« Si Proust marque un tel tournant dans la culture, c’est qu’il a, mieux que les autres,
- débusqué et décrypté le snobisme à l’œuvre dans les mécanismes sociaux,
- et montré à quel point il est une dimension essentielle pour comprendre le fonctionnement de la société occidentale contemporaine.
Cependant, le snobisme n’est pas un phénomène figé, et il n’a jamais cessé, en réalité, de muter depuis deux siècles. Or c’est l’étude de ces mutations qui nous paraît devoir retenir l’attention en cela qu’elles éclairent les ruptures rapides qui ont caractérisé les deux derniers siècles.
Parmi ces mutations figure l’apparition du dandysme, dont George Brummell fut le prophète ; il incarna l’apparition de l’« individu total ». Dès lors, l’histoire humaine récente peut se lire comme la lutte essentielle entre les snobs et les dandys.
Il va de soi, c’est entendu, que
le snob est méprisable, imbuvable, irrécupérable ! Au cœur du mécanisme de la haine impuissante qui anime l’individu postmoderne, le snobisme corrompt toutes les formes de relations humaines, il est le fossoyeur de l’authenticité, du désintéressement, bref, de la noblesse d’âme.
Il est ce monstre né de la Révolution française qui nous fait regretter le temps béni des castes aristocratiques et des sociétés d’ordres où chacun avait le mérite de ne pas se « prendre pour un autre ».
- Quel heureux temps que celui qui n’a pas connu les cuistres, les précieuses ridicules, celui d’une arène sociale sans Jourdain, sans Verdurin !
Par chance, cependant, sur le fumier de ce snobisme a poussé une jolie fleur. Un être impeccable et inatteignable, paré de toutes les vertus de la forme et de l’esprit, un être que l’on envie et admire, un idéal universel en somme, le dandy.
- Snob est une insulte qui vous fâche à vie avec celui qui l’a proférée à votre encontre ;
- dandy est un compliment qu’on acceptera avec une mine rosée de chattemite.
Le distinguo que nous venons d’esquisser et généralement admis aujourd’hui entre le snobisme et le dandysme nous paraît
- un des lieux communs les mieux ancrés et cela jusque dans les esprits les plus raffinés.
De fait, notre époque, grâce à l’extraordinaire développement des formes de communication, restera dans l’histoire humaine comme celle où s’est accompli le miracle d’une multiplication sans précédent des lieux communs.
On aurait tort cependant de fustiger trop vite cette invasion des lieux communs, car leur mérite, finalement, est triple.
- D’abord, ils stimulent le désir de singularité d’une pensée écœurée jusqu’à la nausée par une réflexion dont le degré zéro et l’infini ressassement sont les caractéristiques dominantes ;
- ensuite, en ne restant toujours qu’à la surface des choses, ils poussent le curieux à approfondir ;
- enfin, à prendre leur contre-pied, ce que nous allons essayer de faire ici, on y débusquera souvent des vérités ignorées et savoureuses pour l’esprit.
Les snobs ont cette particularité fascinante d’être les témoins d’une nostalgie profonde des temps anciens où la transcendance dominait la perception du monde. Ils sont en cela le refoulé religieux des temps démocratiques, qui décidément ne veulent pas comprendre que l’égalité n’est pas une donnée profane mais spirituelle.
- Le snob s’inscrit dans une dimension verticale où il ne cesse jamais de poursuivre la construction d’une tour de Babel dont les étages en eux-mêmes (les infinies distinctions que le snob invente pour exister), bâtis sur du vent, du ridicule et du grotesque, ne méritent pas de monopoliser à ce point notre attention.
C’est la nécessité anthropologique même de cette entreprise d’édification – que l’on juge un peu vite absurde – qui interpelle, car
- elle révèle l’utilité psychique et sociale du snobisme.
Le snobisme est l’outil qui répond en effet à ce besoin phénoménal de créer des liens, des textures, des ruptures, des schismes, et de recréer sans cesse ces constructions mentales, puisque la créativité humaine est, comme chacun sait, sans limites.
Le snobisme est ainsi ce moteur qui depuis deux siècles, comme l’a montré Proust, fait tourner le kaléidoscope social et culturel des sociétés occidentales.
Il stimule chez les hommes ce souci de réussir, de se distinguer, et a accompagné, peut-être même précédé, le progrès dans sa version occidentale, c’est-à-dire un processus et non une série de découvertes isolées.
Sur un plan plus intimiste,
- le snobisme est « humain, trop humain », et, à y regarder de plus près, passé l’agacement prodigieux qu’il peut susciter,
- il déclenche finalement une forme d’attendrissement par ce qu’il dévoile de ce besoin de reconnaissance intarissable qui est au cœur de chaque homme.
Sur un plan plus politique,
- il est un formidable libérateur d’énergie en cela qu’il témoigne pour chaque homme de la possibilité de bouger les lignes et de se « re-territorialiser » à l’infini et dans tous les domaines :
- il est consubstantiel à cette accélération sans précédent de l’histoire humaine qui fait dérailler la théorie spenglérienne, l’Occident snob échappant définitivement au déterminisme qui a semblé jusqu’ici accabler les autres civilisations dans leur développement.
Carburant indispensable au besoin de reconnaissance individuelle, le snobisme aura permis de faire tourner à plein régime le « moteur anthropologique » du progrès depuis les grandes révolutions industrielles européennes de la première moitié du xixe siècle.
Si le snob nous est familier,
- le dandy est un animal beaucoup plus difficile à appréhender dès lors que l’on cherche à prendre le contre-pied des clichés et des contresens véhiculés par le monde de la mode.
Une des premières pistes pour appréhender le dandy, c’est son absence de généalogie. Il se veut le fruit d’une génération spontanée, autocréé, sans attache, un « brin d’herbe poussé au milieu d’une prairie », pour paraphraser Deleuze. Il n’est la réminiscence de rien, contrairement au snob, mais bien un surgissement dans l’histoire humaine.
Comment survient-il ?
- Difficile à dire, mais il est probablement le produit de la déliquescence des sociétés européennes d’Ancien Régime, de leur sécularisation et de l’individualisme qui en a découlé.
- D’Alceste à Brummell, c’est une longue maturation qui conduit de la misanthropie de l’âge classique à l’autisme de notre époque.
À cela s’ajoutent des facteurs psychologiques propres à l’individu contemporain, dont Musil a bien montré
- le désarroi moral face à l’effondrement de tous les carcans qui faisaient tenir debout l’homme classique.
Car si le snob a un trop-plein de qualités, le dandy, lui, en est totalement dépourvu, et il s’agit d’un dépouillement, avec Brummell, assumé et, plus encore, cultivé.
Le dandy se veut invisible, lisse, insaisissable, quand le snob a la passion de l’apparence et de l’appartenance. Il aura vite la passion de l’isolement, de la solitude, de l’incommunicabilité.
- Ses frasques en société, pour le rare dandy qui la fréquente encore par intermittence, auront pour seul but de revendiquer haut et fort
- son mépris universel pour le genre humain.
Pourquoi tant de haine ?
Chaque cas est particulier, mais partons de l’hypothèse que c’est peut-être dans l’œuvre de Céline, et notamment dans Mort à crédit, que l’on trouve la description d’une enfance qui peut conduire au
- dandysme entendu comme véritable maladie de l’âme.
On se rappelle en effet
- cet enfant souvent trahi et toujours mal aimé,
- écœuré du commerce des hommes dans tous les sens du terme,
- et qui décide, au cours d’un séjour en Angleterre, de couper définitivement les ponts avec eux.
Désormais, il ne parlera plus, il se fermera à tout élan du cœur, à tout commencement de sentiment. Le dandysme, c’est d’abord une histoire de ressentiment, de vengeance, de malentendu.
Et le pis, c’est que cela marche,
- car le snob est incapable du courage d’un tel pari
- et nourrit instinctivement une fascination morbide pour le dandy.
Ainsi,
- la froideur du petit Ferdinand lui attire les grâces de son enseignante, Nora Merrywin,
- comme un siècle plus tôt la causticité laconique de Brummell lui avait ouvert les portes de la Cour et les faveurs du roi George IV.
C’est cet enfant-là, buté et inquiétant de détermination, que nous entendons dans les derniers entretiens filmés de Céline, vieux dandy exaltant en boucle le raffinement de la dentelle et son goût inné des belles choses, en regard de son mépris pour « la lourdeur des hommes ».
Et il n’est guère étonnant, de facto et in fine, que Céline comme Brummell aient fini dans une relative indigence et dans un isolement à peu près complet :
le snob fait carrière, le dandy s’obstine à la saborder.
L’auberge minable de Calais et le pavillon délabré de Meudon, voilà bien deux écrins dignes de servir de dernières demeures à nos deux dandys emblématiques des xixe et xxe siècles.
- C’est donc bien en l’opposant au snob que l’on saisit le mieux la spécificité du dandy.
Ainsi,
le snob est irritant, le dandy est effrayant ; le snob échauffe les sangs, le dandy les glace.
Le snob se veut au cœur de la mêlée humaine, le dandy cherche par-dessus tout à rester au-dessus et même au-dehors.
Le snob est en quête permanente de respectabilité, au château, à l’église, au spectacle ; le dandy ne respecte rien, ni Dieu ni roi, ni foi ni loi.
Le snob rêve d’une reconnaissance universelle, le dandy fantasme sur l’imperceptibilité sociale.
L’un se veut le plus beau maillon de la chaîne, l’autre se rêve en îlot au milieu de l’atoll.
- Le snob Proust a pour héritier Sagan, Modiano, Capote,
- le dandy Céline peut revendiquer sa paternité sur Artaud, Houellebecq, Easton Ellis.
Les uns critiquent la société de l’intérieur mais y croient tout de même dur comme fer , les autres ne se donnent même plus cette peine et sont déjà passés à autre chose, à cet homme nouveau évoluant dans un monde qui relève de l’anticipation poétique ou du cauchemar éveillé.
Mais, jusqu’ici, nous ne sommes guère restés qu’à la surface descriptive de ces deux phénomènes ;
- là où la distinction entre snobisme et dandysme devient intéressante,
- c’est lorsqu’elle éclaire notre histoire récente et notre devenir.
En effet, dandys et snobs ne sont ni frères ni cousins, mais de purs ennemis dont la confrontation marque le passage de l’âge classique à l’âge moderne :
- ils émergent l’un et l’autre de l’effacement du noble et du paysan, du moine et du soldat.
- Ils sont les rejetons de la mort du système féodal, miné de l’intérieur par l’absolutisme européen, qui ne comprendra que trop tard qu’il a joué avec le feu.
Dès lors, les révolutions industrielles qui marqueront les débuts du xixe et du xxe siècle seront scandées par les revendications de ces deux types qui n’auront de cesse d’occuper le devant de la scène, car l’un et l’autre incarnent deux réactions aux principes du christianisme, qui a produit à la fois l’égalité des hommes, avec son corollaire spirituel, l’amour universel, et la liberté, si peu naturels à la nature et à la pratique humaines.
Le snob combat l’égalité, mais, en bon chrétien qu’il est, ne résiste finalement pas longtemps à l’amour.
Le dandy, lui, combat l’amour, qui est choix et donc différence, au nom de l’égalité parfaite, en bon athée qu’il est.
- La première grande révolution snob est sans conteste la Révolution française.
Elle est l’œuvre de bourgeois ou d’aristocrates désargentés qui ne supportent plus de se voir opposer une limite invisible (le système des privilèges) à leur ascension sociale ou à ce qu’ils croient être la reconnaissance de leurs mérites.
En effet,
- le snob, on l’a vu, se caractérise par son infinie capacité à créer de la différence sociale ;
- dès lors que cet infini se trouve borné dans ses possibilités par un système de castes, le snob piétine, piaille, s’échauffe et finit par tout casser !
Sur le plan politique,
le snob s’oppose au noble, car le premier incarne la création d’un nouvel ordre social fondé sur le changement quand l’autre se vit comme le garant d’un ordre immuable ; le premier est progrès social et mouvement, le second est tradition et réaction.
Le snob est ennemi des sociétés figées et confites en dévotion.
- Les Mirabeau et les Danton ne revendiquaient rien d’autre que la mise en place d’une société où il devenait possible de faire la course, de doubler le voisin et de créer un système social fondé non plus sur la naissance mais sur la différence.
Or, dans une communauté humaine, le droit à la différence, c’est la porte ouverte et le champ libre au snobisme et à l’apparition de ces self-made-men et autres nouveaux riches honnis par ceux qui ne perçoivent pas qu’ils sont, dès lors que leur réussite est honnête, les garants de la liberté.
- Alors, naturellement, les snobs et parvenus d’aujourd’hui finissent toujours par ressembler aux aristocrates d’hier !
Fortune faite, ils referment généralement la porte derrière eux.
D’où survient la seconde grande révolution snob de notre époque, Mai 68.
En effet, Mai 68, c’est la révolte de jeunes gens bourgeois qui se trouvent bloqués dans leurs ambitions par une caste de bourgeois vieillissants confits dans la gloriole gaulliste et qui se prennent pour des chevaliers des Temps modernes .
Celui qui n’avait pas fait le maquis, approché le Général, de près ou de loin, ou participé à la libération de Paris n’avait aucune chance d’atteindre le sommet social, comme jadis l’homme sans naissance. Les pavés parisiens qui volent et cassent tout (« la chienlit ») sont les jumeaux des pavés versaillais.
Les révolutions snobs mettent également en lumière un autre aspect intéressant selon nous : le lien entre snobisme et commerce.
En effet, le désintéressement n’appartient pas au vocabulaire du snob, car le snob privilégie, dans l’échelle des valeurs, la liberté qui seule lui permet de snober en paix.
Or le snobisme, dès lors qu’il est différentiation, est d’une certaine manière l’ancêtre du marketing.
Le snob sait intuitivement que quand on interdit d’interdire, quand on crée de nouvelles libertés, de nouvelles distinctions sociales, c’est d’abord le commerce qui va prospérer.
- Loin de ne promouvoir que de nouveaux produits ou de nouveaux lieux, les phénomènes révolutionnaires d’émancipation (les Juifs et les Noirs pendant la Révolution française, les femmes, les homosexuels et les enfants pendant Mai 68)
- ne peuvent-ils pas être lus aussi comme la création de nouveaux consommateurs ?
Et, de fait, si le snob révolutionnaire est d’abord secoué par de nobles idéaux, il termine rarement sa carrière en philanthrope.
- Les révolutions dandys qu’ont été les révolutions communistes et nationale-socialistes furent moins sympathiques.
À l’inverse des révolutions snobs, elles n’ont pas cherché à promouvoir la liberté au nom du droit à snober autrui tout à loisir. Elles se sont au contraire drapées dans l’habit pur de l’égalité.
Non pas que le dandy ait un quelconque amour de l’égalité pour elle-même. Le choix de cette valeur comme centre de son système politique découle davantage de sa haine immarcescible pour tout système d’appartenance sociale, aristocratique ou bourgeoise dans la pratique.
- Or cette forme d’individualisme poussé à l’extrême conduit paradoxalement, sur le plan politique,
- à vouloir rendre tout le monde – c’est-à-dire chaque individu – « invisible » socialement.
De fait, le programme politique du dandy révolutionnaire est simple :
- il consiste à éradiquer les classes sociales, les distinctions, les différences
- et donc l’individu, au profit d’une totalité impersonnelle, fantasmatique (le prolétariat, la race),
- d’où toute forme de snobisme, par essence, ne peut être qu’exclue.
Le dandy, loin d’être un thuriféraire de la mode (qui suppose des saisons, des changements, des styles), privilégie l’uniforme et le pas de l’oie qui va avec.
De ce point de vue, Brummell, qui passait des heures à sa toilette pour qu’elle parût le plus imperceptible possible,
- annonce, à la manière d’une prolepse vivante, les ternes Hitler et Staline.
Mais dissoudre l’individu ne lui suffit pas, le dandy révolutionnaire veut de surcroît couper toutes les racines anciennes qui lient l’homme à sa réalité historique : il veut en finir avec l’ancien monde, et non en profiter à son tour.
- Le club est à l’honneur dans la société snob,
- c’est l’orphelinat qui l’est dans la société dandy.
Le révolutionnaire snob s’inscrit dans une continuité, le dandy voue aux gémonies la généalogie, l’héritage, le passé.
- Le dandy au pouvoir n’aura de cesse de réécrire l’histoire et d’en produire une nouvelle, mais sans les hommes.
- Le dandy politique n’est pas un pragmatique snob qui compose avec la pâte humaine,
- c’est un idéologue qui en fait fi.
- De ce point de vue, le snob, politique ou pas d’ailleurs, demeure un séducteur et marque par là, tout de même, un certain amour de l’humanité ainsi qu’une certaine compréhension de l’autre (pour séduire, il faut se mettre au niveau de l’être désiré).
Le dandy gardera toujours ses distances avec le genre opposé, et sa vie sexuelle, de Brummell à Hitler, reste une énigme.
Finalement, et bien mieux qu’une démonstration, c’est la lecture du catéchisme du révolutionnaire russe Netchaïev (1869) qui nous révèle de la manière la plus sensible l’âme du dandy révolutionnaire :
« Le révolutionnaire est un homme perdu [ …] Il n’a pas même de nom. [ …]
Dans la profondeur de son être, non seulement en paroles, mais de fait, il a rompu tout lien avec la société civile, avec tout le monde cultivé et toutes les lois, les conventions, les conditions généralement acceptées, ainsi qu’avec la morale de ce monde. […]
Tous les sentiments tendres et amollissants de parenté, d’amitié, d’amour, de reconnaissance et même d’honneur doivent être étouffés chez lui par la seule et froide passion de la cause révolutionnaire.
Il doit pouvoir détruire les situations, les relations ou les personnes appartenant à ce monde : tout et tous doivent être pour lui également haïssables.
Tant pis pour lui s’il a des attaches familiales et des liens d’amitié et d’amour : il n’est pas un révolutionnaire si ces liens peuvent arrêter sa main. »
La messe est dite.
Le xxe siècle se traduira donc par une lutte à mort entre le bourgeois snob et démocrate et le dandy totalitaire, rouge ou brun.
Ainsi, on l’a bien compris,
le snobisme est le rempart contre la tyrannie moderne du dandysme politique radical.
Pas de snobisme dans les totalitarismes, car malheur à celui dont la tête dépasse. Là où le snobisme trépasse, la tyrannie passe.
Mais dédramatisons un peu cette opposition et revenons à des snobs et, des dandys moins extrémistes,
- qui rompent avec le manichéisme du méchant dandy nazi ou communiste
- et du gentil snob révolutionnaire.
En effet,
- l’opposition entre le snob bourgeois et le dandy brummellien nous semble devenir de moins en moins nette depuis quelques décennies.
Certes,
- nous avons toujours nos snobs (le cadre issu de la petite bourgeoisie, et qui rêve d’accéder à la grande oubliant au passage que ce type de frontière ne se franchit que rarement en une seule génération)
- et nos dandys (l’étudiant gothique américain qui ne décolle pas de son ordinateur et finit par un joli carton sur ses camarades de classe) emblématiques.
Mais, à y regarder de plus près,
- la réalité sociale actuelle est plus complexe, mélangée,
- et, de fait, ce qui caractérise l’individu contemporain,
- c’est sans doute la coexistence, chez lui, d’une dimension snob et d’une dimension dandy.
En cela,
- il réalise l’idéal occidental chrétien de la croix, transcendance et immanence, autorité du père et libre arbitre, foi et indéterminisme.
Jusqu’aux années 70, et à l’exception de ces folles régressions que furent le communisme et le nazisme, qui détruisirent temporairement le patient édifice occidental d’un système de valeurs fondé sur la transcendance, la dimension verticale a prévalu en Occident. La figure du père fut dominante.
Puis, dans la foulée de la révolution snob de Mai 68, une révolution dandy « douce » a éclos, le mouvement hippie, inspiré par des idées philosophiques nouvelles (Marcuse, Deleuze, Foucault, etc.) qui voulaient mettre en avant la dimension horizontale de la société, son plan d’immanence.
- Aujourd’hui, un demi-siècle plus tard ou presque, force est de constater que, même chez le plus réactionnaire de nos contemporains, gît au fond du puits une dimension immanente incontestable, par le simple fait que son désir, plus que le devoir, prime comme moteur de son action.
À l’inverse, on constatera que,
- parmi les communautés les moins enclines au respect de la transcendance, le refoulé snob imprime sa marque.
Donnons une illustration de ce mélange de snobisme transcendantal et de dandysme immanent. Les minorités gays et lesbiennes qui défilent au cours de la gay pride font incontestablement penser, à première vue, à ces fameuses machines désirantes deleuziennes qui veulent jouir sans entrave. Inutile de dire que la figure du père y est étrangement absente et que nous sommes là en présence d’individus en rupture avec la société telle que nos réminiscences républicaines nous la font concevoir.
Mais en apparence seulement, car, à y regarder de plus près, on s’étonne de constater d’une part que cette foule un peu informe et bigarrée est en réalité très structurée, en grappes, groupes et groupuscules qui s’ignorent ostensiblement (le comble du snobisme !), et d’autre part que les clivages y sont à l’honneur : lesbiennes sarkozystes contre gays trotskistes.
- Bref, des machines désirantes mais fort peu rhizomiques, des groupes sociaux qui récemment encore apparaissaient comme « non identifiés »,
- mais les pieds dans la glaise de nos continuelles querelles politiques !
Au-delà du caractère anecdotique de ces observations, il est clair que les enjeux pour l’Occident consisteront dans les années à venir à trouver le bon dosage,
- la bonne formule, entre les superstructures snobs et les forces centripètes dandys.
Veiller d’une part à ce que les minorités agissantes ne versent pas dans un dandysme radical dont on a vu les ravages tout au long du siècle dernier : à trop privilégier le plan d’immanence, il se transformera toujours en patinoire.
Surveiller d’autre part que le snobisme, qui est en soi mouvement perpétuel, ne se fossilise temporairement en société de privilèges, sa mauvaise pente, et donne, dans le meilleur des cas, naissance à de nouvelles révolutions snobs, et dans le pire, de mauvaises idées à de jeunes Ferdinand qui n’auront pas forcément la chance de rencontrer un Courtial des Pereires sur leur route.
- Le dandy comme le snob sont donc des créations récentes
- qui ont prospéré sur le terreau de la fin des sociétés d’ordre et de la sécularisation de l’Occident.
Le snobisme, dans son versant social et politique, est une tentative de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain en maintenant vaille que vaille un peu de transcendance et de verticalité dans notre monde, seuls gages d’une différentiation possible entre les êtres sociaux.
Le dandysme, lui, exprime le refus des exigences minimales de conduite induites par le « vouloir vivre ensemble » de toute civilisation.
- Dans leurs versions radicales, snobisme et dandysme ont été les moteurs de mouvements révolutionnaires violents qui ont traduit la fracture qui s’est produite en Europe avec la décrépitude du modèle politique absolutiste et l’éclosion sans doute trop rapide de mouvements démocratiques « bourgeois » perçus comme porteurs de décadence.
Au xxie siècle, snobisme et dandysme s’affrontent toujours, mais de manière infiniment moins violente, et c’est ce mélange inédit de transcendance et d’immanence, de désir et de devoir, qui caractérise selon nous la spécificité de l’homme contemporain.
L’évolution de l’Occident dépendra sans doute du bon dosage de ces ingrédients, sur les plans individuel et collectif. Bref, réconcilier république et démocratie, Proust et Céline, Debray et Deleuze, voilà bien le programme des intellectuels de demain, particulièrement ardu si l’on veut bien admettre que réconciliation ne rime pas avec consensus ! »
– Chédeville, P. (2009). Dandy ou snob, choisissez. Médium, 18(1), 60-76.
« […]
« Sa vie a été un essai pour réaliser la tâche de vivre poétiquement » :
c’est ainsi que, dans le prologue de son célèbre Journal du séducteur, Kierkegaard résume par avance l’attitude de son héros et double, Johannès.
Une définition parfaite, jusque dans le moindre mot, malgré son laconisme :
- pour le séducteur, la vie représente bien en effet un « essai », une tentative consciente tournée vers la réalisation d’un but, une construction en grande partie artificielle.
Individu en permanence dédoublé, cérébral, qui agit toujours en vue d’un effet et se regarde agir, Johannès invente sa vie tout en la vivant : son existence — ou, du moins, ce que l’on en voit : son entreprise de séduction — ressemble à une espèce de « scénario » qu’il écrit au fur et à mesure qu’il l’interprète, selon une trame dont il connaît dès le commencement la chute inéluctable :
- le séducteur doit disparaître aussitôt après avoir séduit la jeune fille, et l’avoir amenée à lui céder la seule chose qu’elle possède en propre et qui la définit, son innocence.
- Johannès doit provoquer l’« abandon » de Cordélia, la posséder, puis s’enfuir instantanément : c’est ainsi qu’il la « marquera » pour la vie entière, comme un « destin »..
Autant qu’une séduction, cette conquête raisonnée, qui s’effectue à la manière d’une campagne militaire, avec des avancées et des replis stratégiques, des mouvements tournants et des encerclements, des feintes et des bluffs, est un spectacle de séduction, hautement théâtralisé et ritualisé.
La séduction comme un cas particulier de l’art tauromachique : ce jeu de société qu’est, aux yeux du séducteur, l’amour respecte des règles très strictes, aussi fortement codées et impératives que celles de n’importe quel autre jeu, et comporte des « figures », des « passes » obligées.
Comme toute tragédie classique, cette pièce vivante possède une dramaturgie et est soumise à la règle des trois unités : unité de temps, de lieu et d’action. Pas un mot, pas un geste qui n’ait ainsi, dans ce cadre, pour le séducteur, son utilité. Rien de prématuré ni d’incontrôlé ne doit advenir.
Toutes les étapes de cette véritable « passion » amoureuse doivent être scrupuleusement respectées, y compris dans leur ordre chronologique.
Johannès bâtit minutieusement sa séduction, avec économie, selon les lois de l’art du récit.
Son action, qui se déroule logiquement, rigoureusement, évoque presque en ce sens la résolution d’un de ces problèmes d’algèbre dont on donne dans l’énoncé la solution — la question posée étant de trouver la démonstration, le cheminement logique le plus élégant pour y parvenir.
- Plus que « gagner » au sens concret, réel de ce terme, ce que cherche Johannès, c’est produire de la beauté : que son histoire, dont il est, en même temps que l’acteur et le concepteur, le premier et le plus exigeant des spectateurs, offre l’apparence du récit le plus parfait, le plus achevé possible.
« S’introduire dans le cœur d’une jeune fille est un art, en sortir est un chef-d’œuvre », écrit Johannès : dans la séduction, c’est la courbe que celle-ci décrit, la forme, qui est le vrai enjeu.
A la limite même, le « résultat » importe peu :
la possession n’est qu’apparemment le but du séducteur, et on a presque l’impression que Johannès ne s’y « résigne » que parce qu’il a besoin d’une « preuve » de sa victoire.
- Johannès n’est pas un séducteur « vulgaire », prêt à tout pour satisfaire sa soif de conquête.
Il pourrait, à cette fin, aller plus vite, plus droit, plus sûrement au but, en usant de moyens détournés, voire en faisant pression sur Cordélia.
Il s’y refuse : il veut vaincre « à la régulière », avec l’arme noble de la persuasion. Sa séduction n’a, en ce sens, presque pas de « contenu » réel.
C’est une séduction spirituelle, non chamelle, abstraite — presque un rêve de séduction, un pur envoûtement.
- Johannès ne vise pas essentiellement à la « victoire », ou plutôt celle-ci ne représente pour lui qu’un moyen.
Il vise avant tout à faire de son histoire de séduction — et plus généralement de sa vie — une œuvre d’art :
« Je ne tiens pas du tout à la posséder, lui fait ainsi écrire Kierkegaard à propos de Cordélia, ce qui m’importe est de jouir d’elle artistiquement. »
Sans cette dimension imaginaire, presque fictive, onirique, que lui confère ainsi Johannès,
- son histoire de séduction demeurerait une banale affaire de sentiments, sinon même de désirs, comme chacun peut en vivre un jour ou l’autre.
C’est au contraire tout l’artifice qu’il met dans la conquête de Cordélia,
- tout l’attirail stratégique conscient et raffiné, plein de plaisirs et de cruautés, qu’il lui applique — tout le fantasme dont il l’« habille » — qui personnalise sa séduction, lui confère son originalité et la projette dans un royaume autre, plus élevé et infiniment plus enivrant que le réel :
- celui de l’Esthétique.
Le séducteur est, ainsi que l’écrit Kierkegaard, un « esthéticien », un « érotique », qui poétise sa vie et en jouit ainsi « doublement ».
En lui coexistent l’acteur et le spectateur, l’homme d’action et l’homme de contemplation, le séducteur et le philosophe de la séduction, qui réfléchit sur son action et en tire un plaisir, transformant ainsi sa vie en une véritable geste héroïque et une « expérience » : lui donnant une intensité, des couleurs, une beauté, qu’elle ne posséderait pas autrement et sans lesquelles elle s’identifierait avec une vulgaire et bien ennuyeuse « tâche de vivre ».
Séducteur kierkegaardien ou dandy brummellien — qui ne voit, au fond, que ce que nous venons de décrire s’applique entièrement à tous les personnages que nous avons rencontrés au cours de ce livre ?
Leur vie apparaît bien aussi « un essai pour réaliser la tâche de vivre poétiquement » :
ceux qui ont recours à l’Apparence comme mode d’expression et d’existence cherchent à transfigurer leur vie, en se créant de toutes pièces un monde et une identité rêvés. Ils jouent leur propre vie.
Leur existence est un spectacle d’existence permanent. Individus eux aussi dédoublés, ils se racontent et ils racontent aux autres un récit, une fiction qu’ils interprètent. Le monde évoque, pour eux, une sorte de grand théâtre, sur la scène duquel ils avancent masqués.
Ils postulent à l’ivresse : ils cherchent à poétiser leur vie, à adjoindre à la réalité un « surplus poétique ». Bref, ils s’inventent eux-mêmes, au point qu’on ne sait parfois plus où finit en eux la réalité et où commence l’artifice.
Pareil comportement, qui représentait pour Kierkegaard ce qu’il appelait le « stade esthétique » de la vie, recèle en lui beaucoup d’inconséquence et de puérilité. Mais qui sont ces individus, qui se mentent sans cesse à eux-mêmes ? Et pourquoi tentent-ils d’échapper ainsi à la réalité ? Ne serait-il pas plus simple, plus sain et plus constructif, pour eux, qu’ils essaient tout simplement d’être eux-mêmes, rien de plus ni rien de moins ?
Sous des dehors héroïques, le séducteur demeure d’ailleurs, aux yeux de Kierkegaard, un personnage profondément vain, intensément problématique, presque dramatique :
un nihiliste travesti en hédoniste, condamné à rechercher sans fin, dans une spirale autodestructrice, la satisfaction d’un plaisir impossible, car se détruisant aussitôt atteint.
Bref, un insatisfait par nature, car lui manque à jamais la seule chose qui pourrait le rendre stable : une foi, une croyance, des valeurs — une vraie, une intangible identité.
Sans doute ce jugement n’est-il pas dénué de toute pertinence.
L’esthétisme — ce que nous avons appelé le Style — n’est bien souvent qu’une diversion à un vide incurable, une revanche élégante du nihilisme.
- L’Élégance — entendue comme mode de vie et presque « idéologie » — commence là où finit l’Absolu.
Pour faire le choix de l’Apparence, pour privilégier la forme sur le contenu,
- il faut n’entretenir plus guère d’illusions sur la signification.
- Il faut même avoir fait, d’une certaine façon, son deuil du monde « réel ».
Tout esthétisme est évasion. L’Apparence agit comme un « paradis artificiel » où les difficultés du réel, comme par enchantement, s’abolissent.
Comme nous l’avons d’ailleurs vu à plusieurs reprises dans la première partie de ce livre, les grandes périodes de style coïncident toujours avec des époques de fin-de-siècle ou de fin-de-règne, quand s’effritent les certitudes acquises et que se lézardent les sociétés.
Il n’y a pas de style là où parle une croyance forte et sûre de soi, ascendante ou unanime ; et c’est toujours dans les anfractuosités du social, dans ses failles ou ses points aveugles, que s’accrochent, à la manière de mauvaises herbes ou de fleurs sauvages, les mouvements dont nous avons parlé.
Difficile cependant, malgré cela, d’accepter tel quel le jugement de vanité que prononce Kierkegaard sur ce qu’il appelle le stade « esthétique ». S’il est en effet une leçon générale qui se dégage de tous les exemples que nous avons évoqués, c’est bien que l’Apparence n’est en aucune façon un jeu moralement vain.
Elle dessine au contraire les contours d’une espèce d’éthique hors de la morale, par-delà Bien et Mal, qui, pour être hautement, irréductiblement même individuelle, n’en délivre pas moins des règles très strictes de comportement — une attitude sans doute plus qu’une philosophie rigide — qui ont leur positivité. Suspendre tout jugement a priori, sur la base d’« essences » pré-établies, au profit d’une appréciation globale, esthétique des choses ; proscrire toute laideur, pour rendre un culte à la beauté, à la perfection de la forme ; vivre sa vie avec élégance, faire de sa vie une œuvre d’art : cette éthique sans morale, éthique païenne de l’incroyance radicale, est certes ouverte aux grands vents, fluctuante, mais elle disqualifie cependant bien des actions troubles commises au nom des grands « idéaux ».
- Cette éthique « irresponsable », pour qui la fin ne saurait jamais justifier les moyens puisqu’elle s’attache précisément et presque exclusivement à la perfection des moyens et de la forme, pourrait bien même s’avérer infiniment plus « morale » si l’on veut que la morale qui la réfute :
- en osant revendiquer que la réalité se conforme avec son rêve, elle attaque toutes les hypocrisies et relève de la plus haute morale individuelle qui soit Dossible, le cynisme grec de Diogène.
Cette éthique est aussi, pour qui la suit jusqu’au bout, une éthique de l’élucidation progressive, de la création de soi. De Brummell à Cocteau en passant par Sachs et Oscar Wilde, c’est d’ailleurs bien en effet ce que nous avons vu :
le Style est un mode de connaissance de soi.
Chez ceux qui ont fait le choix de l’Apparence, le masque devient en fin de compte la réalité. Il en va de l’Apparence un peu comme de la Foi qui naît des gestes qui la miment :
- à force de se représenter tel que l’on se rêve, on devient ce que l’on présente de soi.
Il est vain ainsi de rechercher le « vrai » Brummell derrière le masque que le « Beau » s’était forgé : Brummell tenait tout dans son apparence.
- Son masque était devenu son visage.
C’est même, paradoxalement, par le masque qu’il avait atteint son « moi » le plus profond :
- il s’était créé lui-même.
L’Apparence représentait pour lui une espèce de maïeutique, grâce à laquelle, en s’inventant de toutes pièces, presque ex nihilo, il finit par correspondre entièrement à sa plus profonde « réalité » : il s’était comme « accouché » de lui-même.
- Cette fonction maïeutique de l’Apparence n’a d’ailleurs pas qu’une portée individuelle.
- Elle joue aussi dans le domaine plus large de la société.
Comme nous l’avons vu sans cesse, le propre des mouvements de style, leur originalité est en effet qu’ils anticipent, qu’ils préfigurent, bien souvent, des évolutions majeures de société.
De même que le séducteur kierkegaardien ou le Dandy sont des créations imaginaires, des rêves éveillés d’eux-mêmes, les mouvements de style miment des solutions : ils résolvent magiquement, par le surgissement d’une image, des contradictions réelles.
Symptômes de périodes de transition, à cheval sur deux époques, deux systèmes de références, deux doxas, et empruntant leurs traits à l’un comme à l’autre, ces mouvements apparaissent comme des sortes de « passerelles », de pièces manquantes du puzzle social et, à ce titre, des éléments importants, vitaux même, de la dynamique sociale :
- ils ont valeur d’expérimentateurs, explorant les possibles contenus dans une situation donnée, afin de ne retenir que la seule « solution » viable.
D’où leur caractère prophétique, visionnaire :
les Incroyables signaient ainsi l’échec de la Révolution « idéale » vertueuse de Robespierre et le retour à une conception plus traditionnelle de la politique ; les Romantiques préfiguraient le nouveau statut de l’artiste, et plus généralement de l’individu, au sein de la société bourgeoise naissante du XIXe siècle ; les Zoot-Suiters vivaient déjà, par le rêve, comme les Zazous, au beau milieu du conflit mondial, selon les normes optimistes de l’après-guerre, de la reconstruction et de la consommation de masse ; et les Punks posaient les bases, pour le meilleur comme pour le pire, de toutes nos mentalités actuelles, fondées sur la perception d’un monde plus « dur » : havres de toutes les insatisfactions, plaques sensibles de tous les malaises, les images que font naître les mouvements de style et par lesquelles ils s’expriment sont toujours prémonitoires.
- Il arrive même que le Style ne se contente pas de décrire par avance une évolution à venir ; mais qu’en la définissant progressivement, il la précipite :
- qu’il la « crée ».
- Le fait est particulièrement clair dans le cas de la longue transition, presque interminable même, entre l’Ancien et le Nouveau Régime.
« La révolution, écrit Baudelaire dans ses Notes sur les Liaisons dangereuses, a été faite par des voluptueux » : à la fin du XVIIe siècle apparaissent, au sein de la caste aristocratique, ceux que l’on appelle les Petits-Maîtres ou Talons Rouges, qui miment sur eux, dans les apparences, le dépérissement spirituel de leur monde.
- Ce n’est en fait, au début, qu’une sorte de phénomène de pré-Dandysme :
- ces aristocrates dévoyés, adeptes de toutes les débauches, outrent leurs comportements.
- Ils sont dans la théâtralité la plus pure. Véritables autocaricatures d’eux-mêmes, ils offrent de leur caste une version grimaçante, hyperréaliste :
- ils se veulent, ils sont spectaculairement inutiles. Leurs perruques sont plus hautes, plus tarabiscotées que celles de leurs pairs ; leurs talons sont hauts et rouges, impraticables et baroques ; leur visage est poudré et fardé, rehaussé par des mouches, et la soie de leurs bas d’une minceur presque arachnéenne : ils portent leur essence d’aristocrates au point où, en se révélant dans toute son absurdité, elle s’évanouit.
Leur attitude est auto-ironique : ils rivalisent de scepticisme et de cynisme mondain.
En fait, ils ne croient absolument plus en eux et en leur « mission » :
- ils n’ont plus ni idéologie ni morale, la jouissance est leur seul horizon.
Bientôt, d’ailleurs, ils se muent en Libertins :
- tout, pour eux, n’est qu’apparence, jeu inconséquent avec les formes, plaisir de surface.
- Ce seront eux, au fond, qui, les premiers, par leur comportement, dresseront le constat de faillite de la religion et, au travers d’elle, de l’absolutisme royal.
Le fantasme qu’ils représentent, qu’ils jouent sur eux, n’a beau être qu’imagination, fiction, pure fantasmagorie :
- ils ont une époque d’avance sur leurs contemporains.
Rejoints par des membres de la basoche et du clergé, ils se mettent d’ailleurs à penser ; à extraire de leur comportement une « idéologie ».
Exit les Libertins ; les Petits-Maîtres se muent en « esprits forts », « cacouacs » et bientôt « philosophes » : ces papillons fragiles, dont tout le monde se gaussait, seront de fait les véritables fossoyeurs de la royauté, les chevaux de Troie de la Révolution. Tout se passe comme si ce qui n’avait été au début que jeu frivole, inconséquent, avait progressivement acquis une espèce de « gravité » produisant un renversement de société. La révolte des apparences a donné naissance à la révolution des essences :
- c’est par le Jeu, la Forme, le Style, l’Apparence, que tout ici a proprement basculé. Cette éthique légère, presque vaporeuse de l’Apparence dont nous parlions précédemment a littéralement créé le monde…
De la création de soi à la création du monde :
- contre tous les « retours à » la morale des a priori, qui ne sont que des « déjà vus » ayant fait la preuve de leur échec réel ou de simples bonnes intentions sans effet ; c
- ontre cette fausse gravité professorale des nouveaux donneurs de leçon, de quelque bord qu’ils soient, qui n’est que le voile dérisoire de leurs ambitions ;
- contre cet esprit de sérieux sans humour dont les magazines annoncent périodiquement le retour et qui n’est qu’une métamorphose du vieil académisme —
- c’est ce mécanisme dont nous venons de parler à propos des Petits-Maîtres qui assure aujourd’hui au Style, à la Légèreté, à la Superficialité telle que la définissait Nietzsche et telle qu’a pu l’illustrer Brummell, sa pertinence : à l’Apparence est une éthique en formation, la seule vraie en des temps, comme les nôtres, de gestation.
- Aux formules toutes faites, elle oppose une sorte d’expérimentation permanente. Ayant fait vœu d’incomplétude, elle n’épargne rien. Son ironie questionne tout.
On s’est beaucoup étonné, et gaussé, de cette succession de modes et d’apparences qui a été celle des dix dernières années. Certains même l’ont précocement enterrée.
La vérité, c’est que nous vivons présentement, nous aussi, une longue, interminable, période de transition.
Tous les retours aux valeurs traditionnelles n’y pourront rien :
- ils ne sont que tentatives vaines pour nier le présent.
Le Style, cette éthique ouverte et ouvertement inconséquente, est ce qui permet de dépasser ces valeurs fanées pour leur substituer des valeurs s’autocréant.
L’Esthétisme est la réponse de temps qui ne savent pas, comme les nôtres, vers quoi exactement ils s’acheminent — pour peu, bien sûr, que cet esthétisme soit porté à bout, joué dans cette exagération qui lui donne toute sa valeur :
- qu’il s’approche de cette « morale du masque » dont nous avons tenté ici de cerner les contours.
Alors,
le Style n’est plus un simple divertissement ou, plutôt., ce divertissement est royal, car créateur de formes nouvelles.
« Superficiels par profondeur » :
- jamais la formule de Nietzsche n’avait revêtu autant d’actualité.
Nous voici condamnés à devenir des artistes de notre propre vie, créateurs de nous-mêmes. Modernes, absolument… »
– « Conclusion. La création de soi », dans : , Morale du masque. Merveilleux, zazous, dandys, punks, etc, sous la direction de Bollon Patrice. Le Seuil, « Art et littérature », 1990, p. 255-264.
Lectures supplémentaires / complémentaires :
- Bollon, P. (1990). Morale du masque: Merveilleux, zazous, dandys, punks, etc.. Le Seuil.
- Bollon, P. (1990). Introduction: Le sérieux du futile. Dans : , P. Bollon, Morale du masque: Merveilleux, zazous, dandys, punks, etc. (pp. 9-14). Le Seuil.
- Bollon, P. (1990). 4 – Les paradis artificiels des apparences. Dans : , P. Bollon, Morale du masque: Merveilleux, zazous, dandys, punks, etc. (pp. 73-84). Le Seuil.
- Bollon, P. (1990). 8 – La mise en ironie du monde. Dans : , P. Bollon, Morale du masque: Merveilleux, zazous, dandys, punks, etc. (pp. 131-140). Le Seuil.
- Bollon, P. (1990). 10 – La révolte par le Style. Dans : , P. Bollon, Morale du masque: Merveilleux, zazous, dandys, punks, etc. (pp. 163-180). Le Seuil.