Colonialité(s) & Impérialisme(s)

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Savoir et Pouvoir

Michel Foucault a évoqué le développement de positions de pouvoir qui requièrent des avancées du savoir. La guerre froide illustre parfaitement ces relations étroites entre les deux univers. Une partie du monde universitaire américain a été associée de près à la lutte contre le Communisme en fournissant une expertise intellectuelle dans des domaines fort différents, aussi bien dans le champ des sciences dures que dans celui des sciences sociales. En contrepartie, les gouvernements et les grandes fondations financèrent généreusement maints centres de recherche. Beaucoup de ces tendances que nous allons décrire ici (la promotion de l’ouverture internationale des savants, celle des études civilisationnelles) existaient avant la guerre froide, soit parfois depuis l’entre-deux-guerres sous l’aiguillon de la fondation Rockefeller, soit souvent depuis la Seconde Guerre mondiale avec le rôle de l’OSS. La guerre froide, en revanche, accélère et renforce le mouvement.

 

Promotion des « sciences du comportement » (social behavioral sciences)

Pendant la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, une nouvelle méthodologie unificatrice (sociologie, psychologie, anthropologie, sciences politiques) connaît une rapide extension autour de l’appellation de « sciences du comportement ». Il s’agit d’une approche de la société qui se veut interdisciplinaire, empirique, quantitativiste (ce qui permet de présenter des comportements unifiés). Elle compte deux bastions universitaires, Chicago et Harvard. L’une de ses réalisations les plus spectaculaires fut la production d’une grande enquête sur les soldats de l’armée américaine, The American soldier, publié en 1949. Mais ce fut le contexte de guerre froide, notamment la guerre de Corée, qui provoqua un flot de commandes de la part du complexe militaro-industriel auprès d’une partie de la communauté universitaire mobilisée, le plus souvent, dans des structures extra-académiques, les think tanks. Ceux-ci associent librement professeurs, militaires, industriels, hommes politiques et les dirigeants des grandes fondations (surtout la Ford). Les règles classiques de l’Université (originalité, rigueur) passent là au second plan au profit de la clarté et de la simplicité efficace. Parmi les plus célèbres think tanks, financés surtout par l’armée de l’air, se trouvent la Rand Corporation mais aussi le Human Ressources Research Institute (HRRI). Pendant la guerre de Corée (1950-1953), plusieurs universitaires des behavioral sciences apportent ainsi leur expertise sur le monde communiste, décrit et analysé comme un tout (à partir surtout d’analyses psychologiques sur les dysfonctionnements de la famille dans les pays totalitaires), quelles que fussent les différences culturelles entre les pays de cet ensemble. Des rapports confidentiels destinés aux commanditaires de l’armée jalonnent ces années. Certains d’entre eux sont élaborés sur les prisonniers de guerre chinois et coréens pour percer à jour la psychologie des combattants communistes ; d’autres pour évaluer l’impact de la propagande américaine par tracts aériens. Parfois, une partie de ces textes donnent lieu à des publications grand public telles le The Red take a city(1951) du grand spécialiste de la communication de masse, Wilbur Schramm, parti enquêter fin 1950 sur le terrain. L’heure de gloire de ces intellectuels fut sans doute associée à l’intervention d’un (et unique) civil dans l’équipe des négociateurs américains, fin 1951, afin de discuter d’un armistice. L’universitaire et membre de la Rand, Herbert Goldhamer, réussit à convaincre les généraux américains de l’importance des raisonnements psychoculturels dans la négociation. D’après ses analyses, les représentants communistes seraient dominés par la recherche du gain maximal, une rigidité extrême, l’incapacité à rechercher le compromis. Il était donc nécessaire de leur opposer une identique fermeté, conseil suivi à la lettre puisque les Américains rompirent les pourparlers au milieu 1952. La plupart de ces analyses sur un univers communiste monolithique, composé d’individus rigides mais (bizarrement) peu profondément idéologisés (les rapports conseillent en général d’abandonner toute propagande de ce type), dépourvues donc de toute considération sur la diversité historique, idéologique et sociologique des sociétés, paraissent typiques d’un univers scientifique embrigadé, habile à composer un « théâtre de la terreur » (Gabriel Weimann), abrité derrière la quantification pour masquer ses considérables simplifications historiques.

 

Promotion des études sur les grandes aires civilisationnelles(Area Studies)

Dans un monde marqué par la décolonisation et la promotion de nouveaux États en Asie (Bandung, 1955), en Afrique ou au Proche-Orient, les études sur les grandes aires culturelles et géographiques furent l’une des réponses apportées par les deux grandes puissances rivales afin de circonvenir ces nouveaux acteurs. Les Soviétiques développèrent toute une série de programmes africanistes et orientalistes, couplés avec un enseignement très dynamique des langues étrangères. À Moscou en 1957, certaines écoles secondaires proposaient l’hindi et l’ourdou. L’Orientalisme qui avait quasiment disparu dans les années1930 reprit des couleurs. L’Institut oriental de l’Académie des sciences fut réorganisé en 1950, et à nouveau en 1956. Une revue est éditée en 1955, L ’Orientalisme soviétique, et quatre publications existent désormais en 1958 sur cette thématique. Tachkent devient l’un des centres importants de l’Orientalisme à côté de l’Institut des langues orientales à Moscou. De même, du côté américain, la promotion des Area Studies fut remarquable. Elle s’était largement développée durant la guerre avec les services de l’OSS ou au sein de l’Armée de terre qui favorisait alors des programmes linguistiques. Ainsi, la division « soviétique » de l’OSS fut intégrée au sein de Columbia comme pièce maîtresse du futur Centre de recherche russe ouvert en 1947. Le Centre de recherche russe d’Harvard, aidé initialement par la fondation Carnegie, fut calqué aussi sur des plans de l’OSS.

Certains des universitaires au sein de ces centres devinrent des collaborateurs de la CIA dont, par exemple, Frederick Barghoorn ou Philip Mosely. Ce dernier était directeur du Centre de recherche russe de Columbia dans les années1950 et membre de divers comités de la fondation Ford. Le président de l’université d’Harvard, James B. Conant, négocie également dans ces années 1950 un certain nombre d’arrangements avec la CIA. La fondation Ford devient elle aussi, en bonne intelligence le plus souvent avec la CIA grâce à des personnalités tel Mosely, la bonne marraine de toutes ces recherches en apportant à 34 universités, entre 1953-1966, 270 millions de dollars. On ne peut s’empêcher toutefois de noter une sérieuse limite dans ce fonctionnement d’une communauté savante très liée à une position politique d’expertise : la guerre du Viêtnam. Dans ses Mémoires publiées en 1995, In Retrospect, l’ancien ministre de la Défense et acteur central dans l’engagement américain au Viêtnam, Robert McNamara, mettait en cause le manque de travaux sur l’Asie au début des années1960 en raison, selon lui, de la stérilisation des intelligences provoquée par le macCarthysme. L’argument semble assez court, il existait bel et bien alors différents experts sur la question. De toute façon, la connaissance experte est une chose, le jugement politique en est une autre. Le pouvoir politique reste in fine seul comptable des politiques suivies.

 

Problème du changement social international et idéologie de la « modernisation »

Pour les États-Unis, si la fin des années1940 coïncide avec l’enjeu européen (Plan Marshall, 1947 ; Traité de l’Atlantique Nord, 1949), la décennie 1960 fut celle de l’Asie et de l’Amérique latine. Défiés de plus en plus vigoureusement par le Communisme dans ces régions, les États-Unis ont tenté de lui opposer une réponse globale, d’ordre économique surtout, identifiée sous le terme de « modernisation ». Ainsi, si nous avons souvent cité la fondation Ford et ses financements européens dans les années1950, il ne faut pas perdre de vue que, dans les années1950-1960, elle consacre de fait les deux tiers de ses programmes extérieurs aux pays du tiers-monde. Cette préoccupation devint aussi celle des gouvernants. Déjà Harry Truman avait évoqué en 1949 dans son discours inaugural de janvier 1949 le « point 4 », soit la nécessité d’aider les pays en développement. Mais c’est en mars 1961 que l’économiste célèbre du MIT et conseiller de l’administration Kennedy, Walt W. Rostow, adressait un mémorandum au président en lui enjoignant de lancer une « décade du développement économique » en Amérique latine. Le terme de « modernisation » devint le talisman, à la fois d’ordre scientifique et idéologique, qui permettait d’envisager avec succès, grâce à une forte aide extérieure (financière et technique), la transformation à la fois des structures économiques, sociales et politiques des pays du sous-continent. L’idée d’un « sentier » uniforme vers le progrès (développée antérieurement par les travaux universitaires de Rostow) suivi par toutes les sociétés humaines semblait autoriser les pays « traditionnels » à combler l’écart qui les séparait des pays « modernes ».

Et le pays moderne par excellence, point de mire de toutes les autres nations – « meilleur espoir du monde » – se trouve être les États-Unis aux yeux de ces théoriciens de la modernisation. La « modernisation » fut donc une façon de lier culture et identité américaines et programmes de politique étrangère où un capitalisme éclairé s’opposait à un communisme très dynamique dans la fin des années 1950. Toute une partie de la science économique (Rostow, Robert Alexander de Rutgers university, Lincoln Gordon de Harvard) et politique (Lucian Pye, Karl Deutsch) américaines se range alors derrière la bannière de la modernisation afin de fournir à son gouvernement le secret du changement social dans les pays en voie de développement (voir aussi le chapitre 8).

Kennedy, confronté à son remuant voisin Cuba (révolution castriste en 1959), reprit la proposition de Rostow à son compte et annonça le 13 mars 1961 un grand plan d’aide à l’Amérique latine, appelé Alliance pour le Progrès. La présence de certains gouvernements réformateurs au pouvoir (Juscelino Kubitschek au Brésil, RÓmulo Betancourt au Venezuela) laissait penser que les États-Unis pourraient s’appuyer sur des alliés solides. Quelques mois plus tard, la promesse d’une aide d’un milliard de dollars pour la première année du programme d’aide, puis d’une somme de vingt milliards pour la décade était annoncée. À peu près au même moment, en Asie, des projets ambitieux de développement agricole sont débattus. L’idée d’aménager le Mekong, comme avait été jadis conçu le projet de remodelage de la vallée de la Tennessee sous le New Deal (TVA), mobilise les experts américains sous l’égide d’un des anciens responsables de la TVA, David E. Lilienthal. L’exemple de la TVA (la publication par Lilienthal en 1944 de son TVA-Democracy on the march donne lieu à une diffusion, en traduction, de 50 000 exemplaires en Chine par l’OWI en 1945), modèle de développement d’une région jadis pauvre, représentait une intéressante référence en faveur des États-Unis, combinaison de l’exaltation technologique aussi bien que de la participation démocratique. Truman l’évoque dans son discours de 1949, le livre influent d’Arthur Schlesinger Jr. publié la même année, The Vital Center. Dans les années1950, plus de 2 000 visiteurs se rendent annuellement dans la vallée du Tennessee. Le président Johnson, passionné de barrages et avocat du développement économique pour le Viêtnam depuis son discours du 7 avril 1965, apporta tout son soutien au projet Mekong auquel la Ford foundation apporta aussi des financements en subventionnant les études d’une équipe de chercheurs emmenés par le géographe Gilbert White. En 1966, une Asian Development Bank est ainsi créée avec une capitalisation d’un milliard de dollars. Mais l’intensification de la guerre au Viêtnam met fin définitivement à ces projets. En Amérique latine, l’échec est dû à un faisceau de difficultés. Parmi celles-ci, la plus fondamentale demeure le caractère irréaliste de ce prométhéisme économico-technologique qui entendait transformer des sociétés à coups de dollars, de planification savante et d’imitation passive du modèle américain. Il eut fallu pour le moins des plans et des programmes très soigneusement préparés pour réussir.

Si les officines de propagande ont en général disparu au retour de la paix, elles ont laissé néanmoins une trace durable dans l’esprit des décideurs et dans l’histoire de la diplomatie culturelle. Que ce soit après 1918 ou en 1943-1945, d’ambitieux programmes d’expansion culturelle extérieure ont surgi dans plusieurs pays, France, Allemagne et Espagne en 1919-1920, URSS et États-Unis en 1943-1945. Ces projets qui donnent lieu à la mise en place de structures étatiques culturelles extérieures traduisent bien la prise de conscience généralisée de la part des États du bien fondé des politiques de soft power en temps de paix. Ainsi, fondamentalement, la guerre a appris à la plupart des grandes puissances à élargir leurs moyens d’action en recourant à l’instrument de la propagande culturelle et à celui de la « diplomatie publique ». Bien que le dessein d’une politique mondiale se dessinât dès le début du siècle, la Première Guerre mondiale devint l’expérience capitale, pour les États-Unis, de devoir penser en termes globaux. La création en 1921, à New York, du « Conseil pour les relations étrangères », structure privée d’universitaires, d’hommes d’affaires et d’hommes politiques, marque la mesure de la nouvelle ambition universaliste qui caractérise une partie des élites américaines. Celles-ci se sentiront de plus en plus tenues de porter dans le monde les valeurs propres à l’Amérique. Parmi celles-ci, on compte l’idéologie modernisatrice, croyance dans les vertus du changement social dans un contexte de démocratisation culturelle, de prospérité économique et de société « ouverte » (Popper). Le plan Marshall, mais aussi les programmes de développement au début 1960 dans le tiers-monde, révèlent ainsi la place décisive occupée par les systèmes culturels et leur ensemble de significations dans la politique étatsunienne. Aussi, au cours de la définition de ces normes culturelles, un rapport durable de liaison entre une partie des intellectuels et l’univers politique, surtout aux États-Unis après 1945, s’est instauré. Enfin, dans cette guerre totale que fut la guerre froide, s’il ne fallait pas perdre sur le terrain militaire de la course aux armements, il apparaît bien que la victoire générale des É.-U. (assortie de défaites particulières comme en Amérique latine ou au Viêtnam) dépendait de leur vitalité affichée dans les domaines économique et culturel.

Allier Jackson Pollock et Elvis Presley, William Faulkner et Louis Armstrong, John Cage et Marilyn Monroe : l’offre culturelle américaine au début des années1960 se révèle aussi variée que puissamment séductrice. La culture de masse, légitimée de surcroît par les nouveaux travaux de la science sociale américaine, devint donc à la fin des années1950 un des relais clés de l’action culturelle américaine. La « doctrine Marilyn Monroe » avait avantageusement remplacé la (panaméricaine) « doctrine Monroe » fixée jadis en 1823.« 

– Chaubet, F. & Martin, L. (2011). Chapitre 7 – Guerres, propagande et culture. Dans : , F. Chaubet & L. Martin (Dir), Histoire des relations culturelles dans le monde contemporain (pp. 166-192). Armand Colin.

 

 

« Nous choisirons de conclure à travers quelques propositions générales qui nous paraissent résumer de façon synthétique tout un siècle et ses grandes tendances politico-culturelles.

Notre premier constat serait de revenir sur cette montée de la culture médiatique dans la vie des hommes du xxe siècle, en dépit des inégalités qui persistent et parfois s’aggravent dans l’accès aux outils électroniques de communication. En 1900, les échanges culturels mettaient en jeu la « haute culture » humaniste ; aujourd’hui, la globalisation culturelle ne concerne que secondairement cette dernière. Et les prouesses technologiques ont joué à plein leur rôle dans la diffusion mondialisée des productions culturelles, quand surfer sur Internet permet (presque) de s’affranchir des contraintes du temps et de l’espace. De même ce phénomène si étonnant et si massif (on prévoit 1,6 milliard de touristes internationaux en 2020) de la « touristification »  du monde pourrait bien résumer la conscience globale, « cosmopolitique » (Ulrich Beck), propre à une humanité désormais étroitement interconnectée et de plus consciente des enjeux communs qui la concernent. Selon l’historienne Julie Reeves, il devient difficile dorénavant de distinguer les « natives » (ceux qui magnifient leur culture) et les « tourists » (les cosmopolites qui valorisent la rencontre) : les deux catégories se mêlent l’une à l’autre au gré d’interactions constantes. Loin de pouvoir être ramené à la facile caricature d’un exotisme douteux avec ses foules ignares et sans curiosité réelle, le tourisme mondial incarne une dimension transnationale et cosmopolitique qui, sans abolir le nationalisme, l’englobe.

Les accidentés du Paris-Dakar et les paysans sahéliens qui les aident sont quelques-uns de ces acteurs qui illustrent la mondialisation culturelle dans sa dimension à la fois universelle et locale. Depuis une trentaine d’années environ, cette imbrication du local ou du national avec le niveau global caractériserait aux yeux de beaucoup de sociologues et d’anthropologues la nouvelle réalité politique et culturelle, celle d’un monde de flux et de circulations avec, par exemple, ses 200 millions de migrants et ses 3 millions d’étudiants à l’étranger. Finalement, au-delà des deux définitions constamment opposées de la culture (définition humaniste contre définition anthropologique), ne faut-il pas, de manière plus pragmatique, comme nous l’avons ici proposé, s’en remettre à une troisième approche concrète : la culture entendue comme processus d’interactions ?

Il faudrait essayer de périodiser l’histoire du siècle écoulé en réfléchissant sur les États et sur la configuration du système des relations internationales. Entre 1900-1960, cosmopolitisme et nationalisme étaient deux polarités qui jouaient l’une en face de l’autre, dans un frottement deux-à-deux, parfois fécond (Edgar Morin parle du dialogisme culturel européen dont le roman européen de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle fut un merveilleux exemple), mais aussi potentiellement dangereux, puisque deux guerres mondiales ont finalement opposé les Européens entre eux. La diplomatie culturelle moderne inventée par les Français à la fin du xixe siècle et copiée par la plupart des grandes puissances occidentales reposait ainsi sur cette projection d’une spécificité culturelle et linguistique nationale unitaire sur un Autrui envisagé, lui aussi, comme réalité politico-culturelle sans fissures. C’étaient donc des univers nationaux cohérents, ceux de pays occidentaux, qui tentaient de dialoguer entre eux, ou parfois avec des pays de zones plus périphériques (Amérique Latine, monde arabe), sous le contrôle de professionnels de l’échange qu’étaient les diplomates. Ce fut une époque d’échanges à la fois relativement limités (du fait de la nature élitiste des productions culturelles échangées, des guerres, des effets du protectionnisme économique après 1929) et donc facilement contrôlables par les États. Après 1960, en revanche, dans la venue du moment « post-colonial », ces entités nationales occidentales ont perdu peu à peu une grande part de leur superbe quand, tout d’abord, la justification idéologique de la hiérarchie entre centre et périphérie a cessé d’être soutenable. Très significativement, l’idée de coopérationtechnique et culturelle a commencé à prendre toute son importance au détriment de la notion, plus inégalitaire, de diffusion. C’est aussi au même moment que la culture médiatique a de plus en plus concurrencé la culture élitiste qui servait de soubassement à l’action culturelle des pays occidentaux. Depuis les années1970 environ, toutes sortes de circulations culturelles s’accomplissent à très grande échelle que l’on désigne couramment par le terme (devenu peut-être impropre aujourd’hui du fait de l’individualisation des goûts et des productions) de « culture de masse », dont les tubes musicaux, les séries télévisées, les best sellers et les blockbusters sont quelques-unes des illustrations. Il est alors frappant de constater l’entrée en force de certains pays dans cet univers de la globalisation culturelle à travers précisément les industries culturelles, de l’Inde au Japon. Ce dernier, faute de pouvoir influencer les élites via sa langue ou le prestige de ses intellectuels, s’en est remis, avec un succès indéniable, aux jeux vidéo et aux mangas.

De ces circulations émergent des univers dits « hybrides », des situations culturelles d’entre-deux, une réalité transnationale qu’incarnaient jadis les colonisés, aujourd’hui les migrants internationaux. Mais, bien sûr, bien avant leur multiplication dans les vingt dernières années duxxe siècle, certains acteurs transnationaux jouaient déjà un rôle clé. Les grandes fondations américaines qui ont essaimé des formes de savoir et des valeurs et noué des liens institutionnels et humains multiformes entre les États-Unis et le reste du monde ont participé à une vaste entreprise de connexion et ont donc pesé grandement dans la vie des échanges culturels mondiaux avec leur triple fonction, de laboratoire d’idées, d’agence opérative et de groupe de pression.

La transnationalisation culturelle témoigne-t-elle alors en faveur d’un monde plus solidaire, par-delà le monstre froid étatique national ? L’action médicale et sanitaire de la fondation Rockefeller dans la première moitié du xxe siècle, celle d’Amnesty International (1960) ou Greenpeace (1970) semblent aller dans ce sens. Pourtant, ces acteurs essentiels dans la vie internationale que furent les grandes fondations américaines ou, dans une moindre mesure, les majors hollywoodiennes, furent capables aussi d’exercices d’équilibrisme entre leurs diverses « loyautés », économiques ou politiques. L’État américain a su en tirer le plus grand parti tout au long du siècle écoulé en les utilisant souvent comme porte-drapeau d’un projet mondial. Ainsi, en 1971, l’influent professeur de Columbia Zbigniew Brzezinski, futur conseiller du président Jimmy Carter entre 1976-1980, publiait son ouvrage, La Révolution technétronique, dans lequel il présentait les États-Unis comme « la première société globale » grâce à sa domination dans les communications et la haute technologie. Et il est vrai que nous sommes entrés dans la fin duxxe siècle dans une « société informationnelle » (Manuel Castells) dans laquelle la création, le traitement et la transmission de l’information deviennent les sources premières du pouvoir et de la productivité. À travers la diversité d’intervention et la puissance économique de leurs acteurs culturels privés et publics s’est donc développé avec constance ce grand récit américain où se combine défense de la paix, de la liberté et de l’économie de marché.

Avec des résultats parfois mitigés, l’antiaméricanisme n’a guère faibli dans beaucoup de régions du monde (notamment en France) durant lexxe siècle. Plus largement aujourd’hui, toutes ces évocations enchantées d’un monde plus mobile peuvent conduire à des crispations identitaires et à des formes de « fondamentalisme culturel ». Ce fut le constat d’un Samuel Huntington en 1993 dans son article de Foreign Affairssur le « clash des civilisations ». Une réalité plus inquiétante se dessine en effet dans laquelle la culture, l’identité, la foi religieuse intolérante, jadis plutôt subordonnées aux impératifs politiques et militaires, sont redevenues des priorités dans certains agendas. La crise de l’État belge nous en donne actuellement une dramatique illustration. La fabrique des différences semble s’emballer avec la production de clivages de toutes sortes (ethniques, régionaux, nationaux) et le mot « culture » trouve désormais dans le champ des relations internationales un emploi exponentiel. Emploi dangereux aussi car si la culture est invoquée comme fondement de la politique, ce que l’on pensait appartenir à normalement à la politique devient, ipso facto, culturel. Cette politisation sans frein de la culture (sous la forme d’un essentialisme culturel qui postule l’identité et la continuité culturelle sans fissures), ces amalgames douteux (le mélange entre culture, politique et religion) sont l’un des grands dangers de l’époque.

C’est dire aussi que l’État-Nation, dans un monde à la fois plus globalisé et plus fragmenté, ne disparaît certes pas.

En effet, les politiques culturelles menées par les États restent d’actualité même si les règles de réciprocité s’avèrent aujourd’hui de mise, contrairement aux pratiques plus inégalitaires du début duxxe siècle. Décrocher la Coupe du monde de Football 2018 pour les Russes ou les Jeux olympiques pour les Brésiliens (Rio en 2016, après la Coupe du monde de football en 2014), organiser de grandes expositions internationales comme celle de Shanghai en 2010 (avec ses 73 millions de visiteurs), négocier durement au Gatt puis à l’OMC, comme le firent victorieusement les Français pour exclure les productions audiovisuelles du champ des négociations, demeurent des enjeux diplomatiques, politiques et culturels essentiels où la puissance d’un État et ses intérêts propres continuent de s’affirmer. Et nous avons pu constater que l’histoire de la guerre froide fut bien celle de la confrontation entre des dispositifs sophistiqués de diplomatie publique dans lesquels des acteurs transnationaux (mouvement communiste international et fondations américaines) pouvaient être mobilisés par les deux grands États rivaux. Aujourd’hui, des pays comme l’Inde, le Mexique ou Singapour tentent également de réassocier leurs « transnationaux » au projet étatique national en leur offrant un statut avantageux, en termes d’avantages fiscaux ou de droits de propriété. Le nationalisme culturel reste très fort dans certains pays émergents quand Singapour interdit, par exemple, aux étrangers de participer au capital des médias nationaux. Il reste que l’assimilation impériale du début du xxe siècle entre culture et Occident s’est effritée brutalement quand ont (re)émergé des architectures culturelles anciennes telles les civilisations chinoise et indienne, ou des blocs linguistiques et culturels plus ou moins homogènes.

Un énorme glissement, à moins qu’il ne s’agisse d’une rupture totale, s’est en effet produit au xxe siècle dans l’univers politique et culturel mondial. En 1900, l’Europe et les États-Unis dominaient le monde à tous points de vue ; un esprit de conquête multiforme guidait les destinées européennes, de Cecil Rhodes (« j’annexerais les planètes si je pouvais ») à Freud aimanté par la découverte de « la véritable Afrique intérieure ». Au début du xxe siècle, c’en est fini de cette supériorité incontestée du Nord sur le Sud, aussi bien sur le terrain de l’économie (la production du Sud vient de dépasser celle du Nord) que sur celui de la culture au sens large. Ainsi entre 2002 et 2008, le nombre de brevets déposés par les pays du Sud a fait plus que doubler. La Convention de l’UNESCO sur le respect de la diversité culturelle (2005) résonne avant tout comme un grand roulement de tambour victorieux du Sud, même si un pays comme la France fut aussi un des moteurs dans la promotion du concept. Mais sans doute parler de « Sud » est-il un peu illusoire pour décrire plus précisément la catégorie des pays dits émergents (dont surtout le Brésil, la Chine, l’Inde) qui entendent s’affirmer rapidement au premier plan de la vie internationale en refermant la parenthèse de deux siècles pendant laquelle l’Occident avait distancé la Chine et l’Inde. Quelques-uns de ces pays émergents disposent déjà de deux atouts maîtres qui avaient conféré à l’Occident sa puissance : un enseignement supérieur de qualité, et surtout, une vision de l’avenir. Harvard ou Stanford continuent certes à attirer les meilleurs étudiants chinois et les grandes universités américaines demeurent la grande école doctorale mondiale, mais le temps n’est peut-être plus si éloigné où les chercheurs et étudiants occidentaux prendront le chemin de l’Est et où les 1 000 instituts Confucius prévus pour 2020 ne désempliront pas. Mais au-delà de sa réussite économique et de ses efforts pour développer une diplomatie publique habile, la Chine saura-t-elle inventer un modèle culturel vraiment séduisant ? Un État bureaucratique et policier, soucieux de contrôler ses journalistes et internautes, ne s’y prête guère pour l’instant…

Cependant, si un grand défi politique et culturel se pose aussi bien aux nouvelles puissances émergentes qu’aux anciennes puissances occidentales, il s’agit bien de celui d’inventer une « intrigue narrative » qui puisse être à la fois générale et capable de respecter la diversité culturelle. Le grand récit de la Modernité artistique et intellectuelle occidentale (autonomie et rationalité) que nous avons décrit dans les deux premiers chapitres a fonctionné pendant trois quarts de siècle. « Il avait l’avantage d’être plutôt pragmatique et a-religieux », note Jean-Pierre Warnier.

Nous en sommes maintenant à réfléchir à ce que serait une autre Modernité qui ne soit pas le produit de la seule matrice occidentale. Dans un monde qui n’est ni celui de la transparence et de la traductibilité immédiate des expériences ni celui de l’incommunicabilité, il reste certainement aux politiques culturelles extérieures étatiques et aux acteurs privés le soin de réaliser des tentatives de « traduction » de leurs réalisations propres et de leurs projets spécifiques auprès d’un Autrui étranger de mieux en mieux informé et donc de plus en plus exigeant. Immense chantier que l’avenir culturel de l’humanité, une humanité prise, de surcroît, dans un processus de réflexivité permanente où ce sont toujours des idées et des valeurs qui sous-tendent l’action et guident individus et entités collectives. En ce sens seulement – et non en vertu d’un essentialisme culturaliste qui politise la culture – on peut le supposer et le souhaiter, « le xxie siècle sera culturel ». »

–  Chaubet, F. & Martin, L. (2011). Conclusion. Dans : , F. Chaubet & L. Martin (Dir), Histoire des relations culturelles dans le monde contemporain (pp. 270-274). Armand Colin.

 

 

« Une autre grande forme de circulation culturelle internationale est représentée par les échanges scientifiques et intellectuels. Après les réseaux de la « République des Lettres » auxvie siècle, ceux de « l’Europe des Lumières » auxviiie siècle, la fin duxixe siècle réamorce des flux puissants de migrations savantes en Europe dont le séjour parisien d’un Freud (il suit les cours de Charcot en 1885-1886) n’est qu’un des nombreux exemples. Un véritable « cosmopolitisme national » (1870-1920) caractérise alors les différentes nations en matière de formation supérieure. Celles-ci sont animées par le souci d’atteindre l’excellence nationale en recourant à une ouverture intellectuelle nécessaire, le plus souvent d’ailleurs sous la forme des voyages d’études, en Allemagne à la fin du xixe siècle, puis aux États-Unis après 1930. Ainsi les premiers accords entre établissements universitaires ou les accords interétatiques datent-ils du début du xxe siècle ; l’échange d’assistants entre la France et la Grande-Bretagne en 1905 ou entre Autriche et Saxe en 1907 l’atteste. Cependant, il existe tout au long duxxe siècle des acteurs transnationaux dont l’action, soit échappe délibérément aux contraintes des États comme dans le cas des avant-gardes intellectuelles, soit pactise avec eux (organismes culturels internationaux de la SDN puis de l’ONU) ; ou alors se substitue assez largement à eux (les fondations philanthropiques américaines jusqu’en 1940). Tous ces acteurs modèlent l’univers des savoirs et des échanges intellectuels alors que se crée un univers mondialisé inégalitaire des langues, des savoirs et des littératures. Cet espace n’est donc ni un espace purement unitaire et ouvertement universel ni un espace simplement soumis à l’hégémonie absolue d’un pays (les États-Unis comme superpuissance scientifique mondiale) ou d’une ville (Paris comme capitale mondiale des Lettres au xxe siècle).

À mesure que le siècle avance et que les modes de contact deviennent de plus en plus étroits et personnalisés (avant même la révolution dans les années1980 du télécopieur, puis de l’Internet), les rapports intellectuels deviennent de plus en plus intensifs alors qu’ils restaient encore assez extensifs vers 1900.

 

Circulation des personnes et médiation

Circulations des personnes

Vers 1900, deux tendances expliquent le renouveau des échanges savants internationaux amorcé depuis 1870. D’abord, un certain nombre de jeunes nations conçoivent (ou en pleine rénovation comme le Japon) l’université comme un outil clé de construction de la nation et de la cohésion sociale et lancent donc un processus d’apprentissage auprès des universités occidentales dominantes. Mais on trouve aussi au sein des pays occidentaux de forts courants d’échanges dus à la fois à une forte croissance de certaines disciplines (chimie, physique, sciences sociales) et au rôle de modèle incarné d’abord par l’université allemande entre 1860-1920 puis par l’université américaine à partir des années1930. Ainsi, dans les années1860-1880, presque tous les fondateurs de l’université américaine moderne, dont notamment Daniel Coit Gilman (premier président de Johns Hopkins en 1867) ou Granvile Stanley Hall (président de Clark University), ont effectué des séjours d’étude en Allemagne. Ils en ramènent le principe d’organisation clé de l’université moderne à construire : l’alliance de l’enseignement et de la recherche dans une atmosphère de libre recherche permise par un dispositif ad hoc (la création de séminaires de recherche, de bonnes bibliothèques, l’épreuve du doctorat [PH.D.]). Après 1945, l’explosion des effectifs universitaires et les incessants changements scientifiques et technologiques se révèlent les facteurs décisifs du renforcement des échanges internationaux. Ainsi, entre 1950-1985, plus de 854 universités sont créées dans le monde, soit presque autant que le nombre total d’universités fondées depuis 1200. Les revues connaissent la même croissance, une centaine en 1800, 10 000 vers 1900 et 100 000 en 1960. Quant à la population scientifique, elle passe de 10 000 personnes (1850) à 100 000 (1900) et à environ 2,5 millions (1965) ; dans beaucoup de pays industrialisés, au début des années1960, les chercheurs sont plus nombreux que les membres du clergé et les officiers de l’armée réunis.

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Ces migrations relèvent d’une part des politiques compétitives menées par certains grands États (ou dans le cas américain, de fondations privées telles la Carnegie et la Rockefeller) afin d’attirer les cohortes d’étudiants étrangers et, d’autre part, des stratégies (scolaires ou culturelles) propres à ceux-ci. Ces flux vers 1890 sont concentrés d’abord aux trois quarts dans des institutions de langue germanique, puis, vers 1930, dans la même proportion dans des institutions de langue française (Suisse et Belgique comprises), avant de l’être pour un tiers dans des universités américaines à la fin du xxe siècle.

Si l’on considère les politiques étatiques d’accueil des étudiants étrangers, trois motifs existent, parfois combinés, financier, politico-culturel et politico-scientifique. L’un est d’ordre financier et caractérise surtout la fin du xxe siècle (voir chapitre 10) quand un pays comme l’Australie se mue, dans les années1990, en grand pays d’accueil (quatrième dans la hiérarchie internationale en 2002 devant la France) pour des raisons financières alors qu’il ne recevait que 339 étudiants étrangers en 1950.

Le deuxième est politico-culturel et définit le modèle français et anglais de la première moitié du xxe siècle. Dans ce schéma, la puissance d’accueil s’efforce d’accroître son prestige culturel et de renforcer,via les élites étudiantes, un réseau de pays-amis influencés par elle. Ainsi sont créées toute une série d’institutions d’enseignement ou d’accueil destinées aux étudiants étrangers telles le comité de patronage pour étudiants étrangers de l’université de Paris en 1890, les cours (para-universitaires) d’été de l’Alliance française en 1894, le Doctorat d’université en 1895 (équivalent d’un troisième cycle et non d’une thèse d’État), les cours de civilisation française à La Sorbonne créés en 1916 sous l’impulsion d’Émile Durkheim, la Cité Universitaire de Paris (ouverte en 1925 avec 340 étudiants devenus 2000 en 1933). Dans l’entre-deux-guerres, ces étudiants étrangers en France viennent en majorité de pays diplomatiquement proches d’elle. Le résultat s’avère probant puisque dans les années1920 celle-ci est la deuxième (ou la première selon les années) destination des étudiants étrangers dans le monde (14 368 pour l’année 1927-1928 contre 17 800 aux États-Unis pour l’année 1928-1929). Immédiatement après la Seconde Guerre, la France désireuse de recouvrer son prestige diplomatique lance un ambitieux programme de 600 bourses. Et en 1968, sur 40 000 étudiants étrangers, un tiers bénéficiait de bourses.

Quant à la Grande-Bretagne, un peu sur le modèle français, elle a suivi depuis le début du siècle une politique assez systématique de renforcement de ses liens culturels avec le monde universitaire américain. La création d’un fonds privé en 1902, leRhodes scholars, établit chaque année des liens entre Oxford et une élite estudiantine (57 personnes) de langue anglaise.

Pour renforcer les liens avec les États-Unis après 1918, les responsables du fonds Rhodes persuadent les autorités de Cambridge et Oxford (« Oxbridge »), jusque là très élitistes (un examen de grec s’avérait assez dissuasif), à la fois de créer un Ph.D à l’américaine, et d’augmenter l’offre en droit et sciences. Certains de ces jeunes Américains venus ainsi à Oxford après la Grande Guerre devinrent de futurs hauts responsables d’esprit très internationaliste à l’image du sénateur Fulbright, d’Elmer Davis (futur responsable de l’Office of War Information) ou de l’économiste William Rostow.

Le dernier motif de l’accueil repose sur des considérations davantage politico-scientifiques et caractérise l’Allemagne d’avant 1914 et les États-Unis depuis les années1940. Il s’agit, en attirant certains étudiants étrangers, de renforcer le potentiel scientifique déjà dominant du pays d’accueil. Dans le cas américain, le dispositif combine certainement à la fois recherche d’influence politique et volonté de renforcement du potentiel scientifique local. La période de la guerre froide a constitué pour les Américains une période essentielle pour la combinaison de ces deux tendances (voir chapitre 7) sous la houlette officieuse de ces acteurs privés originaux que sont les grandes fondations philanthropiques telles la fondation Carnegie (1911), la fondation Rockefeller (1913) et la fondation Ford (1936). Quasiment jusqu’en 1946 et la mise en œuvre alors du Fulbright program (1946) dont bénéficièrent 51 000 personnes entre 1948-1962 (21 300 Américains et 30 000 étrangers), les États-Unis ont donc laissé d’abord agir en matière de politique culturelle extérieure scientifique des acteurs privés non étatiques.

Quant aux stratégies des étudiants expatriés, elles sont de deux types, professionnelle ou culturelle.

La motivation utilitaire inspire le désir d’acquérir la meilleure formation possible à l’étranger en vertu de l’avance scientifique reconnue à certaines grandes universités, soit dans les équipements (bibliothèques, laboratoires), soit dans la compétence pédagogique et scientifique. Avant 1914, mais encore après 1920, ce souci d’acquérir la meilleure formation en partant vers les meilleures universités étrangères mettait en jeu, d’une part, les futures élites administratives des pays d’Europe orientale et balkanique (Roumanie avant 1914, Pologne après 1920, Yougoslavie) et, d’autre part, les jeunes juifs (ves) d’Europe orientale et de Russie (entre 1905-1914, 50 % à 75 % de la population juive universitaire de Russie se trouve à l’étranger). Cette population israélite est anxieuse d’échapper aux diverses exclusions (notamment l’impossibilité pour les femmes d’accéder à l’enseignement supérieur) dans leurs pays et avide de se doter d’un métier aisément praticable partout (médecine). Dans cette recherche générale de l’excellence scientifique, le choix de Berlin, de Vienne ou de Paris se fondait alors sur des considérations de langue (les Juifs germanophones de Budapest vont à Vienne ou en Allemagne comme les jeunes philosophes Lukacs ou Mannheim avant 1914), sur des appréciations politiques (Roumains avant 1914, Yougoslaves et Polonais après 1918 choisissent la France, les étudiants américains et anglais délaissent un temps l’Allemagne après 1918), mais aussi financières (l’octroi de bourses dès les années 1920 à partir de 1936 par les fondations privées américaines aux jeunes gens d’Amérique latine).

En revanche, il existe des motivations plus culturelles qui expliquent l’attraction exercée par un séjour parisien. Elles sont propres surtout aux étudiants de pays riches (Allemands, Anglais, Américains) désireux de connaître avant tout la vie parisienne. L’inscription à la faculté de Paris reste dans ce cas un peu formelle et les examens ne sont pas toujours réalisés : en 1935, presque la moitié des étudiants étrangers à Paris sont dans ce cas.

 

Professeurs et chercheurs

Séjours d’étude ou d’enseignement

Davantage que la conférence ponctuelle (celles faites par exemple par Einstein à Paris en 1922 qui entrent dans l’histoire des relations franco-allemandes de l’époque), ce sont les séjours prolongés à l’étranger qui créent des rapports de fond entre scientifiques de différents pays. Des centres d’excellence mondiale (instituts, départements, séminaires) sont donc devenus le point de convergence de jeunes chercheurs dans telle ou telle discipline. Le signe irréfutable de la montée en puissance de la science américaine au détriment de la science européenne est révélé par le prestige mondial dont jouissent bon nombre de ses laboratoires ou départements, aussi bien dans les sciences dures que dans les sciences sociales (sociologie et économie surtout) dès les années1930-1940. Dans l’entre-deux-guerres pourtant, l’Europe concentrait encore des centres prestigieux. Les physiciens viennent à Paris chez Joliot-Curie, à Berlin auprès de Max Planck, à Cambridge au laboratoire Cavendish de Rutherford ou à l’Institut de physique de Copenhague dirigé par Bohr (prix Nobel de physique en 1922) qui reçoit Heisenberg pendant deux ans (1924-1925) après son doctorat. Mais la guerre et l’après-guerre donnent l’avantage décisif aux États-Unis dans ce domaine, d’autant que la diplomatie officielle américaine soutient désormais les efforts privés avec le programme d’échanges du sénateur Fulbright (1946). De même, les sciences sociales américaines ont nettement le vent en poupe après 1945. Faute de formation disciplinaire (la licence de sociologie n’est créée en France qu’en 1958), la majorité des jeunes apprentis sociologues français dans les années1950-1960 se rendent aux États-Unis pour apprendre la sociologie empirique, soit au département de sociologie d’Harvard (où officie Talcott Parsons) ou, surtout, à celui de Columbia (où se trouvent Paul Lazarsfeld et Robert Merton) comme nous l’indiquons ci-dessous.

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Les économistes eux, après 1945, choisissent le plus souvent Harvard, quelquefois Cambridge où est implantée, à la fin des années1950, une équipe d’esprit keynésien autour de Nicolas Kaldor et d’Amartya Sen. Mais c’est en France que les jeunes historiens espagnols des années 1950 et 1960 viennent s’initier à l’histoire et à ses orientations les plus dynamiques lorsqu’un échange est passé entre Toulouse et le médiéviste Philippe Wolff et des élèves barcelonais de Jaume Vicens Vives.

Quant aux professeurs, ces échanges ont pris assez tôt une dimension institutionnelle avec la signature des premiers accords officiels entre universités afin de favoriser des échanges de professeurs pour de courts séjours d’enseignement. Ces accords ont des ressorts scientifiques évidents mais également des dimensions culturelles et diplomatiques. Un accord est ainsi créé en 1905 entre Berlin d’un côté, Harvard et Columbia de l’autre, pour un échange annuel de professeurs.

La France doit attendre 1909 pour imiter ce schéma en envoyant le professeur de littérature médiévale médiéviste, Joseph Bedier, dans plusieurs universités de la côte Est. Un accord officiel en résulte (cours trimestriel) entre l’université de Paris d’un côté, Harvard et Columbia de l’autre. Le professeur de littérature Gustave Lanson en sera le premier bénéficiaire. De même, à la veille de la Première Guerre, la France tente de nouer des liens avec plusieurs universités d’Amérique latine, essentiellement avec le Brésil. Mais au xxe siècle, le rôle croissant des États-Unis dans l’orientation de la science mondiale les installe au cœur des flux scientifiques.

Ce furent d’abord les grandes institutions philanthropiques qui jouèrent, jusqu’à la fin des années1930 (et au-delà, en dépit de l’intervention de l’État américain), un rôle essentiel. Dans le cas de la fondation Rockefeller, entre 1917 et 1970, elle finance des bourses pour 9 500 personnes, d’abord pour des étudiants américains (1 162) puis britanniques (577), japonais (500), brésiliens (454), indiens (437) ou français (291).

Ces derniers (essentiellement des chercheurs confirmés ou ayant leur doctorat) furent surtout nombreux dans les années d’entre-deux-guerres et leur séjour de recherche s’effectue pour l’essentiel aux États-Unis. Il s’agissait soit de mieux connaître le système de santé publique américain, soit de travailler en sciences biologiques dans des domaines non développés alors en France, soit de s’initier à certaines sciences sociales en pointe aux États-Unis (économie surtout). Or, si l’Amérique attire très tôt les universitaires des sciences « dures », puis les spécialistes de l’économie et de la gestion après 1945, il faut attendre la fin des années 1960 (si on fait exception de certains exilés européens de la fin des années1930, voir chapitre 3) pour que se produisent des flux de plus en plus importants dans le domaine des sciences humaines. L’invitation initiale par l’université Johns Hopkins en 1966 adressée à un fort contingent de jeunes universitaires français pour un colloque sur le structuralisme marque le point de départ de migrations (enseignements semestriels le plus souvent) durables vers les États-Unis de la part de tout un contingent de nouveaux courants d’études littéraires et philosophiques (de Jacques Derrida et Michel Foucault à Gérard Genette et Julia Kristeva). Cette modernité « à la française » (étude des signifiants plus que des signifiés qui, de fait, rejoignait une forte tradition américaine pragmatiste et logique aux mêmes préoccupations) enfle dans les années 1970 et 1980 et conquiert nombre de campus américains, toujours avides d’entendre le dernier cri intellectuel. Au début des années1980, à la bourse universitaire locale, les trois valeurs françaises gagnantes sont représentées par Michel Serres, Michel Foucault et Jacques Derrida.

Mais certains échanges scientifiques ont aussi une dimension plus nettement diplomatico-culturelle (voir aussi chapitres 4 et 5). Ainsi la création de l’Amitié universitaire Patrice Lumumba en 1960 à Moscou devait favoriser les liensentre l’URSS et les nouveaux pays africains. La réconciliation franco-allemande de la fin des années1920 se traduit par des échanges de six professeurs en 1929. La fin de la guerre froide permet la signature d’accords culturels entre les États-Unis et l’URSS en janvier 1958 qui prévoyaient l’échange de vingt savants chargés d’enseigner et de dix-huit chercheurs. Toutefois, le savant appelé à faire cours ou à délivrer des conférences à l’étranger peut se retrouver dans une posture plus mondaine que véritablement scientifique. Dans le cas français, durant les années d’entre-deux-guerres, on peut en effet distinguer un certain nombre d’universitaires qui occupent la fonction de quasi-« ambassadeur » culturel durant leurs périples. Adeptes de la conférence de culture générale au détriment d’un vrai travail de collaboration avec les savants locaux, ces professeurs fréquentent surtout les pays où la France a noué de fortes relations diplomatiques (Belgique, Roumanie, Amérique Latine). L’aide française à la création des universités de São Paulo et du district fédéral de Rio au milieu des années1930 est un bel exemple de cette influence culturelle, mâtinée cependant dans ce cas d’une réelle et sérieuse ambition scientifique.

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Congrès

Dans un univers où la population scientifique ne cesse d’augmenter et où les découvertes s’accumulent, la nécessité d’élaborer des normes communes et de confronter périodiquement les savoirs et les savants provoque à la fin du xixe siècle la multiplication de congrès internationaux afin d’institutionnaliser les relations entre communautés savantes occidentales (au congrès des historiens de La Haye en 1898, les seuls non-occidentaux sont les quatre historiens japonais). Ce motif puissamment fonctionnel qui débouche sur la standardisation provisoire d’une discipline fut souvent accompagné d’une rhétorique internationaliste qui s’avéra, il faut bien le constater, tout à fait impuissante à contenir les explosions guerrières du siècle. L’internationalisme scientifique prend donc son essor entre 1850 et 1914, période durant laquelle 407 congrès scientifiques sont organisés. Une accélération se produit à partir des deux Expositions universelles de Chicago (1893) et de Paris (1900). C’est lors de cette dernière manifestation que se tiennent d’ailleurs les premiers congrès de philosophie et de physique. Théâtre d’un internationalisme officiel optimiste, les congrès n’en restent pas moins le cadre de rivalités entre États. Localisation congressiste et volume de chaque délégation deviennent des enjeux entre pays. Ainsi, la France entend demeurer le pays leader de l’internationalisme congressiste ; elle reçoit, entre 1875-1914, 108 congrès, devant l’Allemagne (59), la Belgique (51) et l’Italie (41). Dans cette compétition, l’Allemagne, forte de son statut de première puissance scientifique mondiale (25 nouveaux laboratoires de physique et chimie sont créés entre 1875-1914), tend à rattraper son retard. Quant au bilan exceptionnel de la Belgique, il s’explique par son volontarisme politico-scientifique qui la conduit à faire de Bruxelles une véritable capitale de l’internationalisme en général (sur 112 organisations internationales, 42 sont localisées à Bruxelles en 1910).

Si, par sa lourdeur institutionnelle (plus de 100 communications et un temps de parole de 15 minutes), le congrès a paru dès les années1900 peu productif et s’est vu concurrencer après 1945 par d’autres formes de rencontres institutionnelles plus étroites, susceptibles de favoriser l’interdisciplinarité (« petite conférence » ou « symposium » de 30 à 50 personnes), il n’en a pas moins joué, parfois, un rôle décisif dans l’ouverture intellectuelle du siècle. Ainsi, certains historiens espagnols de l’après-1945, très isolés alors des courants modernes de la discipline historique, ont repris les contacts internationaux grâce aux grands congrès historiques de l’heure. Lors du IXe Congrès (1950) de Paris, l’un des rares historiens de la délégation espagnole vraiment désireux de mettre à profit cette ouverture fut Jaume Vicens Vives, appelé à devenir l’un des principaux historiens espagnols de la deuxième moitié du siècle. Outre l’initiation accélérée aux courants dominants du moment (le congrès fut le triomphe de l’école desAnnales), Vicens s’entretint personnellement avec Fernand Braudel, Charles Morazé et Pierre Vilar. Il put dès lors les inviter à des conférences à son Centro de estudios historicos internacionales dans les années1950, le seul lieu ouvert sur l’historiographie internationale alors en Espagne. À l’inverse, le congrès de Rome (1955), où les historiens soviétiques sont présents, donna lieu à une opposition intransigeante entre les deux camps.

 

Mondes intellectuels

Conférence

Le voyage à l’étranger pour prononcer une série de conférences a été au xixe siècle largement mis à profit par quelques écrivains (Dickens fit à deux reprises un long séjour américain en 1842 puis en 1867-1868 et Oscar Wilde passe un an en 1882 aux États-Unis) pour diffuser leurs œuvres. Le xxe siècle prolonge la tendance et la conférence devient, souvent, une forme non négligeable de la circulation internationale des idées et, parfois, un outil commode de la diplomatie culturelle (voir chapitre 5). Ainsi, les conférences de Freud en Amérique en 1909 déclenchent un immense enthousiasme, celle d’un Georges Duhamel à Prague en avril 1921, messager des dernières nouveautés intellectuelles parisiennes, soulève une grande effervescence intellectuelle tandis que celle d’un Paul Valéry à Berlin, à l’automne 1926, se révèle un triomphe mondain et diplomatique au moment de la réconciliation franco-allemande des années1925-1926. On peut ainsi réfléchir à une géographie des circuits conférenciers qui nous montre quels furent les grands pays avides de renseignements d’un côté, et ceux, de l’autre, qui les dispensaient. En effet, certains pays, à un moment donné, se firent une spécialité, à l’instar de la riche Argentine (à un moindre titre du Brésil) des trente premières années du xxe siècle, d’importer des conférenciers afin de rester en contacts étroits dans le domaine littéraire et intellectuel avec la fine fleur de la production européenne. Grâce au mécénat, dont celui exercé par la riche Victoria Ocampo, directrice de la très cosmopolite revue Sur (1931-1970), ce pays reçoit les intellectuels les plus divers, Espagnols influents tels Ramón Gómez de la Serna ou José Ortega y Gasset (dont un double cycle important de conférences en 1916 et 1929), Allemand tel Keyserling, et un nombre croissant d’intellectuels français, depuis Anatole France en 1909, Drieu La Rochelle (1932) et surtout Jacques Maritain à l’été 1936 (une trentaine de conférences et cours en deux mois).

Cette mobilité des écrivains fut favorisée aussi par des associations intellectuelles transnationales à l’image de l’éphémère Alliance internationale des conférences(1913) d’inspiration pacifiste, du Pen Club (1921), du Comité catholique des amitiés françaises (1920) ou de l’Alliance française (1883). L’histoire de cette association (voir aussi chapitres 4 et 5), privée mais très liée à l’État, vouée à la promotion de la langue et de la culture françaises dans le monde grâce à l’action de comités locaux francophiles et francophones, permet de cerner les puissantes ambitions diplomatiques et culturelles qui caractérisent les élites culturelles françaises au tournant des années1900. La volonté d’affirmer la primauté française en matière linguistique et culturelle constitue l’objectif ultime de l’association. Les groupements de l’Alliance française dans le monde servent alors de point d’appui privilégié pour les conférenciers français, surtout dans l’entre-deux-guerres. Écrivains (Henry Bordeaux, André Maurois, Paul Valéry), conservateurs de musées ou de bibliothèques (Louis Gillet, Funck Brentano) ou universitaires spécialisés essentiellement en littérature ou histoire de l’art (Paul Hazard, Ferdinand Brunot, Louis Réau) parcourent l’Europe et les Amériques. En 1928, la Fédération de l’Alliance française en Grande-Bretagne entend 109 conférences, la Fédération hollandaise, 64.

 

Petite conférence (Margaret Mead)

Au côté de ces conférences d’esprit un peu mondain ou des grosses machineries des congrès scientifiques, lexxe siècle a inauguré, selon la grande anthropologue Margaret Mead, une formule révolutionnaire de la communication intellectuelle : la « petite conférence ». La lourdeur des congrès évoquée ci-dessus a suscité le désir de créer de nouvelles formes de rencontres intellectuelles et scientifiques, moins formelles, plus égalitaires, et d’esprit résolument interdisciplinaire. Et en effet, alors que le Congrès définissait un monde des savoirs aux coordonnées scientifiques relativement précises, la « petite conférence » fut avant tout le déploiement d’une nébuleuse d’idées. Si les États-Unis inaugurent les conférences de la fondation Macy (1930) ainsi que les Gordon Research Conferences (1931), c’est peut-être en France que cette formule de l’interdisciplinarité (avec une trilogie très française : littérature, philosophie, sciences sociales) et du dialogisme intellectuel fut d’abord testée. Ainsi, en 1910, sont fondés les entretiens (ou décades) de Pontigny (1910-1939), une institution dont le fonctionnement n’a cessé d’être imité en Europe, voire aux États-Unis (pendant la Seconde Guerre). Là, pendant dix jours, 30 à 50 personnalités intellectuelles (professeurs, écrivains, publicistes) internationales (dont les Allemands Curtius, Heinrich Mann ou Max Scheler, les Belges Marie Delcourt ou Paul Fierens, les Italiens Salvemini ou Moravia, les Russes Chestov ou Berdiaev) s’entretenaient sur des sujets annoncés à l’avance, d’ordre politique, littéraire ou philosophique selon la décade. Pontigny accueillit donc une nébuleuse transnationale, politiquement européiste après 1918, philosophiquement rationaliste, littérairement marquée par le prestige des très nombreux écrivains français présents (dont André Gide, François Mauriac, André Maurois, André Malraux).

Grâce à la persévérance d’une même famille, Pontigny est relayé par les entretiens de Cerisy à partir de 1952 qui, à leur tour, mettent en scène quelques dialogues de très haut niveau (colloques « Heidegger » en 1955 en présence de l’intéressé, colloque « Arnold Toynbee » avec l’intéressé en 1958, colloque « Genèse et Structure » en 1959 avec, notamment, le grand philosophe de l’Allemagne de l’Est, Ernst Bloch) où prévalent le même esprit d’interdisciplinarité cosmopolite et la recherche éthico-politique propre à une communauté intellectuelle soucieuse du destin des hommes dans la cité moderne. Pontigny-Cerisy a ainsi engendré au xxe siècle toute une série de rencontres intellectuelles. Les unes ont une orientation plutôt politico-intellectuelle (entretiens de la Coopération Intellectuelle organisés par la SDN dans les années1930, rencontres internationales de Genève créées en 1946, rencontres promues par le Congrès pour la liberté de la culture qui avait été inauguré à Berlin en mai 1950). Les autres adoptent un esprit plus purement savant tel les entretiens de Royaumont ouverts en 1947 sous la houlette attentive de l’universitaire français Gilbert Gadoffre. Certains des colloques de Royaumont, au début des années1970, furent aux yeux d’un Claude Lévi-Strauss des moments décisifs de la vie intellectuelle internationale de l’après-guerre (colloques « Unité de l’homme » en 1972 et « Théories du langage, théories de l’apprentissage » en 1973 autour du Suisse Jean Piaget et de l’Américain Noam Chomsky).

 

Médiation intellectuelle

La littérature et la science appartiennent auxxe siècle à un champ international unifié ou en voie rapide d’unification. Déjà, au début du xixe siècle (1827), Goethe avait pronostiqué l’apparition d’une littérature mondiale (« Weltliteratur ») permise par la rapidité des communications. Les circulations physiques des individus s’accompagnent indissociablement de celles d’objets, livres ou revues. Pour apprécier l’impact de cette médiation, il faut non seulement tenter de mesurer le double couple de « l’influence » et de la « réception » (d’une œuvre ou d’un auteur avec son cortège de traductions, d’articles critiques, de tirages d’une œuvre traduite) mais aussi, et surtout, s’interroger sur les ressorts concrets de la réception avec ses décalages temporels (par rapport à sa publication originelle), ses luttes locales et donc ses utilisations indigènes (« transferts »).

Pour illustrer très concrètement ce programme de compréhension de réception d’une œuvre qui circule dans l’espace intellectuel mondial, on peut prendre l’exemple de la philosophie de Jacques Maritain (1882-1973) qui bénéficia de relais humains et médiatiques importants en Amérique latine dans la première moitié du siècle.

Le philosophe français est en effet connu très tôt de quelques Sud-Américains très francisés lors de la publication de son premier ouvrage, La Philosophie bergsonienne(1913), point de départ d’une efflorescence de l’idéalisme religieux en Amérique latine. Les premiers contacts épistolaires entre Maritain et quelques ecclésiastiques argentins chargés d’enseignement et de publication datent de 1923. Ils débouchent sur les premiers articles donnés par Maritain à la revue argentine catholique Criterio (cinq articles entre 1925-1935), à la revue brésilienne A Ordem à partir de 1929, ainsi qu’à quelques petites revues chiliennes à partir de 1932. Cette première mise en contact (une dizaine d’articles seulement) met donc en jeu des cercles catholiques du cône sud portés par le climat de « retour religieux » et par la volonté de s’approprier la philosophie de combat anti-libérale que constitue le premier néo-thomisme de Maritain. Mais, à côté de ce noyau de religieux plutôt réactionnaires, on trouve une autre sensibilité catholique, celle manifestée par des laïcs confrontés à une expérience de quasi-conversion et marqués par le mysticisme latent de l’homme Maritain (l’Argentin Rafaël Pividal rencontre Maritain à Meudon en 1929, le Brésilien Alfonso Lima entre en communication épistolaire à la fin des années1920 avec lui). Or, jusqu’à son voyage de deux mois en Argentine à l’été 1936, les interlocuteurs sud-américains de Maritain ignorent (ou se désintéressent de) l’évolution politique et intellectuelle amorcée par Maritain depuis 1926 (condamnation de l’action française par la papauté). Dix ans d’une vie intellectuelle jalonnée de livres importants ne sont donc pas connus d’un petit public pourtant fervent. Cette méconnaissance s’avère liée dans une certaine mesure à l’insigne faiblesse des traductions bien que le philosophe ait souvent envoyé des exemplaires en français à plusieurs de ses correspondants. Les deux premiers livres traduits en Argentine datent seulement de 1934 (Trois réformateurs par Pividal) et 1935 (Théonas) et s’avèrent de surcroît des ouvrages propres au Maritain antidémocrate du début des années1920. Ils sont totalement décalés avec son évolution politique intervenue à la fin des années1920 et début 1930. La révélation de celle-ci intervient lors du séjour argentin et de la trentaine de conférences et cours délivrés alors. Elle aboutit à la rupture (dans le contexte chauffé à blanc en Argentine du début de la guerre civile espagnole) entre le philosophe et une partie de son premier public ultra-conservateur. On le voit, sur une quinzaine d’années, la pensée de Maritain n’est connue que dans trois pays sud-américains, de manière très partielle et, surtout, par une catégorie de personnes très engagées dans le combat politico-religieux conservateur. Toutefois, ce séjour accélère le processus de traduction puisque plusieurs recueils des conférences de 1936 bénéficient d’une traduction et le livre Religion et Culture paraît en espagnol (Argentine) en 1940 et Humanisme intégral en 1941 (Chili). De nouveaux disciples (démocrates-chrétiens) prennent alors le relais dans le soutien apporté à la pensée de Maritain qui dispose de nouveaux réseaux (de plus en plus chiliens et non plus argentins) dans cette fin des années1930.

 

Médiation dans les mondes savants

On l’a compris avec l’exemple de Maritain, la traduction et la lecture de revues savantes étrangères ont été aussi les grands mécanismes de la médiation scientifique internationale. L’introduction, par exemple, de l’historiographie française en Espagne après 1945 passe par toute une série de traductions, d’abord surtout mexicaines grâce à l’activité éditoriale du Fondo de Cultura Economica, puis ibériques dans les années1960 et 1970. Le Mexique, devenu grâce à l’exil espagnol de la fin des années 1930 (voir chapitre 3) un pays intellectuellement fort actif, publie plusieurs grandes œuvres maîtresses dans les années1950, d’Érasme et l’Espagne de Marcel Bataillon à LaMéditerranée (1949) de Fernand Braudel en passant par les œuvres de Marc Bloch et Lucien Febvre parues initialement dans la collection « l’Évolution de l’humanité » chez Albin Michel. L’Espagne, dans un contexte de lente libéralisation politique et de montée de la référence marxiste dans le monde universitaire, prend peu à peu le relais dans les années1960 en privilégiant l’historiographie hexagonale économico-sociale et en traduisant, par exemple, Ernest Labrousse et Pierre Vilar.

Pourtant, et on le voit à ces traductions tardives, en dépit de tous les échanges permis par la civilisation moderne, la fluidité des mondes scientifiques reste, parfois, rien moins qu’évidente, et la sélectivité des choix de l’importateur s’opère en fonction de problématiques locales. La Méditerranée de Braudel n’est traduite en anglais qu’en 1973 et c’est seulement à cette date que les États-Unis s’intéressent à son œuvre et, par là même, lui offrent un rayonnement incomparable. De même en français, d’importantes œuvres/écoles de pensée en sciences sociales attendent des décennies avant de trouver une traduction (de la sociologie de l’école de Chicago à l’école anglaise des Cultural Studies).

En revanche, la revue garde assurément, par rapport au livre, une centralité plus décisive dans le monde scientifique. D’autant plus que, dans les sciences dures, la généralisation de l’article en anglais augmente rapidement après 1945. La principale revue en Amérique latine en recherche physiologique, Acta Physiologica Latinoamericana (1950), très liée au Laboratoire Walter Cannon de Boston (à la tête de tout un réseau scientifique dans cette partie du continent), comporte d’emblée une majorité d’articles en anglais et, en 1971, seule la langue de Dickens est admise en son sein. En France, alors que la part de l’anglais dans les revues scientifiques n’occupe que 10 %, elle passe à 53 % en 1980.

 

Médiation dans les mondes intellectuels

Livre et traduction

De même que pour le monde scientifique, le rôle de la traduction a été central dans la diffusion des œuvres et courants intellectuels importants au xxe siècle. Le pourcentage des traductions dans l’ensemble de la production éditoriale d’un pays a connu, en général, une nette augmentation en vertu du nombre croissant d’intermédiaires capables de sélectionner et traduire (mais les universitaires se mettent à traduire, en général, après 1945 seulement), de l’élargissement des curiosités du public cultivé, de l’intensification des relations culturelles et universitaires internationales. De plus, après 1950, mais surtout après 1970, le marché international du livre s’organise de manière plus professionnelle à travers, notamment, les grandes Foires littéraires (plus de 70 en 1995). Celle de Francfort devient véritablement le centre mondial des échanges commerciaux littéraires en 1973 et s’organise dès 1976 autour d’un thème (un pays ou un auteur). Dans le monde arabe, la première Foire du livre de Beyrouth ouvre en 1956 (mise en œuvre par des acteurs privés) et celle du Caire en 1969 (organisée par l’État) afin d’accompagner les progrès de la scolarisation et de résoudre les problèmes de distribution dans le monde arabe. Mais les chiffres globaux de la traduction restent très faibles dans le monde arabe : 10 000 environ sur cinquante ans (1950-2000), une moyenne de 200 livres par an, voire de 100 livres si on enlève les organismes non arabes qui ont facilité cette politique.

Pourtant, après 1918, sans doute aussi pour des raisons politico-intellectuelles de croyance en la possible réconciliation des peuples, la traduction est devenue une entreprise intellectuelle valorisante après avoir longtemps représenté, au xixe siècle, une activité littéraire ancillaire. Des personnalités intellectuelles puissantes deviennent alors, dans l’entre-deux-guerres, d’importants traducteurs, comme l’Espagnol Antonio Marichalar, les Allemands Walter Benjamin ou Franz Werfel, l’Anglais Charles Kenneth Scott Moncrieff (premier traducteur de Proust).

Une mince élite cosmopolite se constitue auxxe siècle, à laquelle on doit quelques traductions majeures des principales œuvres de la littérature mondiale. Au-delà des individus, il s’agit de prendre en compte les pays dans leur ensemble et d’envisager non seulement leur degré d’ouverture ou de fermeture indiqué par le pourcentage de livres traduits mais aussi de s’interroger sur les langues qui sont traduites. Pour la première donnée, les statistiques françaises nous indiquent que la traduction passe de 5 % (1900) de la production totale à un pic de 13 % (1938) ; puis un rythme de 10 % (1949-1958) débouche sur une nette progression avec un chiffre de 18 % (1991). Inversement, un pays tel la Grande-Bretagne conserve, quasiment sur tout le siècle, le même très faible pourcentage de livres traduits : entre 3 % à 5 %. En ce qui concerne les langues traduites, au début de 1950, la part des traductions de l’américain reste encore inférieure à 10 % alors que le français se situe entre 10 et 12 % (ce taux se maintient jusqu’au milieu 1960) et l’anglais autour de 13 % selon L’Index Translationum. Au début des années1970, en revanche, conséquence d’une très forte accélération de la production de livres aux États-Unis dans la décennie 1960, un basculement s’est opéré quand 45 % des traductions dans le monde sont faites désormais en provenance de l’anglais/américain (voir aussi le chapitre 9).

 

Revue et périodique

Le périodique a joué également une fonction médiatrice non négligeable. C’est à la revue littéraire qu’on doit l’essentiel de ce travail de reconnaissance des nouveautés étrangères via des traductions inédites (Ulysse de James Joyce paraît en fragments dès 1924 dans la principale revue intellectuelle espagnole La Revista de Occidente et dans la revue littéraire française Commerce), des numéros spéciaux sur l’étranger (Les Temps modernes consacrent un spécial « USA » en août-septembre 1946 ; Tel Quel, la principale revue littéraire française avant-gardiste, publie un important numéro « États-Unis » à l’automne 1977 qui fit découvrir, notamment, la danse et la poésie américaines du xxe siècle). Grâce à tout un appareillage de rubriques (notes, chronique tenue sur telle ou telle littérature étrangère [le grand poète T.S. Eliot est chargé à la NRFentre 1921-1926 des « Lettres d’Angleterre »], chronique sur les événements au quotidien dans telle et telle grande ville étrangère du type « Courrier de Paris »), les grandes revues intellectuelles de l’entre-deux-guerres (NRF fondée en 1909 autour d’André Gide, Europe créée en 1923 dans le sillage de Romain Rolland) et de l’après-guerre en Europe et aux États-Unis enregistrent assez précisément le pouls de la vie intellectuelle internationale. Quelques grands organes de presse quotidiens (The Dial de Chicago demanda au poète Ezra Pound une « lettre de Paris » mensuelle entre 1920-1923, reprise par Paul Morand jusqu’en 1929) peuvent aussi avoir un correspondant littéraire à l’étranger chargé d’une chronique hebdomadaire ou mensuelle.

 

Production et circulation transnationales des savoirs

Une des originalités de l’univers scientifique et intellectuel au xxe siècle réside dans le phénomène de coproduction de connaissances assurée par divers acteurs, à la fois dispersés dans le monde tout en ayant de forts liens. Qu’il s’agisse des avant-gardes intellectuelles, des organismes internationaux intergouvernementaux (OII) ou d’organismes non gouvernementaux internationaux (ONG) tels la Croix Rouge ou les fondations américaines philanthropiques, des modes transnationaux de circulation des idées se généralisent au xxe siècle à mesure que ces organismes se multiplient (de 38 OII et 177 ONG en 1940 à 1530 OII et 12 686 ONG en 1984). Parmi bien d’autres exemples, un bon symbole de cet activisme transnational scientifique serait incarné par le voyage européen en 1923 de Wickcliff Rose de la fondation Rockefeller à travers dix-huit pays afin de prendre langue avec cinquante universités du continent et aider à la remise en route d’institutions souvent sans le sou.

À l’issue de ces circulations multiples, il est souvent bien difficile d’identifier « l’émetteur » originel et les nombreux « récepteurs » dans la mesure où des modifications et des appropriations variées se produisent tout au long de cette chaîne de contacts.

 

Organisations transnationales et développement des savoirs

Les fondations philanthropiques américaines

Les fondations Carnegie et Rockefeller, les plus actives des fondations américaines dans l’entre-deux-guerres, puis la Ford après 1945, jouent au xxe siècle un rôle essentiel dans la vie politique et scientifique internationales en soutenant l’essor dans le monde de toute une série de disciplines (médecine, management, sciences sociales) et en créant une élitiste communauté transnationale politico-intellectuelle (voir aussi chapitre 4). Deux objectifs dominent au début duxxe siècle la pensée de leurs divers responsables : les vertus du réformisme social et ceux de la paix dans le monde. Après 1945, un troisième motif, d’ordre patriotique (lutte contre le Communisme), dictera partiellement l’orientation de certaines de ces fondations (surtout la fondation Ford) qui épauleront assez souvent, mais avec quelques réserves parfois, l’action anticommuniste des gouvernements américains dès l’après-guerre. Il s’avère toutefois que nombre d’institutions scientifiques aidées par des fondations telles le Russian Institute ouvert à Columbia en septembre 1946 ou le Russian Resarch Center apparu à Harvard en 1947 sont aussi les fruits des défunts services secrets (OSS) de la Seconde Guerre (voir aussi chapitre 7).

Mais au-delà de ces engagements politiques, il n’en reste pas moins que ces fondations ont joué un rôle d’aiguillon scientifique décisif dans l’histoire des savoirs auxxe siècle. En soutenant financièrement un certain nombre d’institutions scientifiques pionnières (par exemple la VIe Section de L’école pratique des hautes études [sciences sociales] créée à Paris en 1947 autour de l’historien Lucien Febvre et qui reçoit le quart de son financement de la Rockefeller) et en favorisant les échanges multiples avec les États-Unis (envoi de professeurs américains sur place et financement de bourses pour thésards ou jeunes professeurs/docteurs aux États-Unis), elles ont contribué à accélérer la production de savoirs neufs au xxe siècle (en sciences sociales et en médecine surtout), à démultiplier certains outils ou programmes de recherche à travers le monde (l’enseignement des relations internationales notamment) et à peser de manière significative dans la vie politique et intellectuelle de très nombreux pays, et tout spécialement dans le tiers-monde après 1945, cible prioritaire de leurs investissements. Ainsi, 1,3 milliard de dollars sont dépensés en Europe par les fondations américaines entre 1919-1939 et plus de 900 millions de dollars sont apportés aux pays en développement entre 1936 et 1977 par les fondation Ford et Carnegie. Cette dernière joue, par exemple, un rôle essentiel via le développement d’un vaste programme de formation de professeurs en Afrique.

Leur intervention passe en général par trois types de démarches. La première, caractéristique des années d’entre-deux-guerres, revient à sélectionner dans le monde des personnalités ou des institutions relais, jugées capables d’innover et de porter en coassociation un programme novateur. Un très bon exemple de cette collaboration entre des élites locales (universitaires et industriels) dynamiques et le monde états-unien des fondations est apporté par le vaste projet de modernisation du pôle médical lyonnais (création d’un nouvel hôpital couplé avec des laboratoires de recherche et un institut de formation d’infirmières) dans l’entre-deux-guerres. Dans l’aide apportée au développement des sciences sociales en Europe durant l’entre-deux-guerres, la Rockefeller soutint, par exemple, en France, le Centre de documentation sociale installé rue d’Ulm, mais aussi la London School of Economics and Political Science de Londres qu’avait créée Sydney Webb en 1895 et qui reçut deux millions de dollars entre 1923-1939, soit 62 % de tout le financement en sciences sociales reçu alors par les universités britanniques de la part des fondations américaines entre les deux guerres.

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Après 1945, la Ford aide de très nombreuses institutions telles l’université libre de Berlin créée en 1948, l’associazione per lo sviluppo del Mezzogiorno, le Nuffield College d’Oxford spécialisé en sciences sociales, le Salzbourg seminar (Centre d’étude de civilisation américaine). Elle aide grandement au démarrage de la maison des Sciences de l’Homme sous la houlette de Fernand Braudel (qui regroupe les sciences sociales au sein de ce qui deviendra l’école des hautes études en sciences sociales) grâce à un financement d’un million de dollars en 1959 qui représentait alors un tiers des sommes totales engagées. En 1971, elle consolide ce qui était alors la première école de management en Europe, L’INSEAD de Fontainebleau, par un financement d’un million de dollars.

En second lieu, après 1918, les fondations épaulent ces institutions locales afin de promouvoir des disciplines encore peu développées en Europe telles l’anthropologie, la sociologie ou l’enseignement de la gestion des affaires. De même, l’enseignement des relations internationales est soutenu (idéologie pacifiste) par la Rockefeller à la London School en 1927, à Paris en 1935 avec la création du Centre d’études de politique étrangère fondé par Roger Seydoux et Pierre Renouvin. Le Carnegie Endowment apporte, lui, son aide à des institutions spécialisées dans le droit international (L’Académie de La Haye de droit international ou l’Institut des relations du Pacifique chargé, notamment, de rapprocher Chinois et Japonais). La Ford finance à son tour, à Bologne, une École des affaires étrangères ouverte en 1955. Enfin, les fondations tendent à favoriser le recours à certaines méthodologies précises, avec une dominante empirique sans cesse rappelée, telle qu’on la trouve alors aux États-Unis (quantification en sciences sociales, étude des « case studies » en gestion, enquêtes collectives nationales ou internationales). Ainsi, la fondation Carnegie pilote après 1918 un grand chantier collectif (152 volumes au coût de 750 000 dollars) surL’Histoire économique et sociale de la Grande Guerre en Europe et la Rockefeller patronne le Comité international pour l’histoire des prix en 1929.

 

Organisations internationales culturelles

La Société des Nations (SDN) qui naît en 1920 du traité de Versailles n’avait pas prévu au départ d’organisme d’ordre culturel (voir aussi chapitre 4). La lacune est réparée en septembre 1921 quand se crée une Commission Internationale de la Coopération Intellectuelle (CICI) composée de douze membres. Bergson en est le premier président. Le dispositif est complété en 1923 lorsque des commissions nationales sont installées (quarante-cinq en 1939), et en 1924 quand un Institut International de la Coopération Intellectuelle (IICI) est fondé à Paris. Les orientations fixées par ces institutions cherchent à faciliter la coopération intellectuelle (bibliographie, coopération des musées), à susciter des enquêtes (sur les conditions de la vie intellectuelle dans les différents pays, sur la propriété intellectuelle, sur les échanges universitaires), à aider la promotion de nouveaux vecteurs culturels audiovisuels (un Institut du cinéma éducatif est ouvert à Rome) ou à favoriser les rencontres et les dialogues entre grandes personnalités intellectuelles (en 1932 sont inaugurés, à Francfort, les entretiens de la Coopération Intellectuelle). Mais ces encouragements à une meilleure compréhension et connaissance des peuples restent durablement marqués du sceau de l’élitisme. Et, en dépit au moins de deux réalisations durables, au-delà de 1939 (la création d’un Office des musées en 1926 et d’un répertoire des traductions), les entreprises culturelles de la SDN restent dans l’ensemble de l’ordre de la proposition ou de l’enquête. Cette étroitesse d’action, liée aussi à la faiblesse des structures administratives, s’aggrave par le caractère géographique limité des participants (Europe et Amérique latine) de la CICI.

Son successeur en 1946, l’UNESCO, tentera de corriger ces lacunes. Elle élargit peu à peu le champ géographique de son action (avec la venue progressive des nouveaux États d’Afrique et d’Asie) et s’efforce de mener des actions, à la fois plus nombreuses, plus variées, et avec un impact espéré plus large. Elle contribue alors à développer tout un ensemble de collaborations et projets transnationaux en organisant des grands colloques, en publiant des périodiques (Courrier de l’UNESCO,Cahiers d’histoire mondiale) ou en promouvant des programmes culturels précis. Parmi ceux-ci, on compte le projet « Orient-Occident » (1957-1967) qui débouche sur l’organisation de colloques, la réalisation de films, la publication de livres et la mise sur pied d’expositions. De même une Histoire de l’Humanité voit le jour (six volumes parus en 1968). D’inspiration comparatiste, le projet ne s’en heurte pas moins à de fortes tensions, du fait de la trop forte présence des savants du Nord au détriment de ceux du Sud ou des heurts entre Occidentaux et personnalités scientifiques du bloc de l’Est.

 

Les avant-gardes intellectuelles et la modernité

Entre 1870 (plus que le romantisme, le naturalisme semble constituer la première école littéraire avant-gardiste réellement mondiale) et 1960, on assiste à une mondialisation de l’espace littéraire sous l’égide de petits groupes novateurs qui se trouvent, principalement mais pas exclusivement, à Paris. La radicalité de leurs œuvres (fondées, notamment, sur les principes de l’innovation, de la réconciliation de l’art et la vie, de la non-unité du sujet) est revendiquée par d’autres acteurs dans le monde, désireux, par l’affichage de cette affiliation parisienne, de gagner à leur tour leur autonomie intellectuelle et politique vis-à-vis des centres de pouvoir dont ils relèvent. Ainsi, au xxe siècle, cette constitution d’un espace mondial autonome des avant-gardes artistico-littéraires (symbolisme, expressionnisme germanophone, « modernisme » hispanique, futurisme italien, vorticisme anglais, suprématisme soviétique) et intellectuelles (psychanalyse, marxisme, existentialisme, situationnisme, structuralisme) s’effectue donc dans un univers transnational relativement fluide (par rapport à l’univers scientifique davantage lié à des traditions disciplinaires et nationales) grâce aux multiples facilités du voyage. Que, par exemple, de jeunes littérateurs avant-gardistes mexicains dans les années 1920 et 1930 soient au courant des dernières innovations poétiques et romanesques du moment atteste de la rapidité des réactions dans les milieux d’avant-gardes. Ainsi, deux petites revues mexicaines, Ulisses (1926-1928) etContemporaneos (1928-1931) diffusent James Joyce, Marcel Proust, Ezra Pound, T.S. Eliot et Saint-John Perse. Une anthologie de la jeune poésie nord-américaine est publiée dans les années1930 par Salvador Novo.

Les avant-gardes connaissent une extension géographique inégalée et le surréalisme en fut sans doute le meilleur exemple. Présent spatialement en Europe (avec une forte représentation balkanique et est-orientale dès l’entre-deux-guerres), sur le continent nord-américain (école poétique de New York après 1945) et sud-américain (dont les poètes péruviens [Aldo Moro] chiliens [Jorge Caceres], argentins [Aldo Pelligrini] ou les peintres [Wifredo Lam, Roberto Matta]), il enjambe, chronologiquement, les deux Guerres mondiales grâce à une nette reviviscence après 1945 dans les milieux artistiques. Sans doute, seule la diffusion transnationale des deux principaux mouvements d’idées auxxe siècle, la psychanalyse et le marxisme, peut lui être comparée.

La psychanalyse née à Vienne à la fin duxixe siècle se fait connaître assez rapidement dans le monde entier et, en 1922, une société indienne de psychanalyse est fondée à Calcutta par T. Girindrasekhar Bose. Mais si l’on excepte le cas des États-Unis où le séjour de conférences réalisé par Freud en 1909 à la Clark university favorise d’emblée un essor impressionnant (permis par une simplification et un optimisme délibérés du message par Freud lui-même), la psychanalyse reste, en Europe et dans le reste du monde, l’affaire de petites élites prosélytes jusqu’en 1945.

Le premier relais de Vienne se trouve à Zurich au début du siècle auprès de la plus prestigieuse institution psychiatrique alors dans le monde, l’asile du Burghölzli, où officiait notamment le jeune Carl Jung ; presque tous les médecins et futurs grands de la psychanalyse, qui rejoignirent Freud avant 1914 passent par Zurich (l’Allemand Karl Abraham, le Hongrois Sándor Ferenczi, le Russe Max Eitingon, l’Américain A.A. Brill). La création en 1908 du premier congrès de psychanalyse à Salzbourg apporte un moyen commode pour créer des liens interpersonnels étroits entre les premiers membres de la « secte » psychanalytique ; en septembre 1920, en l’absence des Américains, le congrès de La Haye regroupe seulement 112 personnes. Après la constitution des premiers noyaux humains de psychanalystes, le rôle des traductions (en russe surtout et en américain avant 1914) et des revues (dont L’International Journal of psychoanalysis) contribue à assurer la diffusion du freudisme avant la Grande Guerre.

Après 1918, tout en demeurant une pratique élitiste (sauf cas isolés comme Berlin, Vienne ou Budapest où le remboursement de l’État permet d’instaurer un début de psychothérapie de masse), la psychanalyse acquiert un début de médiatisation. La littérature vient l’illustrer, directement (La Conscience de Zéno en 1923 de l’Italien Svevo) ou indirectement (chez Proust, Pirandello, Joyce ou Woolf). Le cinéma s’en empare à travers le thème de la « médecine mentale » comme dans leDocteur Mabuse de Lang en 1922, et surtout via le film de Pabst en 1926, Les Mystères d’une âme, auquel de proches collaborateurs de Freud apportèrent leur caution. Elle apparaît en Europe comme un merveilleux outil de libération en face de sociétés perçues comme épuisées et répressives (notamment dans les pays catholiques). D’André Gide à l’écrivain allemand Kurt Tucholsky, du philosophe espagnol Ortega y Gasset (qui entreprend le premier la traduction de tout Freud) aux écrivains du groupe de Bloomsbury autour de Virginia Woolf (son mari et elle, propriétaires-éditeurs de la Hogarth Press, sont les responsables des traductions de Freud en Angleterre), des milieux new-yorkais de la Harlem renaissance aux surréalistes, l’enthousiasme en faveur de la psychanalyse ne se dément pas dans les années1920. Mais là encore, l’historien doit dépasser la simple approche en termes de diffusion et se pencher sur les différentes versions locales de la psychanalyse défendues par les acteurs. À Calcutta, l’analyste (avec Bose) se montre très didactique et le but de l’analyse n’est pas forcément l’autonomie au sens européen du terme : lapsyché, le corps ne sont pas des invariants d’une culture à l’autre. Aux États-Unis, c’est une variante « adaptative » qui prévalut, la psychanalyse devint une méthode de soins et une forme de progrès personnel.

 

La science-monde et la littérature-monde

Des mondes scientifiques inégalitaires

Si l’on transpose le terme « économie monde » employé par Fernand Braudel à l’étude de la science et des univers intellectuels, on peut en effet parler d’une « science-monde » (et aussi d’un univers intellectuel-monde), c’est-à-dire d’un espace unitaire et hiérarchisé avec un centre, des semi-périphéries et des périphéries (les colonies notamment). Au vingtième siècle, ce centre s’avère être représenté par quelques pays européens et les États-Unis qui n’ont eu de cesse de développer leurs réseaux mondiaux. En 1982, tous champs confondus, les États-Unis produisaient 37 % des publications mondiales, le Royaume-Uni, 8,3 %, le Japon, 7, 3 %, la RFA, 6,2 %, et la France, 5,06 %. Le tableau ci-dessous montre bien les efforts différentiels entre ces pays.

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Américanisation du monde scientifique au xxe siècle ?

Après le « siècle allemand » dans les sciences auxixe siècle, on peut certainement, auxxe siècle, parler de « siècle américain » dans le domaine des savoirs. Les circonstances historiques de l’exil massif de mille savants de langue allemande à la fin des années1930 ont aussi largement contribué à cette montée en puissance (voir le chapitre 3) constatée, non sans ironie cynique, par le professeur américain d’histoire de l’art, Cook : « Hitler est mon meilleur ami : il secoue le pommier et je ramasse les pommes ». Aussi bien l’histoire des contenus scientifiques que celle de leurs « contenants » (organisation administrative de la recherche) sont marquées par le leadership des États-Unis. À ce titre, si les Allemands avaient créé auxxe siècle le séminaire et l’organisation concurrentielle des universités, les Américains ont diffusé après 1945 toute une série de dispositifs administratifs, physiques, pédagogiques (cours de base, organisation en campus, tutorat, système des départements). Ainsi, l’organisation des universités en « départements », leur démocratisation interne par la place accrue accordée aux étudiants et aux jeunes enseignants, la création d’instituts communs à plusieurs départements comme formule collégiale relativement égalitaire et ouverte au travail interdisciplinaire se répand en RFA à partir de l’université libre de Berlin (1948) profondément transformée par de nouvelles règles de fonctionnement en 1969 ou des nouvelles universités fondées dans les années1960 (Constance, Bielefeld, Bochum) afin de fluidifier les structures assez autoritaires et mandarinales de l’Université allemande.

Quant aux contenus, au-delà de l’évidente domination américaine dans les sciences dites « dures » après 1945 (symbolisée par un progressif monopole linguistique de l’anglais dans les revues), il existe aussi une prééminence incontestable (même si plus inégale) dans le champ des sciences sociales. Or, ces dernières sont porteuses de visions sociales générales, donc d’idéologie, et s’avèrent ainsi des possibles outils de domination culturelle. Dans au moins trois disciplines, on retrouve en effet des paradigmes conceptuels ou des méthodologies appliquées, testés d’abord par une partie de la science américaine la plus dominante, qui vont peser à leur tour sur toute la recherche mondiale. La sociologie entre 1945-1950 est dominée à la fois par le fonctionnalisme (Talcott Parsons, à Harvard, en est le théoricien principal) et l’empirisme quantitatif de la sociologie développée autour de Paul Lazarsfeld et de son bureau de recherche appliquée à Columbia ; les Sciences Politiques par le behaviorisme du groupe de l’université de Columbia (Seymour Lipset, David Truman, Richard Hofstadter) ; le management par le modèle de la Business School d’Harvard dont le programme ITP de professeurs internationaux fut, après 1958, un des vecteurs clés de la diffusion de la « méthode des cas » en Europe (Italie et Espagne surtout). Par les voyages d’études des étudiants du monde entier vers les États-Unis, par les séjours de professeurs américains dans des établissements à l’étranger, par la création ou l’aide à différents établissements relais, l’action « lubrifiante » des fondations et des universités états-uniennes, mais aussi du plan Marshall (rôle de l’OECE, des « missions de productivité », voir chapitres 3 et 6) qui financent tous les rouages de cette vasteperegrinatio academica, incontestablement, la diffusion d’un modèle américain sur le plan théorique et pédagogique (références bibliographiques, programmes de cours, types de cycles d’études) ou sur un plan institutionnel (création de filiales, influence sur le personnel des institutions à l’étranger qui sont financées par les États-Unis) est à l’œuvre.

Les fondations philanthropiques américaines, déjà évoquées ci-dessus, sont parfois présentées (en dépit de la grande discrétion de leurs interventions) comme l’un des principaux outils de cette entreprise de domination globale. Les liens durables établis avec ses anciens boursiers, le choix de telle ou telle institution aidée au détriment de ses voisines, l’importance des sommes en jeu (la Ford apporte souvent un peu plus d’un million de dollars comme premier investissement, à l’image de son don à l’université libre de Berlin en juin 1951), l’insistance mise sur des méthodes de recherche « pratiques » précises, l’appui donné à certaines disciplines aux dépens de telle ou telle autre (en science politique, au début des années1950, lebehaviorisme destitue les anciennes recherches dominantes que représentaient l’histoire politique et celle du droit constitutionnel), toutes ces formes d’intervention, repérables très concrètement dans les rapports des membres des différentes fondations, participent bien de la création d’une koinè scientifique transatlantique dominée par un pays à la puissance inégalable en termes de ressources humaines et matérielles ou en termes d’équipement (les bibliothèques américaines des meilleures universités, à l’image d’Harvard et de ses 16 millions de volumes, défient toute comparaison).

Cependant, il serait erroné de conclure, sommairement, à une simple américanisation du monde. La description d’une science hégémonique, souvent liée à l’école de Pierre Bourdieu, ne prend pas assez en compte ni l’existence de réseaux locaux sur lesquels doit opérer l’intervention américaine ni la diversité des usages nationaux de cette même intervention, et ce, même dans certains pays périphériques du tiers-monde où les univers scientifiques nationaux sont souvent très fortement dépendants des États-Unis. Ainsi se pose la question cruciale de l’utilisation de l’aide et de sa finalité. En effet, les acteurs scientifiques qui la sollicitent et la reçoivent tentent, autant que faire se peut, de l’orienter dans leur propre sens. Quand la VIesection de l’École pratique des hautes études engage, fin 1955, une recherche sur les « Area Studies » (type d’études qui firent florès aux États-Unis après 1950 dans une perspective de guerre froide ; voir aussi chapitre 7)financée par la Rockefeller, elle en donne une orientation très française (en intégrant fortement l’histoire et la longue durée) au détriment de la perspective très contemporaine et descriptive qu’attendait, au départ, la fondation. De même, la présence de chercheurs communistes dans la VIe section, objet de réticences du financier américain, est maintenue par Fernand Braudel qui parvient à faire prendre en charge leurs salaires par un financement proprement français. Le même constat peut être dressé pour l’Amérique latine des années1960 où les importants financements en sciences sociales de la fondation Ford (50 millions entre 1959 et 1979) bénéficient certes à toute une génération de chercheurs, mais néo-marxistes en majorité !

Dans les deux cas, la finalité de l’aide, pour ceux qui la reçoivent, reste d’ordre national. Une deuxième objection à l’idée d’une toute puissance américaine tient à l’existence de fortes traditions intellectuelles indigènes au sein de la modernité, ici et là, comme l’atteste l’exemple français cité ci-dessus, et qui peuvent s’opposer aux paradigmes intellectuels états-uniens. On pourrait citer le cas de la discipline économique dans l’Inde des années1950-1960 (fortement liée aux économistes européens keynésiens) ou dans l’Amérique latine de la même époque. La fondation de l’organisme onusien, la CEPAL (en 1948 à Santiago du Chili), permet la diffusion large des thèses sur le développement « autocentré », contraire aux théories libre-échangistes classiques en cours à Washington. Dans le cas de l’expansion du management américain en Europe après 1945, on enregistre des réussites comme en France, mais aussi des échecs comme en Italie, où les universités exercent des effets dissolvants sur les instituts de management fondés en leur sein. Enfin, les institutions américaines peuvent avoir des vues divergentes entre elles, comme l’atteste le cas de l’aide apportée à l’INSEAD de Fontainebleau où la Ford, au milieu des années1960, soutint les critiques de la direction française adressées aux professeurs invités venus d’Harvard.

 

Brain Drain

La migration des savants espagnols en 1939 et celle des savants de langue germanique en direction de l’Amérique ont constitué dans la première moitié du xxe siècle l’essentiel des grands déplacements au sein du monde savant. Or, dans les années1950, la British Royal Societys’inquiète des départs d’ingénieurs et scientifiques anglais vers les États-Unis et crée le terme de brain drain. En général d’ailleurs, en liaison avec le double processus de décolonisation et de guerre froide, les États-Unis accentuent leur emprise scientifique sur le monde en concevant également des programmes de recherche dans le tiers-monde appelés « Area Studies ».Après la panique provoquée en 1957 par le lancement du Spoutnik, une loi de 1958, le National Defense Education Act (NDEA), par son titre VI, incite au renforcement de ce type d’études. En quelques années, au moins cent centres émergent aux États-Unis. Les fondations soutiennent le mouvement comme nous l’avons vu ci-dessus avec l’exemple de Paris et de la VIe section. La Ford n’apporte pas moins de 5,4 millions de dollars à l’université de Chicago dans la décennie 1960 afin de développer les programmes sur les aires culturelles. Véritable projet impérial, il s’agit à la fois de renforcer la pax americana en se dotant d’expertise dans toutes les zones de la planète et d’anticiper un recrutement d’élites savantes au sein de ces mêmes zones. Ce dernier commence à se produire, massivement, au milieu des années1960.

Et en effet, à la fin des années1960, la question de « la fuite des cerveaux » est devenue un problème politique débattu dans les grandes arènes politico- diplomatiques (UNESCO, CNUCED, OMS). Les migrations massives des savants des pays peu développés vers les pays les plus industrialisés constituèrent dorénavant un sujet d’interrogation. Trois pays paraissent concentrer alors le plus grand nombre de migrants : les États-Unis, l’Angleterre et le Canada. Ainsi en 1965 (date importante de l’histoire de l’immigration qui supprime les contingentements antérieurs), les États-Unis accueillent 28 790 personnes hautement qualifiées dont 10 762 viennent de pays peu développés ; en 1970, ils reçoivent 46 151 personnes dont 32 944 viennent des pays peu développés ; parmi ceux-ci, les pays asiatiques se trouvent en première ligne avec la Corée du Sud, les Philippines, l’Inde ou Taiwan. Au tournant des années1960-1970, les migrants des PPD vers les États-Unis sont plus diplômés que les migrants en provenance de PI. Au Royaume-Uni, la loi migratoire de 1962 a eu les mêmes effets que la loi américaine de 1965 et plus de 48 685 personnes hautement qualifiées (dont 11 806 médecins) en provenance essentiellement des pays du nouveau Commonwealth s’installent entre 1964 et 1972. En France, en 1974, 3,6 % des professions libérales et scientifiques étaient des étrangers ; sur ce nombre, les représentants des anciennes colonies comptaient pour 8,3 %. Mais le nombre réel était certainement sous-estimé dans la mesure où un certain nombre de personnes qui venaient des anciennes colonies n’étaient pas recensées dans la catégorie « étranger ». À la fin du xxe siècle, au moins un tiers des scientifiques et ingénieurs nés et formés dans les pays en voie de développement se trouvent dans les pays industrialisés. Ils représentent 18 % du personnel de R/D aux États-Unis alors que ce pays a reçu 900 000 travailleurs qualifiés dans la décennie 1990 grâce à des visas temporaires et qu’il compte 37 % de ses docteurs scientifiques en 2000 issus de l’étranger.

 

L’univers littéraire : l’importation littéraire et ses rapports de force

Poser la traduction comme symbole de l’ouverture intellectuelle paraît aller de soi à première vue. Cependant, au-delà de cette manifestation apparente de cosmopolitisme se jouent aussi des stratégies politico-intellectuelles telles que nous avons pu les décrire dans le chapitre 1 au sujet des échanges artistiques. D’une part, on peut rencontrer une volonté d’exercer un contrôle sur l’univers littéraire dans son ensemble en exerçant un pouvoir de consécration mondial, en étant le lieu à partir duquel s’ordonne tout le mouvement d’ensemble de la planète littéraire. Ce fut la fonction de Paris entre 1880 et 1970 que de se poser en « méridien de Greenwich » (Pascale Casanova) de la littérature mondiale tout comme les États-Unis se voulaient la référence essentielle de la science-monde. D’autre part, traduire fut également le propre de certains pays désireux de jouer un rôle croissant dans la vie intellectuelle mondiale en opérant un rattrapage accéléré sur la modernité de l’heure.

 

Paris, capitale de la traduction et de l’espace littéraire international

Depuis la fin du xviiie, Paris a pesé fortement dans la vie littéraire internationale en imposant un certain nombre d’auteurs grâce à leur traduction en français (de grands romanciers anglais à la fin xviiie siècle tels Sterne ou Richardson s’imposèrent ainsi). Cette tendance se confirme surtout à la fin duxixe siècle et durant la première moitié duxxe siècle. Aussi, l’écrivain américain Gertrude Stein (1874-1946) a pu dire que « Paris était là où était lexxe siècle ». Cette fonction de « passeur » international, étayée par le nombre croissant de livres traduits (13 % en 1938), révèle l’autre facette de la domination intellectuelle exercée par Paris et ses littérateurs (de Proust à Sartre en passant par Gide et Camus). En effet, l’une des raisons qui a facilité la traduction de recherche et de découverte à Paris tient à la forte présence d’artistes étrangers (d’Auguste Strinberg à Rubén Darío, le père de la modernité littéraire en espagnol, de Gertrude Stein à Ernest Hemingway) attirés par la nouvelle « Cosmopolis » (concentré de liberté politique, d’élégance, d’intellectualité valorisée, de tolérance sexuelle) afin d’en percer les richesses (comprendre et/ou dérober). De Gabriele D’Annunzio en 1900 à James Joyce ou Henry Miller dans l’entre-deux-guerres, du Roumain Emil Cioran au Tchèque Milan Kundera après 1945, la liste est longue de ces littérateurs étrangers qui séjournent à Paris et en tirent toute leur notoriété. Ils bénéficient soit d’une publication dans leur langue qui aurait été refusée dans leur pays (Ulysse de Joyce en 1922, Tropique du Cancer de Miller en 1934, soit d’une traduction française rapide et/ou augurale (le cas de Joyce ou de Borges), soit acquièrent là, tout simplement, une familiarité incomparable avec la modernité. L’autre face de ce rôle pionnier en matière éditoriale assumé par Paris fut aussi l’importance symbolique croissante accordée au rôle « d’importateur » littéraire (préfacer, traduire ou donner un compte rendu). Un certain nombre de personnalités se vouent à cette fonction médiatrice qu’est la traduction. Valéry Larbaud devient le responsable collectif de la traduction d’Ulysse de James Joyce (publiée en français en 1929) ou d’œuvres de Miguel de Unamuno, se charge personnellement de l’auteur espagnol Ramón Gómez de la Serna et de l’Anglais Samuel Butler. Marcel Brion et André Levinson traduisent dans l’entre deux-guerres la nouvelle littérature allemande et autrichienne. Après 1945, la traduction littéraire parisienne renoue avec vigueur avec le monde littéraire international. Un Roger Caillois fait découvrir la littérature sud-américaine (et surtout Borges) grâce à sa collection « La Croix du Sud » (1948) chez Gallimard avant que l’édition barcelonaise ne vienne, plus tardivement, s’immiscer dans ce marché sud-américain. Des auteurs phares de la littérature duxxe siècle tels le Russe Nabokov, l’Argentin Cortázar ou le Polonais Gombrowicz, s’imposèrent également dans le monde à partir de leurs traductions françaises dans la seconde moitié duxxe siècle.

 

Le choix de l’importation éditoriale

Les petits pays (Pays-Bas, Suède) ont une très ancienne tradition d’ouverture intellectuelle du fait de la faible diffusion de leur langue, de leur recours ancien à l’anglais au xxe siècle (qui supplante l’allemand dans les pays scandinaves) et de leur marché local de petite dimension. D’autres pays, tels l’Espagne (désir de rattrapage) et l’Italie (renforcement des liens avec le monde anglo-saxon), affichent après 1960, eux aussi, une assez ample ouverture aux œuvres d’autrui en ayant un taux de traduction élevé comme l’indique ce tableau des livres traduits entre 1985 et 1991. A contrario, l’Angleterre, avec sa faible ouverture (évidemment compensée par l’accès direct à l’édition américaine) durant tout le siècle vient confirmer le fait que, de toutes les grandes nations civilisées, elle est celle où la présence de l’étranger est la plus intimement récusée selon la formule acerbe d’Elias Canetti (voir aussi chapitre 9).

[…]

Au xxe siècle, l’intensité des circulations favorise un fonctionnement mondial de ces grands universaux tels la littérature et la science qui servent de piles porteuses aux grands ponts de la modernité. Cependant, celle-ci reste un projet fondamentalement ouvert et inachevé, au contenu hétérogène, auquel participe, à des degrés variables, une multitude de pays. Il n’en reste pas moins que ces deux « empires de l’universel » (Pierre Bourdieu) que sont la France (pour la littérature) et les États-Unis (pour la science) cherchent à orienter ces processus de définition de la dite modernité. Ils tentent d’organiser les flux à leur profit grâce, notamment, à la présence sur leur sol des meilleurs créateurs/scientifiques étrangers qui favorisent à leur tour le dynamisme créatif indigène. On peut donc parler de « parisianisation » littéraire et artistique (voir aussi chapitre 1) et d’« américanisation » scientifique du monde dont les mécanismes relèvent plutôt de l’évolution spontanée et de l’emprunt dans le premier cas, de la démarche idéologique discrète de l’autre (action des fondations américaines dans l’entre-deux-guerres), voire de l’imposition (action de certaines de ces mêmes fondations après 1945). Mais la création de ces liens sociaux et intellectuels d’interdépendance engendrés par la multiplication de ces échanges scientifiques et intellectuels débouche toutefois sur des résultats complexes qui vont bien au-delà d’une simple relation entre acteurs « passifs » d’un côté et acteurs « actifs » de l’autre. Le chapitre suivant permettra également d’approfondir ces problèmes. »

– Chaubet, F. & Martin, L. (2011). Chapitre 2 – Les échanges intellectuels et scientifiques. Dans : , F. Chaubet & L. Martin (Dir), Histoire des relations culturelles dans le monde contemporain (pp. 39-66). Armand Colin.

 

 

« […]

Mais cette globalisation est-elle vraiment globale, c’est-à-dire universelle ? Touche-t-elle également toutes les régions du globe, tous les individus sur la planète ? On peut légitimement en douter. Pour certains analystes, la globalisation n’est qu’une ruse de la raison impérialiste et capitaliste, une « mythologie » ou une « idéologie » visant à camoufler l’instauration ou l’aggravation de rapports inégalitaires qui suivent les grandes lignes de fracture de la division internationale du travail. Immanuel Wallerstein parle ainsi de « l’ascension fulgurante du néolibéralisme et de la prétendue globalisation ». De nombreux travaux insistent sur le creusement des inégalités, les phénomènes d’hégémonie et de domination culturelles ; d’autres insistent sur la persistance voire la production de différences en réponse à une vision trop homogénéisatrice de la globalisation culturelle. Comme l’écrit John Tomlinson, la culture globalise sans produire une culture globale ; il n’existe pas de culture véritablement universelle, de même qu’il ne saurait y avoir de gouvernance mondiale unifiée. Pour cette raison, Armand Mattelart préfère utiliser l’image de l’archipel à celle du village global chère à Marshall McLuhan pour rendre compte des déséquilibres existant dans la production, la diffusion et la consommation de produits médiatiques. Son choix de parler de « communication-monde » plutôt que de « communication mondiale » ou « globale » renvoie à l’économie-monde et aux systèmes-mondes de Braudel et de Wallerstein qui soulignent eux aussi l’existence de hiérarchies, de relations dissymétriques entre les éléments du système. Pour la même raison, nous emploierons l’expression de « culture-monde » déjà utilisé par l’historien Jean-François Sirinelli ou le sociologue Gilles Lipovetsky de préférence à « culture mondiale » ou « globale », qui postulent l’existence d’une uniformisation que les études empiriques n’attestent pas.

La variété individuelle, locale, régionale, nationale, macrorégionale des expressions « de » et des réactions à la globalisation plaident pour l’adoption d’un cadre d’analyse qui permette de penser la pluralité des situations et d’échapper aux « grands récits » de la mondialisation/globalisation. Contrairement à une vision un peu abstraite de la globalisation attentive aux seuls flux et à leurs effets déterritorialisants, les lieux gardent de leur importance. Certes, le moment présent voit le branchement généralisé de toutes les formes de localité, la relativisation des contraintes géographiques, la remise en cause du fondement spatial des identités, mais le local reste l’espace d’expérience fondamental de l’humanité. Mieux, certaines logiques spatiales se renforcent, comme celles qui voient la concentration des fonctions de commandement, y compris culturelles, dans ces « villes globales » décrites notamment par Saskia Sassen. De la même façon, s’il importe de sortir du cadre national et de passer, comme Christian Grataloup et Roland Robertson chacun de leur côté nous y invitent, de l’international au mondial ou au global (c’est-à-dire d’une analyse en termes de rapports entre États-nations à une analyse qui prenne en compte les phénomènes qui les traversent ou les englobent), l’État-nation et le système international demeurent des acteurs majeurs de la vie culturelle. Il y a relativisation, recomposition du rôle mais pas disparition des acteurs nationaux, nous y reviendrons dans ce chapitre et plus encore dans le chapitre 10.

Ce que la description de la globalisation culturelle et ces objections ou ces nuances donnent à voir, c’est, d’une part, la tension entre des processus d’uniformisation ou d’homogénéisation bien réels et des processus de fragmentation et de différenciation qui ne le sont pas moins car ils ne doivent pas être pensés de manière exclusive les uns des autres mais ensemble, tant il est vrai que « singulier/universel n’est pas un couple de contraires mais une complémentarité de points de vue » ; d’autre part, des différences voire des oppositions d’interprétation qui relèvent de l’idiosyncrasie de chaque auteur ou des courants d’analyse dans lesquels il s’inscrit. Au-delà du grand partage entre ceux qui croient à la globalisation et ceux qui n’y croient pas, entre les « globalistes » et les « sceptiques » (les premiers étant souvent accusés par les seconds de justifier le néolibéralisme), des divergences et des convergences existent et définissent des modèles d’intelligibilité de l’évolution en cours.

 

Comment comprendre la globalisation culturelle et la culture-monde ?

Une première manière de distinguer entre les différentes approches de la globalisation culturelle est, précisément, celle que nous venons d’employer : la manière duale. L’ensemble des contributions sur ce sujet se distribuerait entre, d’un côté, ceux qui pensent que les débats sur la globalisation ne sont que le faux nez de l’idéologie néo-libérale et la globalisation elle-même l’expression d’un impérialisme économique s’accompagnant d’une hégémonie culturelle, et ceux pour qui ce concept tente de saisir les transformations planétaires et/ou pour qui ce mouvement de fond favorise les échanges culturels internationaux et l’hybridation des cultures. D’autres auteurs opposent ceux pour qui on assiste à un choc des cultures et ceux qui discernent plutôt une créolisation du monde ; ou ceux qui observent l’uniformisation du monde et ceux qui mettent l’accent sur l’affrontement des différences. On peut encore opposer la lecture « libérale » qui voit dans la mondialisation la fin prochaine de l’histoire et la victoire de son modèle de société, et la lecture « radicale » qui annonce également la fin du monde mais dans une perspective apocalyptique, appelant à lutter contre l’ordre capitaliste. L’opposition binaire a ceci d’avantageux pour celui qui la manie qu’elle lui permet de proposer une position médiane en renvoyant dos à dos les extrêmes. Mais elle laisse de côté beaucoup d’autres voies d’interprétation de la globalisation culturelle.

D’autres descriptions sont plutôt ternaires. Elles distinguent entre un modèle qui insiste sur le mouvement d’homogénéisation, de convergence culturelle, le plus souvent sous la forme de l’occidentalisation ou de l’américanisation du monde, un deuxième qui met au contraire l’accent sur la polarisation, la différenciation, la fragmentation culturelle (opposant souvent l’Occident à ses Autres) tandis qu’un troisième modèle est celui de l’hybridation, de l’enchevêtrement des répertoires culturels. Autrement dit, les « globalistes » ou « globalisateurs » s’opposent aux « sceptiques » qui s’opposent aux « transformationnalistes » . Mais certains des courants interprétatifs, par exemple la théorie de l’impérialisme culturel (qui à la fois souligne la domination culturelle américaine et insiste sur les résistances qui lui sont opposées) ne se laissent ranger dans aucune de ces catégories.

On peut complexifier encore le schéma et distinguer quatre paradigmes, quatre modèles théoriques. Il y aurait d’abord la thèse de l’impérialisme culturel, puis celle de la globalisation par les flux culturels et médiatiques, la théorie de la réception, enfin le modèle des stratégies locales, nationales et macrorégionales. Une variante de cette équation à quatre inconnues distingue elle aussi la théorie de la globalisation comme idéologie du capitalisme, mais pour lui opposer le point de vue institutionnaliste décrivant la globalisation comme ontologie de la société-monde (un angle d’approche lié à des travaux sur les systèmes éducatifs puis sur le rôle des États dans la constitution de la culture-monde), les études définissant la culture-monde comme définition de la condition globale, enfin celles qui la voient avant tout comme organisation de la diversité. Ces schémas, quoique passablement embrouillés, sont déjà plus satisfaisants pour l’esprit en ce qu’ils rendent davantage justice que les premiers à la complexité du réel comme à celle des interprétations qui tentent d’en rendre compte. Mais ils associent des théories qui ne se situent pas exactement au même niveau, n’ont pas le même degré de généralité ni la même visée explicative. Les quatre modèles interprétatifs que nous avons retenus pour rendre compte de la globalisation culturelle (processus) et de la culture-monde (état) sont les suivants : la théorie de la convergence ; celle des modernités multiples et de l’hybridation ; celle de l’impérialisme ; celle de la fragmentation.

 

Quatre paradigmes pour comprendre la globalisation culturelle et la culture-monde

La théorie de la convergence culturelle

« Les différences dues à la culture, aux normes, aux structures, sont des vestiges du passé. (…) La convergence, tendance de toute chose à devenir comme les autres, pousse le marché vers une communauté globale. (…) De plus en plus, partout, les désirs et les comportements des individus tendent à évoluer de la même façon, qu’on parle de Coca-Cola, de microprocesseurs, de jeans, de films, de pizzas, de produits de beauté ou de machines à fraiser. » Ce point de vue, qui date de 1983, est celui du directeur de l’époque de la Harvard Business School, par ailleurs consultant auprès d’une société publicitaire britannique ; la convergence qu’il décrit ici est celle des habitudes de consommation sous l’effet d’une sorte de loi naturelle plus postulée que démontrée mais dont Armand Mattelart a rappelé ce qu’elle doit à l’action des grandes entreprises de communication, marketing et publicité au xxe siècle. D’autres analystes ont beaucoup écrit, au début des années1990, sur l’émergence d’une économie globale intégrée en mettant l’accent sur l’ouverture des marchés, le rôle des firmes transnationales et le dépassement des frontières nationales.

Cette convergence prend généralement la forme, sous leur plume, d’un alignement sur le modèle occidental de société et, plus précisément encore, sur le modèle des États-Unis, présentés comme le moteur de l’unification du monde. À la fin des années1960, Zbigniew Brzezinski note qu’une société globale est en train de naître sous l’effet de la « révolution technotronique » et que les États-Unis en sont les leaders. Le mode de vie des Américains est en passe de devenir mondial, il est un « modèle global de modernité », les États-Unis eux-mêmes étant qualifiés de « première société globale de l’histoire. » Contrairement aux empires de l’histoire, l’influence américaine adopte les voies essentiellement pacifiques de l’exportation de ses produits culturels et médiatiques ; ses films, ses séries télévisées, sa musique véhiculent son mode de vie et ses valeurs et gagnent les peuples à sa cause plus sûrement que la politique de la canonnière. C’est le même raisonnement qu’emploie un autre universitaire américain, Joseph Nye, vingt ans plus tard, parlant dusoft power, du « pouvoir doux » qui est aussi un pouvoir de séduction, sinon de conviction. Au début des années 2000, Peter Berger et Samuel Huntington, quoique reconnaissant l’existence de « beaucoup de globalisations » (many globalizations) et défendant, pour le second au moins, une vision s’apparentant davantage au modèle de la « fragmentation culturelle », estiment eux aussi qu’« il y a bel et bien une culture globale en voie d’émergence et [qu’] elle essentiellement américaine dans son contenu et son origine ».

Les vecteurs et les manifestations principales de cette culture globale sont, selon ces auteurs, la domination de l’anglais, la formation d’un réseau entrepreneurial planétaire et d’élites passées par les mêmes universités, l’idéologie de la santé et de la vie saine véhiculée par les organisations philanthropiques, la culture populaire et les industries culturelles, les marques de vêtements de sport, enfin des mouvements religieux et associatifs comme le pentecôtisme et l’évangélisme américains qui ont essaimé partout sur la planète. Les représentations de la vie bonne diffusées par ces divers canaux mettent en avant l’individu libre et épanoui dans une société ouverte et récompensant le mérite personnel. On pourrait y ajouter l’uniformisation des centres commerciaux et de certains sites touristiques, la consommation de produits alimentaires standardisés (alimentant en retour la critique ou la crainte de la « macdonaldisation » et de la « coca-colonisation » du monde), le succès de firmes liées à l’essor de l’informatique personnelle telles que Microsoft, Apple ou Facebook dont les logos sont devenus des icônes planétaires.

Dans cette perspective, on peut effectivement suivre Berger et Huntington lorsqu’ils affirment que « la nouvelle culture globale est en affinité avec le processus de modernisation [et que] dans beaucoup d’endroits du monde, les deux coïncident », la globalisation à l’américaine n’étant, au fond, « que la continuation, sous une forme accélérée et intensifiée, de la modernisation ». On pourrait aussi dire que la théorie de la convergence prolonge celles de la modernisation et du développement qui ont dominé la réflexion internationale dans les années 1950 et 1960 (voir chapitres 6 et 7). C’est en 1949 qu’apparaît la notion de développement. Elle ne se comprend que dans le couple qu’elle forme avec son contraire, le « sous-développement ». Dans le contexte de la guerre froide, il s’agit de favoriser le progrès économique et social des régions et pays « sous-développés » afin de les attirer dans l’orbite occidentale. Ce progrès passe par la « modernisation » de ces sociétés, c’est-à-dire par la rupture opérée avec les « traditions » qui freinent leur essor. « Développement » et « modernisation » s’inscrivent dans un schéma de pensée évolutionniste qui définit le changement social comme le passage linéaire et orienté en valeur (du « mauvais » vers le « bon ») entre la société traditionnelle et la société moderne. Pour accéder au mode de vie occidental, présenté comme l’aboutissement de l’évolution historique et un idéal à atteindre pour toutes les sociétés, il faut passer par un certain nombre d’étapes, toutes identiques, et s’affranchir de l’attachement à des valeurs et des coutumes jugées rétrogrades. Les médias jouent un rôle essentiel en promouvant des modèles de comportement que les populations sont invitées à imiter. Le développement doit à son tour produire des structures sociales, politiques et culturelles uniformes par-delà la diversité des sociétés.

À bien des égards, ce schéma est la version occidentale et américaine du schéma marxiste de la succession des modes de production, et la « révolution des espérances croissantes » doit répondre aux espérances révolutionnaires maniées par l’ennemi soviétique. Dans l’un et l’autre cas, la culture traditionnelle est considérée comme un obstacle à vaincre pour conduire les sociétés sur le chemin du bien-être et nombre d’intellectuels et dirigeants politiques des ex-colonies s’engagent sur le chemin de l’« émancipation » dans sa version libérale ou socialiste. L’UNESCO elle-même prend ce schéma évolutionniste à son compte parce qu’il correspond à l’idéologie de la convergence des sociétés qui domine cette enceinte internationale à cette époque, soucieuse de mettre en valeur ce qui unifie plutôt que ce qui divise les nations. Des sociologues comme Wilbur Schramm, Daniel Lerner, Ithiel de Sola Pool, tous experts et consultants auprès de l’UNESCO, défendent cette conception qui dominera la pensée de l’organisation jusqu’aux années 1970, époque à partir de laquelle, devant les échecs rencontrés par les politiques qui s’en étaient inspirées, elle sera remisée au profit d’une approche plus respectueuse de la diversité, réhabilitant les cultures particulières et les voies spécifiques du développement.

Cette théorie, remarque à juste titre Francis Fukuyama pour s’en démarquer, est l’une des dernières philosophies de l’histoire du xxe siècle. Mais cet auteur ne semble pas s’en être vraiment éloigné quand il estime, dans les années1990, que la démocratie libérale a désormais vaincu tous ses adversaires idéologiques, qu’elle est le seul modèle potentiellement universel et que « nous ne saurions nous figurer un monde qui serait essentiellement différent du monde présent [dominé par ce modèle] et en même temps meilleur. »  La « fin de l’histoire » n’est pas la fin des événements historiques mais plutôt la fin des croyances en des modèles de société alternatifs à celui qui s’est diffusé dans le monde entier à partir de l’aire occidentale, et dont les fondements sont, dans l’ordre politique, la liberté individuelle et la souveraineté populaire, dans l’ordre économique la propriété privée et les lois du marché. Pour cet universitaire qui fut, comme le rappelle Armand Mattelart, conseiller auprès du département d’État américain, la diffusion de la culture de masse américaine est l’une des manifestations les plus tangibles de l’homogénéisation du monde sous l’égide des États-Unis ; « l’expansion de la global democratic marketplace devient synonyme de l’ouverture aux libertés civiles et politiques. »

La congruence entre américanisation, modernisation et acculturation a été bien analysée par l’historien Ludovic Tournès dans son livre sur les fondations et la philanthropie américaines. Selon lui, lorsque les historiens américains commencent à travailler sur les processus d’américanisation du monde à partir des années1980, ils utilisent la grille de lecture forgée par l’anthropologie culturaliste des années1940 dominée par le paradigme de l’acculturation : une culture émettrice et dominante transmet ses valeurs, ses codes, ses normes, ses productions symboliques à une société réceptrice et dominée qui les accepte, les refuse, les interprète, s’y adapte et en sort toujours transformée, alors que l’inverse n’est pas vrai. C’est une perspective à la fois diffusionniste et bilatérale, constituant les États-Unis en émetteur imperméable aux apports extérieurs, n’envisageant pas ou guère les allers-retours, les circulations, les relations multilatérales. Ainsi l’Américain Richard F. Kuisel analyse-t-il différentes formes de la présence américaine en France après 1945 et la « réponse française à l’Amérique », réponse qui prend des formes diverses selon les secteurs considérés, entre « résistance, imitation sélective, adaptation et acceptation ». La même perspective est développée, à l’échelle européenne, dans des études récentes : c’est le cas du Not Like US de Richard Pells, qui étudie la « réponse » des Européens à la « culture américaine » et le processus de « résistance et de modification » qui a lieu en Europe ; c’est le cas aussi de The Americanization of Europe, ouvrage collectif dirigé par l’historien des relations internationales Alexander Stephan, qui mène une étude comparée dans onze pays européens de « l’influence de la culture américaine en Europe, [de] la réception, [de] l’hybridation des importations culturelles américaines et [de] l’antiaméricanisme » . Au terme de ces interprétations où « la culture » américaine et « la culture » européenne sont analysées comme des entités globales, les historiens américains arrivent tous à la conclusion que les Européens n’ont pas été submergés par les importations culturelles américaines et ont développé quasi systématiquement des phénomènes d’appropriation sélective et de réinterprétation (voir chapitre 7).

Par ailleurs, dans les années1980 à 2000, certains partisans de la théorie de la convergence ont évolué vers la reconnaissance de l’existence de plusieurs modernités se dégageant de la tradition (qui reste cependant perçue comme un point de départ identique pour toutes les sociétés dans l’œuvre de Schmuel Eisenstadt) tandis qu’un auteur comme Samuel Huntington, connu pour ses thèses sur la fragmentation culturelle, parle lui aussi de « nombreuses mondialisations » (même si la mondialisation sous bannière américaine reste la référence centrale).

 

Les modernités multiples ou alternatives : Postcolonial et Subaltern Studies et théorie de l’hybridation

Face à une vision de la modernité occidentale comme voie unique (ou, au mieux, duale, libérale ou socialiste) de développement des sociétés, d’autres théoriciens mettent en avant l’idée de modernités multiples ou d’une modernité alternative. La prétention du modèle occidental à l’universalité se trouve remise en cause au profit de modèles nationaux ou supranationaux singuliers. « L’idée d’une prolifération de situations ou de conditions modernes conteste la mythologie d’une mondialisation selon laquelle le monde serait en passe de devenir un ; l’histoire du monde est une reconstitution périodique d’une multiplicité de programmes sociaux et culturels mis à l’œuvre sur des espaces interactifs et en voie de différenciation. Finalement, les analyses à la fois sociologiques, anthropologiques et historiques contredisent l’idée dominante selon laquelle la modernité serait le produit du seul monde occidental, qu’il soit européen ou états-unien. »

Plusieurs courants peuvent ici être distingués. Le premier est celui des études postcoloniales dont Georges Balandier rappelait qu’il n’était pas né avec Edward Saïd et les années1980, même si ce dernier a beaucoup fait pour sa diffusion et que les Postcolonial Studies, comme ensemble d’enseignements, de recherches et de revues autour du fait colonial et de son héritage se sont constituées en domaine de spécialité dans les universités anglophones à cette époque. Cet ensemble est lui-même assez disparate mais se retrouve sur quelques thèmes communs, la mise en évidence et la dénonciation des formes occidentales de la domination, le thème de la duplicité du message civilisateur et la déconstruction de l’universalisme européen, la critique des catégories analytiques sur lesquelles se fonde cette domination dans une logique, empruntée à Michel Foucault, de savoir/pouvoir, l’attention portée aux images, aux représentations, aux stratégies discursives, la valorisation des formes locales de résistance. Les références aux philosophes français poststructuralistes, regroupés un peu hâtivement dans une French Theory, sont nombreuses, de même que les proximités avec certains auteurs des Cultural Studies, par exemple Stuart Hall. Comme ces dernières, c’est d’abord dans le champ des études littéraires qu’apparaissent les études postcoloniales, avec des ouvrages comme The Empire writes back de Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, L’Orientalisme d’Edward Saïd. ou encore The Invention of Africa, de Valentin-Yves Mudimbe. Un triple mouvement se fait jour : de relecture des œuvres européennes pour y débusquer les présupposés racistes et ethnocentriques ; de reconnaissance de l’apport littéraire d’auteurs issus des mondes périphériques ; d’interrogation sur la possibilité d’une langue ou d’une pensée propre aux peuples anciennement colonisés.

Celles-ci peuvent-elles être autre chose que métissées ?

  • Frantz Fanon le pensait, qui voulait « nettoyer » les cultures indigènes des éléments occidentaux, et certains théoriciens de l’afrocentrisme ou des « valeurs asiatiques » sont également dans cette logique.

Mais la plupart des penseurs rattachés aux études postcoloniales rejettent l’idée d’une identité fixe et essentialisée, d’une culture pure(ment) autochtone ; ils insistent sur la nécessité d’une double désacralisation, du discours colonial, d’une part, mais aussi du discours anticolonial, qui conduit certains groupes à bannir le concept même de modernité sous prétexte qu’il fut utilisé à de mauvaises fins par l’Occident.

Au lieu de penser les cultures comme étanches, isolées les unes par rapport aux autres, engagées dans des rapports de conflictualité frontale, les auteurs qui utilisent le paradigme de l’hybridation ou ses quasi-équivalents (branchement, créolisation, métissage, syncrétisme) tentent de penser des sociétés en interrelation constante et ancienne.

  • Au lieu de l’image de la mosaïque, qui suppose des éléments statiques et juxtaposés, il faudrait plutôt ici évoquer l’art de la peinture, où les couleurs primaires s’associent pour produire des teintes nouvelles.
  • Ces auteurs mettent l’accent sur les phénomènes d’appropriation, de réinterprétation, de traduction d’éléments culturels qui circulent d’une société à une autre.

Jan Nederveen Pieterse, l’un des principaux théoriciens de ce courant, considère que nous assistons à un accroissement de la diversité à travers un processus d’hybridation défini comme la façon dont des formes et des pratiques se recombinent ; des modes d’organisation nouveaux sont disponibles en nombre croissant, des formes trans, inter, macro-régionales, l’hybridation pouvant être observée à chacun des niveaux d’organisation. L’augmentation du multiculturalisme (les multiples identités ethniques et culturelles dans une même société) résulte de la globalisation, Pieterse observant des phénomènes d’interculturalisme dans lequel les individus eux-mêmes ont de multiples identités plus ou moins affirmées selon les contextes.

Un autre théoricien de l’hybridité dont les thèses sont très présentes dans le débat académique est Arjun Appadurai. Dans ses écrits, notamment Après le colonialisme, il décrit la transformation concrète des subjectivités quotidiennes par l’utilisation des médias électroniques et une économie culturelle globale marquée par la « disjonction » entre territoire, nationalité, citoyenneté et culture.

  • Opposé à une vision en termes d’acculturation forcée et à sens unique sous l’effet d’une hégémonie culturelle, il montre des circulations multidirectionnelles d’hommes et d’idées ; comme celle de James Clifford, la pensée d’Appadurai est une pensée du mouvement, du déplacement, du voyage.
  • Face aux théories qui essentialisent la culture et l’identité, il insiste sur leur caractère mouvant et relatif.

Ces traits sont anciens mais Appadurai estime que le processus de mondialisation a pris un tournant dans les années1980, qui s’apparente à une rupture en raison de l’ampleur nouvelle des phénomènes d’interconnexion médiatique et de déplacements de population. Le champ médiatique s’est trouvé bouleversé par l’usage des moyens électroniques de diffusion (cinéma, télévision, ordinateurs, téléphone) qui ont changé la façon dont les gens perçoivent et se perçoivent ; ces moyens ont permis un essor sans précédent du travail de l’imaginaire dans la création des subjectivités, particulièrement celles des migrants qui utilisent ces moyens pour garder un lien avec leur terre natale et constituent ainsi des « paysages mentaux » originaux, mixtes de la culture d’origine et de celle rencontrée dans le pays d’accueil. « Nous assistons à la rencontre entre le mouvement des images et des téléspectateurs déterritorialisés, c’est-à-dire à la constitution de diasporas de publics enfermés dans leur petite bulle – autant de phénomènes qui renversent les théories fondées sur la prééminence de l’État-nation, défini comme l’arbitre suprême des changements sociaux décisifs. » .

La pensée diasporique est également très présente chez des penseurs comme Paul Gilroy ou Homi Bhabha. Le premier, auteur notamment de L ’Atlantique noir, fonde l’idée de « conscience noire » sur les expériences historiques de l’esclavage, du racisme et de l’oppression mais aussi sur le souvenir des luttes et des résistances qui leur ont été opposées par les populations assujetties. L’« Atlantique noir » est cette culture dissonante, diasporique et transocéanique née de la transplantation forcée des populations africaines. Tout en dénonçant la collusion entre discours et raison, idéologie du progrès et théorie raciale, il refuse la conception binaire du monde opposant des identités figées et met l’accent sur le mouvement, le déplacement, plus que sur le territoire et l’enracinement, sur « les routes plus que sur les roots [racines] » .

D’une manière un peu différente d’Appadurai, il met également en cause la souveraineté moderne identifiée à l’État-nation et le rôle du colonialisme dans la constitution de cette souveraineté. De la même façon, Homi Bhabha insiste sur les capacités transgressives d’une culture de la déterritorialisation échappant aux logiques nationales étatiques, « les passages interstitiels entre les identifications fixes ». Remettant en cause les concepts de culture nationale, de transmission consensuelle des traditions historiques, de communautés organiques ou homogènes, il promeut un nouvel internationalisme fondé sur les migrants, qui relèvent selon lui de la « DissemiNation », faisant écho à Edward Saïd à propos des identités sans domicile fixe, décentrées, exiliques.

Ce phénomène de déterritorialisation et le rôle qu’y jouent les flux médiatiques apparaissent centraux dans la théorie de l’hybridation. « Ce qui définit le monde contemporain, c’est la circulation, bien plus que les structures et les organisations stables », écrit ainsi Marc Abelès, qui commente (et approuve) Appadurai. « En témoignent les déplacements de population mais aussi l’extraordinaire développement de la communication de masse, avec les images qui transitent d’un bout à l’autre de la planète. D’un point de vue anthropologique, on pourrait définir la globalisation comme une accélération des flux de capitaux, d’êtres humains, de marchandises, d’images et d’idées. ».

John Tomlinson utilise lui aussi le concept de déterritorialisation, en soulignant combien les nouvelles technologies de communication et la globalisation en général érodent la signification attachée à la localisation géographique. « L’affaiblissement des liens traditionnels entre l’expérience culturelle et le territoire géographique est l’effet de la globalisation culturelle qui a la plus grande portée. » 

 Pour Bhabha, cependant, il importe de distinguer deux sortes de cosmopolitismes : l’un, global, relevant des théories de la modernisation à l’occidentale qui ignore largement la misère du plus grand nombre et les minorités au sein des États nationaux ; l’autre, « vernaculaire », mesurant le progrès global « dans une perspective minoritaire » .

C’est cette « perspective minoritaire » ou ce point de vue d’en bas que privilégie le courant des études subalternes dont Bhabha est l’un des représentants, avec d’autres auteurs souvent issus du sous-continent indien, tels Ramaswani Harindranath, Dipesh Chakrabarty ou Gayatri Spivak. Là encore, dans une perspective souvent militante mais d’une façon plus historienne, il s’agit de redonner vie et voix à ceux que l’Occident colonisateur a privés de parole, les « subalternes » (un terme emprunté à Antonio Gramsci), en contestant les cadres analytiques européens et en relisant les trajectoires des États non occidentaux comme autant de modernités alternatives. Influencés d’abord, pour nombre d’entre eux, par la pensée marxiste, ils s’en sont progressivement éloignés après avoir constaté la difficulté à penser le mouvement propre de leur société à travers les catégories marxistes, situées (en Europe) et datées (du xixe siècle). « La pensée européenne est à la fois indispensable et inadéquate pour penser les expériences de modernité politique dans les nations non occidentales, et provincialiser l’Europe consiste à examiner comment cette pensée – qui est maintenant l’héritage de tous et nous affecte tous – peut être renouvelée depuis et pour les marges. »  

À travers le concept d’agency, qui englobe tout à la fois un « domaine autonome » de l’action politique, une « conscience de soi » non contrôlée par les élites bourgeoises nationalistes occidentalisées, et une « capacité du peuple à agir », ils s’efforcent de déconstruire l’histoire officielle de l’Inde, de lutter contre les stéréotypes occidentaux sur leur pays mais aussi de déraciner l’idée intériorisée par les dominés d’une supériorité occidentale, autre nom de la ruse de la raison occidentale qui continue, même après les indépendances, à modeler les discours et les représentations des non occidentaux. La difficulté, relevée notamment par Chakrabarty, est que, si les intellectuels non occidentaux se sentent obligés de passer par les catégories et théories occidentales pour penser leur propre situation, l’inverse n’est pas vrai, générant une situation d’« ignorance asymétrique ».

Que la plupart de ces auteurs soient passés par les universités nord-américaines, où certains d’entre eux occupent des positions éminentes, explique sans doute l’importance accordée dans leurs œuvres aux pensées de l’entre-deux, aux identités à traits d’union. Intellectuels expatriés, transnationaux, hybrides des Subaltern et Postcolonial Studies s’inspirent de leur parcours personnel et professionnel pour dessiner les contours d’une modernité alternative. Un peu trop, au gré de certains lecteurs critiques de cette littérature, qui leur reprochent de reconduire une vue de surplomb, mais cette fois de l’avion où prennent place ces jet-setters de l’université globale, toujours entre deux colloques et deux continents. L’histoire « par en bas » est souvent écrite « d’en haut » par des intellectuels qui n’ont que peu à voir avec les subalternes dont ils parlent. À cette première accusation d’ordre éthique ou politique s’en ajoutent d’autres, plus scientifiques. Le sociologue Jonathan Friedman parle d’une « vulgate transnationale », d’une conception abstraite de la culture, d’une vision anhistorique et décontextualisée des phénomènes diasporiques, une vision qui ignore la réalité des inégalités creusées par la globalisation économique, au profit d’une vision magnifiée du déplacement et de l’hybridité. L’historien Frederick Cooper fustige quant à lui le « conformisme d’avant-garde » qui a saisi, sinon les figures de proue des études postcoloniales, du moins leurs épigones, évoquant le risque de sclérose par imitation servile d’une norme épistémologique, une interdisciplinarité sans rigueur, une vision, là encore, anhistorique de l’histoire (récits choisis, héritages parcellaires, vision rétrospective). L’un comme l’autre accusent les auteurs postcoloniaux de délaisser le terrain pour des études de discours, de déboucher sur un radicalisme rhétorique, éloigné des luttes sociales et politiques, mais aussi de recréer les conditions d’un essentialisme culturel, même s’il est inversé par rapport à celui des colonisateurs.

On retrouve ce type de critique chez un sociologue comme Armand Mattelart ou un anthropologue comme Jackie Assayag, qui soulignent la sophistication conceptuelle de la théorie de l’hybridation déterritorialisante mais aussi sa faiblesse empirique. Le premier estime que, « si l’intérêt porté aux entrelacs des médiations, des négociations et des hybridations a permis de rompre avec les schémas dichotomistes des relations de pouvoir, il a aussi permis de mimer la contestation en esquivant toute critique qui s’en prend aux causes structurelles des grands déséquilibres du monde. »

 L’attention nouvelle – et bienvenue – à l’appropriation différenciée ne doit pas masquer le caractère inégal de l’échange, les enjeux culturels faire oublier l’exploitation économique, ni « postcolonial » être employé en lieu et place de termes plus directement politiques tel que « impérialisme ». De son côté, Assayag reconnaît lui aussi l’intérêt d’une théorie qui s’efforce de penser ensemble deux aspects qui ne s’excluent pas mais que l’analyse courante tend à séparer ou à opposer : d’une part, la visibilité nouvelle des identités, la multiplication des barrières érigées par les États-nations et les logiques ségrégatives ; d’autre part, le développement des identités syncrétiques ou créolisées, des acculturations et des culturalismes transnationaux, notamment à travers la diversité des diasporas et des cités mondes. Mais l’anthropologue souligne que la majorité de la population mondiale reste attachée à un territoire et aux identités dont il est le support. Toute l’humanité n’est pas engagée dans ce mouvement perpétuel décrit par Appadurai et les penseurs qui s’inscrivent, comme lui, dans le courant postmoderniste et postcolonial ; les emprunts ponctuels ne remettent pas en cause le rapport fondamental des individus à une culture d’origine, aux cadres quotidiens de l’expérience. En insistant à l’excès sur les effets des mobilités à grand rayon, qui ne concernent qu’une fraction très minoritaire de la population mondiale, et sur ceux des technologies et des médias, dont il surestime l’impact, Appadurai produirait une anthropologie hors sol, alignée sur le discours entrepreneurial d’effacement des cultures sous l’effet d’un capitalisme mondialisé.

Ces critiques sévères par deux penseurs qui se reconnaissent plutôt dans le modèle centre/périphérie de la théorie de l’impérialisme culturel ne disqualifient pas entièrement le paradigme de l’hybridation culturelle ; elles en corrigent plutôt ce qu’il pourrait comporter de naïveté morale et d’optimisme technologique. Il y a de la mobilité mais aussi de l’immobilité ; de la communication mais aussi des frontières ; des délocalisations mais aussi des territoires. Le local (qui peut aussi être le territoire national) et la culture ou les cultures dont il est le lieu d’exercice principal, importent ; non pas (seulement) comme obstacle à la modernisation et au développement, tel qu’il apparaissait aux théoriciens de la convergence dans les années 1950 et 1960, mais comme ensemble de ressources cognitives et, peut-être, comme refuge ou môle de résistance contre une globalisation uniformisatrice. Là où on supposait, pour s’en réjouir ou pour s’en plaindre, que la modernité procédait par écrasement pur et simple de la tradition, on peut même soutenir que la tradition (ou les traditions, pour ne pas revenir à une représentation monolithique qui serait le reflet inversé de LA modernité) peut être un véhicule paradoxal du changement social.

 

La théorie de l’impérialisme culturel

Les études sur les ravages de la domination capitaliste ou américaine ou occidentale sur le monde sont légion. Citons celles de Jonathan Friedman et de Leslie Sklair pour qui le capitalisme a façonné les gens en consommateurs pour servir ses buts ; de George Ritzer selon qui la culture de consommation est une extension du processus de rationalisation identifié par Max Weber et qui voit dans le succès de l’entreprise McDonald’s l’illustration des principes d’efficacité, de calculabilité, de prédictibilité, de technologie sociale à l’œuvre dans le capitalisme global ; de Benjamin Barber sur la « disneyification » du monde ; de Douglas Kellner sur les effets de la concentration de l’information et du divertissement sur les cultures nationales. Herbert Schiller aux États-Unis, Armand Mattelart en France ont beaucoup travaillé au moyen de la notion d’impérialisme culturel, que l’on pourrait définir comme une forme de domination qui écrase la diversité des cultures sous le poids d’une culture homogénéisatrice.

Que l’« empire » renvoie aux empires coloniaux du xixe siècle, comme chez Edward Saïd  ou que l’on en fasse un usage plus métaphorique, comme chez Michael Hardt et Antonio Negri , dans tous les cas les cultures locales se trouvent confrontées à une menace mortelle.

Pour Jeremy Seabrook, la « globalisation est une déclaration de guerre lancée sur toutes les cultures ». À une première version de la théorie de l’impérialisme culturel fortement imprégnée de marxisme dans les années 1970 et basée avant tout sur la dénonciation de l’impérialisme américain a succédé une version plus distanciée, délaissant les États pour mettre l’accent sur le pouvoir des firmes multinationales, en particulier dans le domaine des industries culturelles et des médias. L’une et l’autre de ces versions dénoncent l’imposition de valeurs, de normes, de croyances, une imposition présentée comme intentionnelle et correspondant aux intérêts des États dominants et des grandes entreprises. « McDonald’s et Disney ont fini par incarner une menace plus générale, celle d’une homogénéisation radicale de nos modes de vie et de pensée . »

Comme la théorie de la convergence, cette vision des choses fait peu de cas (tout en les valorisant parfois, à l’inverse de la première) des formes de résistance, de réception et d’appropriation différenciées voire de production de différences qui contredisent l’homogénéisation culturelle du monde.

C’est le reproche principal que lui fait un auteur comme John Tomlinson, lequel estime que la diffusion même massive de produits médiatiques et culturels ne signifie pas la conquête des esprits ; et que la théorie de l’impérialisme culturel suppose, plus qu’elle ne démontre, une telle conquête, ignorant tous les processus d’appropriation, d’interprétation, d’adaptation, d’« indigénisation » qui transforment profondément, au point parfois de les inverser, les significations inscrites dans ces produits par ceux qui les conçoivent et les diffusent.

Un certain nombre de ces études (notamment, en France, celles qui se réfèrent à l’œuvre de Pierre Bourdieu) utilisent un modèle d’analyse qui distingue un centre, concentrant la richesse et le pouvoir de décision, et des périphéries qui s’organisent en fonction de leur degré d’insertion dans le « système-monde ». On aura reconnu le modèle développé à partir du milieu des années 1970 par Immanuel Wallerstein à partir des travaux de Fernand Braudel.

  • À vrai dire, ce modèle contredit sur plusieurs points la théorie de l’impérialisme politique ou culturel.
  • D’abord, il « doute fort qu’il existe quelque chose de nouveau au sein du système capitaliste qu’on pourrait appeler la mondialisation. »

Depuis le xvie siècle, nous dit Wallerstein, existe une économie-monde capitaliste dans laquelle les marchandises et les capitaux traversent les frontières. Rien de nouveau, donc, depuis vingt ou trente ans.

Mieux, il n’existe pas aujourd’hui une ouverture plus grande que celle de la période 1900-1913. L’ouverture et la fermeture du marché mondial obéissent à des phénomènes cycliques depuis quatre cents ans et il est probable que nous entrons, au début duxxie siècle, dans une nouvelle phase de fermeture.

Par ailleurs, Wallerstein estime que l’hégémonie américaine dans le système-monde est parvenue à son apogée à la fin des années 1960 et qu’elle se trouve depuis en lent mais continuel déclin.

  • Autant de thèses qui vont à l’encontre de l’idée que l’homogénéisation du monde est en marche sous la bannière américaine.
  • Du reste, selon Wallerstein, cette homogénéisation est, comme la globalisation, un mythe qui sert avant tout les intérêts des partisans de la dérégulation et du Big Market.
  • « L’histoire du monde a été à l’exact opposé d’une tendance vers l’homogénéisation culturelle ; elle a plutôt correspondu à une différenciation culturelle, une élaboration culturelle, une complexité culturelle ».

Mais le sociologue américain ne s’attarde guère sur ce processus centrifuge et fait peu usage du concept de « culture », jugé par lui peu rigoureux en raison de sa polysémie, de sa plasticité, du caractère mouvant et changeant de toute culture, de la porosité et de l’indétermination fondamentale des frontières culturelles. Comme David Harvey ou Fredric Jameson,

  • il estime que le « capitalisme culturel » théorisé par Jeremy Rifkin s’apparente à un « carnaval pour élites » qui permet aux responsables politiques de dissimuler les inégalités socio-spatiales croissantes, la polarisation et les conflits dans la distribution des ressources.

La culture n’est bien souvent, sous la plume de ces auteurs plus attentifs aux enjeux socio-économiques que culturels, que l’idéologie des classes dominantes ou un outil pour la régénération du capitalisme à travers la mobilisation des ressources du spectacle.

  • Parce qu’il n’y a pas d’homogénéité culturelle, même au niveau des individus, il ne saurait y avoir d’explication par la culture.

Cette conclusion nous semble bien discutable, a été discutée, et nous dirions volontiers de la théorie de Wallerstein ce qu’il disait lui-même des modèles interprétatifs qui postulent l’unification culturelle : qu’elle capture des éléments de la réalité empirique mais oublie dans le même mouvement des aspects très visibles de cette réalité, réclamant de son lecteur un saut d’inférence qui semble bien hasardeux.

 

La théorie de la fragmentation culturelle

« L’économie-monde capitaliste est, par nature, polarisante ». Cette assertion d’Immanuel Wallerstein pourrait être reprise par les théoriciens de la fragmentation culturelle ;

  • mais, à l’inverse du sociologue américain, ces derniers insistent beaucoup sur le facteur culturel comme clef d’explication de l’ordre et des désordres mondiaux.

C’est, en particulier, le cas de Samuel Huntington qui, dans un article puis un livre célèbres, a décrit une humanité divisée en grandes civilisations dont les chocs (clashes) expliquent l’histoire du monde mieux que les conflits de classes ou les rivalités entre nations. Comme dans le schéma d’Arnold Toynbee, ces civilisations sont définies avant tout par leur religion dominante ; il distingue ainsi les ensembles occidental, latino-américain, islamique, confucéen, japonais, hindouiste, slave-orthodoxe ; l’Afrique constituera une civilisation si elle développe une unité et une conscience d’elle-même « suffisantes ». Après l’effondrement du bloc soviétique, les risques de conflits majeurs se déplacent le long de ces « lignes de failles » civilisationnelles. La lecture des attentats du 11 septembre 2001 en termes de guerre entre l’Occident chrétien et le monde islamique a imprégné le discours des responsables américains de l’époque et justifié les aventures militaires des États-Unis.

Cette lecture a été très critiquée, et avec elle l’ensemble de la théorie du choc des civilisations. Plusieurs arguments lui ont été opposés. Le premier porte sur le découpage que fait Huntington en grandes « aires culturelles » ou en « civilisations ». Aucun des ensembles ainsi délimités n’est cohérent, y compris sur le plan religieux ; l’Occident chrétien est tiraillé entre catholiques, protestants, orthodoxes ; l’Islam entre sunnites et chiites ; l’Asie orientale entre bouddhisme, shintoïsme, taoïsme, confucianisme (dont le statut de religion est discutable), sans parler des multiples variantes de chacune de ces grandes traditions spirituelles et des innombrables sectes et confessions dont beaucoup issues de syncrétismes résultant des échanges entre ces espaces. Car, et c’est le deuxième reproche que l’on peut adresser à la théorie de Huntington, les civilisations ne sont ni closes ni immuables, elles sont perméables aux influences extérieures, des circulations, des échanges, des mélanges s’opèrent entre elles et en leur sein qui battent en brèche la représentation de blocs homogènes, de cultures autochtones. Les symboles identitaires les plus visibles sont bien souvent eux-mêmes les fruits d’emprunts. Plus généralement, et c’est une troisième critique à la thèse outrageusement simplificatrice de Huntington, tout groupe et même tout individu est traversé de contradictions, relève d’appartenances diverses, aucun n’est prisonnier d’une identité unique. Prétendre le contraire relève d’une illusion d’optique, due à l’échelle d’observation choisie, d’une lecture essentialiste confortée par une vision agonistique de la nature humaine et des rapports humains, à moins qu’il ne s’agisse d’une perspective volontairement déformée pour masquer les véritables enjeux des luttes géopolitiques, la persistance des conflits nationaux et des rapports économiques inégalitaires, et justifier la mobilisation d’un Occident mythifié contre ses Autres.

Cette dernière explication fut notamment avancée par Edward Saïd qui, dans une réponse cinglante, quoique tardive, à Samuel Huntington, s’employa à démonter les arguments de son adversaire. Mais Saïd n’est lui-même pas totalement exempt d’une telle lecture en termes d’opposition binaire, notamment lorsqu’il caractérise et caricature « l’Orientalisme » comme arme au service de la domination de l’Occident sur le reste du monde. « Orientalisme » et « Occidentalisme » peuvent d’ailleurs être vus comme des miroirs se renvoyant une image déformée de la façon dont chaque culture, chaque civilisation s’est représenté ses Autres. C’est l’Islam qui est aujourd’hui l’Autre par excellence des sociétés européennes et états-unienne, comme l’indiquent une série d’ouvrages qui insistent sur le retard et les blocages des sociétés musulmanes ou sur les conflits entre une globalisation sous couleurs américaines et les réactions identitaires qu’elle suscite de la part des sociétés islamisées.

Il semble que Samuel Huntington ait entendu et accepté une partie de ces critiques. Dans le livre qu’il a dirigé avec Peter Berger, une place est faite à la diversité interne des sociétés, aux phénomènes d’hybridation ainsi qu’aux globalisations et modernités alternatives. Mais son analyse reste empreinte d’une vision d’un monde ordonné selon le schéma toynbien défi/réponse : il s’agit d’étudier les réactions des sociétés face au défi posé par la globalisation occidentale et américaine, des réactions allant de l’acceptation au rejet en passant par les diverses formes de négociation et de compromis.

Cette lecture, pour caricaturale qu’elle soit, n’en détient pas moins une part de vérité en soulignant les limites et les oppositions à l’« américanisation » ou à « l’occidentalisation » du monde, en rendant compte de l’émergence de fondamentalismes (y compris en « Occident ») et, plus largement, de formulations identitaires qui apparaissent de fait largement réactifs, ou encore, des chocs culturels théorisés par les travaux sur les cultures de management. On ne saurait nier, sauf à tomber dans un œcuménisme de mauvais aloi, que la culture ne soit aussi un système de différences, un outil particularisé de déchiffrement du monde et de cohésion des communautés de vie.

C’est en ce sens, et parce qu’ils pensent, comme Huntington, qu’« ignorer le poids politique des facteurs culturels conduit à une stratégie aveugle qui ne peut qu’exacerber les forces qu’ils expriment » que Jean Tardif et Joëlle Farchy ont récemment publié une synthèse qui s’efforce de prendre en compte les facteurs et enjeux géoculturels, « c’est-à-dire les facteurs à caractère culturel (valeurs, idées, symboles, représentations du monde, langues, arts…), leurs supports et modes d’expression qui contribuent à structurer les rapports entre les humains et les sociétés à l’échelle globale. »

Ils esquissent ainsi une « topologie des aires géoculturelles » comprenant des « pays-cultures » (le Japon, la Chine…), des « sphères culturelles » (monde arabe, monde bantou ou malinké…), des « aires linguistico-culturelles » (Ibéro-Amérique, Lusophonie, Francophonie…), des diasporas (chinoise, juive, turque…), des macrorégions (en particulier l’« Europe des cultures »), enfin l’« hyperculture globalisante portée par les médias globaux ».

  • On peut discuter le détail de ces catégories ou de leur contenu, ou contester la mise sur le même plan de réalités aussi disparates,
  • il n’en reste pas moins que cette approche a le mérite de rompre avec une vision par trop monolithique des différences culturelles sans renoncer à l’outil heuristique qu’elles représentent.

« Les nouvelles lignes de force qui se dessinent dans les approches critiques sont attentives aux logiques de reterritorialisation ou de relocalisation, c’est-à-dire l’ensemble des processus de médiation et de négociation qui se jouent entre le singulier et l’universel, entre la pluralité des cultures et les forces centrifuges du marché-monde mais aussi entre des visions différentes de concevoir l’universel. »

  • D’une façon plus générale, on peut dire que chacun des modèles interprétatifs que nous avons présentés s’efforce, sans y parvenir, de rendre compte de la complexité des phénomènes regroupés sous l’expression de « globalisation culturelle » et de « culture-monde ».
  • Une parenté logique, sinon idéologique, rapproche des théories « macro » qui prennent pour acquise la domination du monde par la culture occidentale et surtout américaine en se basant sur les chiffres de production et de diffusion de produits culturels et médiatiques de grande consommation (théories de la convergence, de l’impérialisme voire de la fragmentation) ;
  • elles s’opposent à d’autres approches, plus « micro », qui montrent la grande diversité des modes de réception de ces produits, le jeu presque infini des interprétations individuelles et communautaires (théorie de l’hybridation).

Économie politique contre anthropologie ? L’historien doit emprunter à l’une comme à l’autre les outils qui peuvent lui permettre de penser le temps présent. Aucune grille de lecture, aucun modèle interprétatif ne peuvent prétendre en rendre compte de façon complète et c’est du croisement de ces diverses grilles, de la conjugaison de ces divers modèles, que peut émerger une image moins déformée du réel. »

– Chaubet, F. & Martin, L. (2011). Chapitre 8 – Vers une culture-monde ?. Dans : , F. Chaubet & L. Martin (Dir), Histoire des relations culturelles dans le monde contemporain (pp. 193-218). Armand Colin.

 

Lectures supplémentaires / complémentaires :

  • Chaubet, F. & Martin, L. (2011). Chapitre 10 – Un nouvel ordre culturel mondial. Dans : , F. Chaubet & L. Martin (Dir), Histoire des relations culturelles dans le monde contemporain (pp. 243-269). Armand Colin.

 

 

 

 

 

 

 

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