Le Réel (de) l’Idéal (?)

 

« […]

Se poser sur le terrain du concret

  • Parmi les thèses avancées au cours de ses travaux, Levinas développe longuement l’idée du primat de la vie par rapport à la pensée.
  • Cela peut-être résumé par l’idée que l’expérience vécue est le sol de tout acte de fondation théorique et non l’inverse.

Une lecture soignée de ses textes depuis son premier travail de thèse (1928) montre que la découverte phénoménologique de l’intentionnalité de la conscience permet de privilégier le pratique sur le théorique, de telle manière que la réalité ne soit plus donnée au sujet à la suite d’une connaissance qu’il aurait acquise mais directement et sans médiation tout en assurant un sol originaire objectif qui est engagé dans l’effectif.

En examinant soigneusement ce rapport intentionnel du sujet à l’objet,

  • le jeune Levinas privilégie cette perspective dans la pensée husserlienne, « une philosophie vivante […] au milieu de laquelle il faut se jeter et philosopher ».

C’est donc le thème de la concrètude qui révèle d’abord l’enjeu d’une approche visant à découvrir la réalité à partir d’un investissement cognitif aplanissant la distance entre le réel et l’idéal.

Et c’est cette vision générale que Levinas retient ici de Husserl qui nourrit la tension entre l’intellectuel et l’effectif devenue au fur et à mesure, chez Levinas, un point phare guidant sa réflexion des années trente à soixante.

Cette première approche représente pour le jeune Levinas la possibilité de réhabiliter notre rapport au monde en rééquilibrant la relation sujet-objet à travers les idées phénoménologiques de corrélation, d’intentionnalité de la conscience qui accomplit la visée des choses comme elles nous sont données, de sens avec ses horizons indéfiniment ouverts pour élucider le monde directement à partir des données originaires et enfin, d’une conception du sujet permettant de parler de philosophie d’un sujet qui appréhende le monde tout en étant engagé dans sa réalité effective.

  • Or très rapidement, on constate qu’en poussant ces idées jusqu’à leurs limites, le jeune Levinas se trouve confronté à une attitude phénoménologique qu’il qualifie de trop contemplative et qu’il juge ainsi insuffisante, reprochant « à Husserl son intellectualisme ».

Cette démarche, qui reste tributaire en grande partie de l’influence de Heidegger, mais aussi de ce qui unit de nombreux penseurs français contre le théoricisme en philosophie à cette époque, en revendiquant par là même un retour au concret, introduit la critique de l’intellectualisme. Ces considérations conduisent Levinas, mais aussi Merleau-Ponty et Sartre, à montrer que la thèse de la concrétude ne résiste absolument pas à l’examen, accusant donc la phénoménologie husserlienne de théoricisme excessif. Les questions qui nourrissent cette position philosophique fondamentale se posent, chez Levinas, ainsi :

Y a-t-il réellement un primat de la théorie ? Y a-t-il un idéal de la contemplation à respecter ?

[…]

Sans stratégie et sans pilotage, la nouvelle orientation est interprétée par Levinas comme la création d’une « Œuvre » qui agit sans s’assurer de la récompense réservée à ceux qui triomphent dans l’aboutissement.

Il s’agit d’une démarche « qui ne va pas cependant dans le vide » car ainsi elle « perdrait également son orientation absolue » mais plutôt d’un engagement sans visée apparente.

L’accession à la signifiance requiert patience, générosité et dévouement car « poussée à bout, [elle] signifie pour l’Agent : renoncer à être le contemporain de l’aboutissement, agir sans entrer dans la Terre Promise ».

  • Mais qui voudra entreprendre un chemin qui ne le mène nulle part de son vivant ?
  • Qu’est ce qui motive une aventure dépouillée de gratification certaine, avec le risque de ne découvrir le sens profond que longuement après notre mort, dans d’autres époques et lieux ?
  • Qu’est ce qui provoque cette ouverture pleine des sacrifices ?

Certainement pas un espoir de maîtrise et du triomphalisme de l’homme sur le monde, ni la volonté de se tenir dans un terrain ferme de la raison où tout est placé selon son potentiel de se convertir en savoir.

  • Ce n’est donc pas une initiative propre au sujet mais un appel venant de l’Autre, d’une inspiration extérieure, qui provoque ce départ.

L’orientation commence là où le sujet renonce à toute planification de ses actes et répond à une convocation externe dans un acte totalement gratuit qualifié par Levinas de liturgique.

En distinguant la liturgie de « toute signification empruntée à une religion positive quelconque », Levinas la définit comme une adresse désintéressée à un Dieu qui peut toujours rester sourd à nos prières.

Cette allusion ne transforme pourtant pas l’orientation en mouvement religieux, comme certains veulent le croire. Elle expose une spiritualité qui consiste à se tourner vers l’inconnu et à agir pour des choses lointaines sans rien attendre en retour. Cet aller vers ne se solidarise pas avec les cultes religieux, mais s’identifie seulement avec la gratuité qui guide aussi le dévouement à un Dieu non-quémandeur et non-gratificateur.

  • De là à reconnaître dans cette orientation une expression éthique,
    • le chemin est donc court car de par sa gratuité ce mouvement incarne « l’éthique même ».

Partout où l’on va vers l’altérité sans l’obstination de savoir ce que l’on cherche, ce qui va se passer ou ce dont on va profiter, dans un acte noble comme celui d’agir sans compter en étant exposé au danger possible, il y a lieu de parler d’une orientation éthique.

  • En renonçant à la polarité binaire qui caractérise la découverte réflexive de la signification, l’humanité, d’après Levinas, ne trouve pas seulement son sens le plus primaire mais aussi son espoir.
  • L’homme qui s’engage dans le libre mouvement de « la gratuité totale de l’Action – gratuité distincte du jeu », élève l’humanité au rang de l’aspiration altruiste :
    • agir pour un autre temps (les générations futures), pour d’autres personnes et donc par pure bonté.
    • Dans et par les agitations de la nouvelle orientation, on découvre que le sens profond de notre vie consiste à se donner sans condition à une altérité inconnue.

Le sensé est-il désormais placé dans l’inaccessible ?

  • Non, puisque le signifiant se tient dans le mouvement et non dans l’aboutissement.

Tout comme chez les phénoménologues, il s’expose dans l’aller vers.

Mais à la différence de l’intention de la conscience qui va vers l’autre en le visant pour constituer sa signification,

  • le sensé profond se révèle, selon Levinas, sans l’appui d’une analyse éclairante ou d’une intention le mettant à découvert.

À cause du caractère soudain de son apparition (suite à une révélation inattendue du visage de l’autre selon l’exemple récurrent qu’on trouve chez Levinas),

  • le sensé se donne en fait dans le préintentionnel du mode de signifier qui devance le comprendre de toute interprétation, bien qu’une compréhension ultérieure de la situation est toujours possible.
  • Il se donne ainsi, selon nous, sur le plan pré-réflexif qui est ressaisi à un deuxième niveau, éthique, dans la relation à autrui et enfin à un troisième niveau, transcendant, dans le rapport à un Dieu infini qui précède notre temps et notre être.

Ni convoitée et ni visée, l’altérité « désirée » s’inscrit dans une « relation qui ainsi ne se fait pas corrélation », si toutefois il est possible de parler de relation, puisque « de par sa différence irréductible, [elle] se refuse à un savoir thématisant ».

  • C’est un attrait de pure compassion qui nourrit le mouvement de la sortie de soi pour s’approcher de l’autre.

Un désir de l’inconnu qui en soi suffit pour remonter au sens des sens :

« Le Désir d’Autrui que nous vivons dans le plus banale expérience sociale, est le mouvement fondamental, le transport pur, l’orientation absolue, le sens ».

Il s’agit en effet

  • d’un éveil au sein de notre veille cognitive que Levinas démontre à travers le thème de la révélation du visage d’autrui qui interpelle le sujet,
    • en le bousculant jusqu’à désarçonnement complet de toute intention.

Cette expérience paradigmatique de la morale briserait définitivement la sécurité logique, victorieuse de la tendance à scruter toute influence externe, car par l’épiphanie de son visage, autrui désarçonne le maintien continu des dispositifs internes qui assurent le passage d’une intervention externe à un éveil pensé. Puis il le démontre avec le thème de la transcendance divine, absente et inapparente, qui luit dans ce visage au moment de la rencontre éthique et qui incarne le sensé qu’aucune méthodologie ne peut conquérir.

On est donc fondé à dire qu’après une délimitation de la phénoménologie et une reconnaissance du rôle important que joue sa méthode,

  • c’est le retournement inévitable vers ce que la pensée ne peut plus intentionner que prône Levinas.
  • Son ré-acheminement philosophique introduit en effet un dépassement de l’intelligibilité du Je transcendantal par une transcendance décrite en terme spirituel de « hauteur » et qui est d’ores et déjà installé dans notre monde.

La brusque émergence de cette transcendance se fait précisément dans les expériences pré-réfléchies de la vie lorsque l’expérience phénoménologique du sujet atteint ses limites, pour répondre « de ce que ses intentions n’ont pas mesuré » .

  • La séparation des registres du sens et de la signification paraît ainsi plus démonstrative que dichotomique étant donné qu’elle s’inscrit dans une globalité (qui n’est pas une totalité au sens hégélien du terme), laissant surgir la « première intelligibilité » non thématisable qu’incarne le sens des sens au sein même de notre vie active et consciente.

Ainsi, à mesure que les thèmes se précipitent, l’herméneutique lévinasienne semble constituer une nouvelle marge de manœuvre philosophique.

  • Avec l’introduction d’une dimension pré-théorique, on découvre une orientation conduisant vers le sens profond de notre existence, en dépassant la dimension théorique qui ne donne de signification que sur la base d’une corrélation entre terme et terme ou entre sujet et objet.

Ainsi Levinas élargit la question « par où aller » par-delà la simple préoccupation mentale, en dégageant une dimension pré-théorique encore plus fondamentale qui révèle la prédominance de l’altérité (humaine puis divine) sur le sujet avide de connaissances.

  • Ce qui soulève la difficulté capitale que pose l’enchaînement d’une éthique première à une méthodologie théoriciste.

En effet, la mise en avant par Levinas d’une nouvelle orientation pourrait conduire soit au dépassement, soit à une rupture de la médiation théoriciste, et il faudrait savoir si le changement requis pour passer d’une approche réflexive à une approche pré-réflexive prend l’aspect d’une fissure ou d’une continuité philosophique et si d’autre part, la pensée de Levinas revendique effectivement qu’il faudrait choisir entre les deux approches pour déterminer notre rapport profond à la vie. »

– Bustan, S. (2006). Levinas et Husserl : Dépasser l’intellectualisme philosophique. Revue internationale de philosophie, 235(1), 35-59. 

 

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