« Que pouvait-on savoir et prévoir de l’actuelle pandémie » ?

« Les 3 critères pour qu’une personne entame le protocole de dépistage

Avoir fait un voyage hors Canada ou avoir été en contact avec quelqu’un qui a voyagé hors Canada et qui présente des symptômes assimilables à la COVID-19

Présenter des symptômes de fièvre, de toux ou de difficultés respiratoires

Les symptômes se sont manifestés dans les 14 jours suivant la possible source de contamination (voyage ou contact humain)

Pas de test si…

En l’absence d’un seul de ces trois éléments, aucun test de dépistage n’est effectué.

Même si une personne qui n’a pas voyagé présente des symptômes, des tests pour ces personnes ne se feront pas «pour le moment», a indiqué la ministre Danielle McCann, précisant qu’on «n’a pas de transmission dans la communauté».

Source : ministère de la Santé et des Services sociaux« 

« Clinique de dépistage sans rendez-vous

Les personnes qui répondent aux critères suivants peuvent se présenter pour un test de dépistage sans avoir à obtenir un rendez-vous du 811.

Note : le personnel infirmier effectue un triage selon les critères afin de sélectionner les personnes pouvant passer un test de dépistage.

Vous devez répondre à deux critères, dont UN critère de contact et UN critère clinique

Critères de contact :

Toute personne qui a voyagé à l’extérieur du Canada

qui est de retour au pays depuis le 1er mars OU

qui a des symptômes depuis 14 jours et moins OU

qui vous a fréquenté un des lieux publics ciblés par les autorités de santé publique (consultez quebec.ca/coronavirus) OU

Toute personne qui est en contact étroit avec un cas confirmé ou une personne sous investigation à la COVID-19 OU

Toute personne qui a reçu la consigne de demeurer en isolement volontaire à domicile OU

Critères cliniques :

Toute personne qui est en contact étroit avec un voyageur qui a un ou plusieurs des symptômes OU

Toute personne qui a un ou plusieurs des symptômes suivants :

Fièvre ou frissons OU

Toux OU

Difficultés respiratoires qui ont débuté :

Durant votre voyage OU dans les 14 jours suivant votre retour de voyage

Dans les 14 jours suivant votre exposition potentielle

Consignes pour les personnes malades en attente d’un test ou du résultat d’un test

Mesures à prendre pour les personnes en attente de résultats de test de dépistage du coronavirus : s’isoler à la maison jusqu’à l’obtention des résultats de test. Consultez les consignes (PDF) »

« Après les malades, les tests de dépistage seront réservés en priorité aux professionnels de la santé en contact direct avec la clientèle qui présentent des symptômes compatibles avec une infection [et] qui sont susceptibles d’avoir exposé la clientèle ou dont le retrait causerait un bris de service.

Le gouvernement du Québec souhaite ainsi éviter de se retrouver dans la même situation que l’Espagne, où le personnel médical compte pour presque 15 % des cas confirmés d’infection par le coronavirus, ce qui réduit d’autant la réponse du système de santé espagnol à la pandémie.

Enfin, le MSSS donnera la priorité aux résidents des CHSLD présentant des symptômes compatibles avec une infection à la COVID-19 ou qui, sans nécessairement présenter de symptômes, habitent dans une résidence que l’on soupçonne être un foyer d’infection, comme le CHSLD Notre-Dame-de-la-Merci.

Ces trois types de priorités seront identifiés par des codes – P1, P2 et P3 –, un peu comme ceux utilisés dans les urgences, confirme le ministère.

Auparavant, les tests de dépistage étaient réservés aux malades présentant des symptômes de COVID-19, aux voyageurs présentant des symptômes, à leurs contacts étroits présentant eux aussi des symptômes et aux contacts des cas confirmés de coronavirus.

Tous pourront continuer d’être testés, mais leur cas sera traité en fonction du nouvel ordre de priorité adopté cette semaine. »




« Entre l’attente au 811, le délai pour être testé et finalement la réception du résultat, les Québécois présentant des symptômes de la COVID-19 doivent s’armer de patience pour savoir s’ils ont contracté la maladie.

« Après les heures d’attente au 811, je me disais que la suite serait facile. Mais non, ce n’était qu’une première étape d’un long et stressant processus », confie Laurent, exténué.

Ce Montréalais est revenu d’un voyage en Europe lundi dernier. Fiévreux, il a appelé la ligne Info-Santé mercredi. Une infirmière lui a conseillé de faire un test de dépistage du coronavirus et lui a indiqué qu’une clinique le contacterait dans « les prochains jours ». Ce n’est que cinq jours plus tard qu’il a finalement obtenu son rendez-vous. « Je n’ose même pas me réjouir. Je ne sais pas quand je vais avoir le résultat. »

Il faut que les gens restent calmes et patients. Avoir un diagnostic ne change rien, car il n’y a pas de traitement. Si vous allez bien, attendez à la maison.

— La Dre Caroline Quach-Thanh

De son côté, Serge Leduc a dû courir après ses résultats. Il y a une semaine, en revenant d’une croisière, l’homme de 68 ans a commencé à tousser. Après plusieurs heures d’attente au téléphone avec Info-Santé, il a obtenu un rendez-vous le soir même à l’hôpital de Trois-Rivières.

« Le test en soi est super rapide, explique-t-il. On te fait un prélèvement dans la gorge et dans le nez et on te pose des questions. Ensuite, un médecin vient t’ausculter plus en détail et c’est tout. » Serge Leduc est renvoyé chez lui, avec comme consigne de rester en isolement jusqu’à l’obtention du résultat, « d’ici 24 heures ». Deux jours plus tard, il n’a reçu aucune nouvelle et son état empire. « Sans résultat, aucun médecin généraliste ne voulait me recevoir. J’ai donc passé ma journée au téléphone — le 811, l’hôpital, la nouvelle ligne pour le coronavirus —, mais personne n’était capable de me donner mes résultats et ils se renvoyaient la balle. » »

« Que pouvait-on savoir et prévoir de l’actuelle pandémie et de son arrivée sur le territoire français ? Premiers éléments de réponse à partir d’un corpus bien défini : le très réputé magazine « Science », et les déclarations de l’OMS depuis fin décembre 2019.

Depuis l’interview d’Agnès Buzyn au Monde mardi 17 mars, les critiques pleuvent de toutes parts sur le gouvernement français. La déclaration de l’ex-ministre de la santé, selon laquelle dès janvier elle aurait prévenu le Premier ministre de la gravité potentielle de l’épidémie de nouveau coronavirus – le mettant même en garde sur le fait qu’il faudrait peut-être reporter les élections municipales – a été interprétée comme un aveu terrible : la ministre de la Santé et le reste du gouvernement savaient ce qui risquait d’arriver, et pourtant ils n’auraient pas agi à la hauteur du risque. Depuis, chaque jour qui passe, avec son cortège d’informations sur la pénurie de tests de dépistage et de masque pour les personnels soignants, ne fait que renforcer le discrédit d’un pouvoir politique dont la cote de confiance était déjà largement entamée par la crise des gilets jaunes et la réforme des retraites.

Le 19 mars, un collectif de plusieurs centaines de médecins a porté plainte au pénal contre Agnès Buzyn et Édouard Philippe, au motif qu’ils « avaient conscience du péril et disposaient des moyens d’action, qu’ils ont toutefois choisi de ne pas exercer ».

Le lendemain, le président Emmanuel Macron a refusé de se prêter au jeu de l’auto-critique, suggérant que la crise touchant la France n’aurait pas pu être prévue : « Je félicite ceux qui avaient prévu tous les éléments de la crise une fois qu’elle a eu lieu ».

Une histoire du présent
Parlons-en.

Ce texte se propose de contribuer par quelques données empiriques à une première chronologie de la crise du Covid-19. Il s’agit d’étudier ce que pouvaient en savoir les femmes et les hommes qui nous gouvernent, ce qu’elles et ils pouvaient prévoir, aussi.

Il s’agit d’une histoire du présent, circonscrite aux trois derniers mois, quand bien même il apparaît clairement que dans le cas de la France, certaines décisions prises dans les dernières années, voire décennies – en termes de stockage de masques, et plus généralement de financement de l’hôpital public – jouent un rôle déterminant dans l’évolution de cette crise de santé publique.

Depuis les premières informations fin décembre sur une mystérieuse maladie respiratoire à Wuhan, qu’a-t-on appris, et quand ? À chaque étape de cet apprentissage, quels scénarios d’évolution étaient sur la table ? Était-on vraiment obligé d’attendre jusqu’au moment où le confinement de toute la population, mesure mal ciblée par excellence, devienne incontournable pour permettre aux hôpitaux de soigner correctement les malades ?

Le projet d’esquisser une telle chronologie à chaud peut sembler compliqué. Autour de la maladie Covid-19, les informations sont foisonnantes, de qualité inégale, partagées largement, et évoluent à une vitesse phénoménale. Sur le plan scientifique, on a souligné l’importance inédite prise par les preprints, les articles soumis à publication mais non encore revus ni acceptés, qui permettent un partage beaucoup plus rapide des données et des résultats, avec néanmoins le risque de prêter crédit à certaines publications bancales qui ne passeront pas le peer-review (« ‘A completely new culture of doing research.’ Coronavirus outbreak changes how scientists communicate », Kai Kupferschmidt, Science, 26 février 2020). La controverse autour de l’administration d’hydroxychloroquine aux malades du Covid-19 a également illustré le conflit qu’il peut y avoir entre la logique de la rigueur scientifique (un résultat n’est pas vrai tant qu’il n’a pas été démontré dans les règles) et celle de l’urgence thérapeutique (dans une situation de vie ou de mort, on fait feu de tout bois tant qu’on ne nuit pas aux malades, et a fortiori s’il y a des signaux encourageants).

Pour ne pas avoir à trancher sur ces débats, j’ai choisi un indicateur assez simple de l’état d’une pensée mainstream sur ce que l’on savait, ou croyait savoir, sur ce que l’on reconnaissait comme incertain, et enfin sur ce que l’on pouvait prévoir à chaque instant : les articles de synthèse dédiés au nouveau coronavirus parus dans un journal de réputation internationale, Science. Je crois ne pas trop m’avancer en suggérant qu’au ministère de la Santé, on lit Science.

Le premier article de Science sur le sujet date du 3 janvier. Depuis, il en est paru une soixantaine (à la date du 21 mars). Ces articles, écrits par des journalistes scientifiques spécialisés (notamment Jon Cohen, Kai Kupferschmidt), ont tous une structure similaire : ils font le point sur le débat scientifique en cours sur certaines grandes questions (type de virus, transmission, durée d’incubation, symptômes, mortalité…), en se fondant sur les études publiées ou soumises à publication, et en se faisant également l’écho des décisions et recommandations des grands organes de gouvernance sanitaire – au premier chef, l’Organisation mondiale de la santé. Ce sont des articles accessibles à quiconque a une culture scientifique et médicale de base. A fortiori, à ceux qui gouvernent les risques sanitaires dans notre pays. Dans ces articles, les journalistes mettent en lumière aussi bien les consensus qui se dégagent que les incertitudes qui subsistent, ainsi que les différents scénarios d’évolution qui sont envisagés.

Toutes les dates qui suivent sont celles des articles de Science.

Dans ce texte, je me concentre sur quelques moments charnière dans la découverte d’aspects-clé de la maladie et les réflexions sur la prise en charge de l’épidémie.

Du point de vue de la gestion politique de l’épidémie, j’identifie quatre grands moments : l’émergence de la maladie (première quinzaine de janvier), la prise au sérieux de la possibilité d’une pandémie (article du 5 février), la confirmation qu’il y a bien une pandémie (article du 25 février), les leçons à tirer de la gestion chinoise (2 mars).

J’interprète ces bornes temporelles comme des dates-limites : lorsque l’information (qui peut être le constat d’une incertitude) est relayée par Science, c’est qu’elle a atteint un certain degré de consensus. Cela n’exclut pas des signaux plus faibles, moins consensuels, qui auraient circulé plus tôt, et qui auraient pu également informer l’action de responsables politiques mus par les principes de la prévision et de la précaution.

Début janvier : l’émergence de la maladie
3 janvier : Science fait le point sur une information qui circule depuis plusieurs jours déjà dans les milieux spécialisés (« Novel human virus ? Pneumonia cases linked to seafood market in China stir concern », Dennis Normile, Jon Cohen, Kai Kupferschmidt, Science, 9 janvier 2020). Plusieurs dizaines de cas d’une pneumonie atypique ont été identifiés dans la ville chinoise de Wuhan.

9 janvier : les autorités chinoises ont confirmé quelques jours plus tôt qu’il ne s’agit ni du SRAS ni du MERS, virus impliqués dans de précédentes épidémies (« Scientists urge China to quickly share data on virus linked to pneumonia outbreak », Dennis Normile, Jon Cohen, Kai Kupferschmidt, Science, 9 janvier 2020). Elles déclarent qu’elles ont isolé le virus – il s’agit d’un coronavirus – séquencé son génome, et déjà mis au point un test de dépistage (jamais dans l’histoire la connaissance sur un nouveau virus n’a progressé aussi rapidement). Les autorités chinoises annoncent également qu’il n’y aurait pas de transmission du virus d’humain à humain.

Peter Daszak, un spécialiste des maladies infectieuses interrogé par Science, se montre circonspect sur ce point : « je ne comprends pas comment on peut avoir autant de cas sans une transmission d’humain à humain. (…) Je place un drapeau rouge (red flag) sur ce point » (quelques jours plus tard, de nouvelles données confirmeront qu’il a raison).

11 janvier : les chercheurs chinois ont déjà partagé la séquence génétique du virus avec le reste du monde, permettant la fabrication de tests de dépistage (« Chinese researchers reveal draft genome of virus implicated in Wuhan pneumonia outbreak », Jon Cohen, Science, 11 Janvier 2020).

Début février : la possibilité d’une pandémie
Avançons maintenant jusqu’à un article du 30 janvier (« Outbreak of virus from China declared global emergency », Kai Kupferschmidt, Science, 30 janvier 2020). Le monde a déjà bien changé. Science rapporte que l’OMS considère désormais le nouveau coronavirus comme une urgence de santé publique au niveau mondial (Public Health Emergency of International Concern). La maladie s’est déjà propagée à 18 pays. Près de 8000 personnes ont été dépistées positives dans le monde, et 170 d’entre elles sont mortes (toutes en Chine). La transmission « communautaire » (c’est-à-dire sans lien immédiat avec une personne rentrant du foyer chinois) est avérée en Allemagne, au Japon, en Thaïlande, et aux États-Unis. Comme l’explique le docteur Tedros, directeur de l’OMS : « la raison principale de cette déclaration n’est pas ce qui est en train d’arriver en Chine, mais ce qui est en train d’arriver dans d’autres pays. ».

Ou plutôt ce qui n’est pas en train d’arriver : pour l’OMS, il faut que chaque pays se prépare. Science rapporte que pour beaucoup d’observateurs, cette annonce de l’OMS a tardé. Elle aurait pu être faite une semaine plus tôt, mais le comité de l’OMS était encore trop partagé.

Le 5 février, le titre de l’article de Science explicite l’incertitude sur l’avenir : « Le nouveau coronavirus sera-t-il contenu – ou évoluera-t-il en pandémie ? » (« ‘This beast is moving very fast.’ Will the new coronavirus be contained—or go pandemic ? », Kai Kupferschmidt, Jon Cohen, Science, 5 février 2020). L’article fait le point sur trois tournants cruciaux dans la connaissance de la maladie et de la gestion de l’épidémie.

Le premier tournant a trait à l’existence de patients asymptomatiques. Fin janvier, 565 citoyens japonais ont été rapatriés de Wuhan et ils ont tous fait l’objet d’un test de dépistage. C’est la surprise : parmi les 8 qui ont été dépistés positifs, 4 ne présentent aucun symptôme.

Il s’agit d’un nouveau drapeau rouge pour les épidémiologistes : une maladie qui présente des formes asymptomatiques complique grandement les efforts pour contenir l’épidémie, parce qu’on ne peut savoir avec certitude où elle se trouve à un instant t sans dépister tout le monde.

Non seulement il existe des patients asymptomatiques, mais ces derniers sont peut-être contagieux. Le même article de Science évoque une autre étude, réalisée en Allemagne, qui fait polémique depuis sa publication quelques jours plus tôt (« Study claiming new coronavirus can be transmitted by people without symptoms was flawed », Kai Kupferschmidt, Science, 3 février 2020) : les chercheur.es avaient d’abord conclu qu’une patiente asymptomatique avait un potentiel contaminateur (en anglais on dit poétiquement she sheds the virus, elle perd du virus, à la manière d’un serpent qui mue et perd sa peau…). Il a ensuite été révélé que la patiente n’avait pas fait l’objet d’un examen clinique en bonne et due forme, mais simplement d’un appel téléphonique, ce qui ne correspond pas aux standards habituels.

Les auteurs se sont déjà excusés, la faute ne semble pas imputable à la fraude mais à la vitesse avec laquelle la science est faite en ces temps de crise. Quelques jours plus tard, ils apportent une nouvelle conclusion modifiée à l’article, tout aussi intéressante et inquiétante : il s’avère que oui, la patiente avait bien des symptômes, mais très modérés (au point qu’il serait possible pour un.e patient.e de ne pas s’en rendre compte). Ce qui est déjà en soi un obstacle majeur pour les stratégies visant à contenir l’épidémie.

Le deuxième enseignement important de l’article du 5 février concerne l’avenir. Deux scénarios possibles alternatifs sont présentés : soit le containment réussit ; soit il ne réussit pas, et c’est la pandémie. Les experts interrogés avouent qu’il n’y a pas moyen d’éliminer l’un des deux scénarios avec certitude. Ils semblent même parier plutôt sur le second.

Marc Lipsitch, épidémiologiste à l’école de santé publique de l’université Harvard, penche résolument vers la pandémie : « Je serais vraiment stupéfait si, dans deux ou trois semaines, il n’y avait pas une transmission en cours avec des centaines de cas dans plusieurs pays sur plusieurs continents. »

Enfin, l’article du 5 février est également le premier dans Science à consacrer un paragraphe à l’un des grands défis dans la gestion de la maladie : la gestion des cas graves. À cette date, les études réalisées sur les patients en Chine ont établi un taux de mortalité aux alentours de 2 %.

Mais un autre chiffre a émergé, et il est tout aussi préoccupant : plusieurs études montrent qu’environ 20 % des personnes infectées souffrent de formes graves de la maladie, nécessitant une hospitalisation. « Des cas graves en plus grands nombre mettraient plus de pression sur les systèmes de santé – les hôpitaux de Wuhan sont déjà saturés », soulignent les deux journalistes scientifiques.

Le 11 février, un article de Science rapporte que dans les pays infectés, les laboratoires sont lancés dans une course effrénée pour dépister (« Labs scramble to spot hidden coronavirus infections », Jon Cohen, Kai Kupferschmidt, Science, 11 février 2020).

« Aujourd’hui, il n’y a pas du tout assez de kits de dépistage disponibles pour le nombre exponentiel de cas », expliquent les auteurs. Dans certaines parties de la province de Hubei, des récits journalistiques témoignent d’une pénurie de dépistages.

25 février : la pandémie l’a emporté
Le 25 février, Science est formel, la pandémie l’a emporté : « Le coronavirus semble impossible à arrêter. Que doit faire le monde maintenant ? » (« The coronavirus seems unstoppable. What should the world do now ? », Jon Cohen, Kai Kupferschmidt, Science, 25 février 2020). L’Italie vient de confiner dix villes du nord.

L’OMS n’a pas encore officiellement déclaré l’état de pandémie, elle continue de parler d’« épidémies dans différentes parties du monde », mais les raisons de cette timidité sont politiques plutôt que scientifiques.

Le Dr. Tedros et ses collègues sont soucieux de la passivité de nombreux États dans le monde, comme si la menace n’était pas à prendre au sérieux.

Les journalistes estiment que l’OMS souhaite différer le moment de déclarer officiellement la pandémie parce qu’elle a peur que le message soit interprété comme un aveu de défaite, et conduise les États à baisser encore davantage les bras face à un mal désormais invincible (l’OMS déclarera la pandémie le 12 mars).

Cependant, sur le plan scientifique, les experts du monde entier sont d’accord que la situation est déjà celle d’une pandémie.

Christopher Dye, épidémiologiste à l’université d’Oxford, est interviewé par Science : « Il me semble que le virus s’est vraiment échappé de la Chine et est en train d’être transmis largement. (…) Je suis maintenant bien plus pessimiste quant aux chances de réussir à le contrôler. »

Quant à Marc Lipsitch de Harvard, il insiste sur l’importance d’une stratégie qui sera résumée ensuite par la phrase « aplatir la courbe » (flatten the curve) :

retarder la maladie peut être vraiment payant, estime l’épidémiologiste.

Cela signifiera une contrainte moins forte exercée sur les hôpitaux, plus de temps pour former les professionnels de santé vulnérables sur comment se protéger, plus de temps pour que les citoyens se préparent, plus de temps pour tester des médicaments qui pourraient potentiellement sauver des vies et, à plus long terme, des vaccins.

« Si j’avais le choix entre attraper le Covid-19 aujourd’hui ou dans six mois, je préfèrerais clairement l’attraper dans six mois. »

L’article de Science cite une étude co-signée par Christopher Dye qui montre qu’en Chine, ce sont la suspension des transports publics, la fermeture des lieux de loisir, l’interdiction des rassemblements qui semblent avoir été les mesures les plus efficaces pour ralentir la progression de la maladie.

Ne pas faire cela, ne pas fermer les écoles et les entreprises, ne pas entourer les foyers d’infection d’un cordon sanitaire, « c’est une décision assez importante en matière de santé publique, » estime Dye.

« Ça revient à dire, au fond, bon, on laisse ce virus se propager. »

Dans le même article, Bruce Aylward, l’un des principaux experts de l’OMS sur le Covid-19, estime qu’il y a une leçon principale à apprendre de la Chine :

« Tout est question de vitesse » (speed is everything). Plus les mesures seront prises tôt, plus elles seront efficaces (on estime alors qu’en l’absence de toute mesure préventive, le nombre de cas réels dans un foyer double tous les six jours environ).

Début mars : la réussite de la stratégie chinoise
Le 2 mars, Science présente les conclusions d’un important rapport du 28 février rédigé par l’équipe de l’OMS qui, sous la direction de Bruce Aylward, a passé deux semaines en février à visiter les foyers de Covid-19 en Chine (« China’s aggressive measures have slowed the coronavirus. They may not work in other countries », Kai Kupferschmidt, Jon Cohen, Science, 2 mars 2020). Ce rapport est un tournant majeur, comme l’a fait remarquer dès sa publication le journaliste de Science Kai Kupferschmidt sur son fil Twitter.

Le principal résultat : les Chinois ont réussi à contenir l’épidémie. Les chiffres qui montrent une diminution du nombre de nouveaux cas quotidiens dépistés et de nouveaux décès quotidiens ne sont pas faux. Tim Eckmanns, épidémiologiste à l’Institut Robert Koch qui a fait partie du voyage, le reconnaît : « Je pensais qu’il n’y avait pas moyen que ces chiffres soient réels. » Il a changé d’avis. Il y a de plus en plus de lits vides dans les hôpitaux.

Je m’appuierai ici sur le contenu détaillé du rapport public de l’OMS, un document PDF de quarante pages qu’un lien dans l’article de Science permettait de télécharger. Le contenu de ce rapport a également été bien résumé par Bruce Aylward dans une interview au New York Times le 4 mars.

Le rapport insiste en particulier sur la qualité, la rapidité et l’extensivité de la politique de dépistage et de traçage des contacts des personnes positives.

Assez tôt dans l’épidémie, la Chine a mis en place une politique de tests généralisés de la température corporelle des individus à l’aide de thermomètres infrarouges, jusqu’à arrêter systématiquement les voitures pour de tels tests. Certes, cela n’est pas très précis : on rate les porteurs asymptomatiques ou les individus qui ont fait baisser leur température avec des médicaments, alors qu’on attrape dans son filet les individus qui ont la fièvre pour d’autres raisons que le Covid-19. Mais cela permet un premier tri. En parallèle, toute la population des foyers de contagion est sommée de porter des masques et de se laver les mains très régulièrement.

Les individus potentiellement positifs, du fait de leurs symptômes ou de leurs contacts avec des malades, sont dépistés. Les tests de dépistage sont réalisés en quatre heures, pendant lesquelles les personnes dépistées doivent attendre leurs résultats.

En l’absence des tests biologiques de dépistage (il y a des cas de pénurie) ou en complément, on réalise des scanners rapides, qui permettent de mettre en évidence les opacités pulmonaires qui sont considérés comme des signes cliniques de la maladie. Chaque machine de scanner en effectue jusqu’à 200 par jour (5 à 10 minutes par examen).

À Wuhan, il existe plus de 1800 équipes d’épidémiologistes (avec un minimum de cinq personnes par équipe), qui sont occupées à plein temps à tracer les contacts des personnes positives. Selon la région, 1 à 5 % des contacts identifiés sont ensuite eux-mêmes dépistés positifs au virus, et on recommence l’enquête de traçage des contacts avec elles et eux. Chaque fois qu’un agrégat (cluster) est identifié, on ferme les écoles, théâtres et restaurants, on confine les personnes-contacts.

Seule la métropole de Wuhan, où est née l’épidémie, est placée en confinement total.

La durée moyenne entre les premiers symptômes et l’hospitalisation/l’isolement est prodigieusement réduite, d’environ 15 jours au début de l’épidémie à 2 jours, ce qui permet de réduire le potentiel contaminateur d’une personne malade.

Dans son interview par le New York Times, Bruce Aylward raconte que les hôpitaux vus par l’équipe de l’OMS sont équipés massivement en respirateurs artificiels et en machines ECMO, qui permettent une oxygénation du sang lorsque les poumons n’y parviennent plus.

Les experts invités sont stupéfaits, les hôpitaux semblent mieux équipés que des centres spécialisés en Suisse ou à Berlin.

La conclusion du rapport de l’OMS est sans appel :

« Ces mesures [prises en Chine] sont les seules à l’heure actuelle qui ont prouvé qu’elles pouvaient interrompre ou minimiser les chaînes de transmission chez les humains.

Au fondement de ces mesures est la surveillance extrêmement proactive, afin de détecter immédiatement les cas, de procéder à des diagnostics très rapides et à un isolement immédiat des patients positifs, au traçage rigoureux et à la mise en quarantaine des contacts proches. »

Le rapport insiste aussi sur l’importance de la compréhension et l’acceptation de ces mesures par la population.

Dans l’article de Science du 2 mars, deux experts, Lawrence Gostin et Devi Sridhar, mettent néanmoins en garde :

le caractère autoritaire du régime chinois et les entorses aux droits humains ont certainement joué un rôle dans l’efficacité de la politique de gestion de l’épidémie.

Jeremy Konyndyk, expert en santé publique dans un think tank à Washington, invite à regarder plutôt du côté de Singapour et de Hong Kong, deux régimes démocratiques qui seraient de meilleurs exemples à suivre :

« Il y a eu un degré similaire de rigueur et de discipline, mais appliqué d’une manière beaucoup moins draconienne. »

Remarquons que le rapport de l’OMS du 28 février n’encourage à aucun moment la mise en quarantaine de toute la population du pays, solution de dernier ressort.

Les experts suggèrent qu’il y a encore le temps d’une politique plus ciblée et efficace en ressources, à base de dépistage massif et de traçage et isolement des contacts.

Conclusion
Cette brève esquisse permet de décrire quatre moments dans l’appréhension de l’épidémie du coronavirus Covid-19 pour qui lit Science.

  • Début janvier 2020, on apprend l’existence de cette nouvelle maladie dont les caractéristiques sont inconnues.
  • Début février, on doit se rendre à l’évidence : les spécialistes ne peuvent exclure le scénario de la pandémie, voire semblent penser que ce scénario est le plus probable des deux (l’autre étant la réussite du containment).
  • Le 25 février, il est désormais établi que la pandémie l’a emporté.
  • Le 2 mars, l’analyse du rapport de la visite de l’OMS montre deux choses : il est possible d’arrêter la course folle du virus ; la manière de le faire est de procéder à des dépistages massifs et ultra-rapides, avec traçage et isolement immédiat des contacts des personnes positives.

Soulignons au passage que dès le 11 février, les lecteurs de Science sont alertés sur la possible pénurie de tests biologiques de dépistage.

Le rapport de l’OMS du 28 février confirme qu’il existe d’autres techniques, à allier ou à substituer aux tests biologiques de dépistage en fonction des circonstances : la prise régulière des températures, l’examen des poumons par scanner.

Cette chronologie appelle à être complétée. Il sera intéressant, notamment, de retracer l’historique en se plaçant à l’intérieur de l’espace de la France, en regardant par exemple ce qu’ont dit et écrit les institutions spécialisées en maladies infectieuses telles que l’Institut Pasteur, ou encore les chercheuses et chercheurs spécialistes de ces questions en France.

D’autres travaux permettront aussi, je l’espère, de mettre en regard cette esquisse de chronologie avec ce qu’a fait et ce que n’a pas fait le gouvernement français. Je me permettrai une seule remarque sur ce point.

Le 28 février est publié le rapport crucial de l’OMS sur ce qui a été fait en Chine. Il montre que seule une mobilisation de « tout le gouvernement » (all-of-government) et « toute la société » (all-of-society) permet de vaincre l’épidémie. On se souviendra sans doute longtemps du fait que le lendemain, le samedi 29 février d’une année bissextile, le premier ministre Édouard Philippe a décidé de détourner un conseil des ministres « exceptionnel dédié au Covid-19 » pour annoncer l’utilisation de l’article 49.3 de la Constitution afin d’adopter sans vote la réforme des retraites.

Alors que l’OMS démontrait l’urgence de l’action collective et solidaire face à une pandémie bientôt incontrôlable, le gouvernement s’est dit que le plus urgent était de profiter de la dernière fenêtre de tir pour faire passer son projet de loi tant décrié.

Lorsque le temps de la justice et des comptes sera venu, il nous faudra comprendre comment nous en sommes arrivés à la situation actuelle : une pénurie absolue de masques, ne permettant pas de protéger convenablement les soignant.es qui sont au front – qui sont infecté.es, et infectent à leur tour –, bien trop peu de tests de dépistage (ce qui semble avoir été une décision assumée, y compris aux temps où l’épidémie était encore balbutiante en France, et n’est pas une fatalité en Europe, comme le montre l’exemple de l’Allemagne), et finalement la décision de dernier ressort de confiner toute la population pour une période indéterminée, une arme non discriminante qui est terriblement coûteuse en termes humains, sanitaires (santé mentale) et économiques. »

Savoir et prévoir, Première chronologie de l’émergence du Covid-19, Pascal Marichalar [chercheur au CNRS (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux). Il étudie de manière sociologique et historique les questions de santé, de travail, d’environnement et de justice.] (La Vie des Idées, 25 mars 2020)

« L’idée de santé publique n’a rien de spontané. elle implique que la maladie ne soit pas hasard, mais scandale, qu’elle engage, au-delà du corps, la collectivité toute entière.

Au croisement de nos souffrances intimes et des problèmes de tous, les questions qu’elle pose dessinent le lieu même du politique.

[…] »

– Zaoui, P. (1997). Maladie privée, santé publique. Vacarme, 1(1), 6-7.

« Dans le monde entier, la privatisation est à l’ordre du jour. Elle se trouve au coeur des programmes de gouvernement ou d’aide économique. Elle tient à la fois de l’objectif, du slogan, du fétiche. Mais de quoi parle-t-on ? De la privatisation des entreprises et des services publics, certes. Mais ce mouvement s’étend désormais aux fonctions régaliennes traditionnelles de l’Etat : le fisc, les douanes, la sécurité intérieure, la Défense nationale, les négocations de paix. A partir des exemples de la Russie, de la Pologne, de la Chine, de Taiwan, de l’Indonésie, du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. Un ouvrage sous la direction de Béatrice Hibou. »

« Le consensus de Washington a mis l’accent sur des réformes des politiques publiques axées sur le marché et sur la diminution du rôle de l’État en tant que fournisseur direct de services.

Suivant ces recommandations, la Banque mondiale a promu une nouvelle vision de la réforme de la santé reposant sur l’idée que les soins de santé sont une marchandiseet non un droit – qui peut être distribuée avec efficacité par le marché.

Entre 1985 et 2005, le gouvernement de la santé à l’échelle internationale a radicalement changé. L’ordre instauré après la seconde guerre mondiale, centré sur le système des organisations internationales de l’Organisation des Nations unies (ONU) a cédé la place à la santé « globale ». Que ce soit pour la célébrer ou la déplorer, la plupart des observateurs de la santé publique internationale sont d’accord pour admettre qu’une réorganisation de grande ampleur caractérise ces deux décennies. Les changements ont porté à la fois sur les acteurs, les cibles d’action et les outils d’intervention.

Si l’Organisation mondiale de la santé (OMS) était la principale organisation en charge de la définition et de la coordination de programmes sanitaires portés par des États réunis dans ce parlement intergouvernemental qu’était l’Assemblée mondiale de la santé, le paysage est aujourd’hui dominé par la Banque mondiale et des fondations privées comme la Fondation Bill et Melinda Gates.

Si la lutte pour l’éradication des maladies infectieuses passant par les grandes campagnes de vaccination ou de prévention était la priorité, c’est aujourd’hui la prise en charge, par l’accès aux médicaments, tant des grands fléaux infectieux que des maladies chroniques qui occupe le devant de la scène.

Si l’épidémiologie – son décompte de l’espérance de vie, des taux de prévalence et de mortalité – était la discipline reine, c’est aujourd’hui l’économie, les études coût-efficacité et les essais contrôlés des politiques d’intervention qui tracent la frontière de l’urgence et du possible.

Cette réorganisation entretient de toute évidence des liens étroits avec les processus de la nouvelle mondialisation économique. Comme Matthew Basilico et les auteurs de Reimagining Global Health, de nombreux analystes ont mis en avant les reconfigurations de la politique américaine durant l’administration Reagan, la guerre menée à l’ONU, la crise de la dette et la montée en puissance des organisations du consensus de Washington pour mettre fin aux velléités de « nouvel ordre économique mondial » et imposer les réformes de marché. La référence à l’agenda néolibéral n’est toutefois pas aussi simple à mobiliser qu’il n’y paraît de prime abord. En effet, celle-ci fonctionne le plus souvent moins comme un examen du corps de doctrine économique associé à l’école de Chicago et au travail politique de ses partisans que comme manière de désigner un programme politique dont la cohérence serait le « tout par et pour les marchés », un programme dominé par la réduction du périmètre de l’État, la fin des politiques keynésiennes, la dérégulation et les privatisations.

Or, dans le champ de la santé, les évolutions des années 1985-2005 sont difficilement réductibles à cette seule logique.

Non seulement parce que celle-ci ne dit rien sur les savoirs et pratiques de la médecine « globale », mais aussi et surtout parce que l’équation néolibéralisme-marchés-privatisation est impuissante à rendre compte de la place – centrale – prise par l’économie et ses outils dans le gouvernement international de la santé.

Pour comprendre la difficulté, on peut partir de l’exemple du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Il a été créé en 2002, dans le contexte de la controverse sur l’accès aux thérapies anti-VIH et de la mise en cause des brevets et prix pratiqués par les grandes firmes pharmaceutiques qui rendaient les médicaments inabordables pour la plupart des patients en Afrique, en Amérique latine ou en Asie. Proposée par l’économiste Jeffrey Sachs, l’idée d’un programme spécial géré par l’OMS a été rapidement transformée en un partenariat public-privé indépendant pour répondre aux vœux de l’administration Bush. Sa structure exécutive rassemble donc des représentants des pays donateurs, des pays receveurs, des organisations non gouvernementales (ONG), des fondations privées, de l’OMS, de la Banque mondiale et de l’industrie. Pour autant, la place de cette dernière est à la marge parce que peu d’entreprises ont été volontaires pour participer et abonder au budget du Fonds dont l’essentiel des financements reste public.

De plus, le marché du médicament ne joue aucun rôle direct : le Fonds mondial aide les pays ou partenariats receveurs à financer des programmes de soin dont un principe de base est que la distribution des médicaments est gratuite. La relation que ces nouveaux dispositifs entretiennent avec le néolibéralisme est donc à chercher ailleurs que dans une simple « marchandisation » de la prise en charge.

Une indication importante sur la nature de ces liens est fournie par la structure des rapports annuels d’activité du Fonds mondial. Outre les données financières sur ce qui a été apporté par les donateurs et sur ce qui a été financé, ceux-ci accordent une place centrale à l’efficacité des programmes. Pour ce qui est de l’accès aux chimiothérapies de la tuberculose, le rapport de 2012 reprend par exemple l’objectif de l’OMS spécifiant que le succès d’un programme suppose d’atteindre un taux de 80 % dans la détection des nouveaux cas et un même pourcentage de traitements menés à leur terme. Cet indicateur sert à classer les pays receveurs et à juger de leur capacité à continuer à bénéficier de l’aide. Ainsi, si la situation en Chine est satisfaisante (objectif atteint), les progrès sont insuffisants en Afrique centrale et de l’Ouest, tandis que la situation s’est dégradée en Russie et au Brésil.

Cette classification n’est pas qu’un état des lieux et un exercice de géographie sanitaire, c’est un outil de gestion.

Comme l’expliquait Richard Feachem, le premier directeur exécutif du Fonds : « L’argent suit les résultats. Si les résultats baissent, l’argent baisse. Et si les résultats baissent en deçà d’un seuil convenu, alors l’argent s’arrête. Et il ira là où il est dépensé efficacement. »

La perspective défendue dans cet article est donc que

le néolibéralisme de la santé globale est moins une question de réduction maximale du périmètre d’action des États qu’une transformation de leur rôle en matière de santé, dominée par la question de la performance des investissements et la mise en œuvre d’une « culture de l’audit ».

Pour discuter cette question, décisive pour comprendre la transition de la santé publique internationale à la santé globale, je présente dans la suite du texte une analyse de la trajectoire et des effets de deux nouveaux outils du gouvernement médico-économique : les partenariats internationaux public-privé (PPP) et un mode particulier d’évaluation de l’incidence des maladies et de la performance des interventions sanitaires, le calcul de l’espérance de vie corrigée de l’incapacité (disability-adjusted life year, DALY), promu à partir du début des années 1990 par la Banque mondiale et l’OMS. Le choix de ces deux types d’outils tient non seulement à leur visibilité dans le nouveau paysage sanitaire, mais aussi aux différences significatives qui caractérisent leur usage :

si les PPP sont d’abord un registre de discours et une pièce centrale de l’idéologie de la santé globale, les DALY sont une technologie de mise en équivalence pour la gestion, une métrique globale pour définir les besoins et décider des investissements.

Cette approche a un double intérêt : 1) recentrer l’analyse sur les pratiques de gouvernement ; 2) aborder les effets de la mise en économie de la santé et non ceux de la seule privatisation.

[…] »

– Gaudillière, J. (2016). Un nouvel ordre sanitaire international : Performance, néolibéralisme et outils du gouvernement médico-économique. Écologie & politique, 52(1), 107-124.

« Le système de gestion de la santé publique issu de la fin de la Seconde Guerre mondiale est à un tournant. Il constitue en lui-même un progrès extraordinaire permettant un accès universel et l’égalité des patients devant les soins. Les progrès réalisés dans le domaine de la prévention et de l’intervention se sont concrétisés sur le plan de la longévité et de la qualité de la vie.

La difficile maîtrise des coûts a permis de maintenir dans la sphère publique, sur le principe de la solidarité et du partenariat, la gestion des ressources et des dépenses de santé publique.

[…]

L’enjeu de la maîtrise d’une activité humaine quelle qu’elle soit est de pouvoir en sanctionner les contours. L’édiction de règles par les pouvoirs publics ou même par les professionnels implique qu’elles puissent faire l’objet d’une sanction effective. La mondialisation du droit qui constitue un phénomène associé de la globalisation des échanges remet en cause les limites géographies de l’exercice de la souveraineté des États. Les opérations s’effectuant à distance, il devient difficile d’atteindre les opérateurs d’activités de toute nature. La santé publique procure des exemples significatifs.

[…]

Quel est l’événement générateur du dommage : l’explosion de la centrale nucléaire à plus de 4 000 km ou un défaut d’information, un défaut de mesures de protection, un défaut de prise en charge des victimes ou personnes concernées, soit potentiellement au moins un quart de la population nationale ? Des limites évidentes demeurent également à ce jour s’agissant de la mise en cause des responsabilités dans le traitement de l’événement lui-même, au travers des fautes à l’origine de l’explosion et des fautes dans la circonscription de l’événement.

Une telle analyse se heurte incontestablement à des obstacles de droit international public assez évidents qu’il n’y a pas lieu de développer ici.

La globalisation a également pour conséquence la concentration de grands groupes industriels sous forme de multinationales. Ces sociétés doivent développer de nouvelles molécules. Contraintes de faire face à des réglementations de plus en plus lourdes, les charges et les délais de développement de médicaments nouveaux s’alourdissent. Ces sociétés ont régulièrement recours à des prestataires de services ou à des filiales implantées à l’étranger, dans des pays où les contraintes sont moins lourdes. Cette « externalisation » de la recherche et du développement peut néanmoins engendrer des retours de flamme.

Ainsi, la société Pfizer, numéro un mondial de la pharmacie, est mise en cause pour avoir expérimenté en 1996 au Nigeria un médicament – le Trovan® – pour lutter contre la méningite qui sévissait à l’époque en Afrique. Résultat constaté : cet antibiotique serait responsable du décès de 5 enfants sur la centaine se l’étant vu administrer.

Le débat apparaît complexe dans la mesure où la méningite est une maladie mortelle dans 10 % des cas et que, statistiquement, l’administration de médicaments ne ramène pas à zéro le taux de mortalité. Se poseront nécessairement les questions de la licité des essais menés, au regard de la législation des États-Unis (où le promoteur du médicament a son siège), de la législation au Nigeria, et de l’évaluation de l’implication du médicament dans les décès constatés. La faute du laboratoire pourrait résulter du fait de ne pas avoir, conformément à la législation américaine, recueilli préalablement l’autorisation du Comité d’éthique médical nigérian.

Le fait notable est que la procédure initialement diligentée devant les juridictions américaines s’est, semble-t-il, enlisée et qu’elle pourrait connaître une issue spectaculaire devant les juridictions nigérianes saisies depuis. Suite à cette affaire, le médicament a été retiré du marché en France et en Allemagne, et a fait l’objet aux États-Unis d’une autorisation limitée aux adultes.

Ce type de situations est relativement fréquent à travers le monde. L’Organisation mondiale de la santé s’est saisie de cette problématique. Plusieurs exemples, notamment dans le domaine de la recherche contre le SIDA, ont alimenté un débat complexe. D’un côté, les essais menés, notamment lorsque les témoins se voyaient administrer un placebo, étaient jugés attentatoires aux libertés individuelles et aux droits de l’homme ; de l’autre côté, de nombreux scientifiques invoquaient la nécessité de faire preuve de pragmatisme et de réalisme dans la recherche de médicaments permettant de limiter le risque de transmission du virus à l’enfant au moment de la naissance par la mère contaminée.

Ces critiques sont plus particulièrement examinées à la lumière du point 29 de la Déclaration d’Helsinki de l’Association médicale mondiale de juin 1964. Ce texte amendé lors de la 52e Assemblée générale de l’association en octobre 2000 fait l’objet d’une note explicative qui laisse ouverte la possibilité de procéder à des expérimentations avec placebo en rappelant la nécessité d’un examen éthique et scientifique approfondi.

Un sentiment d’injustice peut naître du déséquilibre entre d’une part le coût humain des recherches menées dans les pays en voie de développement et d’autre part les profits réalisés par les multinationales, alors même que les usagers des pays les plus pauvres seraient exclus du bénéfice de ces médicaments exorbitants.

Ce décalage possible peut engendrer un contentieux qui illustrerait les difficultés des rapports, dans le domaine de la santé publique notamment, entre Nord et Sud. La solution peut passer par une participation accrue des pays concernés par ces essais qui demeurent indispensables dans la perspective de la mise au point d’un médicament.

[…] »

– Cassuto, T. (2008). Demain, quelles responsabilités ?. Dans : , T. Cassuto, La santé publique en procès (pp. 191-230). Presses Universitaires de France.

« Le journaliste a enquêté sur la fondation du patron de Microsoft et de sa femme. La fondation Bill et Melinda Gates, dont l’intention affichée est de lutter contres les inégalités, investirait dans des activités « peu éthiques » et « nourrirait les fléaux contre lesquels elle prétend lutter ». […] Pour le journaliste, la fondation aurait une certaine vision du monde bien éloignée de ses bonnes intentions affichées. « Bill Gates est obsédé par la technologie. Dans le domaine de l’agriculture, il est absolument persuadé que les OGM vont sauver le monde. Mais là où cela pose problème, c’est qu’il cherche à imposer ses solutions. » À travers sa fondation, Bill Gates orienterait les politiques de recherche et de développement. « Sa fondation intervient directement dans le secteur privé, poursuit Lionel Astruc. Au Malawi par exemple, elle pousse les agro-distributeurs à utiliser des produits phytosanitaires fabriqués par Monsanto. Il y a une vrai forme de collusion et de conflit d’intérêt. »

La fondation figure à la cinquième place des plus gros financements pour l’agriculture dans les pays en développement. « La fondation a plus de budget que bien des États. Bill Gates maîtrise l’art de transformer cette pseudo-générosité en pouvoir pour alimenter un système qui le porte, lui, en haut de la pyramide. »

Un trust opaque

Derrière la fondation, on retrouve un fond d’investissement, un trust, dont les seuls administrateurs sont Bill et Melinda Gates. Mais le fonctionnement de ce trust est opaque : il investirait dans des activités peu éthiques. « Ce fond de dotation alimente les fléaux contre lesquels prétend lutter la fondation, affirme Lionel Astruc. Industrie de l’armement, malbouffe, OGM, industries d’extraction minière, pétrole… On est très loin de l’intérêt général. »

Pour le journaliste, « Bill Gates contourne l’État et s’achète du pouvoir. […] Son objectif est de faire marcher un système économique dans lequel les multinationales sont reines. Il n’y a pas de duperie ou de malice ; il y croit vraiment. » » – Le livre de Lionel Astruc, L’art de la fausse générosité, vient de paraître aux éditions Actes Sud.

« Depuis le milieu du xixe siècle, en réaction aux ravages sociaux occasionnés par la mise en place d’un marché libre et aux soubresauts politiques qu’ils ont engendrés, les pays industriels ont développé très progressivement les fonctions de l’État social. En France, il aura fallu un siècle pour accomplir cette transition.

Cet État social, nom que nous préférons à celui d’État-providence, fournit des services non marchands jugés essentiels et protège de certains risques sociaux.

Il le fait de manière très différente selon les pays, ce qui reflète l’histoire singulière de chacun d’entre eux, mais aussi des conceptions différentes de la justice sociale et de la solidarité. Dans le cadre de la construction européenne se pose donc une question importante, très difficile et rarement abordée jusqu’ici, qui est celle de la définition d’un modèle social européen.

Au cœur de la définition de modèles nationaux, l’État social est aujourd’hui en pleine crise. La mondialisation met les États en concurrence, le chômage et le vieillissement déséquilibrent les finances, l’individualisme menace les solidarités. L’État social est-il encore viable ou, comme on l’entend souvent, avons-nous encore les moyens de notre protection sociale ? Pourtant, le niveau de vie moyen n’a jamais été aussi élevé.

Le modèle français a d’ailleurs déjà connu d’importants ajustements. Des prestations différentes ont été créées, les modes de financement se sont transformés, la gouvernance du système a changé. Si bien qu’on peut se demander s’il existe encore un modèle français de l’État social. La question se pose également de savoir s’il faut aller plus loin dans les réformes et redéfinir les places respectives de l’État et du marché dans la production des services publics et des assurances sociales. Tous les reculs de l’État social entraînent en effet des avancées de l’offre marchande.

On le voit, les doutes et les interrogations dominent.

[…] »

– Parienty, A. (2017). IX. L’État social. Dans : Arnaud Parienty éd., Précis d’économie: Préparation aux épreuves d’économie des concours (pp. 199-219). La Découverte.

« La santé : une manne financière
Si la santé est un business potentiel, c’est avant tout parce qu’elle constitue une manne financière considérable et que de nombreuses entreprises se verraient bien la capter. En France, pour l’année 2017, la « consommation de soins et de biens médicaux », la CSBM, représente 199,3 milliards d’euros, dont 77,8 % sont financés par l’assurance maladie obligatoire (la « Sécu »). La CSBM se compose des dépenses de soins hospitaliers (46,6 %) et de soins ambulatoires (53,4 %), qui comprennent notamment les consultations médicales et dentaires, ainsi que les dépenses de médicaments. La CSBM représente 8,7 % du PIB et 12,5 % de la consommation des ménages.

Prises au niveau individuel, dans les systèmes capitalistes des pays développés, les dépenses de santé répondent à une logique de courbe « en J ». Le niveau des dépenses varie fortement en fonction de l’âge, mais aussi selon d’autres déterminants, comme le niveau de revenus, la catégorie socioprofessionnelle, la situation géographique, etc. Le choix fait en France a été de collectiviser le « risque santé », considérant qu’une personne doit cotiser en fonction de ses revenus et recevoir en fonction de ses besoins (on dit aussi du secteur de la santé qu’il est fortement « socialisé »).

Ce qui implique qu’une personne âgée atteinte de la maladie d’Alzheimer peut contribuer moins et recevoir plus qu’un jeune cadre dynamique sans problème de santé particulier. Ce principe de solidarité, au cœur de la protection sociale, prend différentes formes (entre actifs et inactifs, entre bien-portants et malades, etc.) et garantit un accès universel aux soins.

Cependant, depuis plusieurs années, il existe une volonté politique de désocialiser la Sécurité sociale, afin de réduire les dépenses et la dette sociale, jugées trop importantes. Cette « marchandisation » des soins passe par le transfert d’une part de plus en plus importante des dépenses de santé de la Sécurité sociale vers l’assurance santé complémentaire privée (les mutuelles, les institutions de prévoyance et les assurances).

Les différentes mesures prises par l’État illustrent cette volonté, comme l’obligation pour les entreprises de prévoir une complémentaire santé pour leurs salariés.

Cette marchandisation satisfait donc les assureurs complémentaires, qui s’y préparaient depuis les années 1990.

Ce transfert de la Sécurité sociale vers l’assurance complémentaire santé privée a des conséquences importantes pour les patients. En effet, si la Sécurité sociale rembourse 91,6 % des frais hospitaliers, elle rembourse moins bien les soins de ville. En moyenne, ceux-ci sont remboursés à 65,1 %, mais avec des écarts impressionnants : seulement 2,4 % des soins dentaires sont remboursés par la Sécurité sociale !

Ce transfert génère alors des inégalités de prise en charge car la qualité de la couverture complémentaire dépend fortement de la situation professionnelle d’un individu et de sa famille : un cadre d’une grande entreprise privée sera mieux couvert qu’un ouvrier ou un employé d’une petite entreprise.

Par ailleurs, bien qu’il existe des dispositifs publics d’accès à une complémentaire (couverture maladie universelle complémentaire – CMU-C), une partie de la population, les chômeurs, les inactifs, les retraités, n’a accès qu’à des contrats coûteux et peu satisfaisants en termes de qualité de remboursement. Enfin, environ 6 % de la population, souvent les plus pauvres, n’a pas d’assurance complémentaire. Ainsi, pour les soins les moins bien remboursés par la Sécurité sociale, ces ménages peuvent renoncer aux soins faute de revenus suffisants.

Le secteur de l’assurance complémentaire est devenu, au fil des années, particulièrement lucratif pour ses acteurs complémentaires mais, de fait, coûteux pour les patients (35 milliards d’euros de cotisations en 2018).

D’une part, parce que les primes qu’ils paient aux assureurs s’ajoutent aux sommes versées à la Sécurité sociale principalement au moyen de la contribution sociale généralisée (CSG) et, d’autre part, car les frais de gestion des assureurs complémentaires sont beaucoup plus élevés que ceux de la Sécurité sociale.

En effet, si l’assurance maladie gère 150 milliards d’euros, elle dépense 6 milliards en frais de gestion, alors que les complémentaires dépensent autant pour gérer seulement 35 milliards ! Si les frais de gestion des complémentaires santé sont aussi élevés, c’est que la concurrence est rude et qu’il faut se démarquer.

On se souvient par exemple du duo Chevallier et Laspalès faisant la promotion de la Matmut : le coût de cette publicité a été estimé à près de 1 million d’euros.

Les mutuelles et les assureurs sont les grands gagnants de la fragilisation de la Sécurité sociale et de la désocialisation d’un nombre croissant de dépenses de santé.

Mais, on le comprend aisément, si le risque continue de s’individualiser, les plus fortunés bénéficieront d’une meilleure couverture santé et seront mieux soignés (alors même qu’ils occupent déjà, par exemple, les emplois les moins nocifs pour la santé). Inlassablement, le business nuit à la solidarité et renforce les inégalités de santé.

Mais la santé est aussi un business fructueux pour les offreurs de soins, en particulier les médecins spécialistes, les dentistes et certains fournisseurs de biens médicaux tels que les opticiens et les audioprothésistes. Les dépassements d’honoraires des différents offreurs dont les tarifs sont remboursés par la Sécurité sociale ont représenté en 2018 près de 2,6 milliards d’euros. De tels dépassements entraînent, pour les patients, un surcoût de 50 % qui ne sera pas remboursé par la Sécurité sociale et dépendra de leur couverture complémentaire (certains contrats prennent en charge les dépassements d’honoraires, d’autres non).

Doit-on rendre l’hôpital public rentable ?
Alors qu’une partie des cliniques privées ont un but lucratif, l’hôpital public est quant à lui un service public.

Il n’empêche, les réformateurs français ont tenté de rendre l’hôpital rentable en lui imposant des techniques de gestion issues de l’entreprise : ce que l’on appelle le nouveau management public.

Au début des années 2000, ils ont notamment développé un système de financement de l’hôpital particulier, appelé « tarification à l’activité », ou T2A.

Le principe de la T2A est simple : il consiste à fixer un tarif par grandes catégories de pathologies et à rémunérer l’hôpital en fonction du nombre de prises en charge de ces pathologies. Il s’agit de faire comme si l’hôpital, telle une entreprise, vendait des soins à la Sécurité sociale.

Ainsi, par exemple, un accouchement sans complications coûte 3 747,32 euros. Si un hôpital prend en charge un accouchement sans complications, l’assurance maladie versera à l’établissement ce montant.

Ce mode de financement peut sembler pertinent mais, en réalité, il engendre différents problèmes :

Pour inciter les hôpitaux à prendre en charge de façon prioritaire certaines pathologies, ces dernières ont des tarifs supérieurs à ce qu’elles coûtent réellement en termes de personnel, de matériel, etc. (ces prises en charge sont donc rentables), tandis que d’autres ont des tarifs inférieurs à leur coût (en d’autres termes, le patient coûte plus cher qu’il ne rapporte).

Cela a conduit les établissements qui le pouvaient, en particulier les cliniques privées, à se spécialiser sur des prises en charge rentables, laissant les soins non rentables à l’hôpital public, qui a pour mission de soigner tout le monde.

Mais l’hôpital public est lui aussi entré dans cette spirale, préférant ouvrir ou agrandir des services rentables et réduire le nombre de lits dans les services devenus des fardeaux financiers.

En conséquence, de nombreux hôpitaux publics, obligés de continuer à fournir des soins sous-valorisés et sous-payés, sont dans des situations financières périlleuses, et une course à l’activité s’est mise en place dans les services.

« La capacité d’accueil en soins intensifs des pays est une variable cruciale dans la réponse à la pandémie. Le Québec est loin d’être en tête de palmarès.

Partout où la pandémie de COVID-19 flambe, en particulier en Italie et en France, les hôpitaux débordent. Des hôpitaux militaires sont construits en urgence, des patients sont transportés par avion dans des régions moins touchées… On estime qu’environ 5% des personnes atteintes développent une insuffisance respiratoire sévère qui nécessite des soins intensifs. Quelle est la capacité d’accueil en soins intensifs ici?

Le Québec dispose d’environ 1000 lits de soins intensifs et 3000 ventilateurs, selon l’information communiquée par le Ministère de la Santé et des Services sociaux.

Si on rapporte cela au nombre d’habitants dans la province (environ 8,4 millions), on a une moyenne de 11 lits pour 100 000 habitants. C’est moins qu’en Italie… En effet, selon un article de Statista, l’Italie a environ 12,5 lits de soins intensifs pour 100 000 habitants, alors que l’Allemagne en compte 29,2 et les États-Unis environ 34.

Selon une revue publiée en 2012 dans le journal Current Opinion in Critical Care par deux chercheuses américaines, malgré «l’énorme variation» entre les pays, «il n’y a pas de consensus sur le nombre idéal de lits de soins intensifs pour servir une population».

Par rapport au reste du Canada, le Québec se positionne un peu au-dessus de la moyenne (qui est de 9,5). C’était du moins le cas en 2015, selon un recensement effectué dans 286 hôpitaux au travers du pays et publié dans la revue Critical Care.

La faible capacité hospitalière du pays est d’autant plus inquiétante qu’en moyenne « les unités de soins intensifs des grands hôpitaux et des hôpitaux d’enseignement fonctionnent à 90 % de leur capacité » au Canada, selon un rapport de l’Institut canadien d’information sur la santé de 2016.

«Elles ont toutefois dépassé leur capacité pendant des périodes pouvant aller de 45 à 51 jours en 2013-2014», lit-on, en absence de toute épidémie majeure. La pandémie laisse donc présager une saturation rapide de ces unités.

Il faut toutefois prendre en compte la capacité d’adaptation du système de santé en temps de crise, souligne le Dr François Marquis, chef de service des soins intensifs de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont à Montréal. « Par exemple dans mon hôpital, j’ai habituellement accès à 17 lits. Présentement j’ai 31 lits et la semaine prochaine je pourrai en avoir 50. D’autres hôpitaux peuvent aussi augmenter comme moi, d’autres non », précise-t-il. » – Quebec Science

Le travail de soins tend à s’industrialiser, comme cela a été dénoncé dans le cas de l’obstétrique, avec l’utilisation de techniques d’accouchement permettant d’accélérer la cadence (épisiotomies, césariennes, ocytocine de synthèse), et les soignants estiment ne pas avoir le temps de bien faire leur travail.

L’hôpital s’est donc transformé en usine, en « hôpital-entreprise » devenu « malade de la rentabilité ».

Ainsi, si ces méthodes de gestion ont bien eu l’effet attendu sur les dépenses hospitalières, elles dénaturent le rôle de l’hôpital en l’éloignant de sa mission de service public, en oubliant les besoins individuels des patients et en négligeant l’aspect humain du soin.

Un bon placement : le médicament
S’il est un secteur où la santé est un business particulièrement rentable, c’est bien celui du médicament.

L’industrie pharmaceutique affiche tous les ans des niveaux de profits exceptionnels.

Le laboratoire pharmaceutique français Sanofi est par exemple l’un des plus gros distributeurs de dividendes en France. En 2017, il a versé 5,66 milliards d’euros à ses actionnaires, ce qui le place juste derrière Total (6 milliards) et devant BNP Paribas (3,37 milliards).

Mais, à vouloir gagner toujours plus, les laboratoires sont conduits à augmenter sans cesse leurs prix, au point que, pour la première fois, en 2014, la France a dû décider de ne pas fournir à tous les patients en ayant besoin un traitement contre l’hépatite C (le Sovaldi du laboratoire Gilead), et ce, pour des raisons financières. Le Sovaldi a été mis en vente à un prix de 56 000 euros le traitement. Entre 2014 et 2016, la Sécurité sociale française a ainsi versé 702 millions d’euros à Gilead.

Le Sovaldi n’est pas un cas isolé. En 2017, la Sécurité sociale a versé des sommes astronomiques à certains laboratoires pharmaceutiques : près de 6 millions d’euros au laboratoire Roche pour ses anticancéreux, l’Avastin et l’Herceptin, et 3,42 millions à BMS pour l’Opdivo.

Mais pourquoi de tels prix ?
Les laboratoires les justifient par des coûts croissants de recherche et d’innovation, mais, en réalité, c’est la recherche de profits toujours plus élevés, liés à la financiarisation des firmes, qui en constitue l’explication.

La financiarisation pousse les firmes à externaliser la recherche. Elle est alors financée par des business angels qui exigent une forte rentabilité.

Les études et rapports (par exemple, un rapport du Sénat américain) montrent que, dans les faits, les prix sont essentiellement déterminés par le coût d’amortissement des lourdes opérations financières réalisées pour racheter des médicaments en cours de développement.

C’est ce qu’illustre l’exemple du Sovaldi : la société Pharmasset qui le développait a été rachetée en 2012 par la firme Gilead pour 11,2 milliards de dollars.

Les prix élevés résultent aussi de ce que les laboratoires estiment être la disposition à payer des systèmes de remboursement. Ceux-ci sont poussés par les patients et associations de patients qui souhaitent bénéficier des médicaments les plus récents supposés plus efficaces. Compte tenu de cette demande sociale d’innovation, les systèmes de remboursement n’ont d’autre choix que d’accepter les prix exigés par les firmes pharmaceutiques.

Comme le marché du médicament est très lucratif et que le besoin de soins est infini, les laboratoires cherchent à l’accroître le plus possible et à stimuler la demande en dépensant toujours plus en marketing.

Ils contribuent aussi à inventer de nouvelles maladies en considérant certaines déviances, troubles ou symptômes comme pathologiques et participent à une surmédicalisation (comme cela a été le cas dans la psychiatrie).

Le docteur Knock  ne disait pas mieux : « Tout bien portant est un malade qui s’ignore. » Pour l’année 2019, la revue Prescrire a établi une liste de 82 médicaments qui, en France, devraient être écartés « pour mieux soigner ».

Pour éviter de tels comportements des firmes pharmaceutiques, il est essentiel que les pouvoirs publics régulent le marché du médicament. Pour cela, ils doivent se donner les moyens de contrôler les prix des nouvelles molécules pour en permettre l’accès à tous les malades, sans mettre en péril l’équilibre financier des systèmes de remboursement. La captation du financement socialisé de la Sécurité sociale par les firmes pharmaceutiques est inefficace, à la fois économiquement, car elle conduit à fragiliser les systèmes de remboursement, socialement, car elle détourne le financement socialisé de la santé au profit des actionnaires des firmes pharmaceutiques, et éthiquement, car elle privilégie certaines pathologies, les plus rentables.

Il est urgent de développer des systèmes alternatifs de recherche et développement, et de renoncer à des logiques capitalistes financiarisées.

Morale de l’histoire

Les dépenses de santé participent largement à la création de richesses et à l’emploi.

La santé représente 4,9 % de la production totale, contribue à 6,2 % de la richesse créée (valeur ajoutée totale) et participe à 5,8 % de l’emploi total. Et, si on l’élargit à toutes les activités directement reliées à l’activité de santé, comme celle des assurances complémentaires, le secteur crée 9,3 % des richesses et participe à 9,9 % de l’emploi total.

Pour autant, dans ce secteur existent de nombreux dysfonctionnements générateurs d’inégalités.

Les firmes pharmaceutiques et les assureurs complémentaires sont les grands gagnants de la fragilisation de la Sécurité sociale et de la désocialisation d’un nombre croissant de dépenses de santé. Les prix exorbitants des médicaments mettent en péril les systèmes de remboursement au profit des actionnaires des firmes.

La santé est donc un business. Dès que le marché ou plus largement les logiques marchandes se voient conférer trop de place pour organiser le système de santé, les conséquences sont inévitables : rationnement des traitements pour certaines pathologies, dégradation des soins et des conditions de travail à l’hôpital, « reste à charge » plus élevé pour les patients.

Plus la santé est un business, et plus les dépenses de santé et les inégalités explosent, comme c’est le cas aux États-Unis. Et cela, sans garantir un niveau de vie meilleur.

Si l’on tient à des systèmes de santé efficaces et solidaires, l’économie néoclassique et la libre concurrence n’ont rien à faire dans ce secteur, n’en déplaise aux économistes et experts qui prônent la libéralisation et la privatisation de la santé.

Remerciements à Nicole Benyounès (médecin) et Arnaud Muyssen (médecin addictologue, CHR de Lille) »

– Abecassis, P., Coutinet, N., Juven, P. & Vincent, F. (2019). La santé, un business ?. Dans : Fondation Copernic éd., Manuel indocile de sciences sociales: Pour des savoirs résistants (pp. 142-150). La Découverte.

« Le 28 mai 2019, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a adopté une résolution historique favorisant la transparence sur les prix des médicaments. Ce sujet, que l’on pourrait croire consensuel, a pourtant donné lieu à une bataille politique sans précédent. Pendant près de dix jours, le palais des Nations unies de Genève s’est transformé en une véritable arène mondiale, où toutes les dissensions, conflits et intérêts contradictoires autour des questions de prix et d’accès aux médicaments ont surgi au grand jour.

L’OMS est alors redevenue ce qu’elle aurait toujours dû être : le centre des débats pour l’accès aux médicaments et pour une recherche adaptée aux besoins des malades. Les représentant·e·s des pays ont pour leur part été contraint·e·s d’assumer leurs positions. Révélant les pratiques de pays trop habitués à dominer dans les négociations internationales.

Depuis vingt-cinq ans, les activistes de l’accès aux médicaments tentent d’imposer un débat sur la légitimité du prix des médicaments, des monopoles sur les produits pharmaceutiques, et sur la nécessité de considérer des modèles alternatifs de recherche et de développement sur des médicaments.

un système opaque protégeant des prix illégitimes

Les réelles innovations thérapeutiques sont de moins en moins nombreuses. Les médicaments mis sur le marché qui apportent un bénéfice thérapeutique conséquent, comparés à leurs prédécesseurs, sont vendus à des prix de plus en plus élevés, pour un monopole d’une durée de vingt ans.

Lorsqu’un brevet expire et qu’un médicament tombe dans le domaine public, celui-ci est aussitôt remplacé par une nouvelle version, dont les bénéfices thérapeutiques supérieurs ne sont pas forcément substantiels, et est à nouveau protégé par un brevet pour une durée de vingt ans.

Le système des brevets entrave ainsi l’accès aux traitements sans pour autant stimuler une innovation tournée vers les besoins des populations. Cette inflation incontrôlée compromet les systèmes de santé solidaires et empêche les malades des pays pauvres d’accéder à des traitements vitaux. L’opacité entourant ce système ne permet pas d’évaluer la légitimité de ces prix imposés par l’industrie pharmaceutique.

Par exemple, le coût réel de la recherche et du développement est largement surestimé par le secteur privé pour justifier les prix dont le caractère exorbitant ne sert ni la santé publique, ni la recherche et le développement (R&D), ni l’économie nationale et l’emploi, mais bien les profits des actionnaires des multinationales pharmaceutiques.

De plus, de très nombreux médicaments et produits de santé ont été développés grâce à l’argent public.

Au nom de quoi l’argent public devrait-il les payer, une deuxième fois, très cher, aux actionnaires de groupes privés ? Remettre en question ce système est essentiel.

Mais ce débat, pourtant crucial, peine à avoir lieu, dans les institutions internationales ou multilatérales, en présence de l’ensemble des acteurs et actrices concerné·e·s : les gouvernements, les agences et institutions internationales, les ONG, les associations de malades et d’usager·ère·s, et le secteur privé.

Le décalage entre ce qui est en jeu pour des milliards d’individus à travers le monde, et l’absence de débats dans les instances internationales dédiées à la santé, sclérosées par l’influence des multinationales et des pays industrialisés, est particulièrement frappant.

Si cette question s’est posée dès la fin des années 1990 pour l’accès aux traitements dans les pays pauvres ou à revenus intermédiaires, en France, par exemple, ce n’est qu’au cours des cinq dernières années que des actions concrètes d’opposition aux brevets et de remise en cause de la légitimité des prix des médicaments ont été portées par les associations.

l’OMS, arène mondiale des débats sur la transparence
Lorsque la première version de ce projet de résolution ambitieuse a été proposée auprès de l’OMS par l’Italie, les pays qui s’y opposaient ont argué de problèmes de procédure pour la disqualifier : le texte n’aurait pas été déposé dans les temps pour la réunion de janvier du conseil d’administration de l’agence onusienne. Puis, alors que son inscription à l’agenda de la soixante-douzième assemblée mondiale de la santé (AMS 72, 20 au 28 mai 2019) devenait inévitable, les oppositions sur le fond se sont manifestées de plus en plus clairement. Les pays les plus opposés à la résolution étaient le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Suisse, le Japon et la France, un front sans surprise puisque c’est là que se trouvent les sièges des multinationales du médicament les plus puissantes au monde. Les États-Unis ont quant à eux tenu une place inédite dans l’arène du multilatéralisme. Alors qu’ils se positionnent toujours en faveur des intérêts de leurs multinationales, ils ont décidé cette fois de soutenir le texte. Pourquoi ?

L’administration Trump constate, comme tous les Américain·e·s, le prix très élevé des médicaments aux États-Unis, et s’est également rendu compte que les prix y sont les plus élevés au monde, alors qu’il s’agit du pays où le secteur public contribue le plus à la recherche et au développement. Elle considère donc qu’il est « injuste que les États-Unis paient pour l’ensemble de la planète ».

Pour le gouvernement américain, faire la lumière sur le prix des traitements serait ainsi une façon de prouver au monde que les États-Unis paient plus que les autres et que les multinationales devraient… augmenter leur prix dans les autres pays pour les baisser aux États-Unis !

Les représentant·e·s français·e·s à Genève estimaient en coulisse qu’un tel texte ne devait pas être discuté dans le cadre de l’OMS mais plutôt au sein de l’Organisation mondiale du commerce, comme si la santé ne devait être considérée que sous le prisme de la finance et du commerce, bien loin de l’intérêt public.

Ancien·ne·s mllitant·e·s d’Act Up-Paris, nous nous sommes alors demandé comment il était possible que des gouvernements « démocratiques » puissent être à ce point dérangés par la transparence ? Comment un concept a priori aussi consensuel pouvait-il autant effrayer les grandes puissances ?

Plusieurs semaines avant l’assemblée, les associations françaises, en particulier Aides, Avocats pour la santé mondiale — une ONG internationale de plaidoyer pour l’accès aux soins —, Médecins du monde ou encore Médecins sans frontière, avaient tenté de convaincre le gouvernement de soutenir la résolution. Mais celui-ci semblait tenir un double-discours, car à Genève, derrière les portes fermées, la France n’était pas favorable au texte, considérant que sa version initiale, la plus exigeante, donc la plus intéressante, serait « inapplicable ».

Le manque de volonté politique, voire l’hostilité de certain·e·s responsables français·es, pouvaient ainsi se justifier derrière l’alibi du pragmatisme et de l’efficacité. Le maintien du statu quo, au nom de l’indispensable opacité entourant les politiques économiques de santé, revenait au fond à laisser l’industrie pharmaceutique privée, principale bénéficiaire de l’absence de transparence, libre de décider quelle résolution serait applicable ou non.

[…]

Ce sont d’ailleurs des activistes indien·ne·s, thaïlandais·es et brésilien·nes, pionnier·ères sur ces questions, qui nous ont ouvertement interpellé·e·s lors d’une conférence internationale en 2010 :

« Pourquoi ne contestez-vous pas la légitimité des prix dans les pays riches aussi ? Le système des brevets détruit vos systèmes de santé, et en refusant de généraliser ce combat à vos États, vous donnez l’impression que le système des brevets ne serait intolérable que pour des raisons exceptionnelles, humanitaires, alors que c’est fondamentalement qu’il est mauvais et qu’il doit être combattu. »

Cet appel a été entendu, mais tardivement, et de façon encore ponctuelle : en 2015, Médecins du monde déposait une opposition juridique à un brevet sur le sofosbuvir, un traitement contre les hépatites virales breveté par le laboratoire Gilead, pour en contester la validité. Aides s’est battu contre l’extension indue du brevet sur le ténofovir, un antirétroviral utilisé en préventif, dont les essais ont été financés par la recherche publique américaine, les premiers brevets déposés à la fin des années 1980 et les derniers brevets expireront après 2030 — ce qui veut dire plus de cinquante ans de monopole sur le ténofovir, ses pro-drogues et ses usages. De son côté, l’Association française contre les myopathies, organisatrice du Téléthon, pose publiquement la question des prix de certains traitements pour les maladies orphelines.

Ces actions sont essentielles. Mais elles doivent être reproduites, et surtout le problème doit être réglé de façon systémique. La question du prix des traitements doit irriguer les débats sur les politiques de santé.

Encore aujourd’hui, le combat pour l’aide médicale de l’État, qui assure une couverture santé aux sans-papiers, sans cesse attaquée par des responsables racistes, ne tient pas compte de l’illégitimité possible des prix des traitements et de l’opacité qui les entoure. Les questions économiques sont abordées :

on rappelle ainsi que réduire la couverture santé de populations précaires renforcerait le retard dans le dépistage et les soins, ce qui favoriserait le développement de pathologies lourdes dont la prise en charge coûterait forcément plus cher qu’une prise en charge précoce. Mais que le coût d’une prise en charge, précoce ou tardive, soit en grande partie non justifié, voilà un discours qui n’est toujours pas porté.

On peut étendre ce constat à la sauvegarde de l’hôpital public et aux mobilisations des urgentistes. Deux cents services d’urgence se sont mis en grève cette année, faisant valoir la dégradation des conditions de travail des personnels et la mise en danger des patients par des logiques d’austérité. Mais, à aucun moment, on ne pense à prendre les pouvoirs publics au jeu de leur discours économiste. Ainsi, la somme ridicule de 70 millions d’euros concédée par le gouvernement après des semaines de grève en juin 2019 correspond au remboursement par l’Assurance maladie de 2333 traitements de l’hépatite C (sofosbuvir/ledipasvir, au prix 2019 de Gilead) alors que des alternatives existent en génériques.

Imagine-t-on les personnels supplémentaires, les lits et les services, par exemple de proximité, que l’on pourrait mettre en place en faisant des économies systématiques non plus sur les personnels de santé, le panier ou la qualité des soins, mais bien sur les seuls bénéfices, illégitimes, des actionnaires de l’industrie pharmaceutique ?

  • Intégrer l’enjeu de la transparence sur les prix des médicaments à tous ces combats, ce n’est pas faire une concession à l’économique. C’est au contraire refuser que les considérations budgétaires pèsent sans cesse sur les mêmes, malades, usagers, étrangers, personnel hospitalier, alors que l’industrie pharmaceutique s’assure des profits extraordinaires autant qu’illégitimes.

Ainsi, nous avons décidé de créer l’Observatoire pour la transparence dans les politiques du médicament, pour veiller à la mise en œuvre concrète de la résolution prise à l’AMS 72. Pour proposer les mesures indispensables à cette transparence en France, et pour inciter nos collègues dans d’autres pays à faire de même, pour que le caractère contraignant dont cette résolution ne dispose pas le devienne. Pour porter la question des prix illégitimes partout où elle n’est pas posée alors qu’il serait indispensable de le faire. Pour assurer la vulgarisation d’une expertise sur un sujet dont la technicité cache au fond des enjeux politiques simples autour de la privatisation de la santé. »

– Londeix, P. & Martin, J. (2019). Prix des médicaments : dans l’arène du débat. Vacarme, 88(3), 60-67.

« […]

L’altermondialisme, à la fin du xxe siècle, témoigne de la recomposition d’une mouvance anticapitaliste aux dimensions mondiales et constituant un moment de conjonction entre les mobilisations écologistes, les mouvements sociaux traditionnels et les contestations plus spécifiques des politiques néolibérales.

Dans tous les manifestes, plateformes et déclarations publiés depuis plus de dix ans au nom de la lutte « antiglobalisation », les termes de « communs » ou de « bien(s) commun(s) » servent à traduire des luttes, des pratiques, des droits et des formes d’existence qui se veulent opposés aux processus de privatisation et aux formes de marchandisation qui se sont développés depuis les années 1980.

Le mot « commun », comme adjectif ou substantif, au singulier ou au pluriel, s’est ainsi mis à fonctionner comme drapeau de la mobilisation, mot d’ordre de la résistance, fil directeur de l’alternative. C’est à ce titre que l’actuelle convergence des mobilisations contre le néolibéralisme qui s’opère au nom du commun marque un moment nouveau dans l’histoire des luttes sociales contre le capitalisme à l’échelle planétaire.

Mais c’est d’abord et surtout par référence aux « commons » – que nous traduirons ici par « communs » – que le commun, au singulier, est devenu la catégorie centrale de l’anticapitalisme contemporain. Cette catégorie émerge au début du xxie siècle, ce qui pourrait sembler au premier abord curieux eu égard à l’ancienneté historique de ce que le français nomme les « communaux ».

La militante indienne Vandana Shiva a résumé la grande tendance de l’époque à propos de la « guerre de l’eau » en Bolivie :

« Si la globalisation est l’enclosure ultime des communs (“the ultimate enclosure of the commons”) – notre eau, notre biodiversité, notre nourriture, notre culture, notre santé, notre éducation –, récupérer les communs est le devoir politique, économique et écologique de notre temps. »

Rappelons que par « communs », on entend d’abord l’ensemble des règles qui permettaient aux paysans d’une même communauté l’usage collectif, réglé par la coutume, de chemins, de forêts et de pâtures.

Le terme a reçu un contenu plus large, comprenant tout ce qui pouvait devenir la cible des privatisations, des processus de marchandisation, des pillages et des destructions réalisés au nom ou sous couvert du néolibéralisme. Ce terme a aujourd’hui trouvé une valeur critique, il est devenu le signifiant opposable à la grande appropriation des richesses qui a caractérisé les dernières décennies, la formule qui désigne, par sa logique contraire, le grand pillage mis en œuvre par l’étroite oligarchie des « 1 % » dénoncée par les occupants du Zuccotti Park à New York.

Ce terme contient au moins en germe une orientation universelle des luttes contre le néolibéralisme :

la reprise collective et démocratique des ressources et des espaces accaparés par les oligopoles privés et les gouvernements ; « l’eau est à nous », ont dit les paysans irrigateurs et les membres des coopératives de Cochabamba, « les villes sont à tous », ont dit les occupants des places de Madrid, du Caire, de New York ou d’Istanbul.

C’est en un double sens que l’idée de communs est devenue globale : elle englobe des types de ressources, d’activités et de pratiques extrêmement variés et elle concerne toutes les populations du monde.

Le « paradigme des communs » reçoit également une impulsion très puissante en provenance des mouvements écologistes, selon une optique quelque peu différente.

Il ne s’agit plus ici de défendre un accès libre à des ressources communautaires confisquées par des intérêts privés, il ne s’agit pas de protéger la propriété publique de la privatisation, il s’agit de protéger des « biens communs » naturels de l’exploitation sans frein, donc d’en interdire ou d’en restreindre l’accès ou l’usage.

On voit ici que la notion de « communs » a ceci de nouveau qu’elle englobe les deux types de biens que la tradition juridique d’origine romaine avait tendance à disjoindre, les « choses communes » et les « choses publiques ». Le mouvement écologiste défend donc de son côté les communs définis comme des « ressources communes naturelles » contre la prédation et la destruction opérées par une fraction de la population mondiale, tandis que, de l’autre, les mouvements antinéolibéraux et anticapitalistes s’en prennent surtout à la grande braderie des « biens publics ». Mais les sens différents que peut prendre, selon les angles de vue, le terme de « communs » dans le nouveau lexique politique ne s’opposent pas, ils peuvent même se concilier, comme c’est le cas manifestement pour la « bataille de l’eau », qui oppose les populations qui luttent pour faire de l’accès à l’eau un droit humain fondamental et les groupes économiques puissants qui militent pour son exploitation privée et sa marchandisation.

Ce qui donne sens à la réunion de ces différents aspects des communs dans une désignation unique est l’exigence d’une nouvelle forme de gestion « communautaire » et démocratique des ressources communes, plus responsable, plus durable et plus juste. C’est là selon certains auteurs un changement majeur dans la manière de concevoir l’action politique, dans ses buts comme dans ses moyens : une nouvelle « révolution dans la révolution » en somme.

Les solutions étatistes anciennes qui faisaient de la propriété publique la solution nécessaire et suffisante aux problèmes économiques et sociaux d’une population nationale, si elles ne sont pas exclues des politiques souhaitées par les mobilisations populaires – comme la nationalisation du gaz en Bolivie –, ne sont plus regardées de la même façon depuis que les gouvernements ont soldé un peu partout les entreprises publiques et ont formé une alliance étroite avec les grandes multinationales.

Comment mesurer la pertinence théorique et la portée politique de cette réintroduction de la catégorie des « communs » dans la pensée critique ? Que gagne-t-on dans la compréhension du capitalisme contemporain en interprétant analogiquement son développement comme la répétition historique du grand mouvement de dépossession commencé dès la fin du Moyen Âge dans les campagnes européennes ?

La question est aussi de savoir si les pratiques et les espaces des communs qui ont caractérisé les sociétés précapitalistes peuvent nous aider à saisir l’originalité de pratiques et d’espaces nouveaux comme Internet.

Comme on le verra, cette analogie a ses raisons, elle a aussi ses limites. Pour le dire autrement, la grande appropriation est tout à la fois l’une des grandes tendances de l’époque et la grille de lecture dominante qui explique le recours analogique aux communs. Mais lire les transformations du monde sous le seul angle négatif de l’expropriation conduit à une interprétation partielle et lacunaire des processus en cours, voire à un enfermement de la pensée du commun dans une réflexion stratégique essentiellement défensive.

[…] »

– Dardot, P. & Laval, C. (2015). Chapitre 3. La grande appropriation et le retour des « communs ». Dans : , P. Dardot & C. Laval (Dir), Commun: Essai sur la révolution au XXIe siècle (pp. 95-136). La Découverte.

Lectures supplémentaires / complémentaires :

  • La recherche est un bien commun (20 janvier 2020, La Vie des Idées)
  • Benkimoun, P. (2010). Recherche clinique et financement privé : les liaisons dangereuses. Les Tribunes de la santé, 28(3), 23-37.
  • Les visages de la pandémie (12 mars 2020, La Vie des Idées)
  • Couty, É. (2010). Hôpital public : le grand virage. Les Tribunes de la santé, 28(3), 39-48.
  • Hibou, B. (1999). La privatisation des États. Editions Karthala.
  • Fessler, J. (2010). “Not-for-profit” dans les hôpitaux. Les Tribunes de la santé, 28(3), 49-54.
  • Cassuto, T. (2008). La santé publique en procès. Presses Universitaires de France.
  • Dormont, B. (2010). Liberté ou solidarité : le dilemme des complémentaires. Les Tribunes de la santé, 28(3), 65-74.
  • Koleva, P. & Magnin, É. (2017). Économie & discordance des temps: L’exemple de la transition post‑socialiste en Europe centrale & orientale. Multitudes, 69(4), 82-90.
  • Dardot, P. & Laval, C. (2015). Introduction. Le commun, un principe politique. Dans : , P. Dardot & C. Laval (Dir), Commun: Essai sur la révolution au XXIe siècle (pp. 11-20). La Découverte.
  • Dardot, P. & Laval, C. (2015). Chapitre 1. Archéologie du commun. Dans : , P. Dardot & C. Laval (Dir), Commun: Essai sur la révolution au XXIe siècle (pp. 21-51). La Découverte.
  • Dabène, O. (2012). La Gauche en Amérique latine, 1998-2012. PPresses de Sciences Po.
  • Biard, B. (2019). L’extrême droite en Europe centrale et orientale (2004-2019). Courrier hebdomadaire du CRISP, 2440-2441(35), 5-70.
  • Genestier, P. (2020). Redistribuer avant même de produire : Le mythe d’un gisement inépuisable de richesses. Le Débat, 209(2), 16-26.
  • Holcman, R. (2020). Le paradoxe hospitalier français: Trop d’hôpitaux tuent l’hôpital. Le Débat, 209(2), 37-44.
  • Hua, S. (2020). Le désarroi réprimé des élites. Le Débat, 209(2), 27-36.
  • Djaïz, D. (2020). Capitalisme, démocratie, soutenabilité : l’impossible équation ?. Le Débat, 209(2), 143-154.

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