Il y a quelques semaines, j’ai parlé de « quatrième guerre mondiale » qui est celle livrée aux premières lueurs de notre époque contemporaine. Jo’ m’a demandé, lors de notre souper d’intuitions prospectives, ce qu’était la « troisième guerre mondiale ». Je lui ai répondue : « Celle de la post-bipolarité ».
En effet, au lendemain de la fin du bloc soviétique, il a été question d’une guerre multidimensionnelle et plurielle, à la fois académique, et culturelle, sociale, politique, etc., sur l’expansion et l’acceptation du modèle idéologique triomphant : celui du capitalisme, néolibéral, occidentalo-compatible. Durant toute la décennie 1990 et début des années 2000, il a été question d’asseoir et de consolider cette hégémonie, en mobilisant autant les communautés épistémiques que toutes sortes de courants et de sensibilités. La gauche a perdu cette guerre, elle s’est faite serf du nouvel ordre, de bill clinton à tony blair en passant par gerard schröder, la gauche occidentale s’est faite annexée par le (néo)libéralisme mondialiste sûr de lui. Milieu des années 2000, plus personne n’était en mesure malgré la crise de 2008, et l’exposition des abus et la prise de conscience des apories de cet ordre mondialiste, de lui porter contestation, l’occident foutu et irrécupérable poursuivait sur sa lancée.
En 2020, (presque) vingt ans plus tard, nous ne sommes plus en « bi-polarité » mais en « mondialisation avancée », aujourd’hui un virus qui et au fond est équivalent à un grain de sable met en branle le château de cartes – la civilisation occidentale, un virus met à nu la stupidité d’un modèle civilisationnel qui n’a aucun sens et qui est totalement éloigné de toute humanité, un virus met à nu un roi ou une reine, ce n’est pas joli joli. L’occident se rend compte que tout ce qu’il a construit depuis tant de siècles a évacué (in fine) l’humanité et la dignité, tout ce qu’il a construit relève de l’indécence, de la grossièreté, de la sauvagerie, de la barbarie, de la vulgarité ; les droits humains ne veulent plus rien dire devant le marché et les riches, l’oligarchie, les droits humains ne signifient rien devant le dogme libéralo-capitaliste, les valeurs individualistes caractéristiques de la « modernité » sont dérisoires devant l’essentiel : l’humain. L’occident redécouvre l’essentiel, ailleurs dans les suds on le regarde et on s’en indiffère : « welcome to the real humanity ».
En 2020, l’occident se demande s’il ne s’est pas fourvoyé, les suds le regardent et lui disent : « on le savait, apprends de nous autres ». Mais l’occident ne voudra pas apprendre de ces « rien du tout » car il ne saurait se rabaisser à un tel niveau, les primitifs n’ont rien à lui apprendre, des médecins cubains, chinois et autres, venant à la rescousse des crevards occidentaux lui diront : « nous sommes des enfants du même univers ». La solidarité, malgré les colonialismes, les humiliations, les arrogances, etc., les suds ne l’ont pas perdue. Ils ont gagné cette troisième guerre mondiale. L’occident s’en rend compte, malgré les apparences, il l’a perdue.

Aujourd’hui, tout le monde ici en occident s’écrie : « le monde va changer ! », le « virus montre qu’un retour à la normale est impossible ! », « le monde ne sera plus pareil ! », « le retour de l’Etat ! », etc. etc. etc. Le « monde » est foutrement occidentalo-centré, comme si les ailleurs, ces restes étaient semblables à l’occident. Il suffit de faire un survol dans ces restes pour voir que la « solidarité », le refus de l’individualisme comme valeur supérieure de l’humain, le refus de la compétitivité (et du triomphe du « successful »), le refus du travail comme esclavagisme (post-)moderne, le refus de l’exploitation de l’humain par l’humain, le refus de la privatisation de l’essentiel (santé, éducation, etc.) au nom du bien collectif, le refus de exploitation de la nature ou de l’environnement parce « maîtres et propriétaires », le refus d’une modernité qui désenchante un réel fait originellement d’enchantement, le refus d’une insularité de la vie au détriment de l’ensemble autant que de l’en-commun, le refus du « me myself and i », le refus de la plasticité infinie du corps et du soi au détriment de ce qui est « essentiel », etc. etc., tout ça est une valeur cardinale de la définition de tels ailleurs. Rien ne changera pour eux, c’est l’occident qui semble redécouvrir l’eau chaude. Mais ça, faut pas trop lui dire, lui qui croit encore être le centre, le nombril, l’anus, du monde.
Il y a quelques mois, achille mbembe publiait un livre intitulé « brutalisme », jamais un livre ces dernières années n’aura pour moi diagnostiqué avec une si grande acuité le mal de notre contemporanéité qui avec la mondialisation tend à vouloir s’instaurer partout sur le globe. Il n’est plus question de « nécropolitique » démocratique, encore moins d’autoritarisme, mais réellement de « brutalisme ». Une telle violence (systémique, épistémique, sociale, idéologique, politique, culturelle, etc.) était inimaginable, il y a vingt ou trente ans. L’occident a fait fort. La crise actuelle, ici chez nous, en occident, de ce virus, montre une telle violence. Chaque jour. Et il est aussi là l’autre expression de cette quatrième guerre mondiale qui ne dit pas son nom : celle de la normalisation du brutalisme (mbembéen) qui soutient l’instauration d’une morale de l’injustice et de l’inhumanité au profit (bien entendu) de ceux qui sont déjà privilégiés.

J’entends partout que nous allons « changer », nous occidentaux, je m’empresse de rigoler silencieusement. Changer ? En quoi ?
Le virus printanier montre que nous restons parfaitement nombrilistes, il faut des mesures restrictives pour nous obliger à la quarantaine, et je parle de « quarantaine » bien plus que de « confinement ». « Confinement » est un mot très intéressant, popularisé, il signifie d’abord « réduire à un espace clos » pour dire un enfermement aussi semblable que d’enterrer vivant une personne dans un cercueil alors que « quarantaine » dit « exclusion » – en ce sens, du groupe qu’est l’humanité, parce que la personne en quarantaine est à risque. Aux premières heures de cette pandémie, l’on est donc passé de l’exclusion de l’indésirable à l’enfermement dans un cercueil du type « crève vivant » dans ton coin, « on s’en fout » puisque le dépistage systématique est une dépense économique que l’on ne pourrait s’offrir (cf. dette publique). Je te le dis, car j’ai chopé une grippe, il y a quelques jours, une grippe saisonnière, comme il est souvent le cas chez moi lors des transitions saisonnières, j’ai appelé les urgences et cela fait deux semaines que j’attends pour un dépistage, paraît qu’il ne faut pas tester tout le monde car cela coûte du pognon (à l’État, au contribuable, etc.), je suis donc « confiné » chez moi, comme un vivant dans un cercueil, en attendant que mon état empire. Cela est le quotidien de la plupart des personnes, en temps de néolibéralisme stupide, irrationnel et irresponsable.
On parle de « solidarité », encore une fois, faut savoir ce dont il est question, car les actes d’égale dignité de quelques-uns ne veulent rien dire par rapport à cet ensemble d’individualisme qui n’a pas changé ses habitudes, il suffit de regarder autour de soi pour le constater. Comme des théoriciens l’ont si bien formulé il y a au moins cinq ans, le (néo)libéralisme culturel (individualiste) est désormais notre adn (« Les avatars du libéralisme culturel » de Chanel en 2015), rien ces derniers jours ne laisse envisager d’un renversement de valeurs, au contraire l’instinct de survie (ou le ‘me myself and i’) tend à prendre le dessus sur tout ce qui relève de l’humanité – c’est le chacun pour soi et bordel pour tous. Ceux et celles qui font preuve de « solidarité » sont les mêmes qui avaient – déjà avant cet épisode délirant – conscience de cette nécessité, sur le plan macro le mouvement (réel) de solidarité est inexistant (tout est une question de posture, d’image, de blabla, de tralala, etc.). C’est vrai que l’on voit de plus en plus des actes de « charité » et encore une fois ces « actes de charité » n’enlèvent rien au fait que notre société reste en ce temps d’apocalypse viral une société du chacun pour soi. Cela se voit dans les attitudes autant des boomers que des jeunes, pour dire des attitudes d’incivisme et d’absence de considération réelle de l’autre que soi. Sur tous les plans, réseaux sociaux, vie sociale quotidienne, etc., le nombrilisme demeure notre valeur sociétale prépondérante. Bref, pour dire, à l’échelle sociétale, il n’y a pas de solidarité, pas de mouvement de fond et durable de solidarité, pas de renversement du « nombrilisme individualiste » comme valeur essentielle de nos sociétés post-bipolaires. Cela se voit, se lit, très bien. Autant sur les réseaux sociaux qu’ailleurs, dans notre entre-soi.


On parle de « retour de l’Etat », et cela me fait rigoler. En quoi cette entité est-elle de retour ? Par les actes de gestionnaire de crise bien plus que de transformation politique radicale qu’est une réappropriation des pouvoirs transférés à des entités non-étatiques, pour dire un mouvement inverse de ce que diagnostiqué par susan strange (Tooze, R. (2001). Susan Strange et l’économie politique internationale. L’Économie politique, no 10(2), 101-112.) dans son « retrait de l’État » ? Par le durcissement des frontières ? Par l’investissement dans le secteur public (santé, éducation, etc.) ? Non. Il n’y a pas de retour de l’Etat. L’Etat, en ces temps viraux, remplit une fonction de gestionnaire sans plus ni moins, il n’est pas protecteur, il sauve les meubles. L’Etat protecteur est celui qui revient à sa fonction originelle de protection, c’est-à-dire minimalement un Etat roosseveltien, or ce à quoi l’on assiste ces dernières semaines, c’est un Etat qui fait une politique palliative (traiter les symptômes bien plus que guérir le mal ‘véritable’) et également afin de rectifier momentanément les méfaits d’une politique néolibérale irresponsable sans jamais renoncer à l’idéologie néolibérale et (l’éthos) ultra-capitaliste. Il n’y a pas de remise en cause fondamentale d’un système capitalo-(néo)libéral, pas de transformation radicale (dans le sens de modification en profondeur) des politiques menées depuis au moins vingt ans, pas de leadership remettant en question le transfert des pouvoirs étatiques à des entités supranationales qui dictent en dehors de toute légitimité politique classique aux peuples un devenir dans lequel ils ne se reconnaissent pas ou qui ne soit pas le produit de leurs aspirations véritables. Au contraire, ce qu’il ressort de ces dernières semaines, ce sont des politiques qui tentent de ne pas renoncer au dogme néolibéral et ultracapitaliste tout en gérant une situation exigeant un renoncement à un tel dogme, il y a donc beaucoup de palliatif que de remise en cause de la doxa ou du changement paradigmatique. En même temps, autant sur le plan légal que politique, le système capitalo-(néo)libéral soutenu notamment par la « gauche dite moderne et responsable » voire « mondialisée » n’est pas l’objet d’une remise en cause, or structurellement il illustre du mal contemporain.


De l’autre côté, les supposés « investissements massifs » des gouvernements dans le secteur public (ou du moins le peu qu’il en reste après trois décennies de massacre et de destruction) ne sont pas seulement le fruit du virus printanier, déjà en 2016 les institutions de bretton woods à l’instar du FMI demandaient aux États de cesser leur politique d’austérité qui nuisait à la « croissance » et à la stabilité « politique » (cf. populisme, et montée des autoritarismes sur fond d’injustices sociales et de nationalisme), et en janvier 2020 les mêmes institutions dans un contexte de soulèvement mondial populaire (cf. chili, liban, gilets jaunes, etc.) face aux injustices sociales systémiques des politiques néolibérales (ultra-capitalistes) réaffirmaient la nécessité de politiques publiques de redistribution – donc de la fin effective de l’austérité. Au même moment, en France comme au Québec, dans le monde occidental, des gouvernements néolibéraux et austéritaires mettaient en place des politiques de destructions du bien commun, d’aggravation des injustices sociales, etc. Oui, tout est idéologique, une obstination fondamentaliste, un dogmatisme idéologique, une théodicée. Aujourd’hui, tout ce dogme, dans les sphères du pouvoir, dans les sphères médiatiques dominants, chez les ‘p’tites gens’ n’est pas une question discutée véritablement, au contraire. Il n’y a pas à l’heure actuelle de projet politique et social de changement de modèle ou de rejet du modèle « néo-libéralo-capitalo-socio-économique », encore moins d’une reconnaissance claire et officielle de ce « mal du siècle ». Les gouvernements font les gestionnaires (de crise), en attendant (pensent-ils) que la tempête passe. (Et pendant la tempête, certains n’hésitent pas à ‘détruire’ le peu de normes de justice sociale en vigueur dans leur société, sans parler des lois liberticides propres aux régimes dictatoriaux).

Les frontières comme ‘retour de l’Etat’? Mais c’est quoi une frontière ? Une frontière, c’est une barrière pour (ou contre les) indésirables et un mur de ghettoïsation (communautaire). En ce sens, la fermeture des frontières ne dit pas un ‘retour de l’Etat’ car jamais même dans le ‘retrait de l’Etat’ strangéen il n’avait perdu cette prérogative de choisir et de redéfinir (en durcissant ou non la notion) des indésirables (ceux et celles que l’on ne souhaite ni recevoir ni subir le mouvement migratoire). Les frontières n’ont jamais été tuées par la mondialisation (néo)libérale capitalo-fondamentaliste, le libre-échangisme n’est qu’une acceptation de la libre circulation de ce qui est défini comme désiré ou désirable. Aujourd’hui, certains qui se croyaient à l’abri de l’indésirable (des peuples de l’occident à l’instar de ces ‘sauvages’ des suds) sont vus comme indésirables d’où le « choc » presque commotionnel. Rien de nouveau en fin de compte.
Bref, en cette « mondialisation avancée », en temps viraux, le normal érigé comme norme voire valeur depuis vingt ou trente ans n’a pas changé et ne changera pas. L’on lit beaucoup de choses sur le point de retour, c’est une vision occidentalocentriste (culturelle, idéologique, etc.), cela n’est pas dans les ailleurs. Et même, cela est inexact sur bien des points. Le « normal » n’est pas remis en cause, les individus (occidentaux en général, en dehors des milieux déjà convaincus de « solidarité » réelle) ne cessent d’agir dans un attendu (de ce fait qui ne choque même plus) nombriliste, individualiste, etc. Notre société occidentale découvre ce qu’est la solitude, l’ennui, le retour à l’essentiel, les ailleurs lui donneraient en ce sens quelques leçons. Nous découvrons au fond que tout le délire de superficialité, de vanité, de bling bling, de ‘m’as-tu vu’, etc., est simplement rien du tout. Voire pathétique, pitoyable, méprisable. Nous apprenons, pour l’ultra minorité d’entre nous, à reconnecter avec l’essentiel, à constater que notre grande ‘rationalité’, notre grande ‘modernité’, notre ‘selfie’, notre ‘etc.’, est une fumisterie ; pour nous occidentaux c’est presque une ‘révolution copernicienne’. Celle-ci n’est qu’une bataille (peut-être gagnée) de la quatrième guerre mondiale que nous nous livrons chaque jour. Celle d’un « Tina » (There is No Alternative thatchérien) consolidée, érigée en valeur suprême (de notre civilisation occidentale moribonde, malade, déliquescente, etc. etc. etc.).