(In)Justice(s) Autochtone(s)

 

« Melissa Mollen-Dupuis, d’origine innue, et Widia Larivière, d’origine algonquine, ont coorganisé la première marche Idle No More au Québec à laquelle ont participé 400 personnes autochtones et non autochtones en décembre 2012 à Montréal. Dans le sillage d’Ellen Gabriel et de Viviane Michel, les deux jeunes femmes sont devenues la fgure visible d’un féminisme autochtone incontournable. Selon Widia :

« Le féminisme a été associé au monde occidental compte tenu du colonialisme. Mais c’est devenu indispensable aujourd’hui d’avoir une perspective féministe sur les questions autochtones.

Le racisme et le sexisme prennent des formes de violence particulière envers les femmes autochtones.

La surexploitation des terres ancestrales sans le consentement des peuples autochtones est une nouvelle forme de colonialisme qui empire les conditions d’existence des femmes. On n’a qu’à regarder ce qui se passe à Fort McMurray, par exemple. L’exploitation des sables bitumineux provoque une augmentation des prix du loyer, la marginalisation des plus démunis, l’itinérance, la traite à des fns d’exploitation sexuelle, des problèmes multidimensionnels qui menacent les femmes autochtones. »

[…]

 

Injustices épistémiques

En philosophie, la notion d’« injustice épistémique » désigne les inégalités d’accès au savoir et à la production de connaissances, les inégalités d’accès aux positions d’autorité épistémique ainsi que les diverses formes d’ignorance ou d’oppression épistémiques qui sont maintenues au sein des sociétés.

  • Ces injustices sont reproduites, soit de manière délibérée, ou de manière plus ou moins consciente,
    • mais elles sont toujours déterminées par des inégalités socioéconomiques, politiques et culturelles, genrées et racialisées.

Selon plusieurs témoignages,

certaines personnes soufrent d’un déficit de crédibilité en raison des préjugés qui pèsent sur leur identité.

  • Combien de femmes autochtones ont témoigné contre les abus de pouvoir, les agressions sexuelles et la brutalité policière
    • dans indifférence généralisée,
    • avant que la société québécoise ne s’en alarme suite à un reportage réalisé par des journalistes non autochtones et que le gouvernement ne mette en place une commission d’enquête ?

Lors de son allocution à l’ouverture des audiences à Val-d’Or (juin 2017) de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec, Viviane Michel, présidente de Femmes autochtones du Québec, exprimait dans un cri du cœur

  • le découragement et l’épuisement qui guettent les Autochtones devant sans cesse sonner l’alarme face à l’urgence chronique des injustices structurelles subies dans un contexte d’inertie généralisée.

Les mécanismes par lesquels on maintient certaines formes d’ignorance sont parfois les résultats d’un contrôle politique délibéré, parfois les conséquences plus ou moins conscientes des actions collectives au sein des sociétés.

Par exemple,

le fait que les manuels d’histoire québécoise et canadienne aient oblitéré le récit violent de la colonisation et représenté une vision édulcorée de rapports entre les peuples européens et autochtones est une illustration perturbante de la force des injustices épistémiques auxquelles les luttes autochtones doivent se confronter.

 

Réinvestir l’espace politique

Le féminisme autochtone doit être compris dans une perspective historique, selon Widia. Même si à son avis la représentation significative des femmes autochtones au moment de l’essor de Idle No More n’était pas politiquement délibérée, elle reflète néanmoins une volonté de réinvestissement par les femmes des sphères décisionnelles au sein des mouvements sociaux.

En effet, autant il est vrai que les conséquences du colonialisme sont tragiques aussi bien pour les hommes que pour les femmes,

  • force est de constater qu’elles ont également une dimension genrée.

Non seulement « les visions traditionnelles de gouvernance autochtone précoloniale étaient plus égalitaires », mais on ne peut nier le fait que « le modèle patriarcal des cultures colonisatrices a eu un impact majeur sur les sociétés autochtones qui a mené à la Loi sur les Indiens, dont les conséquences néfastes sur la participation politique des femmes autochtones et leur droit de vote » ne peuvent être contestées.

  • Loin de succomber à un féminisme occidental qui ne tient pas suffisamment compte des enjeux spécifiques
    • liés au colonialisme,
    • aux injustices épistémiques et structurelles qui affectent les femmes autochtones,
    • « féminisme autochtone et autodétermination viennent nécessairement ensemble,
  • car les réflexions et l’application du droit à l’autodétermination ne peuvent se faire sans la participation signification des femmes ».

En ce sens, « tous les enjeux autochtones affectent les femmes de manière particulière et la gouvernance autochtone postcolonialiste devra nécessairement être plus égalitaire » selon Widia Larivière.

« L’émergence d’un féminisme autochtone, qui a des répercussions réelles sur la mobilisation de la relève et des conséquences positives sur l’affirmation de notre identité », est ce qui continue de porter l’élan et la trajectoire persévérante, déterminée et courageuse des militantes engagées de Idle No More. »

– Chung, R. (2018). Les défis du féminisme autochtone. Entretien avec Widia Larivière. Nouveaux Cahiers du socialisme, (19), 200–202.

 

 

« Un membre de la Première Nation Sinixt tentera de démontrer à la Cour suprême du Canada que

  • son peuple n’est pas « éteint », comme l’a déclaré le Canada en 1956.

L’affaire a commencé en 2010, lorsque Richard Desautel, un membre de la communauté Sinixt de l’État de Washington, s’est rendu au Canada pour chasser le wapiti, et ce, sans permis. Il a contacté le service de conservation de la faune pour se dénoncer et a été arrêté.

  • La Loi sur la faune (Wildlife Act) stipule qu’une personne qui réside en Colombie-Britannique et qui est inscrite en vertu de la Loi sur les Autochtones
    • a le droit de chasser des animaux sauvages sans permis de chasse.

Mon objectif était simplement d’aller au Canada comme mes ancêtres nomades et de ne pas avoir cette frontière invisible qui m’empêche d’aller chasser là-bas, dit-il. Je veux aller à la chasse où mes ancêtres ont chassé.

  • M. Desautel a remporté trois victoires devant les tribunaux de la province,
    • ce qui permet aux membres de sa Première Nation d’être de nouveau officiellement reconnus au Canada. »

Un Autochtone devant la Cour suprême pour prouver que sa Nation n’est pas « éteinte ».

Un Autochtone américain a le droit de chasser au Canada, dit la Cour suprême de la C.-B.

 

« La Cour suprême du Canada commencera à entendre un appel, lundi, qui pourrait

  • forcer les gouvernements du pays à donner un rôle aux Premières Nations dans la rédaction des lois qui toucheraient leurs droits issus de traités.

Dwight Newman, professeur de droit à l’Université de la Saskatchewan, souligne qu’il s’agit d’une cause « extrêmement importante, peu importe ce qui arrive ».

  • Cet appel pourrait « changer fondamentalement la façon dont les lois sont faites au Canada », explique-t-il.

Le plus haut tribunal du pays entendra la contestation judiciaire de la Première Nation crie de Mikisew, qui habite le nord de l’Alberta. Cette communauté demande à la Cour suprême d’étudier les changements apportés par l’ancien gouvernement conservateur de Stephen Harper à plusieurs lois.

La Loi sur les pêches, la Loi sur les espèces en péril, la Loi sur la protection de la navigation et la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale seront examinées.

La Première Nation argue que, en raison des conséquences de ces modifications sur ses droits issus de traités, le gouvernement avait le devoir constitutionnel de la consulter avant de passer à l’acte.

Des causes sur le devoir de la Couronne à consulter les Autochtones ont régulièrement été présentées devant les tribunaux, mais elles concernent généralement les décisions prises par des organismes de réglementation. Celle-ci suppose que les législateurs devraient consulter les Autochtones en rédigeant leurs textes de loi.

 

Consulter avant d’établir les règles

« Plutôt qu’une consultation sur une décision réglementaire particulière, ce serait une consultation pour établir les règles », a expliqué l’avocat Robert Janes, qui représente la Première Nation de Mikisew.

Me Janes plaide que les Premières Nations sont souvent confinées à un rôle de discussion de leurs problèmes devant les organismes de réglementation.

« Le moment pour discuter des questions plus larges que les Premières Nations veulent soulever, c’est au moment où les statuts sont élaborés. Si on ne traite pas de cela lors de l’élaboration, le [régulateur] n’a pas les outils pour gérer le problème lorsqu’il survient », a-t-il soutenu.

Par exemple,

  • la loi fondatrice de l’organisme de réglementation de l’énergie en Alberta l’empêche de considérer les droits issus de traités, qui contiennent les revendications traditionnelles des Autochtones sur le développement dans la province.

Il faut s’assurer que la voix des Premières Nations est entendue lorsque les lois sont écrites pour les améliorer, a affirmé Me Janes.

 

« Surcharger et nuire à la capacité à gouverner »

  • Le gouvernement voit toutefois les choses autrement.

« À un certain point, la nécessité de consulter de cette manière pourrait surcharger et nuire à la capacité à gouverner », a-t-il écrit dans son plaidoyer déposé à la Cour suprême.

  • Ottawa estime que l’autorisation de cet appel empiéterait considérablement sur une branche du gouvernement
  • et qu’il « n’appartient pas aux tribunaux d’imposer des restrictions ou des entraves sur le processus législatif du Parlement ».

Rien n’empêche les gouvernements de consulter les Premières Nations lorsque les lois sont conçues, soulignent les avocats du gouvernement fédéral. Mais, selon eux, forcer les législateurs à donner une place aux représentants autochtones lors de l’élaboration des lois diminue l’importance du Parlement, qui est censé être l’institution la plus puissante au pays.

Selon le gouvernement fédéral,

  • cette décision pourrait donner plus de valeur à certains droits, en plaçant les droits issus des traités devant les droits garantis par la Charte.

La cause est suivie de près au pays. Cinq ministres de la Justice des provinces et 11 groupes autochtones se sont inscrits à titre d’intervenants.

 

Effets considérables de la décision

Dwight Newman indique que certaines provinces, dont la Saskatchewan, consultent déjà les Premières Nations en écrivant les lois qui les concernent.

  • Peu importe ce que la Cour suprême statuera, ce sera « parmi les causes les plus importantes sur le devoir de consulter », selon le spécialiste.

« La transformation du processus parlementaire elle-même renferme des dangers. C’est un processus délicat et équilibré qui s’est développé pendant des centaines d’années. Je ne sais pas si on peut prédire quelles seront les conséquences du fait d’imposer des exigences judiciaires », ajoute-t-il.

  • Me Janes croit que l’un des effets pourrait être la réconciliation.

« Si on parle de réconciliation, ça n’a pas beaucoup de sens de dire qu’on va juste laisser une partie établir les règles et qu’on aura une discussion par après », a-t-il conclu. »

Une cause devant la Cour suprême pourrait donner un nouveau rôle aux Autochtones.

 

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« […]

La Loi sur les Indiens (1876)

La loi constitutionnelle de 1867 attribue au Parlement fédéral la compétence sur « les Indiens et les terres réservées aux Indiens ». En 1876, la Loi sur les Indiens, qui consolide les lois antérieures, place officiellement ces derniers sous la tutelle de l’État fédéral. Cette loi fixe notamment les règles de détermination du statut d’Indien, d’appartenance à une bande et d’administration des fonds, des terres et des ressources appartenant aux Premières nations. Une « bande » est une collectivité de membres de Premières Nations vivant dans une « réserve ». Elle possède son propre chef et est gérée par un conseil de bande dont les pouvoirs sont établis conformément aux stipulations de la Loi sur les Indiens.

À l’origine, le statut d’Indien est considéré comme un état transitoire, protégeant les Indiens jusqu’à ce qu’ils soient installés sur les terres et acquièrent les habitudes des agriculteurs d’origine européenne.

Jusqu’aux années 1960, le gouvernement poursuit une politique dite « d’émancipation » à l’égard des Premières Nations.

L’objectif est d’amener les individus à renoncer à leur statut d’Indien soit volontairement soit au moyen de contraintes légales comme le fait pour les femmes autochtones de perdre automatiquement leur statut d’Indienne lorsqu’elles épousent un homme non autochtone.

  • Remarquons que la réciproque ne s’applique pas aux hommes, ce qui en fait une mesure nettement discriminatoire à l’égard des femmes.

Cette discrimination sera corrigée en 1985 et en 2010 par des amendements à la Loi sur les Indiens qui modifieront les règles d’inscription et d’appartenance à une bande.

Parmi les prétendus avantages de la perte du statut d’Indien, on mentionne l’acquisition du droit de vote, souvent confondu avec l’émancipation parce que l’équivalent anglais enfranchisement veut aussi dire « admission au suffrage ». Malgré tout, celui-ci ne sera acquis qu’en 1960 au niveau fédéral et même plus tard dans certaines provinces du Canada.

  • Malgré de nombreux amendements apportés à la Loi sur les Indiens,
    • celle-ci demeure essentiellement intacte encore aujourd’hui.

[…]

 

L’arrêt Calder : un déclencheur important (1973)

Dans un jugement de 1973 mettant en cause une nation indienne de Colombie Britannique, la Cour Suprême du Canada confirme que l’occupation de longue date du territoire par les Autochtones a fait naître des droits sur le territoire qui ont continué d’exister après l’établissement des Européens, même si ces droits n’avaient pas été formellement reconnus.

  • Bien que la Cour n’ait pas accordé gain de cause à la nation impliquée,
    • cet arrêt aura des répercussions majeures sur la façon dont le gouvernement fédéral traitera les revendications des Autochtones dans le futur.

La nouvelle politique fédérale s’articule autour des principaux éléments suivants :

  • d’abord, le gouvernement met sur pied un Bureau des revendications des Autochtones rattaché au ministère des affaires indiennes et du Nord canadien.
    • Celui-ci a pour mission de recueillir les revendications autochtones et de représenter le gouvernement dans les négociations avec les Premières nations.
  • Ensuite, la politique établit une distinction entre deux types de revendications :
    • les revendications globales, qui concernent des droits non éteints par les traités ou autrement (on réfère ainsi aux droits « ancestraux ») ; et
    • les revendications particulières qui résultent du non-respect de traités ou d’une mauvaise gestion de la loi s’appliquant aux peuples autochtones.
  • Enfin, dans le cadre de sa politique de négociation des revendications globales, le gouvernement fédéral impose aux Autochtones la participation des provinces (en faisant alors un processus tripartite),
    • parce que selon l’article 109 de la constitution, celles-ci sont propriétaires des terres à l’intérieur de leurs frontières, sous réserve de tout intérêt autre (comme les droits existants des Autochtones).

Rapidement cependant, les peuples autochtones se rendent compte que le Bureau n’a pas l’indépendance nécessaire pour traiter objectivement leurs revendications.

 

Le rapatriement de la Constitution (1982)

Le rapatriement de la Constitution canadienne de la Couronne britannique au Canada en 1982 est l’occasion de précédents substantiels introduits dans la loi constitutionnelle. En effet, l’article 35 reconnaît désormais l’existence de 3 peuples autochtones :

  • les Indiens, les Inuits et les Métis, à qui des droits particuliers sont reconnus :

1) des droits ancestraux (droits non éteints, fondés sur leur occupation historique d’un territoire ;

2) des droits issus de traités.

L’article 37, lui, incorpore les 3 peuples autochtones dans les négociations constitutionnelles, négociations qui avaient été réservées jusque-là aux seuls premiers ministres (fédéral et provinciaux).

Enfin, l’article 25 précise que l’interprétation de la Charte des droits ne doit pas porter atteinte aux droits constitutionnels ancestraux et issus de traités.

  • Il s’agit là d’une reconnaissance de principe de ces droits,
    • encore faut-il pouvoir les définir concrètement.

C’est l’objectif de la série de conférences constitutionnelles qui se déroulent entre 1983 et 1987. Celles-ci regroupent, en plus des représentants du gouvernement fédéral, les représentants de chacune des Provinces et Territoires du Canada, ceux de l’Assemblée des Premières Nations (APN) qui regroupe les différentes nations indiennes ainsi que les représentants des Inuits et des Métis.

  • Malgré la tenue de quatre conférences, on ne parvient pas à s’entendre sur la nature des droits à inscrire dans la Constitution.

Un amendement apporté à la conférence de 1983 viendra toutefois préciser que les droits issus de traités comprennent les droits découlant des accords sur les revendications globales, existants ou futurs, comme la Convention de la Baie James et du Nord québécois, la Convention du Nord-est québécois et la Convention créant le troisième territoire fédéral, le Nunavut.

  • Pendant ce temps, les revendications autochtones continuent d’être traitées au moyen d’une procédure administrée par le ministère des affaires indiennes qui est fortement décriée par les représentants de l’Assemblée des Premières Nations en raison de sa lenteur et, surtout, du conflit d’intérêt manifeste qui persiste.

 

Une nouvelle réforme : la Commission des revendications particulières des Indiens (1991-2009)

En 1990, une crise importante survient entre les Mohawks de Kanesatake et la municipalité d’Oka au Québec qui avait autorisé l’agrandissement d’un terrain de golf sur des terres que les premiers considéraient comme leur territoire traditionnel.

Ce conflit, largement médiatisé, entraîne la création d’un groupe de travail mixte (APN et ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien) chargé d’établir un mécanisme indépendant de règlement des revendications.

Le gouvernement institue également, en 1991, une Commission des revendications particulières des Autochtones, un organisme consultatif indépendant doté d’un double mandat :

  • celui de mener des enquêtes sur les différends opposant les Premières nations et le gouvernement en matière de revendications particulières rejetées par ce dernier et celui de fournir des services de médiation visant à favoriser les règlements par un processus de négociations.

Les processus d’enquête et de médiation ont permis de jeter un regard neuf sur les revendications en offrant aux parties des solutions novatrices pour résoudre des questions complexes et litigieuses de politique et de droit.

Une des réalisations importantes de la Commission a été d’avoir accordé du poids à la preuve orale et de s’être déplacée dans les communautés.

  • Lors de ses enquêtes, l’organisme prenait en compte des récits traditionnels des Amérindiens.
  • Elle tenait ses séances dans des réserves, où autochtones et fonctionnaires devaient défendre leur point de vue face à face.
  • Cette méthode a conféré beaucoup de crédibilité à l’institution.

Cependant, l’absence d’un organisme ayant le pouvoir de trancher les revendications particulières et de rendre des ordonnances exécutoires nuisait à l’efficacité de la Commission et était la source d’insatisfaction chez les Premières nations.

 

Le Tribunal des revendications particulières (2009)

Depuis l’arrêt Calder en 1973, la création d’un tribunal indépendant pour disposer des revendications des Premières nations a été maintes fois proposée par divers groupes ou organismes dont :

  • des comités de travail mixtes regroupant des représentants de l’APN et du gouvernement fédéral ;
  • une Commission royale d’enquête sur les peuples autochtones ;
  • et par la CRPI elle-même qui en a fait régulièrement la recommandation dans ses rapports annuels.

Néanmoins, jusqu’à juin 2007, toutes les tentatives d’adopter une loi qui aurait permis de mettre sur pied un tel tribunal se sont soldées par un échec pour diverses raisons dont le refus, par les représentants de l’APN, d’accepter un tribunal dont le pouvoir était jugé trop limité, notamment en matière d’indemnisation.

Coup de théâtre, le 12 juin 2007 :

  • le Premier ministre du Canada et le chef national de l’APN annoncent conjointement un plan visant à réformer le régime de règlement des revendications particulières.

Ce plan prévoit la création d’un tribunal doté de juges impartiaux et habilités à rendre des décisions exécutoires finales sur les questions de bien-fondé des revendications et d’octroi d’indemnités.

Il en résulte la Loi sur le Tribunal des revendications particulières (LRTP), entrée en vigueur le 17 octobre 2008. Avec la promulgation de la loi, la CRPI n’a plus sa raison d’être et celle-ci met un terme à ses opérations le 31 mars 2009.

L’entretien avec Renée Dupuis, tout en situant le contexte politique tant canadien qu’international dans lequel la négociation au sujet des droits des peuples autochtones se déroule au Canada, permet d’illustrer certains aspects de la théorie des négociations de Richard Walton et Robert McKersie.

Alors que cette théorie cherche à expliquer le fonctionnement du processus de réconciliation des intérêts des parties en présence,

  • l’entretien permet de bien distinguer entre les revendications dites particulières et celles dites générales,
  • ou fondées sur des droits ancestraux,
    • chacune faisant référence à des types d’intérêts distincts.

Un autre aspect important de la théorie de Walton et McKersie est également mis en évidence par ces négociations. Il s’agit de la négociation intra-organisationnelle puisque l’on se retrouve ici en présence d’une constellation d’acteurs de chaque côté de la table des négociations, ce qui complique les relations entre les négociateurs et leurs mandants.

C’est notamment le cas du côté des Autochtones, tant à cause du statut juridique de leurs communautés que de la diversité de leurs intérêts.

[…] »

– « Les négociations concernant les droits des peuples autochtones au Canada », Négociations, 2012/2 (n° 18), p. 111-130.

 

 

« De la décision Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique.

La Cour suprême du Canada, par un arrêt remarquable du 26 juin 2014 (2014 CSC 44 – ici en sa forme originelle avant retouches définitives et publication), à propos de la revendication d’un titre ancestral sur un territoire par une Première Nation semi-nomade, laquelle vit dans une vallée lointaine au cœur d’un paysage fait de rivières et de montagnes au centre de la province – et aux fins d’être en droit de contester une autorisation de défrichement accordée par la province (permis commercial en 1983) – pose les termes de l’équilibre à trouver entre la préservation du droit ancestral (art. 35 de la loi constitutionnelle de 1982) et la législation canadienne sur la forêt (Forest Act, R.S.B.C. 1996).

Celui-ci prend forme au fil de la démonstration en common law moderne :

  • déterminer une occupation ancestrale, c’est-à-dire qui préexiste à l’affirmation de la « souveraineté européenne » (Calder c. Procureur général de la Colombie-Britannique, [1973] R.C.S. 313),
  • et qui puisse être érigée en un véritable titre juridique (Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335).

Au Canada, la doctrine de la terra nullius n’ayant pas cours (VI. 69 ; Proclamation royale de 1763, L.R.C. 1985, App. II, n°1),

« le droit des Autochtones sur les terres qui grève le titre sous-jacent de la Couronne, a une existence juridique indépendante qui donne naissance à une obligation fiduciaire de la part de la Couronne », ainsi que l’indique clairement la juge en chef McLachlin.

  • N’a donc pas lieu de se rouvrir la dispute sur la théorie théocratique de la « guerre juste » ;
    • vibrent encore les thèses de l’École de Salamanque (Escuela de Salamenca), en particulier forgées par Francisco de Vitoria (Relectio de indis¸1539) et Francisco Suárez (Tractatus de legibus ac Deo legislatore in decem libros distributus, 1612).

Nécessité d’une approche éthique. Pour reconnaître un droit ancestral faut-il encore remonter le temps et penser les origines. La démonstration est ardue, elle doit accueillir « la meilleure preuve disponible » (V. 23). Comment ? Par la preuve d’une occupation suffisante, continue et exclusive (V. 25).

  • Ces critères du droit moderne sont à appliquer de façon à ce qu’ils s’adaptent à la réalité factuelle passée de la vie du groupe autochtone (V. 32) ;
    • il y a là, au-delà des « concepts rigides », la prise en compte d’une éthique de la nécessaire adéquation des mots et des idées.

Aussi, la Cour « doit veiller à ne pas perdre de vue la perspective autochtone, ou à ne pas la dénaturer » (V. 32 ; et, cité à l’appui du raisonnement, §89, Haute Cour d’Australie, Western Australia c. Ward (2002), 213 C.L.R. 1).

Du point de vue de l’histoire et du droit cette éthique est essentielle ; nous l’appelons ailleurs nominalisme (Éric Naim-Gesbert, Droit général de l’environnement, LexisNexis, 2e édition, 2014, §18-20 et §42-43).

 

Concilier les cultures.

L’occupation, dit la Cour, doit être suffisante en ce qu’elle doit s’étendre, au moment de cette affirmation, « aux parcelles de terre régulièrement utilisées pour y pratiquer la chasse, la pêche ou d’autres types d’exploitation des ressources et sur lesquelles le groupe exerçait un contrôle effectif » (cf., de manière symptomatique, le fait de repousser les envahisseurs, II.3).

  • La preuve faite (V. 66), le titre ancestral confère à la Première Nation Tsilhqot’in le droit exclusif de fixer l’usage de ces terres, d’une part,
  • et, d’autre part, de les exploiter dans le respect de la nature collective de ce droit et dans la préservation de la jouissance des terres pour les générations futures (cf. principe et argumentation VI. 74).

Nuance essentielle : non pas seulement le droit de s’opposer à, mais « plutôt du droit d’utiliser et de gérer les terres de façon proactive » (VI. 94).

De la part de la Couronne, et au nom d’un ordre public réel et impérieux,

  • une atteinte n’est légalement possible que si elle respecte la nature de ce droit collectif,
  • et si elle est légitime (lien rationnel du but poursuivi)
  • et proportionnelle dans son expression juridique (R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075 ; Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997], 3 R.C.S. 1010).

À telle justification s’attache la conciliation des intérêts autochtones avec l’intérêt général (VI. 82), qui comprend entre autres l’extension de la foresterie mais aussi la préservation de l’environnement et des espèces menacées d’extinction (VI. 83, propos du juge en chef Lamer dans l’affaire précitée Delgamuukw).

Ici l’équilibre s’établit sur la raison et l’efficacité de la protection du patrimoine naturel (VIII. 105),

l’exercice du droit ancestral trouvant sa limite « ultime » dans la garantie que ces terres puissent à l’avenir assurer « la subsistance des générations futures des peuples autochtones » (VIII. 122).

 

Généalogie d’une éthique juridique.

Cette belle décision s’inscrit dans une lignée qui fait la part des cultures et du droit à l’aune d’une sagesse des mondes possibles.

En un écho léger à la Commission interaméricaine des droits de l’homme, qui considère la préservation du patrimoine naturel comme un élément fondamental de l’exercice des droits de groupes autochtones (voir notamment l’affaire de la violation des droits du peuple Yanomami par le Brésil aux fins de construire la transamazonienne BR-210, Com. IDH, 5 mars 1985, n° 7615, Indiens Yanomami c/ Brésil, Résol. n° 12/85).

  • Où l’on peut y déceler une dimension éthique qui fonde la langue juridique (« Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle » (Kant, Critique de la raison pratique, P. I, chap. 1, §7) –
  • et, vis-à-vis des droits des peuples autochtones, une souche, par analogie, faite d’humanisme (Montaigne, Les Essais, 1595, L. I, chap. XXX Des cannibales, et L. III, chap. VI Des Coches).

En cela, il y a réponse rationnelle et intelligible, sous une forme moderne et adaptative, à une question qui désempare :

« Est-ce que l’homme n’est pas antérieur à l’homme de loi ? Est-ce que la raison de l’espèce humaine n’est pas tout autrement sacrée que la raison d’un législateur ? » (Diderot, Entretien d’un père avec ses enfants¸ 1773). »

– Naim-Gesbert, É. (2014). Peuple autochtone, éthique et générations futures: À propos de l’arrêt Cour suprême du Canada, 2014.06.26., Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique (2014 CSC 44). Revue juridique de l’environnement, volume 39(4), 609-611.

 

 

« L’objectif de cet article est d’identifier et d’analyser

  • la dimension religieuse des affirmations identitaires et des revendications territoriales au Canada,
    • tant du côté de la Couronne au nom de laquelle le gouvernement canadien agit,
    • que du côté autochtone qui, depuis toujours, résiste au projet colonial britannique et canadien.

Une attention particulière est apportée aux multiples déclarations récentes des Premières Nations qui mettent en valeur leur relation au Créateur comme fondement de leurs droits ancestraux.

Les conflits qui opposent sans cesse les autochtones et les allochtones au Canada et au Québec sont enracinés dans des imaginaires religieux collectifs, chrétien et autochtone, qu’il faut interroger afin de comprendre comment ils divisent les communautés autochtones elles-mêmes entre soi-disant traditionalistes et progressistes.

En 1996, lorsque fut promulguée la Loi sur la monnaie royale canadienne,

  • c’est au nom d’« Elizabeth Deux,
  • par la Grâce de Dieu,
  • REINE du Royaume-Uni, du Canada et de ses autres royaumes et territoires, Chef du Commonwealth, Défenseur de la Foi »

qu’elle le fut (Leblanc 1996 :

1). Aux yeux de la loi, celle qui défend la Foi, chrétienne il va sans dire, est aussi garante de la prospérité économique.

Le 16 octobre 2007, c’est par la phrase suivante, dans laquelle sont aussi jumelées dimensions politique et religieuse d’une affirmation identitaire canadienne, que se terminait le Discours du Trône lu à l’ouverture de la deuxième session de la 39e législature du Canada :

« Puisse la Divine Providence vous guider dans vos délibérations et puisse votre sagesse et votre patriotisme accroître la prospérité de notre pays et favoriser pleinement le mieux-être de notre peuple. » (Canada 2007 : 19)

Ce discours, dans lequel le gouvernement énonce son programme législatif, est lu par la Gouverneure générale du Canada en sa qualité de représentante de la Reine.

Tout Discours du Trône s’adresse aux membres du parlement élus à la chambre des représentants par le peuple canadien et aux Sénateurs nommés à la chambre haute par le premier ministre du Canada.

Ce sont eux, toujours au nom de sa Majesté, qui décideront des lois qui encadreront les projets visant à accroître le mieux-être et la prospérité de la nation, qui se comptabilise en monnaie royale canadienne.

Si les références à notre peuple, à la Divine Providence, à la Grâce de Dieu et à la Reine gardienne de la Foi abondent dans les discours politiques canadiens,

  • du côté des autochtones tout aussi nombreuses sont les références au Créateur,
  • aux figures religieuses préchrétiennes et
  • aux anciens qui sont gardiens des récits fondateurs de leurs peuples.

Dans notre analyse des conflits qui opposent autochtones et allochtones au Canada nous démontrerons en effet que « la conviction centrale », des uns et des autres, « est […] que les valeurs que l’on défend sont fondées sur la structure interne de la réalité », qu’entre la manière dont chacun pense devoir vivre « et ce que les choses sont, il y a une relation interne infrangible » (Geertz 1992 : 112).

  • Selon Geertz, c’est cette conviction qui distingue la perspective religieuse de celle du sens commun et de la perspective scientifique.

C’est en reconnaissant la dimension religieuse des conflits entre autochtones et allochtones que nous saisirons la profondeur dans laquelle s’enracinent les affirmations identitaires des uns et des autres.

Nous comprendrons mieux alors une raison majeure des difficultés que les allochtones et les autochtones ont à se reconnaître les uns les autres comme d’authentiques sujets qui peuvent établir des relations qui ne soient pas basées sur le pouvoir (Todorov 1982).

L’objectif de cet article est de

  • remonter aux racines de la résistance, de la part des autochtones, au projet colonial britannique et canadien.

Ce projet et la résistance qu’il suscite, soutenons-nous, s’inspirent d’un imaginaire religieux et politique qu’il faut interroger, faute de quoi continuera à se répéter au Canada le type de conflit qui trop souvent oppose autochtones et allochtones.

Cette démonstration comporte cinq parties.

  • Nous nous arrêtons en premier lieu à la mise sous tutelle des Amérindiens et à l’appropriation de leurs terres par le gouvernement fédéral, mesures sans cesse contestées par les Autochtones.
    • Nous verrons que, si les mesures législatives émanant du parlement canadien sont souvent dénoncées par les peuples autochtones, c’est qu’elles ne reconnaissent pas et ne protègent pas leurs droits et leurs intérêts.

En deuxième lieu, nous examinons

  • l’oeuvre d’Harold Cardinal selon qui il faut remonter au fondement théologique des droits autochtones afin de bien saisir l’ardeur avec lesquels ils sont vécus et défendus.

En troisième lieu, nous mettrons en lumière

  • l’importance des références au Créateur dans les déclarations des Premières Nations depuis le début des années 1980 jusqu’à nos jours, pour en arriver,

dans un quatrième temps, à

  • l’usage que font les Mohawks de cette référence au Créateur dans l’affirmation de leur souveraineté toujours existante malgré les prétentions contraires des gouvernements américains et canadiens.

Enfin, nous verrons que, si c’est d’abord par une référence religieuse préchrétienne que certains autochtones se distinguent des chrétiens colonisateurs de qui ils réclament la fin d’un régime colonial qui brime leur droit à une existence souveraine et responsable, ces mêmes autochtones sont confrontés dans leurs communautés à l’opposition de membres chrétiens enclins à inscrire leur avenir individuel et collectif dans les institutions religieuses et politiques de la société dominante.

 

Des païens sous tutelle dans un pays de rêve

Depuis sa création par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique promulgué par Londres en 1867,

  • c’est au nom de la Reine que le Canada met en oeuvre un système de tutelle qui forme l’arrière-plan de tous les conflits qui opposent autochtones et allochtones au pays,
    • conflits dans lesquels sont intimement liées les dimensions politique et religieuse des affirmations identitaires des uns et des autres.

Selon Jennings, l’auteur de The Invasion of America. Indians, Colonialism and the Cant of Conquest,

« la doctrine qui avait pour origine la sanctification de la conquête de la Terre Sainte fut amplifiée afin de justifier la conquête du monde » (cité dans Savard et Proulx 1982 : 15[3]).

À titre d’illustration de la mise en oeuvre de ces convictions religieuses séculaires au service d’ambitions politiques et économiques, arrêtons-nous brièvement à une décision du juge Cook à qui il revenait en 1608 de statuer sur les droits des Écossais à demeurer propriétaires de leurs terres à la suite de leur conquête par les Anglais.

  • Au dire du juge Cook, le conquérant chrétien n’a pas les mêmes devoirs vis-à-vis un peuple chrétien qu’il a vaincu
  • et vis-à-vis un peuple infidèle (entendons, non chrétien) conquis :

Sur cette question de fond il y a une différence entre la conquête du royaume d’un Roi Chrétien, et la conquête d’un royaume d’un infidèle ; car si un roi parvient à un royaume chrétien par la conquête, voyant qu’il a vito et necis potestatem, il peut selon son bon plaisir modifier et changer les lois de ce royaume ; mais jusqu’à ce qu’il modifie ces lois les anciennes lois de ce royaume demeurent en vigueur. Mais si un Roi Chrétien devait conquérir le royaume d’un infidèle, et l’assujettir, les lois des infidèles sontipso facto abrogées, puisqu’elles ne sont pas seulement contre le Christianisme, mais contre la loi de Dieu et de la nature… (Calvin’s Case [1608] 7 Co Rep 1a, 2 State Tr 559, cité dans Asch 2002 : 25 ; nous soulignons)

  • C’est cette forme de raisonnement légal qui permet à la Couronne britannique d’affirmer partout, y compris pour l’Amérique britannique du Nord, que les peuples autochtones « ne possèdent pas de droits politiques ou de titre foncier » (Asch 2002 : 24).
  • C’est cette affirmation, trop longtemps adoptée par le gouvernement canadien, que les Autochtones n’ont pas voulu et ne veulent toujours pas accepter.

Souvenons-nous que, suivant l’arrivée d’Européens chrétiens sur le continent américain, les maladies déciment les populations autochtones, et les survivants perdent au profit des colonisateurs l’accès à leurs territoires ancestraux et aux ressources qui les avaient soutenus jusque-là.

Partout, plus ou moins rapidement, les autochtones en vinrent à participer à l’économie marchande, parfois par le commerce, le plus souvent par l’embauche à titre de main-d’oeuvre à bon marché dans des institutions commerciales allochtones.

Au Canada c’est le plus souvent dans des réserves que furent confinés les autochtones afin de les assimiler par l’école et l’Église à la langue et à la religion des maîtres de l’histoire.

  • L’Acte sur les Indiens, promulgué en 1876, fit en sorte que seuls les hommes membres de bandes indiennes élisent ou soient élus à des conseils d’administration locaux sous la tutelle du gouvernement fédéral.
  • Dans les écoles et pensionnats indiens, les enfants séparés en bas âge de leurs parents pour toute la durée de l’année scolaire se virent interdire leur culture, leur religion et leur langue.

Aujourd’hui, ils sont trop nombreux à pouvoir faire leurs ces tristes propos de George Manuel :

« En apprenant à voir et à entendre seulement ce que les prêtres et les frères voulaient que vous voyiez et entendiez, même les personnes que nous aimions en vinrent à nous paraître laides. » (Manuel et Poslums 1974 : 67[5])

  • Dans ce projet colonial, il va de soi que les autochtones soient mis à l’écart de la vie politique du pays.
  • Ils n’ont pas le droit de vote et ne participent donc pas aux élections provinciales et fédérales.
  • Plus encore ils n’ont pas le droit d’association et ce sont des agents du gouvernement fédéral qui contrôlent leurs déplacements hors des réserves.

Enfin, en 1927, le gouvernement modifie l’Acte sur les Indiens afin d’empêcher « toute mise en commun des fonds nécessaires à une action judiciaire ou autre, en vue de contester un aspect ou un autre de l’administration coloniale canadienne » (Savard et Proulx 1982 : 167).

  • Une infraction à cet article de loi entraînait une amende de cinquante à deux cents dollars, ou bien l’emprisonnement pour une période de temps n’excédant pas deux années.

Au début des années 1950, dans un litige qui opposait des autochtones et un club privé de tir et de pêche,

la Cour suprême du Canada fait remarquer que la Loi sur les Indiens « renferme la notion admise que ces aborigènes sont […] des pupilles de l’État, dont la charge et le bien-être constituent un mandat politique comportant les plus hautes obligations » (St. Ann’s Island Shooting & Fishing Club Ltd. v. R., [1950] R.C.S. 211, cité dans Hurley 2000 : 2).

C’est ainsi que la mise sous tutelle des Indiens ne repose pas sur une entente négociée mais sur « le pouvoir d’une partie à réglementer le comportement de l’autre conformément à un ensemble de finalités choisies unilatéralement » (Dyck 1991 : 24).

  • Dans cette perspective administrative les communautés amérindiennes sont par définition incapables de veiller à leurs intérêts.
  • C’est pourquoi il faut leur imposer des règles et des décisions administratives.
  • Il s’agit d’amener ces groupes humains « à un “haut degré d’avancement”,
    • que ces communautés en apprécient ou non les bénéfices » (Dupuis 2001 : 54).

La colonisation du pays par des immigrants chrétiens venus d’Europe était tellement importante qu’en 1878 John A. MacDonald cumulait les fonctions de premier ministre et de ministre des affaires intérieures. C’est en 1880, qu’au sein de ce ministère, le Premier ministre crée le département des Affaires indiennes.

Le conflit d’intérêt implicite dans ce cumul des responsabilités vis-à-vis des autochtones et des allochtones s’est exprimé tout au cours du siècle suivant dans les multiples transferts de responsabilités des Amérindiens et de leurs terres d’un secteur à l’autre de l’appareil gouvernemental.

En 1936, après la découverte dans l’Ouest canadien d’importants gisements de pétrole et de gaz naturel sur les berges des rivières Athabasca et de la Paix ainsi que du fleuve Mackenzie, on confie les Affaires indiennes au ministère des Mines et des Ressources.

En 1950, le ministère des Mines et des Ressources est scindé en trois : le ministère des Ressources et du Développement économique, le ministère des Mines et le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration. C’est au sein de ce dernier ministère que se retrouve la Direction des affaires indiennes.

Ironie du sort, entre 1949 et 1965, les Indiens qui ne sont ni immigrants ni citoyens sont pris sous tutelle par le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration.

En 1966, à la suite d’un nouveau remaniement administratif, c’est au ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien qu’est confiée l’administration des communautés autochtones et de leurs territoires.

  • Ce ministère tend « vers un idéal où les collectivités inuites, métisses, nordiques et des Premières nations sont saines, sécuritaires, autosuffisantes et prospères », contribuant ainsi « largement au bien-être du pays dans son ensemble » (AINC 2008 : 1).

Tout au cours de l’histoire canadienne, la vision politique canadienne héritée du régime colonial britannique fut contestée par les Autochtones (Dickason 1992 ; Sioui 1994 ; Miller 2000 et Lepage 2005).

  • Elle le fut particulièrement par les vétérans autochtones qui, au retour de la Seconde Guerre mondiale, revendiquèrent pour leurs peuples la liberté de religion et les droits démocratiques pour lesquels ils s’étaient battus en Europe.

En 1951, en réponse à ces contestations, le gouvernement scinda la loi de 1884 qui interdisait la participation des autochtones à leurs cérémonies religieuses traditionnelles.

Les femmes indiennes se virent aussi accorder le droit de vote aux élections des membres de leur conseil de bande. Le droit de vote dans les élections fédérales suivit en 1960.

  • Ces concessions faites aux autochtones représentent
    • autant d’amendements à un régime colonial
    • dont les allochtones ne remettaient toujours pas en question l’existence et le bien-fondé.

L’objectif demeure toujours le même, affranchir l’Indien en l’assimilant complètement à la société dominante.

Les relations entre autochtones et allochtones atteignent un point critique suivant l’élection du gouvernement fédéral en avril 1968.

  • Dès son entrée en fonction comme premier ministre du Canada, Pierre Elliott Trudeau annonçait que son gouvernement entendait créer une « société juste » (Axworthy et Trudeau 1990).
  • C’est dans que ce contexte qu’il soutenait que l’on devait abolir le système de tutelle gouvernant les relations avec les autochtones.

C’est dans cette foulée qu’en 1969, Jean Chrétien, ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, dépose au parlement un projet de loi, La politique indienne du gouvernement du Canada (Livre Blanc sur la politique indienne, 1969).

  • Le gouvernement y déploie un projet visant à abolir le département des Affaires indiennes et du Nord canadien et à éteindre tous les droits et privilèges des autochtones (Weaver 1981).

Le gouvernement reconnaît que « Pour beaucoup d’Indiens il n’y a qu’une voie, la seule voie qui existait avant la Confédération et qui existe toujours, la voie du statut différent, une voie sans issue qui est cause de pauvreté et de mécontentement » (Canada 1969 : 3).

  • Fort de cette analyse qui attribue la pauvreté des autochtones à leur aliénation politique,
    • le gouvernement entend faire de tous les autochtones des citoyens canadiens à part entière, égaux en tout aux descendants des immigrants devenus citoyens canadiens.

En d’autres mots, il « faudra du temps pour faire disparaître de la constitution les clauses particulières relatives aux Indiens, mais cela n’en reste pas moins un objectif qu’il ne faut jamais perdre de vue » (Canada 1969 : 13).

 

Le « Livre Rouge » et le fondement théologique des droits autochtones

À la vision politique de Trudeau d’une société juste et au Livre Blanc du gouvernement annonçant l’extinction des droits autochtones au pays, en juin 1970 les chefs indiens de l’Alberta répliquent par le biais d’un Livre Rouge, Citizen Plus (Indian Association of Alberta 1970).

  • Ce document reprend à son compte une des recommandations majeures du rapport Hawthorne-Tremblay (1966) sur les Indiens au Canada,
    • qui préconise non pas l’abolition mais l’enrichissement du statut d’Indien.

Selon Hawthorne et Tremblay le statut de l’Indien comporte un avantage parce qu’en plus « des droits et des devoirs qui découlent normalement de la citoyenneté, les Indiens détiennent certains droits supplémentaires en leur qualité de membres privilégiés de la collectivité canadienne » (1966, I : 11 ; cité dans Lepage 2005 : 35).

  • Les Autochtones se firent donc les avocats d’une participation pleine et entière à la vie politique canadienne tout en préservant tous leurs droits ancestraux ainsi que ceux découlant des traités signés avec la Couronne.

La politisation du débat entraîna la création d’organisations politiques autochtones aux niveaux provincial et national. Parmi celles-ci, la Fraternité nationale des Indiens du Canada, qui voit le jour en 1970 et qui prendra le nom d’Assemblée des Premières Nations, en 1980.

Au début des années 1980 les autochtones s’opposèrent à ce que la Constitution canadienne soit rapatriée de Londres à Ottawa sans que l’on tienne compte de leurs droits et intérêts.

  • C’est en raison de leurs interventions que l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 allait reconnaître les « droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada », et l’article 25 de la Charte canadienne des droits et libertés de 1982 stipulait que les droits qu’elle garantit « ne portent pas atteinte aux droits et libertés – ancestraux, issus de traités ou autres – des peuples autochtones du Canada » (Commission canadienne des droits de la personne 2005 :

1). L’affirmation des droits autochtones entraîna de nombreux litiges concernant l’existence de ces droits, ainsi que leur nature et leur poids dans le développement politique et économique du pays.

Les provinces et le gouvernement fédéral tentèrent à maintes reprises de minimiser la portée de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

  • Dans plus d’un procès opposant des autochtones à la Reine,
    • la Cour suprême du Canada décida en faveur des autochtones (Calder en 1973, Guérin en 1984, Sparrow en 1990, Van der Peet et Gladstone en 1996, et Delgamuukw en 1997).

Dans Sparrow c Reine, selon le juge en chef de la Cour suprême,

« Il y a lieu d’interpréter le par. 35 (1) en fonction de l’objet qu’il vise. Une interprétation généreuse et libérale s’impose étant donné que cette disposition vise à confirmer les droits ancestraux » (Cour suprême du Canada 1990 :

4). Dans ce même jugement, la juge La Forest reconnaissait

« que le par. 35 (1) de la Loi constitutionnelle de 1992 représente l’aboutissement d’une bataille longue et difficile à la fois dans l’arène politique et devant les tribunaux pour la reconnaissance de droits ancestraux » (Cour suprême du Canada 1990 : 35).

Ces questions soulevèrent aussi un vif débat entre deux éminents politicologues canadiens, Alan C. Cairns et Tom Flanagan (2001), chacun auteur d’un livre choc au début du millénaire sur la question de l’inscription des droits autochtones dans la constitution canadienne (Cairns 2000 et Flanagan 2000).

  • La dimension religieuse est toutefois absente de leur analyse des conflits et litiges qui opposent les Autochtones aux gouvernements canadiens.

C’est pourtant cette dimension qu’Harold Cardinal mettait en lumière dès 1969 dans The Unjust Society. The Tragedy of Canada’s Indians (1969), publié en français l’année suivante sous le titre La Tragédie des Indiens du Canada.

Aux yeux de Cardinal le Livre Blanc du gouvernement Trudeau représente « un programme à peine voilé d’extermination par le biais de l’émancipation » (Cardinal 1970 : 9).

Contestant un gouvernement pour qui « Le seul bon Indien est le non-Indien » (Cardinal 1970 : 9), il ajoute : « Se transformer en homme blanc » n’a nul droit de cité parmi les aspirations, les espoirs et les rêves de l’Indien. » (Cardinal 1970 : 11)

Ce que l’Indien cherche à mettre en valeur c’est une relation aux allochtones qui s’inscrive dans la longue durée et repose sur l’alliance des autochtones avec le Créateur :

En vertu des traités, les terres de réserves ont été exemptées de taxes ; les Indiens croyaient qu’en renonçant aux vastes territoires que leur avait cédés le grand Manitou, ils payaient plus que suffisamment les services offerts dans l’avenir par le gouvernement canadien.

En fait, selon nous, par les droits dont jouit l’Indien, le gouvernement continue de payer la dette jadis contractée.

À elle seule, la valeur des mines qu’on trouve dans les territoires cédés par les Indiens suffirait pour payer tous les services imaginables du gouvernement pendant le prochain millénaire. (Cardinal 1970 : 207, nous soulignons).

  • C’est ainsi que dans la question des relations entre autochtones et allochtones intervient le Grand Manitou ou le Créateur,
    • figure correspondant à celle de la Divine Providence dans le discours des allochtones.

À la lumière de cette affirmation on saisit mieux l’étendue du fossé qui sépare autochtones et allochtones lorsqu’il est question de l’interprétation à faire des traités et des droits autochtones qui en découlent.

  • Si la Couronne parle de terres qu’elle réserve pour les sauvages, les autochtones parlent de terres qu’ils n’ont pas cédées aux Blancs.
    • C’est d’ailleurs ainsi que dans la langue des Cris
    • « les réserves indiennes sont désignées comme la terre que nous nous sommes gardée ou la terre que nous n’avons pas donnée au gouvernement »,
    • idée qui « se traduit en cri skun-gun » (Cardinal 1970 : 44).
  • Si le gouvernement parle d’une indemnité versée aux Indiens en échange de leurs terres, les Autochtones parlent d’une redevance que leur doit le gouvernement à perpétuité en raison des énormes profits qu’il retire du territoire autochtone.

Sept années plus tard, dans The Rebirth of Canada’s Indians,

  • Cardinal fait à nouveau voir la grandeur de l’écart entre la perspective religieuse autochtone et la perspective libérale du gouvernement canadien :

Si le Premier ministre Pierre Elliott Trudeau demandait à l’un de nos anciens, par l’intermédiaire d’un interprète vraiment pénétrant, si cet ancien allait renoncer à ses droits aborigènes afin de devenir « un citoyen canadien honnête et distingué », cet ancien, membre d’une tribu, lui dirait d’aller au diable et Trudeau ne comprendrait jamais pourquoi on lui aurait dit d’aller au diable.

À mon avis, cette réplique résume en quelques mots la situation dans laquelle se trouve le pays aujourd’hui. (Cardinal 1977 : 136)

Dans les discussions avec les anciens, rapporte Cardinal, afin de

  • saisir ce qu’ils entendaient par droits autochtones on traduisit autochtone « par ‘le premier homme’,
    • arrivant ainsi à ne-stamm-ee-mag-um (orthographe phonétique), ‘les droits du premier homme’ » (Cardinal 1977 : 140).
  • Apparaît ici clairement la figure de l’ancêtre, si importante dans la pensée autochtone.

Les anciens « n’entendaient pas par ‘le premier homme’ l’Adam biblique, mais le père fondateur de notre peuple » ; de même, pour les anciens les droits ancestraux englobent toutes « les responsabilités et les obligations, ou l’alliance, que le père fondateur des nations indiennes a avec le créateur » (Cardinal 1977 : 141).

  • C’est pourquoi les droits autochtones ont un fondement théologique.

Selon Cardinal le statut de nation dont parlent les anciens est du même ordre que celui de la nation juive :

Abraham fut un père fondateur; il avait une relation spéciale, une alliance, avec Yahwe et en raison de cette alliance, la nation juive croit encore de nos jours qu’elle est le peuple élu de Dieu.

Le peuple indien se considère aussi comme étant le peuple choisi par le Grand Esprit parce que le premier père de leur nation eut une alliance spéciale avec le Grand Esprit.

Les responsabilités des anciens découlent de cette alliance; ainsi que les lois et les règles qu’ils doivent suivre, ainsi que les obligations qu’ils ont par rapport à la terre et à tout ce qui l’habite : l’eau, l’air, tous les éléments de base de la vie elle-même. (Cardinal 1977 : 141-142)

C’est ainsi que du point de vue autochtone

  • la dimension religieuse de l’affirmation identitaire sert de fondement aux aspirations politiques et aux revendications territoriales :

Les états-nation contemporains fondent presque toutes leur revendication au statut de nation sur l’acceptation par d’autres États. Une définition tribale de la nation, toutefois, reposerait presque toujours sur la relation entre un peuple et le Créateur. On trouverait probablement que les peuples tribaux à travers le monde croient tous qu’ils ont été choisis par le Grand Esprit, ou par ce qu’ils appellent le Créateur. C’est en ceci qu’ils trouvent la raison entière de leur présence en un lieu précis et de ce qu’ils sont. (Cardinal 1977 : 12)

En d’autres mots, toujours selon Cardinal,

  • « Le fondement théologique de nos droits autochtones remontent ainsi à cette alliance, et nous l’honorons de la même manière que les Juifs et les Chrétiens honorent les alliances faites avec le Créateur par Abraham ou Moise » (Cardinal 1977 : 141).

C’est pourquoi aussi du point de vue autochtone, la découverte de l’Amérique par les Européens est inscrite dans une histoire religieuse.

  • C’est « par le Grand Esprit » que les Européens furent conduits en Amérique « parce que depuis le temps de la création notre peuple [entendons l’autochtone] avait accepté de partager les ressources de leur pays avec l’homme blanc » (Cardinal 1977 : 144).

C’est fort de cette compréhension religieuse de leurs droits que les autochtones eurent gain de cause tant dans le long débat public des années 1970 et 1980 que dans les nombreux recours au système judiciaire des années 1990.

  • C’est en raison de cette résistance radicale et soutenue que le gouvernement canadien abandonna son projet d’une assimilation forcée des peuples autochtones,
  • qu’il créa en 1998 un fonds de 350 millions de dollars en vue de programmes de guérison devant répondre aux séquelles des pensionnats indiens,
  • qu’il approuva en 2006 un règlement définitif sur les pensionnats indiens,
  • qu’il mit sur pied en 2008 une commission pour la vérité et la réconciliation qui a pour mandat « de documenter la vérité exprimée par les survivants, leurs familles, leurs communautés et toute personne touchée par les séquelles des pensionnats indiens » (CVR 2008 : 1),
  • et que la même année il demanda officiellement pardon aux Autochtones pour les politiques et pratiques erronées du passé, causes de tant d’injustices.

À la lumière de tout ce qui a été examiné dans les pages qui précèdent, qui aurait prédit qu’un jour un premier ministre canadien présenterait officiellement des excuses aux peuples autochtones :

Je me lève aujourd’hui pour présenter nos excuses aux anciens élèves des pensionnats indiens. Le traitement des enfants dans ces pensionnats est un triste chapitre de notre histoire […]

Pendant plus d’un siècle, les pensionnats indiens ont séparé plus de 150 000 enfants autochtones de leurs familles et de leurs communautés […]

Aujourd’hui, nous reconnaissons que cette politique d’assimilation était erronée, qu’elle a fait beaucoup de mal et qu’elle n’a aucune place dans notre pays […]

Le gouvernement reconnaît que l’absence d’excuses a nui à la guérison et à la réconciliation.

Alors, au nom du gouvernement du Canada et de tous les Canadiens et Canadiennes, je me lève devant vous, dans cette Chambre si vitale à notre existence en tant que pays, pour présenter nos excuses aux peuples autochtones pour le rôle joué par le Canada dans les pensionnats pour Indiens. (Le Très Honorable Stephen Harper, premier ministre, PCC, dans Canada 2008)

Ces excuses présentées par le gouvernement canadien lors d’un séance spéciale du Parlement reconnaissent le lien étroit qu’ont entretenu Églises (surtout anglicane, catholique, presbytérienne ou unie) et Gouvernement dans leur projet d’assimilation des populations autochtones.

 

Une déclaration des Premières Nations

Les mesures récentes adoptées par le gouvernement canadien font voir à quel point

les pouvoirs coloniaux ont tenté en vain d’éradiquer chez les autochtones ce qui était perçu par les chrétiens comme superstition et erreur, mais qui était « vécu par les autochtones comme correspondant à l’expression de leur lien le plus intime à l’ordre de la création » (Goulet 2004 : 286).

Ce lien est manifeste dans de multiples affirmations identitaires autochtones récentes caractérisées par une note religieuse on ne peut plus explicite et centrale, en commençant par l’affirmation suivante intitulée Une Déclaration des Premières Nations (APN, s.d.). Nous y lisons :

Nous, les premiers peuples sur ces terres, savons que le Créateur nous a mis ici.

Le Créateur nous a donné des lois qui gouvernent toutes nos relations afin que nous vivions en harmonie avec la nature et les hommes.

Les lois du Créateur définissent nos droits et nos responsabilités.

Le Créateur nous a donné nos croyances spirituelles, nos langues, nos cultures et une place sur la Terre mère qui contient tout ce qu’il nous faut pour satisfaire à nos besoins.

Ce texte fondateur, dont nous mentionnons quelques passages, se termine par l’affirmation suivante :

« Les droits et les responsabilités qui nous été donnés par le Créateur ne peuvent être modifiés ni nous être enlevés par aucune autre nation. » (APN, s.d.)

Selon Dickason (1992 : 394) cette Déclaration des Premières Nations fut adoptée en 1980 par le Joint Council of Chiefs and Elders.

  • Dickason ne précise pas le lieu de son adoption, ni l’identité des chefs et des anciens qui la formulèrent.

Dickason souligne toutefois que le point de vue énoncé dans cette déclaration rejoint celui de Pontiac (c. 1714-1769) qui rappelait aux Anglais que « Ce pays fut donné par Dieu aux Indiens » et qu’il revenait aux Anglais de le préserver pour leur usage conjoint (cité dans Peckham 1947 : 66).

L’article 1 de cette charte traite des idéaux qui guident les Premières Nations entre elles; l’article 2 énonce les principes auxquels les Premières Nations doivent souscrire ; l’article 3 traite du « rôle et la fonction de l’Assemblée des Premières Nations.

  • C’est ici qu’entre pour la première fois la mention du « sacré » afin de caractériser le devoir de l’APN d’agir strictement « selon la nature, l’envergure et l’étendue de la délégation qui lui a été donnée de temps à autre par les Premières Nations » (article 3 d).

Depuis le début des années 1980 les références explicites au Créateur comme source de la souveraineté autochtone sont nombreuses.

À Toronto, au sein d’une rencontre tenue en septembre 1990, « les participants autochtones et allochtones discutèrent de l’autodétermination des autochtones en la reliant aux sources et au partage du pouvoir (Cassidy 1991).

Les premières [c’est-à-dire les sources du pouvoir autochtone] furent identifiées aux droits ancestraux, aux liens spéciaux avec la terre et ultimement à Dieu » (Charest et Tanner 1992 : 9).

Il en va de même au sommet des Premières Nations des États-Unis et du Canada qui eut lieu à Vancouver du 20 au 23 juillet 1999. À l’issu de ce sommet historique, l’AFN (Assembly of First Nations) et le NCAI (National Congress of American Indians) font connaître un accord dont le premier paragraphe se lit comme suit :

Nous, les gens qui savent que le Créateur nous a placés ici sur la Mère Terre comme nations souveraines et cherchant à vivre dans la paix, la liberté et la prospérité avec l’humanité en accord avec nos propres lois traditionnelles, sommes unis dans notre relation sacrée à la terre, l’air et les ressources de nos territoires ancestraux. Nous sommes liés par une origine et une histoire commune, par nos aspirations et nos expériences, et nous sommes frères et soeurs, leaders et guerriers de nos nations. (AFN et NCAI 2000, nous soulignons)

  • La mention de guerriers, membres de nations souveraines en Amérique du Nord, laisse entrevoir une détermination de plus en plus grande non seulement de militer en faveur des droits autochtones,
    • mais aussi de s’engager si nécessaire dans des confrontations, pas nécessairement sanglantes mais armées.

Le pouvoir rouge est un pouvoir réel et il est fondé sur des alliances multiples avec le Créateur.

D’un bout à l’autre du Canada les peuples autochtones disent en effet :

  • nous sommes d’ici et pas d’ailleurs.

« Vous pouvez voyager à travers toute la terre et vous ne trouverez pas de bisons tels ceux que mon peuple chassait sur ces plaines. C’est mon opinion que tous deux, le bison et l’Indien, furent créés juste ici », dit un chef de la nation nakoda à l’ouest de Calgary (Chef Stoney, cité dans MacEwan 1969, cité dans Friesen 1997 : 123).

« Le Créateur nous a placés ici alors que le monde était neuf. C’est notre place », affirme un aîné dènè (Blondin 1990 : 18).

Pour Blondin et les gens de sa nation, « ici » désigne Denendeh, ‘la terre dènèe’, territoire ancestral qui correspond à « ce que les Canadiens appellent les Territoires du Nord-Ouest et le Yukon » (Blondin 1990 : 18). Parmi les Tutchones, c’est avec la même conviction que, racontant les hauts faits du Corbeau au moment de la création du monde, M. McGuinty affirme qu’ils se sont déroulés « dans la vallée du fleuve Yukon et dans celles de ses affluents » (dans Legros 2003 : 48). C’est avec la même assurance que les membres de la nation Kahkewistahaw déclarent qu’ils sont « les habitants originaux de cette terre, placés ici par le Créateur, qui leur donna plusieurs responsabilités et devoirs selon lesquels vivre… » (Kahkewistahaw First Nation 2006 : 1).

En 1993, dans les Territoires du Nord-Ouest, la nation Deh Cho déclare :

« Nous avons été mis ici par le Créateur en tant que gardiens de ces terres et de ces eaux… Nos lois, reçues du Créateur, ne nous permettent pas de céder, remettre, rendre ou éteindre nos droits inhérents. » (Deh Cho Nation 1993 : 1)

Deux années plus tard, au Québec, lors de la première séance de son assemblée législative, du 17 au 19 octobre 1995, le Grand Conseil des Cris adopte la déclaration suivante :

« Nous sommes les Eeyou. Nous sommes un peuple souverain. Nous sommes les premiers habitants de l’Eeyou Estchee et nous formons un tout avec l’Eeyou Estchee. Notre pouvoir nous vient du Créateur, de l’Eeyou et de l’esprit qui habite la terre et les eaux. » (Grand Conseil des Cris : 1995)

« Je suis un cri d’Eeyou Astchee, ce qui se traduit comme ‘la terre du peuple’ ou ‘notre terre’ », dit Matthew Coon Come au début de sa communication au Harvard Center for International Affairs and Kennedy School of Government le 28 octobre 1996.

Il ne se présente pas comme Québécois, ni comme Canadien, mais comme membre d’un peuple « qui est confronté à des lois qui ne sont pas leurs, … [lois] qui servent les intérêts de ceux qui souhaitent nous soutirer nos terres et nos ressources » (Coon Come 1996 : 8).

En 1999 la nation des Pieds-Noirs du sud de l’Alberta proclame :

« … notre peuple a toujours joui d’une vie souveraine. Depuis des temps immémoriaux, il nous a été donné de vivre ainsi grâce à notre Créateur » (Pieds-Noirs 1999 : 1).

Les Kainaiwas, membres de la confédération des Pieds–Noirs, affirment de même dans leur Déclaration des anciens :

Le Créateur a mis tous les peuples avec une culture unique et une langue pour occuper un territoire spécifique afin d’accomplir Son intention pour la création. C’est ainsi que nous les membres de Kainaiwa occupant la réserve indienne sise entre les rivières Belly et St. Mary’s […] nous gouvernons selon des coutumes données à notre peuple par le Créateur. (Blood Tribe [s.d.] : 1)

Nous trouvons le même langage au Manitoba où les Chefs autochtones déclarent que

« Depuis le début des temps, selon la vision du monde des Premières Nations, le Créateur a placé les Premières Nations comme gestionnaires des terre, de l’air, des eaux dans l’Amérique du Nord et du Sud » (Assembly of Manitoba Chiefs [s.d.]).

À Toronto, en 2003, lorsque le Grand Chef Christopher McCormick de l’Association des Iroquois et des Indiens alliés se présente devant le Comité des affaires aborigènes, il rappelle en premier la Déclaration de l’AFN de 1980 :

« Nous, les premiers peuples sur ces terres, savons que le Créateur nous a mis ici. » (McCormick 2003 : 1)

En 2005, lorsqu’elle clarifie sa position sur le traité signé avec la Couronne,

  • la nation Swan Lake réitère aussi son adhésion à la Déclaration des Premières Nations de 1980 (Swan Lake First Nation 2005 : 2).
  • Les Premières Nations du Traité 6, 7 et 8 font de même en mars 2005.

Au mois d’août suivant, ce consensus des Premières Nations des traités 6, 7 et 8 est endossé par l’International Indian Treaty Council (IITC) qui affirme que

« cette Déclaration et son contenu sont maintenant la politique de l’ITTC » (IITC 2005).

Ce développement survient au terme de la 31e réunion annuelle de l’ITTC à laquelle participent des peuples autochtones de l’Amérique du Nord, de l’Amérique centrale, de l’Amérique du Sud et du Pacifique.

C’est ainsi que les mondes autochtones contemporains remettent en valeur de nombreuses figures religieuses préchrétiennes.

Les récits qui nous les révèlent sont profondément religieux car ils racontent « quelque chose que l’on croit être réellement arrivé au début des temps » (Legros 2003 : 43).

Puisqu’il s’agit de « récits fondateurs » (Savard 2004), ils méritent d’« être placés sur le même plan que les grands récits classiques qui constituent une partie substantielle du patrimoine de l’humanité » (Laugrand 2005 : 119).

En lien avec ce type de discours très répandu parmi les Amérindiens, les propos de Gary Potts, chef des Teme-Augame Anishinabai du nord de l’Ontario au début des années 1970 et représentant des Premières Nations de l’Ontario aux conférences constitutionnelles des années 1980, traduisent bien l’humour qui caractérise les relations entre autochtones dans des moments de tension :

« Mes amis du Yukon et des T.N.O. me taquinent toujours en me rappelant qu’ils vivent dans la contrée de Dieu. Mais je leur dis que lorsque Dieu part en vacances c’est ici qu’il vient », au coeur du territoire Anishinabai (cité dans Lorinc 1989 : 27, ma traduction).

  • Je lis dans ces lignes une affection particulière qu’ont les autochtones pour un lieu précis, celui qui leur est confié par le Créateur, dans lequel sont tissés mille et une références à la vie de tout un peuple.

En lisant les propos de Potts, je me souviens des paroles de jeunes Dènès du Nord-Ouest albertain que j’accompagnais à la chasse et qui, en montrant de la main l’étendue du marais et de la forêt devant nous, me disaient « Qu’elle est belle notre terre ! »

 

Les Mohawks et Shonkwaya’tison

« Notre terre », les autochtones et les allochtones se la disputent. « Notre peuple », les autochtones et les allochtones le définissent par opposition l’un à l’autre.

S’il est vrai que « dans l’histoire des invasions coloniales […] les cartes géographiques sont des instruments de conquête » (Saïd 1996 : xxix), elles indiquent aussi à quels endroits les conflits sont les plus probables.

Au Canada, c’est dans la région frontalière entre les provinces de l’Ontario, du Québec et l’État de New York que nous trouvons le conflit le plus intense et de plus longue durée entre autochtones et allochtones. Ce conflit a sa dimension religieuse à laquelle nous nous arrêtons d’abord avant de nous attarder à ses dimensions économique et politique.

Invité à décrire un « moment déterminant » de l’histoire de son peuple, Brian Maracle, écrivain et activiste mohawk, remonte jusqu’au moment de la création :

« C’est ce moment là – au moment de la Création – qui fut le moment déterminant dans notre histoire » (Maracle 2004 : 14).

Avant de poser ce moment comme pierre angulaire de la culture iroquoise, Maracle laisse de côté de nombreuses autres dates qui auraient pu attirer l’attention des historiens :

1492, l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique ; 1527, les épidémies qui déciment les populations amérindiennes à la suite de l’arrivée de Pizarro ; 1779, les villages iroquois détruits par Washington au cours de la guerre de Sécession; 1784, la migration forcée des Iroquois de l’État de New York au sud de l’Ontario vers le territoire de Grande Rivière ; 1799, naissance de la religion fondée par le prophète seneca Handsome Lake ; 1924, l’instauration des conseils de bande par le gouvernement canadien qui, du même coup, déclare caduc le système de gouvernance traditionnel des Iroquois; 1982, l’enchâssement des droits autochtones dans la Constitution canadienne.

  • Voilà autant de dates importantes pour les historiens, que Maracle connaît mais délaisse afin de remonter au moment de la Création.
  • C’est à ce moment-là qu’il faut remonter afin de retrouver les sources de l’éthos de son peuple, les Konya’tíson ní:’i – les gens des Six Nations iroquoises (Maracle 1994 : 13-14).

Nous nous contenterons ici de résumer ce que Maracle présente comme les éléments essentiels du récit de la Création iroquoise.

  • Une femme tombe à travers un trou dans le monde-céleste et achève sa chute sur le dos d’une tortue. Elle donne naissance à une fille, qui meurt lorsqu’elle donne naissance à des jumeaux, l’un droitier et bénéfique, l’autre gaucher et maléfique. Ce sont eux qui organisent le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui, après quoi ils se battent afin de savoir qui en aura le contrôle. Le jumeau droitier gagne, après quoi il crée, à partir d’une poignée de glaise, les premiers humains, homme et femme.
  • C’est dans la langue du Créateur lui-même que ces humains entendent le récit de la création et les règles à suivre afin de vivre en harmonie.

C’est dans cette langue que les Iroquois continuent aujourd’hui à transmettre ce récit de leurs origines et à rendre grâces au Créateur en étant fidèle à ses instructions (Maracle 2004 : 28-29).

C’est le même message que le chef Jacob Thomas, de la Confédération iroquoise d’Akwesasne en Ontario, communiquait à la Commission royale sur les peuples autochtones :

« Depuis la Création, la population de l’Onkwehonweh a reçu des instructions. C’est pourquoi nous remontons toujours à la Création. Toutes nos leçons viennent de ce moment-là. » (cité dans CRPA 1996 : 8)

Le récit de Shonkwaya’tison chez les Iroquois (Maracle 2004), celui de Yamoria chez les Dènès (Blondin 1990), celui du Corbeau chez les Tutchones (Legros 2003), à l’instar des grands récits d’autres religions, peuvent être appréhendés à l’aide

  • du concept de culture entendu comme « “systèmes de significations” socialement disponibles – croyances, rites, objets porteurs de sens – qui ordonnent la vie subjective et orientent le comportement extérieur » (Geertz 1992 : 110).

Ce concept de culture s’apparente au concept d’imaginaire chez Beaucage, qui le définit « non pas au sens courant du terme (le fictif ou l’illusoire) mais bien comme un ensemble de représentations sociales qui donnent leur signification aux phénomènes sociaux et naturels » (Beaucage 2007 : 96).

Au sein des cultures ou des imaginaires sociaux

  • « Les symboles sacrés permettent, à ceux qui les tiennent pour tels, de concevoir une image de la structure du monde et un programme de conduite humaine qui se reflètent l’un dans l’autre » (Geertz 1992 : 112).
  • Ces symboles sont foyers de rassemblement ou d’opposition, source d’alliances ou de conflits.

Sur les plans économique et politique, les Mohawks et les autorités gouvernementales ne s’entendent pas sur la nature du libre-échange entre les Mohawks de Saint-Régis du côté canadien de la frontière et ceux d’Akwesasne du côté américain. Les Mohawks font un commerce de cigarettes qui échappe au contrôle des douaniers et est libre de tarifs et de taxes tant de la part des États-Unis que du Québec, de l’Ontario et du Canada. Ce qui, pour les Mohawks, est en libre échange sur leur territoire est contrebande entre deux pays pour les autorités canadiennes et américaines. Pour ces dernières la quantité de cigarettes qui transite en territoire mohawk est vendue « illégalement » sur le marché canadien. Le volume des ventes est tellement grand que les gouvernements canadiens estiment perdre chaque année des millions de dollars en revenus. C’est en vain que les policiers de New York, de l’Ontario et du Québec tentent de freiner ce commerce auquel les Mohawks disent avoir droit sans ingérence de la part d’étrangers. Ce que les allochtones présentent au public comme une question criminelle à corriger par des opérations policières, les autochtones le définissent comme une question politique à régler par des négociations entre nations souveraines.

S’il n’est pas à propos de nous pencher ici sur l’évolution des négociations entre les Mohawks et le gouvernement fédéral dans ce dossier, il convient de mentionner les deux leçons qui sont à tirer de ce long processus de résistance, de la part des Mohawks et des autres peuples autochtones, aux visées colonisatrices du gouvernement canadien. En premier lieu, les Autochtones et le gouvernement canadien ont des intérêts politiques et économiques contradictoires. Ce conflit d’intérêt est au coeur de la vie politique canadienne passée et contemporaine.

  • En deuxième lieu, les Mohawks et maints autres peuples autochtones maintiennent qu’ils ne peuvent être soumis à des lois et à des règlements qui minent leur souveraineté.
  • Sur ce terrain le point de vue des Mohawks traditionalistes est diamétralement opposé à ceux des gouvernements provincial et fédéral.

Plus d’un autochtone se demande si le gouvernement canadien, qui a su s’excuser et demander pardon pour son ingérence dans le domaine de l’éducation des autochtones, saura un jour s’excuser aussi pour les torts qu’il aura fait subir aux autochtones en s’ingérant dans leur développement économique et politique.

 

Dimension religieuse des affirmations et conflits identitaires

  • Dans le monde contemporain la découverte d’identités nouvelles ou la redécouverte d’identités anciennes s’accompagne immanquablement de marques identitaires.

Comme il s’agit de se distinguer les uns des autres, « les drapeaux restent essentiels, tout comme d’autres symboles d’identité culturelle, les croix par exemple, les croissants et même les chapeaux, car la culture est déterminante et l’identité culturelle est ce qui importe le plus à beaucoup de personnes » (Huntington 2007 : 16).

  • C’est ainsi que, dans la couverture médiatique des relations entre allochtones et autochtones au Canada,
    • les symboles identitaires de ces derniers sont toujours visibles.
  • Qu’il s’agisse de drapeaux nationalistes, de tambour, de calumet, de plume d’aigle, etc.,
    • tous ces symboles participent à l’évolution des échanges ou des confrontations entre les uns et les autres.

Dans les pages précédentes, nous avons démontré que

c’est autant sur le plan religieux que politique que les autochtones se distinguent des allochtones.

  • La question religieuse autochtone est cependant plus complexe.

Loin de faire l’unanimité, les rituels et les récits autochtones fondateurs deviennent l’objet de vives contestations au sein même des communautés autochtones.

Ce qui était vrai entre Européens au moment de la conquête des Amériques, est toujours vrai dans de nombreuses parties du monde, y compris dans les communautés autochtones.

  • Les différences religieuses peuvent alimenter des conflits identitaires qui échappent au contrôle des uns et des autres.

À qui donc parle le Créateur aujourd’hui ? Qui nous transmet ses paroles et ses instructions d’antan ? Voilà des questions auxquelles il n’existe pas de réponse facile.

Parmi les Mohawks, les propos de Maracle ou ceux du Chef Jacob mentionnés plus haut sont perçus comme ceux de traditionalistes.

  • Sont inclus dans cette catégorie tous ceux et celles qui partagent « une volonté solide comme le roc d’enlever un système étranger » de leur vie collective sans toutefois s’entendre sur ce qu’il faut mettre à la place (Alfred 1995 : 94).

Cette opposition entre traditionalistes et progressistes est un phénomène social postcolonial.

Si les camps s’opposent, ils cherchent des adeptes et des alliés.

C’est ainsi que « qualifier quelqu’un comme étant, en réalité, semblable à nous-même », par exemple comme confrère traditionaliste ou progressiste, est un moyen de « concrétiser une solidarité implicite, de se joindre à un allié potentiel et, en même temps, de repousser les autres » (Watson 1981 : 464).

  • C’est ainsi que les factions en viennent à se consolider et à se disputer le pouvoir politique local.

Au début des années 1950, par exemple, le réveil mohawk et le retour aux traditions ancestrales prennent deux formes,

  • chacune incarnée dans des leaders qui ont quitté l’Église catholique afin de renouer avec leur foi ancestrale (Blanchard 1982, dans Alfred 1995 : 66).

Ces leaders, Joe Phillips et Louis Hall, ne parvinrent pas à s’entendre sur le caractère politique des actions à prendre.

  • Phillips et ceux qu’il représente cherchent « à préserver la culture des Iroquois par immersion dans les rituels et les cérémonies de la Longhouse » ;
  • Hall et ses adeptes développent « une stratégie de plus en plus militante afin d’affirmer la souveraineté mohawk vis-à-vis des sociétés non indiennes » (Alfred 1995 : 66).

Ce clivage entraîna l’ensemble des Mohawks dans une confrontation qui opposa, d’une part, « ceux des Mohawks appartenant au “Parti intelligent” qui favorisait la coopération avec les autorités canadiennes et qui avait gagné le contrôle du conseil de bande » et, d’autre part, « les Mohawks “traditionalistes” qui favorisaient une autonomie grandissante et une stratégie de confrontation [avec la société dominante] » (Alfred 1995 : 66).

Warry (1998 : 114) affirme que

l’opposition entre progressistes et traditionalistes est de nos jours une des plus fondamentales que l’on puisse trouver dans les communautés autochtones.

Afin de faire voir comment l’existence d’un courant religieux peut diviser et opposer, il convient de reprendre ici brièvement quatre exemples discutés ailleurs (Goulet 2004 : 296).

Dan Smith (1993 : 18) raconte

  • comment les Anishinaabes chrétiens fondamentalistes de la Baie Géorgienne brûlaient récemment les cabanes à sudation (sweat lodges) de leurs compatriotes traditionalistes.

Niezen (2003 : 176) décrit un phénomène similaire chez les Cris de Cross Lake dans le nord du Manitoba.

  • La revitalisation des traditions ancestrales va de pair avec une volonté politique plus ferme sur le plan de la gouvernance par les autochtones pour les autochtones.

Lorsque les nouveaux élus du Conseil de bande participent à une suerie,

  • un membre de la communauté devenu ministre pentecôtiste dénonce publiquement à la radio cette participation comme spirituellement dangereuse.

Dans une autre communauté anishinaabe de l’Ontario,

  • des chrétiens adoptent au contraire la suerie et érigent une cabane de sudation près de leur église.
  • Ils se font immédiatement accuser par les traditionalistes de chercher à les démoraliser en adoptant des rituels ancestraux étrangers aux chrétiens (T. Smith 1996 : 522-23).

Ce sont ces mêmes Anishinaabes qui se retrouvent à Musquaro sur la Basse-Côte-Nord parmi les Mamit Innuat chez qui ils propagent

  • « un ensemble de pratiques plus ou moins traditionnelles qui impliquent des prières avec le foin d’odeur, la tente à suerie et la plume d’aigle » (Gagnon 2000 : 289).

À ces exemples de tensions entre traditionalistes et chrétiens dans les communautés autochtones ajoutons les suivants, rapportés par Tanner, dans les communautés cries de la Baie James.

À Mistassini, au cours des vingt-cinq dernières années,

la moitié des Cris anglicans sont passés à l’Église pentecôtiste qui était arrivée à Mistassini au début des années 1970. Ceux et celles qui s’y convertissaient « devaient brûler leurs tambours et même les non-convertis subissaient de fortes pressions afin de ne pas jouer du tambour dans le village » (Tanner 1998 : 9).

À cette époque des premières conversions,

  • ce qui avait été toléré par les anglicans ne l’était plus par les pentecôtistes.

Tanner note que

  • les attitudes se sont toutefois assouplies depuis et qu’à nouveau on joue de temps à autre du tambour dans le village, même en présence de pentecôtistes.

À l’été 1996, le Grand Conseil des Cris tint une assemblée à Mistassini, assemblée qui fut suivie d’un banquet traditionnel, puis d’un rituel de la tente tremblante, rituel au cours duquel

  • « on entend un chamane communiquer avec diverses entités spirituelles. Au moment du rituel, le Grand Chef des Cris, qui est de Mistassini et est un pentecôtiste dévot, avait quitté les lieux pour la soirée; il fit toutefois savoir par la suite qu’il était tout à fait en désaccord avec ce qui s’était produit.
  • « Même les non-pentecôtistes qui me racontèrent cet événement, écrit Tanner, sentaient qu’on avait franchi la limite de la tolérance religieuse. » (Tanner 1998 : 9)

De plus en plus, au sein d’une même communauté ou d’une même famille autochtone, on fait l’expérience de la coexistence plus ou moins harmonieuse de diverses traditions religieuses.

Parmi les Cris, on choisit entre anglicanisme, pentecôtisme et spiritualité pan-indienne, Parmi les Algonquins du Québec, on choisit entre catholicisme, pentecôtisme et spiritualité pan-indienne (Bousquet 2007).

  • Ces faits mettent aussi en évidence à quel point
  • on peut évaluer positivement ou négativement celui ou celle qui s’adonne aux mêmes activités
  • selon l’époque ou les circonstances.

Madonna Thunder Hawk (Lakota) dit que son beau-père « était un homme-médecine [… à] l’époque où cela n’était pas acceptable », et que les Indiens dans sa propre communauté appelaient les hommes-médecine ceux qui « vénéraient le diable » (cité dans Farley 1993 : 70).

Parmi les Cris de Mistassini, les premiers ministres pentecôtistes « expliquèrent que les entités animistes étaient des formes du diable chrétien, signifiant ainsi que les rituels entraînant une communication avec ces entités devaient être supprimés » (Tanner 2004 : 199).

  • Cette tendance séculaire, véhiculée par diverses Églises, à condamner parce qu’appartenant au royaume de Satan les croyances et pratiques rituelles autochtones, existe toujours.

Elle s’exprime même dans des documents officiels, comme dans la classification des confessions religieuses au Québec proposée par le Conseil des relations interculturelles (CRI).

  • C’est parmi les groupes parareligieux et autres religions que le CRI range « les cultes autochtones, le panthéisme, les cultes dits « païens »
    • apparentés au wicca,
    • probablement le vaudou,
    • les rastas,
    • les adeptes du satanisme,
    • les scientologues
    • et sans doute les raéliens » (CRI 2004 : 29).

Cette classification démontre à quel point il est facile de penser l’autre dans des catégories qui l’éloignent de la majorité des croyants et le confinent au monde des « cultes dits “païens” ».

  • Cette classification apparaît aussi dans le Portrait religieux du Québec en quelques tableaux publié en 2008 par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec (CDPDJQ).

Dans ce tableau,

on distingue onze formes d’appartenance religieuse, depuis le catholicisme, qui regroupe 83,4 % des Québécois, jusqu’aux autres religions, catégorie résiduelle, dans laquelle on compte un minime 0,1 % de la population du Québec.

Cette dernière forme d’appartenance religieuse

  • « regroupe les confessions ou les églises suivantes :
    • spiritualité autochtone,
    • païenne,
    • Unité-Nouvelle,
    • Pensée-panthéiste,
    • nouvel âge,
    • scientologie,
    • gnostique,
    • rasta,
    • satanique,
    • autres religions non incluses ailleurs » (CDPDJQ 2008∈: 2).

Ce document démontre à quel point la compréhension que de nombreux allochtones ont des autochtones passe toujours par des filtres culturels qui cachent bien plus qu’ils ne révèlent ceux et celles dont on prétend parler en connaissance de cause.

 

Conclusion

Tout au cours de cet article, nous avons démontré

  • à quel point les autochtones et les représentants du peuple canadien qui rêvent d’un avenir prospère ne s’entendent toujours pas sur les fondements religieux de leur relation.

L’absence de violence et de luttes armées entre autochtones et allochtones ne signifie pas que la paix et la justice existent.

  • Clore un douloureux chapitre de l’histoire coloniale au Canada, celui des pensionnats indiens, ne change toutefois pas les rapports coloniaux
  • qui perdurent dans plusieurs autres aspects de la vie politique et économique interne du pays (Ladner et Orsini 2004).

Les racines de l’expansionnisme anglo-saxon plongent dans un imaginaire socioculturel particulier, celui d’une Majesté impériale chrétienne qui prend sous sa tutelle des peuples et leurs terres afin de les introduire dans la grande marche vers la civilisation et le progrès.

  • Au Québec même de la part d’organismes gardiens des droits de la personne et de la tolérance,
    • on voit la mise en oeuvre d’un imaginaire
    • qui associe spontanément
    • les autochtones païens au royaume de Satan.

Faute d’interroger cet imaginaire collectif façonné dans un monde chrétien, il anime sans cesse les conflits qui opposent autochtones et allochtones au Canada et au Québec.

Afin de dépasser les repères coloniaux hérités du passé, ne nous faut-il pas, à l’intérieur du Canada, comme semblait le suggérer Harold Cardinal, imaginer de nouvelles alliances entre peuples autochtones et allochtones, alliances à tisser progressivement à travers un dialogue interreligieux? »

– Goulet, J.-G. (2008). La dimension religieuse des revendications autochtones au
Canada. Recherches amérindiennes au Québec, 38 (2-3), 83–93.

 

 

« La Cour suprême et les terres sacrées autochtones

Le feu vert donné aux promoteurs qui veulent construire une station de ski sur des territoires considérés comme sacrés par une Première Nation de la Colombie-Britannique ne viole pas le droit à la liberté de religion garanti par la Charte canadienne des droits et libertés, conclut la Cour suprême.

  • La première nation Ktunaxa considère que la région au pied du mont Jumbo, dans le sud-est de la province, est un territoire sacré qui abrite l’«Esprit de l’Ours grizzly».
  • Les Ktunaxa soutiennent que la construction d’une station de ski chasserait cet esprit principal de leurs croyances religieuses, et que les territoires sacrés devraient être protégés par la Charte, au chapitre de la liberté de religion.

Le plus haut tribunal du pays se range à l’avis de deux tribunaux inférieurs et conclut que les garanties de la Charte en matière de liberté de religion ne s’étendent pas aux territoires sacrés.

  • «Bref, la Charte protège la liberté de culte, mais non le point de mire spirituel du culte», écrivent sept des neuf juges.

La Cour suprême juge aussi qu’en approuvant le projet immobilier, le ministre provincial des Forêts, des Terres et des Ressources naturelles n’avait pas agi «déraisonnablement» en concluant que le processus de consultation avec les Ktunaxa avait été respecté, en vertu de l’article 35 de la Constitution, qui prévoit que la Couronne a une obligation de consultation et d’accommodement avec les Autochtones.

  • «Nous arrivons à ces conclusions en étant conscients de l’importance de protéger les croyances et pratiques religieuses des Autochtones et du rôle que joue une telle protection dans l’atteinte d’une réconciliation entre les peuples autochtones et les communautés non autochtones», écrivent les juges dans les motifs de l’arrêt.

Deux des neuf juges ont estimé que la décision du gouvernement portait effectivement atteinte à la liberté de religion garantie aux Ktunaxa par la Charte, mais que «vu les choix qui s’offraient au ministre (…) cette décision était raisonnable dans les circonstances».

  • Les Ktunaxa avaient contesté devant les tribunaux le feu vert donné par le gouvernement provincial au promoteur, Glacier Resorts, qui veut construire une station de ski ouverte à l’année.
  • Le promoteur négocie depuis plus de 20 ans avec le gouvernement et les parties intéressées, dont les premières nations Ktunaxa et Shuswap, qui vivent dans la vallée du mont Jumbo.

Le promoteur a procédé à plusieurs modifications à la suite des inquiétudes soulevées par les Autochtones, à la satisfaction des Shuswap.

  • Mais les Ktunaxa ne pouvaient entrevoir de solution de compromis.

En plus du manque de consultations,

  • ils ont finalement plaidé aussi l’argument de la liberté de religion, mais deux premières instances judiciaires ont rejeté leur requête.

La Cour suprême confirme ces décisions. »

–  La Presse canadienne.

 

« La Cour suprême du Canada confirme que l’aménagement d’un centre de ski sur le territoire d’une Première Nation ne viole aucun droit constitutionnel ou ancestral

Dans l’affaire Ktunaxa Nation, la Cour suprême du Canada se prononce sur les enjeux constitutionnels et administratifs découlant de l’approbation par l’État d’un projet affectant les croyances religieuses d’une Première Nation.

  • Elle circonscrit également la protection de la liberté de religion et le devoir de la Couronne de consulter et d’accommoder les revendications des Premières Nations.

 

Survol des faits

Les Ktunaxa forment une Première Nation dont le territoire traditionnel comprend une région de la Colombie-Britannique qu’ils appellent le Qat’muk.

Le Qat’muk est un lieu qui a une importance spirituelle et religieuse pour les Ktunaxa car il abrite l’Esprit de l’Ours Grizzly.

Glacier Resorts a demandé au ministre d’approuver l’installation permanente d’un centre de ski dans cette région.

  • Les Ktunaxa ont été consultés à toutes les étapes du processus d’approbation règlementaire.
  • Ils semblaient initialement disposés à accepter certaines formes d’accommodement.
  • En outre, des changements avaient été apportés au projet pour répondre à leurs préoccupations.

Toutefois, les Ktunaxa ont finalement demandé le rejet du projet au motif qu’une installation permanente chasserait l’Esprit de l’Ours Grizzly du Qat’muk.

  • Malgré cela, le ministre a approuvé le projet ce qui a poussé les Ktunaxa à entamer une procédure de contrôle judiciaire pour faire annuler cette approbation.

Les Ktunaxa ont fait valoir que l’approbation par le ministre de l’aménagement d’une station de ski sur leur territoire traditionnel portait atteinte à leur droit constitutionnel à la liberté de conscience et de religion protégé par l’aliéna 2a) de la Charte ainsi qu’à leurs droits ancestraux protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

 

Analyse juridique

Revendication sur le droit à la liberté de religion

Les Ktunaxa ont prétendu que l’approbation du projet porterait atteinte à leur liberté de conscience et de religion garantie par l’alinéa 2a) de la Charte puisqu’un aménagement permanent chasserait l’Esprit de l’Ours Grizzly qui se trouve être au cœur de leurs pratiques et croyances religieuses.

Selon eux, le départ de cet Esprit de la région du Qat’muk aurait pour conséquence d’éliminer le fondement de leurs croyances et de rendre inutiles leurs pratiques.

  • Les Ktunaxa ont donc principalement revendiqué une protection absolue à l’égard du Qat’muk ainsi qu’à l’égard de la présence de l’Esprit de l’Ours Grizzly lui-même.

La Cour suprême a statué que ces revendications ne relèvent pas de l’alinéa 2a) de la Charte. Cette protection constitutionnelle se limite à la liberté d’une personne d’avoir des croyances et de les manifester.

  • En l’espèce, la décision du ministre ne portait pas atteinte à la liberté des Ktunaxa de croire en l’Esprit de l’Ours Grizzly ni à leur liberté de manifester cette croyance.
  • L’aliéna 2a) de la Charte n’impose pas au ministre le devoir d’assurer l’objet des croyances, tel que la présence de l’Esprit de l’Ours Grizzly dans le Qat’muk.

La Cour suprême a refusé d’étendre ainsi la protection prévue à l’alinéa 2a) puisque cela exposerait les croyances intimes profondes au contrôle des tribunaux.

 

Revendication sur les droits ancestraux

  • L’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 offre des garanties importantes aux Premières nations.
  • En plus de protéger les droits issus des traités et les droits ancestraux déjà établis,
    • cet article protège les droits éventuels inhérents aux revendications autochtones qui n’ont pas encore été formellement établis.
  • L’article 35 impose à la Couronne un devoir de consulter les Premières Nations et de prendre en compte leurs intérêts en attendant qu’il soit statué sur ces revendications.

Dès le début du processus d’approbation règlementaire du projet, la Couronne a consulté les Ktunaxa pour tenir compte de leurs revendications et préoccupations. Cette consultation initiale a mené à certaines modifications du projet pour mieux protéger les intérêts des Ktunaxa, mais ceux-ci sont demeurés insatisfaits.

  • Malgré les efforts constants de négociation déployés par la Couronne tout au long du processus de consultation,
    • les Ktunaxa ont adopté une position inflexible en exigeant le rejet complet du projet.

En fin de compte, les Ktunaxa ont estimé qu’il était impossible d’arriver à un compromis parce que toute installation permanente chasserait l’Esprit de l’Ours Grizzly du Qat’muk.

  • Étant donné l’impossibilité d’accommoder,
    • le ministre a déclaré que la Couronne s’était acquittée de ses obligations de consultation et d’accommodement prévues à l’article 35 et a donc approuvé le projet d’aménagement.

 

Révision administrative de la décision du ministre

Les Ktunaxa ont demandé le contrôle judiciaire de la décision du ministre selon laquelle les consultations menées et les mesures d’accommodement prises étaient adéquates.

  • La norme de contrôle d’une décision mettant en cause l’article 35 est celle de la décision raisonnable.
    • Il convient donc de faire preuve de déférence à l’égard de la décision du ministre.

La majorité de la Cour suprême a statué que la décision du ministre était raisonnable. Le ministre a pris en compte tous les éléments fondamentaux du processus de consultation et d’accommodement y compris l’effet préjudiciable du projet sur les intérêts des Ktunaxa. Les revendications spirituelles des Ktunaxa ont été reconnues dès le début du processus de consultation. Les négociations se sont échelonnées pendant deux décennies et la Couronne tenait toujours compte de la pratique et des intérêts des Ktunaxa en proposant plusieurs moyens raisonnables d’accommodement.

Selon la Cour suprême,

  • la nouvelle position ferme des Ktunaxa selon laquelle aucun accommodement n’était possible a essentiellement mis fin au processus de consultation en vertu de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

Le ministre pouvait donc légitimement accepter que le projet d’aménagement aille de l’avant malgré l’objection des Ktunaxa.

  • La Cour suprême a ainsi confirmé que dans le cas de revendications non établies, la protection de l’art. 35 se limite à garantir un processus, mais non un résultat précis.

Autrement dit, l’art. 35 ne confère pas un droit de véto aux demandeurs insatisfaits.

La minorité de la Cour suprême a plutôt appliqué le cadre d’analyse de l’arrêt Doré c Barreau du Québec

selon lequel le ministre doit exercer le pouvoir discrétionnaire que lui accorde la loi en conformité avec les protections conférées par la Charte aux Ktunaxa.

  • La minorité a conclu que la décision du ministre était raisonnable
    • puisqu’elle mettait effectivement en balance les intérêts des Ktunaxa et les objectifs de la loi.

 

Conclusion

La Cour suprême a rejeté le pourvoi des Ktunaxa.

  • Ce jugement réaffirme ainsi les limites des protections constitutionnelles prévues à l’al. 2a) de la Charte et à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

Il permet aussi de circonscrire le rôle que peut jouer la protection des croyances et pratiques religieuses dans l’atteinte d’une réconciliation entre les peuples autochtones et les communautés non autochtones. »

Guy Régimbald & Rebecca Porter.

 

 

« L’arrêt partagé de la Cour suprême semble indiquer que le cadre de l’analyse relative à la norme de contrôle est incertain

L’arrêt partagé rendu le 14 juin 2018 par la Cour suprême du Canada (CSC) dans l’affaire Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général) (l’« Arrêt »)

  • indique que la CSC n’a pas fini de préciser l’analyse relative à la norme de contrôle établie dans l’arrêt Dunsmuir.

Bien que les juges de la CSC soient arrivés à une conclusion unanime, dans les motifs des juges majoritaires et les motifs concordants de deux juges, ils ont appliqué des normes différentes en raison de leur point de vue divergent quant au cadre de l’analyse relative à la norme de contrôle.

  • Cet Arrêt pourrait bien être un prélude à une future évolution du droit à laquelle on s’attend de la CSC à la suite d’appels qui devraient être entendus en décembre 2018.

 

Contexte

Cet Arrêt découle de deux décisions rendues par le Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») qui a conclu que

  • les droits à l’inscription prévus dans la Loi sur les Indiens ne répondaient pas à la définition de « services » au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Saisies de demandes de contrôle judiciaire, la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont confirmé les décisions du Tribunal

  • en appliquant la norme de la décision raisonnable.

 

Répercussions pour les entreprises

L’incertitude juridique entourant la norme de contrôle appropriée augmente le risque de litiges pour les entreprises assujetties à la réglementation et pour toute personne engagée dans la prise de décision du gouvernement ou des tribunaux.

  • Un élargissement de la portée de la norme de la décision correcte incitera les plaideurs à contester les décisions du gouvernement
    • au motif que les tribunaux contrôleront ces décisions sans faire preuve de déférence.

Pour l’instant,

  • le ratio de six juges contre trois concernant la norme de contrôle adéquate peut rassurer les entreprises que l’arrêt Dunsmuir et sa présomption bien établie d’application de la norme de la décision raisonnable vont perdurer.

Cet apaisement pourrait toutefois être de courte durée.

  • Le 10 mai 2018, la CSC a en effet accueilli trois demandes d’autorisation d’appel au motif que « ces appels offr[ai]ent l’occasion d’examiner la nature et la portée du contrôle judiciaire de l’action administrative, telles que discutées dans Dunsmuir ».

Ces appels seront entendus par la CSC plus tard cette année, et une décision devrait être rendue au cours de 2019.

 

L’Arrêt

La CSC a affirmé à l’unanimité le principe de la présomption d’application de la norme de la raisonnabilité lorsqu’un tribunal administratif interprète sa loi constitutive et que cette présomption peut être réfutée :

  • lorsqu’il est possible d’établir que les questions en jeu relèvent de l’une des quatre catégories suivantes établies dans l’arrêt Dunsmuir, à savoir :
    • (i) les questions touchant au partage constitutionnel des compétences;
    • (ii) les questions touchant véritablement à la compétence;
    • (iii) les questions touchant la compétence concurrente entre tribunaux administratifs; et
    • (iv) les questions d’importance capitale pour le système juridique et qui échappent au domaine d’expertise du décideur (collectivement, les « catégories liées à la norme de la décision correcte »); et
  • lorsqu’une analyse contextuelle révèle que le législateur avait clairement l’intention que la norme de la décision correcte s’applique.

 

Désaccord concernant la portée de l’analyse contextuelle

  • La CSC était partagée quant à la portée de l’analyse contextuelle.

Les motifs majoritaires, rédigés par le juge Gascon J., précisent que l’approche contextuelle devrait être appliquée « avec parcimonie » parce que la présomption d’application de la norme de la raisonnabilité et la jurisprudence depuis l’arrêt Dunsmuir visaient à simplifier le contrôle judiciaire en évitant d’interminables litiges sur la norme de contrôle applicable.

Dans leurs motifs conjoints concordants,

les juges Côté et Rowe JJ. n’étaient pas d’avis que l’approche contextuelle devrait être appliquée « avec parcimonie ».

Ils ont au contraire affirmé que les tribunaux « doivent » systématiquement effectuer une analyse contextuelle pour déterminer si la présomption d’application de la norme de la raisonnabilité devrait être réfutée ou non lorsque :

(1) la norme de contrôle appropriée ne trouve pas appui dans la jurisprudence existante; et

(2) qu’aucune des catégories liées à la norme de la décision correcte ne s’applique.

  • Le juge Brown J. a également exprimé des préoccupations quant à l’avis des juges majoritaires d’appliquer une analyse contextuelle « avec parcimonie » lors du choix de la norme de contrôle,

soulignant que, si l’on tient compte des facteurs qui révèlent l’intention du législateur, on procède dans les faits à une analyse contextuelle.

 

Autre désaccord concernant l’existence des questions touchant véritablement à la compétence

Dans une opinion incidente, suivant les motifs majoritaires et concordants,

  • les juges étaient partagés quant à la portée et à l’existence des questions touchant véritablement à la compétence en tant que catégorie de questions appelant la norme de la décision correcte.

La majorité des juges a conclu que la catégorie des questions touchant véritablement à la compétence est « maintenue en vie artificiellement » et pourrait même ne pas exister.

Les juges Côté, Rowe JJ. et Brown J. se sont en revanche dissociés de ces commentaires.

  • Cette question est demeurée en suspens, et sera pleinement débattue dans l’avenir. »

Tommy Gelbman, Sean Sutherland, Devin Aman.

 

 

« Jurisprudence en bref : La norme de contrôle (tirée de Vavilov, un jugement de la « trilogie d’arrêts en droit administratif »)

Jugements rendus le 19 décembre 2019 | En appel de la Cour d’appel fédérale
Références neutres : 2019 CSC 65 et 2019 CSC 66

  • Afin de rendre le droit plus clair et plus prévisible,
  • la Cour suprême modifie la manière dont les cours de justice examinent les décisions administratives (non judiciaires).

On appelle « décisions administratives » les décisions qui sont prises par les gouvernements ou par les personnes ou organismes qui agissent en leur nom. Ces décisions font partie du « droit administratif ».

  • La plupart des décisions juridiques qui ont des incidences sur les gens sont des décisions administratives,
    • et non des décisions judiciaires.

Il peut s’agir d’une lettre d’un organisme versant des prestations, d’un règlement municipal ou de la décision d’un tribunal administratif.

  • Bien souvent, les décideurs administratifs ne sont pas des juges ou des avocats.

Leurs décisions ne ressemblent généralement pas à celles rendues par les cours de justice. Mais les juges et les cours de justice ont un rôle à jouer à cet égard. En vertu de la Constitution, les cours de justice peuvent veiller à ce que les décideurs administratifs agissent suivant les règles. Elles s’acquittent de cette tâche en appliquant un processus appelé le « contrôle judiciaire ».

  • Lorsqu’une cour de justice examine une décision administrative, elle applique une « norme de contrôle » donnée.
  • La norme de contrôle est la démarche juridique employée pour analyser la décision.
  • La norme qui doit être appliquée dépend du genre de décision en cause.
  • Cependant, la question de savoir quelle norme de contrôle s’applique dans quelle situation a toujours été l’objet de nombreux débats,
    • tout comme la manière dont il convient d’appliquer chaque norme.

La juges majoritaires de la Cour suprême confirment que, dans les cas où une cour de justice examine une décision administrative, il existe deux normes de contrôle :

  1. la norme de la « décision raisonnable » et
  2. la norme de la « décision correcte ».

La « décision raisonnable » et la « décision correcte » peuvent sembler des expressions courantes, qu’on entend tous les jours.

  • Mais en droit elles ont un sens spécial.

Une décision « raisonnable » est le résultat d’un raisonnement cohérent. Elle doit être sensée à la lumière du droit et des faits. Une décision « correcte » est la seule bonne réponse à la lumière du droit et des faits.

Les juges de la majorité établissent une nouvelle façon pour les cours de justice de déterminer si elles doivent se demander si une décision est « raisonnable » ou si elle est « correcte ». Les juges donnent également aux cours de justice des indications pour les aider à juger du caractère « raisonnable » d’une décision.

Selon les juges de la majorité, la norme de contrôle applicable par défaut (la norme habituelle) est celle de la « décision raisonnable ». Cela signifie qu’une cour de justice doit se demander si la décision est « raisonnable ».

  • Il peut y avoir plus d’un résultat « raisonnable ».
  • Les cours de justice doivent accepter toute décision qui est « raisonnable ».
  • Elles doivent l’accepter même si pour leur part elles auraient rendu une décision différente.

Si une décision n’est pas « raisonnable », une cour de justice doit normalement renvoyer l’affaire au décideur pour qu’il la réexamine. Il est alors possible que le décideur arrive au même résultat ou à un résultat différent. Il est rare qu’une cour de justice décide tout simplement de remplacer la décision rendue par le décideur par la sienne.

La majorité affirme que, dans certains cas,

  • les décideurs n’ont pas à expliquer leur décision.
  • Toutefois, les gens doivent être en mesure de comprendre les décisions qui les touchent.

En conséquence,

  • il est important que les décideurs expliquent pourquoi ils ont décidé comme ils l’ont fait.

La majorité précise qu’il y a deux exceptions,

  • c’est-à-dire deux situations où la norme applicable n’est pas celle de la « décision raisonnable ».

La première exception est le cas où le législateur a expressément prévu une solution différente. Cela peut se faire de deux façons. Premièrement, le législateur peut indiquer dans une loi quelle est la norme qui s’applique. Deuxièmement, il peut accorder un droit d’appel devant une cour de justice.

  • Comme l’appel est une procédure différente du contrôle judiciaire, des normes différentes s’appliquent.
  • On parle alors des normes « applicables en appel ».
    • Il s’agit des mêmes normes que celles qu’utilisent les cours de justice pour trancher les appels formés à l’encontre des décisions des cours inférieures.

La norme « applicable en appel » correspond à la norme de la « décision correcte » dans les cas où la décision faisant l’objet de l’appel concerne le droit ou le pouvoir du décideur de trancher la question en cause.

  • La primauté du droit constitue la seconde exception où la norme applicable n’est pas celle de la « décision raisonnable ».

La primauté du droit est le principe selon lequel toutes et tous doivent se conformer aux mêmes règles juridiques fondamentales au sein de la société. Cette exception concerne les questions constitutionnelles, les questions de droit générales qui ont une incidence sur le système juridique dans son ensemble ou encore les cas où les pouvoirs de deux organismes administratifs se chevauchent.

Dans toutes ces situations,

  • les cours de justice doivent se demander si la décision en cause est « correcte ».
  • Il ne peut y avoir qu’une seule décision « correcte ».

Si la décision qui a été rendue n’est pas la décision « correcte », la cour de justice la modifiera dans tous les cas, sans renvoyer l’affaire au décideur.

  • La Cour suprême établit des « précédents » que les tribunaux inférieurs doivent suivre.

Elle est la seule cour de justice qui peut écarter ces précédents, mais cela se produit rarement.

Dans la plupart des affaires qui lui sont soumises,

  • la Cour interprète des lois ou décide ce qui doit être fait quand quelque chose n’est pas clair.

En l’espèce, la Cour a écarté (modifié) certains de ses précédents. Les précédents sont importants car ils rendent le droit certain et prévisible.

  • Mais certains précédents de la Cour sur la norme de contrôle ne produisaient pas ces effets.
  • La majorité les écarte pour rendre le droit plus clair et plus prévisible.

Décompte :

 Le juge en chef Richard Wagner et les juges Michael Moldaver, Clément Gascon, Suzanne Côté, Russell Brown, Malcolm Rowe, and Sheilah Martin ont établi la nouvelle démarche.
 Les juges Rosalie Silberman Abella et Andromache Karakatsanis ont déclaré qu’il faut faire montre d’une plus grande déférence envers les décideurs administratifs et que l’approche de la majorité accorde aux juges trop de latitude pour substituer leurs propres décisions à celles rendues par des experts.

La cause en bref disponible pour ces décisions :

 Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65
 Bell Canada c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 66 (deux appels) « 

 

 

 

 

« L’évocation d’une « évolution constitutionnelle » du Québec rendra sans doute perplexes bon nombre d’observateurs de notre vie politique et juridique des quarante dernières années.

  • La perception de stagnation, voire de régression, dans la recherche séculaire du Québec d’un renouveau dans ses rapports avec la fédération canadienne a en effet largement occulté les mutations profondes qui ont marqué, pendant la même époque, notre relation avec les peuples autochtones.

Pourtant, en quelques décennies, notre rapport aux premiers peuples a évolué au point de nous faire passer d’une relation typiquement coloniale à une dynamique constitutionnelle d’interdépendance qui sera peut-être elle-même le prélude d’un mouvement, dans les prochaines décennies, vers une constitution de type postcolonial, c’est-à-dire fondée sur le principe d’égale dignité des nations.

  • La difficulté persistante de notre inscription nationale dans l’ordre constitutionnel ne doit pas faire oublier que notre voisinage avec les autochtones engage, tout autant que le couple Québec-Canada,
    • les déterminants fondamentaux de notre devenir que sont le partage de la légitimité historique, de la richesse et du pouvoir en ce coin d’Amérique.

Je retracerai les moments clés de l’évolution de la relation constitutionnelle entre le Québec et les peuples autochtones pour ensuite donner la mesure du défi que pose à chacun des protagonistes un régime émergent d’interdépendance.

J’espère notamment faire ressortir la nécessité immédiate, pour la majorité des Québécois, de renoncer à un réflexe historique de subordination constitutionnelle des autochtones.

 

1. L’héritage colonial

Le Québec contemporain bénéficie grandement du succès remarquable de l’aventure coloniale européenne lancée en Amérique au XVIIe siècle et poursuivie sans relâche jusqu’à l’aube du XXIe siècle. L’État moderne est devenu prééminent sur la majeure partie du continent, la population issue des cycles de migration transcontinentale s’est répandue et contrôle sans partage tous les leviers importants du pouvoir, ce qui lui a permis de mobiliser massivement les ressources naturelles au profit d’une économie de marché efficiente et d’une conception technoscientifique du développement.

Nous en sommes venus à oublier que cette marche apparemment irrésistible s’est accompagnée, comme tous les colonialismes, d’une marginalisation systématique des collectivités indigènes qui avaient de tout temps occupé et contrôlé, à leur manière, le territoire.

  • Le propre de l’entreprise coloniale est de reposer
    • sur la fiction d’une continuité territoriale et institutionnelle entre la puissance coloniale et le pays colonisé,
    • sur la dénégation des droits politiques des populations soumises et sur le dogme juridique de la souveraineté du colonisateur.

C’est bien là le lourd héritage hypothéquant nos relations avec les autochtones qui, malgré les vicissitudes de l’histoire, vivent encore aujourd’hui à nos côtés, même s’ils ne représentent plus qu’une petite partie de la population.

Certes,

Mais il ne faut pas oublier que cette première constitution britannique se voulait avant tout une affirmation unilatérale de souveraineté de la Couronne sur les « Nations of Indians ». Une fois son hégémonie continentale assurée, la Grande-Bretagne a privilégié, de la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1920, la conclusion de traités qui furent les instruments d’une politique d’accaparement du territoire et d’assimilation des autochtones.

Par la conclusion de ces traités,

  • les autorités gouvernementales s’attachaient à annexer les premiers peuples, de manière non violente et au moindre coût, à l’ordre colonial.

En exigeant de la partie autochtone qu’elle abandonne et cède à perpétuité toute prétention à jouir de droits ancestraux autonomes sur le territoire visé, la Couronne obtenait le monopole de son ordre juridique et levait l’hypothèque autochtone susceptible d’entraver l’occupation du territoire par les colons.

  • Le programme de sédentarisation des autochtones était par ailleurs bien servi par les dispositions des traités relatives à
    • la création de réserves,
    • la construction d’écoles sur ces réserves et
    • la fourniture d’équipement agricole destiné à accélérer l’abandon des activités traditionnelles de subsistance.

Le Québec a largement échappé à cette vague de traités notamment pour des raisons tenant à certaines prétentions

  • quant à la portée territoriale de la Proclamation royale de 1763 et
  • quant aux effets juridiques du régime colonial français sur les droits des autochtones.

Ces prétentions ont fait douter certains juristes de l’existence même de quelque droit ancestral sur une partie du territoire québécois.

Depuis la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Côté, il est clair que les autochtones du Québec à même d’établir leur occupation historique du territoire jouissent de droits ancestraux dans la mesure où ils n’y ont pas validement renoncé.

 

1. L’ébauche d’une nouvelle relation

  • Le Québec a par ailleurs joué un rôle ambivalent dans l’avènement de ce que j’appellerais
    • un « régime de transition » dans les relations entre la société majoritaire et les autochtones.

Ainsi, en débarquant, aux débuts des années 1970, en territoire cri pour y développer les ressources hydrauliques de la Baie-James sans s’entendre au préalable avec les populations autochtones, les mandataires du gouvernement du Québec ont suscité des poursuites judiciaires et une mobilisation autochtone qui allaient inaugurer une ère de revendications politico-juridiques à l’origine du bouleversement récent des rapports constitutionnels entre les autorités étatiques et les premières nations.

  • Estimant avoir « normalisé » l’essentiel du territoire utile à sa politique de développement économique axé sur l’exploitation des ressources naturelles,
  • et misant aussi sur un dépérissement naturel de l’autochtonie,
    • le gouvernement fédéral avait abandonné la pratique des traités au début du siècle dernier.

Mais quand en 1973, dans l’affaire Calder, la Cour suprême confirma tardivement la persistance des droits ancestraux des autochtones là où ces droits n’avaient pas été validement éteints, les autorités furent contraintes, au moment même où les ressources hydroélectriques et minières du Nord suscitaient les plus vives convoitises, de renouer avec la négociation d’accords avec les autochtones.

  • C’est alors que le Québec fut un des acteurs principaux dans l’émergence d’un nouveau type de traité opérant une transition entre
    • la visée coloniale d’appropriation territoriale et
    • la mise en place d’une relation plus empreinte de respect pour les aspirations et la différence autochtones.
  • Le prototype de cette nouvelle génération de traités fut en effet la Convention de la Baie-James et du Nord québécois signée en 1975.

Cette convention peut être considérée comme un traité de transition en ce qu’elle présente à la fois des éléments de continuité et des éléments de rupture avec l’approche coloniale.

  • Il y a continuité d’abord en ce que l’État conçoit essentiellement la Convention comme un arrangement d’ordre foncier avec les autochtones qu’il ne reconnaît pas comme communautés politiques historiques et autonomes.
  • Plutôt que de conclure un pacte fondateur entre des peuples ayant en partage une égale légitimité historique,
    • le Québec se préoccupe au premier chef de conforter sa compétence sur les immensités nordiques et sur les collectivités autochtones qui y vivent, de municipaliser les institutions gouvernementales du Nord et d’assurer la sécurité juridique de l’État et des non-autochtones par l’extinction des droits ancestraux sur les terres visées par la Convention.

Mais la Convention comporte en même temps des éléments de rupture avec le passé en ouvrant la voie à une logique de coexistence à long terme et de respect accru pour la spécificité autochtone.

  • Alors que la Couronne recourait au traité colonial en vue de l’éradication programmée de l’altérité autochtone,
  • la Convention ne récuse pas a priori la promotion de l’héritage culturel autochtone au Québec.

Ainsi, pour protéger durablement la présence autochtone sur le territoire, les Cris et les Inuit obtiennent entre autres des droits d’exploitation exclusifs ou prioritaires sur des régions géographiques considérables.

  • On note aussi une ouverture timide au dialogue avec les autochtones dans la gestion de l’environnement et des ressources naturelles.
  • Enfin, la Convention comporte un programme de rattrapage des communautés nordiques, notamment dans les domaines de l’éducation, de la santé et de la justice.

 

1. Une jurisprudence de l’interdépendance

Tout comme les juges avaient donné l’impulsion décisive à l’avènement d’une deuxième génération de traités, ils ont, dans la foulée de la reconnaissance constitutionnelle des droits ancestraux des peuples autochtones en 1982 , créé les conditions juridiques d’une interdépendance qui condamne les pouvoirs étatiques et les peuples autochtones au dialogue permanent, à la recherche d’un modus vivendi dépassant la logique historique de subordination.

  • Précisons toutefois d’entrée de jeu que la Cour suprême estime que son rôle, aux termes de la Constitution, est
    • d’accommoder les droits historiques des autochtones
    • sans récuser la souveraineté des institutions étatiques
      • considérée comme un acquis intangible de la colonisation.

C’est ainsi que la portée d’un droit ancestral sera tributaire des exigences de la souveraineté de la Couronne et qu’un traité conclu entre Sa Majesté et un groupe autochtone, bien qu’étant l’expression d’un rapport radicalement singulier, ne relève pas, selon la haute juridiction, du droit international.

  • La Cour confirme en revanche que l’État s’est astreint, par la consécration constitutionnelle des droits autochtones,
    • à des contraintes juridiques véritables
    • et que la souveraineté ne devrait plus être invoquée pour abroger ces droits de manière discrétionnaire.

On observe en fait la formation graduelle, à la faveur d’une jurisprudence évoluant en dents de scie, d’un régime d’enchevêtrement des droits et des pouvoirs respectifs des autochtones et de l’État.

  • Cette imbrication des intérêts et des responsabilités aura souvent pour effet de conjurer l’unilatéralisme arbitraire de l’État dans ses rapports avec les autochtones,
    • rendant alors plus impérieux le partenariat, notamment dans le développement du territoire et la gestion des ressources naturelles.

Utilisant l’image d’un « spectre de droits », la Cour a évité de donner aux droits ancestraux une portée nécessairement identique sur l’ensemble du territoire utilisé par un groupe autochtone avant la souveraineté européenne.

  • Ne pouvoir appliquer qu’une catégorie unique de droits aurait été problématique pour les juges désireux de maintenir entre les protagonistes
    • une tension juridique génératrice d’interdépendance.

En définissant de manière large et généreuse des droits uniques applicables à tout le territoire ancestral, les juges auraient donné aux autochtones la maîtrise de vastes espaces, risquant ainsi de remettre en cause des intérêts économiques et politiques très importants.

En optant au contraire pour une définition étroite de droits uniformes sur la totalité du territoire traditionnel, ils auraient spolié les autochtones sans pour autant écarter complètement la contrainte qu’exercent les droits ancestraux sur la capacité du gouvernement d’occuper à sa guise le territoire.

  • La solution de la Cour a donc été de moduler la portée des droits fonciers.

Là où l’occupation ancestrale du territoire était « suffisante » aux yeux des juges, les autochtones détiendront un véritable titre foncier emportant la maîtrise exclusive de la terre.

Sur d’autres parties de leurs terres traditionnelles, les autochtones pourront exploiter les ressources sans pouvoir exclure les usages non autochtones compatibles.

  • Il est cependant fort malaisé de délimiter les territoires grevés d’un titre exclusif,
    • puisque la Cour, probablement à dessein, reste vague sur le degré d’occupation ancestrale apte à fonder un tel titre.
  • L’incertitude ainsi produite précarise les activités non autochtones de développement et l’applicabilité des lois provinciales,
    • ce qui devrait être de nature à favoriser les solutions négociées par les acteurs politiques.

La gradation des droits autochtones engendre une pluralité de patrimoines autochtones et non autochtones liés à des usages concurrents d’une même ressource ou complémentaires d’un même espace.

  • Cette superposition des légitimités territoriales est la clef non seulement d’un partage symbolique de la terre,
    • mais surtout d’une exploitation conjointe de celle-ci.

Ce régime plural, qui ne favorise la sécurité foncière ni du gouvernement ni des autochtones, contraint au « voisinage » et fait du territoire le théâtre de relations intercommunautaires et d’ordres juridiques multiples, un lieu potentiel de conflits d’usage, un espace obligé d’interdépendance.

  • Ainsi, les principes dégagés par la Cour suprême nous permettent aujourd’hui d’affirmer que les autochtones possèdent des droits ancestraux,
    • dont la portée exacte reste néanmoins à définir, sur d’importants territoires dans la plupart des régions du Québec n’ayant jamais fait l’objet d’un traité extinctif de ces droits.

Nous savons aussi que, même si la Cour suprême n’a pas encore formellement validé la thèse d’un pouvoir général de self-government, ces droits sont intrinsèquement porteurs de compétences gouvernementales autochtones relativement à leur régime d’exercice communautaire  et que cette autonomie autochtone sectorielle jouit d’une protection constitutionnelle.

En outre,

  • on assiste à une véritable revitalisation des traités conclus aux XVIIIe et XIXe siècles.

La Cour suprême, s’appuyant sur une interprétation « interculturelle » et « honorable » de ces ententes, leur a donné une portée nettement plus complexe et équilibrée que ce que pouvait dicter une lecture grammaticale de ces instruments écrits dans une langue européenne que les autochtones ne comprenaient pas toujours très bien .

Par exemple, les mesures gouvernementales de conservation ou de gestion des ressources qui restreignent l’exercice des droits issus de traités devront être justifiées, ce qui à mon avis pourra exiger dans certains cas une compensation financière.

Or certains de ces traités de paix et d’alliance sont en vigueur au Québec, tel le traité dit de Murray dont les Hurons-Wendats sont les bénéficiaires.

Bref, nous ne pouvons désormais plus méconnaître le fait que le Québec n’a pas la capacité constitutionnelle de faire comme s’il était le seul propriétaire des terres et ressources et comme s’il était, sous réserve du partage fédératif des compétences, le seul maître d’œuvre du développement du territoire.

  • Il devra même consulter les autochtones avant d’intervenir sur toute partie du territoire à l’égard de laquelle ceux-ci ne font que revendiquer, de manière crédible, des droits dont ils n’ont pas encore pu établir l’existence .

On aurait en outre tort de tenir pour immuable le mythe de la « découverte » qui a historiquement servi à justifier la souveraineté étatique sur les autochtones.

  • À défaut d’être négociable,
    • la souveraineté peut être refondée sur le plan symbolique et redéfinie sur le plan narratif,
    • ce qui est un peu ce qu’ont tenté de faire certains juges de la Cour suprême lorsqu’ils ont évoqué l’image d’une fusion de souverainetés originaires pour rendre compte du rattachement des peuples autochtones à l’État.

Dans une affaire récente, la Cour allait jusqu’à affirmer qu’en matière autochtone la finalité première de la constitution contemporaine est de permettre à la Couronne et aux peuples autochtones de concilier leurs revendications respectives de souveraineté.

  • En revanche, les autochtones ne peuvent s’appuyer sur les paramètres constitutionnels actuels pour remettre en cause le fait de leur incorporation dans le giron étatique.
  • Il ne leur sera pas davantage loisible de bouleverser l’ordre établi
    • au point de compromettre la capacité de la majorité non autochtone de se développer sur des terres
    • qu’elle considère souvent comme faisant partie intégrante de son patrimoine culturel et économique.

De fait, la Cour suprême a sans équivoque statué que les « sociétés autochtones distinctives existent au sein d’une communauté sociale, politique et économique plus large, communauté dans elles font partie ».

Cette appartenance à une même communauté englobante emporte une dépendance commune par rapport au territoire et aux ressources qui se doivent dès lors d’être équitablement réparties.

  • Le souci d’éviter une perturbation grave de l’ordre économique et politique se manifeste d’ailleurs dans le recours à la culture autochtone précoloniale pour limiter les droits ancestraux.

C’est là un des aspects les plus critiquables, et les plus critiqués, de la jurisprudence de la Cour suprême à ce jour.

Une utilisation des ressources qui serait le fruit de l’influence européenne ne pourra se fonder, selon le plus haut tribunal, sur le principe d’ancestralité.

Or il aurait été tout à fait possible de voir dans ce principe l’expression de l’origine pré-étatique de droits nécessairement évolutifs plutôt qu’une obligation de conformité à la coutume antérieure au contact.

  • On remarquera que, en évinçant les usages du territoire empruntés à la culture occidentale, la Cour survalorise les exploitations vivrières et de subsistance,
    • ce qui est un bon moyen de minimiser l’impact négatif des droits autochtones sur les activités économiques que la société majoritaire juge essentielles au développement du pays.

Nul ne poussera l’angélisme jusqu’à penser qu’il ne s’agit là que d’un résultat fortuit.

  • Cette jurisprudence pourrait d’ailleurs être bientôt infléchie de manière à relativiser l’importance des pratiques précoloniales compte tenu de la définition récente des droits ancestraux des Métis.

Le titre foncier aborigène autorise, quant à lui, une gamme d’usages qui n’ont pas à correspondre aux pratiques précoloniales .

Mais la Cour suprême est en revanche d’avis que l’impératif d’intégrité culturelle inhérent à l’ancestralité foncière interdit d’utiliser la terre de manière à faire durablement obstacle aux formes traditionnelles d’exploitation.

  • Ce véritable zonage culturel du domaine autochtone signifie
    • qu’il sera plus difficile pour les autochtones de prétendre tenir la terre directement de leurs ancêtres tout en mobilisant cet héritage de manière intensive à des fins industrielles ou commerciales.

Le paternalisme passéiste du référent précolonial perpétue, dans la sphère constitutionnelle, la réduction culturelle des autochtones en minant leur capacité de réinterpréter et de recomposer leur identité.

  • Toutefois, parce qu’elles ont elles-mêmes souvent étayé leurs revendications de droits sur l’archétype culturel de la fidélité aux coutumes immémoriales et du lien spirituel à la Terra Mater,
    • les élites autochtones ont sans doute contribué à faciliter la tâche aux juges.

On peut certes douter qu’un tel enfermement identitaire eût paru aussi « naturel » si la société en général, et les autochtones en particulier, avaient davantage valorisé la mise au rancart de la sempiternelle dichotomie autochtonité/modernité.

  • La protection des intérêts de la majorité est aussi au cœur de la défense de justification que la Cour suprême a créée de toute pièce
    • pour pouvoir disposer d’un outil additionnel de pondération des intérêts majoritaires et des droits autochtones.

C’est que, même enserrés dans le carcan précolonial, les droits ancestraux peuvent grever des territoires considérables.

  • À défaut d’être un facteur positif de développement économique pour les autochtones,
    • ils comportent un potentiel stratégique de blocage des activités non autochtones incompatibles.

Les juges ont commodément reconnu le pouvoir du gouvernement de restreindre les droits ancestraux ou issus de traités dans la mesure où les autorités démontrent qu’une telle restriction se fonde sur un objectif impérieux et que les moyens pris pour atteindre cet objectif sont « honorables ».

  • Ici encore, la logique d’enchevêtrement des droits et d’arbitrage des intérêts joue sans remettre en question la primauté de l’État.

Bien qu’ils soient généralement peu enclins à censurer les finalités gouvernementales en matière de partage équitable des ressources et de développement du territoire,

  • les magistrats ne toléreront pas, en principe, que les moyens utilisés sacrifient arbitrairement les droits des autochtones.

Ainsi, une diminution de droits afférents à la terre ou aux ressources ne sera justifiable, selon la Cour, que si l’accès autochtone reste prioritaire. Les autochtones devront être consultés, indemnisés au besoin et pourront même, dans certains cas, opposer un veto lorsque le projet gouvernemental serait gravement préjudiciable à leurs droits.

  • Cette jurisprudence de l’interdépendance, en entremêlant toujours plus les destinées autochtone et allochtone,
    • alimente inévitablement la controverse et rend le problème de moins en moins susceptible de résolution judiciaire.
  • La nécessité d’une nouvelle génération de traités de reconnaissance mutuelle devient de plus en plus irrésistible.

 

1. Vers une alliance postcoloniale ?

Comme c’est le cas dans plusieurs autres provinces,

  • la majorité des peuples autochtones du Québec ne se sont pas encore entendus avec les gouvernements sur la question de leurs droits et de leurs compétences gouvernementales.

À l’heure où le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale est officiellement reconnu par le gouvernement du Canada, et que la position du Québec semble pouvoir évoluer, serions-nous à la veille de l’apparition d’une figure inédite du traité autochtone ?

Même si elle ne constitue pas en soi un accord ayant valeur de traité, l’entente connue sous le vocable de la « Paix des braves » consacre les rapports « de nation à nation » entre le Québec et les Cris et met en exergue l’inéluctable communauté d’intérêt des Cris et des Québécois.

  • Ce sont toutefois les principaux aspects des scénarios mis de l’avant dans les négociations entre les Innus, le Québec et le Canada
    • qui fournissent les plus sûrs éléments de réflexion sur ce que pourrait être le traité qui, sans faire table rase des pratiques antérieures,
    • traduirait un projet novateur de vivre-ensemble.

Serait littéralement « postcolonial »

  • un rapport avec les autochtones où l’État renoncerait sans arrière-pensée à sa posture historique de puissance.

Un tel rapport est en réalité impossible dans l’ordre juridique canadien actuel qui tient pour inaltérable la souveraineté étatique et pour irréfutable le pouvoir des gouvernements de contraindre, au besoin, les peuples autochtones dans l’exercice de leurs droits constitutionnels.

Il ne serait en revanche pas hors propos d’utiliser, au sens figuré ou métaphorique,

  • le qualificatif « postcolonial » pour dépeindre l’esprit général d’une entente qui, au sein de l’État, tend à instaurer entre les peuples autochtones et les institutions étatiques un régime consensuel durable de partage de la légitimité, du pouvoir et du territoire.

À cet égard,

  • la reconnaissance solennelle des droits ancestraux des Innus sur leurs terres traditionnelles (Nitassinan), que l’on retrouve dans l’entente de principe conclue avec certaines communautés et dans d’autres projets d’entente,
    • exprime une volonté d’asseoir le traité sur le socle d’une légitimité politique innue pré-étatique,
    • donc d’une légitimité innue originaire incontestée.

Reconnaître les droits ancestraux – dont les effets et les modalités sont précisés dans le traité afin d’assurer la certitude juridique – comme fondement de la relation entre l’État et les Innus, c’est renoncer dans la sphère constitutionnelle interne au monopole étatique de la légitimité historique, c’est transcender la représentation coloniale de l’autochtone orphelin de l’histoire et détenteur de privilèges tributaires de la mansuétude protectrice de Sa Majesté.

De même,

  • les gouvernements inscriraient dans un traité avec les Innus la reconnaissance et la continuation, dans l’ordre étatique, du droit inhérent (ancestral) des Innus à l’autonomie gouvernementale.

Les Innus seraient dotés

  • d’institutions autonomes disposant de bases territoriales propres et dont les attributions législatives, prépondérantes en certaines matières d’un intérêt vital pour la communauté, seraient protégées par la loi fondamentale du pays.

C’est dire que ces gouvernements ainsi que leurs compétences seraient insusceptibles d’abrogation unilatérale par les pouvoirs étatiques, sauf, peut-être, par voie d’amendement constitutionnel.

Peut-on parler d’un partage du pouvoir au sein de l’État ?

On le peut si l’on entend rendre compte, d’une part, du fait que le caractère inhérent de l’autorité gouvernementale innue empêche de la considérer comme la simple délégation gracieuse d’un pouvoir détenu par un ordre hiérarchiquement « supérieur », et, d’autre part, du fait que le pouvoir autochtone prépondérant serait constitutionnellement à l’abri de toute prétention fédérale ou provinciale à en dicter les modalités d’exercice.

En effet,

  • l’hypothèse d’une entrave substantielle à l’autonomie législative des Innus dans les matières de juridiction prépondérante paraît
    • difficilement envisageable sur le plan juridique.

Même si la Cour suprême du Canada a statué que les droits ancestraux ou issus de traités ne sont pas absolus et peuvent, à certaines conditions, être « réglementés » par la loi fédérale ou provinciale, cette réglementation devient à peu près sans objet dès lors que le traité viendra précisément encadrer et délimiter les modalités d’exercice des pouvoirs innus pour tenir compte des intérêts légitimes des autres gouvernements.

  • Ajoutons cependant qu’il n’y aura de véritable partage du pouvoir que
    • si la part de juridiction « souveraine » dont peuvent se prévaloir les Innus ne s’avère pas modeste
    • au point d’être insignifiante sur le plan constitutionnel.

À cet égard,

  • il faut noter que le projet d’entente avec les Innus comporte,
    • outre des exclusions nombreuses pour les matières intéressant le fédéral,
  • moult mécanismes, normes minimales et ententes d’harmonisation à conclure,
    • qui seront de nature à réduire la marge de manœuvre effective des autorités innues.

Le partage du territoire, quant à lui, s’avère probablement la question la plus sensible en raison de son potentiel perturbateur de l’ordre socio-économique issu de la colonisation unilatérale du territoire par l’État.

  • C’est lorsque est évoquée la nécessité de partager avec les autochtones, sur le fondement de droits ancestraux reconnus et confirmés, la terre et l’accès aux ressources du territoire
    • que le réflexe de préservation de l’héritage colonial se manifeste le plus fortement chez la population non autochtone.

Cette dernière, ayant vu pendant des générations sa présence sur le territoire autorisée, valorisée et légitimée par l’État, se sent elle-même menacée de dépossession et mobilise alors pour sa défense le discours de l’égale légitimité et de l’égale dignité des citoyens sans distinction ethnique.

  • L’ambition d’un partage « postcolonial » du territoire ne peut dès lors faire l’impasse sur
    • les réalités que sont le mélange irréversible des populations,
    • la minorisation des autochtones et
    • l’investissement à la fois juridique, économique et identitaire du territoire par les non-autochtones.

C’est devant de telles pesanteurs de l’histoire que

  • l’impératif d’audace mesurée exprime ses plus hautes exigences.

L’esprit postcolonial d’un traité ne saurait dans ce contexte se manifester par la consécration d’une prévalence foncière autochtone généralisée.

Il se ferait plutôt à la faveur d’un rééquilibrage des patrimoines territoriaux apte à assurer durablement le développement économique, social et culturel des communautés autochtones.

En d’autres termes,

le traité nouveau devra en finir prospectivement avec la logique de spoliation et tourner résolument le dos à la « désautochtonisation » du territoire sans nier que la légitimité territoriale doive être partagée par l’ensemble des citoyens.

Pour les non-autochtones, la chose ne sera guère possible sans une remise en cause du statu quo.

La reconnaissance des droits ancestraux, y compris le titre aborigène, des Innus sur Nitassinan de même que l’importance que les parties accordent à la non-extinction de ces droits confirment la légitimité de la prétention séculaire des Innus à occuper le territoire.

  • La difficulté consiste toutefois à traduire dans l’aménagement d’un régime foncier les droits ancestraux ainsi confirmés tout en prenant acte de l’imparable interdépendance des populations.
  • Comme il n’est pas possible ici d’évaluer l’adéquation de la superficie des catégories de terres envisagées,
    • il conviendra de s’attarder plutôt aux régimes juridiques applicables à ces terres.

L’espace visé par les ententes avec les Innus serait subdivisé en deux types bien distincts de terres. Sur Innu Assi, les Innus détiendraient des droits complets de propriété assortis de quelques restrictions d’utilité publique.

  • Grâce à une rénovation du statut juridique de ces terres, le traité viendrait mettre fin aux interdits et aux incapacités
    • qui ont de tout temps empêché les autochtones de jouir sur leurs réserves et leurs terres ancestrales des mêmes prérogatives foncières que les autres citoyens.

Ainsi, la tutelle du gouvernement fédéral serait éliminée et la libre disposition des terres complète, ce qui pourra faciliter la mobilisation du capital foncier autochtone pour les fins du développement économique de la communauté. On peut y voir le rejet du paternalisme hérité du droit colonial.

Sur des territoires nettement plus vastes situés à l’extérieur d’Innu Assi, les Innus pourraient exercer un faisceau de droits liés à leur mode de vie et leur culture traditionnels ;

  • ces droits sont collectivement désignés sous l’appellation « Innu Aitun » et autorisent notamment les activités de prélèvement des ressources à des fins alimentaires, sociales, rituelles et, dans certains cas, d’échange de subsistance.

Sans exclure a priori les activités de prélèvement des non-autochtones sur le même espace foncier, les droits des autochtones seraient prioritaires, ce qui est parfaitement conforme aux principes directeurs dégagés par la Cour suprême pour la définition de ce type de droit ancestral.

Le partage des droits d’accès aux ressources découlant d’un tel régime reflète donc assez bien l’importance singulière des droits autochtones et la nécessité de les préserver en tenant compte de leur dimension culturelle et économique.

  • La volonté de rompre avec la logique ancienne de dépossession territoriale des autochtones
    • se vérifiera toutefois par l’analyse des règles que l’on entend mettre en œuvre pour protéger les droits des Innus contre l’accaparement du territoire au nom du développement et de l’exploitation commerciale des ressources naturelles.

La dynamique coloniale serait parfaitement reconduite si un quelconque droit prépondérant de développer permettait au gouvernement de sacrifier sans formalité les droits ancestraux des autochtones.

On comprend alors l’enjeu crucial que constitue la question du rôle des Innus dans les processus décisionnels se rapportant à la gestion du territoire, de l’environnement et des ressources naturelles de Nitassinan.

S’il n’apparaît pas réaliste de soumettre ces mécanismes à une règle stricte de codécision emportant en toute circonstance un droit de veto innu, il serait critiquable de nier la nécessité d’une approche graduée en fonction de l’incidence plus ou moins préjudiciable et permanente d’une mesure sur la capacité des Innus de se prévaloir effectivement des droits qui leur sont par ailleurs reconnus.

Comment, en effet, parler de partage du territoire si la part dévolue aux autochtones n’est pas raisonnablement sécurisée ?

  • La jurisprudence de la Cour suprême n’étaie pas une position gouvernementale qui ferait un tabou absolu de toute idée de veto, même suspensif, sans égard aux circonstances.

Notons à ce propos que la formule « participation réelle » que l’on retrouve dans la proposition d’entente de principe avec les Innus de Mamuitun et de Nutashkuan ne fait pas du consentement autochtone la condition sine qua non d’une intervention sur Nitassinan à l’extérieur d’Innu Assi.

On ne connaît toutefois pas encore la nature précise de la participation des Innus ni, dès lors, le degré de proportionnalité qui sera établi entre l’impact d’une mesure sur les droits des Innus et la prise en compte de leur point de vue. Il serait imprudent de minimiser la difficulté de satisfaire les attentes des Innus à cet égard.

Bien que primordiale, la protection des activités ancestrales de prélèvement des ressources à des fins non commerciales ne permettra guère un partage entre les populations non autochtones et innues du potentiel de développement économique qu’offrent l’exploitation et la transformation des ressources naturelles de Nitassinan.

C’est pourquoi les gouvernements du Canada et du Québec s’engageraient à prendre des mesures facilitant la participation des communautés innues à la pêche commerciale, au développement des pourvoiries, à l’aménagement et à l’exploitation de la forêt et au développement des ressources hydroélectriques. Indubitablement, on s’attache ici à organiser les retombées modernes du rapport juridique des Innus à leur territoire.

Dans la mesure où cette affirmation de la modernité économique autochtone n’est pas que symbolique, ce qui reste à voir, elle trancherait avec l’approche coloniale qui tend à enserrer autoritairement les autochtones dans le carcan d’une représentation passéiste, donc souvent minimaliste, de leurs droits.

  • Au-delà des droits d’usage des terres et des ressources, le partage du territoire se concrétise aussi par la redistribution de la richesse que génère son exploitation.

La proposition Mamuitun reconnaît à ce sujet le droit des Innus à une part, ne pouvant être moindre que 3 %, des redevances perçues par le Québec sur les ressources naturelles de Nitassinan. Dans son principe, cette formule conforte la logique du partage durable du patrimoine territorial. D’autres modalités de répartition des bénéfices de l’exploitation du territoire pourront être arrêtées pour les autres communautés innues qui s’entendront avec les gouvernements.

  • Il n’existe pas de critère infaillible pour identifier le traité opérant un authentique partage postcolonial de la légitimité, de la souveraineté et du territoire.
  • On ne peut toutefois nier que, en adaptant et en approfondissant le mécanisme constitutionnel de définition des droits ancestraux élaboré par la Cour suprême,
    • les négociations avec les Innus représentent une tentative sérieuse d’en finir avec la relation coloniale.
  • Nul ne peut cependant dire aujourd’hui si ces négociations tiendront leur promesse.

 

CONCLUSION

L’évolution de la relation entre le Québec et les peuples autochtones se poursuivra dans les prochaines années quel que soit le devenir constitutionnel de la province.

  • Peu importe le scénario que les Québécois dessineront pour les générations futures,
    • celui-ci devra reconnaître le rôle fondateur des autochtones dans la configuration de nos destinées fatalement communes.

La société majoritaire est en train d’opérer, à cet égard, un virage parfois douloureux et les autochtones devront reconnaître la difficulté d’un tel changement de paradigme.

Par ailleurs, la reconnaissance de l’inéluctabilité d’un avenir partagé sur un territoire fragilisé sera l’occasion d’imaginer des trajectoires interculturelles originales vers un développement durable qui s’avérera peut-être le plus riche dividende de notre interdépendance pleinement assumée. »

– Otis, G. (2005). L’évolution constitutionnelle de la relation entre le Québec et les peuples autochtones : le défi de l’interdépendance. Cités, 23(3), 71-87.

 

 

Lecture supplémentaire / complémentaire :

  • Savard, J. (2016). Réformes de la politique autochtone au Canada : le jeu du blâme donne-t-il une cohérence au discours ?. Gestion et management public, volume 4 / 4(2), 33-52.

 

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