« […]
À la suite de la très controversée soutenance de thèse de doctorat de sociologie d’Elizabeth Teissier, un comité de relecture de cette thèse, dont j’ai fait partie, a été constitué en avril 2001 sur l’initiative de Jean-Claude Pecker (astrophysicien, membre de l’Institut, professeur honoraire au Collège de France) et de Jean Audouze (astrophysicien, directeur du Palais de la Découverte).
En effet, les défenseurs de la candidate s’étaient immédiatement indignés publiquement du fait que les premières critiques avaient été émises par des personnes n’ayant pas lu la thèse .
Ainsi ceux qui s’élevaient contre un très probable dysfonctionnement des procédures universitaires étaient accusés de manquer du minimum de sérieux requis. Comme il est fréquent en pareil cas, ce sont ceux qui ne respectent aucune des règles les plus élémentaires de la rigueur intellectuelle (sans même parler de rigueur scientifique) et commettent les plus grandes fautes, qui accusent ceux qui ont l’audace d’en parler de faire preuve d’un manquement caractérisé aux règles.
Mais l’argument selon lequel on ne peut juger que « sur pièce », même s’il était en l’occurrence utilisé comme un moyen de tenter de faire taire le doute légitime (qui allait lire les 900 pages de cette thèse ?), était évidemment parfaitement recevable.
La thèse n’était pas lue : il fallait donc prendre le temps de la lire. Et en tout premier lieu, il revenait à des sociologues de se prononcer, puisque la thèse en question était une thèse inscrite en sociologie, dirigée par un professeur de sociologie, évaluée par un jury composé essentiellement de sociologues.
Peut-on devenir docteur en sociologie sans avoir acquis les compétences constitutives du métier de sociologue ? Une telle interrogation peut paraître provocatrice. Et pourtant l’examen rigoureux et détaillé de cette « non-thèse » conduit malheureusement à émettre une réponse positive à une question apparemment saugrenue. Les développements qui suivent peuvent ainsi être lus comme une manière de dire ce qu’est la sociologie à partir d’un texte qui, quel que soit l’angle sous lequel on l’envisage, ne peut en aucun cas être considéré comme sociologique. On pourrait dire, de ce point de vue, que la thèse d’Elizabeth Teissier aura au moins permis de montrer ce que n’est pas la sociologie et, du même coup, d’expliciter les critères de jugement d’un travail scientifique en sociologie. Car même dans un cas aussi caricatural, les sociologues ne peuvent céder aux facilités (et au plaisir) de la rhétorique polémique. Avoir recours à de mauvais arguments ou à des critères de jugement inappropriés pour disqualifier une telle thèse ne rendrait pas plus service à la sociologie que n’a pu le faire l’attribution officielle à E. Teissier du titre de docteur en sociologie : en science comme ailleurs, la fin ne justifie jamais les moyens.
Le samedi 7 avril 2001, Mme G. Elizabeth Hanselmann-Teissier (connue publiquement sous le nom d’Elizabeth Teissier) soutenait une thèse de sociologie (intitulée Situation épistémologique de l’astrologie à travers l’ambivalence fascination/rejet dans les sociétés postmodernes) à l’Université Paris V, sous la direction de Michel Maffesoli.
Les membres présents de son jury – il s’agissait, outre son directeur de thèse, de Serge Moscovici, Françoise Bonardel et Patrick Tacussel (Gilbert Durand s’étant excusé de ne pouvoir être présent et Patrick Watier n’ayant pu se rendre à la soutenance en raison d’une grève de la SNCF) – lui ont accordé la mention « Très honorable ».
Cette mention est la plus haute qu’un candidat puisse recevoir et le fait qu’elle ne soit pas assortie des félicitations du jury n’ôte rien à l’appréciation très positive qu’elle manifeste (de nombreux universitaires rigoureux ne délivrant la mention « très honorable avec les félicitations » que dans les cas de thèses particulièrement remarquables).
Deux professeurs avaient préalablement donné un avis favorable à la soutenance de cette thèse sur la base d’une lecture du document : Patrick Tacussel et Patrick Watier. Formellement,
- Mme Elizabeth Teissier est donc aujourd’hui docteur en sociologie de l’Université de Paris V et peut – entre autres choses – prétendre, à ce titre, enseigner comme chargée de cours dans les universités, solliciter sa qualification afin de se présenter à des postes de maître de conférences ou déposer un dossier de candidature à un poste de chargée de recherche au CNRS.
Une lecture rigoureuse et précise de la thèse dans son entier (qui fait environ 900 pages si l’on inclut l’annexe intitulée « Quelques preuves irréfutables en faveur de l’influence planétaire », p. XII-XL) conduit à un jugement assez simple :
la thèse d’E. Teissier n’est, à aucun moment ni en aucune manière, une thèse de sociologie. Il n’est pas même question d’un degré moindre de qualité (une « mauvaise » thèse de sociologie ou une thèse « moyenne »), mais d’une totale absence de point de vue sociologique, ainsi que d’hypothèses, de méthodes et de « données empiriques » de nature sociologique.
Ce sont les différents éléments qui me conduisent à ce jugement que je souhaiterais expliciter en faisant apparaître, d’une part, que la thèse ne fait que développer un point de vue d’astrologue et, d’autre part, qu’elle est dépourvue de tout ce qui caractérise un travail scientifique de nature sociologique (problématique, rigueur conceptuelle ou dispositif de recherche débouchant sur la production de données empiriques).
- Contrairement à bien d’autres cas d’impostures scientifiques, on a donc affaire en l’espèce à un cas un peu particulier dans lequel l’imposteur ne fait de toute évidence strictement aucun effort pour rendre son imposture crédible. L’auteur de la thèse n’entend pas duper un jury en lui faisant croire que son enquête empirique, ses données, ses « résultats » sont scientifiquement contrôlés, car il n’y a ni enquête, ni données, ni résultats dans cette thèse.
L’imposture n’est donc pas individuelle et n’est pas le fait de la seule candidate : il s’agit d’une imposture collective, rendue possible par un directeur de thèse, puis par un jury de thèse. Il n’y a, à proprement parler, d’imposture scientifique que lorsqu’il existe des cadres scientifiques suffisamment solides et collectivement partagés qui permettent d’en juger.
Or, force est de constater que dans une discipline comme la sociologie, le pire côtoie le meilleur et que ceux qui relèvent du premier genre peuvent « légalement » (d’un point de vue institutionnel) revendiquer le nom de sociologues au même titre que des scientifiques de renom et dont la rigueur du travail est unanimement reconnue.
Enfin, je conclurai sur le fait que, s’il vaut la peine de faire l’analyse critique de cette thèse et de la situation qui l’a rendue possible, c’est parce que celles-ci n’ont rien d’anodin ou d’anecdotique et qu’elles remettent gravement en cause la crédibilité scientifique de la sociologie et de tous les sociologues qui font leur métier et forment les étudiants avec toute la rigueur requise :
- si c’est bien la personnalité d’une astrologue connue des médias qui a été à l’origine de l’intérêt public porté à la soutenance, un tel événement pose au fond la question plus générale du fonctionnement collectif de notre discipline.
Un point de vue d’astrologue
Que l’astrologie (l’existence bien réelle d’astrologues), les modes d’usage et les usagers (à faible ou forte croyance) de l’astrologie constituent des faits sociaux sociologiquement étudiables, que l’on puisse rationnellement (et notamment sociologiquement ou ethnologiquement, mais aussi du point de vue d’une histoire des savoirs) étudier des faits scientifiquement perçus comme irrationnels, qu’aucun sociologue n’ait à décider du degré de dignité des objets sociologiquement étudiables (en ce sens l’astrologie comme fait social est tout aussi légitimement étudiable que les pratiques sportives, le système scolaire ou l’usage du portable), qu’un étudiant ou une étudiante en sociologie puissent prendre pour objet d’étude une réalité par rapport à laquelle ils ont été ou demeurent impliqués (travailleur social menant une recherche sur le travail social, instituteur faisant une thèse de sociologie de l’éducation, sportif ou ancien sportif pratiquant la sociologie du sport, etc.), ne fait à mes yeux aucun doute et si les critiques adressées à Michel Maffesoli et aux membres du jury étaient de cette nature, nul doute que je me rangerais sans difficulté à leurs côtés. Tout est étudiable sociologiquement, aucun objet n’est a priori plus digne d’intérêt qu’un autre, aucun moralisme ni aucune hiérarchie ne doivent s’imposer en matière de choix des objets, seule la manière de les traiter doit compter.
Mais de quelle manière E. Teissier nous parle-t-elle d’astrologie tout au long de ses 900 pages ? Qu’est-ce qui oriente et structure son propos ? La réponse est assez simple, car il n’y a aucune ambiguïté possible sur ce point : E. Teissier met en œuvre un point de vue d’astrologue qui défend sa « science des astres » du début jusqu’à la fin de son texte, sans repos. Et pour ne pas donner au lecteur le sentiment d’un parti-pris déformant, je multiplierai les extraits tirés de la thèse en indiquant entre parenthèses la référence des pages (afin de donner la possibilité de retourner aisément au texte).
Des commentaires astrologiques
La première caractéristique notable de cette thèse est l’absence de distance vis-à-vis de l’astrologie. On y découvre de nombreux commentaires astrologiques sur des personnes, des événements, des époques. Par exemple, sous le titre « Application de la méthode astrologique : l’analyse du ciel natal d’André Malraux », les pages 120 à 131 de la thèse relèvent clairement d’une « analyse astrologique » de la destinée de l’écrivain et ancien ministre (« plutonien grand teint »). M. Weber est qualifié de « Taureau pragmatique » (p. 38) et l’on « apprend » diversement que G. Simmel est « Poisson », que W. Dilthey est « Scorpion », que le psychologue C. G. Jung est « Lion » (p. 250), que l’ancien PDG d’Antenne 2, Marcel Jullian, est « Verseau », et ainsi de suite. À chaque fois, l’auteur nous gratifie d’une analyse mettant en correspondance le « ciel natal » de la personnalité et sa pensée :
« Par ailleurs, nous découvrîmes que, par exemple, les systèmes philosophiques et religieux étaient en correspondance avec leurs auteurs via leurs personnalités. […] Autrement dit, qu’ils étaient hautement relatifs et ne pouvaient être qu’à l’image de leurs concepteurs, résultante d’un regard unique, celui de leur ciel natal » .
p. XI
« L’astrologue n’est pas étonné de constater une amusante convergence entre ce côté “flottant”, mouvant, quelque peu imprécis ou fantasque et les Poissons, signe astrologique de Simmel ; le signe par excellence, avec le Cancer (autre signe d’eau) […] de la mobilité adaptable, de la rêverie, du sens de l’illimité et du cosmique, d’une intuition fine et sensorielle. Signe double de surcroît, reflétant la dualité fondamentale de la philosophie simmelienne […]. C’est à ses planètes en Verseau que Simmel doit son goût pour l’altérité, la communication, mais aussi son originalité, son amour du paradoxe et sa nature imprévisible ».
note 47, p. 34
« Petit clin d’œil de l’astrologue : Dilthey, créateur d’une nouvelle théorie de la connaissance fondée sur la compréhension, né le 19 novembre 1833, était Scorpion et théologien de formation… » .
note 91, p. 61
« Après avoir démontré par un exemple concret (l’analyse du ciel natal d’André Malraux) l’application pratique, venons-en à son histoire ».
p. 132
« Puisqu’il s’agit ici de rendre également compte d’une expérience personnelle… en effet, c’est à l’âge de 14 ans et demi (à la mi-temps du cycle de Saturne, planète de la réalisation de soi, surtout pour le Saturnien qu’est le Capricorne) qu’est né notre éveil pour l’astrologie ».
p. 288
« Elle [l’astrologie] participe de cette mutation culturelle, scientifique, philosophique et morale de notre époque […] au même titre que l’idée de solidarité et de fraternité libertaire incluse dans le symbolisme du Verseau ».
p. 509
E. Teissier est d’ailleurs très claire quant à la primauté de l’explication astrologique sur tout autre point de vue (dont le point de vue sociologique qu’elle est censée mettre en œuvre dans le cadre d’une thèse de sociologie) pour comprendre les faits sociaux. Critiquant une citation de Serge Moscovici qui évoque les causes sociales des crises, elle écrit : « il nous semble qu’il occulte en l’occurrence la dimension cosmique desdits phénomènes ; une dimension qui, selon le paradigme astrologique – et notre conviction –, vient coiffer le social. En effet, le social est loin d’expliquer toutes les “crises… qui se produisent dans la société”. À preuve les actions totalement illogiques, non linéaires, non logiques et inexplicables autrement que par le paramètre astral qui joue alors le rôle de paramètre éclairant et englobant coiffant le non-logique apparent » (p. 525). C’est l’astrologie qui explique les faits psychologiques, sociaux et historiques :
[Dans le cadre d’une partie intitulée « La cyclicité planétaire », p. 265-271 : ] « Mais il va de soi que ce sont les mêmes astres avec leurs harmonies et leurs dissonances qui jouent sur les destins individuels » (p. 268) ; « Jusqu’au jour où nous réalisons que le 2 décembre correspond à une position de Soleil de 9-10º en Sagittaire, qui se trouvait très impliquée dans le thème de Napoléon Bonaparte » (p. 269) ; « Le mystère s’éclaircit dès lors que l’on a recours au sésame astrologique : hasard exclu ! » ; « Quant aux songes répétitifs, ils s’expliquent par l’angle que fait Neptune (rêves) avec ce même point en Scorpion (10 novembre). CQFD » .
p. 270
« Cette lettre et notre réponse, reproduites in extenso […] sont aussi un exemple significatif du désarroi psychologique dans lequel peuvent nous plonger certaines dissonances planétaires ».
p. 321
« C’est ainsi que nous avons été en mesure de prévoir, entre autres, le krach boursier du 19 octobre 1987, ainsi que de nombreuses turbulences boursières exceptionnelles, souvent assimilées à des mini-krachs… ».
p. 432
« Signalons que, pour l’astrologue, cette période de convulsions sociologiques et philosophiques ne s’inscrit pas dans le hasard, mais se trouve reflétée par les grands cycles cosmiques ».
p. 830
Et c’est E. Teissier qui conclut elle-même son premier tome par un lapsus (sociologiquement compréhensible) ou un aveu, comme on voudra, consistant à parler de sa réflexion comme relevant d’un travail d’astrologue et non de sociologue : « Le travail de l’astrologue sera maintenant d’interpréter ces données, de tenter aussi de les expliquer. Et ce, ainsi que nous sommes convenus depuis notre étude, à travers l’outil de la compréhension. Rappelons-nous en quels termes Weber définit la sociologie dans Wirtschaft und Gesellschaft… » (p. 463).
L’astrologie est à ce point structurante du propos que, bien souvent, la manière dont E. Teissier conçoit son rapport à la sociologie consiste à puiser dans les textes de sociologues des éléments qui lui « font penser » à ce que dit ou fait l’astrologie. Dans la sociologie, une astrologie sommeille :
[À propos de la notion astrologique d’interdépendance universelle : ] « Une notion qui, en sociologie, peut être rapprochée du Zusammenhang des Lebens (liaison du vécu au quotidien) de Dilthey, d’une cohérence de la vie où chaque élément est pris en compte et complète le donné social ».
p. XI
« À noter que la typologie zodiacale rappelle la théorie wébérienne de l’idéal-type, dans la mesure où chaque signe correspond au prototype purement théorique d’une personnalité, en liaison avec le symbolisme du signe ».
p. 248
« Plus concrètement, cette empathie, pierre angulaire de la consultation, oblige l’astrologue à se mettre à la place de son consultant, d’entrer en quelque sorte dans sa peau afin de comprendre son fonctionnement psychologique. On peut en l’occurrence transposer ici la parole de Weber, afférente à la démarche cognitive de l’observateur en sociologie. […] En réalité, cette sympathie, cette empathie par rapport à l’expérience d’autrui, une des clefs de la sociologie compréhensive, est aussi le sésame de tout praticien, dont l’objet est la psyché humaine. L’idéal-type de l’astrologue devra, même si c’est difficile, satisfaire à ces conditions opérationnelles de la consultation en engageant la totalité de son être ».
p. 390
Point de vue normatif et envolées prophétiques
Le point de vue sociologique n’est pas un point de vue normatif porté sur le monde.
- Le sociologue n’a pas, dans son étude des faits sociaux, à dire le bien et le mal, à prendre parti ou à rejeter, à aimer ou à ne pas aimer, à faire l’éloge ou à condamner.
En l’occurrence, une sociologie de tel ou tel aspect du « fait astrologique » ne doit en aucun cas se prononcer en faveur ou en défaveur de l’astrologie, dire si c’est une bonne ou une mauvaise chose.
Or, Elizabeth Teissier demeure en permanence dans l’évaluation normative des situations, des personnes et des points de vue, prouvant qu’elle écrit en tant qu’astrologue et non en tant que sociologue des pratiques astrologiques. Ce jugement normatif se manifeste, comme nous le verrons tout au long de ce rapport de lecture, à différents niveaux :
Dans l’évaluation positive (défense) de l’astrologie. De ce point de vue, tous les moyens sont bons pour prouver l’intérêt de l’astrologie. E. Teissier se sert de façon générale de la légitimité des « grands » qui auraient accordé de l’intérêt pour l’astrologie, quelle que soit la nature de leur « grandeur » (elle peut ainsi tout aussi bien citer Balzac, Goethe, Fellini, Thomas d’Aquin, Bacon, Newton, Kepler, Einstein, Jung, Laborit, le roi Juan Carlos d’Espagne ou l’ancien président François Mitterrand) : politique, cinématographique, philosophique, littéraire et, bien sûr, scientifique.
Dans l’évaluation négative de la partie des astrologues jugés peu sérieux, mais aussi de la voyance et autres pratiques magiques. Si E. Teissier ne se prive pas d’être dans le jugement positif à l’égard de l’astrologie qu’elle qualifie de « sérieuse », elle n’hésite pas à porter un regard négatif sur les autres pratiques. En portant de telles appréciations, elle se comporte alors en astrologue en lutte pour le monopole de la définition de l’astrologie légitime, et nullement en sociologue :
« Qu’il s’agisse de la presse écrite, de la télévision, du minitel ou d’internet, les horoscopes foisonnent, noyés dans un contexte qui, la plupart du temps, n’est qu’une grossière caricature d’ésotérisme – voyance, cartomancie, tarots, numérologie et autres retours d’affection appartenant à l’univers magico-mystificateur de pratiques paranormales ».
p. 4
[Fustigeant ses confrères sur minitel : ] « rares sont les programmes vraiment sérieux – on peut les estimer à un nombre situé entre 50 et 100 – qui pratiquent une astrologie digne de ce nom. Les autres ? Des avatars plus ou moins ludiques, des cocktails habiles et mystificateurs qui usurpent le nom astrologie, leurs concepteurs nourrissant l’espoir que cela leur donnera une coloration peu ou prou scientifique ».
p. 74
« … séparer le bon grain (les astrologues compétents) de l’ivraie (les exploiteurs opportunistes d’une crédulité générale latente) » .
p. 294
Critique de la « fast-astrology » d’une « pauvreté parfois consternante ».
p. 305
[Les rédacteurs en chef de magazines ou journaux acceptent de publier] « des prévisions bateau minimalistes et d’un niveau intellectuel souvent consternant ».
p. 556
Dans l’évaluation négative des scientifiques (astronomes notamment, mais pas seulement) qui ne veulent pas reconnaître la légitimité de la « science des astres » (cf. infra « L’astrologie victime d’un consensus socioculturel et de la domination de la “science officielle” »).
Dans l’évaluation négative de nombre de journalistes ou de médias qui se moquent des astrologues et de l’astrologie (cf. infra « Les “données” : anecdotes de la vie personnelle, médiatique et mondaine d’E. Teissier »).
Dans l’évaluation négative d’une partie du public usager des prédictions astrologiques. E. Teissier manifeste un souverain mépris, parfois teinté d’ironie ou d’une extrême condescendance, vis-à-vis d’une partie de son propre public :
[Dans les « appels à l’aide » du courrier, des lecteurs lancent de] « véritables cris d’alarme ou de désarroi jetés par des déprimés las de vivre et de se battre contre l’adversité » [et certains] « se lancent alors dans un historique englobant toute leur misérable existence et nous gratifient d’une épître interminable couvrant parfois une vingtaine de pages d’une petite écriture serrée et frileuse ».
p. 312
[À propos d’une lectrice qui lui demande si elle croit aux envoûtements car elle pense que ses voisins marocains l’ont envoûtée et qui lui demande si elle connaît des « sorciers sérieux » qui pourraient l’aider : ] « Manifestement cette lectrice était affligée d’une confusion intellectuelle – sinon mentale – évidente. Car […] elle assimilait la pratique astrologique à la magie et à la sorcellerie, auxquelles l’astrologie est totalement étrangère ».
p. 372
[À propos d’un Allemand qui lui envoie du courrier depuis 1981, « deux à trois lettres par semaine, parfois des petits paquets contenant des bibelots kitsch » : ] « Il a ainsi dépensé une véritable fortune en timbres depuis presque vingt ans qu’il s’adonne à cette déviance unilatérale, à ce monologue pervers ».
p. 377
« Les couches les moins cultivées de la société, ouvriers et agriculteurs, sont peut-être les plus vulnérables à cette fascination globale et non discriminatoire. […] pour peu qu’une idée soit séduisante et si possible étrange, les gens gobent sans discrimination ce qu’on leur sert, tant est profond le goût du merveilleux et mystérieux le besoin de renouer le dialogue avec l’ordre primordial, avec le cosmos ».
p. 470-471
[À propos de T. W. Adorno qui, dans un ouvrage critique sur l’astrologie, dit que celle-ci participe de l’acceptation par les dominés de l’ordre établi, E. Teissier écrit : ] « En l’occurrence, à quoi servirait de faire sentir à ces petites gens leur dépendance, de les appeler à la révolte ? Peut-être à les rendre plus malheureux encore qu’ils ne sont ? » (p. 582) ; [et elle rajoute une page plus loin, sans s’apercevoir qu’elle semble parler d’elle-même : ] « Bref, le mépris et l’arrogance percent sans arrêt à travers ces textes, de même qu’un esprit dénué totalement de sérénité et d’objectivité » .
p. 583
Mais de même qu’il ne doit être ni dans l’éloge ni dans la détestation, le sociologue n’étudie que ce qui est et non ce qui sera. Or, E. Teissier annonce l’avenir à de nombreuses reprises, prophétisant ce qu’elle désire ou, comme on dit plus ordinairement, prenant ses désirs pour des réalités (à venir). Si l’astrologue critique la lecture de l’avenir dans le marc de café, elle n’hésite cependant pas elle-même à prédire l’avenir sur la base de ses simples intuitions personnelles :
« Mais notre regard se portera plus loin et tentera de se projeter sur une vision prospective, essayant de pressentir et de supputer, étant donné le contexte sociétal d’aujourd’hui, la probable évolution du phénomène bifide qui nous occupe : y aura-t-il fusion, intégration harmonieuse de cette conjonctionis oppositorum, dans une sorte de synthèse féconde, et alors quelle forme pourrait prendre cette dernière ? […] En d’autres termes, dans quel sens ira, selon toute vraisemblance, cette mouvance sociale ? ».
p. 9
« Nous oserons même tenter une incursion imaginaire dans l’avenir, à la recherche, en quelque sorte, du temps futur et de l’évolution probable du phénomène socio-astrologique » .
p. 69
« Car la raison sèche, la raison ratiocinante a fait son temps. Voici venir l’âge d’une raison ouverte, d’une “raison plurielle”, réconciliée avec la passion et le vital en l’homme, sa libido – ou pulsion vitale – véhiculant à la fois sa sensibilité et son feu intérieur ».
p. 834
« Mais les nouvelles énergies sont en marche, comme l’annonce Abellio, “l’incendie de la nouvelle science fera irruption dans le monde” ».
p. 850
L’astrologie est une science, voire la plus grande des sciences
Contrairement à certains lecteurs pressés, et empressés de communiquer à la presse le résultat de leur précipitation, qui soutiennent qu’E. Teissier n’a jamais défendu l’idée que l’astrologie était une science, une lecture exhaustive de la thèse fait apparaître très exactement le contraire.
- L’auteur parle diversement de la « science des astres » (à de très nombreuses reprises tout au long de la thèse) ou de « la science empirique des astres » (p. 258), de « la science par excellence de la caractérologie » (p. XI), de « la science par excellence de la personnalité » (p. 92 ou 815), de la « science de la qualité du temps » (p. 112), d’une « science empirique par définition » (p. 769) ou de « la reine des sciences » (p. 72).
Parfois l’astrologie est considérée comme une science sociale parmi d’autres, parfois comme une « science de l’esprit » opposée aux « sciences de la nature » ou une « science humaine » (p. 98) opposée à l’astronomie comme « science de l’observation ».
« … à défaut de pouvoir être classé dans les sciences exactes, s’agit-il d’un savoir à connotation scientifique – fût-ce par le biais des sciences humaines ? […] Pour une large part, celle-ci, en tant que science empirique, est de l’ordre du vérifiable et échappe ipso facto à la notion de “croyance”. Car l’astrologie, en tant que système culturel cohérent, a pour ambition de déchiffrer le réel à l’aide d’un référentiel universel et permanent – l’alphabet céleste du système solaire – référentiel invariable et donc prévisible dans sa rigueur mathématico-astronomique ».
p. 24-25
« En effet, l’astrologie étant, au même titre que la psychologie, la sociologie ou la religion, une science de l’esprit […] par opposition à une science de la nature (bien qu’elle englobe celle-ci dans son objet), il n’est pas question ici de faire appel à un positivisme rationaliste expérimental qui ne relèverait que du quantitatif ».
p. 27
« … la problématique épistémologique soulevée par la nature des sciences sociales en général et par l’astrologie en particulier » .
p. 48
« Selon nous, on l’aura compris, l’astrologie est un système cohérent, mathématiquement rationnel (supra-rationnel, selon Fischler) et vérifiable d’un astrologue à l’autre, ayant pour soubassement les données astronomiques fournies par les observatoires, à l’encontre de pratiques occultes et plus ou moins gratuites » .
p. 579
Mais on trouve aussi, toujours dans l’ordre de la référence scientifique, des revendications de plus grande dignité et de supériorité. Non seulement l’astrologie est une science, mais c’est la plus haute des sciences :
« On peut dire en somme que sans être classable dans l’une ou l’autre de ces catégories de la connaissance, l’astrologie est une émanation partielle de chacune de ces disciplines qu’elle englobe en un système ambitieux ».
p. 2
« Elle apparaît de ce fait comme peut-être la seule science objective de la subjectivité, avec ce qu’elle peut contenir d’hénaurme, au sens ubuesque du mot, et de dérangeant ».
p. 250
« L’astrologie est la mathématique du tout (dans la Rome antique, les astrologues étaient d’ailleurs appelés les mathematici). Elle est holistiquement logique, au contraire d’une logique fragmentaire, linéairement rationnelle ».
p. 501
« Que connaissaient-ils tous de cette science ? Car à nos yeux, c’en était une, une science humaine bien plus charpentée que beaucoup d’autres, qui étaient respectées, elles. D’où venait que la plus vérifiable était justement la plus taboue, la plus salie, la plus rejetée ? À croire que la vérité était maudite quelque part » .
p. 597-598
Il ne faut cependant pas attendre de l’auteur trop de cohérence au sujet de la scientificité de l’astrologie, car elle peut tout aussi bien soutenir à d’autres moments que ce savoir se situe entre le mythe et la science ou qu’il est finalement en lien avec la plupart des sciences humaines et sociales, la philosophie, la poésie, la religion et la mythologie. Cette variété des définitions hétérogènes participe de la volonté de mettre en évidence l’extraordinaire richesse et l’irréductible complexité de l’astrologie :
« S’appuyant sur un langage symbolique en congruence avec tous les niveaux de réalité de L’Étant, et ce aussi bien sur un plan collectif qu’individuel, elle participe avant tout des sciences qui étudient l’homme, comme la philosophie (en particulier la métaphysique, à travers la cosmogonie qu’elle implique), la psychologie, la médecine, la biologie ; elle flirte avec la poésie ; mais elle est partie prenante également des sciences qui étudient la société humaine et ses produits, comme l’histoire et les sciences politiques (à travers la théorie des cycles), les sciences sociales (à travers les modes, les mouvements collectifs et les mentalités), la prospective (via la prévision qu’elle permet). Et n’oublions pas la religion (en liaison avec son caractère originellement sacré, l’éthique et l’esthétique qu’elle sous-tend), ni, bien entendu la mythologie ».
p. 21
« Nous verrons que l’astrologie se situe effectivement quelque part entre ces deux univers du mythe immémorial et de la pure scientificité… ».
p. 210
« L’astrologie qui se situe au carrefour de la philosophie métaphysique, de la religion et de la science, qui participe à la fois de l’image et du concept, se place également quelque part entre le sacré et le profane ».
p. 478
Ailleurs encore, l’astrologie est présentée comme étant presque à l’avant-garde du « Nouvel Esprit scientifique » et participant d’une « épistémologie de la complexité ». Non seulement elle est une science, et l’une des plus grandes d’entre elles, mais en plus elle s’avère plus avancée que toutes les autres :
[Le] « système astrologique » [est] « orienté sur la loi hermétique des correspondances, sur l’idée de sympathie universelle, autrement dit sur la notion, essentielle pour le Nouvel Esprit scientifique, d’interdépendance universelle ».
p. XIV
« L’astrologie […] non seulement ne serait pas en contradiction avec le paradigme du Nouvel Esprit scientifique, mais serait au contraire depuis toujours en congruence totale avec ce dernier » .
p. 752
« On peut donc imaginer que la science n’admettra la validité de l’astrologie que lorsqu’elle aura elle-même changé de paradigme en se rangeant du côté du Nouvel Esprit scientifique et en acceptant de reconnaître la réalité de l’esprit. Car en dernier ressort, la science finira par atteindre ses propres limites en touchant les limites de la matière… ».
p. 765
« Cette “crise de la science” aboutit à une nouvelle Weltansschauung qui ne demande qu’à renaître, celle de la complexité (Morin). Tournant paradigmatique, donc, équivalant à un glissement d’une épistémologie vers une ontologie, cette épistémologie étant celle de la complexité (Morin) ».
p. 843
Mais si l’astrologue est si en avance, c’est – nous explique l’auteur sans rire – qu’à la différence de l’astronome « qui a en général une approche purement physique et mécaniste de sa science » et qui « est hypnotisé par la petitesse des astres, leur éloignement, leur faible masse par rapport au soleil », lui « en écoute la musique » (p. 98). La tristesse du savoir de celui qui « évalue le poids et la matière du disque, ses dimensions et sa température, suppute sa densité » (p. 98) est grande face à la joie de celui qui sait écouter « la musique des sphères, chère déjà à Plotin, avant qu’elle ne fasse rêver Kepler » (p. 98).
L’astrologie victime d’un consensus socioculturel et de la domination de la « science officielle »
Pourquoi, se demande E. Teissier, l’astrologie ne bénéficie-t-elle pas de la légitimité académique (universitaire) et scientifique (au CNRS) ? Sa réponse – formulée à maintes reprises dans le texte – est la suivante : l’astrologie (« la science des astres ») est victime d’un rapport de domination qui est parvenu à instaurer un véritable consensus socioculturel en sa défaveur. La science, souvent rebaptisée « science officielle », « pensée unique » ou « conformiste », opprime l’astrologie et fait croire au plus grand nombre qu’il s’agit d’une « fausse science » en cachant la réalité des choses (« conjuration du silence », p. 816). La « science officielle » est donc considérée comme une idéologie dominante, un « lieu totalitaire », un « impérialisme » ou un « terrorisme » face à cette « contre-culture » astrologique qui est maintenue dans un véritable « ghetto ». Pire encore, la science n’est qu’affaire de « mode » et de « convention » et ne parvient à maintenir sa domination que par un enseignement officiel qui dicte à tous ce qu’il est bon de penser :
« Plus ou moins consciemment, nous étions convaincue, à l’instar de toute personne fermée à l’astrologie a priori et par convention, que l’absence de tout enseignement officiel reléguait la science des astres dans les fausses sciences ».
p. IX
« Presque aussi ahurissante était l’occultation de ce paramètre philosophique dans notre culture occidentale, le fait qu’à travers toutes nos études – jusqu’à vingt-quatre ans – jamais nous n’avions entendu parler d’astrologie. Mieux : on nous avait soigneusement caché – comme on continue de le faire – que les plus grands esprits – R. Bacon, saint Thomas d’Aquin, Newton, Kepler, Balzac, Goethe, Einstein, Jung… avaient soit pratiqué, soit vénéré la science des astres. Pourquoi ce parti pris de mise au ban de la plus pérenne des connaissances humaines ? Nous prîmes alors conscience de la relativité du consensus intellectuel d’une époque, vouée aux modes, muselée par ses courants de pensée ; nous nous apercevions que l’enseignement officiel était un colosse aux pieds d’argile ».
p. X
« … un pays, une culture sont le reflet de leur enseignement académique qui dicte ce qu’il convient de penser, le bien penser. La doxa (l’opinion), véhiculée en particulier par les médias, tout en ayant la coloration du sens commun, reste néanmoins sous l’influence de la pensée conformiste qui lui sert de référence » .
p. XII-XIII
« … cette allergie aux astres qui débouche sur l’ostracisme culturel face à une contre-culture provocatrice ».
p. XIII
« Les résultats de telles recherches pourraient changer l’actuel consensus socioculturel, entraînant un changement dans les mentalités, et ce notamment au sein d’une certaine intelligentsia que J.-M. Domenach appelle les gens du demi-savoir ».
p. XVI
« … croyance illicite, donc persécutée, ses partisans faisant éventuellement office de bouc émissaire ».
p. 24
« … un certain terrorisme desséché de la pensée scientifique officielle ».
p. 25
« … du fait de sa ghettoïsation, le milieu astrologique peut s’inscrire parmi les minorités culturelles ».
p. 32
« … lobby scientifique face à l’astrologie ».
p. 52
« … rationalisme dominant, lequel se trouve également à la source de la suppression de l’enseignement officiel de l’astrologie » .
p. 88
« C’est seulement au xviie siècle que ces deux sciences bifurquent. La mode est désormais à l’astronomie, sœur matérialiste de l’astrologie ».
p. 94-95
« Et, forte du consensus socioculturel qui la soutient tel un socle confortable, elle [la science] se permet d’opérer des évaluations […] et des appréciations ».
p. 736
« La science apparaît comme un lieu totalitaire qu’il ne faut pas remettre en question, où la compétition et le mandarinat jouent un rôle essentiel pour nombre de scientifiques ».
p. 737
Les « préjugés » et les « clichés » sont ainsi du côté de la « science officielle ». Les rationalistes sont « agressifs », « dogmatiques », « attardés » et sont accusés de manque de curiosité pour ne pas vouloir s’intéresser à l’astrologie et, surtout, pour ne pas lui trouver de l’intérêt : « Aujourd’hui, l’obscurantisme, l’opposition aux Lumières, n’est plus du côté que l’on croit » (p. 816).
« … la raison en tant que telle n’a-t-elle pas outrepassé ses prérogatives et trahi sa vocation de sereine souveraineté pour se scléroser, tel un vieillard tyrannique ? ».
p. 7
« … dogme implicite et respecté de la pensée dominante d’une société, en l’occurrence de la nôtre ».
p. 11
« … rationalistes agressifs et allergiques aux astres ».
p. 42
« C’est un truisme d’affirmer que les décideurs, les hommes d’affaires sont de grands pragmatistes : ils retiennent ce qui marche, et s’encombrent peu, si les faits le commandent, des préjugés inhibants des rationalistes purs et durs ».
p. 430
« C’est bien là la problématique de l’astrologie face à la condamnation des rationalistes purs et durs : l’inadéquation du système rationaliste. Sous cet aspect, on peut sans doute se ranger du côté d’Abellio qui traitait ces derniers d’attardés. Lorsque les représentants de cette tendance se retrouvent dans les médias, ils se muent en robots de la pensée, en mercenaires du système rationaliste » .
p. 638
« Comme on l’a vu dans Duel sur la Cinq, le scientifique se retranche derrière ses phrases clés, des phrases à consonance magique, aussi paradoxal que cela puisse paraître pour un savant : “L’astrologie n’est pas scientifique”… Lorsque cet argument est ainsi récurrent, il fait figure à la fois de défense, d’attaque, de bouclier, à l’instar de l’encre projetée par la seiche. Visiblement on ne veut – on ne peut – accepter l’échange, la discussion, l’argumentation. On fait appel à ce qui ressemble à un véritable credo, celui de la science officielle. Derrière cette attitude on trouve bien évidemment de l’arrogance, du mépris, une condescendance de bon aloi, mais aussi beaucoup de peur ; la peur d’être déstabilisé, la peur d’être confronté à un inconnu qu’on ne pourra ni intégrer ni gérer. D’où l’attitude iconoclaste du scientifique positiviste, qui se réfugie dans la déliance (à l’opposé de la reliance), dans un splendide isolement ».
p. 729
« … refus d’expérimenter que l’on constate presque universellement dans le domaine de la science officielle ».
p. 756
L’argument relativiste
On voit bien qu’invoquant le consensus socioculturel et la domination, E. Teissier avance les éléments clés de la position la plus naïvement relativiste. Remplacez les enseignants de physique par des enseignants d’astrologie, appelez l’astrologie la « science des astres » et imposez-la à tous ceux qui passent par l’institution scolaire, et vous verrez que la théorie de la relativité ne vaut guère mieux que l’analyse astrologique du ciel natal. Tout est affaire de mode et d’imposition. Tout est relatif.
« Nous ne pouvions accepter – ni même envisager – l’idée qu’une société entière, surtout en notre époque postmoderne – donc, pensions-nous, évoluée –, pouvait avoir tort, qu’elle était, elle aussi, comme toutes celles qui ont précédé, essentiellement relative ».
p. IX
« La valeur d’une discipline n’est-elle pas relative à ceux qui la jugent ; or, ceux-ci peuvent-ils juger ex nihilo, dégagés de tout a priori, de toute influence, de toute détermination socioculturelle ? » .
p. XVI
Il suffirait donc de changer les « critères scientifiques » et de conception de ce que l’on appelle une « preuve » pour faire passer l’astrologie de l’état de connaissance opprimée à l’état de véritable science :
« … chaque fois, on voulut faire rentrer l’astrologie dans le moule des critères classiques de scientificité, et celui de Procuste était chaque fois trop petit, on s’en doute ».
p. 743
« Tout le problème […] réside dans l’acception qu’on peut donner du mot preuve, car ce que les astrologues allégueront sous ce nom sera dénié par les scientifiques hostiles à l’astrologie » .
p. XIV
Par ailleurs, si E. Teissier insiste à de nombreuses reprises sur l’absence d’enseignement de l’astrologie à l’université et sur l’absence de département de recherche astrologique au CNRS, c’est bien pour défendre la thèse de la valeur relative de la science actuelle et de l’enseignement tel qu’il est pratiqué. À partir d’un tel argument, fondé sur l’idée de vérité comme pur effet d’un rapport de forces, on pourrait tout aussi bien dire qu’en enseignant officiellement l’« art de lire dans les lignes de la main » et en rebaptisant la chiromancie « science de la prédiction des destins individuels » on pourrait imposer un nouvel état de la pensée scientifique, ni plus ni moins valable que le précédent ou que le suivant :
« Un fait sociologique surtout nous interpellait : le vide pédagogique de l’astrologie dans les institutions officielles en notre époque. L’intelligentsia semble ignorer en général que cette discipline fut en réalité enseignée à la Sorbonne jusqu’en 1666 et en Allemagne jusqu’en 1821 ».
p. XII
« [Nous nous demanderons] quelles pourraient être les chances de réhabilitation officielle de l’astrologie liée à une situation épistémologique évolutive ».
p. 69
« L’absence de recherches officielles – pour lesquelles il faudrait des subventions de l’État –, le refus de prendre en considération le paradigme astrologique, ne serait-ce que pour le réfuter, par exemple au moyen d’un département d’études au CNRS, sont là des symptômes évidents de l’attitude volontairement partiale, omniprésente dans la science officielle ».
p. 762
E. Teissier émet donc des commentaires astrologiques, se livre à une défense de l’astrologie qui est, pour elle, la « reine des sciences » et adopte sans discontinuité le point de vue normatif de l’astrologue plutôt que le point de vue cognitif du sociologue étudiant l’astrologie. Est-ce que, malgré tout, ce point de vue d’astrologue et ce plaidoyer pour l’astrologie s’accompagnent d’une réflexion et d’un travail de recherche sociologiques ? L’objet de notre deuxième partie est de montrer qu’il n’en est rien.
Le mauvais traitement de la sociologie
Il n’y a, dans le texte d’E. Teissier, aucune trace de problématique sociologique un tant soit peu élaborée, de données empiriques (scientifiquement construites) ou de méthodes de recherche dignes de ce nom. L’« hypothèse » floue annoncée (« à savoir cette ambivalence sociétale où prime cependant la fascination, ambivalence qui frise parfois le paradoxe et qui fait figure de schyzophrénie [sic] collective », p. 7) n’est d’ailleurs qu’une affirmation parmi d’autres qui ne débouche sur aucun dispositif de recherche en vue d’essayer de la valider (mais, telle qu’elle est formulée, on a en effet du mal à savoir ce qui pourrait être validé ou invalidé).
En revanche, on a affaire, comme nous allons le voir, à de nombreux usages douteux des références sociologiques, à des propos clairement a-sociologiques et anti-rationalistes exprimés dans un style d’écriture pompeux et creux, ainsi qu’à des « données » anecdotiques et narcissiques (E. Teissier à la télévision, E. Teissier et la presse écrite, E. Teissier et ses démêlés avec les scientifiques, E. Teissier et les hommes de pouvoir, le Courrier des lecteurs d’E. Teissier, etc.), suivis de commentaires le plus souvent polémiques (règlements de comptes ou récits des règlements de comptes avec telle ou telle personnalité de la télévision, tel ou tel scientifique, etc.) ou d’une série de citations d’auteurs rarement en rapport avec les propos qui les précèdent et avec ceux qui les suivent.
Contresens et mauvais usages
La thèse est truffée de références sociologiques souvent affligeantes pour leurs auteurs (Durkheim, Weber, Berger et Luckmann, etc.) et se lance parfois dans des critiques qui montrent que les auteurs critiqués n’ont pas été compris. Il faudrait évidemment des dizaines de pages pour relever chaque erreur de lecture, chaque absurdité, chaque transformation des mots et des idées des auteurs cités, et expliquer pourquoi ce qui est dit ne veut rien dire étant donné ce que les auteurs commentés voulaient asserter.
Par exemple, le sociologue allemand Max Weber est particulièrement mal traité, systématiquement détourné dans le sens où l’auteur de la thèse a choisi de le faire témoigner. Weber, présenté comme le défenseur d’un « subjectivisme compréhensif » (p. 37), est ainsi inadéquatement invoqué à propos de l’« interactionnisme » :
[À propos des gens qui sont nés le même jour et qui se rendent compte qu’ils ont des points communs : ] « On a ainsi des questions du genre : “Au fait, que vous est-il arrivé en 1978 ? N’avez-vous pas comme moi divorcé ?” Et l’autre de rétorquer : “Tiens donc, c’est intéressant. C’est bien fin 1978 que mon couple a connu la crise la plus forte et il est vrai qu’avec ma femme nous avons songé à nous séparer…” À n’en pas douter, ce genre de similitude crée des liens, dans la mesure où l’on se retrouve peu ou prou dans l’Autre et/ou que l’on s’y projette. À travers le dialogue qui s’instaure, on a affaire à un véritable interactionnisme qui, selon Weber, est “une activité […] qui se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement” ».
p. 405-406
La « sociologie compréhensive » est invoquée à tort et à travers. L’auteur écrit qu’elle va mettre en œuvre « la méthode de la compréhension » (p. VII) en interprétant vaguement la « sociologie compréhensive » comme une sociologie qui donnerait raison aux acteurs (et, en l’occurrence, aux astrologues). Ne pas rompre avec l’astrologie, lui (se) donner d’emblée raison et voir en quoi tout ce qu’on peut lui reprocher est de mauvaise foi : voilà ce qu’E. Teissier comprend du projet scientifique de la sociologie compréhensive appliquée à l’astrologie. Et l’on pourrait faire les mêmes remarques à propos des références à l’« interactionnisme symbolique » dont l’auteur semble à peu près ne connaître que le nom :
« À travers ce que l’on pourrait appeler une herméneutique de l’expérience, c’est la recherche de ce sens, aussi complexe qu’il se révèle, qui sera l’objet du second volet, où nous pratiquerons une sorte d’interactionnisme symbolique (selon l’École de Chicago). Recherche du sens sous-tendu par cette Lebenswelt de l’astrologie, par le donné social, à l’aube de ces temps nouveaux » .
p. 463
On voit aussi se développer les « talents » d’argumentation critique de l’auteur dans ce commentaire de Durkheim, où l’on saisit que l’idée de traiter les faits sociaux comme des choses est « abusive, et donc difficile à admettre parce que inadéquate » :
« Dans Les Règles de la méthode sociologique, Durkheim affirme que “les faits sociaux sont des choses”. Encore qu’à coup sûr il faille compter la mouvance astrologique dans les faits sociaux, cette identification, qui consiste à chosifier ainsi un phénomène qui est de l’ordre de l’esprit et du vivant, nous paraît abusive, et donc difficile à admettre parce que inadéquate ».
p. 278
Et que faire, sinon rire, face au drolatique contresens sur la pensée de Michel Foucault concernant l’« intellectuel spécifique ». L’auteur de la thèse n’ayant de toute évidence pas lu Michel Foucault invoque la soi-disant critique des « intellos spécifiques » (sic) par un Michel Foucault qui défendait justement (en grande partie contre Sartre) la figure de l’« intellectuel spécifique » contre celle d’un « intellectuel universel » :
« quoique puissent en dire les “intellos spécifiques”, hostiles au savoir transdisciplinaire, stigmatisés par Michel Foucault » (p. 860).
Des propos a-sociologiques et parfois anti-rationalistes
On a déjà fait remarquer que l’auteur de la thèse privilégiait le point de vue astrologique sur l’explication sociologique. Mais souvent les explications apportées sont clairement a-sociologiques et trop floues ou trop générales pour être considérées comme de véritables explications. Qu’elle évoque l’« atavisme » ou les « dispositions humaines ataviques » (p. 62), « la part d’ombre » (p. 8) de chacun d’entre nous, la « reliance astrologique intemporelle inscrite au cœur de l’humanité » (p. 62), le « réflexe de l’homme, archaïque et intemporel, universel et omniprésent, qui le porte depuis la nuit des temps à voir une admirable homothétie entre la structure de l’univers et la sienne propre d’une part, la nature qui l’entoure d’autre part » (p. 200), l’« héritage génétique » et le « ciel de naissance » (p. 243), l’« Urgrund commun à toute l’humanité » (p. 253), « la permanence et la similitude de la nature humaine, à la fois sur le plan diachronique et synchronique » (p. 483), E. Teissier explique la fascination des uns et le rejet des autres par la nature humaine, les planètes ou une vague « intuition miraculeuse ». Ainsi, commentant les résultats d’un sondage effectué par le journal Le Monde, E. Teissier se demande, face à l’information selon laquelle les femmes seraient plus intéressées que les hommes par l’astrologie : « Faut-il y voir la conséquence d’un syncrétisme ontologique qui la porte à davantage de perméabilité spontanée à tout ce qui est de l’ordre de la Nature, sans la mettre en porte à faux avec une intuition qu’elle ne renie pas… » (p. 280). Les exemples de la sorte sont très nombreux :
« … faut-il y voir [dans la fascination pour l’astrologie] un souvenir béni de la mémoire collective, une intuition miraculeuse du fil ténu qui le rattache au cosmos et à mère Nature, comme sa sauvegarde, en somme, en ce monde où une science mécaniste et une société déshumanisée voudraient le maintenir cloué au sol ? Plus concrètement, ce clivage sociétal est-il à rapprocher de catégories socioprofessionnelles particulières, de certaines classes d’âge, de la différence de sexe, ou faut-il le chercher dans l’individu lui-même, dans sa part d’ombre, quelle que soit sa place dans la société ? » .
p. 8
« … une recherche des dispositions humaines ataviques et récurrentes pour cette reliance astrologique intemporelle inscrite, semble-t-il, au cœur de l’humanité ».
p. 62
« En somme, on pourrait comparer l’influence astrale à un vent (cosmique) qui soufflerait dans une certaine direction, induisant des climats et des événements probables, sans préjuger de la réaction de l’homme. Celle-ci étant fonction de sa personnalité propre, elle-même héritée à la fois génétiquement et par le ciel qui l’a vu naître ».
p. 243
« On est ici au cœur d’un anthropomorphisme intemporel, immémorial, atavique, qui participe de cet Urgrund commun à toute l’humanité ».
p. 253
Mais c’est plus généralement toute explication un tant soit peu rationnelle qui est explicitement rejetée par l’auteur. Devant la trop grande complexité des choses, il faudrait abandonner tout espoir de parvenir à en rendre véritablement raison et laisser parler l’intuition sensible et le langage des symboles. Il est vrai que l’auteur est bien aidée dans cette voie par les auteurs qu’elle ne cesse de citer et qui s’affirment assez nettement anti-rationalistes :
« … une question primordiale apparaît être la suivante : faut-il voir dans l’approche astrologique une émanation de l’Absolu qui, bien qu’éloignée des religions révélées, serait une tentative humaine pour appréhender, à travers l’ordre cosmique conçu par un Dieu créateur, la manifestation d’une transcendance ? Ou bien doit-elle être considérée comme le code explicatif et immanent d’une influence astrale purement physique, phénomène à rapprocher des sciences de la nature ? Et dans ce cas, quelle serait la source ontogénétique de cette miraculeuse adéquation universelle, le primum mobile ? La réponse à cette question ontologique ne peut qu’être individuelle, car elle se place hors du domaine de la Raison pure, dans celui de l’indémontrable ».
p. 263
[Citation de Michel Maffesoli : ] « il convient de dépasser, sans nostalgie aucune, toutes les idéologies se réclamant des prémisses rationalistes (Éloge de la raison sensible, p. 44) ».
p. 643
[Citation en exergue de Michel Maffesoli : ] « Le rationalisme classique (en sociologie) a fait son temps… ».
p. 813
Refus de toute objectivation
On aura compris que tout ce qui pourrait permettre d’objectiver et de saisir même partiellement la réalité censée être étudiée est rejeté par l’auteur fascinée, séduite (« Simmel étant par ailleurs – et avant tout – un philosophe de la vie, au même titre que Schopenhauer, Bergson ou Nietzsche, cela également était fait pour nous séduire », p. 50) par « la vie » dans toute sa complexité ; complexité que les rationalistes ou les sociologues supposés positivistes s’acharnent à vouloir réduire et abîmer. La « méthode » qui convient à un objet aussi complexe et subtil est celle qui est « sensible à l’univers mystérieux, voire insondable, de l’âme humaine ». Cette « méthode » est indistinctement désignée par les termes de « méthode phénoménologique », d’« empathie » ou de « sociologie compréhensive » :
« Du fait que l’objectivité parfaite rêvée par la sociologie positiviste se cantonne dans un idéal par définition inaccessible, du fait surtout de la nature de notre sujet, essentiellement complexe, parfois contradictoire dans ses manifestations, un sujet ayant de surcroît pour objet et pour centre un univers subtil où convergent croyance, philosophie, tradition, sacré, affect, fait de peur et de fascination, une méthode quantifiante et axée sur des analyses purement rationnelles passerait à côté de la vraie nature du problème. Une autre méthode s’avère donc nécessaire, sensible au monde vécu quotidien d’une part, à l’univers mystérieux, voire insondable, de l’âme humaine d’autre part. S’impose dès lors une méthode phénoménologique qui privilégie l’empathie et ayant pour atout le mérite d’une proximité de l’objet : la méthode dictée par la sociologie wébérienne, bâtie sur la compréhension, prend alors toute sa valeur ».
p. 34-35
La pensée de l’auteur fonctionne à la façon de la pensée mythique, sans crainte de la contradiction. Pour elle, le « quantitatif » s’oppose au « qualitatif » comme le « carré » s’oppose au « courbe », le « simple » au « complexe » (ou au « subtil ») ou l’« artificiel » au « naturel ». Si elle n’aime pas les méthodes quantitatives, c’est à cause de leur « caractère plaqué et artificiel » (p. 57) ; si elle n’apprécie pas les statistiques, c’est parce qu’elles sont trop « carrées et linéaires » (p. 295), etc.
« Utilisant des matériaux aussi variés que parfois difficiles à appréhender parce que appartenant davantage à l’univers subtil du qualitatif qu’à celui, mesurable mais tellement moins riche, du quantitatif… ».
p. 10
« Il est néanmoins possible que certains esprits plutôt attachés aux chiffres, aux statistiques et aux faits bruts et simples (encore que l’existence de tels faits soit douteuse et carrément niée par Schutz) puissent trouver cette méthode trop libre, trop fluctuante (ondoyante, diraient Simmel… ou Montaigne !) et subjective, donc manquant de rigueur ».
p. 56
Mais si les données statistiques sont trop grossières pour l’esprit subtil d’E. Teissier, elles peuvent aussi à l’occasion être utiles si on peut leur faire dire des choses positives sur l’astrologie. Par exemple, commentant un sondage sur l’astrologie publié dans Science et Vie Junior (p. 287-290), elle réagit de la manière suivante au fait que les jeunes soient apparemment les plus intéressés par l’astrologie : « on peut d’ailleurs se demander si cela ne traduit pas un lien avec le cosmos resté plus vivant – et pourquoi pas, diraient les adeptes de la réincarnation, un résidu des vies antérieures ? » (p. 288). D’un seul coup d’un seul, les pauvres statistiques se transforment, tel le crapaud devenant prince charmant, en preuves irréfutables du sérieux et de la véridicité des analyses astrologiques (« il y a les statistiques qui sont favorables à l’astrologie d’une façon à la fois péremptoire et éclatante », p. XV).
Et l’auteur se lance parfois elle-même hardiment dans l’évaluation chiffrée, mais totalement intuitive, des faits sociaux : « je pense que ceux qui, aujourd’hui en France, font profession d’astrologue et chez qui la spécialité “astrologie” proprement dite constitue effectivement 90 % et plus de la pratique professionnelle, doivent être moins d’un millier. C’est plus une impression qu’un décompte minutieux, mais ce chiffre me paraît plausible » (p. 302).
Un étrange discours de la méthode
Le discours de la méthode chez E. Teissier est aussi précis que ses hypothèses et sa « problématique ». Tout d’abord, l’« objectivité » est selon elle un idéal parfaitement inatteignable (un paragraphe est consacré au thème de « L’utopie de l’objectivité », p. 28-31). Mais, comme à son habitude, peu hantée par le principe de non-contradiction, E. Teissier peut critiquer la prétention « positiviste » à l’« objectivité » et dire que les scientifiques manquent d’objectivité, ou encore affirmer qu’elle est elle-même animée par un « souci d’objectivité ». La question de la possibilité ou l’impossibilité d’une objectivité est donc beaucoup plus complexe que ce qu’un lecteur rationaliste peut modestement imaginer : son sort dépend de la phrase dans laquelle le mot « objectivité » s’insère. Et l’on comprendra que l’auteur revendique l’« objectivité » lorsqu’il s’agit pour elle de défendre l’astrologie :
« Du fait que l’objectivité parfaite rêvée par la sociologie positiviste se cantonne dans un idéal par définition inaccessible » (p. 34).
« Si l’on veut faire œuvre de sociologue visant à une certaine objectivité, on ne peut donc reprocher à l’art royal des astres, d’être lui aussi, à l’instar de toute croyance, de toute idéologie ou de toute religion, peu ou prou tigré – pour reprendre le joli titre durandien – de superstition, dans la mesure où cette dernière est omniprésente (et tellement relative au point de vue et à la culture de référence) dans la psyché humaine ».
p. 471
« Les points que nous avons cru devoir mettre en relief sont relatifs à la fois à notre expérience et à notre sensibilité, donc à ce qui nous est proposé et que nous essayons de communiquer avec un souci d’objectivité. Mais qui peut prétendre à l’objectivité ? » .
p. 534
« Il est vrai que ce déchiffrage ne fut pas toujours aisé, dans la mesure où, étant impliquée nous-même, il nous fallait cependant faire preuve d’un maximum d’objectivité ».
p. 825
Pour E. Teissier tout est « méthode ». Par exemple, lorsqu’elle écrit : « D’où l’importance essentielle de la démarche méthodologique choisie, qui consistera à cerner les motivations et sources secrètes des attitudes et comportements sociaux » (p. 20), on constate qu’une vague volonté de « cerner des motivations » équivaut pour elle à une « démarche méthodologique ». Lorsqu’elle écrit aussi que, dans sa thèse, « la méthode empirique paraît s’imposer » et qu’« elle sera [son] outil de référence » (p. 10), on voit que le mot « méthode », équivalent d’« outil de référence », est utilisé avec l’imprécision la plus grande : « la méthode empirique » semble s’opposer à d’autres « méthodes » (qui ne le sont pas), mais on ne sait pas de quelle méthode précisément il s’agit.
Les termes « méthodes », « paramètres », « facteurs » ou « outils » sont, en fait, utilisés de manière sémantiquement aléatoire, tant la fonction essentielle de ces usages lexicaux réside dans l’effet savant que l’auteur entend produire sur elle-même et sur le lecteur. Le fait que dans la première citation E. Teissier dise que les « paramètres » dont elle parle (équivalents ici de « notions ») apparaîtront « ici où là, au hasard de cette étude », fait bien apparaître le caractère extrêmement rigoureux de la « démarche méthodologique » mise en œuvre…
« Et si les dieux me sont favorables, peut-être pourrons-nous apporter quelques modestes lumières sur l’univers astrologique d’aujourd’hui par rapport à cinq paramètres élémentaires qui, selon NISBET, caractérisent plus que toute autre la sociologie : communauté, autorité, statut, sacré, aliénation, toutes notions qui, ici où là, au hasard de cette étude, la marqueront d’une empreinte en filigrane ».
p. 44
[Un grand paragraphe s’intitule « Les outils ou paramètres d’étude » (p. 60-86) : ] « Si l’on vise l’efficacité d’une méthode, celle-ci doit impérativement s’instrumentaliser à travers des outils, ces auxiliaires de la connaissance. Ils nous permettront de prendre en compte les différentes couches de la population concernées par le phénomène astrologique » (p. 60) ; « Un dernier facteur sera effleuré (car trop important pour être traité en profondeur) avec les rapports de l’astrologie et du pouvoir » (p. 66) ; « Dans la liste des outils/miroirs de cette investigation… » (p. 83).
En sachant tout cela, le lecteur peut mesurer l’effet comique de la prétention toute verbaliste à la rigueur qu’affiche l’auteur de la thèse : « nous avons eu l’occasion de développer l’esprit de rigueur dont l’exigence nous habite depuis toujours. À cela s’ajoutait un souci de rationalité, de cohérence, mais cela à travers une forte curiosité intellectuelle au service d’une recherche de la vérité » (p. VIII). Visiblement, l’esprit ne parvient pas à guider les gestes.
[…]
Si elle fait également le compte rendu d’échanges de courriers avec certains lecteurs, pour « preuve » de l’ambivalence fascination/rejet vis-à-vis de l’astrologie (« C – Le Courrier des lecteurs et téléspectateurs, baromètres de notre société », p. 311-386), il n’est aucunement question de constituer un corpus, ni même de faire une analyse sociologique, mais de donner à lire le courrier reçu, ainsi que les réponses envoyées (« Voici ce que nous avons répondu à ce lecteur : … », p. 319 ; « Voici la réponse que nous adressâmes à cette lectrice désorientée », p. 327). On n’a pas même d’évaluation précise des différents types de courriers qu’elle reçoit. Ainsi, à propos des lettres qu’elle range dans la rubrique « Les appels à l’aide », elle écrit de manière approximative : « Il s’agit certainement, quantitativement parlant, de la masse la plus importante de lettres reçues » (p. 312) ou encore que « Parmi les appels à l’aide, les lettres émanant de prisonniers ne sont pas rares » (p. 321).
Et l’on va ainsi d’une anecdote à l’autre : E. Teissier en « face-à-face avec un astronome monolithique dans son agressivité » (p. 543), E. Teissier et Marcel Jullian, PDG d’Antenne 2 (p. 588-629), à propos de l’émission Astralement vôtre, E. Teissier et l’émission allemande Astro-Show entre 1981 et 1983 (p. 645 et suivantes), E. Teissier et l’émission Comme un lundi de Christophe Dechavanne du 8 janvier 1996 (p. 671-685), E. Teissier et l’émission Duel sur la Cinq du 10 juin 1988 (p. 709-725)… Et à chaque fois, l’auteur émet des jugements péremptoires, polémique, formule des réponses agressives. Elle n’étudie donc pas les réactions à l’astrologie, elle la défend. Elle ne fait pas l’analyse des polémiques autour de l’astrologie, mais est dans la polémique, continuant dans cette thèse – comme sur les plateaux de télévision, sur les ondes radiophoniques ou dans la presse écrite – à batailler contre ceux qui considèrent que ce n’est pas une science.
Dans tous les cas, le narcissisme naïf est grand, bien que totalement dénié : « Bien que nous refusions dans ce travail de nous mettre en avant pour des raisons à la fois d’objectivité et d’une décence de bon aloi, on aura remarqué que nous fûmes à travers toute l’émission la seule astrologue à être prise à partie… » (p. 686). Non seulement les exemples pris par E. Teissier ne concernent qu’E. Teissier (alors même qu’elle aurait pu s’intéresser à d’autres collègues astrologues), mais les récits mettent toujours en avant la vie héroïque ou passionnante d’E. Teissier. C’est ainsi qu’elle raconte par exemple comment la rencontre de l’astrologie fut « le grand tournant de sa vie » : « Nous eûmes droit à notre nuit de Pascal – nuit boréale en réalité, car l’“illumination” dura quelque six mois, le temps d’apprendre les fondements cosmographiques et symboliques de l’art royal des astres, suffisamment pour être éblouie des “convergences” d’une part psychologiques, d’autre part événementielles avec notre caractère et notre vécu, ou ceux de notre entourage » (p. X). Ou encore, faisant le récit du contexte dans lequel elle a été contactée pour présenter l’émission allemande Astro-Show : « Lorsque, au tout début de 1981, à notre retour d’un voyage en Inde, nous trouvâmes trois messages consécutifs et quelque peu impatients de l’ARD (première chaîne télévisuelle allemande), nous fûmes plutôt surprise. Jusque-là en effet notre rayon d’action n’avait pas passé les limites du Rhin » (p. 646).
Le narcissisme rejoint l’indécence lorsque, après avoir donné à lire le courrier d’un lecteur, jeune Maghrébin incarcéré aux Baumettes, elle écrit avec misérabilisme et condescendance, et sans prendre conscience du ridicule : « Nous étions consciente à quel point le fait de dialoguer pouvait être important pour ce jeune homme visiblement égaré, tel un zombie, en ce bas monde. […] Voici la teneur de notre réponse audit prisonnier : “Cher Éric, je ne trouve hélas le temps de répondre à votre lettre qu’au retour d’un séjour à l’étranger. Je vous envoie une analyse à titre tout à fait exceptionnel, et pour la somme purement symbolique d’un franc (vu votre situation actuelle). Votre thème me montre que votre futur florissant vous permettra de m’envoyer ce que bon vous semblera en temps venu. Sachez que vous devez ce cadeau d’une part à vos bonnes étoiles […], d’autre part au fait que votre lettre m’a touchée, également du fait que j’ai deux filles, l’une Poisson, l’autre née en 1973, comme vous !… Je vous demande en revanche de bien vouloir en garder le secret, puisque l’ébruiter pourrait faire des jaloux […]” » (p. 323).
Une écriture boursouflée et creuse
Le problème essentiel, avec le style d’écriture que l’on trouve dans une thèse comme celle d’E. Teissier, réside dans le fait que l’on aura beau multiplier les « échantillons », répéter les citations en vue de prouver que l’on a affaire à une écriture jargonnante, peu rigoureuse, souvent incompréhensible, parfois proche de l’absurde, d’autres verront au contraire dans les mêmes extraits toutes les marques de la profondeur ou de l’intelligence du propos.
- Wittgenstein visait ainsi très juste lorsqu’il évoquait « le caractère excitant de l’obscurité grammaticale ».
Question d’habitude pourrait-on dire. S’il est habitué à un usage déréglé de la langue, le lecteur appréciera les acrobaties verbales ou les associations aléatoires d’idées un peu comme s’il était devant un long poème pseudo-savant.
Mais là réside précisément le problème : le sociologue n’est pas un poète. On peut apprécier la poésie la plus absconse et ne pas accepter, en matière de sciences sociales, ceux qui s’acharnent à faire dans le creux et le vague en faisant passer le creux pour du profond et le vague pour du riche et du complexe.
Devant un grand nombre de passages de cette thèse, je pourrais émettre le jugement suivant :
- dans la mesure où je crois savoir ce que parler en sociologue veut dire, je peux témoigner du fait que je n’ai rien compris à ce qui a été dit.
- Mais qu’y aurait-il à comprendre lorsque rien n’a été vraiment dit ?
Que des sociologues en France aient contracté de mauvaises habitudes de parler et d’écrire, qu’ils tentent de les transmettre régulièrement à des centaines, voire à des milliers d’étudiants, cela constitue un fait social majeur.
- Cependant, on peut avoir acquis auprès de maîtres, prestigieux ou moins prestigieux, de telles mauvaises habitudes, et vouloir néanmoins s’en débarrasser une fois qu’on en a pris conscience.
Mais encore une fois ce que l’on peut appeler « mauvaise habitude de parler et d’écrire », à partir d’une conception un tant soit peu rationnelle de l’argumentation, est malheureusement perçu par beaucoup de ceux qui les mettent en œuvre comme un signe d’intelligence et de pensée originale et profonde.
- L’écriture et la parole déréglées peuvent ainsi se transmettre de génération en génération, sans que ceux qui transmettent ni ceux qui se les approprient ne sachent exactement de quoi ils parlent, dans l’obscurité de la relation enchantée de maîtres à élèves (ou disciples) où se constituent ordinairement de telles habitudes.
Il suffit d’être fasciné, de trouver cela beau, profond, sensible, original, pour avoir envie de faire de même et paraître à son tour intelligent, original, sensible et profond.
- Le sens de tout cela peut très bien être totalement absent des mots qui s’écrivent et s’échangent, et se situer exclusivement dans la relation fascinée au maître.
- Peu de signification discursive, beaucoup de signification sociale.
On aimerait que certains auteurs mettent en œuvre une politique déflationniste de l’écriture semblable à celle proposée par Paul Valéry lorsqu’il adressait aux écrivains et aux philosophes le conseil suivant :
« Entre deux mots, il faut choisir le moindre. »
- Délire sémantique ou esbroufe verbale, plaisir des mots savants qui sonnent bien accolés les uns aux autres pour asserter des banalités sur un ton sérieux, enchaînements des citations d’auteurs aussi ésotériques les unes que les autres, la panoplie de l’écriture pseudo-savante et réellement floue est assez complète.
Donnons-en quelques exemples en garantissant au lecteur que l’effet d’étrangeté n’est pas le produit d’une injuste décontextualisation :
« … à la recherche de cet infracassable noyau de nuit qui hante le cœur de l’homme depuis des temps immémoriaux ? ».
p. 7
[M. Maffesoli parle du « sentiment cosmique » qui « incline vers le vrai organique, le vivant, c’est-à-dire vers le naturalisme » : ] « Ce sentiment cosmique se trouvant de plus en plus impliqué comme trame de fond dans notre recherche, dont il constitue en quelque sorte le tissu, il allait de soi qu’il serve aussi de reliance et de sésame heuristique dans notre démarche, c’est-à-dire, dit concrètement, de fil rouge instrumental au service de notre projet de décrypter le donné social de ce que Dilthey appellerait la structure psychique que constitue l’astrologie ».
p. 49
« Ainsi, comme lanterne magique pour nous guider à travers ces méandres heuristiques, nous utiliserons, comme accessoire à la raison objective et raisonnante, la raison sensible maffésolienne ou l’intuition intellectuelle d’un R. Guenon, telle qu’elle est évoquée par F. Bonardel » .
p. 53
« Au-delà de cette complexité qui ne doit pas être un mot refuge, nous cultivons l’espoir – l’utopie ? – qu’en fin d’analyse, ayant, même imparfaitement, décrypté les arcanes de notre problématique, nous pourrons adhérer pleinement à l’affirmation du sociologue lorsqu’il déclare que la complexité est “le défi à affronter, ce qui aide à le relever, et parfois même à le surmonter” (E. Morin, Introduction à la pensée complexe) ».
p. 68
« En tout état de cause, on assiste ici à un triple trajet – ou trajectorialité, au sens durandien –, dans un va-et-vient simmélien qui s’inscrit en premier lieu entre le consultant et le système astrologique ».
p. 76
« Mais on trouve également un autre vecteur de cette trajectivité, à savoir celui entre ce même acteur social et la réelle présence (pour reprendre une expression chère à G. Steiner) du consulté, de l’astrologue en l’occurrence. En effet, il s’agit bien de la manifestation symbolique d’un présentéisme dépouillé de tout jugement moral, où seul intervient le laisser-être, à l’exclusion d’un aspect quelconque de contrainte, d’un devoir-être ».
p. 77
« Ne doutons pas que c’est dans cette effervescence que se trouve la vérité sociétale. Et cette effervescence se focalise de plus en plus sur le monde des astres, nous l’avons, pensons-nous, largement montré au cours de notre survol. On assiste en effet de plus en plus et dans tous les domaines du quotidien à une infiltration diffuse et effervescente de l’astral en nos sociétés postmodernes, en résonance, quelque part, à la coupure épistémologique, déjà évoquée, d’une postmodernité dont Maffesoli donne la définition suivante : “Sorte d’agglutination, à la fois disparate et tout à fait unie, d’éléments les plus divers”, impliquant un “style organique”, ce dernier se révélant “une bonne manière d’appréhender la raison interne d’une connaissance” (Préface à Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, p. 90) ».
p. 851
« Tout au long de notre thèse, nous avons, à l’instar de ce qui est la vocation et l’objectif du chercheur, tenté de déceler les prémices sous-jacents, les frémissements de ce qui est “en train de naître” et qui se font sentir dans la réalité sociétale aujourd’hui. Cela en pratiquant ce que G. Durand appelle une “pensée concentrique”, c’est-à-dire une “pensée formant un système ouvert qui refuse de rester au centre mais qui va glaner ce qui se passe et se propage en périphérie à la recherche de l’humus sous-jacent”. Autrement dit, il s’agissait de suivre un processus de va-et-vient, en vases communicants, tout en refusant de rester prisonnier d’une idée, d’aller à la rencontre de l’inconnu, de ce qui se vit dans le donné social, de ce qui émerge dans le champ expérimental du chercheur. De tout ce vécu, de cet observé, nous avons tenté de dégager la dynamique à travers une synergie de la pensée, en délaissant son contraire : la pensée unique, sous forme d’une doxa synonyme d’apparence. Nous avons ainsi pu faire état de ce maillage multiple, de ces innombrables passerelles qui s’effectuent entre échanges de savoirs, dans un désir commun de s’ouvrir à d’autres connaissances et de partager son intérêt, mais aussi à travers ces nouvelles technologies, longuement évoquées, où tout un chacun fait un pied-de-nez à cette pensée conformiste représentée par ceux qui détiennent un pseudo-savoir – un “demi-savoir” selon J.-C. [sic] Domenach. Au fil de notre travail, nous avons pu mettre le doigt sur la confusion qui émerge par rapport à ces données, où sont mis à mal ceux qui croyaient détenir le savoir, cette pensée bien gardée, convenable, intellectuellement correcte, tout en montrant que son impérialisme peu à peu se désagrège – et ce en dépit d’un combat d’arrière-garde qui se voit voué à un échec à long terme. Comme nous avons montré, pensons-nous, l’inanité d’un intellectualisme desséché. “Le règne absolu de l’idée ne peut s’établir ni surtout se maintenir : car c’est la mort” (in Le Suicide de Durkheim cité par Maffesoli dans sa préface aux Formes élémentaires de la vie religieuse, p. 11). En paraphrasant K. Jaspers, on pourrait dire que “c’est dans la communication qu’on atteint le but de l’astrologie (la philosophie)” (Introduction à la philosophie, p. 25), dans cet échange chaleureux (dionysiaque ?) entre esprits branchés sur des intérêts semblables, orientés en l’occurrence sur les arcanes célestes ».
p. 861
Ce qui nuit réellement à la discipline
« À Londres, s’il n’y a pas non plus de chaire d’astrologie à l’université, du moins peut-on obtenir un P.H.D. (doctorat) en astrologie si cette discipline est officiellement dépendante de la branche Psychologie ; même biais possibles en France à condition de choisir un sujet de thèse limitrophe de la Sociologie, de la Philosophie ou de l’Histoire des religions et de se placer officiellement sous l’égide ces disciplines : on est obligé de camoufler, de tricher, de contourner les institutions qui sont manifestement en retard sur la réalité d’un consensus de plus en plus évident » (p. 815-816).
- La vérité de la thèse d’E. Teissier est très clairement énoncée dans ces pages. Pour défendre la cause de l’astrologie, il faut avancer masqué : philosophie, histoire des religions ou sociologie peuvent être des entrées possibles pour l’astrologue.
Mais si de telles stratégies de légitimation peuvent être imaginées, c’est que notre « communauté scientifique » les rend possibles. Et c’est cela qui pose fondamentalement problème au-delà du cas particulier de cette thèse.
Que les choses soient claires : E. Teissier ne peut être tenue pour responsable de ce qui s’est passé à la Sorbonne et elle n’aurait pas même eu l’idée de frapper à la porte de notre discipline pour trouver un lieu de légitimation de ses propres intérêts d’astrologue, si celle-ci n’était pas le refuge d’enseignants-chercheurs dépourvus de rigueur et parfois très explicitement anti-rationalistes.
Revenons à notre point de départ :
- des « collègues » (abondamment cités dans cette thèse) ont délivré un droit de soutenance à l’auteur de cette thèse, puis, avec d’autres, ont décidé de lui attribuer la mention « Très honorable ».
- Après lecture du compte rendu précédent, on comprend à quel point le sentiment de scandale du lecteur de la thèse est grand.
Évidemment,
- le directeur de la thèse, Michel Maffesoli, est professeur de sociologie à l’Université de Paris V et a même été promu à la première classe par le CNU,
- il publie régulièrement des ouvrages,
- préface des classiques de la sociologie,
- dirige une revue
- et fait soutenir des thèses à un rythme particulièrement élevé.
Il soutient,
- avec l’aplomb cynique de celui qui sait pertinemment que la thèse ne sera pas lue intégralement par les étudiants ni même par les sociologues professionnels qui ont généralement d’autres tâches plus urgentes à faire, que la thèse d’E. Teissier est
- une thèse « sur l’astrologie » – (à quelques « dérapages » près avoue-t-il,
- en rajoutant de manière insultante pour tous les sociologues qui font leur travail d’évaluation des thèses sérieusement :
« En toute honnêteté, lequel d’entre nous, directeur de thèse, n’a pas laissé passer de tels “dérapages” ? ») – et non une thèse « d’astrologie ».
Il peut donc utiliser l’argument du meurtre d’une école de pensée (« Il ne faudrait pas que cette thèse serve de prétexte à un nouveau règlement de comptes contre une des diverses manières d’envisager la sociologie ») et dénoncer la « chasse à l’homme » qui est lancée contre lui :
« Est-ce que cette thèse n’est pas un simple prétexte pour marginaliser un courant sociologique, et disons-le crûment, pour faire une chasse à l’homme, en la matière contre moi-même ? »
- Et c’est bien comme cela que certains collègues ont interprété les réactions négatives à cette soutenance de thèse et à l’attribution d’un titre de docteur en sociologie.
Or, il n’est bien sûr pas question de querelles d’école dans cette affaire, mais de rigueur scientifique (et même, plus largement, de rigueur intellectuelle), et de définition du métier de sociologue.
Les véritables questions, au fond, que pose une telle « affaire » me semblent être les suivantes :
- Comment parvenir à transformer collectivement les produits d’une histoire (académique et scientifique) mal faite (attributions abusives du titre de docteur en sociologie, recrutements universitaires peu rigoureux, revues scientifiques à faible contrôle scientifique, etc.) ?
- Comment justifier, sans apparaître injuste et terroriste, l’affirmation selon laquelle un auteur tel que Michel Maffesoli n’est pas sociologue et n’est pas en mesure de former au métier de sociologue les étudiants dont il dirige les recherches ?
Ce sont ces questions que les sociologues doivent affronter. Sans prise de conscience collective de l’ensemble de notre communauté, il n’y a aucune raison que ce genre de faits ne se renouvelle pas à l’avenir, avec moins de fracas, car tous les candidats n’auront pas l’honneur de la grande presse.
- « Mais se servir de cette thèse, pour régler des comptes, pour sonner l’hallali, ne me paraît pas sain et, en tout cas, risque de nuire à notre discipline, en général », écrit Michel Maffesoli.
J’espère avoir contribué ici à montrer que ce qui « nuit à notre discipline » et ce qui n’est « pas sain »,
- c’est très précisément le genre de spectacle dont la Sorbonne a été le théâtre sous la responsabilité d’un jury en grande partie composé de sociologues.
Personnage cynique, fin stratège, maniant habilement l’art du renversement des situations, Michel Maffesoli voudrait nous faire croire que « les fautifs ne sont pas ceux qui commettent les fautes […], mais ceux qui ont l’impudence de les dénoncer ».
Gageons que les diverses réactions saines à cette affaire malsaine puissent donner l’occasion d’une réflexion collective sur le métier de sociologue et sur les conditions d’entrée dans ce métier. »
– Lahire, B. (2007). 13. Une astrologue sur la planète des sociologues ou comment devenir docteur en sociologie sans posséder le métier de sociologue ?. Dans : , B. Lahire, L’esprit sociologique (pp. 351-387). La Découverte.
Notes de bas de page :
« Les autres membres du comité de relecture étaient : Jacques Bouveresse (philosophe, professeur au Collège de France), Henri Broch (physicien, professeur à l’Université Nice-Sophia-Antipolis) et Denis Savoie (historien des sciences, Palais de la Découverte).
[2]
Et notamment celles exprimées par Christian Baudelot et Roger Establet dans Le Monde daté du 17.04.2001 (« La sociologie sous une mauvaise étoile »).
[3]
Outre Michel Maffesoli lui-même, Judith Lazar (« Faut-il brûler la thèse de l’astrologue Elizabeth Teissier ? Retour sur une chasse aux sorcières », Le Figaro, 28.05.2001), a reproché cette absence de lecture : « Que reproche-t-on en fin de compte à cette thèse ? L’astrologie, en tant qu’objet d’investigation sociologique, peut paraître en effet farfelue, mais, d’une part, l’analyse sociologique n’est nullement impossible sur un sujet insolite, et d’autre part, il faut avoir un sacré culot pour prétendre qu’elle serait l’unique sujet à l’écart des attentes “normales” d’une thèse. Sans oublier que ce travail, si critiquable soit-il (mais pour cela il faudrait peut-être le lire), a parfaitement suivi toutes les étapes nécessaires de la procédure ; que le jury a été présidé par un des plus grands psychosociologues de notre époque, et reconnu, une fois n’est pas coutume ( !), sans équivoque, sur le plan international, Serge Moscovici ; que d’autres membres du jury sont tous des personnages académiquement “convenables”. Et finalement, pourquoi ne pas imaginer que Mme Teissier, si astrologue qu’elle soit, puisse écrire une assez bonne thèse ? En réalité, ne serait-il pas plus courageux d’admettre que ce que nos belles âmes visent, ce n’est point l’auteur de la thèse (car quel mal cette dame peut-elle faire à la sociologie ?), mais son directeur, Michel Maffesoli ? En effet, ce professeur a manifesté, à plusieurs reprises, son désaccord avec une discipline alourdie par un académisme un peu vieillot et n’a pas hésité à défendre des sujets originaux afin d’apporter un peu d’air à une sociologie moribonde. Cela ne signifie nullement qu’il est incapable de juger les travaux des autres. » On espère ainsi qu’en lisant ce texte, l’auteur de cet article sera convaincu du « mal » qui a été fait non eu égard à un « académisme un peu vieillot » mais à la rigueur scientifique, qui, elle, n’a pas d’âge.
[4]
J’ai ainsi été le rédacteur de la partie sociologique (« La non-thèse de sociologie d’Elizabeth Teissier ») du rapport de relecture (relu et amendé par deux collègues sociologue et anthropologue qui avaient, eux aussi, lu la thèse : Philippe Cibois et Dominique Desjeux).
[5]
Ce n’était pas la première fois que M. Maffesoli faisait soutenir une thèse en rapport avec l’astrologie. Ainsi, en 1989, S. Joubert a soutenu une thèse de doctorat intitulée Polythéisme des valeurs et sociologie : le cas de l’astrologie à l’Université de Paris V, sous sa direction. Le résumé de cette thèse manifeste un style d’écriture d’une aussi douteuse clarté que celui que l’on découvre dans la thèse d’Elizabeth Teissier : « Les figures polythéistes, loin d’être les images obsolètes d’un passé primitif ou révolu, sont l’expression d’un agencement métaphorique dans lequel le face-à-face des dieux témoigne d’un éclatement des valeurs dont il s’agit de reconnaître toute la puissance heuristique. Le polythéisme des valeurs pousse la connaissance vers une épistémologie psycho-mythique qui semble aujourd’hui sensibiliser, tant les sciences exactes que les sciences humaines ; en congruence avec cette mutation épistémologique émergent des indicateurs sociaux qui confirment la transformation paradigmatique à l’œuvre dans la postmodernité, telle l’astrologie dont le succès que l’on connaît tend à exacerber certaines valeurs comme la synthèse, le holisme, l’interdisciplinarité, la complexité, l’analogie, la synchronicité, etc. En toile de fond de cet engouement populaire se dessinent plus ou moins nettement un certain nombre d’enjeux essentiels, un peu comme si l’anodin servait à l’occasion de miroir reflétant à contre-jour les orientations que la postmodernité se donne à elle-même. » (Source : Docthese 1998/1.)
[6]
Directeur d’études à l’EHESS (psychologie sociale).
[7]
Professeur de philosophie à l’Université de Paris I.
[8]
Professeur de sociologie à l’Université de Montpellier III.
[9]
Professeur émérite à l’Université de Grenoble II, Fondateur du Centre de Recherche sur l’Imaginaire.
[10]
Professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg II.
[11]
Un tel travail de lecture demande beaucoup de temps et porte plus que l’ombre du doute sur les lectures d’« un jour », comme celle d’Alain Touraine, qui affirme ainsi : « Je me suis présenté le premier et j’ai consacré la journée du 15 mai à sa lecture » (« De quoi Elizabeth Teissier est-elle coupable ? », Le Monde, 22.05.2001).
[12]
C’est pour cela que je ne peux pas suivre Jean Copans (« La sociologie, astrologie des sciences sociales ? », Le Monde, 30.04.2001) lorsqu’il fait porter la critique sur les objets jugés trop futiles (« Les incivilités dans le 93 », « Mon portable, mon ordinateur et ma belle-fille », « L’interculturel entre la rue des Rosiers et le quartier de la Rose »). Je développe ce point dans « Utilité : entre sociologie expérimentale et sociologie sociale », in B. Lahire (sous la dir.), À quoi sert la sociologie ?, op. cit., p. 43-66.
[13]
Les passages entre guillemets dans ce chapitre sont des extraits de la thèse et les italiques sont des choix de soulignement de l’auteur de la thèse.
[14]
Je ne vérifierai pas ici la véracité des sentiments positifs à l’égard de l’astrologie que l’auteur prête à diverses personnalités.
[15]
Elle peut soutenir à d’autres moments que la vérité sort de la bouche du peuple, parce que – mythe du « bon peuple » oblige – celui-ci serait moins perverti par les institutions académiques, culturelles et médiatiques officielles : « Les gens simples, moins victimes d’a priori (il s’agit d’un terrain intellectuel en quelque sorte vierge) sont plus réceptifs, donc plus vrais par rapport à ce genre de constat, de reconnaissance » (p. 483). Ou encore : « Il est certain que l’instinct populaire, très sûr parce que nourri de toute l’expérience humaine, cet “inconscient collectif” cher au psychologue C. G. Jung, a depuis toujours l’intuition d’une action du ciel sur ce qui vit sur terre » (p. XV).
[16]
« […] je n’ai lu nulle part dans sa thèse que l’astrologie était scientifique », A. Touraine, « De quoi Elizabeth Teissier est-elle coupable ? », op. cit.
[17]
Elle écrit par ailleurs : « D’autre part, la télépathie ne s’est-elle pas imposée comme discipline scientifique depuis les expériences de Rhine ? » (p. 281).
[18]
Le lecteur aura noté au passage qu’une formation d’une durée de six mois permet d’acquérir « les fondements cosmographiques et symboliques de l’art royal des astres ». L’effort n’est finalement pas si considérable que cela pour pouvoir « écouter la musique » des planètes.
[19]
Sur les habitudes discursives et mentales voir B. Lahire, L’Invention de l’« illettrisme », op. cit.
[20]
Lorsque l’on compte le nombre de thèses de doctorat soutenues par directeur de thèse, en France entre 1989 et 1995, on s’aperçoit que Michel Maffesoli arrive très largement en tête des directeurs de thèse avec 49 thèses (en 7 ans, soit en moyenne 7 thèses par an) soutenues, loin devant Louis-Vincent Thomas (33). Puis viennent Pierre Ansart (22), Jean Duvignaud (22), Pierre Fougeyrollas (19), Raymond Boudon (17), Annie Kriegel (14), Alain Touraine (14), Jacques Lautmann (12), Robert Castel (11), Jean-Michel Berthelot (10) et Roger Establet (10).
[21]
M. Maffesoli, courriel daté du 23.04.2001 adressé à de nombreux sociologues.
[22]
Et ce d’autant plus qu’on a contribué à banaliser sa présence au sein de la discipline dans des manuels universitaires « respectueux de la pluralité des écoles et des sensibilités », comme le mentionne la quatrième de couverture de l’ouvrage La Sociologie française contemporaine (sous la dir. de J.-M. Berthelot, PUF, Paris, 2000) ; ouvrage qui comprend un chapitre, signé par Patrick Tacussel, intitulé « La sociologie interprétative. Un tournant postempiriste dans les sciences humaines en France », p. 117-125. Par ailleurs, Jean-Michel Berthelot a considéré, dans un ouvrage d’épistémologie des sciences sociales, « la sociologie interprétative » comme un style d’analyse sociologique parmi d’autres et renvoyé ses critiques au statut de « tatillons » : « Souvent rejeté aux marges d’une scientificité tatillonne, prêtant le flanc aux critiques par ses faciles glissements vers une élaboration littéraire et son mépris explicite de toute logique de la preuve, menacé en permanence par le cercle du sens, ce style tire néanmoins sa force et sa légitimité des dimensions secrètes auxquelles il contraint à l’attention. […] Monstrative au sens philosophique d’une donation d’essence ou d’une révélation de sens, la sociologie herméneutique est en sociologie comme “le petit bruit” par lequel le monde rappelle l’irréductible de son mystère », J.-M. Berthelot, Les Vertus de l’incertitude, op. cit., p. 206-207.
[23]
Lettre de M. Maffesoli adressée par courrier électronique le 23.04.2001. Une autre variante se retrouve dans le texte envoyé avec le même courrier : « Une question de bon sens se pose, est-ce que, finalement, cette thèse non lue n’est pas prétexte à règlement de comptes contre un type de sociologie que je représente ? »
[24]
M. Maffesoli, courriel daté du 25.04.2001 adressé à de nombreux sociologues.
[25]
On a pu lire ainsi dans la presse, sous la plume d’une sociologue, qu’« Elizabeth Teissier pourrait devenir le pion qu’on avance en surface pour régler des affaires plus souterraines, relevant des querelles de chapelle ou des jeux de pouvoir entre “grands” de la sociologie » (O. Piriou, « Banalité d’Elizabeth Teissier », Le Monde, 30.04.2001).
[26]
M. Maffesoli, courriel daté du 25.04.2001, op. cit.
[27]
M. Maffesoli a qualifié, de manière tout à fait insultante, l’« ennuyeux jargon » des sociologues d’« argot de proxénètes » dans la préface au livre d’Alfred Schutz, Le Chercheur et le quotidien, Méridiens Klincksieck, Paris, 1987, p. I.
[28]
J. Bouveresse, Le Philosophe chez les autophages, op. cit., p. 114. »
– Lahire, B. (2007). 13. Une astrologue sur la planète des sociologues ou comment devenir docteur en sociologie sans posséder le métier de sociologue ?. Dans : , B. Lahire, L’esprit sociologique (pp. 351-387). La Découverte.