielle de 1912, auquel Bernie Sanders a consacré un documentaire en 1979, remporte près d’un million de voix (soit 6 % des suffrages exprimés).

La thèse du socialisme impossible pointe souvent le fait que la Grande Dépression n’a pas accouché d’un parti communiste fort, ni donné lieu à des mouvements révolutionnaires aux États-Unis, les ouvriers soutenant très largement les initiatives du président Roosevelt.

Or si le Parti communiste américain n’a jamais compté beaucoup de membres (moins de 100 000 pendant sa période la plus faste, à la veille de la Seconde Guerre mondiale), son influence sur la transformation du paysage syndical américain (sans parler de son rôle dans la culture populaire ou dans la mobilisation pour les droits civiques des Africains-Américains) fut capitale :

  • les membres ou sympathisants du parti communiste – et également les socialistes de l’époque – participèrent activement à l’organisation de grèves et de sit-in tout au long des années 1930 et à la création du Congress for Industrial Organization (Cio) qui s’oppose à l’American Federation of Labor, la principale centrale syndicale américaine caractérisée par son conservatisme et son syndicalisme de métier.

Trop souvent, les États-Unis sont vus à travers le prisme de leur politique institutionnelle, caractérisée par deux partis à l’idéologie relativement faible, et d’une société marquée par le matérialisme et le consumérisme, divisée en segments statistiques (par genre, par âge, par catégorie ethno-raciale, par religion, etc.) dont émergeraient des luttes strictement catégorielles – ce qui revient d’ailleurs à faire insulte à la dimension proprement universaliste des grands combats pour les droits civiques, l’émancipation féminine, les droits des personnes Lgbt……

  • Or le marxisme, s’il n’a jamais donné naissance à un mouvement socialiste ou communiste comparable à ceux qui se sont développés dans certains pays d’Europe occidentale, a nourri de nombreux combats, dans le domaine politique, social et culturel, à rebours d’un récit national promouvant le rêve américain d’une société sans classes et d’une ascension sociale strictement individuelle.

 

Les maux du discours

  • Ce récit est incarné par un discours politique qui ne s’énonce jamais en termes de classes, ni même de conflits sociaux.

Le discours d’Osawatomie, dans lequel le président Obama, en 2011, s’en prenait aux inégalités croissantes qui minent la société américaine et affaiblissent le modèle de la classe moyenne sur lequel le pays a construit son succès, aborde cette question avant tout sur le plan économique. Obama y refuse délibérément le discours de classe en disant :

« Il ne s’agit pas de lutte des classes mais du bien-être de notre nation »

  • Le problème est posé en termes d’accès au marché, d’indépendance économique qui permet de réaliser la promesse de l’American way of life, réussite matérielle et triomphe des valeurs de liberté et d’égalité allant de pair.

La manière même dont on désigne les inégalités est révélatrice. En France on parle le plus souvent, dans les médias comme chez les politiques, d’inégalités sociales, un terme vague qui renvoie à la fois aux inégalités de revenu et de patrimoine, de capital culturel et éducatif, d’accès aux services et aux prestations sociales, et qui suppose une société stratifiée.

Cette conception se retrouve dans l’un des principaux outils statistiques de l’Insee, le Pcs (professions et catégories socioprofessionnelles), qui continue à distinguer les « ouvriers » et les « employés » des « cadres ».

Le Soc (Standard Occupation Classification) du Bureau of Labor Statistics américain procède de manière radicalement différente, puisqu’il divise la population active en catégories professionnelles (métiers du droit, de la santé, de l’enseignement) et non sociales.

En effet, les inégalités aux États-Unis sont présentées comme étant avant tout économiques :

  • on parlera d’inégalité de revenus (income inequality) ou d’inégalité de richesse (wealth inequality), comme pour renforcer cette composante du rêve américain qui est que la richesse est, ou devrait être, ouverte à tous et est conçue comme l’objectif ultime de tous les individus.
  • Il n’y a donc guère de place, dans une telle nomenclature, pour les classes sociales.

À cela vient s’ajouter une autre différence, souvent source de malentendus. En français, le « social », dans le discours politique, renvoie au monde du travail, aux relations entre salariés, syndicats et entreprises, au chômage, et plus généralement à l’organisation du travail et à la manière dont il façonne la société ; la vaste « question sociale » qui émerge au xixe siècle et à laquelle Robert Castel a donné une nouvelle postérité.

Aux États-Unis, tout cela est le plus souvent présenté en termes économiques ; les « questions sociales » (social issues) sont celles de l’avortement, du port d’armes, des droits des Lgbt, du racisme, comme le montre, entre autres nombreux exemples, la classification de l’institut de sondage Gallup. En somme, ce que l’on appelle en France le « sociétal ».

  • Dans le contexte d’un discours politique d’où le social lui-même semble avoir disparu, que signifie alors l’apparition d’un candidat qui se dit « socialiste » ?
  • Faut-il y voir un retour des questions de classe, une évolution du paysage politique américain et de la société elle-même, qui seraient traversés par de nouveaux conflits ?

 

Le retour des inégalités

Y a-t-il aujourd’hui des millions de « socialistes » aux États-Unis ?

Le terme lui-même, longtemps considéré comme une insulte, a changé de connotation, et n’évoque plus les « rouges », partisans d’une redistribution radicale des richesses et d’une collectivisation des moyens de production.

Comme l’analyse Harold Meyerson, les récentes enquêtes d’opinion montrent que de plus en plus de démocrates se décrivent comme « socialistes », mais également « progressistes » et « libéraux », cette constellation d’appellations politiques assez vagues révélant une tendance générale, notamment mais pas exclusivement chez les électeurs les plus jeunes, vers une plus grande tolérance à l’égard des choix individuels et des modes de vie, en même temps qu’une plus grande attente vis-à-vis de l’État fédéral en matière de protection sociale.

On pourrait voir là une évolution « naturelle », purement démographique :

  • à l’heure où les États-Unis sont appelés à devenir dans les prochaines décennies une nation de « minorités majoritaires », les Américains, ou du moins les démocrates et une partie des indépendants, retrouveraient un consensus fondé sur la mixité sociale et ethnique, un marché libre mais régulé et une conscience écologique qui va en s’affirmant.

Mais il ne s’agit pas d’une simple question d’appellation à la mode, ni des conséquences mécaniques de l’évolution démographique des États-Unis.

Ces dernières années ont vu l’émergence de mouvements sociaux importants et divers, qui ont remis la question des inégalités sur le devant de la scène politique, dont elle avait depuis longtemps disparu.

En France et en Europe, c’est le mouvement Occupy Wall Street qui a suscité le plus d’échos et de commentaires. Dans la lignée des printemps arabes et des mouvements d’occupation espagnol ou grec, Occupy, qui a débuté à New York à l’automne 2011 et a ensuite essaimé dans de nombreuses villes américaines, s’est voulu un mouvement de remise en question radicale du système capitaliste en même temps qu’une tentative de construire une microsociété fondée sur la discussion, le consensus et la collaboration, comme cela avait déjà été le cas en Espagne, tentative reprise cette année par le mouvement Nuit debout en France. Bien que les revendications d’Occupy aient été très diverses, le slogan « Nous sommes les 99 % » reflétait son message central : l’opposition aux inégalités engendrées par la mondialisation libérale.

  • Il n’y a pas là, contrairement à ce qui a pu être dit, une logique marxiste de lutte des classes (ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu de marxistes parmi les acteurs d’Occupy),
    • mais une affirmation de l’opposition radicale entre une infime minorité qui bénéficie du système en place et la très grande majorité des citoyens, qui en pâtit.

Affirmation que l’on pourrait qualifier de populiste, si ce terme n’était devenu, comme l’écrivait déjà Henry Poulaille en 1934, « un adjectif qualificatif appliqué à tout propos et souvent hors de propos »…

Un autre mouvement important dont on a bien moins parlé de ce côté-ci de l’Atlantique est la mobilisation pour la hausse du salaire minimum, “Fight for $15”, qui a également débuté à New York, en 2012, par une grève de salariés de chaînes de fast-food. Le mouvement, soutenu par le syndicat des employés de services (Service Employees International Union, Seiu), s’est là aussi étendu à de nombreux États, et il a eu des conséquences politiques et législatives majeures.

Dans son discours sur l’état de l’Union de 2013, Barack Obama appelait à augmenter le salaire minimum ; au niveau fédéral, celui-ci est de 7,25 dollars de l’heure, mais dans les États, il varie de 5,15 dollars (en Géorgie ou au Wyoming) à 10,50 dollars dans le District of Columbia, de nombreux États s’étant ces dernières années engagés à l’augmenter.

  • Le salaire minimum a été un sujet de débat important pendant la primaire démocrate, Bernie Sanders ayant repris les revendications des manifestants de “Fight for $15”, là où Hillary Clinton tergiversait sur le montant de l’augmentation.

Rappelons que le mouvement “Fight for $15”, outre ses revendications salariales, milite pour le droit de se syndiquer, menacé dans de nombreuses entreprises américaines, en particulier dans le secteur des services.

Ces mouvements, avec d’autres phénomènes comme le succès du livre de Thomas Piketty, le Capital au xxie siècle, traduit et publié aux États-Unis en 2014, montrent que la question des inégalités économiques est devenue un sujet majeur de « l’après-crise ».

  • Car les chiffres globaux du chômage et de la croissance, selon lesquels les États-Unis seraient revenus à leur niveau d’avant 2007-2008,
    • masquent la réalité d’une augmentation des inégalités, d’un rétrécissement du marché du travail et d’une transformation profonde de celui-ci.

 

La fin du rêve américain ?

Tout cela dans un contexte d’« effritement » de la classe moyenne, pour reprendre l’expression de Julien Damon, dans l’imaginaire américain (le nombre d’Américains s’identifiant à la classe moyenne est en baisse) comme dans la réalité économique du pays (baisse du revenu médian).

Ce qui faisait déclarer au président Obama dès 2011 :

« Cela n’est pas […] un simple débat politique. C’est la question centrale de notre époque. C’est un moment décisif pour la classe moyenne, et pour tous ceux qui se battent pour y entrer. »

L’identification d’une très grande majorité de la population à la classe moyenne a longtemps été l’un des traits définissant la société américaine et l’un des facteurs invoqués pour expliquer l’absence relative de conscience de classe dans le pays.

La classe moyenne n’est pas alors un simple outil statistique, elle représente l’American way of life, un mode de vie caractérisé par des valeurs morales aussi bien que des biens matériels.

  • Comme le montrent les enquêtes du Pew Research Center ou les World Values Survey, l’identification des Américains à la classe moyenne est en baisse.

Si l’on s’intéresse aux plus jeunes, le constat est encore plus frappant :

  • l’enquête General Social Survey de l’université de Chicago montre ainsi qu’en 2014, autant de 22-32 ans déclarent appartenir à la classe moyenne qu’à la working class  (47,25 %),
    • ce qui représente une évolution significative par rapport aux jeunes du même âge en 1994 (58,91 % contre 37,98 %) et 1984 (71,88 % contre 26,32 %).

Les enquêtes ne disent pas tout, mais la manière dont les personnes s’identifient à une classe, à un groupe, n’est pas une simple question de vocabulaire ou de catégorisation sociologique.

  • Les bouleversements dans le marché du travail, dans la structure des entreprises, la porosité grandissante du temps professionnel et du temps personnel, toutes les évolutions des quarante dernières années ont sapé une certaine stratification de la société,
    • donnant plus de liberté mais également une aliénation plus diffuse, plus sournoise, qui rend difficiles les affiliations sociales et politiques.

Lorsque l’on ne sait pas où l’on se place, ni qui est dans la même situation, il est bien plus difficile de s’organiser ou de revendiquer des droits.

Le fait que de plus en plus de jeunes Américains, plus éduqués que leurs aînés, s’identifient à la working class est peut-être déjà un début de prise de conscience politique :

  • malgré leur capital culturel – pour certains d’entre eux – et la nature de leur emploi – majoritairement dans les services –, ils ne se sentent pas appartenir à la classe moyenne.

Comme l’écrit Dustin Guastella,

  • la « réalité matérielle semble façonner leur identification de classe».

Selon lui, il ne faut donc pas s’étonner que les jeunes aient soutenu Bernie Sanders lors des primaires ; cela n’a rien à voir avec de l’idéalisme naïf, mais avec la réalité de leurs conditions de vie.

Mouvements sociaux éclatés mais vivaces, évolutions générationnelles, imaginaires flottants : des courants se dessinent, dont les conséquences sont encore peu claires.

En termes sociologiques, la question de la classe demeure :

  • l’identification à une classe sociale est-elle principalement fonction du revenu, du statut, du capital social et culturel ?
  • Une enseignante précaire, allant de contrat en contrat, de vacation en vacation, voyant s’éloigner toujours plus la perspective de la titularisation (tenure), se définirait-elle comme appartenant aux « classes populaires » ?
  • Et qu’en est-il des conséquences politiques ?
  • La désaffection vis-à-vis des partis, si elle a bien d’autres causes, est aussi alimentée par ce flou : à qui parlent-ils ?

Les primaires de 2015, tant du côté républicain que du côté démocrate, ont amené aux urnes des personnes qui, à tort ou à raison, estimaient que les politiques ne s’étaient jusque-là pas adressés à elles. La question se pose, alors, des coalitions politiques susceptibles de correspondre à ces évolutions sociales. L’alliance entre les jeunes et les cols-bleus incarnée par Sanders survivra-t-elle à cette élection ? Rien n’est moins sûr. C

ertes, le Parti démocrate, après les défaites face à George W. Bush et les mandats d’Obama, s’est éloigné du centrisme des années Clinton (Bill). Pour autant, si pendant les primaires Hillary Clinton a été « poussée » vers la gauche par son concurrent, elle adopte des positions plus modérées depuis sa désignation, afin d’accentuer le contraste avec l’extrémisme du candidat républicain.

  • Le patriotisme déchaîné de la convention démocrate de juillet a bien rappelé que les partis de gouvernement ont vocation à préserver le mythe du rêve américain, à restaurer celui de la classe moyenne et à promouvoir une vision exceptionnaliste du destin des États-Unis.

 

De nouveaux combats

Nous ne sommes plus dans les années 1930.

  • Si les récents mouvements sociaux ont fait la preuve que des salariés, même isolés, même précaires, comme les employés de la restauration ou des services à la personne, peuvent agir efficacement, il n’en reste pas moins que le taux de syndicalisation demeure faible et qu’il est plus difficile de mobiliser des individus qui ont plusieurs emplois, changent régulièrement de travail et de secteur d’activité, que naguère les ouvriers de l’automobile.

« Pour l’instant, les combats dont nous aurions besoin n’émergent pas », écrit le philosophe Michael Walzer ; parce que les organisations syndicales doivent revoir leur fonctionnement, et parce que les entreprises, de plus en plus ouvertes aux questions de droits des minorités, sont en revanche radicalement hostiles à toute forme d’organisation collective des salariés.

Selon Walzer, il s’agit bien de créer une nouvelle coalition politique qui permette de transformer les rapports de classe :

« On n’atteindra pas les 99 %, mais cela pourrait bien faire plus de 50 % : les Américains qui sont en difficulté, ceux qui n’arrivent pas à vivre bien. On peut gagner les élections en les faisant voter. »

Faut-il en conclure que l’ère des « guerres culturelles » est révolue, et que l’on en revient à l’affrontement classe contre classe ? Que l’on songe au mouvement en faveur du mariage des couples de même sexe, qui a abouti en 2015 à l’arrêt Obergefell v. Hodges ou aux violences policières qui ont fait naître Black Lives Matter, on voit bien que les questions de genre, de race, d’identité, ne sont pas sorties du débat politique américain.

  • Et de même qu’il aurait été absurde de croire que les revendications des minorités effaçaient la question sociale, il serait tout aussi erroné d’en revenir à une logique de classe qui ne tienne pas compte des discriminations spécifiques dont sont par exemple victimes les Africains-Américains.

Ce que Black Lives Matter a bien compris ; ses leaders sont souvent issu.e.s de syndicats ou d’associations de salarié.e.s, et les discours font sans cesse le lien entre les inégalités économiques et sociales et la violence raciste.

Ce que l’on appelle l’« intersectionnalité » (le croisement de la race, du genre et de la classe), ou plus simplement (et politiquement) la convergence des luttes, ne se dessine pas pour l’instant aux États-Unis, pour des raisons qui ont également trait aux grandes différences régionales qui existent dans la conception des rapports sociaux.

  • Pour autant, le retour des questions d’inégalités dans un contexte de prise de conscience des droits des minorités et de réémergence de la question du racisme systémique peut être une manière de remobiliser la gauche sur différents fronts,
    • loin du rêve d’une classe moyenne universellement ascendante et patriote.

En France, l’attitude vis-à-vis des mouvements sociaux aux États-Unis est parfois empreinte d’une certaine condescendance :

  • la France serait un « vrai » pays révolutionnaire (la révolution américaine ayant été une révolution bourgeoise), pourvu d’une « vraie » tradition de gauche et d’une conscience politique bien plus aiguë que le cousin transatlantique.

On s’intéresse à l’Amérique pour ce qu’elle a d’exotique, pour ce qui, pense-t-on, nous en distingue :

  • la culture des armes, la place de la religion, le culte du succès…

Il ne s’agit pas ici de dire que ces choses-là n’existent pas, ni d’ignorer le danger très réel que représente Donald Trump, dans ce qu’il dit autant que dans ce qu’il révèle de l’exaspération d’une partie de la société américaine. Mais d’encourager nos compatriotes à regarder aussi ce qui se passe à gauche aux États-Unis.

  • La gauche française n’est pas en situation de donner des leçons, et peut-être pourrait-elle en prendre, même venues d’un pays qu’elle aime tant détester… »

– Béja, A. (2016). La classe américaine. Esprit, octobre(10), 85-96.

 

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« Le comté le plus pauvre des États-Unis ne se trouve pas dans les Appalaches ou dans le Sud profond

  • mais dans les Grandes Plaines, contrée de rudes fermiers et de petites villes rurales sur le déclin.

Dans cette région, en 2000, George W. Bush, candidat républicain à l’élection présidentielle, l’a emporté avec plus de 80 % des voix .

La nouvelle m’a stupéfait, comme elle a également stupéfait la plupart des gens que je connais, car, pour nous tous, le parti des travailleurs, des pauvres, des démunis et des victimes, c’est le parti démocrate.

  • Cela nous paraît d’une évidente simplicité et fait partie de l’ABC de tout adulte.

Lorsque j’ai raconté l’histoire de ce comté miséreux de la région des Grandes Plaines à une de mes amies, elle s’est montrée extrêmement perplexe :

« Comment peut-on voter républicain quand on a dû au moins une fois travailler pour un patron ? » Comment autant de gens ont-ils pu commettre une erreur aussi grossière ?

  • Cette excellente question est à bien des égards la question de notre temps.

Ce phénomène qui voit certaines personnes jouer contre leurs intérêts les plus fondamentaux est au cœur de la vie politique de nos démocraties. Ce dysfonctionnement est la base même de notre organisation civique ; ce sur quoi tout le reste repose.

  • Il a mis les Républicains à la tête des trois branches du gouvernement et a facilité l’élection de présidents, de sénateurs et de gouverneurs républicains.
  • Il a fait glisser les Démocrates vers la droite et permis de lancer, juste pour le plaisir, la procédure d’impeachment contre Bill Clinton.

Si vous gagnez plus de 300 000 dollars par an, vous pouvez assurément rendre grâce à ce dysfonctionnement ; et n’oubliez pas de lever parfois un verre à la santé de tous ces pauvres républicains des Grandes Plaines quand vous savourez votre bonne fortune.

C’est grâce à leur vote et à leur sens du sacrifice que vous n’avez plus à supporter le fardeau des droits de succession, les syndicats trouble-fête et ces fâcheux de régulateurs bancaires.

C’est encore grâce à l’allégeance de ces fils et filles du labeur que vous avez pu échapper à ces taux d’imposition sur le revenu que vos ascendants fortunés qualifiaient de « confiscatoires ».

  • Enfin, c’est encore grâce à eux que vous avez pu vous payer cette année deux Rolex au lieu d’une seule et vous offrir ce Segway au carénage doré.

À moins que vous ne fassiez partie de ces millions de citoyens américains moyens qui ne voient pas ce qu’il peut y avoir là de dérangeant.

À vos yeux, ce conservatisme agressif est absolument normal et c’est l’inverse qui vous laisse pantois :

  • tous ces ouvriers qui continuent de voter pour les libéraux.
  • Sans doute voyez-vous les choses à la manière de cet autocollant aperçu dans une foire au fusil de Kansas City, qui prétendait qu’« un travailleur qui soutient les Démocrates est un peu comme un poulet qui soutiendrait Kentucky Fried Chicken ! »

Vous étiez peut-être de ceux qui, en 1968, se sont « levés » pour l’Amérique, écœurés comme vous l’étiez d’entendre tous les soirs à la télé ces fils et filles à papa en colliers de perles cracher sur le pays.

Vous compreniez sans doute parfaitement ce que voulait dire Richard Nixon quand il évoquait « la majorité silencieuse » de ces gens dont le dur labeur n’avait pour salaire que les insultes proférées en permanence à leur égard du haut des plateaux de télévision, dans les films hollywoodiens ou de la bouche de ces « Je-sais-tout » d’universitaires qui ne s’intéressaient nullement à ce vous pouviez dire.

  • À moins que ces juges libéraux ne vous aient rendu fou de rage en réécrivant au débotté les lois de votre État pour satisfaire quelque idée farfelue conçue au beau milieu d’un cocktail et ordonnant que votre ville finance un plan de déségrégation de plusieurs millions de dollars sorti de leur imagination débridée ;
    • ou bien encore en relâchant les criminels pour qu’ils s’en prennent à ceux qui travaillent dur et aux plus industrieux d’entre vous.

Possible aussi que vous n’ayez pas supporté la politique du contrôle des armes qui visait évidemment le même objectif :

  • désarmer les honnêtes gens comme vous.

Peut-être Ronald Reagan vous a-t-il aspiré dans le tourbillon conservateur en rappelant à votre bon souvenir l’âge d’or de l’Amérique de Glenn Miller et d’avant que le monde ne devienne un enfer.

  • À moins que vous n’ayez été convaincu par les diatribes quotidiennes de Rush Limbaugh contre les arrogants et les prétentieux.

Peut-être même êtes-vous devenu républicain à votre corps défendant à cause de Bill Clinton lui-même, de sa fausse « compassion » criante et de son mépris évident pour les Américains moyens qui n’ont pas fait les prestigieuses universités et qu’il a eu l’audace d’envoyer au combat alors qu’il avait personnellement détalé comme un lâche quand ça avait été son tour.

Tout le monde ou presque peut raconter l’histoire de sa conversion : comment votre père avait été un sidérurgiste syndiqué et un démocrate acharné, mais comment ensuite vos frères et sœurs se sont mis à voter républicain… ; comment votre cousin avait abandonné le méthodisme pour se rendre à l’école pentecôtiste à l’extérieur de la ville ; comment vous avez fini par en avoir marre de vous faire engueuler parce que vous mangiez de la viande ou portiez des vêtements ornés de la mascotte indienne de l’université locale et qu’un jour Fox News a commencé à vous sembler assez « juste et impartial », après tout.

Prenons la famille de l’un de mes amis, originaire de l’une de ces villes du Midwest que les sociologues aiment à visiter de temps en temps parce qu’elles sont prétendument si « typiques ». Il s’agit d’une ville industrielle de taille moyenne, où l’on fabriquait des machines-outils, des pièces détachées d’automobiles et des trucs du même genre. Lorsque Reagan est devenu Président en 1981, plus de la moitié de la population ouvrière de la ville travaillait à l’usine et la plupart de ces ouvriers étaient syndiqués. Avec un ethos ouvrier, la ville était prospère, calme et libérale au sens traditionnel du terme.

Le père de mon ami était enseignant dans un établissement public, membre fidèle du syndicat des enseignants et libéral bien plus convaincu que beaucoup d’autres : a

  • près avoir été en son temps un farouche partisan de George McGovern, il avait voté, lors des primaires démocrates de 1980, pour Barbara Jordan, représentante noire du Texas.

Mon ami, en revanche, était à l’époque un étudiant républicain, jeune reaganien appréciant fort le conservatisme type Adam Smith et les écrits de William Buckley.

  • En écoutant son fils pérorer sur Milton Friedman et la nature divine du capitalisme de libre marché, le père se contentait de secouer la tête.
  • « Un de ces jours, fiston, tu réaliseras quel secoué tu fais… »

Pourtant, ce fut le père qui finit par se convertir.

Aujourd’hui, il vote pour les Républicains les plus à droite qu’il puisse trouver.

C’est la question de l’avortement qui l’a fait changer d’avis. Catholique fervent, le père de mon ami était persuadé au début des années 1990 que le caractère sacro-saint du fœtus l’emportait de loin sur toutes ses autres préoccupations et c’est ainsi qu’il a fini par se rallier à la lutte des conservateurs contre les antéchrists : les médias élitistes, l’ACLU, le mépris pour nos valeurs, le féminisme chic et ceux qui rejettent l’idée que les chrétiens sont honteusement persécutés – ici, aux États-Unis ! En fait, cela ne l’a même pas dérangé d’entendre Bill O’Reilly affirmer que le syndicat des enseignants était constitué d’individus qui « n’aim[ai]ent pas l’Amérique ».

Pendant ce temps, sa petite ville typiquement moyenne du Midwest avait suivi la même trajectoire.

Alors même que la politique économique républicaine dévastait les industries, les syndicats et les quartiers de la ville, la population réagissait en se focalisant sur les problèmes d’ordre culturel pour finir par se retrouver avec un représentant républicain de la ligne dure, un chrétien born again qui menait avant tout campagne sur le thème de l’anti-avortement.

  • Aujourd’hui, la ville ressemble à un Detroit en miniature.
  • En outre, à chaque mauvaise nouvelle économique, elle devient un peu plus amère, plus cynique et plus conservatrice.

 

* * *

Ce dysfonctionnement est la signature même de la Grande Réaction, ce conservatisme qui occupa d’abord la scène nationale en vitupérant contre les grands rassemblements et les manifestations qui marquèrent la fin des années 1960.

Tandis que les anciennes formes de conservatisme insistaient avant tout sur la nécessité d’imposer une certaine sobriété fiscale, la réaction mobilisait les électeurs sur des questions sociales explosives – soulevant la colère de l’opinion publique contre tout ce qui allait de la déségrégation scolaire à l’art antichrétien –, qu’elle connecta ensuite à une politique économique favorable aux milieux d’affaires.

  • Cette colère culturelle fut finalement mise au service de fins économiques.
  • Ce sont pourtant ces mesures économiques – et certainement pas les misérables escarmouches d’interminables guerres culturelles – qui constituent les plus grands monuments de ce mouvement.

C’est justement la réaction qui a permis le consensus international de ces dernières années sur la question du libre marché avec les privatisations, dérégulations et autres désyndicalisations qui l’accompagnent inévitablement. La réaction garantit que les Républicains se maintiendront en place même si leur miraculeux libre marché échoue, si leur libertarisme n’apporte rien de concluant et si leur « Nouvelle Économie » s’effondre. Elle a permis de concrétiser les fantasmes de la « mondialisation » et d’un impérialisme de libre marché que les commerciaux de la politique ont imposés au reste du monde avec une belle assurance. Pour la seule raison que certains artistes ont décidé de choquer les ploucs en plongeant des Jésus dans l’urine, la planète entière doit se reconstruire selon le scénario proposé par le parti républicain américain.

La Grande Réaction a permis la renaissance du « laisser – faire », mais cela ne signifie pas obligatoirement que l’on nous parle à la manière de ces vieux capitalistes qui invoquaient le droit divin de l’argent ou exigeaient que les manants se tiennent à leur place dans la grande chaîne de l’humanité.

Non, bien au contraire, la réaction s’est présentée comme l’ennemie de l’élite, la voix des victimes d’une persécution injuste, une protestation légitime de ceux qui se trouvent du mauvais côté de l’histoire.

  • Que les hérauts de cette réaction se soient le plus souvent trouvés aux commandes des trois instances du pouvoir – le gouvernement, le Congrès et la Cour suprême – ne compte pour rien.
  • Quant au fait que ceux qui en profitent le plus sont également les individus les plus riches de la planète, cela ne semble pas poser de problème.

D’ailleurs, les porte-voix de la réaction minimisent systématiquement l’importance de la politique économique.

  • Le principe de base de ce mouvement est que la culture l’emporte de loin sur l’économie en matière d’intérêt public – Les Valeurs avant tout, comme le proclamait le titre d’un livre de la littérature réactionnaire.

Sur ce terrain, la réaction a pu rallier au modèle conservateur d’anciens partisans convaincus du New Deal.

Si les bonnes vieilles valeurs peuvent avoir leur utilité quand les conservateurs sont en tournée électorale, une fois installés au pouvoir, la seule chose qu’il leur importe de ressusciter, c’est un système économique avec des bas salaires et des réglementations extrêmement souples.

Au cours des trois dernières décennies, ils ont démantelé le système social, réduit les charges fiscales sur les entreprises et les grandes fortunes et assuré le retour du pays à une répartition des richesses digne du xixe siècle. D’où la principale contradiction de la Grande Réaction : un mouvement issu de la classe ouvrière qui a causé d’inestimables dommages historiques à cette même classe ouvrière.

Les principaux chantres de la réaction peuvent bien évoquer le Christ en permanence, leur seul saint patron est le monde des affaires. Les valeurs peuvent bien passer « avant tout » pour les électeurs, ils se mettent toujours au service de l’argent une fois qu’ils l’ont emporté. C’est d’ailleurs là une des marques distinctives du phénomène qui fut d’une absolue régularité au cours des précédentes décennies. L’avortement n’est jamais interdit. La discrimination positive n’est jamais abolie. L’industrie culturelle n’est jamais tenue de faire le ménage chez elle. Même le plus grand des guerriers de la culture s’est révélé un dégonflé notoire quand il a fallu passer à l’action.

  • « Reagan s’était fait le champion des “valeurs traditionnelles”, mais rien ne prouve qu’il ait considéré leur restauration comme une véritable priorité », a ainsi pu écrire Christopher Lasch, l’un des analystes les plus perspicaces de la sensibilité réactionnaire.

« Ce qui l’intéressait avant tout, c’était le retour au capitalisme sauvage des années 1920 : le rejet définitif du New Deal. » 

Ce fait intrigue tout particulièrement les observateurs. Et l’on s’attendrait à ce qu’il en soit de même pour les vrais fidèles de la réaction.

  • Leurs tribuns grandiloquents ne passent jamais à l’acte.
  • Leur colère s’exaspère mais ils réélisent pourtant tous les deux ans leurs héros de droite pour la deuxième, la troisième ou la vingtième fois.

Le truc n’est jamais éventé et l’illusion jamais dissipée.

Votez pour interdire l’avortement et vous aurez une bonne réduction de l’impôt sur le capital.

Votez pour que votre pays redevienne fort et vous aurez la décentralisation.

Votez pour faire la nique à ces universitaires politiquement corrects et vous aurez la déréglementation de l’électricité.

Votez pour que le gouvernement vous lâche un peu les baskets et vous aurez les conglomérats et les monopoles des médias et de l’agro-alimentaire.

Votez pour résister au terrorisme et vous aurez la privatisation de la sécurité sociale.

Votez pour mettre une bonne taloche à l’élitisme et vous aurez un ordre social au sein duquel les riches sont plus riches qui ne l’ont jamais été, les travailleurs dépouillés de tout pouvoir et les PDG rémunérés au-delà de toute imagination.

  • Comme nous pouvons le constater, les théoriciens de la réaction imaginent d’innombrables conspirations où les riches, les puissants et ceux qui ont des relations – les médias libéraux, les scientifiques athées et l’élite snob de la côté Est –
    • tirent les ficelles et font danser les pantins que nous sommes.

Pourtant, la réaction elle-même s’est avérée un piège politique si dévastateur pour les intérêts de l’Amérique moyenne que même le manipulateur le plus diabolique aurait eu du mal à le concevoir.

  • Car ce à quoi nous avons finalement assisté dans ce pays, c’est à une révolte contre l’« establishment » qui s’est conclue par une baisse de la fiscalité sur les droits de succession.

Voici un mouvement dont la solution à la structure du pouvoir est d’enrichir les riches ; dont la réponse à la dégradation inexorable de la condition des travailleurs est de s’en prendre sévèrement aux syndicats et aux programmes libéraux de sécurité sur les lieux de travail ; et dont la solution à la montée de l’ignorance en Amérique est de mettre des bâtons dans les roues de l’enseignement public.

Comme une Révolution française à l’envers (une révolution où les sans-culottes envahiraient les rues pour exiger plus de pouvoirs pour les aristocrates), la réaction ouvre l’éventail du politiquement admissible à droite, plus à droite et toujours plus à droite. Si elle ne ressuscitera sans doute pas la prière à l’école, elle a ressorti toutes les panacées économiques de droite des poubelles de l’histoire. Après être revenus sur les principales réformes économiques des années 1960 (la guerre à la pauvreté) et sur celles des années 1930 (législation du travail, soutien aux prix agricoles, régulation bancaire), ses responsables tournent aujourd’hui leurs armes contre les acquis sociaux des toutes premières années du progressisme (le droit de succession de Woodrow Wilson et les mesures antitrust de Theodore Roosevelt). Encore un petit effort et la réaction pourrait bien rayer d’un trait la totalité du xxe siècle.

  • En tant que formule permettant de former une coalition politique dominante, la réaction semble si improbable et si paradoxale que les observateurs libéraux ont souvent bien du mal à croire à son existence réelle.

En toute logique, pensent-ils, ces deux groupes (les hommes d’affaires et les ouvriers) devraient se sauter à la gorge.

Le fait que le parti républicain puisse se présenter comme le défenseur de l’Amérique ouvrière est aux yeux des libéraux un déni de la réalité politique si flagrant qu’ils rejettent globalement ce phénomène et refusent de le prendre au sérieux. Pour eux, la Grande Réaction n’est qu’une sorte de crypto-racisme, une maladie de vieillesse, l’expression tous azimuts de la colère des ploucs religieux ou la protestation de « Blancs colériques » qui s’imaginent à la traîne de l’histoire.

  1. Pourtant, interpréter ainsi la réaction, c’est ignorer son pouvoir de séduction en tant qu’idée et sa formidable vitalité populaire.
  2. Elle se propage malgré tout comme une épidémie d’amertume susceptible de toucher aussi bien les fondamentalistes protestants que les catholiques, les juifs et les Blancs outragés, ainsi que toutes les nuances démographiques imaginables.

Il importe peu que les mouvements qui avaient inspiré initialement le recours à la « majorité silencieuse » de Nixon dans les années 1970 se soient éteints depuis longtemps, la réaction continue de hurler sans faiblir sa colère depuis des décennies.

  • Les libéraux convaincus qui dirigeaient l’Amérique à cette époque forment une espèce en voie de disparition.

La Nouvelle Gauche, avec son mépris et ses sarcasmes à l’adresse du drapeau, a également disparu.

  • La totalité de la « société d’abondance », avec ses entreprises paternalistes et ses syndicats puissants, s’évanouit davantage dans l’éther à mesure que les années passent. Mais la réaction, elle, demeure.
  • Elle continue de faire ses terribles cauchemars de déclin national, de criminalité sans précédent et de haute trahison sans se soucier de ce qu’il se passe vraiment dans le monde réel.

Avec le temps, ce qu’il pouvait y avoir d’authentique, de populaire et même de « populiste » dans le phénomène réactionnaire s’est transformé en un mélodrame de type pavlovien, dont l’intrigue serait aussi téléphonée qu’une émission du « O’Reilly Factor » et les résultats tout aussi prévisibles – et juteux – qu’une publicité pour Coca-Cola.

  • D’un côté vous lancez un sujet comme « la menace du mariage homosexuel », par exemple,
    • et à l’autre bout de la chaîne, presque automatiquement, vous enregistrez un soulèvement d’indignation de la part de l’Amérique moyenne, des lettres de protestation adressées aux rédacteurs en chef et une récolte électorale des plus gratifiantes.

Mon but est d’analyser la réaction sous tous ses aspects – ses théoriciens, ses élus et ses fantassins – et de comprendre le type de dysfonctionnement qui a pu pousser tant de gens ordinaires à un tel masochisme politique.

  • Je le ferai en observant tout particulièrement un lieu où le renversement politique s’est avéré spectaculaire.
  • Il s’agit de l’État dont je suis originaire, le Kansas, ce véritable foyer de mouvements réformistes de gauche il y a un siècle mais qui figure aujourd’hui parmi les plus fervents partisans de ce non-sens réactionnaire.

L’histoire de cet État, comme la longue histoire de la réaction elle-même, n’est pas de nature à rassurer les optimistes ou à faire taire les pessimistes. Pourtant, si nous voulons comprendre les forces qui nous ont poussés si loin vers la droite, c’est bien vers le Kansas qu’il faut nous tourner.

  • Les hauts dignitaires du conservatisme aiment se justifier en affirmant que c’est bien le marché libre qui, tel un Dieu sage et bienveillant, a commandé toutes les mesures économiques qu’ils ont imposées à l’Amérique et au monde au cours des dernières décennies.
  • Mais en vérité, c’est le dysfonctionnement soigneusement entretenu d’endroits comme le Kansas qui a propulsé leur mouvement au firmament politique. Et c’est la guerre culturelle qui l’a alimenté.

Des hauteurs climatisées d’un ensemble de bureaux de quartiers résidentiels, on pourrait se croire entré dans une nouvelle Ère de Raison :

  • ses sites Internet chantant à l’unisson ; son centre commercial en bas de la rue qui, chaque semaine, semble avoir miraculeusement anticipé nos goûts pourtant si subtilement changeants ; son économie mondiale dont les bienfaits ne cessent de se déverser sur nous ; et son long défilé d’Infinitis inoxydables s’écoulant le long des rues de quartiers si joliment et si judicieusement conçus.

Mais à y regarder de plus près,

  • ce pays ressemble davantage à un tableau de folies et de mensonges dignes de Jérôme Bosch :
    • ouvriers patriotes fervents récitant le serment au drapeau tout en étranglant de leurs propres mains leurs chances dans la vie ;
    • petits fermiers votant fièrement pour qu’on les expulse ;
    • pères de famille dévoués faisant tout leur possible pour que leurs enfants ne puissent jamais se payer l’université ou bénéficier de soins médicaux dignes de ce nom ;
    • travailleurs des villes du Midwest applaudissant au moment d’offrir une victoire écrasante à un candidat dont la politique fera disparaître leur mode de vie, transformera leur région en « ceinture de rouille » et leur portera des coups dont ils ne se relèveront jamais. »

– Frank, T. (2013). Qu’est-ce qui cloche avec l’Amérique ?. Dans : , T. Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite (pp. 1-16). Agone.

 

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« Dans un ouvrage devenu polémique, l’historien de l’université de Columbia Mark Lilla avance que les Démocrates ont perdu l’élection présidentielle de 2016

  • à cause de la prévalence des politiques identitaires qui sont, d’après lui, devenues le seul point d’ancrage idéologique du parti de l’âne.

Toujours selon Lilla, « la conscience identitaire de gauche » s’est imposée au détriment de « la conscience politique de gauche ».

Il enjoint le Parti démocrate à élargir sa base électorale en abordant des sujets qui toucheraient la majorité des Américains.

  • Dans son ouvrage Lilla fait écho à certaines des critiques que Bernie Sanders avait exprimées dans sa campagne.

Une partie de l’électorat démocrate serait las des revendications identitaires telles que l’accès aux toilettes des personnes transgenres.

Steve Bannon ne déclarait-il pas lui-même :

« Les Démocrates, s’ils jouent la carte des revendications identitaires, je les tiens. Je veux qu’ils parlent du racisme tous les jours. Si la gauche est obnubilée par l’identité et les revendications raciales, on enchaine avec le nationalisme économique et on écrase le Parti démocrate ».

D’un point de vue stratégique, la proposition de Lilla pose problème.

En effet, Bernie Sanders a connu ses plus importantes contre-performances électorales dans les États dont la population était la plus diverse, c’est-à-dire là où la coalition démocrate repose en particulier sur le vote Africain-Américain et Latino.

Dans ces États, le message de Bernie Sanders centré exclusivement sur les inégalités de classe n’a eu que peu de succès en particulier auprès du segment le plus fidèle de l’électorat démocrate :

  • les seniors Africain-Américains.

Dans une certaine mesure la proposition de Mark Lilla présente la même limite que la critique du capitalisme financier dénoncé par Thomas Piketty lorsqu’il explique que l’élite économique des États-Unis est exclusivement composée d’héritiers et s’assimile à une aristocratie.

  • La thèse de Piketty est que le modèle économique à venir sera marqué par un taux de croissance faible et une augmentation du taux de rendement du capital ce qui rend la question de l’héritage centrale dans la lutte contre les inégalités.

Ces deux intellectuels ont évidemment raison de mettre l’accent sur la centralité du concept de classe, dans son sens le plus large, dans une Amérique où les inégalités économiques ne font que croitre.

  • Comme Richard Reeves l’a montré, ce n’est pas seulement l’ultra classe supérieure (les 1 %, ou les 0,1 %, les plus riches) qui distance le reste de la population.
  • La position socio-économique des 20 % des Américains les plus riches (ce qu’il appelle la classe moyenne supérieure) se transmet de génération en génération.

Toutefois, ce débat est particulièrement complexe aux États-Unis car pour des raisons historiques et culturelles il existe une très forte corrélation entre le statut socio-économique et l’affiliation ethno-raciale.

Pour le dire différemment, cette nouvelle aristocratie est presque exclusivement blanche.

  • Le degré de corrélation entre les inégalités socio-économiques et les inégalités ethno-raciales font que le concept de classe et le concept de race sont, de fait, deux côtés d’une même pièce.
  • Cette apparente symbiose change la perspective que les Américains ont des inégalités.
  • La difficulté politique réside donc dans les différentes tentatives de traiter l’un sans traiter l’autre.

En 2016, le Parti démocrate s’est retrouvé divisé lors des élections primaires, et lors de l’élection générale dans une certaine mesure, puisqu’il était tiraillé en partie par des mouvements populaires externes extrêmement forts faisant osciller ces candidats entre des revendications identitaires (de type Black Lives Matter) et des revendications plus économiques (de type Reform Wall Street).

De façon un peu caricaturale on peut estimer que dans ces mouvements, la source des inégalités est tour à tour le racisme institutionnalisé ou le capitalisme financier.

Afin de reconquérir le pouvoir pour mettre en place des réformes visant à réduire les inégalités structurelles, les candidats à l’élection présidentielle au sein du Parti démocrate semblent donc devoir passer d’une approche encore trop exclusive (race ou classe) à une approche beaucoup plus inclusive (race et classe).

  • Cette intersectionnalité, qui inclut aussi les inégalités de genre, existe déjà à la gauche du parti dans les associations ou les milieux universitaires mais ne semble pas avoir percolé au sein du Parti démocrate.

Cet article fait l’hypothèse que les prochains candidats démocrates vont devoir intégrer une certaine forme d’intersectionnalité, voir l’incarner, sous peine de ne pas réussir à passer le stade des élections primaires.

Compte tenu de l’évolution démographique de l’électorat des primaires, elles opèrent une sélection naturelle qui rend l’émergence d’un candidat « intersectionnel » presque inévitable.

  • Cette tendance est combattue et redoutée par une faction du Parti démocrate, s’estimant validée par la victoire de Donald Trump, qui est persuadée qu’un tel choix continuerait d’aliéner la majorité de l’électorat blanc (en particulier les non-diplômés) et mènerait à une défaite lors de l’élection générale.

[…]

 

Race et inégalités

  • De quoi parle-t-on lorsque l’on parle d’égalité ou d’inégalité ?

Il existe de nombreuses façons de mesurer ou de définir l’égalité.

Cette discussion dépasse le cadre de cet article mais une des définitions pourrait être :

  • dans quelle mesure certaines difficultés sociales et économiques se cumulent et se recoupent avec d’autres.
  • Les plus désavantagés sont bien souvent ceux qui cumulent le plus de difficultés.
  • C’est ce que certains sociologues appellent la pauvreté multidimensionnelle.

Pour des raisons historiques propres à la nation américaine, les rapports de pouvoir et le statut minoritaire s’envisagent principalement à travers le prisme ethno-racial.

Toutes les études statistiques américaines, qu’elles soient dans le domaine de la démographie, de l’économie ou de la santé, incluent systématiquement cinq groupes ethno-raciaux, ce que David Hollinger a appelé le « pentagone ethno-racial ».

La plupart des études comparent le groupe majoritaire « blanc » aux Africain-Américains, aux Latino et aux Asiatique-Américains.

À cause de la petite taille de leur population (à peine 2 % de la population générale) les Amérindiens ne sont pas inclus dans les études économiques nationales, bien que l’on sache que ces communautés présentent des taux de chômage (11.3 %) ou de pauvreté (27 %) bien supérieurs à la moyenne.

Cette omniprésence du facteur ethno-racial fait que la pauvreté et les inégalités ne sont pas envisagées de la même manière outre-Atlantique qu’elles ne le sont dans des pays où ces statistiques n’existent pas, ou, tout au moins, pas de façon systématique. La corrélation statistique entre inégalité et identité « ethno-raciale » pose un défi pour toute analyse sociologique et économique. En effet, l’accroissement des inégalités et l’accumulation de richesse par une élite peuvent être perçus aux États-Unis comme créant non pas simplement une nouvelle forme d’aristocratie mais ce que j’ai appelé une nouvelle « aristocratie blanche », cette forme ultime du privilège blanc (white priviledge). Il est donc primordial de ne pas négliger l’importance du concept de race dans l’approche américaine de la pauvreté et des inégalités structurelles, que ce soit pour s’en inspirer ou pour le déconstruire, ou, tout simplement, pour mieux saisir la perspective spécifiquement américaine des phénomènes sociaux.

Il conviendra dans un premier temps de démontrer l’existence de cette aristocratie blanche car bien que de nombreuses études universitaires se consacrent aux inégalités ethno-raciales le discours du Parti républicain prouve que cette perspective ne convainc pas en dehors des cercles universitaires. Dans un second temps, j’avancerai l’hypothèse qu’une approche regroupant les concepts de race et de classe au lieu de les opposer pourrait non seulement s’avérer fructueux d’un point de vue stratégique pour le Parti démocrate mais que ce n’est pas par choix idéologique que le parti risque fort de prendre cette direction mais bien poussé par des contraintes électorales fortes.

 

L’avènement de l’aristocratie blanche : mesure et projection des écarts de richesse 

[…]

 

Le parti de l’intersectionalité malgré lui ?

Bien qu’en 2016, Hillary Clinton tenta de se présenter comme une « progressiste pragmatique » sa défaite sonna le glas des Nouveaux Démocrates, héritiés du Democratic Leadership Council et de la Troisième voie, que représentait son mari. Hillary se positionna bien plus à gauche de l’échiquier politique que Bill, en partie à cause de la montée de Bernie Sanders.

  • Le centre de gravité du Parti démocrate, devenu plus homogène, s’est déporté vers la gauche depuis les années 1990.
  • L’aile la plus conservatrice du parti, incarnée par les Blue Dogs, a disparu et les Nouveaux Démocrates représentent dorénavant la faction la plus centriste du parti.

Désormais, le rapport de force au sein du parti se situe entre l’aile que j’appelle liberal, plus mainstream et consensuelle, et l’aile progressiste du parti (incarnée par le progressive caucus), héritiés de la Nouvelle Gauche (New Left).

  • Cette faction doit beaucoup à ce que David Karpf a appelé l’effet MoveOn en référence à l’influence de l’organisation Moveon.org, très efficace dans la mobilisation de la base progressiste .

Cette fracture est autant stratégique et générationnelle qu’idéologique car ces deux factions partagent un grand nombre d’orientations politiques.

  • Cependant, ce qui se joue au sein du Parti démocrate va bien au delà de l’opposition entre « vrais » progressistes et l’establishment, entre la base et les dirigeants du parti.

Les tensions entre les candidats conventionnels et les « insurgés » émergent à chaque élection. Les dirigeants des deux grands partis préfèrent toujours les candidats modérés car ils savent pertinemment que les élections générales se gagnent au centre et que les candidats radicaux ne survivent que dans les circonscriptions non-compétitives.

  • Le problème de l’équation électorale des présidentielles américaine est que l’électorat des primaires, et les États clefs pour chaque parti, est très différent de l’électorat de l’élection générale qui se joue dans une douzaine d’États.

Cette tension, fruit d’une polarisation exacerbée, n’est pas nouvelle et est présente au sein des deux partis.

  • Ce qui différencie la dynamique du Parti démocrate c’est sa diversité ethno-raciale face à un électorat républicain plus homogène puisque presque entièrement blanc.

En 2018, le Parti démocrate porte pratiquement à lui seul l’impératif de diversité du corps des représentants du peuple. Dans les législatures, comme au Congrès, la très grande majorité des femmes ou des minorités ethno-raciales sont des Démocrates.

  • N’en déplaise à Mark Lilla, Christopher Achen et Larry Bartels ont démontré dans Democracy for Realists à quel point
    • les revendications identitaires étaient prépondérantes dans le comportement des électeurs et leur attachement à un parti politique.

Par conséquent, souhaiter que le Parti démocrate ignore les attentes très fortes en matière d’inégalités ethno-raciales, ou de genre, ne tient pas compte de la réalité électorale du pays.

  • Ce positionnement ne prend pas non plus en compte la réalité des revendications identitaires qui unissent la coalition conservatrice blanche.

La direction du Parti démocrate lui est imposée par les contraintes électorales et non par un choix idéologique. C’est l’électorat des primaires qui pousse le parti vers un traitement simultané des questions de classe, de race et de genre.

  • Le défi du 21e siècle pour le Parti démocrate n’est pas la lutte contre la suprématie blanche, ni la lutte contre la reproduction d’un système quasi-aristocratique d’accumulation de richesse et de pouvoir.
  • C’est l’avènement d’un phénomène qui cumule les deux : l’aristocratie blanche.
  • Et il va sans dire que toutes les formes d’aristocraties sont dominées par une idéologie patriarcale.

Cette évolution du Parti démocrate vers le parti de l’intersectionalité est devenue encore plus prégnante d’un point de vue symbolique depuis que la famille Trump a pris résidence à la Maison-Blanche.

La famille Trump, famille de rentiers s’il en est, est l’archétype même de cette aristocratie blanche.

  • Le fait que les représentants du peuple à Washington soient de plus en plus souvent des millionnaire a un impact considérable sur la politique économique du pays.
  • Cette tendance fut renforcée par la présidence Trump qui nomma un gouvernement composé presque exclusivement de millionnaires et milliardaires.

D’un point de vue législatif, l’administration Trump et le Parti républicain ne peuvent s’enorgueillir que d’une seule victoire : le passage de la grande loi de réforme de la fiscalité à l’hiver 2017 (The Tax Cut and Jobs Act).

Cette réforme privilégie les Américains les plus riches et les grandes entreprises et crée un manque fiscal de 2 300 milliards de dollars sur 10 ans.

  • Ce manque à gagner risque fort d’aggraver le déficit et les inégalités de revenu puisque la loi augmente les profits pour les 5 % des Américains les plus riches et réduit les aides aux plus démunis.

Par exemple, elle élimine l’obligation de se procurer une assurance maladie ce qui pourrait engendrer la perte de couverture de santé pour quelques 13 millions d’américains sur 10 ans d’après le Congressional Budget Office .

Cette réforme vint confirmer ce que le premier budget de l’administration Trump avait entamé : une nouvelle accélération dans le démantèlement des programmes de redistribution et de lutte contre la pauvreté.

  • Compte tenu de la corrélation entre niveau de richesse et identité ethno-raciale, la grande réforme fiscale et les budgets républicains bénéficient à l’aristocratie blanche.

Sur le long terme le Parti démocrate devra se positionner clairement face à cette double fracture économique et ethno-raciale qui n’en constitue qu’une.

Il y est d’autant plus poussé par le phénomène hors norme qu’est la présidence Trump qui semble concentrer toutes les tensions de classe, de race et de genre. En effet plus de 20 femmes ont accusé Donald Trump d’agression ou de harassement sexuel. À ces accusations Donald Trump a répondu par des provocations empreintes de misogynie. De plus, le Président instrumentalise politiquement les fractures ethno-raciales de la société américaine au point d’apparaitre ostensiblement hostile aux minorités. Il cultive même cette image en multipliant les provocations : il dénonce les immigrants mexicains qu’il accuse d’être des violeurs ; il signe un décret anti-immigration musulmane ; il met en place une politique de séparation des familles pour les demandeurs d’asile ; il défend les suprématistes blancs (et s’entoure de figures telles que Steve Bannon et Steve Miller) ; il attaque les athlètes africains-américains qui protestent contre les injustices raciales et les bavures policières.

  • Bref, Donald Trump entretient ces fractures identitaires, sans baisser dans les sondages, s’assurant ainsi qu’elles surdétermineront l’élection de 2020 qui sera avant tout un référendum sur les valeurs qu’il incarne de façon si ostentatoire.

 

Conclusion

Aux États-Unis, la corrélation statistique entre inégalité socio-économiques et identité ethno-raciale pose un défi d’interprétation quant à l’origine de ces inégalités et donc leur traitement éventuel.

L’avènement d’une catégorie de rentiers et d’héritiers ne peut pas simplement être interprété comme la simple victoire du capital sur le travail mais comme la perpétuation d’une aristocratie blanche.

  • Toutefois, l’opposition entre classe et race reste toujours forte au sein du Parti démocrate.

Les politiques publiques visant à réduire les inégalités structurelles se partagent en deux catégories :

  • celles qui prennent en compte le facteur ethno-racial (race-conscious policies) et
  • celles qui ne le prennent pas en compte (colorblind policies).

Une des difficultés du parti de l’âne est que l’électorat des primaires démocrates contient une proportion importante de minorités ethno-raciales particulièrement réceptives aux discours visant à traiter spécifiquement les disparités ethno-raciales ou les discriminations.

  • Or, le reste de l’électorat américain est soit plus sensible à un discours sur la seule réduction des inégalités socio-économiques, soit foncièrement hostile à toute prise en compte du facteur ethno-racial dans les politiques publiques.

L’incapacité de Bernie Sanders à aborder les inégalités ethno-raciales comme un aspect spécifique du capitalisme américain devant être traité comme tel explique, en partie, son incapacité à se faire entendre des minorités ethno-raciales dont la part dans l’électorat des primaires démocrates est très large et augmente.

Le Parti démocrate semble à la croisée des chemins et n’a que trois options :

  • race,
  • classe,
  • race et classe.

C’est-à-dire élaborer un programme qui repose principalement sur la réduction soit des inégalités ethno-raciales, soit des inégalités de classe, soit les deux en même temps.

Mettre la stratification ethno-raciale au cœur du programme démocrate, mobiliser sa base en promettant de lutter contre les discriminations et parier sur une large mobilisation du vote des minorités paraît périlleux après l’élection de 2016.

  • Malgré l’impopularité du président sortant, un tel pari semble risqué pour 2020 au delà des primaires démocrates.
  • La tendance au sein du Parti démocrate, en 2018, est plutôt l’inverse, c’est-à-dire tirer à tout prix les enseignements de 2016 et s’efforcer de ne pas aliéner la partie de l’électorat blanc qui a déserté les Démocrates.

Le problème d’une telle approche est qu’elle ne permet pas de mobiliser le vote des communautés non-blanches qui représentent un pourcentage de plus en plus grand de la coalition démocrate dans de nombreux États.

  • Le Parti démocrate du 21ème siècle ne peut pas, du point de vue de sa stratégie électorale, négliger le vote minoritaire.
  • La composition démographique de l’électorat des élections primaires l’en empêchera.

Il reste donc une troisième option.

Idéalement, le Parti démocrate devrait proposer un programme de réduction des inégalités visant à traiter les maux du capitalisme dans le contexte américain de stratification ethno-raciale de la société.

  • Un programme de régulation et de redistribution visant à réduire les inégalités entre les 1 % les plus riches (voire même les 20 % les plus riches) et le reste de la population tout en atténuant la stratification ethno-raciale et les discriminations.

Toutefois, cette synthèse, parfois incarnée par l’expression social justice, demande un travail intellectuel et idéologique que les deux grands partis américains ne semblent pas à même de réaliser.

Les tensions face à la montée des inégalités, dues à cette double fracture politique (classe et race), si l’histoire se répète, risquent de mener à une « nomination de synthèse ».

Face à des primaires qui auront divisé le parti, le gagnant choisira un vice-président lui apportant les voix de l’autre aile du parti. Ce système de « ticket » permet d’unifier temporairement les coalitions électorales et, face à Donald Trump, suffira peut-être à installer un(e) Démocrate à la Maison-Blanche mais ne permettra pas de résoudre le dilemme des inégalités croissantes aux États-Unis.

Tant que les concepts de race et de classe ne participeront pas d’une vision globale en matière d’égalité, la promesse que les Pères fondateurs ont inscrite dans la Déclaration d’Indépendance n’apparaitra que comme le vœu pieu d’une plus ancienne incarnation de l’aristocratie blanche. »

– Richomme, O. (2019). La crise identitaire du Parti démocrate face à l’avènement de l’aristocratie blanche. Politique américaine, 32(1), 41-82.

 

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Lectures supplémentaires / complémentaires :

  • Dortier, J. (2009). À la recherche des lois du bonheur. Dans : , J. Dortier, Les Humains: Mode d’emploi (pp. 73-84). Editions Sciences Humaines.
  • Jones, G. (2018). “Vicissitudes of Happiness”: An Interview with Gavin Jones. Revue française d’études américaines, 157(4), 12-18.
  • Marin-Lamellet, J. (2018). “The Mental Side of Life in the Pursuit of Happiness”: Happiness, Health and “Metaphysical Religions” at the Turn of the Twentieth Century. Revue française d’études américaines, 157(4), 58-70.
  • Sivils, M. (2018). Transcorporeality and the Pursuit of Happiness in Leonora Sansay’s Laura (1809). Revue française d’études américaines, 157(4), 104-116.
  • Narvaez, A. (2018). Religion séculière et spiritualité panenthéiste: La recherche du bonheur au sein des communautés de la Society for Universal Inquiry and Reform. Revue française d’études américaines, 157(4), 34-57.
  • Marienstras, É. (2018). La recherche du bonheur dans la Virginie coloniale. Revue française d’études américaines, 157(4), 90-103.
  • Aje, L. (2018). L’affranchissement testamentaire des esclaves en Caroline du Sud 1783-1865: Un bonheur différé ?. Revue française d’études américaines, 157(4), 117-134.
  • Berry, R. (2018). Racial intelligibility and the Search for Happiness: In James Arthur Baldwin’s Another Country. Revue française d’études américaines, 157(4), 135-145.
  • Feith, M. (2018). Tracking the Slave Narrative in Colson Whitehead’s: The Underground Railroad (2016). Revue française d’études américaines, 157(4), 146-160.
  • Antolin, P. (2018). A “visible form of invisibility”: Hybridism and figuration in Siri Hustvedt’s The Shaking Woman. Revue française d’études américaines, 157(4), 214-228.
  • Tassin, J. (2010). Le bonheur est-il neurobiologique ?. Dans : René Frydman éd., Recherche bonheur désespérément.. (pp. 47-54). Presses Universitaires de France.
  • Dolto, C. (2010). Le puzzle archaïque du bonheur. Dans : René Frydman éd., Recherche bonheur désespérément.. (pp. 27-45).  Presses Universitaires de France.
  • Rosenblum, O. (2010). Si le bonheur est dans le pré…-partum, pourquoi un si malheureux bonheur dans le postpartum ?. Dans : René Frydman éd., Recherche bonheur désespérément.. (pp. 7-15). Presses Universitaires de France.
  • Haidt, J. (2010). Chapitre 5. À la recherche du bonheur. Dans : , J. Haidt, L’hypothèse du bonheur: la redécouverte de la sagesse ancienne dans la science contemporaine (pp. 103-130). Mardaga.
  • Haidt, J. (2010). Chapitre 10. Le bonheur vient de la relation. Dans : , J. Haidt, L’hypothèse du bonheur: la redécouverte de la sagesse ancienne dans la science contemporaine (pp. 245-273). Mardaga.
  • Adam, P. (1999). Bonheur dans le ghetto ou bonheur domestique: Enquête sur l’évolution des expériences homosexuelles. Actes de la recherche en sciences sociales, 128(3), 56-67.
  • « Chapitre 1. L’homme archaïque et son monde », dans : , Aux origines de la philosophie européenne. De la pensée archaïque au néoplatonisme, sous la direction de Couloubaritsis Lambros. De Boeck Supérieur, « Le Point philosophique », 2003, p. 51-70.
  • Schlegel, J. (2011). L’inachèvement de la démocratie: Sur une trilogie de Marcel Gauchet. Esprit, juillet(7), 70-78.
  • Bénoit, F. (1978). La Démocratie libérale. Presses Universitaires de France.
  • Droz, J. (1979). Histoire générale du socialisme (1): Des origines à 1875. Presses Universitaires de France.
  • Droz, J. (1983). Histoire générale du socialisme (2): De 1875 à 1918. Presses Universitaires de France.
  • Lipset, S. (2001). L’américanisation de la gauche européenne. Commentaire, numéro 95(3), 579-588.
  • Vulbeau, A. (2016). Paul et Pavlik, deux figures de la pédagogie soviétique. Spécificités, 9(1), 167-180.
  • Devillairs, L. (2012). Contre le bonheur. Études, tome 416(3), 343-353.
  • Simon-Ekovich, F. (1988). Recherches sur la nature des machines politiques aux États-Unis. Dans : Dominique Colas éd., Droit, institutions et systèmes politiques: Mélanges en hommage à Maurice Duverger (pp. 445-466). Presses Universitaires de France.
  • Magni-Berton, R. (2014). La théorie du choix rationnel en politique comparée. Revue internationale de politique comparée, vol. 21(2), 19-47.
  • Hude, H. (2012). Comprendre le Tea Party. Dans : Dominique Reynié éd., Innovation politique 2012 (pp. 561-585). Presses Universitaires de France.
  • Birnbaum, P. (1991). Chapitre 10. Action individuelle, action collective et stratégie des ouvriers. Dans : Pierre Birnbaum éd., Sur l’individualisme: Théories et méthodes (pp. 269-298). Presses de Sciences Po.
  • Naudet, J. (2012). 2. Comparer l’expérience de la mobilité sociale en France, aux États-Unis et en Inde. Dans : , J. Naudet, Entrer dans l’élite: Parcours de réussite en France, aux États-Unis et en Inde (pp. 37-74). Presses Universitaires de France.
  • Seijo, F. (2011). L’exception américaine : 2e partie. Ou pourquoi les États-Unis n’ont-ils pas de parti vert important ?. Écologie & politique, 41(1), 39-48.
  • Berthélémy, C. (2019). La question raciale au cœur de l’activisme étudiant sur les campus américains. Politique américaine, 32(1), 129-152.
  • Collomb, J. (2019). Les périls de l’idéologie : la droite américaine et le dérèglement climatique. Politique américaine, 32(1), 187-213.
  • Rielly, J. (2019). Can President Donald Trump Destroy the Liberal International Order?. Politique américaine, 32(1), 215-227.
  • Xu Jilin, « Quelles possibilités pour les intellectuels engagés ? », Perspectives chinoises [Online], 81 | janvier-fevrier 2004, Online since 01 March 2007, URL : http://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/1182
  • Laurent, S. (2013). Comment être un intellectuel de gauche aux États-Unis ?. Le Débat, 173(1), 44-58.
  • Frank, T. (2013). Pourquoi les pauvres votent à droite. Agone.
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