« De tous les humains, le Nègre est le seul dont la chair fut faite marchandise. Au demeurant, le Nègre et la race n’ont jamais fait qu’un dans l’imaginaire des sociétés européennes. Depuis le XVIIIe siècle, ils ont constitué, ensemble, le sous-sol inavoué et souvent nié à partir duquel le projet moderne de connaissance – mais aussi de gouvernement – s’est déployé.
La relégation de l’Europe au rang d’une simple province du monde signera-t-elle l’extinction du racisme, avec la dissolution de l’un de ses signifiants majeurs, le Nègre ? Ou au contraire, une fois cette figure historique dissoute, deviendrons-nous tous les Nègres du nouveau racisme que fabriquent à l’échelle planétaire les politiques néolibérales et sécuritaires, les nouvelles guerres d’occupation et de prédation, et les pratiques de zonage ?
Dans cet essai à la fois érudit et iconoclaste, Achille Mbembe engage une réflexion critique indispensable pour répondre à la principale question sur le monde de notre temps : comment penser la différence et la vie, le semblable et le dissemblable ? »
– Critique de la raison nègre, Achille Mbembe.
Critique de la raison nègre (citation) :
- « Il ne saurait donc y avoir de discours sur les formes contemporaines de l’identité africaine qui ne tienne compte du génie hérétique au fondement de la rencontre entre l’Afrique et le monde. De ce génie hérétique découle la capacité des Africains d’habiter plusieurs mondes et de se situer des deux côtés de l’image simultanément. Ce génie lui-même opère par enroulement du sujet dans l’évènement, par la scission des choses, par leur dédoublement, par le surcroît de théâtralité qui, chaque fois, accompagne toute manifestation de la vie. C’est également ce génie hérétique qui, porté aux extrémités, produit des situations d’extraordinaire instabilité, volatilité et incertitude. Si, comme on tend à le croire, l’Afrique a été falsifiée au contact de l’extérieur, comment rendre compte de la falsification à laquelle, dans leur effort pour ingérer le monde, les Nègres ont, en retour, soumis le monde ? »
« Achille Mbembe, historien, politiste, héritier des théories des subalternes, africanamericans, postcolonials studies de la recherche africaine et de la french theory propose dans son dernier ouvrage, Critique de la raison nègre, de solides analyses pour penser la différence à partir des lexèmes « Nègre » et « race », deux figures à travers lesquelles l’« homme noir » s’est manifesté dans le regard de l’Occident à sa sortie de l’histoire.
Glaneur érudit, il convoque la philosophie, les sciences sociales, la politologie et l’histoire pour forer ce malaise né du regard, qui perdure, invitant son lecteur à se demander en quoi la destinée de l’Afrique et son histoire demeurent immuablement « figées » « dans l’imaginaire des sociétés européennes » ; cette histoire n’étant envisageable que sous la forme d’un « présentisme historique » de la défaite, selon la formule de l’historien François Hartog.
À travers une analyse fine des syntagmes « Nègre » et « race », tel un peintre face à son motif, il exacerbe notre sensibilité afin de nous faire partager les significations fondamentales qui ont servi à la modélisation de ce spectre figé par lequel on résuma la vie, la mort, l’existence et l’histoire du Nègre moderne et contemporain, le confondant à son isolement depuis la conquête impériale occidentale de l’Afrique à sa colonisation.
Il interroge donc chacun de ces marqueurs d’évaluations historiques (disons avec Heidegger « historials ») qui imprégna le « corps sans organes » (Deleuze, Guattari) du Nègre, comme sur la pierre de touche dont l’auteur nous dira qu’« en réduisant le corps et l’être vivant à une affaire d’apparence, de peau et de couleur, en octroyant à la peau et à la couleur le statut de fiction d’assise biologique, les mondes euro-américains en particulier auront fait du Nègre et de la race deux versants d’une seule et même figure, celle de la folie codifiée » (p. 11). Il se demande dès son préambule : « À quoi tient-il donc, ce délire, et quelles sont les manifestations les plus élémentaires ? D’abord au fait que le Nègre, c’est celui-là (ou encore cela) que l’on voit quand on ne voit rien, quand on ne comprend rien et, surtout, quand on ne veut rien comprendre. Partout où il apparaît, le Nègre libère des dynamiques passionnelles et provoque une exubérance irrationnelle qui toujours met à l’épreuve le système même de la raison. Ensuite au fait que personne ? ni ceux qui l’on inventé, ni ceux qui ont été affublés de ce nom ? ne souhaiteraient être un Nègre ou, dans la pratique, être traité comme tel » (p. 10-11).
Afin de saisir toute la portée de cette histoire, l’exégète se propose de faire le rappel de ses grands moments, reconstituant pour ainsi dire un corpus révélateur autour de la question de la formation et de l’unité d’un tel genre à la fois biologisé-Nègre, militaro-néolibérale et technologique, qu’il nomme « vertigineux assemblage ». L’auteur nous en donne illustration lorsqu’il dit : « Trois moments auront marqué la biographie de ce vertigineux assemblage. Le premier est celui du dépouillement organisé lorsqu’à la faveur de la traite atlantique (xve-xixe siècles) des hommes et des femmes originaires d’Afrique sont transformés en hommes-objets, hommes-marchandises et hommes-monnaies » (p. 12).
Décrivant sa seconde étape, le biographe ajoutera : « Le deuxième moment correspond à la naissance à l’écriture et commence vers la fin du xviiie siècle quand, de par leurs propres traces, les Nègres, ces êtres-pris-par les autres, peuvent désormais articuler un langage à eux tout en revendiquant le statut de sujets à part entière du monde vivants » (p. 12). Il clos ce cycle par : « Le troisième moment (le début du xxie siècle) est celui de la planétarisation des marchés, de la privatisation du monde sous l’égide du néolibéralisme et de l’intrication croissante de l’économie financière, du complexe militaire postimpérial et des technologies électroniques et digitales » (p. 12).
L’une des originalités de ce livre est aussi dans le plaisir que prend l’auteur à nous faire partager une description quasi généalogique du capitalisme et du « néolibéralisme et sa planétarisation des marchés, de la privatisation du monde », depuis le premier capitalisme et « les risques systémiques auxquels seuls les esclaves nègres furent exposés ».
Poursuivant son exposé, il attire notre attention sur le fait que son « universalisation tendancielle de la condition nègre va de pair avec l’apparition des pratiques impériales inédites. Celles-ci empruntent tant aux logiques coloniales esclavagistes de capture et de prédation qu’aux logiques coloniales d’occupation et d’extraction, voire des guerres civiles de razzias des époques antérieures » (p. 14-15).
Le tour de force que produit l’historien et politiste est aussi dans la manière dont il revisite la problématique du capitalisme, et son poursuivant néolibéralisme (deux projets consécutifs de civilisations euro-américains), et des démocraties consommatoires ? constatant que l’essoufflement de leur modèle économique aliène l’homme qui devient « cet homme-chose, homme-machine, homme-code et homme-flux », des composantes qui lui sont désormais consubstantielles et qui nourrissent des pratiques actives et symboliques de l’objet que l’auteur nomme « animisme ». Décrivant ce nouvel animisme, il nous dit : « Le cycle du capital allant désormais de l’image à l’image, l’image est devenue un facteur d’accélération des énergies pulsionnelles » (p. 14). « Plus caractéristique encore de la fusion potentielle du capitalisme et de l’animisme est la possibilité, fort distincte, de transformation des êtres humains en choses animées, en données numériques et en codes » (p. 16).
Intéressons-nous également à cette autre trouvaille dans cet ouvrage : une invite à un réexamen de l’idée de la race, de son devenir que l’auteur nomme la « race au futur ». Son projet transcende nos assignations à demeure habituelles qui nous rattachent aux identités-racines ? il nous propose la formation d’une nouvelle identité Rhizome-Nègre comme l’aurait dit Édouard Glissant ? qui naîtrait, d’une part, du réexamen de ce que fut la condition nègre ; et, d’autre part, de « […] cette fongibilité nouvelle, cette solubilité, son institutionnalisation en tant que nouvelle norme d’existence et sa généralisation à l’ensemble de la planète que nous appelons le devenir-nègre du monde » (p. 16-17). Cette « race au futur » « ne renvoie plus seulement à la condition faite aux gens d’origine africaine à l’époque du premier capitalisme (déprédations de divers ordres, dépossession de tout pouvoir d’autodétermination et, surtout, du futur et du temps, ces deux matrices possibles) » (p. 16). Toujours sur le racisme, il se demande si « […] l’humanité devenue fongible, le racisme se recomposera dans les interstices même d’un nouveau langage ? ensablé, moléculaire et en fragments ? sur l’« espèce » ? Et à la suite, il ajoute : « En posant la question en ces termes, l’on n’oublie point que ni le Nègre, ni la race n’ont jamais été figés. Au contraire, ils ont toujours fait partie d’un enchaînement de choses elles-mêmes jamais finies. Par ailleurs leur signification fondamentale a toujours été existentielle. Le nom nègre en particulier flua, pendant longtemps, une extraordinaire énergie, tantôt chariot des instincts inférieurs et des puissances chaotiques et tantôt signe lumineux de la possibilité de rachat du monde et de la vie un jour de transfiguration » (p. 17).
Cet ouvrage est bienvenu, car il pourrait se lire comme une critique ou un adieu à la pensée de la toute-puissance domestiquée européocentrée, dont l’auteur nous rappelle que l’une de ses faiblesses vient du fait que « d’un bout à l’autre de son histoire, la pensée européenne a eu tendance à saisir l’identité non pas tant en des termes d’appartenance mutuelle (co-appartenance) à un même monde qu’en terme du même au même, de surgissement de l’être et de sa manifestation dans son être d’abord, ou encore dans son propre miroir ». L’auteur nous invite dès lors à un décentrement de notre subjectivité qui appelle aussi à la méfiance, comme le dit Jean Baudrillard, « d’une pensée sujet, qui impose un ordre en se situant à l’extérieur de son objet, en le tenant à distance ». On pourrait davantage commenter ce livre, notamment sa bibliographie qui est d’une grande richesse informative dans les domaines d’études que partage l’auteur et qui sont cités plus haut. Malgré le champ des problèmes abordés dans cet ouvrage, qui ouvrent un nouvel horizon à la pensée critique, signalons à l’auteur que nous attendons de lui la rédaction d’un second volume de la Critique de la raison nègre qui dressera un état de lieu de la pensée critique des Nègres, cette fois-ci sous la forme intraréflexive. »
– Batamack, É. (2014). Achille Mbembe. Critique de la raison nègre. Afrique contemporaine, 249(1), 131-133.
« Critique de la raison nègre est un livre percutant qui s’inscrit dans une série d’essais s’articulant autour d’une pensée critique sur l’Afrique contemporaine. Philosophe, professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand à Johannesburg (Afrique du Sud), Achille Mbembe est un auteur phare dès lors qu’il s’agit de penser les dynamiques de « présence au monde » du continent africain, son insertion dans les échanges mondiaux comme son actualité dans nos sociétés postcoloniales, portant les traces ou les résidus du passé. L’auteur reconnaît que l’ouvrage n’est « ni une histoire des idées, ni un exercice de sociologie historique », mais qu’il « se sert néanmoins de l’histoire pour proposer un style de réflexion critique de notre temps » (p. 19). Ce travail se situe dans la continuité et est l’aboutissement d’une œuvre, après La Postcolonie. Éssai sur l’imagination politique dans l’Afrique subsaharienne, en 2000, et Sortir de la Grande Nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, en 2010. Tout en déchiffrant la poursuite d’une économie d’extraction et la difficile décolonisation de la société française, A. Mbembe soulignait alors les éléments saillants de la modernité « afropolitaine ». Comme les précédents, Critique de la raison nègre propose une « pensée de vie », « une pensée de la circulation et de la traversée » (p. 20) qui entend contribuer à l’éradication de la différence, de l’altérité, afin que disparaisse le sujet de la race : le « Nègre ».
Avec une référence à la Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant, le livre déploie le triptyque du « Nègre », de l’esclave et de la race, autant de choses fabriquées par la « modernité » et par la prétention de l’Europe à dominer le monde. Il propose en particulier la déconstruction de la figure du « Nègre » et de la race comme matrices symboliques et principes d’organisation qui ne font qu’un dans l’imaginaire des sociétés européennes, et dont les traces demeurent structurantes du monde contemporain : « De tous les humains, le Nègre est le seul être dont la chair fut fait marchandise », rappelle d’emblée l’auteur dans son introduction. Objet d’échange, objet possédé et utilisé jusqu’à l’épuisement (l’esclave), le « Nègre » est la figure paradigmatique de l’altérité, sujet de la violence et de la brutalité. Tout à la fois projet de connaissance et projet de gouvernement, indissociable du colonialisme et de l’essor du capitalisme, il structure l’imaginaire de l’Africain et du corps africain : le Noir pensé comme un enfant, caractérisé par son idiotie, sa bêtise, son hypersexualité, et son pendant, la « Négresse » puis la beauté noire, dont on sait le rôle exercé dans l’exotisme français comme courant esthétique.
Avec ce fil conducteur, c’est évidemment la race qui est au cœur du livre, comme fabrication de la bureaucratie coloniale et principe d’organisation sociale et politique, qui a ensuite connu une transcription biologique au XIXe siècle, aidé par les premiers anthropologues sur le continent, et atteint son zénith au XXe siècle en Afrique du Sud. Finalement, c’est de l’Afrique comme fiction dont il s’agit, objet imaginaire, tout à la fois terre inconnue suscitant l’attirance pour son étrangeté merveilleuse et continent des miasmes, de l’ignorance et de la sauvagerie. C’est en dépassant cette ambivalence fondamentale, en pensant la réparation et la justice que seront posées les conditions d’une commune humanité. Les quelques pages sur Nelson Mandela ont une place essentielle dans cette perspective.
Le projet d’A. Mbembe est aussi esthétique. L’expression, les mots et les sonorités viennent soutenir le projet philosophique. La richesse littéraire et philosophique de l’écriture fait du livre un condensé et un nectar de lectures possibles pour appréhender les traces de la race et de la figure du « Nègre » dans les imaginaires contemporains, de cette différence radicale qu’il faut critiquer et ré-imaginer. »
« La définition assez englobante d’Achille Mbembe fait écho à plusieurs débats en Afrique et dans ses diasporas.
D’abord la relation à l’Afrique : que signifie être « Africain » dans ce monde où « circulent les mondes » ? Ensuite, comment faire signe au monde à partir de l’Afrique tout en évitant le fétichisme de la « race » ou ce qu’il nomme le « réflexe nativiste » ?
Pour Achille Mbembe, l’afropolitanisme s’éloigne d’abord des trois paradigmes qui, selon lui, ont alimenté les discours philosophiques, artistiques et littéraires en Afrique au cours du dernier siècle.
Il y aurait diverses variantes du nationalisme anticolonial, auxquelles il faudrait ajouter des relectures du marxisme, et aussi une mouvance panafricaniste qui ont produit deux types de solidarités : d’une part, une « solidarité de type racial et transnational » et d’autre part une « solidarité de type international et de nature anti-impérialiste ».
Selon Achille Mbembe, alors que la « circulation des mondes » s’accentue et s’accélère, les différents paradigmes cités empêchent tout « renouveau de la critique culturelle » et se constituent en obstacle pour la réflexion contemporaine sur la culture et la démocratie.
L’afropolitanisme se positionne ainsi contre les discours qui fétichisent la différence. L’afropolitanisme serait héritier d’un double mouvement : d’une part la « dispersion », d’autre part l’« immersion ». Mais toujours, l’« idée de l’Afrique » reste centrale »
– Awondo, P. (2014). L’afropolitanisme en débat. Politique africaine, 136(4), 105-119.
« Le 28 janvier, au cours d’une interview au quotidien Libération, la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, auteure du roman à succès Americanah, répondant à une question sur ce qu’elle pense de l’afroféminisme, a réagi en ces termes : « Je ne le comprends pas. Si on parle d’afroféminisme, alors parlons d’euroféminisme. Souvent, nous rajoutons des étiquettes pour parler des choses africaines, comme si on avait besoin d’une sorte de justification. » Certes, les femmes africaines n’ont rien à justifier, mais cela n’empêche pas qu’elles puissent revendiquer des spécificités et se détacher du féminisme eurocentrique, marxiste puis libéral. L’afroféminisme prend ses racines dans l’expérience vécue par les femmes noires en Europe. S’il partage avec le féminisme noir (black feminism) américain le projet intellectuel et politique de donner un sens à l’oppression des femmes noires, il tire sa spécificité du contexte européen, et particulièrement français. L’afroféminisme rend compte de l’oppression des femmes noires dans une société qui, au nom de la République, rend invisibles les catégories raciales. Or, en dépit du discours public sur l’égalité, la race demeure en France, comme dans la plupart des sociétés occidentales, la « bête » qui structure, régule et matérialise les rapports de classe, les imaginaires et les relations de genre. Si le féminisme noir a permis de rendre compte de la spécificité de l’oppression des femmes noires aux Etats-Unis, l’afroféminisme ouvre des pistes d’analyse et de compréhension de la condition de la femme noire en France. Il articule les liens entre la race, le genre et la classe sociale dans le contexte européen. Le point central de l’analyse étant que la structure de l’oppression des femmes noires ne saurait être comprise dans la société française sous les seuls prismes du patriarcat et du sexisme, mais doit intégrer le facteur racial. Il s’agit donc d’une approche intersectionnelle dans l’analyse des inégalités de genre. Dans sa réaction, Chimamanda Ngozi Adichie tente d’uniformiser la condition de la femme en voulant prêcher pour un « féminisme universel ». Un vœu pieux. Cela aurait été possible si la modernité occidentale tant célébrée ne s’était pas caractérisée par son ambivalence dans son rapport avec les peuples qualifiés à une certaine époque de « primitifs » ; si les valeurs de la Révolution française s’étaient appliquées dans les colonies au même titre qu’en métropole. Mais non. La colonie, dont la race aura été l’instrument majeur de régulation de l’organisation sociale et politique, a évolué en marge des beaux principes de la modernité et des Lumières. » – Boris Bertolt.
« Même si l’afropolitanisme se nourrit de la philosophie d’Eboussi Boulaga, qui, en 1977, écrivait déjà que « les problèmes de la particularité sont déterminés par l’avènement d’une histoire une, d’une histoire mondiale », et de l’œuvre de Mudimbe, qui vise une décolonisation de la représentation de l’Afrique et des Africains, il serait erroné de dire que l’afropolitanisme se situe dans la continuité de la négritude, du nationalisme et du panafricanisme. Au contraire ! Il signe plutôt un dépassement de ces derniers en raison de leur incapacité à rendre compte de la manière d’être des Nègres, leur façon d’habiter le monde sous le signe de ce que Mbembe appelle l’imbrication des mondes et la domestication des signes qu’ils n’ont pas librement choisis pour les mettre à leur service. L’afropolitanisme se distingue précisément de la négritude et du panafricanisme en ce que son point de départ n’est pas la différence mais l’appartenance foncière de l’Afrique au monde, le commun, la similitude, c’est-à-dire « ce qui fait des Nègres des hommes et des femmes comme les autres ».
L’afropolitanisme traduit aussi l’éveil de l’Afrique contemporaine aux figures du multiple, constitutives de ses histoires particulières, la « conscience de l’imbrication de l’ici et de l’ailleurs, la présence de l’ailleurs dans l’ici et vice-versa », selon Mbembe, de la circulation des mondes, de la dispersion des populations et de la mobilité des cultures depuis des siècles sur le continent. Ceci entraîne la relativisation des origines et des appartenances primaires ainsi que la disposition d’embrasser l’étranger et le lointain, de valoriser les traces du lointain dans le proche, etc. Il ne faut donc pas avoir visité des contrées lointaines pour être afropolitain.
Une identité ethnique ouverte à l’autre
Il y a bien une résonance entre le cosmopolitisme enraciné et l’afropolitanisme, même s’il s’agit bien de deux manières différentes de penser l’Afrique et le monde, la diversité culturelle, la similitude et la circulation. En inscrivant l’afropolitanisme dans l’histoire du continent depuis le XVe siècle, Mbembe signifie que l’Afrique repliée sur elle-même et n’ayant rien apporté au monde est une pure et simple invention sans fondement. De la même manière, l’idée d’une Afrique pure de tout apport extérieur est un de ces mensonges qui nous lient, pour parodier le titre du dernier livre d’Appiah, The Lies That Bind.
Le continent a toujours été acteur à part entière du devenir monde. En montrant que la fluidité et la circulation sont constitutives de l’Afrique depuis des siècles anciens d’une part et, d’autre part, que l’ancrage dans une histoire singulière ne s’oppose pas à l’ouverture aux autres humains et à leurs pratiques et croyances, Mbembe et Appiah montrent, chacun à sa manière, l’irrationalité des discours de la clôture identitaire. Pis, la circulation et la fluidité suggèrent les limites de l’idée d’une identité ethnique fixe et fermée. Autrement dit, l’ethnie n’est pas niée mais s’ouvre au monde, à l’autre qui est mon semblable. Elle est à penser et à vivre comme un site dynamique, un segment du monde, une partie totale. Enfin, l’origine est relativisée chez nos deux penseurs. Leurs écrits peuvent faire écho aux mots du philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga, décédé en octobre 2018 : « Le Muntu [c’est-à-dire l’homme ou la femme dans la condition africaine] n’a pas à renoncer à soi pour rejoindre les autres. Il lui suffit de s’approfondir, de se considérer comme un segment du monde, une partie totale. Il y a réciprocité entre l’univers du Muntu et le monde, enveloppement mutuel. L’un médiatise l’autre. » »
« Achille Mbembe s’attaque à l’un des soubassements du monde occidental : la pensée de l’altérité et de la différence en termes de race, pour mieux justifier des rapports de domination et d’exploitation qui ont culminé avec la traite négrière, la colonisation et l’apartheid. Une vision qu’il compare à un « délire », une « folie » qui a mené à bien des catastrophes dans l’histoire récente de l’Europe.
La « raison nègre », sous sa plume, désigne à la fois « des figures du savoir, un paradigme de l’assujettissement, un modèle d’extraction et de prédation »… Bref, « une grande cage qui a pour châssis la race ». Ou encore « un puits aux fantasmes » dont il propose surtout de sortir.
Pour en finir avec la race
Cet ouvrage fait suite à ses premières réflexions sur « l’afropolitanisme », un concept de son invention. Une nouvelle voie que l’on espère ouverte et destinée à tous, et pas seulement limitée à l’esquisse d’une nouvelle identité « noire », qui dépasserait le panafricanisme des pères des indépendances et la négritude chère à Senghor et Césaire. L’auteur proposait dans son avant-dernier ouvrage, Sortir de la grande nuit, de se libérer de la définition coloniale de l’autre, marquée par le racisme, mais aussi de se défaire d’une idée de la « différence » qui voit les Noirs intérioriser la « raison nègre », comme le dénonçait déjà en 1952 le psychiatre martiniquais Franz Fanon avec Peau noire, masques blancs. Son objectif : adopter une autre « position culturelle et politique sur la nation, la race et la différence en général ».
Comment faire ? Avant d’esquisser les voies et les contours de son « afropolitanisme », qui fera l’objet de son prochain essai, l’auteur s’applique d’abord à déconstruire. C’est tout l’objet de Critique de la raison nègre. Il revient sur l’invention du mot et du concept de « nègre », si présent dans l’imaginaire européen. « L’homme-marchandise, l’homme-métal, l’homme-monnaie », répète-t-il à chaque chapitre. Le seul homme de l’histoire à avoir été réduit à l’état d’objet a donné lieu à une construction historique qui n’a pas cessé d’évoluer. Or, tout est en train de changer – et pas seulement parce que l’apartheid, le dernier système légal de ségrégation raciale, a été officiellement aboli en 1991 en Afrique du Sud.
« L’Europe n’est plus le centre de gravité du monde », constate ainsi Achille Mbembe. Avec la marginalisation du vieux continent et l’essor des pays émergents dans un monde à la fois global et néo-libéral, faut-il s’attendre à la fin du racisme post-colonial ? À l’idée même de race nègre ? Ou au contraire se préparer à d’autres modes d’exclusion ?
Réparation « symbolique »
Achille Mbembe évoque la possibilité d’un « devenir-nègre du monde », qui engloberait toute l’humanité marginalisée dont l’économie mondiale n’a pas besoin. Mais il ne veut pas perdre espoir. Il trace un autre chemin, avec un épilogue intitulé : « Il n’y a qu’un seul monde ». Là encore, le philosophe part du simple constat qu’il n’y a qu’une seule humanité, pour ensuite expliquer comment les sociétés traditionnelles africaines, avec leurs rituels, s’efforçaient de relier l’homme à la nature, de « réparer » l’environnement pour les dégâts causés par l’agriculture, tout en assurant la « durabilité » de l’existence humaine…
« Pour construire ce monde qui nous est commun, il faudra restituer à ceux et celles qui ont subi un processus d’abstraction et de chosification dans l’histoire la part d’humanité qui leur a été volée », affirme l’auteur. Il n’entre pas dans la polémique sur les réparations financières, demandées en vain par les descendants des victimes de la traite, notamment aux États-Unis. Il parle plutôt d’une réparation « symbolique », au sens psychologique du terme. Il n’en précise pas, cependant, les modalités pratiques, même s’il appelle de ses vœux « un monde débarrassé du fardeau de la race, et du ressentiment et du désir de vengeance qu’appelle toute situation de racisme ». Cette réparation pourrait bien commencer par la lecture de cet essai. Un livre qui remet en question beaucoup d’idées toutes faites, et permet déjà une prise de conscience sur le chemin qui reste à parcourir. »