"Toutes les vies ne se valent pas"

« Plus que de comprendre ce qu’est une vie « bonne », « juste », ou encore le sens de celle-ci, Didier Fassin amène le lecteur à se questionner sur la valeur des vies et les inégalités entre elles.

Tout au long d’un plaidoyer qui allie philosophie, anthropologie et sociologie, il nous donne les clés de compréhension des hiérarchies morales qui fondent les inégalités de vie. […]

Plutôt qu’une lecture misérabiliste des vies des exilés ou « nomades forcés » qui penserait leurs vies comme vulnérables et précaires, Didier Fassin propose une compréhension des vies contextualisées dans des rapports sociaux de domination qui affirment le caractère inégal de celles-ci.

Cet ouvrage est finalement une critique de la non-reconnaissance de ce processus de traitement différencié des vies mis en place par les politiques et ancré dans l’imaginaire collectif de nos sociétés.

L’idéalisation de la vie biologique empêche la considération des vies biographiques. Plus qu’un dialogue transdisciplinaire – parfois dense, dont l’abondance tend quelque peu à perdre le lecteur dans les références mentionnées – Didier Fassin s’est confronté à une problématique trop souvent occultée. Quelque que soit l’objet de recherche en migrations internationales ou la discipline dans laquelle on s’inscrit, cet ouvrage est un excellent préambule de réflexions à quiconque souhaite s’interroger sur les vies et leurs inégalités de traitement. »

– Lydie Déaux, « Didier Fassin (2018) La vie. Mode d’emploi critique », e-Migrinter [En ligne], 18 | 2019, mis en ligne le 11 septembre 2019, URL : http://journals.openedition.org/e-migrinter/1538

« S’appuyant sur ses nombreuses enquêtes auprès des populations précaires, Didier Fassin propose une réflexion anthropologique sur la vie. Pour lui, les sociétés contemporaines ont fait de la vie un bien suprême sans pour autant en effacer le caractère inégal.

Didier Fassin a une carrière bien remplie et une œuvre tout aussi riche. Ce médecin, titulaire d’un master d’épidémiologie et de santé publique, administrateur et vice-président de Médecins sans frontières entre 1999 et 2003, est depuis 2006 le président du Comede, le Comité pour la santé des exilés, organisation non gouvernementale qui assure la prise en charge médicale, sociale et juridique des migrants et des réfugiés.

Devenu anthropologue et sociologue, professeur à l’université Paris-XIII et directeur d’études à l’EHESS, il conduit des enquêtes au Sénégal, au Congo et en Équateur. Au début des années 2000, son terrain est l’Afrique du Sud, où il dirige un programme sur les malades du sida qui fait rage dans la région. Au cours de cette période, ses recherches s’élargissent à divers groupes en situation de précarité – pauvres, chômeurs, migrants, réfugiés en France, orphelins du sida en Afrique, victimes de catastrophe au Venezuela, populations opprimées en Palestine – et s’attachent à comprendre ce qu’il appelle le gouvernement humanitaire.

Depuis 2009, il est professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton, où il a succédé à l’anthropologue Clifford Geertz. Ses travaux les plus récents l’ont amené à passer des pratiques de compassion aux politiques de répression. Plus particulièrement, il a réalisé une série d’études ethnographiques sur la police, la justice et la prison, à partir desquelles il a développé une réflexion sur le châtiment.

En ce début d’année 2018, il publie La Vie. Mode d’emploi critique. Sous ce titre un peu énigmatique, l’ouvrage croise ses expériences de terrain et l’héritage philosophique de ceux qui ont pensé la vie, dans ses dimensions biologiques aussi bien que biographiques. Mais pour aller plus loin, donnons la parole à son auteur.

Que recouvre ce titre, La Vie. Mode d’emploi critique ?

Le point de départ est l’invitation que m’a adressée Axel Honneth à prononcer les conférences Adorno à l’université de Francfort, qui est depuis près d’un siècle le temple de la pensée critique. Tout en respectant la tradition philosophique de ce lieu prestigieux, c’était l’occasion pour moi de la confronter avec mon approche anthropologique en rassemblant plus de vingt ans de travaux en Afrique, en Amérique latine et en Europe.

Le titre du livre est un hommage au roman de Georges Perec, dont je reprends l’idée de puzzle. Les trois pièces de mon propre puzzle – formes de vie, éthiques de la vie et politiques de la vie – me permettent de donner sens à mon questionnement anthropologique sur la vie dans les sociétés contemporaines. L’ajout de l’adjectif « critique » tient à ce que j’analyse à nouveaux frais ces concepts philosophiques, en relevant leurs tensions et leurs contradictions, et surtout en prenant comme principal fil conducteur l’inégalité des vies.

Vous dites que dans nos sociétés, la vie est devenue « le bien suprême ». Est-ce que cela n’a pas toujours été le cas ?

Cette idée n’a pas prévalu toujours et partout. Elle est un trait de la modernité occidentale provenant de notre héritage chrétien. Walter Benjamin parlait de ce « dogme qui affirme le caractère sacré de la vie ». Hannah Arendt la qualifiait de « souverain bien des sociétés modernes ». À la source même du christianisme, il y a ce principe que la vie est ce bien tellement sacré qu’il est possible de le sacrifier. Le Christ donne la sienne pour racheter le péché originel, et les martyrs la leur pour témoigner de l’existence de Dieu. C’est dire que l’enveloppe corporelle doit être transcendée pour cette loi supérieure. Aujourd’hui, au contraire, ce bien suprême est avant tout la vie physique, le fait même d’être en vie, au détriment souvent des dimensions sociale, éthique et politique de l’existence.

C’est qu’autrefois, la mort des jeunes enfants ou des adultes d’un certain âge pouvait être vue comme normale, ne serait-ce qu’en raison de sa fréquence. Et c’est encore vrai dans des pays pauvres où la mortalité infantile est forte et l’espérance de vie limitée. Avec les progrès de l’hygiène et de la médecine, tels qu’ils se manifestent depuis le 19e siècle dans le monde occidental et plus récemment ailleurs, la vie physique est devenu un bien plus précieux.

Cette évolution de nature anthropologique procède donc de logiques religieuse, démographique et sociale.


Vous consacrez une partie de votre livre aux « éthiques de la vie ». Pour vous qui connaissez bien le milieu humanitaire, l’essentiel est de sauver des vies…

Depuis l’Antiquité, les philosophes se sont attachés à déterminer ce qu’est « une vie bonne » et comment chacun peut s’efforcer de la mener. J’ai en quelque sorte inversé la question en m’interrogeant sur le prix accordé à la vie et sur le type de vie que différentes sociétés valorisent. C’est pourquoi au concept de vie éthique je substitue celui d’éthiques de la vie.

Dans le monde contemporain, les organisations humanitaires incarnent de la manière la plus évidente la valorisation de la vie comme bien supérieur. Leur objectif premier est en effet de sauver des personnes éprouvées par des guerres, des famines, des épidémies. Il peut les amener à passer outre la souveraineté nationale des États dans lesquelles elles interviennent. Ce principe est même passé dans le droit international lorsqu’en 2005 les Nations unies ont voté la « responsabilité de protéger » qui ouvre la possibilité d’une intervention militaire quand une population est menacée dans son existence physique et que les autres moyens ont échoué. Il a été utilisé pour la première fois – et malheureusement détourné – pour justifier l’intervention de la France et de la Grande-Bretagne en Libye en 2011.

Cet essor de l’humanitaire va de pair, selon vous, avec l’instauration d’une « biolégitimité ». Pouvez-vous expliquer ?

Michel Foucault décrivait le « biopouvoir » comme l’obligation de faire vivre. À ce pouvoir sur la vie, j’ai proposé d’ajouter la légitimité de la vie. Cette « biolégitimité », qui est la reconnaissance de la vie biologique comme valeur supérieure, me semble caractériser bien des situations du monde contemporain. J’en ai proposé plusieurs illustrations.

En Afrique du Sud par exemple, au plus fort de l’épidémie de sida, une controverse très dure s’est développée entre deux camps. D’un côté, les activistes et les médecins se battaient pour l’accès aux antirétroviraux, en mettant en avant dans leurs argumentaires et leur iconographie les jeunes enfants potentiellement porteurs du virus. De l’autre, les acteurs de la santé publique et du développement social devaient arbitrer avec d’autres priorités telles que la lutte contre la malnutrition, la grande pauvreté, et les disparités du système de santé.

Deux postures éthiques s’affrontaient, l’une mettant l’accent sur l’individu et le biologique, l’autre sur le collectif et le social. In fine, la première l’a emporté. C’est là un fait général. Les actions destinées à sauver des vies ont bien plus de poids dans le monde contemporain que les politiques de justice sociale.

Depuis quand observe-t-on cette prévalence du droit humanitaire sur les demandes d’asile des populations qui viennent se réfugier en France par exemple ?

À la fin du 20e siècle, un double mouvement s’est opéré. D’une part, un déclin progressif de la proportion de personnes qui obtiennent le statut de réfugié : à l’Office de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra), le taux d’accord passe de plus de 90 % au milieu des années 1970 à moins de 10 % au début des années 2000. D’autre part, à partir des années 1990, un mouvement inverse d’augmentation des régularisations pour raison médicale, lorsque des personnes présentent une maladie grave qui ne peut être soignée dans leur pays. En 2005, la probabilité pour un demandeur d’asile d’être reconnu comme réfugié était sept fois plus faible que celle pour un malade d’obtenir un titre de séjour temporaire. La vie biologique affectée pesait bien plus que la vie politique menacée.

C’est là un profond changement de nos économies morales. La forte mobilisation des pouvoirs publics et de la société tout entière pour accueillir les boat people rescapés de la répression communiste à la fin des années 1970 contraste ainsi avec l’indifférence qui prévaut face aux naufrages actuels en Méditerranée de personnes fuyant la violence politique et la pauvreté endémique en Somalie ou au Sud Soudan. Même la biolégitimité se trouve désormais soumise à rude épreuve quand ces vies semblent si peu compter.

On peut repérer cependant quelques paradoxes. Notamment dans les Territoires palestiniens où l’on constate la présence de nombreuses ONG (Médecins sans frontières, Médecins du monde…) alors qu’il y a plus de souffrances psychiques que de vies à sauver…

L’oppression des Palestiniens donne heureusement lieu à peu de victimes, hormis lors des guerres meurtrières menées par les Israéliens, et les personnes blessées ou malades peuvent généralement être soignées dans les hôpitaux locaux. Si les organisations humanitaires continuent d’apporter des soins, c’est surtout dans le domaine de la santé mentale, qui permet dès lors d’ouvrir une autre perspective : le témoignage. Les souffrances diagnostiquées et les récits enregistrés attestent l’intolérable des humiliations et des violences subies. La vie biographique prend le pas sur la vie biologique, mais paradoxalement, elle ne permet qu’en partie de restituer la dimension sociale et politique de ces expériences. De plus, en se faisant les porte-parole des habitants des Territoires occupés et en les présentant comme des victimes, les acteurs humanitaires rendent moins audible le sens de leurs gestes, notamment lorsqu’ils mettent leur vie en jeu en attaquant leurs oppresseurs.

Justement, pour les jihadistes par exemple qui se tuent avec une ceinture d’explosifs, les moines bouddhistes qui s’immolent par le feu, ou ceux qui se laissent mourir au terme d’une grève de la faim comme cela a été le cas des Kurdes ou des Irlandais, la vie est-elle encore le bien suprême ?

Le sacrifice de sa propre vie semble aller à l’encontre de l’éthique de la vie dominante. En fait, ce n’est pas tout à fait le cas. Il met en jeu ce que ces individus ont de plus précieux. Donner sa vie pour une cause, c’est affirmer qu’il lui est encore une valeur supérieure, qu’elle soit religieuse ou politique, qu’il s’agisse de foi ou de liberté.

  • Ce n’est guère différent de ce qui animait les martyrs chrétiens ou les résistants français.
  • C’est pourquoi je parle des « éthiques de la vie » au pluriel.
  • Celles et ceux qui sont ainsi prêts à se sacrifier pour leur cause le font au nom d’une certaine éthique de la vie, qu’il faut savoir reconnaître pour ce qu’elle est, quand bien même elle heurte la nôtre.

Vous consacrez la troisième partie de votre livre aux « politiques de la vie », et là, vous soulignez l’inégalité de la valeur des vies…

Il existe une contradiction entre l’éthique de la vie selon laquelle toutes les existences sont aussi précieuses, et les politiques de la vie par lesquelles ces existences sont traitées inégalement. Entre l’idéal et la réalité, le fossé est considérable.

On le constate dans la valeur monétaire attribuée à la vie. Ainsi, aux États-Unis, les familles des victimes de l’attaque contre le World Trade Center en septembre 2001 ont été indemnisées dans un rapport de 1 à 8 en fonction des revenus ; et la réparation pour le décès d’une femme était de 63 % de celle des hommes. Quant à l’indemnisation des civils irakiens tués par les troupes alliées comparée à celle des soldats états-uniens tombés au combat, l’écart est encore plus manifeste, puisque le rapport est de 1 à 200.

Mais les inégalités existent plus communément en matière d’espérance de vie, entendue dans un double sens.

D’un point de vue quantitatif – rappelons que la durée moyenne de vie restant à un ouvrier âgé de 35 ans est inférieure de cinq ans à celle d’un cadre supérieur. Mais aussi en termes de qualité de vie – avec des disparités dans l’éducation, le logement, le travail, le rapport avec la police et la justice, qui font que ce que l’on peut espérer de ce que sera sa vie varie considérablement selon son milieu social.

Les valeurs morales d’une société jouent-elles sur la qualité de vie ?

C’est ce qu’affirmait il y a un siècle le sociologue Maurice Halbwachs. Ainsi, aux États-Unis, jusqu’à récemment, on ne tenait pas de comptabilité précise des personnes tuées par la police. Or, lorsqu’on ne compte pas les vies perdues, c’est qu’elles ne comptent guère. En 2015, les journalistes du Guardian ont produit des statistiques établissant que 1 134 personnes avaient été victimes d’homicide par les forces de l’ordre et que le risque pour un jeune Noir d’être tué par un policier était cinq fois supérieur à celui d’un Blanc du même âge. Mais là encore, les chiffres ne disent pas tout.

  • Il faut aussi considérer les vies gâchées, dégradées, abîmées, par l’expérience du racisme ordinaire, du chômage chronique, du harcèlement policier et des années de prison.
  • Si les jeunes Blancs ont dix fois plus de chances d’avoir une licence que d’être incarcéré, les jeunes Noirs ont deux fois plus de risque de connaître la prison que l’université.
  • On voit bien que l’espérance de vie des uns et des autres n’est pas la même !

Dans votre dernier livre, vous faites un long descriptif de la « jungle » de Calais où vous avez enquêté. Vous dénoncez – à juste titre – la condition des migrants qui y vivent. Mais on met rarement en exergue une autre face de ces réfugiés. Les personnes qui, en France, s’occupent de réseaux de soutien de migrants sont souvent admiratives devant la vitalité qu’ils manifestent et les espoirs qu’ils continuent de porter, malgré les conditions difficiles dans lesquelles ils vivent. Vous-même soulignez à plusieurs reprises que ces personnes revendiquent leur dignité. Comment prendre en compte la subjectivité des migrants, afin de ne pas les cantonner seulement à un statut de victimes ?

C’est là un point essentiel. Le traitement politique et social de ces personnes ne doit pas être confondu avec leur expérience, leur subjectivité et leur capacité à résister à la condition à laquelle l’État veut les réduire.

À l’indignité de cette condition, avec sa misère, sa dépendance, ses violences et ses humiliations, nombre d’entre elles opposent leur effort de rester dignes, y compris dans la relation qu’ils ont avec les autres.

C’est la leçon que j’ai retenue de mes interactions avec les jeunes Syriens de Calais et avec les femmes zimbabwéennes de Johannesburg.

Jamais les exilés n’acceptent d’être réduits au statut de victime. D’où parfois des tensions entre les aidés et les aidants.

Au fond, ce à quoi aspirent ces réfugiés et ces migrants c’est à ce que les malades du sida des townships voulaient pour eux-mêmes : « Une vie normale », me disaient-ils. C’est-à-dire une vie qui réconciliait la dimension physique de la santé, de la nourriture et de la sécurité, avec la dimension sociale dans laquelle ils pouvaient trouver la reconnaissance et le respect qui leur étaient dus en tant qu’êtres humains. »

– Martine Fournier, Entretien avec Didier Fassin (Sciences Humaines, avril 2018)

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