Celles qui attendent, veilleuses de sangomar, dans le ventre de l’atlantique

Le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome (citations) :

  • « Il arrive qu’un individu devienne le centre de votre vie, sans que vous ne soyez lié à lui ni par le sang ni par l’amour, mais simplement parce qu’il vous tient la main, vous aide à marcher sur le fil de l’espoir. »
  • « Ma grand-mère m’a appris très tôt comment cueillir les étoiles : la nuit, il suffit de poser une bassine d’eau au milieu de la cour pour les avoir à ses pieds. »
  • « Je vais chez moi comme on va à l’étranger, car je suis devenue « l’autre » pour ceux que je continue à appeler les miens. »
  • « La vie ce n’est pas d’attendre que les orages passent… C’est d’apprendre comment danser sous la pluie. »
  • « Chaque miette de vie doit servir à conquérir la dignité! »
  • «Pour les pauvres, disait-il, vivre c’est nager en apnée, en espérant atteindre une rive ensoleillée avant la gorgée fatale.»
  • « En Europe, mes frères, vous êtes d’abord noirs, accessoirement citoyens, définitivement étrangers, et ça, ce n’est pas écrit dans la Constitution, mais certains le lisent sur votre peau. »
  • « Je n’ai jamais vu un lion dédaigner une gazelle. »
  • « Et puis, le temps, la distance et la nostalgie finissent toujours par transformer les pires colères en chants d’amour. »
  • « Ici, on marie rarement deux amoureux, mais on rapproche toujours deux familles : l’individu n’est qu’un maillon de la chaîne tentaculaire du clan. Toute brèche ouverte dans la vie communautaire est vite comblée par un mariage. Le lit n’est que le prolongement naturel de l’arbre à palabres, le lieu où les accords précédemment conclus entrent en vigueur. La plus haute pyramide dédiée à la diplomatie traditionnelle se ramène à ce triangle entre les jambes des femmes. »
  • « En Afrique, je suivais le sillage du destin, fait de hasard et d’un espoir infini. En Europe, je marche dans le long tunnel de la performance qui conduit à des objectifs bien définis. Ici, point de hasard, chaque pas mène vers un résultat escompté ; l’espoir se mesure au degré de combativité. »
  • « Raconter ou pas raconter ? Comment raconter ? Avec ou sans pointillé ? Alors, que faire ? Quelques lignes se dessinent sur le plafond : narrateur, ta mémoire est une aiguille qui transforme le temps en dentelle. Et si les trous étaient plus mystérieux que les contours que tu dessines ? Quelle est donc cette part de toi qui pourrait remplir les trous de ta dentelle ? Qui es-tu? Métamorphose ! Je suis une feuille de baobab, de cocotier, de manguier, de quinquéliba, de fégnéfégné, de tabanany, je suis un fétu de paille. Faux, puisque le vent ne m’emporte pas ! Métamorphose ! Je suis un bloc de ce mur, un carré de marbre, de granit, une boule d’onyx. Je suis un buste de Rodin, une statue de Camille Claudel. Le temps de la vie me contourne et je suis ce trou dans la dentelle du temps. »
  • « La liberté totale, l’autonomie absolue que nous réclamons, lorsqu’elle a fini de flatter notre ego, de nous prouver notre capacité à nous assumer, révèle enfin une souffrance aussi pesante que toutes les dépendances évitées : la solitude. Que signifie la liberté, sinon le néant, quand elle n’est plus relative à autrui ? Le monde s’offre, mais il n’enlace personne et ne se laisse pas enlacer. »
  • « Après tout, des hommes pauvres, prêts à fouiller le ventre de l’Atlantique pour trouver leur pitance, il y en aurait jusqu’à la fin des temps, et il s’en présentait en masse, tous les jours, au port de pêche. »
  • « Plus tard, il en était certain, il aurait une de celles qui s’achètent des slips en dentelle et s’encastrent dans du prêt-à-porter Yves Saint-Laurent made in Taiwan. »
  • « Cela leur permet aussi de se souvenir des grands hommes de leur histoire. D’ailleurs, pour ceux-là, ils ont un cimetière de luxe, le Panthéon : un prince pourrait y vivre, dire qu’ils y mettent des morts ! »
  • « La pire indécence du XXIe siècle, c’est l’Occident obèse face au tiers-monde rachitique. »
  • « L’écriture est « la ligne invisible qui relie la rive du rêve à celle de la vie » »
  • « Quand on a les dents longues , il faut avoir les gencives solides . »
  • « D’où qu’elle nous vienne, l’intime conviction restera toujours plus poétique, plus forte et plus rassurante que la réalité. »

« Salie vit en France. Son frère, Madické, rêve de l’y rejoindre et compte sur elle. Mais comment lui expliquer la face cachée de l’immigration, lui qui voit la France comme une terre promise où réussissentles footballeurs sénégalais, où vont se réfugier ceux qui, comme Sankèle, fuient un destin tragique ? Les relations entre Madické et Salie nous dévoilent l’inconfortable situation des « venus de France », écrasés par les attentes démesurées de ceux qui sont restés au pays et confrontés à la difficulté d’être l’autre partout. Distillant leurre et espoir, Le Ventre de l’Atlantique charrie entre l’Europe et l’Afrique des destins contrastés. Car, même si la souffrance de ceux qui restent est indicible, il s’agit de partir, voguer, libre comme une algue de l’Atlantique.
Ce premier roman, sans concession, est servi par une écriture pleine de souffle et d’humour. »

Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique.

Les Veilleurs de Sangomar de Fatou Diome (citations) :

  • « Pendant que les idéalistes s’évertuent à nous unir, le capitalisme nous divise. A preuve, l’intérêt que l’opinion mondiale accorde à chaque catastrophe meurtrière est proportionnel à la puissance financière du pays concerné. Certes, l’identification influe sur le degré de compassion, mais la différence de leurs robes n’empêche pas les vaches de se reconnaître dans leur pré. A l’ère du Dow Jones et du Cac 40, l’émotion est à géométrie variable, surtout parce qu’elle obéit au cours de la Bourse à Wall Street. Quelle est la cote de la vie des citoyens du Tiers-Monde ? La finance planétaire se soucie davantage d’un rhume de Google que du paludisme qui, pourtant, tue sous les tropiques plus que le sida dans le monde entier. La mort des pauvres émeut si peu le monde que leurs familles se sentent ignorées, sur une autre planète, abandonnée par l’humanité. Environ 2 000 personnes noyées au large de Dakar ; cette nouvelle a-t-elle provoquée une minute de silence dans une ville européenne ou américaine ? En tout cas, Coumba n’en avait pas entendu parler. Pour les puissants, la mort des pauvres est aussi insignifiantes que leur vie. »
  • « On verse tant de larmes sur les morts, qui sont pourtant définitivement hors de peine ; on devrait se soucier davantage du sort de ceux qui qui paient leur tribu à l’absence. Vivre l’absence, c’est emprunter une longue route en quête de sens, endurer la torture de l’esprit, obligé de descendre la mémoire en rappel, à la recherche de l’objet d’affection perdu. »
  • « Moi qui voulais tout partager avec toi, je regrette d’avoir joué les cachottiers, alors que j’ai toujours pu compter sur ta compréhension. Tu sais, ma douce, maintenant, j’ai le temps de repenser à mes erreurs, à notre vie. Ici, j’ai croisé Mâma, tu sais, le vieux pêcheur, nous l’avons retrouvé ici ; je lui ai confié mes remords et il m’a dit : « Les humains se plient en quatre pour honorer leurs crédits financiers, mais négligent trop souvent leurs dettes de mots, qui font pourtant plus de mal. Dire les choses n’améliore pas forcément la vie des gens, mais les non-dits la pourrissent à coup sûr. » Alors, pardonne-moi, ma douce, d’être parti avec des mots que je te devais. »
  • « Dans un monde où la logique ne perdait pas son duel contre le destin, aucune mère ne devrait avoir à accompagner le veuvage de sa fille. Mais le Maître de l’horloge ordonne à sa guise, et les humains se débrouillent comme ils le peuvent avec leur désordre. Tous les désastres posent les mêmes questions. Que faire ? Renoncer ou reconstruire ? Baisser les bras ou ramer encore ? Est-ce le courage qui fait cap ou le cap qui appelle le courage ? A moins que ce ne soit l’espoir qui s’obstine et, refusant de mourir, brille à l’horizon, attire les tenaces voyageurs, obligés de partager l’esquif du courage, sans quoi ils resteraient en rade. En avant, contre vents et marées ! Mais qui ramasse les débris après les ravages de Neptune ? Toutes ces épaves éparses navigueront-elles encore ? Que reste-t-il de nous, après chaque naufrage ? se demandait Coumba. Elle n’avait qu’à regarder sa mère, elle était la réponse. »
  • « Aux yeux de Coumba, son modeste cahier serait la plus belle sépulture, le plus pérenne monument dédié à Bouba, ainsi qu’à tous ceux qui, comme lui, n’ont que les vagues pour stèle. Le plus durable panthéon, c’est une page qui écrit l’histoire. Le navire qui vogue sur le temps est en papier. Un simple papier ! Sans quoi Abraham n’aurait pas traversé les siècles, ses illustres cadets non plus. Coumba voulait remplir un cahier pour Bouba, comme d’autres bâtissent des temples, érigent des cathédrales et sanctifient des mosquées. Un cahier, une plume ! Et Coumba ferait de l’Atlantique un Taj Mahal pour Bouba. Bien sûr, comme tout Sapiens, Bouba lui aussi avait mené ses propres combats. Comme tout humain, il connut quelques défaites. Mais, sa plus belle victoire, ce fut la conquête du cœur de Coumba, dont la plume lui gagnerait l’ultime bataille : celle contre l’oubli. In memoriam ! Entre les lignes, In memoriam dirait son amour, jusqu’à la fin des temps ! Car, même lorsque l’on dit, In memoriam, l’auteur, tournez doucement les pages, entre les lignes, c’est toujours un cœur qui bat. »
  • « Un carnet, un stylo, qui possède de tels instruments de musique pour donner le contrepoint à son coeur, celui-là ne manque pas d’amis ! s’encourageait Coumba. Folia ou sarabande, le stylo dans sur tous les tempos, envoie valser les ennuis et, bon cavalier, il ne vous marche pas sur les pieds quelle que soit la durée du tango. Quant aux pages, toujours égales à elles-mêmes et tellement ouvertes, elles ne vous rejettent jamais, ne se lassent d’aucune discussion, ne vous jugent pas à vos trémolos, ne vous abandonnent pas au fond du ravin, elles ne vous enfoncent aucune certitude par les narines, mais vous soignent le rhume, sans vous faire l’affront de présager de votre santé mentale. »
  • « La nuit, Coumba écrivait. C’est ainsi qu’elle épargnait à sa mère le poids de ses songes. L’écriture n’allège aucun tourment ,se disait-elle ,mais elle aide a traîner son fardeau ,au lieu de le déposer sur le dos d’autrui. L’écriture n’arrête aucune houle ,mais apprend a s’y tracer un sillage a coups de rame, n’importe qu’elle rive étant préférable a la noyade . »
  • « Si « faire son deuil »porte un quelconque sens, c ‘est surtout celui de « faire son deuil de soi-même », renoncer à cette personne que l’on se croyait, avant l’arrachement. Après chaque perte, il manque quelque chose en nous, que rien ni personne ne compense;reste un trou béant que le courage couvre, mais jamais ne comble. Le cœur est un delta à la croisée des chemins, soumis aux flux et reflux, ce qu’une marée apporte, l’autre l’emporte. C’est la vie! Bien sûr que c’est la vie ! »
  • « Une accolade, un échange de regards, une heure ensemble devant un café dont on se moque du goût, ces simples choses peuvent aider à recouvrer la force d’affronter les jours de deuil. Malheureusement, il faut toujours qu’un surplus de mots vienne polluer la pureté de la communion et ruiner le bénéfice escompté des moments de solidarité. Pourquoi certaines personnes se croient-elles obligées d’interroger, commenter, épiloguer quand la mort intime le silence ? Est-ce la peur d’entendre leur propre souffle et de se rappeler qu’il ne perdurera pas indéfiniment ? »
  • « Nulle part, on ne trouve de retraite plus paisible, plus exempte de tracas, que dans son âme. »
  • « O sangomar ,roi des ombres Moi Coumba , l’enfant lavée dans tes eaux , je reviens vers toi humblement ,sangomar ,que ton index déchire la nuit ! Accorde moi la vue qui traverse la nuit .O sangomar ,roi des ombres ,par la grâce de mamayin , ouvre- moi le chemin jusqu’à a mon aimé rien qu’une fois seulement ,une toute petite dernière foi. »
  • « Chez les désargentés, le réconfort se passe de moyens, c’est la douceur qu’ils s’offrent à volonté, parce que tout humain en dispose à l’infini, à condition de soulever la trappe du coeur. »
  • « Depuis Socrate et Kocc Barna, c’est le doute qui grandit la sagesse, pas la certitude et ses négations qui rétrécissent le champ de vision. »
  • « Partout on trouve les siens, disait le vieux pêcheur, il suffit de montrer la couleur de son cœur. »
  • « Partir, ce n’est pas qu’un désir, c’est aussi une volonté. »
  • « Ce qui menace l’Afrique, ce n’est pas la rencontre des autres peuples, mais l’amnésie. (…) Pour fixer un cap, il faut bien situer son port de départ sinon, on tourne en rond. »
  • « S’enrichir des autres, additionner les cultures, ne dénature personne, c’est l’oubli de soi qui dissout les êtres. »
  • « Qui tient ton économie tient ton destin. Alors, libère-toi. Aucune goutte de sueur ne se perd inutilement, tu verras, la tienne fera pousser tes rêves. C’est ainsi, et c’est seulement ainsi, que les enfants d’Afrique fleuriront leur terre au lieu d’aller se faire mépriser ailleurs. Sous ton impulsion, Fadikiine grandira, debout et fière d’elle-même ; elle fraternisera, mais ne se contentera pas des restes d’autrui parce qu’elle gagnera son pain et défendra celui de ses enfants, elle est la mère Afrique ! »

« […] En cette rentrée littéraire 2019, elle publie chez Albin Michel un nouveau roman, Les Veilleurs de Sangomar. Un livre qui aborde la douloureuse question de l’absence, quand l’être aimé a été arraché à la vie… Pour ce nouveau livre, les disparus auxquels Fatou Diome rend un ultime hommage, ont sombré avec le Joola, ce bateau qui a fait naufrage au large du Sénégal en 2002. 2000 morts, 65 rescapés. […] »

Claire Servajean.

« Nul ne s’aventure sans appréhension à Sangomar, ce bout de terre inhabitée où, dans la tradition animiste sérère, se rassemblent les djinns et les âmes des défunts. Sur l’île voisine, la jeune Coumba entame un long veuvage, recluse chez sa belle-mère. Elle vient de perdre son mari dans le naufrage du Joola, en 2002, au large du Sénégal.Dès la nuit tombée, après le cortège des prières rituelles et des visites obligées, Coumba peut enfin faire face à son chagrin, consigner les souvenirs heureux, invoquer les morts. Alors, sa chambre s’ouvre grand aux veilleurs de Sangomar, esprits des ancêtres et des naufragés qui lui racontent leur destin et la mèneront à la rencontre de son « immortel aimé ».
Un grand roman de liberté et d’amour fou, porté par le souffle ensorcelant de Fatou Diome. »

– Fatou Diome, Les Veilleurs de Sangomar.

« Une île du Sine-Saloum, au Sénégal, un village où un soleil sans clémence fane les lèvres et où “la faim grignote de l’intérieur”, tel est le décor du dernier roman de Fatou Diome, Celles qui attendent, avec en bande son les poules, les canards, les chèvres, les moutons…On y croise des mères désargentées qui vont quémander chez l’épicier Abdou “comme des chamelles attirées par l’oasis”, quand elles ne se disputent pas avec leurs concubines, rivales quant à la réussite de leurs fils qu’elles rêvent de marier très vite pour se décharger sur leur bru de leurs tâches ménagères. Mais quel avenir pour ces fils  ? La pêche est moins rentable depuis que les chalutiers occidentaux viennent piller les ressources locales, et parmi ceux qui fréquentent l’école, bien rares sont ceux qui décrochent un diplôme et une bourse pour l’étranger. Alors, “ces enfants détournés de la vie paysanne et trop mal outillés pour escompter un destin de bureaucrate, ne voyant aucun chemin susceptible de les mener vers un avenir rassurant […], se jettent dans l’Atlantique, se ruent vers l’Europe”. Et les filles, qui ont encore si peu accès à l’enseignement, comme le déplore Fatou Diome, “horripilées par la désastreuse condition de leur mère, sans pouvoir compter sur elles-mêmes”, s’accrochent à ces forcenés de l’exil, quitte à traiter de blaireaux ceux qui restent au village et qui, “portés par une liberté qu’on ne sent que chez soi, travaillent vaillamment et contribuent à l’essor du pays”.

Fatou Diome donne toutes les clés pour comprendre un système piège, largement perpétué par les femmes, elles-mêmes pourtant les premières victimes. Elle n’écrit pas pour autant la monographie d’un village et encore moins un traité de sociologie, mais un vrai roman avec des personnages dont, au fil des pages, on partage les émois avec de plus en plus d’intérêt et de tendresse.

Si beaucoup de garçons de l’île tentent la traversée pour l’Espagne en pirogue, nous ne suivons que Lamine et Issa, et encore, pas dans leurs galères en Europe, mais – et c’est toute l’originalité de ce roman centré sur les femmes – à travers les rares nouvelles qui parviennent à “celles qui les attendent” : leurs mères, Arame et Bougra, et Daba et Coumba, leurs toutes jeunes épouses. Daba a été mariée après le départ de Lamine, alors qu’elle était déjà fiancée, mais comment résister à la demande en mariage d’un homme promis à un bel avenir  ? Coumba a juste eu le temps de tomber enceinte avant de voir partir Issa. Elle le retrouvera bien des années plus tard, flanqué d’une deuxième épouse blanche avec le “sex-appeal d’une lotte” et de trois petits métis. Un de leurs compatriotes qui les avait précédés en Espagne ne leur avait-il pas conseillé de miser sur les filles pour se faire héberger, et même, avait-il précisé : “Si vous arrivez à leur passer la bague au doigt, vous serez sauvés.” C’est ainsi qu’ils avaient appris à “user de leur corps comme d’un appât”, les clichés sur la virilité noire leur facilitant la tâche, et à bomber le torse “comme on déplace une canne à pêche”.

Dans ce roman, il y a des pages magnifiques sur l’absence : “Coumba se moquait du matin et n’attendait rien du soir. Sa routine, c’était languir encore et toujours. […] Certains absents possèdent les femmes mieux qu’aucun amant présent”, et sur les regrets, parfois, d’Arame, d’avoir poussé son fils à partir.

Alors, l’Europe, un mirage  ? Pas si facile de l’affirmer, et Fatou Diome se garde de trancher de façon abrupte, d’autant que Lamine reviendra au pays avec de quoi construire une maison et sortir sa famille de la misère. À quel prix ? On le devine. Mais comment convaincre les “mercenaires de l’espoir” de ne pas aller se jeter dans la “souricière européenne” quand on revient avec de l’argent  ?

Oui, un très beau roman pour comprendre de quelle manière, sur l’autre rive, avec son lot de misères, d’illusions et de bénéfices, l’exil vient bousculer le monde rural et ses traditions. »

– Élisabeth Lesne, « Fatou Diome, Celles qui attendent », Hommes & migrations, 1286-1287 | 2010, 316-137.

« […] L’auteur pose un regard doux et pourtant dénué de complaisance sur cette île hors du temps, perdue dans la détresse du désouvrement, du découragement, sur ces femmes de deux générations aux prises avec les souffrances causées par l’absence et l’attente.

Elle révèle notamment comment le manque d’espoir conduit à des sacrifices terriblement douloureux, à des choix motivés par un certain égoïsme aussi, celui de mères inquiètes tenaillées par la pauvreté, l’aigreur, la frustration, qui choisiront d’envoyer leurs fils dans le tumulte de l’Atlantique en espérant que leur exil en Europe leur offrira des vieux jours enfin calmes et fastueux.

L’Europe, ce malentendu, ce continent dont on est censé revenir riche. Ce continent dans lequel on traîne souvent dans une misère bien plus violente que celle connue au pays.

Fatou Diome jette ici l’opprobre sur une Europe opportuniste qui depuis des siècles instrumentalise l’Afrique, en fait aujourd’hui un vivier de main-d’oeuvre à bas coût. Elle condamne la pérennité de ce mythe absurde qui pousse tant de jeunes gens à se jeter à la mer, renonçant à toute foi en leur propre pays.

C’est également le sort indigne réservé aux femmes que dénonce l’auteur. Des femmes soumises absolument aux hommes, aux règles de la polygamie, dont les envies sont niées, méprisées, qu’un traditionalisme délétère condamne à un travail de bête jamais gratifié, à la crainte des co-épouses, à la solitude.

D’une plume riche et précise, qui parfois s’emporte sous le poids de l’indignation, sous laquelle fleurissent ça et là les images d’une nature indifférente, belle et calme, Fatou Diome dessine ces destins tragiques mais combatifs et livre un hymne aux femmes, un roman prenant, doux et dur à la fois, où l’égoïsme côtoie la solidarité et la douleur la joie. »

Jennifer Murzeau.

« A ma grand-mère

Un jour, tu m’ as dit :

N’oublie pas de lever les yeux

Pendant l’ attente,

Nos yeux se croisent,

Sur le même soleil,

Sur la même lune.

Depuis, je te sens toujours

près de moi.

Alors, n’ oublie pas,

Ton sourire est le plus beau cap

de ma vie. » – Fatou Diome, Celles qui attendent.

Celles qui attendent de Fatou Diome (citations) :

  • « L’Atlantique peut toujours rugir, il ne rugira jamais assez fort pour étouffer l’éloquence des soupirs. Or, ce sont les soupirs qui disent le mieux le poids de la vie. »
  • « On voguait sur l’océan de l’existence, par tous les vents. »
  • « Les corps distants, figés dans la haine, comme deux prisonniers s’accusant réciproquement du même crime, mais condamnés à partager la même cellule. »
  • « Au début, on compte les jours, puis les semaines, enfin les mois. Advient inévitablement le moment où l’on se résout à admettre que le décompte se fera en années ; alors on commence à ne plus compter du tout. »
  • « Les réparateurs font preuve d’une habileté d’experts qui ferait pâlir les meilleurs ingénieurs des grandes firmes occidentales. C’est ici qu’on voit un mécanicien analphabète désosser une machine et la remonter, pièce par pièce, sans consulter le moindre manuel. Et lorsqu’il manque une pièce, ce qui est presque toujours le cas, il en fabrique une de son cru et parvient à redémarrer un moteur dont on espérait plus rien. C’est sûr, avec des devises pour lancer une industrie autonome et des hommes pour la servir, l’Afrique lancerait son avenir au galop. »
  • « Les honneurs ont si peu de saveur, quand ils sont reçus loin de ceux qui comptent pour nous. »
  • « Si l’oubli ne guérit pas la plaie, il permet au moins de ne pas la gratter en permanence. N’en déplaisent aux voyageurs, ceux qui restent sont obligés de les tuer, symboliquement, pour survivre à l’abandon. Partir, c’est mourir au présent de ceux qui demeurent. »
  • « Parce qu’ elles savent tout de l ‘attente , elles connaissent le prix de l ‘amour . »
  • « Ceux qui nous oublient nous assassinent ! »
  • « Depuis, il se sentait incomplet sans elle. « Comment vivent les mutilés? » s’interrogea-t-il. »
  • « Mais on finit toujours par s’inventer une manière de faire face à l’absence. Au début, on compte les jours puis les semaines, enfin les mois. Advient inexorablement le moment où l’on se résout à admettre que le décompte se fera en années ; alors on commence à ne plus compter du tout. »
  • « Les raisons de ne pas chanter, d’esquiver la danse et même d’économiser leurs sourires ne leur manquaient pas, mais elles chantaient, dansaient, riaient exagérément, comme rient ceux qui se retiennent de pleurer. »
  • « Le soleil gagnait tous les visages, mais n’éclairait pas tous les chemins. Et si l’ombre est reposante, la permanence des ténèbres finit par effrayer. »
  • « La survie justement. Partout, elle demande un effort, mais il est des contrées où l’on côtoie tellement la mort que la survie elle-même semble un pied de nez fait à la vie…Pour beaucoup, vivre se résume à essayer de vivre. »
  • « Parce-qu’il connaissait la violence de ses propres souffrances, il portait dans sa chair celle des autres et devait s’en accommoder. »
  • « L’inquiétude planait, la tristesse aussi, mais l’urgence de joindre les deux bouts maintenait le cycle habituel des activités. Le blues au fond de l’oreiller, la déprime passive, c’est un luxe offert à ceux qui peuvent compter sur leurs réserves. Les autres, qui savent leur grenier vide, n’ont pas le temps de couver leurs états d’âme sous une couette, ils les transportent au fond d’eux pour négocier les virages. »
  • « On nous endort à coup d’aide humanitaire ; se réveiller, c’est réaliser que l’Occident n’a pas intérêt à ce que l’Afrique se développe car il perdrait alors son vivier de main-d’œuvre facile. »
  • « On ne râle pas avant le repas, cela coupe l’appétit à tout le monde et n’accélère pas pour autant la cuisson des aliments. On ne bouscule surtout pas la cuisinière, elle pourrait rajouter du sel ou du piment. On traîne sa faim comme on traîne un fagot de bois trop lourd, mais on ne le jette sur la figure de personne. Et, afin de ne pas exploser de rancœur, on respire, on découvre les vertus apaisantes du bouddhisme. »
  • « Les mères et épouses de clandestins traversaient les aubes comme on descend dans l’arène. Dans une région où l’espoir des familles dépend encore des bras disponibles, celles dont le fils étaient partis faire fortune ne pouvaient compter que sur elles-mêmes. Beaucoup de gaillards, restés au village, rechignaient à leur prêter main-forte : ils n’allaient quand même pas boucher les trous laissés par ceux qu’ils enviaient ! Les mères et épouses de clandestins se tuaient à la tâche, gagnaient des miettes et trouvaient d’innombrables astuces pour sustenter leur marmaille. Leur vœu le plus cher était de ne jamais déranger personne avec une quelconque demande mais, parfois, l’estomac de leurs petits exigeait plus que le courage d’une mère. Épouvantées par le fond vide de leur marmite, elles sortaient, puis revenaient les bras chargés de victuailles et les épaules basses, écrasées d’affront. Bien que cette réalité leur fût commune, chacune essayait de cacher aux autres ses périodes de vaches maigres. On peut souffrir de la gale, mais de là à se gratter en public, il y a une marge à ne pas franchir. Arame déployait sa propre stratégie, mais, parfois, les plis de son visage la trahissaient, car on y lisait : jour de carence, jour de désarroi, jour de crédit, jour de honte. »
  • « Enfanter, c’est ajouter une fibre de vigile à notre instinct naturel de survie. »
  • « Attention hein ! Si tu ne sais pas qui tu es, prends-toi pour qui tu veux, mais reste humble : on ne dédaigne pas le son quand on n’a pas de mil ! »
  • « L’ignorance est le premier obstacle à la démocratie. Citoyens libres et égaux, soit, encore faut-il connaître ses droits pour avoir la velléité de les défendre. »
  • « Dans l’esprit des défenseurs du microcrédit, qui croyaient agir pour leur bien, 2 %, ce n’était rien, mais dans leur contexte à elles, c’était beaucoup. Arame et Bougna avaient certes mis du temps, mais elles avaient fini par se rendre compte qu’un bénéfice de 2 % multiplié par un nombre incalculable de pauvres restait pour la banque une manière d’engranger du profit, aussi efficacement que ceux qui prêtent aux riches, moins nombreux, à des taux plus élevés. Le capitalisme humanitaire n’existe pas. »
  • « L’Atlantique poursuivait obstinément sa danse païenne, mais ses fantaisies perpétuelles n’ébranlaient pas l’île : elle était là, fière, immobile, comme une belle acariâtre qui refuse un tango. »
  • « Quand dire ne sert plus à rien, le silence est une ouate offerte à l’esprit. »
  • « Quand l’hiver faisait regretter aux Sahéliens les chaudes caresses de l’harmattan, ils se regroupaient chez lui, prolongeait les séances de thé et les débat rebondissaient. « L’immigration choisie », même les analphabètes parmi eux avaient leur idée sur la question : les immigrés, cheptel de l’Occident ! disaient-ils, une idée qu’un honnête énarque ne pouvait contredire. Et quand, à la télé, les barons de l’extrême-droite éructaient, pestaient, tempêtaient, pêle-mêle contre les immigrés, les banlieues et les aides sociales supposées engraisser les étrangers, le petit groupe, qui ne comptait pas d’analyste parmi ses membres, n’était pas pour autant à court de répliques. Ils se référaient tous à leur situation réelle et à la sagesse de leur village pour évaluer leur place sur l’échiquier de l’économie mondiale. Ces hordes d’affamés qui arrivent en rafiot, si l’Europe de Schengen, avec ses navires de guerre, ses radars et ses avions de chasse les laisse fouler son sol, c’est qu’elle en tire parti : plus ils sont nombreux, plus il est aisé de les asservir. On reconnaît la fortune du Peulh au nombre de ses bêtes. (…) Alors, quand on entend « immigration choisie », on ne peut que se demander : qui choisit qui, comment et pour quoi faire ? »
  • « Ce que les gens appellent l’éternité , qu’ils imaginent telle une ligne de mire lointaine, n’existe pas. La véritable éternité , c’est un bref instant, volé à la vacuité du quotidien, où, soudain, une intense beauté se concentre et s’ancre si profondément en nous que le temps à venir ne peut en éroder le souvenir. L’éternité, c’est cette pleine présence à soi et aux autres lors de ces moments inoubliables. Si le corps se laisse ruiner par le temps, il existe en nous des endroits où la beauté ménage un espace hors d’atteinte. »
  • « Les malheurs ne s’amputent pas, même dans le formol de la mémoire, ils se réveillent tôt ou tard pour vous confronter à la limite de votre endurance. On imagine que le temps apaise les peines, puisqu’il cautérise les plaies, comme si le bien-être n’était qu’une affaire de peau lisse. »
  • « Car si la parole faisait loi, son abus était l’apanage des faibles. »
  • « Silence ! En pays guelwaar, on sait se taire avec l’obstination d’un chasseur à l’affût, et si la mutité n’est pas gage de courage, elle en donne au moins l’apparence. L’orgueil est parfois une tenue d’apparat, l’on ne fera jamais les traînes assez longues, tant les égratignures à couvrir sont nombreuses. Dentelle ! »
  • « En dehors du temps, rien n’est perdu à jamais. »
  • « Une telle acceptation permet de saisir une évidence : quand on n’a plus l’emprise sur les choses, on peut continuer la route, comme un fleuve persiste à couler, même lorsqu’il n’arrive plus à faire flotter les barques enlisées. Vivre, dans un tel état de conscience, c’est acquérir la souplesse d’une corde qui repose en spirale sur elle-même, en attendant que la vie veuille bien s’en servir pour, un jour, sauter encore. Une nuit de sommeil, un instant de répit, une pause dans la lutte existentielle ne fait jamais de mal ; cogner contre les murs, si. »
  • « On ne réussit pas pour soi, on ne cherche à briller que pour propager l’éclat d’une lignée si bien que les jalousies d’aujourd’hui prennent leur source dans les hiérarchies d’hier. »

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