« L’impératif est de tracer soi propager de définir ses propres finalités. Quelle parole souhaitons-nous énoncer ? Quels discours voulons-nous même la propager pour donner du sens à nos expériences ? De quels récits enrichir la bibliothèque mondiale pour replacer nos peuples dans la conscience humaine globale ? Si la parole subsaharienne semble encore étouffée, la raison n’est pas à rechercher dans la langue qui en est le véhicule. Cela a d’abord à voir avec la perception de soi.«
– Léonora Miano, L’Impératif transgressif.
« Les écrits rassemblés dans ce recueil ont été rédigés à des moments différents, pour répondre à des sollicitations extérieures, ou dans le but d’exprimer une pensée sur des questions importantes à mes yeux. Tous m’apparaissent justifier l’intitulé choisi pour l’ouvrage. En effet, il s’est agi pour moi de poser un regard inhabituel sur certains sujets. L’enjeu fut de révéler ou de proposer des approches subsahariennes, méconnues à mon sens. Il fut aussi d’interroger les pratiques, discursives notamment, au sud du Sahara, afin d’améliorer la prise en compte des singularités de cet espace et de soumettre, modestement, un apport épistémologique. A travers des réflexions prenant appui sur la littérature, la langue ou l’écriture de l’histoire, c’est à la réhabilitation de la conscience de soi au sud du Sahara que j’espère contribuer. Les rapports de l’Afrique subsaharienne et de la France ou le traitement réservé, dans l’Hexagone, aux personnes d’ascendance subsaharienne sont bien sûr évoqués. Dans la logique panafricaine qui est la mienne, ces questions participent d’un continuum théorique. L’Afrique subsaharienne est aussi une réalité déterritorialisée, une transversalité identitaire, historique et politique. Comme telle, elle est présente dans les espaces diasporiques. Un des textes de l’ensemble, intitulé Sacrée marginale, semble se détacher un peu des autres. Plus personnel car ancrée dans mon expérience d’auteur en France, il renforce la cohérence de l’ensemble. »
– Avant-propos, L’Impératif transgressif.
« Entière, sans concession, Léonora Miano n’a pas peur de la confrontation ni de déplaire. Cette radicalité est salutaire. Elle nous tend un miroir et nous oblige à nous regarder en toute lucidité. L’image qui nous est renvoyée est peu glorieuse et nous confronte à notre histoire dans ce qu’elle a de plus sombre. Elle nous force à prendre conscience de nos limites et de nos préjugés.
Vous, qui êtes blanc, avez-vous déjà pensé votre blancheur ? Et vous, qui êtes noir, pourquoi vous voyez-vous ainsi ? Pourquoi endosser cette désignation coloniale ?
A partir d’une explication psychologisante de l’invention de la race, Léonora Miano renverse les perspectives habituelles et avance que les esclavagistes ont souhaité se blanchir des « ténèbres » qu’ils déversèrent sur le monde avec la déportation transatlantique d’hommes et de femmes qui jusque-là ne se considéraient ni comme Africains ni comme Noirs.
Dès lors, « le Noir matérialise les ténèbres intérieures de celui qui mutile sa propre humanité en niant celle de l’autre ». »
« Dans ce nouveau recueil de conférences et réflexions inédites, Léonora Miano confronte écriture et connaissance de soi, langue et mémoire. Interrogeant la prégnance du colonialisme dans les lettres françaises et les esprits, elle démontre en quoi la langue est porteuse de conceptions racialisées, qui se transmettent et forgent les imaginaires. Car les imaginaires, politiques et artistiques, collectifs et individuels, restent largement encore à décoloniser.
Elle invite les auteurs subsahariens, les historiens à prendre en charge une nouvelle manière de se raconter afin de replacer l’Afrique au cœur de leurs propres narrations.
« De quels récits enrichir la bibliothèque mondiale pour replacer nos peuples dans la conscience humaine globale ? »
« Détaché de la francophonie héritière du colonialisme au profit d’une « afrophonie » plurielle, et vierge des dominations coloniales, l’impératif transgressif est une proclamation de liberté vis-à-vis de l’assignation à résidence des écrivains subsahariens. En remettant en question le pacte entre la langue et la nation françaises, l’auteure propose une réflexion étayée, chemin faisant, par maints exemples littéraires. Un livre riche en enjeux aussi bien politiques que poétiques. » (Zoé Courtois, Le Monde des livres, 16 juin 2016) »
« […] Ici, Léonora Miano choisit de s’attarder entre autre sur les discours, la mémoire héritée et transmise, les enjeux de représentation et de langues. Elle prend de la hauteur, intellectualise encore un peu plus son point de vue critique. Le titre de l’essai est évocateur : il faut, il est nécessaire, urgent de transgresser.
Oui mais quoi? Les champs académiques, les dogmes et le savoir en place.
« Quels sujets sommes-nous dans nos propres textes? » « Quelle parole souhaitons-nous énoncer? Quels discours voulons-nous propager pour donner du sens à nos expériences? » sont quelques unes des questions posées au travers de cet ensemble de textes visant à proposer « modestement, un apport épistémologique » s’ancrant dans l’espace subsaharien.
L’écrivaine construit des outils théoriques. Elle invente des concepts pour penser et dépasser les idéologies en place : l’Afrophonie plutôt que la francophonie, la Déportation Transatlantique des Subsahariens plutôt que la traite des esclaves.
[…]
Le continent y est, chez elle, pensé dans une logique panafricaine et comme une réalité déterritorialisée. Penser l’Afrique c’est aussi pour Miano penser les diasporas, l’afrodescendance comme une évidente totalité non pas déconnectée des terres d’origines mais au contraire intrinsèquement liée et qu’il est impossible de considérer indépendamment.
En pensant le rapport de l’Afrique au et à son monde, L’impératif transgressif s’inscrit dans les publications du moment comme l’Afrotopia de Felwine Sarr, ou les brillants essais d’Achille Mbembe. Les communications et réflexions qui composent cet ouvrage sont d’ailleurs minutieusement documentées et l’on sent, à la lecture, l’intellectuelle qui se dessine de plus en plus clairement derrière l’écrivaine.
Non pas révolutionnaire mais néanmoins radicale Léonora Miano est ici fidèle à elle-même. Quitte à agacer il ne faut pas avoir peur de mettre des coups de pieds dans la fourmilière, accompagnant par là le constant renouvèlement du monde.
« La société que l’on a connue jusque-là n’est pas donnée comme telle pour l’éternité. […] Il convient donc de s’assurer que les graines germent à nouveau, quelle qu’en soit la manière, et que les champs demeurent fertiles, même s’il faut, pour cela, y mettre le feu. »
[…] »
« […] Que pouvez-vous nous dire de la relation essai/roman dans votre écriture. L’essai, c’est-à-dire une écriture plus réflexive ne se glisse-t-il pas dans le roman, je pense en particulier à Crépuscule du tourment 1 ? Peut-on établir une étanchéité entre écriture fictionnelle et écriture réflexive ?
Il est tout à fait possible – certains diraient souhaitable – d’établir une totale étanchéité entre ces deux types d’écriture. Dans mon cas, les romans étant souvent écrits pour répondre à des questions dont la formulation pourrait donner lieu à la rédaction d’essais, j’assume de ne pas respecter la règle française. Certains de mes romans sont donc réflexifs, voire théoriques, sans pour autant servir à exposer uniquement ma propre pensée. Certains autres ne le sont pas, lorsqu’il s’est agi de montrer plus que de comprendre. Ceux-ci ont été peu nombreux jusqu’ici. Après Crépuscule du tourment II et la résolution de problèmes intimes, je pense entrer dans un nouveau cycle d’écriture, obéissant à d’autres nécessités. La dimension théorique devrait s’estomper quelque peu. Toutefois, les textes des auteurs subsahariens étant lus comme des témoignages la plupart du temps, il serait étonnant que l’on constate une évolution dans l’approche critique.
Je n’ai pas encore produit d’essai à proprement parler. Mes livres entrant dans cette catégorie rassemblent des réflexions éparses, des conférences que j’ai voulu rendre publiques. J’aime avant tout écrire de la fiction, refaire le monde. Il y a malgré tout un ou deux sujets sur lesquels je pense écrire des essais, le roman ne pouvant les prendre en charge de façon satisfaisante.
[…]
Le renouvellement du vocabulaire est urgent pour faire évoluer notre pensée sur un grand nombre de sujets. Les termes auxquels nous sommes accoutumés incarcèrent notre imagination et nous empêchent d’aborder l’autre versant de l’Histoire. Nous restons piégés dans le monde conçu par une Europe en marche vers l’occidentalité, vocable dont je me sers pour qualifier l’ensauvagement de ce qui allait devenir l’Occident. Nous le savons tous, l’ouest ne se situe pas au même endroit en fonction de la région du monde où l’on se trouve. L’Occident n’est donc pas un espace mais un système qui s’est mis en place lorsque l’Europe, devenue conquérante, a fait le choix de fonder ses rapports avec le reste de l’humanité sur la prédation. Il faut bien un mot pour parler de ce processus qui comprend la racialisation. Afrophonie dépasse la dimension linguistique pour parler de la manière dont les discours afros pourraient être réunis et mis en dialogue. Le mot n’est peut-être pas très heureux, mais il est lisible, évocateur.
Je n’ai pas créé le terme « blanchité », mais le reprends volontiers à mon compte tant il est évident qu’il ne s’agit pas de la blancheur… Les mots « blanc » et « noir », dans leur acception racialisée, ne font pas référence à la couleur des personnes, mais à des conditions politiques. Pour endosser le mot « noir », qui n’était pas une désignation amicale loin de là et qui revêt une signification négative dans bien des cultures subsahariennes, il importe de l’investir de contenus transcendant la racialisation. J’avoue d’ailleurs prôner son dépassement et ne l’employer que pour marquer mon attachement aux populations afrodescendantes vivant dans des sociétés racialisées et l’importance à mes yeux de l’Histoire qui a créé la catégorie politique visée par le mot.
Donc oui, tout changement de route nécessite un changement de mot. Le temps ne peut assainir une terminologie lestée de tant d’horreurs. Le retournement de l’injure que pratiquent beaucoup les Afros d’où qu’ils soient – c’est un trait culturel et non racial – ne suffit pas à neutraliser ce vocabulaire. Cette habitude est certes une marque de résilience, mais elle demeure problématique. C’est un peu comme bâtir sa maison en se servant uniquement de matériaux trouvés dans une décharge publique. Tout ne peut pas être récupéré. Il faut du neuf.
[…]
Vous défendez, à juste titre, les cultures ancestrales rendues silencieuses en partie : vous souhaitez qu’elles retrouvent les éléments dynamiques qui furent les leurs de façon réelle et non folklorique. J’ai beaucoup pensé, en lisant vos développements sur « Mémoire des mondes oubliés » dans L’Impératif transgressif à un écrivain algérien, Mouloud Mammeri (on célèbre le centenaire de sa naissance) : « Désormais toute différence que nous effaçons – par quelque moyen que ce soit – est un crime absolu : rien ne la remplacera jamais plus et sa mort accroît le risque de mort pour les autres […] On ne ressuscite pas les horizons perdus. Ce qu’il faut c’est définir les horizons nouveaux […] Car le problème n’est plus désormais celui des seuls « autres », confrontés au risque de leur disparition et en tant qu’autres. Il est celui de la conjonction des porteurs de différences, qui pour une fois ne chercheraient pas à les résoudre par la réduction, car la réduction est porteuse de mort pour tous : les réduits bien sûr, mais aussi les réducteurs. Quand une tribu australienne abdique par le fait d’une violence concrète et symbolique, ce ne sont pas les Maoris qui sont diminués, c’est l’humanité tout entière qui subit une irréparable perte ».
Je crois profondément ce qui est écrit là et n’aurais pu mieux le dire. La violence faite à l’autre est toujours faite à soi-même. Sa disparition, si elle se produit, retire quelque chose à ceux qui l’ont causée. L’humanité est fragilisée. Définir des horizons nouveaux nécessite que tous soient associés à cette définition. Certains ne vont pas déterminer pour tous la direction à suivre. Or, cette tentation existe, on le voit bien.
[…]
Une question qu’on vous a souvent posée, sans aucun doute, est celle du rôle de la musique dans votre écriture romanesque ou théâtrale : pourriez-vous nous en parler ?
J’ai beaucoup eu recours à des formes empruntées à la musique – de jazz – en raison de ma frustration. Si j’avais pu exercer le métier de chanteuse, j’aurais sans doute écrit différemment.
Quoi qu’il en soit, c’est la musique qui m’a fourni les éléments qui me manquaient pour créer une esthétique personnelle, singulière. Elle influence la structuration des textes, mais aussi le phrasé des personnages.
A mon avis, bien des auteurs procèdent ainsi sans avoir les mêmes références. Un roman se compose, de toute façon.
[…]
La littérature : luxe ou nécessité ? Peut-on instituer, dans l’espace qu’elle crée, un savoir ?
J’imagine qu’on peut dire les deux quand il est possible d’en vivre, ou simplement de prendre la parole de cette façon. Ce n’est pas donné à tous, cela reste un privilège.
Pour moi, écrire a d’abord été une nécessité. Il fallait trouver le moyen de survivre à des événements traumatisants. J’ai donc produit, pendant assez longtemps, une littérature habitée par la rage d’une fillette ne pouvant exprimer sa douleur. Je l’ai dit, les romans parlent de leur auteur. Je n’ai pas été entendue, on a attribué à l’Afrique une violence qui était d’abord mienne.
Dans l’espace créé par la littérature, j’ai énormément appris, en tant que lectrice, sur l’humanité. En tant qu’auteur aussi, à travers les réflexions et la capacité à se projeter dans des expériences diverses. C’est en écrivant que je comprends les choses. Écrire m’a permis de me connaître profondément. Il y a dans cette activité une dimension métaphysique, mystique même. La connaissance acquise n’est pas toujours de l’ordre du savoir intellectuel.
[…] »
– Christiane Chaulet Achour, Le grand entretien : Léonora Miano, Littératures partagées (2/4)
« Pour la plupart des gens, la langue française appartient aux autochtones de ce beau pays de France. Ce n’est pas mon point de vue. Si le français a germé en France, il y a fort longtemps qu’il fut rempoté ailleurs, loin d’ici, où il pousse allègrement et de manière tout à fait inattendue. Dans ces territoires lointains, il a parfois un rythme, une couleur et une saveur particuliers. Puisqu’on ne pouvait plus faire autrement que le parler, il fallait pouvoir se l’approprier, y transvaser son esprit et sa culture, afin de pouvoir s’y reconnaître. C’est dans un de ces pays, le Cameroun, que j’ai vu le jour, dans les années soixante-dix. La colonisation était passée, et ce n’est pas sous la férule des civilisateurs que cette langue me fut inculquée. C’est celle que mes parents m’ont transmise petite fille, celle de nos échanges familiaux passés et présents. C’est donc une de mes langues, tout simplement, les autres étant le douala et l’anglais. Je ne l’ai jamais vraiment rattachée à la seule France, ni senti qu’elle m’était imposée.
D’ailleurs, les instituteurs puis les professeurs qui m’en ont enseigné la complexité n’avaient jamais quitté l’Afrique. Tous avaient étudié au Cameroun, et depuis que je vis en France il me semble qu’ils la parlaient bien mieux que ceux qui s’imaginent encore en être les seuls et uniques ayants droit. Si le français ne fut jamais pour moi la langue de la France métropolitaine, c’est parce que les programmes scolaires de mon pays l’utilisaient pour proposer la lecture de Molière, d’Aimé Césaire et de Richard Wright (puisque le Cameroun a également l’anglais comme langue officielle, nous lisions en anglais des auteurs africains comme Chinua Achebe ou Wole Soyinka, sans la plus petite pensée pour Shakespeare.). La langue française a naturellement été mon premier passage vers Langston Hughes, Countee Cullen, James Baldwin et Chester Himes, bien avant qu’il me soit donné de lire ces auteurs dans leur langue. Jamais aucune question ne m’a animée à ce propos. J’aimais les livres, j’habitais la partie francophone du Cameroun et les y trouvais donc plus aisément en français.
Dans le faisceau linguistique et culturel qui forme mon identité frontalière, éminemment métisse, le français est la langue de l’esprit, de la cérébralité. Je pense en français, et c’est donc en français que je produis une littérature dont les structures sont aux antipodes du roman français classique, mes influences étant ailleurs. Cette langue n’est pas en compétition avec les autres. Chacune a sa place dans mon système de fonctionnement particulier. Dans cet univers intérieur, le français qui régit mon mental n’a aucune raison de se sentir menacé.
Penser dans une langue, cela suppose que cette dernière influe fortement sur votre manière d’être au monde, dans la mesure où les langues ne sont pas simplement des outils de communication mais bel et bien des manières différentes d’envisager le monde. C’est en cela qu’elles sont le premier véhicule de la culture, et forcément un enjeu politique. C’est dans ce dernier registre que se classe la francophonie : c’est pour la France un des derniers symboles de sa puissance. Pour l’Afrique qui n’a pas encore osé affirmer ses droits sur son patrimoine colonial, qui peine encore à dire que cette langue est son trésor de guerre, qu’elle l’a payée rubis sur l’ongle et qu’elle ne la doit plus à quiconque, la francophonie semble encore n’être que l’instrument d’une fâcheuse infantilisation.
On peut en donner comme exemple le fait que les littératures africaines ou caribéennes de langue française ne jouissent pas du même prestige que la grande littérature française. Pourtant, il faudra peut-être un jour prochain que les Français aillent en Afrique, aux Antilles ou même en Haïti afin d’y réapprendre la langue de leurs pères, un peu comme Orphée descendant aux enfers pour chercher Eurydice. Dans le mythe grec, je crois me souvenir qu’Hadès retint la belle ? De même le français pousse désormais à l’ombre des baobabs. Les lianes de la forêt équatoriale du Cameroun l’enserrent puissamment, et le fleuve Wouri n’a pas fini de s’en saisir pour imprimer la longue épopée de ceux qui peuplent ses rives. Allez donc le reprendre ! »
– Léonora Miano, »Le français pousse à l’ombre des baobabs’‘.