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Deux visions du monde, des origines et de l’avenir
Pourquoi en est-on là et comment atténuer cette conflictualité chronique ? Pour qu’une orientation politique soit comprise et acceptée, sans doute faudrait-il commencer par dresser un diagnostic partagé de la situation économique et sociale du pays. Mais, en fait, ce diagnostic s’avère impossible, car deux visions de la situation française s’opposent, chacune dotée de son axiomatique et de ses postulats :
L’une, portée par toute la gauche (y compris celle que, depuis les « frondeurs », on ne peut plus dire « de gouvernement »), se résume à un axiome : « La France est un pays riche », ou bien : « En France, de l’argent, il y en a ». Pour illustrer cette position, citons cette contribution d’un lecteur du journal Le Monde réagissant à un article du 6 janvier 2020 intitulé « Édouard Philippe a montré qu’il ne savait pas négocier » : « Et pourtant, le pognon, ce n’est pas ça qui manque en France. Nous avons un Bernard Arnault qui est resté, au moins quelques heures, la première fortune mondiale, et on ne va pas parler de tous les autres : François Pinault, son éternel rival, Françoise Bettencourt, Olivier Dassault, Martin Bouygues, Arnaud Lagardère et tous les grands patrons des entreprises du cac 40. » À partir d’une telle conception, la question de la production des richesses ne se pose pas, puisqu’il suffit de « prendre l’argent à ceux qui le détiennent » toujours plus ou moins indûment, en commençant par rétablir l’isf, comme l’ont réclamé tant de contributions au Grand Débat. En redistribuant ces fonds, il serait ainsi possible de régler tous les problèmes urgents, de couvrir tous les déficits, en attribuant aux politiques publiques (l’éducation, la santé, la justice, la police, la recherche, la culture, la défense, le logement social, les transports publics, la transition énergétique…) les moyens que réclament les agents pour assurer leur mission. Selon cette vision, la nation a été construite par l’État et celui-ci est le garant de la cohésion de la société comme de l’épanouissement de chacun. Dès lors, quand l’État est frappé par l’austérité, comme cela serait le cas depuis deux ou trois décennies, c’est la société qui en souffre. Par conséquent, l’attribution à l’État puis, par lui, aux services publics et aux associations, des moyens nécessaires à leur bon fonctionnement est un impératif d’ordre supérieur, qui doit prévaloir sur de triviales considérations telles que l’équilibre budgétaire, le niveau d’endettement, les engagements internationaux, les droits individuels, le dynamisme économique…
L’autre vision, plus discrète que la précédente, traditionnellement portée par les « partis de gouvernement » et par une part, peut-être encore majoritaire, de la population qui, globalement, n’adhère pas à un idéal stato-égalitariste, se focalise sur le taux d’endettement public (plus de 100 % du pib), sur le niveau des prélèvements obligatoires (le plus élevé du monde, entend-on dire), sur l’imposition lourde des classes moyennes et supérieures (75 % de l’impôt sur le revenu payés par 10 % des contribuables et 25 % payés par 1 % des contribuables), sur les cotisations sociales et la fiscalité pesant sur les travailleurs indépendants et les entreprises. Pour les adeptes de cette vision du monde, la question cruciale est celle de la production de richesses et, pour cela, il faut réduire le carcan des statuts qui pénalise l’activité économique, bloque les gains de productivité et inflige à la France un taux de croissance durablement plus faible que celui des pays comparables, au sein d’un monde où une concurrence généralisée s’impose de fait.
Certes, cette différence de vision correspond aux clivages des plus traditionnels entre la gauche et la droite, mais, au-delà de la préférence pour l’égalité ou pour la liberté, on aimerait que le débat politique repose sur des données concrètes plus que sur des a priori ou des chimères. En effet, ces dernières alimentent un antagonisme qui se durcit au point que la possibilité de formuler conjointement les problèmes auxquels le pays doit se confronter s’amenuise, si bien que l’opportunité de trouver des solutions de compromis disparaît. Chacun s’arc-boute sur la conviction que la France demeure un pays bien suffisamment riche, voire bien trop riche selon les écologistes ou, inversement, que les richesses manquent dans une France qui décroche. Dans les deux cas, les mesures préconisées par le camp adverse paraissent soit socialement inacceptables, puisqu’elles portent atteinte à l’intégrité de la société et à la dignité des personnes, soit économiquement irresponsables, au point d’hypothéquer l’avenir du pays. Il en découle que chacun se sent moralement légitime à contester vivement les prémisses du projet politique de ses adversaires. Or, sans doute une démocratie adulte, permettant l’alternance et le compromis, doit-elle reposer sur un socle de valeurs communes, mais aussi de constats partagés sur l’état du pays (et si, dans le privé, nombre de responsables des partis d’opposition s’accordent sur le diagnostic d’une dépense publique dans l’impasse et d’un niveau de transferts sociaux d’ores et déjà déraisonnable puisque largement financé par l’endettement, ils diffusent à longueur de plateaux et de tribunes le mythe de gisements inépuisables).
Il serait temps que ces divergences de diagnostic soient tranchées, car ce sont elles qui rendent l’application de toute thérapeutique impossible en France. En effet, actuellement, toute mesure structurelle (renforcement des moyens de l’État social, d’un côté, adaptation des règles sociales et fiscales au contexte mondial, de l’autre) semble aux adeptes de la vision opposée soit complètement absurde, soit insupportablement injuste.
De l’urgence de trancher entre les deux visions
Tentons d’apporter quelques éléments d’éclaircissement, quitte à tordre un peu trop le bâton dans le sens inverse du discours des partis d’opposition. Espérons que la confrérie des économistes contribuera à clarifier les termes du débat et à préciser les marges de manœuvre dont dispose le pays pour mener des politiques sociales.
Considérons l’affirmation que « la France est riche » ou, tout au moins, qu’il existe une part non négligeable des Français qui sont (très) riches et qui, de ce fait, pourraient participer beaucoup plus au financement des activités contribuant au bien collectif. Qu’en est-il vraiment ? Le revenu plancher des 10 % les plus nantis est de 3 750 euros par mois, soit le salaire, en milieu de carrière, d’un professeur agrégé ou d’un ingénieur dans une entreprise de taille modeste. Quant au revenu des fameux 1 % les plus riches, il démarre à 8 850 euros bruts mensuels, soit ce que perçoit un médecin généraliste dont le cabinet dispose d’une honorable clientèle. Un tel revenu permet de vivre tout à fait confortablement (en province, particulièrement, vu le prix de l’immobilier dans la capitale), mais, compte tenu du nombre des contribuables et de ce qui est déjà prélevé par les impôts, ce gisement fiscal ne paraît pas très prometteur.
Prenons maintenant le cas des hyper-riches qui, selon « Les Économistes atterrés » ou la revue Alternatives économiques, seraient les grands gagnants de la mondialisation, c’est-à-dire les 0,01 %, soit 1 % des 1 % les plus riches. Le revenu annuel de ces 6 500 personnes vivant dans 2 800 ménages s’échelonne de 700 000 euros jusqu’à 10 ou 20 millions d’euros pour quelques dizaines de personnes. Pour mémoire, rappelons qu’en 2017 l’« impôt de solidarité sur la fortune », avant d’être transformé en « impôt sur la fortune immobilière », des cent plus gros contribuables français avait rapporté 126 millions d’euros, contre 75 millions pour l’ifi l’année suivante. Soit une perte, pour le Trésor public, de 50 millions d’euros. Sans même parler de l’effet désincitatif une fois passé un certain taux, une mesure fiscale supplémentaire pesant sur les 0,01 % les plus riches, qui, par exemple, rapporterait en moyenne 200 000 euros de plus par ménage assujetti, abonderait le budget de cinq cents cinquante millions d’euros, soit, par exemple, 17 % du déficit annuel de la caisse de retraite des cheminots couvert par l’État. Cela relativise l’idée de la manne disponible.
D’autre part, si à cause de la mondialisation les inégalités se sont accrues en trois décennies (à l’intérieur de chaque pays – toutefois beaucoup moins en France qu’ailleurs – sur fond d’une forte réduction des inégalités entre pays), cela signifie que, par définition, cette richesse est elle-même mondialisée, car, sans même évoquer les volatiles activités financières, la chaîne de valeur des productions industrielles intègre des composants originaires d’une multitude de zones géographiques. Dès lors, il paraît illusoire d’espérer qu’à court terme une organisation coordonnée des administrations fiscales nationales permette de capter efficacement cette richesse pour la répartir entre les différents pays partenaires. Le filon d’une sur-fiscalisation des gagnants de la mondialisation (ce qui constitue, en fait, la seule proposition de Thomas Piketty dans ses différents ouvrages) semble donc, là encore, peu prometteur.
Autre ressource à exploiter selon les adeptes de la thèse de la richesse disponible : l’évasion fiscale. Selon le syndicat Solidaires-Finances publiques, elle aurait atteint 80 milliards d’euros en 2012 et, à la même époque selon le sénateur Éric Bocquet, environ 34 milliards d’euros. Il y a là de quoi couvrir une part du déficit du budget de l’État (qui s’élève en 2019 à 99 milliards d’euros). Mais ce montant considérable de l’évasion fiscale est à analyser avec circonspection. Les deux plus importantes parts de cette évasion fiscale concernent la tva et l’impôt sur les sociétés. La fraude à la tva existe, notamment celle qui exploite la complexité de la législation européenne, mais elle est aussi le fait de tout un chacun dans sa vie quotidienne, quand il paie en liquide un bien ou un service sans facture, par exemple. Quels seraient le coût du contrôle administratif et le prix social d’une délation généralisée qui permettraient que plus rien n’échappe à la tva ?
Quant au manque à gagner de l’impôt sur les sociétés, à côté de la fraude, il concerne deux faits distincts : d’une part, l’optimisation fiscale d’entreprises déployant leurs activités dans plusieurs pays et payant l’impôt là où il est le moins élevé, d’autre part, le non-paiement par des entreprises en faillite de ce qu’elles doivent au fisc. Concernant les bénéfices, remarquons que la plus grande part des profits des grandes entreprises françaises est réalisée en dehors du marché national. Cette optimisation est, en fait, le produit normal de leur fonctionnement (si nous-mêmes nous protestons contre la faible imposition des activités réalisées en France par les gafa, on peut difficilement se plaindre de l’imposition des firmes françaises dans les pays où elles ont leurs plus gros marchés et où elles font l’essentiel de leurs profits). Quant aux entreprises mises en liquidation, si le fisc ne perçoit pas tout ce qu’il doit, rappelons, cependant, qu’il est un créancier « privilégié », c’est-à-dire prioritaire, selon un principe juridique qui s’avère catastrophique pour les faillites en chaîne qu’il entraîne chez les fournisseurs des entreprises mises en liquidation. Supprimer totalement le non-recouvrement de la tva et de l’impôt sur les sociétés par le fisc est en fait impossible ; et, si cela était possible, les conséquences économiques et sociales seraient sévères (bureaucratie envahissante, suspicion généralisée, fragilisation des échanges entre agents économiques intermédiaires…).
Autre aspect du filon fiscal à exploiter : la suppression des « cadeaux aux entreprises », notamment le Crédit d’impôt compétitivité et emploi et le Pacte de responsabilité (aujourd’hui transformé en allégement de cotisations sociales pour les employeurs) et le Crédit d’impôt recherche. Or, ces dispositifs visent non à transférer des crédits publics vers les entreprises françaises, mais à alléger les prélèvements auxquels elles sont soumises, en vue de rétablir une compétitivité très déséquilibrée par rapport à la concurrence, comme le pointait le rapport Gallois. Il s’agit bien d’un manque à gagner fiscal, mais le faible taux de croissance de notre économie, le bas niveau des investissements réalisés par les entreprises hexagonales et le modeste nombre des emplois créés chez nous, alors que, dans une large part de l’Europe, le taux de chômage est deux ou trois fois inférieur, attestent que la sous-compétitivité n’est pas encore résorbée.
Finalement, il est à craindre que le magot que rapporteraient la lutte contre l’évasion fiscale et la suppression des aides aux entreprises soit largement surévalué et que, là non plus, ne réside pas la solution de la crise de financement de l’État et des services publics.
Troisième source de fonds publics potentiels qu’il faudrait exploiter : la part des profits des entreprises distribuée aux actionnaires. En effet, les dividendes versés en 2018 par les quarante plus grosses entreprises cotées à la Bourse de Paris se sont élevés à 47 milliards d’euros ; 60 milliards en 2019. Voilà un pactole, en effet ! Remarquons, cependant, que les grosses entreprises françaises ne sont plus guère françaises depuis déjà plusieurs décennies, puisque la majorité de leur capital est détenu par des étrangers, si bien que la fiscalité payée sur les revenus de ce capital revient au pays des détenteurs de ces actions. C’est là la raison pour laquelle Emmanuel Macron a abaissé à un taux forfaitaire de 30 % le niveau de prélèvement sur le capital qui avait été rehaussé par François Hollande ; les détenteurs français voyant depuis longtemps la rentabilité de leurs actions réduite par l’impôt s’en sont dessaisis au profit d’acheteurs étrangers (la politique des « noyaux durs » qu’avait tenté de mettre en place Édouard Balladur ayant été sabordée par les gouvernements suivants). De plus, si les entreprises du cac 40 ont versé de généreux dividendes, c’est que leurs projections dans l’avenir ne sont pas bonnes : faute d’espérer un retour satisfaisant sur les investissements qu’elles auraient pu faire, elles ont préféré s’abstenir et, ainsi, verser des dividendes. Elles auraient pu choisir d’augmenter les salaires, diriez-vous. Ce à quoi elles répondraient sans doute qu’une hausse du dividende une année peut très bien ne pas être reconduite l’année suivante, voire devenir nulle en cas de mauvaises affaires. En revanche, la conjoncture devenant défavorable, une hausse des salaires ne peut être suivie que de licenciements, qui résultent alors de l’effet cliquet découlant de la notion d’« acquis sociaux », si prégnante dans le jeu social français.
On pourra remarquer également que le rendement des actions en France est assez médiocre (il est à la septième place en Europe) et que les sociétés françaises ont un taux de distribution de dividendes inférieur à la moyenne européenne. Et cela bien que l’Hexagone ait plus de très grandes entreprises que l’Allemagne, par exemple. Or, ce sont celles-là qui rémunèrent le mieux leurs actionnaires. Il n’en demeure pas moins que l’on peut être scandalisé par le principe même de l’actionnariat, qui permet aux détenteurs de capitaux de s’enrichir sans rien faire. Mais c’est là une considération idéologique et morale concernant le capitalisme en général, et il est sans doute hors de propos de penser le remettre en question dans son principe même, à l’occasion du débat budgétaire dans un seul pays, la France, qui, de plus, représente un peu moins de 3 % du pib de la planète (ainsi que 2,8 % des milliardaires du monde, selon le classement 2019 du magazine Forbes).
Quatrième gisement potentiel de ressources publiques : les inégalités de patrimoine. Selon une note de l’insee de décembre 2019, 10 % des ménages détiennent la moitié du patrimoine, pendant qu’une moitié des ménages français possèdent 92 % du patrimoine, principalement constitué de biens immobiliers, les inégalités de patrimoine étant restées stables depuis 2015.
Détaillons un peu cela en considérant d’abord le patrimoine constitué par la propriété d’une entreprise. Cette question est souvent appréhendée de manière sensationnaliste par la presse relayant les déclarations de l’association Oxfam : « Les 7 premiers milliardaires français possèdent plus que les 30 % les plus pauvres. » Précisons ce dont il s’agit : ces milliards sont issus de sagas entrepreneuriales et correspondent à la valeur boursière d’entreprises cotées dont les fondateurs possèdent une part importante du capital, car ils ont émis peu d’actions. Si ces portefeuilles d’actions étaient expropriés (sans dédommagement, comme les textes d’Oxfam le laissent penser, car sinon la puissance publique devrait les payer au prix fort) puis mis sur le marché afin d’abonder le budget de l’État, un tel afflux de titres à la corbeille entraînerait l’effondrement de leur valeur et donc une faible encaisse pour le Trésor public. De plus, en pointant les fortunes colossales des milliardaires, les associations anti-mondialisation et les partis de gauche donnent à penser que là résident à la fois la source des dérèglements du monde et la solution de leur réparation. On peut cependant douter que la politique économique et sociale de tout un pays puisse se concevoir et se caler sur la fortune d’une poignée d’individus.
Quant au capital ordinaire que constitue la propriété de centaines de milliers de très petites entreprises et de petites et moyennes entreprises, rappelons qu’il est en France fortement taxé, notamment par une imposition sur la plus-value lors d’une cession (alors que la vente d’une résidence principale n’y est pas soumise !) et, surtout, par ce que tous les gouvernements appellent, pour en dénoncer les effets néfastes, « les impôts sur la production », dont la tristement célèbre Contribution sociale de solidarité des sociétés (c 3 s), payée indépendamment de tout résultat de celles-là et qui occasionna un grand nombre de faillites. Si, depuis trois ans, les pme en sont exonérées, elle demeure sur les entreprises potentiellement exportatrices, alors même que notre balance commerciale ne cesse de se dégrader ! Il résulte de ces impôts sur la production, associés au montant des cotisations et taxes dues par les employeurs, que la rentabilité moyenne des pme françaises est une des plus mauvaises de l’ocde et que, avec un résultat net d’exploitation, en 2016 par exemple, de 3,1 %, la rémunération du risque n’est pas incitative et les besoins de financement pour l’investissement ne sont pas couverts.
Considérons encore le patrimoine mobilier : pour nuancer l’idée d’un magot disponible pour couvrir les besoins des services publics, il convient de rappeler que les dividendes et plus-values de cession d’actions sont soumis à l’impôt sur le revenu ou au prélèvement forfaitaire unique, sur des gains très aléatoires. En effet, le cac 40 atteignant 6 000 points à la fin 2019 ne fait que retrouver son niveau de 2007, après être descendu entre-temps à 3 000 points. Ces fluctuations relativisent l’idée d’un trésor à portée de main pour une redistribution tous azimuts. Et si l’on envisageait de prélever beaucoup plus d’impôts sur les gains boursiers, sauf à asphyxier dans notre pays ce système de financement des entreprises, il faudrait symétriquement instaurer des mesures de compensation des pertes. Qui l’envisage ?
Quant au patrimoine immobilier, ayons à l’esprit qu’il est taxé six fois : à l’acquisition et à la revente (droits d’enregistrement et de mutation, dits « frais de notaire » et sur la plus-value hors résidence principale), à la détention (taxe foncière et impôt sur la fortune immobilière) et à la transmission (droits de succession) alors que la simple détention d’un tel bien ne produit rien en lui-même et, s’il est exploité par la mise en location, le rendement global après prélèvements est en France très faible.
Un pays riche, mais en déclin relatif
La France est-elle un pays si riche et dynamique que la question de la production de richesses ne s’y pose pas ? Bien sûr, l’objet n’est pas ici de se lamenter sur le sort des possédants. Pas plus qu’il n’est question de nier les fins de mois difficiles d’une large part de la population frappée par la précarité, ni l’existence de poches d’authentique misère, ni même la rigueur budgétaire pesant sur certains services publics. Il ne s’agit pas non plus d’ignorer que les activités financières, du fait des technologies de la communication instantanée, se sont à la fois développées et émancipées des États, produisant une montée des inégalités sociales dans la plupart des pays et des différences considérables de captation de la valeur ajoutée entre les secteurs économiques anciens et le secteur lié aux nouvelles technologies.
Il paraît cependant important de tordre le cou à l’idée si communément répandue qu’il existe en France des gisements de richesses qui à la fois seraient intarissables et dont l’exploitation serait très mal organisée, de sorte que l’État devrait y remédier de manière énergique afin de couvrir les besoins des services publics et d’assurer une vie décente à tous. Cette idée relève du mythe : les richesses ne sont pas déjà là, dans un réservoir infini à portée de main, mais le fruit d’une activité productive. Le gâteau à se partager n’arrive pas continûment sous la lame de celui qui découpe les parts et ne se renouvelle pas en permanence par magie. Le magot taxable sans limites ou l’emprunt que l’on pourrait ne jamais rembourser, dans lesquels il suffirait que l’État pioche, est une idée chimérique. Or, cette idée est enracinée dans l’esprit de nombre de Français, leur rendant inintelligible ou irrecevable tout argument économique puisque toutes les considérations relatives à la production et à ses conditions de possibilité sont immédiatement diabolisées.
Revenons à la question initiale : les richesses sont-elles si importantes et leur production à ce point automatique et assurée que seule la question de leur redistribution importe ou bien, à l’inverse, la question de l’amélioration des conditions de la production de richesses est-elle primordiale ?
D’abord, remarquons que la France est effectivement un pays riche puisque 90 % des Français appartiennent aux 20 % des habitants les plus nantis de la planète. Constatons, ensuite, qu’il existe en France des situations de pauvreté (5 millions de Français vivent en dessous du seuil de pauvreté si l’on fixe celui-ci à 50 % du revenu médian) et des situations d’opulence (la consommation de produits de luxe l’atteste). Nuançons cependant ce propos : le taux d’inégalité reste faible et stable dans notre pays dans la mesure où, après impôts et prestations, le revenu des 10 % les plus riches est 3,5 fois supérieur à celui des 10 % les plus modestes, du fait, notamment, de notre système très redistributif (avant correctifs, l’écart entre le premier et le dernier décile de revenus est de 8). Et si l’insee constate une légère augmentation des inégalités depuis 2018, elle est due à la fois à une réduction des prélèvements sur le capital, c’est-à-dire à l’enrichissement des riches, pas à l’appauvrissement des pauvres, et à une petite réduction de l’allocation logement, comptabilisée par l’insee sans tenir compte de l’allégement de loyer correspondant, qui, lui, n’est pas comptabilisé.
En fait, ce qui provoque le plus de colère sociale, ce ne sont pas les inégalités, qui ne suffisent pas à rendre compte du malaise social et moral qui s’est exprimé dans le mouvement des Gilets jaunes. Le problème est plus diffus et les statistiques des revenus traduisent mal la condition dans laquelle se trouvent ceux pour qui le « reste à vivre » semble se rétrécir. Pour eux, les dépenses contraintes (logement, assurances, transports, téléphonie, remboursements d’emprunts, taxes sur le carburant, sur la propriété immobilière, etc.) étant celles qui ont le plus augmenté, elles suscitent un sentiment d’étouffement et de stagnation, voire de déclassement, c’est-à-dire de rétrécissement de l’horizon, en contraste violent avec celui, élargi à l’infini, des gagnants de la mondialisation.
Ainsi, la question se pose : la richesse globale du pays est-elle suffisante pour que se maintienne l’État-providence sans accroître toujours plus la pression sur le revenu des ménages jusqu’à susciter l’exaspération d’une part des contribuables ? Une exaspération qui ne va cependant pas jusqu’à accepter que l’État réduise sa voilure et coupe dans les services répartis sur le territoire. Autrement dit, pour sortir des injonctions contradictoires adressées par les électeurs aux gouvernants, la solution unique et globale est-elle de prendre plus aux riches ?
Pour répondre à cette question, il faut prendre en compte notre faible taux de croissance économique (entre 1 % et 1,3 % depuis 2008, soit une baisse continue d’un point par décennie depuis les années 1980), notre forte désindustrialisation (les emplois industriels ont baissé de moitié entre les années 1980 et aujourd’hui, et la part de l’industrie est passée de 24 % à 11 % du pib sur la même période), pendant que le niveau des dépenses sociales croît rapidement, surtout du fait du vieillissement de la population (retraite, santé, dépendance), mais aussi à cause du manque d’employabilité d’une part de la population active et de la jeunesse, c’est-à-dire de l’inadéquation entre qualifications et productivité de la main-d’œuvre par rapport à son coût global pour l’employeur qui comporte le salaire, les cotisations, les frais de gestion et les investissements nécessaires par poste de travail supplémentaire et les taxes sur ces derniers.
Si l’on considère que la question de la génération de richesses est importante, qu’il faut produire avant de redistribuer (quoi qu’en pensent les écologistes), il convient de se départir de l’idée selon laquelle une relance keynésienne, financée par plus de dette publique ou par un accroissement de la fiscalité sur les plus aisés, serait la panacée. En effet, la France mène depuis quarante ans une très active politique de la demande, financée de manière continue par un déficit budgétaire pour couvrir les simples dépenses de fonctionnement de l’État et le déficit des organismes sociaux. Il s’agit d’un hyper-keynésianisme de tous les jours avec un taux de dépenses publiques supérieur de 8,5 % du pib à la moyenne européenne. De plus, le taux de dépenses publiques par rapport au pib est passé en France de 25 % (essentiellement consacrées aux fonctions régaliennes de l’État) dans les années 1930, période à partir de laquelle John N. Keynes élaborait sa théorie, à 54 % en 2019 (dont la majeure partie est attribuée aux politiques sociales et à la redistribution). Ce taux actuel est un contresens par rapport à la doctrine keynésienne, car il nous prive des moyens d’une régulation contra-cyclique au moment où celle-ci deviendra nécessaire. Pour l’instant, cette intense politique de la demande contribue essentiellement à subventionner les importations et à creuser notre balance commerciale.
À la suite du rapport Gallois, François Hollande avait tenté d’infléchir la tendance en mettant en œuvre des mesures correctrices qui relevaient d’une politique de l’offre destinée à rendre l’appareil productif un peu plus compétitif. Ce qui lui valut une rupture profonde avec une bonne part du ps et avec le reste de la gauche. C’est ce que tente également de faire Emmanuel Macron, dont tout le programme consistait à alléger la pression fiscale sur les entreprises et à réduire les cotisations sociales des salariés en les déplaçant vers une fiscalité écologique, vers une imposition du capital immobilier et vers un accroissement de la csg pour les retraités, dont le niveau de vie moyen est égal à celui des actifs (fait unique dans le monde). Son projet consiste également à plafonner la part du pib affectée aux retraites (représentant aujourd’hui 14 % du pib, contre 10 % en Allemagne), tout en aménageant, par un système universel, une répartition équitable de la baisse prévisible des pensions du fait de l’augmentation du nombre des retraités.
Cette politique d’ajustement structurel, visant à inciter à l’investissement, à réduire le chômage et le carcan des statuts, relève de la vision selon laquelle l’économie française ne permet plus de financer son État-providence à la hauteur de ce qu’il était, ni de maintenir ses iniquités corporatistes. Il lui faut faire d’importants efforts de réduction des coûts par rationalisation des dépenses afin d’augmenter la compétitivité de notre appareil productif, de rouvrir la société et de redonner des espoirs de réussite au plus grand nombre possible de jeunes Français.
Des mesures populistes pour sauver l’État-providence ?
Mais le raisonnement d’Emmanuel Macron, que l’on peut qualifier de « réformiste » et de « social-libéral », est perçu comme étant technocratique et libéral, voire ultralibéral, par ceux pour lesquels ce sont non pas l’État ni les Français qui vivent au-dessus de leurs moyens, mais les riches, qui captent une part disproportionnée de la richesse du pays. Sur cette position se rejoignent tous ceux qui pensent qu’il suffit au gouvernement d’« aller chercher l’argent là où il est ». On retrouve, dans cette formulation faisant florès sur les ronds-points l’année dernière et dans les cortèges syndicaux cette année, les fondements du populisme de gauche – tant que la société restera inégalitaire il y aura des ressources disponibles à redistribuer puisque les inégalités sont intrinsèquement injustes et illégitimes –, autant que du populisme de droite : si le petit peuple vit misérablement, c’est parce que les richesses sont aspirées à la fois par le haut, c’est-à-dire « les gros », par le bas, c’est-à-dire « les cas sociaux », « les assistés » et, par l’extérieur, « les immigrés ».
Si le gouvernement actuel veut avancer dans son projet d’adaptation du pays à la mondialisation (faute de quoi son économie continuerait à décliner et, par conséquent, son État-providence serait condamné à dépérir), il doit commencer par énoncer explicitement l’état de l’économie du pays afin de tenter de réfuter l’axiome des populismes brun, rouge et vert qui montent et nient le problème de la production de richesses. Il doit également faire passer l’idée que c’est non pas le manque de redistribution qui occasionne nos bien réels dysfonctionnements sociaux (pauvreté, chômage, manque de moyens des services publics, modicité des salaires, érosion du pouvoir d’achat des salariés à bas niveau de qualification et des agents du public…), mais le manque de dynamisme économique. C’est, en effet, cette panne de l’activité qui nous entraîne dans une spirale infernale : le manque de compétitivité crée le chômage et la stagnation des crédits publics dans presque tous les domaines, créant, par compensation, plus de besoins sociaux, lesquels induisent, à leur tour, une augmentation de la pression fiscale, accroissant ainsi le manque de compétitivité.
Le projet macronien vise à sortir de ce cercle vicieux en réduisant ce qui entrave les activités productives et l’innovation, mais peut-être est-il en train d’échouer. Il se heurte, en effet, aux conséquences de la nouvelle répartition mondiale de la richesse : les couches moyennes et supérieures des pays moteurs de la mondialisation, en Asie principalement, captent ce qui revenait auparavant aux couches populaires et moyennes des pays occidentaux. Cette tendance, décrite par Branco Milanovic, nourrit les angoisses et les frustrations dans tous les pays anciennement développés, alimente les pulsions dégagistes et fragilise la démocratie.
En outre, ce qui alimente l’hostilité des conservateurs et des égalitaristes envers le projet macronien, c’est leur foi en l’action politique régalienne, comme si la maxime morale « si on veut, on peut » était transposable dans le champ de la vie collective. En effet, pour les souverainistes de tous bords, la noblesse de leurs ambitions pour le pays et la société ne saurait s’encombrer de limites financières et de contraintes budgétaires, ni même de considérations relatives au marché. Ainsi, par nature, le volontarisme politique minore les contingences matérielles, voire les récuse en les suspectant de conduire au défaitisme, au renoncement.
Sans doute serait-il temps que les gouvernants aient l’honnêteté de dire la vérité de leur pays aux Français : celui-ci est un petit pays de 65 millions d’habitants, soit 0,9 % de la population mondiale, qui représente un peu moins de 3 % du pib de la planète, et qui effectue pourtant presque 10 % des dépenses sociales mondiales (en appliquant dans le calcul la parité de pouvoir d’achat). De plus, c’est un pays qui se retrouve de plus en plus à l’écart du circuit tant des échanges économiques (combien de firmes innovantes ne cherchent même pas à distribuer leurs produits sur le marché français !) que des échanges scientifiques dominants dans le monde contemporain. De plus, depuis un siècle, ce pays a perdu toutes les guerres, militaires ou culturelles, dans lesquelles il s’est trouvé engagé.
Certes, certains gouvernants ont eu l’audace de dire l’indicible : « La France est une puissance moyenne » (Valéry Giscard-d’Estaing), « L’État ne peut pas tout » (Lionel Jospin), « Je suis à la tête d’un État en faillite » (François Fillon), « Que voulez-vous que je fasse ? Que je vide des caisses qui sont déjà vides ? » (Nicolas Sarkozy). Mais cette franchise, ressentie comme blasphématoire par l’opinion publique, a été sanctionnée par l’électorat. C’est pourtant sur ce point que la pédagogie dont devraient faire preuve les élus serait la plus importante. Certains gouvernants cachent la réalité en laissant croire, d’autres en laissant dire, qu’il y a dans notre pays un trésor caché ou accaparé qui permettrait comme par magie de régler tous les problèmes. Ce faisant, ils mystifient l’électorat et suscitent des attentes sociales dont les moyens de les satisfaire leur manquent. D’où les espoirs déçus et la rancœur des citoyens. Le mutisme sur les contraintes structurelles qui pèsent sur les transferts sociaux, ou leur euphémisation, produisent en fait toujours plus d’inquiétudes, de suspicions, voire de ressentiments à tendance insurrectionnelle.
Affranchir le pays sur son état réel et sur sa place dans le système international est une exigence prophylactique si l’on conserve encore l’espoir que notre pays échappe à une dérive populiste, qui lui assurerait un avenir semblable à celui de l’Argentine. Car il convient d’en être conscient : si les spasmes sociaux que connaît la France depuis plus d’un an persistent, alors on ne sait où cela la conduirait.
Quant à ceux qui entendent prendre la voie d’une économie alternative, postproductiviste, prônant la frugalité dans le partage et la convivialité, s’ils imaginent qu’il serait possible d’échapper à la guerre civile qui, immanquablement, découlerait des frustrations engendrées par le tarissement de la consommation, c’est que, inconsciemment, ils se fondent, eux aussi, sur le postulat d’un stock quasi illimité de richesses accumulées et aujourd’hui monopolisées par quelques-uns, de sorte que l’on pourrait continuer à les distribuer tout en s’interdisant de le reconstituer. »
– Genestier, P. (2020). Redistribuer avant même de produire : Le mythe d’un gisement inépuisable de richesses. Le Débat, 209(2), 16-26.
« […]
La décroissance n’est pas l’alternative, mais une matrice d’alternatives qui rouvre l’aventure humaine à la pluralité de destins et l’espace de la créativité, en soulevant la chape de plomb du totalitarisme économique. Il s’agit de sortir du paradigme de l’homo œconomicus ou de l’homme unidimentionnel de Marcuse, principale source de l’uniformisation planétaire et du suicide des cultures. En toute rigueur, il faudrait parler d’a-croissance comme on parle d’a-théisme, avec ce « a » privatif grec. D’ailleurs, il s’agit bien pour nous de devenir des athées de la religion de la croissance… Il s’ensuit que la société d’a-croissance ne s’établira pas de la même façon en Europe, en Afrique sub-saharienne ou en Amérique latine, au Texas et aux Chiapas, au Sénégal et au Portugal. Il importe de favoriser ou de retrouver la diversité et le pluralisme. On ne peut donc pas proposer un modèle clefs en mains d’une société de décroissance, mais seulement l’esquisse des fondamentaux de toute société non productiviste soutenable, et des exemples concrets de programmes de transition.
La conception de la soutenabilité sociétale peut être synthétisée sous la forme d’un « cercle vertueux » de sobriété en 8 « R » : Réévaluer, Reconceptualiser, Restructurer, Redistribuer, Relocaliser, Réduire, Réutiliser, Recycler. Ces huit objectifs interdépendants constituent une rupture révolutionnaire susceptible d’enclencher une dynamique vers une société autonome sereine et conviviale de prospérité sans croissance. Toutefois, les programmes de transition seront nécessairement réformateurs. En conséquence, beaucoup de propositions « alternatives » qui ne se revendiquent pas explicitement de la décroissance peuvent y trouver leur place. La décroissance offre ainsi un cadre général qui donne sens à de nombreuses luttes sectorielles ou locales favorisant des compromis stratégiques et des alliances tactiques. Sortir de l’imaginaire économique implique cependant des ruptures bien concrètes. Il s’agira de fixer des règles qui encadrent et limitent le déchaînement de l’avidité des agents (recherche du profit, du toujours plus) : protectionnisme écologique et social, législation du travail, limitation de la dimension des entreprises, etc. Et en premier lieu la « démarchandisation » de ces trois marchandises fictives que sont le travail, la terre et la monnaie. Leur retrait du marché mondialisé marquerait le point de départ d’une réincorporation/réencastrement de l’économique dans le social, en même temps qu’une lutte contre l’esprit du capitalisme.
Finalement, la redéfinition du bonheur comme « abondance frugale dans une société solidaire » correspondant à la rupture créée par le projet de la décroissance suppose de sortir du cercle infernal de la création illimitée de besoins et de produits et de la frustration croissante qu’il engendre. L’autolimitation est la condition pour aboutir à la prospérité sans croissance et éviter ainsi l’effondrement de la civilisation humaine. »
– Latouche, S. (2015). Une société de décroissance est-elle souhaitable ?. Revue juridique de l’environnement, volume 40(2), 208-210.
« Les élites dirigeantes sont en butte à deux formes d’hostilité qui s’entretiennent mutuellement. Le premier procès leur est intenté par les forces politiques populistes. Dans le cabaret-théâtre tribunitien, les élites constituent, en effet, l’adversaire de convention du vertueux populum ; cette ritournelle tirée de notre répertoire révolutionnaire est une figure obligée de tout morceau d’éloquence d’estrade. Entrant plus ou moins en résonance avec ce discours, il existe par ailleurs dans l’opinion un fond de méfiance spontanée à l’égard des élites, qui est un remâchement de l’affrontement symbolique des petits contre les gros.
Le propos de cet article n’est ni d’alimenter les réquisitoires ni de soutenir les plaidoyers en défense des élites dirigeantes, c’est-à-dire du millier d’individus qui contribuent à la construction des offres politiques (la classe politique, la haute fonction publique et les leaders d’opinion). Leurs responsabilités sont difficiles à individualiser, et je préfère, en équité, les tenir pour solidairement responsables de leurs insuccès puisque ce que certains ont fait à tort, les autres ne l’ont pas défait. Ayant reçu ma formation sur les mêmes bancs qu’une partie de ces élites avant de jeter mon froc aux orties, ma position de demi-sel m’offre un point d’observation distancié mais informé, une réserve d’empathie et ma radiation des cadres une liberté complète de ton. Je souhaiterais donc, plutôt que de convoquer les élites à la barre, esquisser leur analyse avec ce que cela comporte nécessairement d’auto critique, pour mieux comprendre les ressorts cachés de leurs choix et jeter un éclairage nouveau sur la fabrique des offres politiques, même si tout ne tient pas, bien sûr, dans ce seul faisceau.
La conviction qui traverse cet article, c’est que le désarroi gagne nos élites dirigeantes, un trouble qui ne date pas d’hier mais que la crise des Gilets jaunes, ce grand cri de protestation de classes moyennes à la dérive, a profondément exaspéré. Les dynamiques économiques et sociales structurelles mettent en échec les élites dirigeantes depuis trente ans, ce dont elles prennent conscience de façon tardive, notamment parce qu’elles ont fini par croire aux thématiques politiques substitutives mises en avant pour occulter ce bouleversement, et dont l’illusion est maintenant dissipée. Désemparées par l’épuisement des politiques publiques et préoccupées par les répercussions politiques, désormais menaçantes, de leur discrédit auprès de ces populations désabusées, les élites dirigeantes sont prises au piège par la diminution de leurs moyens d’actions qu’elles ont elles-mêmes orchestrée. Ensevelies sous des contraintes que le corps politique brûle de desserrer pour retrouver, selon la formule de Michelet, sa capacité de « travail de soi sur soi », aveuglées par un cloisonnement qui affaiblit leur intelligence collective, elles redoutent d’être celles par qui le malheur arrive en faisant la pédagogie de ce changement d’époque et le constat de la péremption de leurs vieilles recettes. Or, le refoulement de ce sentiment d’impuissance nourrit l’épidémie de méfiance démocratique dont nous souffrons. Tout appelle à un aveu libérateur.
Le détonateur des Gilets jaunes
L’état d’esprit des élites dirigeantes évolue par glissements et par secousses. L’épisode des Gilets jaunes les a ahuries, ébranlant beaucoup de certitudes et déclenchant un début de prise de conscience.
Ce qui donne à cette crise son pouvoir de perforation, outre sa durée et son intensité, c’est qu’elle a résonné de façon lugubre avec l’élection de Donald Trump, le Brexit et les progrès simultanés des forces populistes dans de nombreuses démocraties occidentales. Face à la convergence de ces circonstances, une partie des élites dirigeantes s’enfonce dans la conviction que nous faisons face à une crise structurelle et durable. Il est, par ailleurs, de plus en plus difficile de nier que ce trouble du corps politique vient de loin et que l’on aurait dû en prendre la mesure depuis que les consultations électorales trahissent l’apparition d’un nouveau clivage entre une France du consentement et une France du refus, c’est-à-dire depuis les élections présidentielles de 2002 et le référendum européen de 2005.
La crise des Gilets jaunes traduit, de façon convulsive, l’ampleur du malaise des classes moyennes et populaires. Celui-ci s’est installé par étapes, et en sourdine, ce qui a pu masquer la gravité du bouleversement que nous vivons, et atténuer le besoin de trouver des solutions qui ne soient pas de simples correctifs. Les raisons profondes de l’étiolement graduel de ces catégories sociales sont connues, et leur conjonction donne à ce dépérissement un caractère presque fatidique.
La mondialisation des échanges a modifié la localisation des chaînes de valeur et la division internationale du travail ; une large partie de notre tissu industriel n’y a pas survécu, plongeant dans le marasme de nombreux territoires et leurs habitants, notamment les petites villes. Le ralentissement des gains de productivité inquiète plusieurs économistes qui y voient le signe d’un changement de nature du progrès technique et le présage d’une crise de langueur durable ; c’est pour les salariés le signe annonciateur d’une stagnation de leur rémunération. La bipolarisation du marché du travail entraîne la disparition des emplois qu’occupait la classe moyenne au profit d’emplois moins qualifiés dans les services. Et voilà que l’on annonce, tristes auspices, par la faute des derniers progrès de l’intelligence artificielle, une nouvelle vague d’automatisation menaçant de disparition des pans entiers des emplois intermédiaires.
Ce malaise social, qu’aggravent d’autres phénomènes, parmi lesquels le sentiment d’insécurité culturelle, se traduit par une colère sourde. Elle n’est pas l’apanage des « Exagérés », même si l’épisode retentissant des Gilets jaunes a ouvert un foyer d’éruption plus ou moins refermé. Les élites dirigeantes françaises ne peuvent pas ignorer ce que cette resucée de sans-culottisme a remué de brûlant sur un plan politique. Le décrochage durable de la France placée sur le mauvais versant du cours de notre époque ne se réduit pas, en effet, à la gêne matérielle des fins de mois difficiles. Une partie des Français observent avec tristesse le tassement de leur trajectoire sociale par rapport à celles, ascendantes, dont ont bénéficié leurs parents et grands-parents (trois générations, c’est notre ouverture de compas maximale, de mémoire d’homme). Ceux-là redoutent d’être condamnés au déclassement et ne voient rien de bon pour eux dans l’avenir qui se dessine.
Ce qui provoque également un début de prise de conscience des élites dirigeantes, c’est la fragilisation du système politique et la naissance d’un doute sur la solidité des mécanismes démocratiques supposés endiguer les mécontentements et leur permettre de s’exprimer sans excès de grabuge. Les institutions ne sont pas en cause. La Ve République demeure un agent stabilisateur efficace pour s’opposer aux forces de fragmentation et faire triompher le fait majoritaire. En revanche, la culture politique de la seconde moitié du xxe siècle, môle de résistance qui a permis l’élection de lrem en 2017 en réactivant les souvenirs du clivage droite-gauche et le réflexe de front républicain, donne des signes inquiétants de fragilité. Elle va mécaniquement évoluer avec le renouvellement des générations. Le surmoi collectif hérité de la Libération (« faire barrage à l’extrême-droite ») n’est pas assuré d’y survivre. L’aspiration confuse à la démocratie directe et la déconsidération généralisée de la délibération parlementaire suscitent un grand malaise. La sociabilité politique se forge aujourd’hui sur les réseaux sociaux, ce qui affaiblit le rôle des médias comme « méta-pouvoir ». Les nouvelles cohortes d’électeurs qui y font leur éducation politique n’auront pas forcément les mêmes réflexes conservateurs que les seniors d’aujourd’hui, ni la même répugnance pour les aventuriers ; on ne pourra pas éternellement faire fond sur les scrupules qu’éprouve l’électorat raisonnable à s’abandonner aux entrepreneurs de démolition du système.
Des élites dirigeantes dupées par leurs propres mécanismes de diversion
La prise de conscience de l’ampleur et de la gravité de la situation est tardive. On peut expliquer ce défaut de lucidité des élites dirigeantes par l’existence de mécanismes de refoulement dont les ressorts ont joué plus ou moins consciemment puisqu’elles en ont été à la fois les instigatrices et les dupes.
Le mieux établi de ces mécanismes de défense, c’est la diversion, qui a consisté, depuis les années 1980, au moment où les élites dirigeantes ont commencé à perdre la main, à déplacer l’objet de la compétition politique en substituant à la « question sociale » des thèmes dérivatifs (construction européenne, protection des minorités, révision du droit de la famille, défense de l’identité nationale, etc.). Ces contre-feux permettaient aux élites, tous bords confondus, de se placer sur un terrain où elles pouvaient encore obtenir des résultats, composer de nouvelles coalitions de soutiens électoraux et mettre un mouchoir sur les sujets qui fâchent.
On peut aussi interpréter cette esquive comme une inversion du mouvement ayant abouti à « l’invention du social ». La question sociale n’étant plus celle qui nous divise le moins, puisque l’économie déchire la société entre perdants et gagnants de la modernité, il convient de modifier l’objet des offres politiques afin que celles-ci perdent de leur teneur passionnelle et inflammable. Pour rendre de nouveau le pays gouvernable, et retrouver le chemin d’un progrès, c’est-à-dire d’un accomplissement du sens de l’histoire, n’est-il pas plus prudent de privilégier des querelles substitutives offrant le spectacle rassurant et familier d’une opinion majoritaire imposant ses vues à une petite minorité de réfractaires ?
Mais le voile est désormais déchiré ; les Gilets jaunes ont marqué le retour avec fracas de la question sociale au centre de la scène ; il ne sera pas facile de rallumer ce théâtre d’ombres qui a nourri le sentiment de dépossession démocratique, vers rongeur dont les élites dirigeantes ont tant de mal à combler la sape.
Un entre-soi aveuglant : la France périphérique dans un angle mort
Il entre aussi de l’insouciance dans la perception retardée d’une crise qui couve pourtant depuis plus de vingt ans. Cette légèreté relève partiellement d’un phénomène de cécité collective. Les élites dirigeantes (c’est une vieille antienne, mais, encore une fois, la colère populaire ne manque pas la cible) vivent souvent en vase clos. Cette tendance à l’entre-soi s’explique aisément, dans le cas français, par la concentration des lieux de formation des élites et de la centralisation spatiale des lieux de pouvoir. Chacun est vaguement camarade de tout le monde, apparenté sinon, voisin à tout le moins dans ce tout-Paris dont le vocable même dit bien que, dans cet univers en réduction, personne ne manque à l’appel. Ce climat où l’on formule entre esprits sérieux à la fois les questions, les réponses et les objections jugées recevables n’est favorable ni à une remise en question radicale, ni à la compréhension du quotidien des classes sociales placées à l’écart de la mondialisation et des nouvelles dynamiques de croissance.
On soupçonne volontiers les élites dirigeantes d’avoir choisi leur camp dans la mesure où elles partagent le mode de vie de cette France bien portante des métropoles, où elles trouvent leur principal vivier de recrutement. Il n’en faut pas beaucoup plus, dans un climat marqué par l’incompréhension entre deux catégories de la population qui n’ont plus beaucoup d’occasions, non pas même de se mélanger, mais de s’apercevoir, pour dresser l’acte d’accusation (nota bene : on n’enseigne pas la géographie à l’ena, et il n’est pas anodin que ce soit cette discipline, en cheville avec la sociologie électorale, qui ait cartérisé et popularisé le thème du malaise de la France périphérique). Trahison ! Les chiens de garde de la bourgeoisie n’ont donc jamais cessé d’aboyer.
C’est le trouble de conscience qui ronge les élites dirigeantes : leur proximité avec les intérêts et les valeurs de la population placée du bon côté de l’existence est suspecte. D’autant plus que les clivages traditionnels, en s’estompant, donnent à croire que les importants se disputent beaucoup moins à la ville qu’à la scène ; dans ce terreau prospère le fantasme d’une entente secrète entre les puissants. Si les journalistes, hommes politiques et hauts fonctionnaires, à l’unisson des habitants des grandes villes, communient dans un assentiment identique à la mondialisation, dans l’adhésion unanime à l’esprit du temps, qui va entendre la clameur de ceux envers qui la modernité se montre si inhospitalière ?
Des politiques publiques désarmées
Les élites dirigeantes commencent à se rendre compte qu’elles ne parviennent pas à empêcher la relégation des classes moyennes, et cette épiphanie les plonge dans un grand désarroi intellectuel. Ce n’est pas la peur face à la montée de l’exaspération qui les inquiète (sans que l’on puisse rien en déduire de la solidité de leurs positions, au reste, car les élites qui les ont précédées n’ont jamais vu venir la trappe qui s’est ouverte sous leurs pieds). Ce trouble est plutôt de nature mélancolique ; il tient du deuil et de l’empêchement de l’action. Les élites dirigeantes conçoivent la caducité de leur offre politique, mais sans savoir encore quoi proposer de nouveau à la place de ce « modèle français », forgé au sortir de la Seconde Guerre mondiale et révisé dans un sens plus libéral après le virage de 1983.
Face à la menace d’une stagnation de longue durée, confrontées aux bouleversements de la structure des emplois, les politiques publiques, bien faites pour lisser la conjoncture et orchestrer la redistribution des revenus, n’infléchissent qu’à la marge les évolutions structurelles qui causent le gros de nos difficultés. Elles ne peuvent pas, à court terme, tordre la structure de la consommation, ni modifier la nature de la croissance économique : on ne décrète pas la hausse de la productivité. La localisation des emplois créés et les qualifications requises par les secteurs en croissance creusent des inégalités entre les territoires attractifs et les autres, qu’il est très difficile de corriger. La mobilité géographique de la main-d’œuvre et un effort de formation des individus peuvent y répondre en théorie, mais sur une grande échelle de tels mouvements prennent beaucoup de temps et peuvent provoquer des résistances considérables.
Les élites dirigeantes sont mises en échec par ce décalage entre les tendances économiques lourdes qui ébranlent les structures sociales et les moyens qui sont à leur disposition ; et il s’en trouve plusieurs, maintenant, pour oser proclamer que le roi est nu. Les reproches qui sont traditionnellement adressés à la figure fantasmatique des élites coupées du peuple paraissent, en regard de cette accusation d’impuissance, somme toute véniels. Cette situation est assez nouvelle depuis 1958 ; les reproches n’ont jamais cessé, les chefs d’accusation si. Pour s’en convaincre, relisons le numéro 53 du Débat dans lequel des personnalités étaient invitées à s’exprimer sur les « élites dirigeantes françaises ». À l’époque, en 1989, ce sont les allers et retours des énarques dans les entreprises publiques qui étaient pointés du doigt, ainsi que leurs carences managériales et la « colonisation » de la classe politique par les fonctionnaires. Pas un mot, ou presque, pour jeter le doute sur l’efficacité et la pertinence des différentes offres politiques.
Au-delà des limitations des politiques publiques traditionnelles, ce qui inhibe les élites dirigeantes jusqu’à la consternation, c’est le dilemme posé par l’environnement économique actuel, car ce dernier fend la société par le milieu et fait à peu près autant de bénéficiaires que de recalés. L’équilibre des masses en présence rend impossible le sacrifice délibéré d’une partie de la population sur l’autel de l’intérêt du plus grand nombre. Les élites dirigeantes doivent faire tenir ensemble des catégories sociales dont les dynamiques sont contraires et les intérêts difficilement conciliables.
Jusqu’à présent, le choix qui a été fait a consisté à étendre le système de protection sociale pour amortir les coûts d’ajustement de ce nouveau régime de croissance. Cette politique poursuivie continûment depuis 1983, l’ouverture progressive à la mondialisation tempérée par le maintien de l’essentiel de notre modèle social, était peut-être la meilleure pour le pays pris dans son entier si l’on calcule le solde net de cette opération. Mais les élites dirigeantes commencent à sentir que cette solution de compromis ne tient plus, pour deux raisons.
Premièrement, parce que la protection sociale a été conçue pour mutualiser les risques et raccrocher au train de la prospérité les oubliés du progrès et les accidentés du sort, et que rien ne permet d’affirmer que cet État-providence pourra indéfiniment s’enfler pour empêcher le déchirement du pays entre les gagnants et les perdants de la modernité, et inverser la chlorose qui dévore certains territoires. À cela s’ajoute qu’il est devenu extrêmement délicat de modifier les équilibres financiers de cette vaste pompe aspirante et redistributive sans déclencher le tonnerre et le tumulte ; les élites ont la main qui tremble quand il faut en modifier le moindre paramètre.
Deuxièmement, parce que pour la France des petites villes et des espaces périurbains le compte n’y est plus. Les dispositifs d’accompagnement social, c’est-à-dire d’atténuation des efforts exigés par l’ajustement à la mondialisation, étaient politiquement acceptables parce qu’ils étaient présentés comme temporaires. Seulement, voilà, nous en sommes toujours là trois décennies plus tard, cette France-là pressent qu’elle est en voie d’extinction, en sursis, et qu’elle avance sur le plan incliné d’une modernité qui coïncide avec la dégradation de ses conditions de vie.
Des élites piégées par l’organisation de leur propre impuissance
Ce qui interpelle le plus vivement quand on dresse l’inventaire des responsabilités et des erreurs, c’est la façon dont les élites dirigeantes n’ont eu de cesse d’organiser leur propre inhibition. Une fois de plus, le sentiment diffus dans l’opinion publique que les ressorts de l’action sont détendus, qu’« ils ne peuvent rien y faire », n’est pas sans fondement. Les élites dirigeantes elles-mêmes souscrivent en maugréant à ce constat d’impuissance. Paradoxalement, ce sont leurs décisions qui expliquent en partie ce désarmement du pouvoir politique ; il alimente, en retour, leur désarroi car l’effet de cliquet joue à plein. Il est difficile de desserrer l’étreinte une fois la tête passée dans le nœud coulant.
Les déficits publics ne constituent pas le seul joug de l’action politique, loin de là. L’organisation administrative décentralisée et démembrée, par exemple, en diluant moyens et responsabilités, n’aide pas à restaurer la capacité d’impulsion du pouvoir politique et la lisibilité de son action. De nombreux freins embarrassent la puissance publique. Pour s’en tenir, l’espace de cet article, à un seul exemple, a-t-on bien mesuré l’effet stérilisant de l’extension des normes juridiques, en particulier des normes de rang supérieur ? L’ordre juridique s’est considérablement enrichi, notamment, sous l’effet des demandes de protection et de reconnaissance émanant d’une société d’ayant droits. Chacune de ces normes, prises isolément, pose un noble principe, protège de légitimes intérêts, mais leur embrouillamini crée, par accrétion, un réseau si dense de contraintes et d’injonctions paradoxales que l’action publique relève désormais du jeu de mikado. Certes, ce que le législateur a fait, il peut le défaire, et la norme fondamentale elle-même peut évoluer, mais au prix de quels efforts ? Pis encore, une partie de ces normes dérive également de nos engagements internationaux et communautaires, dont l’effectivité a été beaucoup renforcée. Le retour en arrière, nous en prendrait-il l’envie, est encore plus difficile pour cet étage de la hiérarchie des normes. Or le droit international a étendu les matières qu’il touche très au-delà de la délimitation des frontières, choses saintes dont l’immutabilité se conçoit bien. D’où la fascination qu’éprouve une partie des opinions publiques occidentales pour les responsables politiques ayant le front de dénoncer les engagements pris à une époque révolue et d’accorder aux faits une revanche sur le droit, quitte à faire voler par la fenêtre le bonnet carré du premier Président qui viendrait à protester.
Alors que tout appelle à retrouver les coudées franches, comment expliquer ce sabordage par ankylose ? La haute administration trouve peut-être dans cette complexification suffocante un terrain favorable au maintien de son pouvoir d’empêcher et du rôle moteur qu’elle joue dans la fabrique des politiques publiques (on n’enseigne pas la géographie à l’ena, le droit public, si). Plus largement, en se donnant pour objectif quasi exclusif la maximisation sous contrainte du bien-être du plus grand nombre, les offres politiques sous-estiment la volonté de la souveraineté nationale de conserver également, voire avant tout, la maîtrise de ses conditions d’existence (besoin qui dépasse de très loin les seules questions économiques et sociales). L’individu contemporain n’a, en effet, pas abandonné la conviction qu’une partie de son avenir se joue à l’échelon collectif. Or, il constate avec angoisse que la communauté politique à laquelle il appartient semble avoir perdu de sa capacité à agir sur elle-même, c’est-à-dire à prendre des décisions qui s’imposent au-dedans comme au-dehors. Les élites dirigeantes sont déstabilisées par cette demande de restauration de la puissance d’organisation collective, de réaffirmation de la souveraineté comme objectif en soi, fût-ce à rebours de l’utilité de l’homo œconomicus, comme l’illustre leur stupéfaction devant le Brexit ou l’élection de Donald Trump, votes motivés par la volonté de retrouver le contrôle d’un destin politique. C’est le noyau du grand malentendu entre le peuple et ses élites dirigeantes.
Un trouble inavouable
Les élites dirigeantes répugnent encore à confesser leur désarroi devant leurs mandants. Un tel aveu aurait de quoi faire vaciller les piliers du temple, car les questions sociales et économiques sont au cœur des attentes formulées à l’égard de la politique moderne. C’est sur la foi de leurs compétences techniques que reposent, en effet, leur légitimité et leur prestige puisque leurs prédécesseurs, eux, pouvaient se targuer d’avoir modernisé la France des Trente Glorieuses. Ils avaient la partie plus facile puisque le rattrapage de la reconstruction coïncidait avec une période de déversement naturel entre les secteurs d’activités et d’augmentation des salaires au fur et à mesure de la hausse de la productivité. Toujours est-il que cette figure idéale d’une technocratie modernisatrice relevant la France de ses ruines et lançant le pays dans l’ère industrielle et la prospérité pour tous projette son ombre sur l’inconscient endolori des élites actuelles.
Plutôt que de reconnaître leurs erreurs et de souligner en quoi le changement des circonstances invalide certaines de leurs convictions et de leurs principes, les élites dirigeantes oscillent entre trois réflexes de défense.
La protestation de volontarisme, tout d’abord. La reconnaissance des limites des moyens d’action des élites dirigeantes se heurte à la résistance que nous mettons tous à reconnaître le caractère presque invincible de certaines circonstances. On accepte dans la littérature comme dans la vie réelle le rôle du sort, du contingent, du fortuit ; dans la vie publique, en revanche, point de fatalité, l’affrontement des volontés est la seule explication acceptable du déroulement de l’intrigue. La culture politique française accroît ce biais d’intentionnalité. Le rôle historique de l’État, la passion pour la politique, le souvenir des quarante rois qui ont fait la France et la fascination des tables rases révolutionnaires accentuent le soupçon : ne pas pouvoir pour les élites dirigeantes, c’est ne pas vouloir suffisamment. À quoi s’ajoutent les peines que nous éprouvons à nous sevrer des prodiges gracieux de la pensée magique, à laquelle nous prédispose si bien notre goût pour la grandiloquence performative.
Par ailleurs, s’estimant trop avancés pour se dédire, certains représentants des élites dirigeantes repoussent l’idée désagréable de leurs échecs et de leur impuissance en excipant de la nature démocratique de notre régime pour s’exonérer de toute responsabilité, quitte à nier leur rôle d’agent historique autonome. Les gouvernants étant élus au terme d’une consultation libre et pluraliste, si les politiques poursuivies ne donnent pas satisfaction, adressez vos réclamations au corps électoral lui-même ! Et voici, cul par-dessus tête, les maîtres singes du peuple et les élites réduites à des véhicules inertes de la volonté populaire.
La dénégation fait, quant à elle, fond sur nos réserves d’optimisme. La crise est-elle, après tout, si sérieuse ? À bien y regarder, les choses ne vont-elles pas déjà mieux ? Les ronds-points ont été rendus à leurs doux parterres de fleurs. La situation économique s’améliore. Les prophéties de crise de régime sont constamment infirmées par les faits, et les forces politiques se réclamant du courroux populaire n’obtiennent pas dans les urnes le droit de bris qu’elles revendiquent si bruyamment. Si les élites dirigeantes connaissent une crise de spleen, n’est-ce pas plutôt que l’État est empêché (rayez les mentions inutiles) par la quasi-faillite de ses finances, l’affaiblissement de son autorité, les toutes-puissantes entreprises mondialisées, ou des corporatismes opiniâtres ?
L’aveu, antidote à la méfiance démocratique
Faire le pari de la franchise comporte des risques considérables pour les élites dirigeantes dont la confession des erreurs de jugement et l’explicitation de ce que comporte de contraintes le monde tel qu’il va pourrait être mal comprise. Toute offre politique cherchant à susciter le désir en promettant des lendemains radieux, personne dans un contexte de concurrence électorale ne veut être le premier à annoncer que le grand Pan est mort. C’est particulièrement vrai pour la classe politique, dépositaire, par intermittences, des espoirs collectifs et, pour les techniciens, des politiques publiques, dont on attend des solutions et des résultats. Toutefois, reconnaître, outre ce qui n’a pas été bien fait, que nous faisons face à des difficultés inédites pourrait constituer une des réponses à la crise de confiance démocratique que nous traversons et au décri généralisé des élites dirigeantes.
Un tel aveu permettrait, tout d’abord, de rendre plus facilement compréhensible le monde dans lequel nous évoluons. Les élites dirigeantes, craignant d’avoir à confesser leurs erreurs passées, peinent à construire cette interprétation autant qu’elles échouent à forger des politiques publiques adaptées à la nouvelle donne. C’est la raison pour laquelle les médias, les intellectuels, tous ceux qui contribuent à la façon dont une société se raconte à elle-même sont déconsidérés dans les mêmes proportions que le pouvoir exécutif et ses exécutants. La France des déclassés souffre autant de se sentir abandonnée par l’État que de voir son malheur passé sous silence dans la relation que les leaders d’opinion font de l’état de la société.
Par ailleurs, un surcroît d’honnêteté intellectuelle atténuerait, pour la fraction de la population qui est déjà consciente de la situation dans laquelle la mondialisation et le changement de régime de croissance placent le pays, leur sentiment d’être la dupe d’un discours insincère et infantilisant. Pour la population qui tend, au contraire, à croire que le sort contraire des oubliés de la croissance ne peut relever que d’une volonté malveillante, le travail de deuil sera long, car cette personnalisation des responsabilités est également un apaisement. Si cet aveu aboutissait à convaincre que ce sont les circonstances qui sont hostiles, et non pas les princes qui nous gouvernent, le débat public s’en trouverait heureusement adouci.
C’est probablement pour les classes d’âge issues du baby-boom que la déconvenue serait la plus amère, ce qui rend d’ailleurs cette confession hautement périlleuse puisque les retraités sont, rapportés à leur poids dans les suffrages exprimés, nos véritables faiseurs de rois. À l’aune des Trente Glorieuses, période d’expansion et de mobilité sociale, l’époque actuelle, pour toute cette frange de la population, se contracte et s’étiole. Le souvenir omniprésent de cette parenthèse de croissance pour tous comme période de référence plonge une partie de la population dans une épaisse et morose mélancolie. Par rapport à ces décennies exceptionnelles, il n’est pas certain, en effet, que l’avenir rejoue à court terme, et pour un auditoire aussi large, l’air des temps meilleurs. Les classes d’âge qui n’ont jamais connu qu’une crise entrecoupée d’éclipses n’ont pas à l’esprit le même maître-étalon de ce que peut constituer un bonheur collectif. Elles sont probablement moins perméables à ce sentiment de désenchantement. Les élites dirigeantes arrivées au pouvoir sont désormais issues de ces mêmes générations sans illusions. Il leur serait plus facile qu’à leurs aînés de rédiger l’épilogue et de passer à autre chose ; elles s’y sont dérobées jusqu’à présent.
L’aveu, préalable à une recomposition des offres politiques
Reconnaître que nous vivons un changement d’époque est un préalable si les élites dirigeantes veulent proposer, de façon crédible, des offres politiques en rupture (autrement, pourquoi renverser la table ?). Elles se montrent extrêmement timorées jusqu’à présent, alors même que le corps électoral a exprimé plusieurs fois son appétit pour une forme de radicalité. L’inventivité des élites dirigeantes, leur habileté, leurs compétences ne sont pas en cause, mais leur imagination s’exerce dans le périmètre sans cesse racorni de ce qui reste possible après retranchement des impasses budgétaires et une fois tenu compte des interdits juridiques. Mais ces contraintes elles-mêmes, au-delà des discours de matamore, il est rare de les remettre en question.
L’opinion publique soupire donc devant l’impression de grisaille se dégageant d’un débat public où toutes les nuances proposées se tiennent dans l’étroitesse d’un demi-ton. L’attestent, en creux, les succès électoraux rencontrés en 2007 et en 2017 par les offres politiques assumant une volonté de rupture. La prudence l’emportant la plupart du temps, on se borne à raccommoder, à ravauder. Même les formations populistes ne proposent in fine qu’un retour in illo tempore, et se distinguent plus par leur nostalgie que par leur capacité d’invention (que l’on songe aux incantations autour de l’« esprit de la Résistance », temps fondateur avec lequel il est toujours, soixante-quinze ans plus tard, question de renouer).
En indiquant avec lucidité ce qu’il est malgré tout permis d’espérer en dépit de la période d’hivernage dans laquelle nous sommes peut-être plongés, et en faisant l’inventaire avisé de ce qui ne fonctionne décidément plus, les termes du débat politique s’en trouveraient assainis et les élites dirigeantes seraient fondées à secouer leur collier et à montrer davantage d’audace. À cet égard, des voix s’élèvent pour présenter la question climatique comme une menace immédiate et existentielle justifiant à elle seule une recomposition générale des offres politiques. L’avantage de ce coup de théâtre est qu’en présentant l’environnement comme la grande novation, le deus ex machina autorisant à tout bouleverser, personne n’est pointé du doigt puisque tous, blouses et habits, puissants et misérables, ont participé à ce grand emportement de la croissance déraisonnée. Le risque, en revanche, à soulever ce seul levier pour provoquer un aggiornamento, est de susciter une nouvelle méprise. Soit en laissant penser aux classes moyennes et populaires que la transition écologique est la mère de toutes les priorités devant laquelle elles doivent rabattre leurs prétentions, soit en la présentant comme l’antidote féerique à leur relégation et la voie indirecte d’un retour à la croissance perdue. Bonnets rouges et Gilets jaunes ont déjà, à deux reprises, rejeté cette assimilation.
Pour plaisant qu’il soit en première analyse, tout exercice de psychanalyse de groupe touche rapidement ses limites. En outre, chaque individu rétorquera, drapé dans sa singularité, que ses affects sont irréductibles à ceux d’une catégorie, les élites dirigeantes, dont les définitions et l’homogénéité sont contestables. Comment, face à ces objections et à ces mécanismes de défense, prendre la mesure de leur trouble et attester son existence ? Une autre solution consisterait à observer ce que la littérature peut révéler de la réalité. Si l’on devait faire le roman des élites dirigeantes des trente dernières années, le portrait d’une génération en quelque sorte, à quels personnages donnerions-nous vie ? Les imagine-t-on tous sanglés dans leurs ambitions, hussards confiants et décidés, pleins de cet aplomb que procure le succès ? Les œuvres à thèse, généralement dressées à charge, ne prêtent à ces élites que de noirs et calculateurs desseins, au mépris de la vraisemblance. Je les vois plutôt en Hamlet, se demandant, perplexes : et maintenant, que faire ? »
– Hua, S. (2020). Le désarroi réprimé des élites. Le Débat, 209(2), 27-36.
« Le manque de moyens des hôpitaux est un lieu commun abondamment décrit et complaisamment rapporté par les médias d’information. Les organisations professionnelles s’insurgent contre le rationnement budgétaire imposé aux établissements de santé, les représentants du personnel dénoncent l’absence criante de ressources. À lire articles, points de vue, lettres ouvertes, à écouter les prises de position multiples sur le sujet, on pourrait imaginer un système hospitalier français médiocrement financé, sous-équipé, amputé année après année d’une partie de ses personnels et de ses moyens – en somme, en voie de paupérisation.
La dénonciation de situations de pénurie est-elle alors erronée ? La réponse est paradoxalement non : le système français se singularise par la concomitance d’une abondance budgétaire et de situations de réelles insuffisances – l’explication provenant de l’affectation défaillante des personnels hospitaliers et d’un nombre bien trop élevé d’établissements de santé, qui trouve ses racines dans la géographie et l’organisation communale de notre pays.
Les données
- Les dépenses hospitalières françaises sont parmi les plus élevées au monde. Le budget des établissements hospitaliers et des établissements médico-sociaux s’élève à presque cent milliards d’euros, ce qui représente un cinquième des dépenses de la Sécurité sociale. À elles seules, les charges des établissements hospitaliers (publics et privés) équivalent au produit annuel de l’impôt sur le revenu.
Si l’on rapporte les dépenses globales du système hospitalier à la richesse nationale produite annuellement, telle qu’exprimée par le produit intérieur brut (pib), on se rend compte que la France est l’un des pays industrialisés qui consacre le plus de moyens à ses hôpitaux. Avec 4,4 % de son pib affectés au système hospitalier, la France – comme le Japon – se situe à la troisième place, devancée seulement par les États-Unis (5,8 %) et le Danemark (4,6 %). Comparativement, l’Italie et le Royaume-Uni affectent 4,1 % du pib à leur système hospitalier, la Finlande 3,4 %, la Corée (république de Corée) 3,3 % et l’Allemagne 3,2 %.
- Les personnels hospitaliers sont les plus nombreux des pays industrialisés. De même, si la dénonciation du manque de personnel à l’hôpital est devenue un invariant du débat public, la réalité des chiffres démontre pourtant le contraire. Pour saisir pleinement la mesure du nombre de salariés hospitaliers, il est utile de le comparer aux effectifs totaux de certaines professions de santé. Alors que les hôpitaux emploient 1,2 million de personnes (les trois quarts dans les établissements publics, un peu moins de 12 % dans les établissements privés à but non lucratif et 14 % dans les établissements privés à but lucratif), on recense au total 225 000 médecins, 680 000 infirmiers et 88 000 masseurs-kinésithérapeutes qui exercent en France – toutes disciplines et tous modes d’exercice confondus (y compris dans les hôpitaux).
La France dispose du plus fort pourcentage de personnels hospitaliers en proportion de sa population active ; c’est particulièrement le cas des médecins hospitaliers, des infirmières et des sages-femmes hospitalières.
À la lecture de ces chiffres, il apparaît clairement qu’on est loin d’une sous-dotation; au contraire, la France fait partie des pays qui consacrent le plus de financements et de personnels à leur système hospitalier. Pourtant, les situations de pénurie ou de manque de ressources, si souvent dénoncées, sont bien réelles : la question relève donc moins d’un manque de moyens que d’une affectation défaillante de ces mêmes moyens et d’un nombre trop important d’hôpitaux.
- L’affectation des moyens en personnels hospitaliers est défaillante. Contrairement à ce qui est fréquemment affirmé, les hôpitaux – notamment publics – ne sont ni suradministrés ni affectés par des fonctions support surdimensionnées : les trois quarts des personnels sont des soignants (80 % d’entre eux appartiennent au personnel paramédical, 20 % au personnel médical). Les agents administratifs pèsent d’un poids sensiblement équivalent (entre 10 % et 13 % suivant les types d’hôpitaux) ; les personnels socio-éducatifs (entre 0,6 % et 2,4 %) sont, eux, sous-représentés.
En revanche, au sein du personnel non soignant, la surreprésentation des agents des services ouvriers et techniques met en lumière l’utilisation inadéquate des ressources humaines dans les hôpitaux. Quel que soit le statut des établissements (public, privé commercial, privé sans but lucratif), les personnels ouvriers et techniques (110 000 agents) y sont presque deux fois plus nombreux que les personnels médico-techniques (52 000 agents). Ce phénomène est extrêmement marqué dans le secteur public : 86 % du total des personnels ouvriers et techniques au niveau national travaillent à l’hôpital public.
Dit autrement, dans les hôpitaux français – particulièrement publics –, il y a deux fois plus de maçons, de menuisiers, de peintres en bâtiment, de jardiniers, d’électriciens, etc., que de préparateurs en pharmacie, de masseurs-kinésithérapeutes, d’agents de stérilisation, de techniciens de laboratoire, de laborantins et de manipulateurs en électro-radiologie médicale.
La crainte de la contamination a historiquement conduit les hôpitaux à tendre vers l’autonomie, pour ne pas dire vers l’autarcie, en internalisant l’ensemble des activités nécessaires à leur fonctionnement. Cette tendance lourde s’observe dans le profil exceptionnellement large des métiers employés, surtout au sein des hôpitaux publics : le répertoire des métiers de la santé et de l’autonomie de la fonction publique hospitalière, publié par le ministère de la Santé, recense plus de deux cents métiers. Leur nombre est notablement moins élevé dans les établissements privés, davantage enclins à externaliser leurs fonctions support et – de plus en plus – administratives.
- Il existe un grand nombre de petits et moyens établissements. La seconde explication du décalage existant entre la réalité de ressources très importantes et la dénonciation récurrente d’une paupérisation hospitalière est le nombre très élevé d’hôpitaux, entre lesquels sont dispersés ces moyens abondants.
La mise en regard du nombre d’établissements de santé en France et dans les pays de l’ocde est plus pertinente que la stricte comparaison du nombre total de lits (exclusivement utilisé dans les statistiques d’Eurostat). Cent lits répartis entre cinq ou vingt hôpitaux n’entraînent pas la même consommation de ressources : le fonctionnement de chaque établissement nécessite une direction, des services support (cuisine, ménage, entretien…), de l’encadrement médical et infirmier, etc. En d’autres termes, pour un nombre de lits équivalent, plus il y a d’hôpitaux, plus il y a de moyens supplémentaires engagés. La dispersion du système hospitalier est un facteur de surconsommation de ressources.
Or la France est l’un des pays de l’ocde où l’on compte le plus d’établissements de santé (4,57 hôpitaux pour 100 000 habitants) ; seuls la Corée (7,36), le Japon (6,66) et la Finlande (4,76) en possèdent davantage. Comparativement, on compte 3,74 hôpitaux pour 100 000 habitants en Allemagne, 2,91 au Royaume-Uni, 1,80 en Italie et 1,71 aux États-Unis.
Notons qu’au Japon le nombre élevé d’établissements s’explique par le fait qu’un hôpital se définit comme une structure disposant d’installations pouvant accueillir au moins vingt patients. En deçà de ce seuil, il s’agit de clinics, de toutes petites structures, avec ou sans hébergement, qui sont des lieux d’exercice de médecins libéraux qui en sont les propriétaires et comptent, en moyenne, moins d’une dizaine de lits. Cette structuration autour de centres de santé multidisciplinaires prévaut également en Corée (avec l’existence de clinics, comme au Japon), en Finlande et au Royaume-Uni (avec les walk-in centers).
Même si l’ocde recense comme des hôpitaux des structures hospitalières qui, en France, s’apparentent à des centres de santé et des maisons de santé, on peut constater que notre pays est doté de trois fois plus d’hôpitaux de moins de 49 lits que le Japon et dispose de deux fois moins d’hôpitaux de plus de 300 lits que ce pays.
La comparaison entre le nombre d’établissements et le nombre de lits met donc en lumière un handicap supplémentaire du système hospitalier français : l’atomisation. Non seulement la France dispose de beaucoup d’hôpitaux, mais elle est également dotée d’un grand nombre de lits : pour 100 000 habitants, elle a 602 lits hospitaliers, devancée par le Japon (1 313), la Corée (1 193) et l’Allemagne (802). En revanche, le nombre moyen de lits par hôpital est nettement plus faible en France : 132 lits par hôpital, contre 161 aux États-Unis et en Corée, 176 en Italie, 197 au Japon et 214 en Allemagne.
Le système hospitalier français est donc organisé autour d’une myriade de petits et moyens établissements et de quelques gros groupes et centres hospitaliers. Il est aussi fortement structuré autour des hôpitaux publics (44,9 % de l’ensemble des établissements de santé) ; il n’y a que les pays nordiques (Danemark, Finlande, Norvège, Suède) pour être dotés d’un système hospitalier public plus important (73,3 % en Finlande).
- Cette surabondance est sans incidence sur l’état de santé. Le lien entre nombre d’hôpitaux dans un pays et état de santé de sa population – tel qu’exprimé par la longévité – n’est pas établi : le nombre d’hôpitaux par nombre d’habitants n’a pas une influence significative sur l’espérance de vie des populations concernées. Parmi les départements français, on observe ainsi que, pour 100 000 habitants, Paris possède entre 2,5 et 2,7 fois moins d’établissements de santé que des départements que l’on imaginerait spontanément bien moins dotés – la Nièvre, la Creuse, le Cantal, l’Ardèche, par exemple ; de 3 à 5 fois moins d’hôpitaux que la Lozère, les Hautes-Alpes, les Alpes-de-Haute-Provence.
Pourtant, cette surdotation relative n’induit pas une espérance de vie supérieure pour les habitants des départements concernés, c’est même plutôt l’inverse qui prévaut : dans l’ensemble, l’espérance de vie des hommes et des femmes est supérieure à la moyenne nationale à Paris et dans les départements franciliens, alors qu’elle est inférieure à cette moyenne dans les départements où le nombre d’établissements de santé pour 100 000 habitants est le plus élevé.
Le nombre de lits hospitaliers pour 100 000 habitants n’est pas non plus un indicateur fiable quant à l’espérance de vie. Pour une longévité comparable, chez les hommes et chez les femmes, les Hauts-de-Seine ont plus de 3 fois moins de lits hospitaliers que Paris. Avec 2,6 fois plus de lits hospitaliers que le Val-d’Oise, les Hautes-Alpes ont une espérance de vie équivalente chez les hommes et supérieure d’un an chez les femmes.
- Conclusion : trop d’hôpitaux tuent l’hôpital. Les ressources très importantes que la France consacre à son système hospitalier sont réparties entre un nombre trop élevé d’établissements. Plus préoccupant encore, il s’agit non pas de petits établissements s’assimilant à des centres de santé – à l’instar des clinics au Japon et en Corée, des centres de santé multidisciplinaires en Finlande ou des walk-in centers au Royaume-Uni – mais d’un tissu dense de véritables hôpitaux ayant vocation à dispenser la totalité, ou presque, des soins aigus.
Or la qualité d’un hôpital est fortement liée au volume de travail de ses agents. La dispersion des moyens hospitaliers entre de multiples structures ne permet pas à nombre d’entre elles d’atteindre la masse critique d’activité en deçà de laquelle la compétence des personnels s’érode. Elle est, de plus, très coûteuse. L’activité hospitalière est caractérisée par des effets de seuil : quel que soit son volume, des moyens minimaux en équipements et en personnels sont légalement exigés. Par exemple, un lit de soins intensifs ou de réanimation – qu’il soit utilisé ou non – nécessite réglementairement l’emploi d’un nombre requis de personnels dédiés – infirmières, aide-soignants, médecins.
La multiplication des établissements mobilise un volume de moyens et de personnels minimal, quel que soit leur niveau d’activité.
Cette dispersion pénalise également l’investissement, notamment en matériel d’imagerie médicale de pointe. En 2017, on ne recensait dans les hôpitaux de notre pays que 17 scanners par million d’habitants, alors qu’on en comptait 24 en Finlande, 35 en Allemagne et en Italie, 38 en Corée, 42 aux États-Unis et 111 au Japon. Le même constat s’impose s’agissant des irm (imagerie par résonance magnétique) : en 2017, on en comptait 14 par million d’habitants en France, contre 29 en Italie et en Corée, 34 en Allemagne, 55 au Japon et 37 aux États-Unis.
Historiquement, l’implantation des hôpitaux – établissements publics communaux – s’explique à la fois par le nombre très élevé de communes en France, par le temps d’accès des patients offert par les moyens de transport existant alors (cheval, carriole, transport pédestre…) et par les contributions financières – civiles ou religieuses – à l’édification des établissements de charité puis de soins.
Cette époque est révolue. Le rapport Vallancien avait observé que la localisation des petits hôpitaux qui assurent moins de deux mille actes opératoires par an ne pouvait pas s’expliquer par des difficultés géographiques ou climatiques locales spécifiques. De même, alors que la notion de distance du soin s’est infiniment complexifiée en raison de l’évolution radicale des modes de transport, de l’embolisation des voies d’accès dans les métropoles, des délais de prise de rendez-vous et des temps d’attente dans les structures de soins, c’est toujours l’éloignement qui prévaut dans l’esprit du public, comme si la qualité des soins était toujours corrélée à l’étendue à parcourir ; signe de cette réminiscence, les distances continuent d’être calculées en kilomètres.
Or, mis à part les soins urgents – pour lesquels des transports sanitaires modernes (hélicoptère, camions médicalisés du smur, par exemple) peuvent diriger le patient vers la structure la plus adaptée à sa prise en charge – et les soins chroniques, c’est davantage le niveau d’excellence et de spécialisation ainsi que la permanence des soins (plages d’ouverture des services et temps d’attente) qui sont désormais les facteurs essentiels dans la qualité de la prise en charge hospitalière. De même, l’accès aux soins est bien plus influencé par les spécificités culturelles et sociales de certaines populations que par la longueur du trajet qui les sépare d’une structure de santé. La distance entre le patient et l’établissement de soins ne peut s’évaluer qu’en fonction de la faible fréquence du recours aux structures hospitalières, notamment sous la forme d’une hospitalisation complète : fort heureusement, la plupart de la population se rend très rarement à l’hôpital.
La difficulté de modifier les acquis
Il est extrêmement difficile de modifier les acquis – qu’ils soient positifs ou négatifs, qu’il s’agisse de sous-dotation ou de surdotation –, et ce pour deux raisons principales : d’abord parce que l’hôpital a une importance économique et politique essentielle sur son territoire d’implantation ; ensuite, parce que pour les populations de certains territoires considérés comme des « déserts médicaux », l’hôpital est souvent l’unique recours en matière de soins, notamment parce que les structures de proximité sont trop peu nombreuses dans notre pays. Reprenons ces deux points.
S’agissant du rôle local de l’hôpital, le code de la santé publique confirme que le statut spécifique des établissements publics de santé résulte, en particulier, de leur implantation locale et de leur rôle dans les stratégies territoriales pilotées par les collectivités territoriales. Aujourd’hui, même si leur ressort peut être communal, intercommunal, départemental, régional, interrégional ou national, l’immense majorité des hôpitaux publics est rattachée à une commune. Ce rattachement communal – qui remonte à la Révolution française – s’observe dans la présidence des conseils de surveillance des hôpitaux publics – souvent assurée par le maire de la commune de rattachement – et par leur dénomination. L’hôpital porte, en effet, le nom de sa commune d’implantation ; les centres hospitaliers intercommunaux (chi) – nés de la fusion administrative de plusieurs établissements – se voient très fréquemment désignés par le nom des communes de rattachement avant la fusion (Eaubonne-Montmorency, Le Raincy-Montfermeil, Poissy / Saint-Germain-en-Laye, Albertville-Moûtiers, etc.), ou bien un intitulé générique qui n’en privilégie aucune : chi de Cornouaille (Quimper-Concarneau), Bretagne-Atlantique (Vannes-Auray), Sud francilien (Corbeil-Essonne / Évry-Courcouronnes)…
Sur un territoire donné, l’hôpital est un acteur économique et politique essentiel : il est souvent le principal donneur d’ordre pour les entreprises locales, le premier employeur, le plus gros client, le premier contribuable, l’investisseur le plus important, la source principale des flux de déplacements.
Le prestige et l’attractivité qu’il apporte à la commune d’implantation font de lui non seulement un des principaux protagonistes de la politique de santé publique, mais aussi un acteur clé de l’aménagement territorial, notamment des plans de déplacement urbains.
Politiquement, aucune autorité locale, départementale ou régionale ne peut perdre de vue les évolutions du ou des établissements de soins de son territoire. C’est ce qui explique la grande réticence des exécutifs locaux à l’égard de toute modification de l’offre hospitalière… et rend si difficiles toute tentative de rationalisation et le dépassement de cette juxtaposition entre sur abondance et pénurie de ressources hospitalières.
Cet attachement à l’hôpital local est partagé par les administrés. Si les habitants de certaines villes se mobilisent contre la fermeture de services et / ou d’établissements de santé (Longjumeau, Sisteron, Clamecy, Blanc, Rennes, Carnelle, Creil, Sainte-Affrique…), ce n’est pas uniquement pour une exigence de confort kilométrique. L’inconvénient de l’expression « désert médical » est qu’elle renvoie essentiellement à une notion géographique alors que, on l’a vu, le problème de l’accès aux soins est multifactoriel : géographique, financier, culturel, disponibilité des praticiens…
Même si, en France, le nombre de médecins a crû plus rapidement que celui des habitants (en vingt ans leur nombre a augmenté de 16 % et le nombre d’habitants de 11 %), et que les disparités dans l’installation de praticiens par département sont à un niveau sensiblement semblable à celui qui prévalait dans les années 1980, il reste que le sentiment d’un accès inégal aux soins s’est amplifié et que les populations concernées expriment une inquiétude profonde quant à la prise en charge de leurs problèmes de santé… non sans raison.
La plus récente évaluation conduite par la Direction de la recherche du ministère de la Santé révèle, en effet, que 870 000 personnes (1,3 % de la population française) ont une accessibilité faible aux médecins généralistes et vivent à plus de trente minutes du service d’accueil des urgences le plus proche ; 330 000 d’entre elles (0,5 % de la population) subissent – en plus de ces deux carences – une absence de pharmacie à proximité de leur domicile. Sans surprise, les personnes les plus affectées sont les résidents de communes de petite taille, installés dans des espaces à dominante rurale ou dans des régions montagneuses. Or les professions de santé fonctionnent en « écosystème », elles sont imbriquées dans une chaîne de prescriptions : infirmières, masseurs-kinésithérapeutes, laboratoires d’analyses médicales, pharmacies s’installent quand ils ont l’assurance que des prescriptions médicales locales alimenteront leur activité ; médecins généralistes, cardiologues, dentistes, ophtalmologistes exercent dans un environnement en mesure de mettre en œuvre leurs prescriptions. C’est la raréfaction de l’offre de soins de premier recours qui confère un caractère essentiel à bon nombre d’hôpitaux locaux.
La rationalisation de l’offre de soins hospitaliers aigus, telle qu’elle est recommandée ici, peut s’appliquer sans risques ni conséquences dommageables aux soins programmés (accouchements sans risque, actes chirurgicaux, examens d’imagerie médicale, consultations, etc.), parce que ces derniers sont par nature rares dans la vie de chacun, prévisibles et ponctuels. Il n’en va pas de même s’agissant des soins non programmés, particulièrement des urgences.
C’est la raison pour laquelle la réduction du nombre d’hôpitaux de soins aigus de petite taille ne peut s’envisager qu’à deux conditions : avoir préalablement pris en compte les situations géographiques particulières (les régions de moyenne et haute montagne en forment l’exemple type) ; s’être assuré que la prise en charge des urgences est correctement graduée et durablement garantie. Or l’efficience des transports médicalisés des patients en situation d’urgence connaît par nature des limites : le nombre d’ambulances, de camions du smur, d’hélicoptères est contraint. L’efficacité des centres de régulation médicale (samu, pompiers) n’est pas absolue : des décès de patients ont démontré tout récemment que l’accueil téléphonique des samu, la coordination entre samu et pompiers connaissent aussi des échecs aux conséquences dramatiques, parfois funestes.
C’est ce constat qui a conduit la Cour des comptes, dans son rapport public 2018, à encourager la disposition du plan gouvernemental « Ma santé 2022 » qui prévoit l’accroissement du nombre d’hôpitaux de proximité, dotés de petits plateaux techniques et ayant vocation à prendre en charge « des patients stables, relevant de consultations simples ou de consultations comportant un nombre limité d’actes diagnostiques ou thérapeutiques » – à l’image, à l’évidence, des walk-in centers britanniques. L’ambition de ces établissements serait d’être non plus de petits hôpitaux de soins aigus, mais bien des structures intermédiaires de prise en charge et – éventuellement – de transfert des patients vers des établissements hospitaliers plus spécialisés.
Seule la transformation d’une partie des hôpitaux locaux de soins aigus en hôpitaux de proximité permettrait de concilier rationalité économique, exigence de qualité des soins hospitaliers aigus et maintien / revivification d’un tissu local de prise en charge de soins de premier recours. Autant il est coûteux – et dangereux pour les patients – de maintenir ouverts des blocs opératoires où chirurgiens et personnels paramédicaux exercent insuffisamment pour conserver leur niveau de compétence, autant il est incompréhensible qu’il faille parcourir des dizaines de kilomètres en transport d’urgence pour réduire et plâtrer une fracture simple ou poser quelques points de suture. La concentration du système hospitalier français ne peut s’envisager que parallèlement à un maillage territorial en hôpitaux de proximité – autrefois dénommés dispensaires –, autour desquels peut se ramifier un réseau de professionnels de santé. »
– Holcman, R. (2020). Le paradoxe hospitalier français: Trop d’hôpitaux tuent l’hôpital. Le Débat, 209(2), 37-44.
« […] Les observateurs de la société britannique reconnaissent que la politique économique, mise en œuvre par le New Labour depuis 1997, s’inspire largement de celle menée par les conservateurs entre 1979 et 1997. Le New Labour accepte le caractère « irréversible » des changements structurels qui ont transformé l’économie britannique dans les années 80 et 90. On parle à ce titre du nouveau « compromis néo-libéral » entre les deux principaux partis britanniques.
Celui-ci a succédé au « compromis keynésien » et « welfariste » qui avait commencé à s’esquisser après l’élection du gouvernement travailliste en 1945. Ce compromis avait permis de poser les bases du Welfare State britannique, auquel les conservateurs s’étaient progressivement ralliés.
Par « compromis néo-libéral », il faut donc entendre le nouveau consensus ou l’accord entre les néo-travaillistes et les conservateurs sur la nature des politiques qu’il convient de mettre en œuvre ; des politiques qui relèvent du néo-libéralisme économique.
Au pouvoir sans discontinuer pendant dix-huit années, le parti conservateur a profondément redessiné la carte politique britannique. Les spécialistes parlent d’une « révolution conservatrice » qui repose sur ces trois piliers principaux :
- le parti conservateur est parvenu à susciter des coalitions électorales et à cibler des électorats sociologiquement différents (classes moyennes du sud-est de l’Angleterre ; des catégories de travailleurs manuels spécialisés et d’employés). Ces catégories ont été séduites par un discours préconisant des baisses d’impôts et un « Etat allégé » ;
- il a diminué l’influence d’institutions dont il estimait qu’elles « entravaient la pleine expression des forces du marché » (en combattant, par exemple, l’influence des syndicats dans le monde du marché du travail par le biais de lois antisyndicales draconiennes ; au besoin par le biais de la confrontation directe avec des syndicats puissants, comme le syndicat des mineurs à l’occasion de la grève de 1984-1985 ; la privatisation de logements sociaux qui appartenaient aux collectivités locales) ;
- il a utilisé les ressources de l’Etat pour favoriser le regroupement des industries dynamiques et leur développement économique dans certaines régions du pays (dans le sud-est de l’Angleterre, bastion conservateur).
Quand Tony Blair a accédé à la tête du parti travailliste en 1994, son parti avait déjà entériné le nouveau cours économique et la gestion conservatrice. Les travaillistes se sont ralliés à ces réformes néo-libérales à partir des années 1985-1989, en particulier pendant les deux années qui ont suivi la troisième défaite électorale consécutive des travaillistes en 1987.
[…]
En dépit de leur conversion à la politique économique des conservateurs (monératisme économique ; gel des dépenses publiques ; non remise en cause des privatisations de l’ère Thatcher), les néo-travaillistes se sont engagés à moderniser des services publics, dont la qualité est largement inférieure aux normes continentales (en particulier dans les secteurs clés de la santé, de l’éducation et des transports).
Pour rénover des services publics défaillants sans avoir à augmenter les impôts directs, les néo-travaillistes ont retenu le principe du « partenariat » public-privé. Cette méthode de financement est connue en Grande-Bretagne sous l’appellation de Private Finance Initiative — PFI (également appelée le Public-Private Partner-Ship — PPP). La PFI a été saluée par le gouvernement comme « l’élément clé dans la stratégie gouvernementale pour garantir des services publics modernes et de haute qualité et pour promouvoir la nature compétitive du Royaume-Uni ».
[…]
Selon John Prescott, le vice-Premier ministre, la PFI fait en sorte que le secteur privé « donne aux usagers le meilleur rapport qualité-prix » en sauvegardant l’intérêt public — tout en protégeant les travailleurs du secteur public — et permet de « fournir des services de meilleure qualité et l’infrastructure moderne dont la Grande-Bretagne a besoin ».
Conçue par les conservateurs, la PFI a connu un essor spectaculaire sous le gouvernement néo-travailliste. La PFI est censée répondre au problème du sous-investissement chronique dans les services publics. Le parti travailliste était initialement opposé à ce projet, dénonçant une « privatisation rampante ». Depuis 1997, le New Labour s’est non seulement rallié à la PFI, mais y a eu davantage recours que le parti conservateur.
La PFI permet de mettre en pratique la maxime favorite de Tony Blair : « Ce qui compte, c’est ce qui fonctionne bien. » Le recours à la PFI pour remplir des fonctions de service public ravit le Premier ministre, car c’est pour lui le signe que la « vieille » distinction gauche/droite est aujourd’hui bel et bien dépassée.
La PFI est utilisée pour financer des services publics aussi divers et vitaux que les écoles publiques, les hôpitaux publics, l’armement militaire, le contrôle du trafic aérien et, bientôt, le métro de Londres.
On vient d’annoncer la création de la première chaîne d’écoles publiques gérée par une entreprise privée (3E’s).
Depuis 1999, la gestion de plus de 250000 logements sociaux a été transférée dans le secteur privé. Si ce rythme est maintenu, l’ensemble des logements sociaux détenus par l’Etat aura disparu d’ici une dizaine d’années.
Jack Straw, le ministre de l’Intérieur entre 1997 et 2001, a même proposé la création de patrouilles de police privées avant l’élection.
La PFI fonctionne de la manière suivante :
l’Etat contracte l’achat de services de longue durée auprès du secteur privé. Ce dernier fournit le financement nécessaire et accepte, en théorie, de couvrir les risques inhérents au développement du projet.
En retour, il reçoit le droit d’exploiter le service. L’entreprise privée a la charge de construire et de maintenir en l’état l’infrastructure, et fait supporter à l’Etat le coût des services pendant une période comprise entre vingt et trente ans.
En mars 2001 environ 150 contrats de type PFI, d’une valeur totale de 14 milliards de livres sterling, avaient été signés, et des négociations sont actuellement en cours pour des contrats d’une valeur additionnelle de 20 milliards de livres sterling — ces chiffres ne prenant pas en compte le projet controversé du métro de Londres.
Selon le gouvernement néo-travailliste, la PFI est une formule « souple », la mieux adaptée aux besoins du public et la moins onéreuse pour le public. Le gouvernement répète à l’envi que ce qui compte, c’est « le résultat et non la question de qui rend le service », « ce qui compte, c’est la question de savoir qui, de manière générale, assure les meilleurs résultats ».
Dans le domaine des services publics, il y aurait donc, selon les « modernisateurs » de la « troisième voie », ceux qui privilégient des « formules idéologiques d’un autre âge » (l’Etat remplissant lui-même sa mission de service public) et d’autres (le New Labour), « pragmatiques », qui choisissent des politiques qui « marchent » et… qui ont recours au secteur privé.
Cette affirmation, parce qu’elle induit une redéfinition essentielle du rôle de l’Etat, doit être examinée à la loupe. Il est aujourd’hui possible de commenter les premiers résultats des projets de type PFI qui ont été mis en œuvre dans le domaine de la santé publique et des soins hospitaliers. Depuis le début des années 90, ce secteur public a mis en chantier le nombre le plus élevé de projets PFI.
Alan Milburn, le ministre de la Santé, a indiqué que l’objectif des PFI était d’assurer des services de soin de meilleure qualité, davantage adaptés aux besoins des patients et plus sûrs. Une nouvelle infirmerie construite à Carlisle (nord de l’Angleterre) nous fournit un cas d’étude intéressant. Dès l’ouverture, la nouvelle structure a présenté des dysfonctionnements divers et graves :
- une infrastructure de faible qualité (deux plafonds se sont écroulés car les contracteurs privés les avaient construits avec des matériaux de qualité médiocre) ;
- des conditions d’hygiène et de sécurité inadéquates et insuffisantes (le système d’égouts était insuffisant pour faire face au nombre d’utilisateurs ; le système d’air conditionné était inadéquat) ;
- un nombre insuffisant de lits pour faire face à la demande de soins.
On constate une baisse du nombre de lits dans tous les hopitaux publics rénovés selon la PFI : dans le Hereford, le nombre de lits est passé de 351 à 250 ; dans le Norfolk, de 1 600 à 1 000 ; à Worcester, de 540 à 380.
La British Medical Association a estimé que 5 000 lits seront perdus à la suite du recours à la PFI. Un groupe d’experts a considéré que la PFI entraîne une réduction substantielle du volume des soins et du personnel médical.
Au vu de la réduction des soins et du personnel, la Commission en charge des questions de santé à la Chambre des Communes a déclaré qu’il convenait d’attendre plus en avant les résultats des projets pilotes de la PFI, avant que le gouvernement ne s’engage dans de nouveaux projets similaires.
Les opposants à la PFI estiment que cette formule fait la part trop belle aux prestataires privés de services. Dans de nombreux cas, l’Etat a consenti à financer en partie le projet. Il a fait don d’une somme d’argent public à une entreprise privée pourtant censée supporter l’intégralité des risques liés à l’exploitation du service. C’est le cas, par exemple, du projet de construction de la ligne ferroviaire rapide pour recevoir l’Eurostar : £1,1 millard a été versé par l’Etat à l’entreprise privée chargée de construire la ligne, et un autre versement de £1,2 milliard a été effectué récemment.
Le financement public d’entreprises privées constitue, selon les commentateurs, une totale perversion de la philosophie de la PFI : des avantages exorbitants sont offerts aux contractants privés, aux dépens de l’Etat et des citoyens.
La PFI a également été critiquée pour son mode de fonctionnement opaque, bureaucratique et l’absence d’information à la disposition du public en ce qui concerne les conditions de cession de contrat entre l’Etat et l’entreprise privée.
Le rédacteur en chef du British Medical Journal a rebaptisé la PFI, la Perfidious Finance Idiocy, estimant que « les preuves s’accumulent et montrent que les projets de type PFI s’avèrent bien plus coûteux que les financements des services publics par l’Etat », et qu’ils « entraînent une baisse du nombre de lits et des médecins qualifiés ». Alors que les premiers projets PFI réalisés indiquent effectivement un coût supérieur au public, le gouvernement aux abois a dû récemment recourir à un expédient des plus osés : Andrew Smith, ministre dans le gouvernement Blair, a assuré devant le Parlement qu’une étude intitulée Value for Money montrait que la PFI coûtait en moyenne 20 % moins cher à la collectivité que la rénovation des services publics assurée par l’Etat. Le problème est que le rapport n’existait pas ! La supercherie découverte, M. Smith a dû venir présenter ses excuses devant la Chambre des Communes pour avoir « induit en erreur » ses collègues, ce qui constitue un manquement grave aux règles du parlementarisme britannique.
Au-delà du domaine de la santé publique, les effets pervers et les dysfonctionnements provoqués par la PFI abondent déjà : le gouvernement estime que les prisons privées coûtent moins cher sous le régime de la PFI que sous un régime public. Une étude a montré que ces « gains » étaient obtenus au prix de la compression des salaires des employés de prison et d’une détérioration des conditions de travail. En février 1999, le gouvernement a annulé un contrat de type PFI qu’il avait signé avec une entreprise américaine (Wackenhut Correction Corporation), à la suite d’émeutes qui avaient éclaté dans une prison gérée par cette même entreprise aux Etats-Unis. Les violences avaient été provoquées par les conditions inhumaines dans lesquelles étaient maintenus les prisonniers, afin de permettre à l’entreprise de dégager des bénéfices accrus du contrat.
Dans le domaine de l’éducation, des écoles publiques « défaillantes » sont confiées à des entreprises privées. Certaines d’entre elles se sont engagées à « relever » le niveau des élèves, en excluant les moins bons d’entre-eux, ainsi que les éléments perturbateurs.
Selon le New Labour, la PFI permettrait de réconcilier l’irréconciliable : avoir des services publics de meilleure qualité sans avoir à augmenter les impôts. Cette croyance n’est plus partagée aujourd’hui par une majorité de Britanniques. Elle s’avère même en complet décalage avec l’humeur de la population selon un sondage récent réalisé par le quotidien The Guardian (centre gauche, proche du gouvernement) : 66 % des Britanniques (dont 61 % des électeurs du parti conservateur) estiment que les services publics ne devraient pas être soumis aux lois du profit ; seuls 23 % des électeurs du parti travailliste soutiennent la PFI ; 71 % des électeurs conservateurs souhaitent la renationalisation des chemins de fer et 60 % sont opposés aux prisons privées. Signe plus inquiétant encore pour le gouvernement, un autre sondage a révélé que seuls 11 % des sondés étaient convaincus que les projets PFI allaient permettre d’améliorer de manière significative les services publics. 43 % des interviewés se sont déclarés en faveur du recrutement de nouveaux fonctionnaires contre 8 % qui ont estimé que confier la gestion des services publics à des managers du privé, permettrait d’améliorer la situation. 64 % ont répondu que des augmentations de salaire et de meilleures conditions de travail constituaient des mesures nécessaires pour améliorer l’état des services publics.
Après avoir longtemps été négligée par les médias britanniques, la PFI y occupe depuis quelques mois une place prépondérante. Une union sacrée médiatique est peu à peu apparue contre cette initiative gouvernementale. Les quotidiens proches du New Labour (The Guardian, The Observer, The Independent) sont des plus critiques, voire franchement hostiles. La décision du gouvernement d’imposer la PFI pour rénover le métro de Londres a probablement servi de détonateur à la présente campagne anti-PFI. Après son exclusion du parti travailliste, Ken Livingstone fut triomphalement élu maire de Londres contre le candidat New Labour, en avril 2001. Il promit aux Londoniens de s’opposer à la privatisation du plus vieux métro du monde. Echaudés par le fiasco de la privatisation des chemins de fer, les Londoniens soutiennent très majoritairement depuis un an le maire indépendant. Ken Livingstone a fait venir des Etats-Unis Bob Kiley, la personne qui a sauvé et modernisé le métro (public) de New York. Sur la base de rapports d’experts indépendants, M. Kiley a déclaré que le recours à la PFI pour moderniser un métro vétuste coûterait plus cher que l’appel aux fonds publics et mettrait en cause la sécurité des voyageurs. Selon le plan PFI du gouvernement, la maintenance du réseau métropolitain et le trafic des lignes seront confiés à trois compagnies privées différentes, renouvelant ainsi le morcellement des (ir)responsabilités que l’on connaît avec Railtrack et les compagnies de train privées. Ken Livingstone — qui, une fois la privatisation du métro réalisée, sera légalement responsable de son fonctionnement ! — est allé jusqu’à porter le différend avec le gouvernement devant les tribunaux, fin juillet 2001. Ceux-ci n’ont pas statué sur le fond, mais ont simplement estimé que le gouvernement « avait le droit d’imposer » la PFI dont pourtant personne ne veut. Le Financial Times, un quotidien néo-libéral proche de M. Blair en général, a même estimé que le projet PFI pour le métro était « cher » et « mauvais ». Il a noté qu’il s’agissait d’une victoire à la Pyrrhus du gouvernement contre Ken Livingstone. Une journaliste influente et très proche du gouvernement a prédit que la PFI serait au New Labour ce que la « Poll Tax » a été pour Margaret Thatcher. Cet impôt infâme avait, en effet, provoqué des émeutes en plein cœur de Londres et des campagnes de désobéissance civile à la fin des années 80, qui avaient amené les conservateurs à se débarrasser d’une « Dame de fer » devenue trop impopulaire. L’opposition quasi générale dont fait l’objet la PFI soucie d’ailleurs de plus en plus les dirigeants de multinationales prêtes à s’engager dans ce type de projets. Certains ont reconnu avoir averti le gouvernement que de telles manifestations d’hostilité pourraient les amener à se désengager de ces contrats.
L’élection générale du 7 juin 2001 a souligné le mouvement de défiance du public à l’encontre de la PFI. Le parti conservateur, qui promettait des baisses d’impôts selon le modèle de George W. Bush, a subi une deuxième déroute électorale en l’espace de quatre ans. Le temps où les conservateurs remportaient les élections en promettant une réduction d’impôt est maintenant révolu. Les Britanniques ont pris conscience de la corrélation entre le sous-investissement dans les services publics et leur état déplorable. Entre 1997 et 2000, le New Labour au pouvoir a encore moins investi dans les services publics que les gouvernements conservateurs, précipitant la situation de crise actuelle. Seul, le parti libéral-démocrate, la troisième formation du pays, a proposé de relever l’imposition directe pour financer les services publics. Cette mesure a été très bien reçue par les électeurs, car les libéraux-démocrates ont été les seuls à augmenter leur nombre total de voix et de sièges dans le pays, alors que le New Labour et le parti conservateur ont vu leur score régresser par rapport à l’élection de 1997. Le parti libéral-démocrate est aujourd’hui considéré comme le parti des services publics et de la redistribution.
Signe d’une réelle fronde populaire, les électeurs de Wyre Forest dans les West Midlands ont élu le Dr Taylor, l’unique député indépendant de cette législature. Médecin à la retraite, le Dr Taylor a mené campagne contre la construction d’un nouvel hôpital de type PFI et a battu le député travailliste sortant, par ailleurs membre du gouvernement. Le coût de construction de ce nouvel hôpital confié au privé a augmenté de 118 % entre 1996 et 2000. Pour pouvoir faire face à l’escalade des dépenses, les autorités publiques ont décidé de fermer un ancien hôpital, ce qui a entraîné l’incompréhension et la colère des habitants de cette localité.
Un rapport proposant une évaluation de la PFI vient d’être publié par The Institute for Public Policy Research (IPPR), un think-tank proche du New Labour. Ce rapport préconise l’extension de la PFI à l’ensemble des services publics. Il estime que le secteur privé ne doit plus seulement être appelé à la rescousse d’un secteur public « défaillant », mais doit également pouvoir gérer ceux où le public n’a pas failli. Le IPPR estime que ce qui caractérise de manière essentielle le secteur privé, ce n’est pas le profit, mais la compétition. Le rapport a cependant reconnu que le coût des projets de type PFI avait été, dans l’ensemble, supérieur au public et a averti du « fardeau de dettes qui pèsera sur les futures générations ». Le think tank a également concédé que dans « deux secteurs clés » — les écoles et les hôpitaux — la PFI n’apportait pas la preuve de la supériorité annoncée par le gouvernement.
En résumé, on peut considérer que l’introduction du secteur privé dans la gestion des services publics aboutit à leur marchandisation. Cette marchandisation va de pair avec l’apparition d’une nouvelle « éthique » du service public :
- Pour promouvoir le privé comme gestionnaire de services publics, le gouvernement insiste sur le fait que la nature du prestataire de services (privé ou public) n’a « aucune importance ». En réalité, la PFI permet au secteur privé de s’impliquer de manière générale et profonde dans des services essentiels à une nation. L’argument selon lequel le moyen — privé ou public — est sans importance a été sévèrement critiqué par Michael Jacobs, le secrétaire général de la Fabian Society, un think-tank proche du gouvernement. Celui-ci estime au contraire que les entreprises privées et publiques sont porteuses de valeurs différentes. Selon M. Jacobs, le fait de recourir au privé plutôt qu’au public marque une différence fondamentale : comme le privé et le public fonctionnent avec des règles et des valeurs différentes, le recours à l’un plutôt qu’à l’autre amènera l’édification de sociétés radicalement différentes. Les institutions du public sont motivées par un idéal de service public répondant aux besoins de l’usager qui, à l’inverse du privé, n’est pas déterminé par son pouvoir d’achat.
- La PFI signifie l’abandon de tout rôle actif et interventionniste de la part de la puissance publique et l’apparition d’un « Etat minimal », dont la tâche principale consiste à acheter des services au privé, car si le privé construit, finance et gère les services publics, c’est bien l’Etat (c’est-à-dire les contribuables) qui achètent les services facturés par le secteur privé.
- La PFI permet au gouvernement du New Labour d’imposer les « valeurs » et pratiques du secteur privé au sein même du secteur public, à travers le développement d’une bureaucratie propre au privé (audits, task forces, comités d’évaluation), qui fixe des objectifs chiffrés dans des domaines où la quantification des services est des plus arbitraires (santé, éducation). L’utilisation du terme « partenariat privé-public » (public-private partnership) apparaît également comme l’appellation euphémisée d’un processus inégalitaire où, de fait, le privé se taille la part du lion, en obtenant des contrats de gestion financièrement avantageux (dons de l’Etat pour construire un hôpital, par exemple) et a la faculté d’imposer ses propres techniques de gestion. Il est également intéressant de noter la disparition du terme « usager » du vocabulaire des services publics, au profit de la notion de « client ».
- L’investissement du secteur privé dans le domaine des services publics provoque la redéfinition de la notion de « risque » (tel que le risque associé à la construction d’un bâtiment public et à sa gestion). La PFI implique, en théorie, le transfert du risque du public vers le privé. En réalité, ce transfert est illusoire. C’est bien l’Etat qui supporte les aléas financiers des entreprises privatisées (par exemple, le ressourcement financier par l’Etat de Railtrack, compagnie privée, après l’accident ferroviaire mortel de Hatfield) ou de projets de type PFI (par exemple, le versement à perte de plus de deux milliards de livres sterling pour « aider » à la construction d’une ligne permettant de recevoir l’Eurostar entre le tunnel sous la Manche et Londres Waterloo).
On peut ainsi estimer que la PFI a mis en place un système qui remet fondamentalement en cause les principes fondamentaux au cœur de la mission de service public :
- le principe du financement public par le biais de l’impôt ;
- le principe de leur propriété publique ;
- le principe de la gratuité de la santé publique (dans le cas britannique).
Le cas de la PFI souligne à l’envi les dysfonctionnements créés par les politiques qui ont progressivement rogné les prérogatives et les marges de manœuvre financières de l’Etat. La PFI montre les dangers de la cession de services publics à des entreprises privées et de leur soumission aux lois du marché.
Les considérations d’équité et de justice sociale constituent les principes directeurs des services publics, or ce sont deux notions dont le marché s’accommode très mal. La notion de service public assure à tous les citoyens des services, quelle que soit leur situation économique.
La mission de service public hospitalier aux mains de l’Etat garantit ce principe de manière fondamentale, car seul le public peut décider d’opérer, de soigner en prenant en compte les notions d’équité et de justice sociale.
Seul le public peut imposer l’accès au soin de tous, y compris des personnes qui ne sont pas solvables.
Tourner le dos à ces principes essentiels du service public revient à saper les fondements mêmes du Welfare State britannique, mis en œuvre par le gouvernement travailliste de Clement Attlee à partir de 1945.
[…] »
– Marlière, P. (2001). Le public au service du privé. Mondialisation néo-libérale et privatisation des services publics en Grande-Bretagne. Les Temps Modernes, 615-616(4), 347-370.
« Le 8 octobre 2019, l’entreprise informatique américaine Adobe a fermé tous les comptes de ses clients au Venezuela, laissant ainsi, soudain, des milliers d’utilisateurs sans accès à Photoshop, le principal logiciel de retouche photographique et à Acrobat Reader que nous connaissons pour les documents en pdf.
Ce faisant, la société californienne Adobe se mettait en conformité avec l’ordre exécutif du président Trump qui, publié début août, interdisait aux sociétés américaines quasiment tout commerce avec le Venezuela.
« Ha ! ha ! ha ! Le Venezuela… Cela n’arrivera jamais en France… », me direz-vous.
Comme disait, en substance, le général chinois Sun Tzu : il ne faut pas se demander ce que l’adversaire va faire mais ce que l’adversaire peut faire. Une telle situation est-elle donc possible en France ? La réponse est oui.
« Mais les États-Unis sont nos alliés ! » entendra-t-on.
Oui, bien sûr, et des alliés précieux. Pour autant, les relations internationales ne sont que rapports de force. Il n’y a là ni amis ni alliés inconditionnels, il n’y a que des intérêts communs à un moment donné. Et ces conjugaisons opportunes n’empêchent nullement, et simultanément, entre lesdits alliés, les rivalités les plus dures en termes économiques, en compétition commerciale, en stratégie de renseignement et, plus généralement, en luttes géopolitiques.
Nous sommes donc à la merci d’autrui.
Les conditions d’utilisation de la plupart des services numériques que nous acceptons, sans d’ailleurs les lire, autorisent ces services à être interrompus pour des périodes indéfinies sans que cela nous donne droit à une quelconque compensation. Nous avons tous signé et donné notre accord, comme les utilisateurs du Venezuela.
« Mais quand même la France, ce n’est pas le Venezuela ! » dira-t-on fort justement.
C’est pourquoi nous allons prendre un autre exemple. Un pays qui a près de cinq fois notre pib : la Chine. Une de ses plus belles entreprises de technologie télécom est Huawei. Huawei est le second fabricant mondial de mobiles et le premier fournisseur mondial d’équipements de réseaux de téléphonie cellulaire. Après s’être, pour le moins, inspirée de sa concurrence, l’entreprise chinoise s’est désormais propulsée en tête en termes de technologie.
Le 15 mai 2019, le département du Commerce des États-Unis plaçait Huawei sur la liste des entreprises susceptibles de mettre en péril la sécurité nationale. Dans la foulée, Google, Qualcomm, Intel et Broadcom interrompaient leur relation avec Huawei.
Huawei est ainsi privé, pour ses futures ventes de terminaux, d’Android, le premier système d’exploitation mondial pour mobile et de ses services associés : YouTube, Maps, Gmail ainsi que de la plate-forme d’applications : PlayStore.
Cette interdiction concerne donc également les fournisseurs de composants, elle s’étend notamment aux processeurs et modems vendus par les sociétés américaines précédemment citées.
Ainsi, dans le cadre d’une tension entre puissances, l’une d’entre elles peut frapper l’autre en utilisant l’arme de la dépendance technologique. Du jour au lendemain, les logiciels, les systèmes d’exploitation, les processeurs et autres équipements informatiques d’une nation peuvent être suspendus par une autre.
Il ne s’agit pas seulement de conflits entre États.
Le 12 décembre 2019, Google a interrompu l’accord de nouvelles licences Android aux Smartphones commercialisés en Turquie.
Cette privation fait suite à un conflit entre Google et les autorités turques, qui souhaitent l’ouverture d’Android à d’autres moteurs de recherche et services que ceux de Google… Android représente 80 % du parc de mobiles en Turquie. Qui cédera ?
Et les données ?
Les échanges sur Internet transitent par quelques centaines de câbles sous-marins. Comme le dit Jean-Luc Villemin, directeur des réseaux internationaux d’Orange : « La sensibilité d’une économie est proportionnelle à la quantité et à l’importance des informations qui transitent sur ses câbles. »
En France, 80 % du trafic national partent aux États-Unis. Ce que l’on appelle le « cloud » et qui est, en fait, l’ordinateur de quelqu’un d’autre, se trouve généralement aux États-Unis.
Nous y conservons notre mémoire, notre propriété intellectuelle et notre activité économique. Une coupure de trafic, à ce niveau de dépendance, à ce niveau d’optimisation des processus par les données, est une interruption de nation. C’est le bouton off du pays.
Là encore, les conditions générales d’utilisation de ces services de cloud – en français : télématique – sont éclairantes : dans la mesure où la loi le permet, le service n’offre aucune garantie, expresse ou implicite, quant aux services offerts. Nous voilà pleinement rassurés, puisque nous avons tous signé.
Mieux encore, la majorité du trafic assuré jusqu’à présent par des opérateurs de télécommunications traditionnels l’est désormais par les principaux acteurs numériques eux-mêmes, cette part prise devrait atteindre les 90 % dans les premières années de cette décennie. Le prochain déploiement en Afrique de câbles sous-marins par Facebook et Google en est la meilleure illustration. Mais ce n’est pas grave puisque la fameuse neutralité du Net garantit l’égalité de traitement. Sauf que cette disposition ne s’applique pas au trafic sous-marin.
« On ne va pas couper le trafic d’un pays tout de même ! »
L’Algérie a vu son trafic interrompu pendant cinq jours en 2015, c’est arrivé aussi en Guinée et au Liban. Une coupure offensive est possible.
Les moyens existent et les nations, tout autant averties qu’en capacité, se testent et s’épient sous les océans.
Plus de logiciels, plus d’informatique, plus de données. C’est tout à la fois le moteur et le carburant qui sont sous le contrôle d’autrui. Nous étions des citoyens, nous sommes devenus des utilisateurs.
Des nations aux cyber-empires
Certains imaginaient jadis Internet comme un métamonde, un ailleurs utopique et bienveillant et prédisaient d’ailleurs la fin des nations, résidus guerriers et autoritaires des siècles précédents.
Ils avaient raison, les nations sont supplantées par des empires, des cyber-empires.
Une nation est délimitée par ses frontières avec d’autres nations et, à moins d’exceptions, s’en contente.
Un empire croît sans cesse, dépasse ses limites, conquiert, absorbe, englobe, soumet et ne s’arrête qu’à la rencontre d’un autre empire…
Le réseau est le lieu de ces empires en affrontement constant.
Un cyber-empire contrôle ses données, ses logiciels, ses protocoles, ses adresses, ses chiffrements, ses serveurs, ses composants, ses systèmes et ses processeurs.
Un cyber-empire est souverain sur le réseau. Cela s’appelle la maîtrise de son destin numérique, cela s’appelle la « souveraineté numérique ».
Actuellement, le cyber-empire américain règne et deux autres prétendent accéder à ce statut, chacun à sa manière : le chinois et le russe. Les États-Unis ont pris politiquement conscience de l’économie de la connaissance et des autoroutes de l’information au début des années 1990 avec l’administration Clinton-Gore. L’armée, le renseignement et Internet ont, depuis, formé un écosystème étatique et privé que les guerres anti-terroristes n’ont cessé d’amplifier jusqu’à atteindre une puissance globale unique et exceptionnelle. Si les rivalités et les orages abondent entre ces composantes, il s’agit néanmoins de la nouvelle dimension de l’empire américain. C’est, pour ce pays, une nécessité absolue pour amortir le choc numérique, la montée en puissance chinoise et pour s’assurer, dans ce contexte, la continuité de sa primauté mondiale.
La Chine fut probablement la première puissance mondiale jusqu’au xviiie siècle. Deux siècles de perdus que le pays s’oblige à rattraper à marche forcée. Et le déséquilibre démographique qui s’annonce du fait du vieillissement de sa population le contraint à encore accélérer la cadence. Ici, comme partout, le réseau est la chance de surmonter les épreuves et d’aller encore plus vite. La course chinoise a trouvé son envol par la captation tous azimuts de la propriété intellectuelle occidentale, elle cherche aujourd’hui à garantir son autonomie en développant ses propres ressources.
D’ici à 2022, l’administration chinoise devrait avoir supprimé tous ses logiciels étrangers et les forces armées travaillent à se doter de leur propre système d’exploitation pour remplacer Windows.
La Russie, plus vaste pays du monde, mais avec le pib de la Corée du Sud, a les plus grandes difficultés à se constituer en cyber-empire. Elle s’est pourtant engagée dans cette voie en privilégiant deux axes : l’autarcie et l’offensive. L’autarcie, par la capacité à se couper volontairement du reste du réseau mondial, une loi – la loi Runet – a été votée en ce sens à la Douma.
La Russie, elle-même très active auprès des câbles sous-marins étrangers, veut se prémunir d’une coupure agressive et garantir le fonctionnement de son réseau. Pour ce faire, elle établit un système d’adressage alternatif, se substituant à l’actuel sous contrôle américain, rapatrie toutes les données sur le territoire russe et centralise les interconnexions des fournisseurs d’accès nationaux.
Quant à l’offensive, il n’est pas un jour sans qu’il soit fait état d’une attaque provenant, selon toute vraisemblance, de Russie. Le 14 octobre 2019, le secrétaire général de l’otan, Jens Stoltenberg, a pointé la montée des menaces cyber contre son organisation et a cité un seul acteur étatique agresseur : la Russie.
Notre Europe est restée, à bien des points de vue, sidérée par le développement du réseau. Elle y a vu des anges – en anglais : business angels – des nuages et des licornes. Elle y a vu des start-up, des tee-shirts, des like et des smiley.
Elle n’y a pas vu des machines de guerre en croissance exponentielle : une dynamique protéiforme associant de façon symbiotique opérateurs privés et fonds publics.
Elle a compris trop tard qu’Internet ne vient pas s’ajouter au monde que nous connaissons, il le remplace.
C’est ainsi que nous avons choisi la subordination, la provincialisation et la colonisation. Nous avons lâché en trente ans près de mille ans d’histoire payés au prix du sang. Et cette Europe qui s’est éventrée – 700 000 victimes françaises et allemandes pour quelques centaines de mètres à Verdun en 1916 – a tout lâché en une flopée de clics.
Jadis, les criminels de guerre se disculpaient en expliquant qu’ils n’avaient fait qu’obéir aux ordres. Quant à nous, nous voulions juste jouer à « Candy Crush ».
Nous sommes à cet instant le garde-manger, le minerai numérique ou encore l’éventuel champ de bataille de ces trois empires.
À l’instar de cette Afrique disputée par les puissances européennes du xixe siècle, nous perdons dans ce dépeçage notre substance et notre esprit.
Et c’est d’autant plus tragique que le réseau est notre chance. Notre seule chance de surmonter les défis insensés du monde moderne ; notre seule chance de paix, de liberté et de prospérité.
Intelligence artificielle et nouvelle économie de guerre
Intervient ici ce qu’on appelle communément l’« intelligence artificielle ». Je retiens pour définition de l’intelligence : ce qu’une machine ne peut pas faire ; je suis donc mal à l’aise avec cette expression. Je lui préfère celle d’intelligence assistée. C’est toujours de l’ia, mais c’est plus réaliste.
La machine, certes, corrige ses erreurs et donc s’améliore par la comparaison entre ses résultats et la réalité, ce qui est remarquable, mais le processus n’en demeure pas moins une somme d’opérations stupides réalisées à grande vitesse.
Steve Jobs avait comparé l’ordinateur personnel à un vélo. Un formidable moyen d’aller plus vite, mais ce n’est pas le vélo qui va vite, c’est le cycliste. C’est le cycliste qui a le sens commun et la capacité de réagir à l’imprévu.
L’ia est une source immense de progrès : réduire l’incertitude que nous contrebalancions au xxe siècle par le gaspillage ; supprimer la routine qui a réduit à l’état de machines précaires des générations d’êtres humains et fait perdre un temps considérable à tous. Les automates décisionnels vont nous soulager d’un fardeau immense. Et c’est un champ d’innovations formidable qui s’ouvre à nous.
Mais, sans souveraineté numérique, c’est le processus le plus radical pour nous asservir et vider définitivement les meilleurs morceaux restants, tout autant que les dernières miettes du garde-manger numérique européen.
Pour nous sortir de cette nasse, deux moyens : 1) il faut tout d’abord arrêter de parler de données personnelles. Une donnée personnelle ne renseigne que sur sa source. Or, aujourd’hui, les données se renseignent mutuellement, se déduisent, se corrèlent entre elles… En ce sens, définir des données par leur degré de confidentialité est bien hardi. Et puis, à qui appartient l’information sur un rendez-vous ? Et ce que j’appelle « mon carnet d’adresses » n’est pas autre chose que les adresses des autres, sur lesquelles je n’ai aucun droit, mais seulement des devoirs. Les données de chacun et des autres sont indissociables et chacun y conserve pourtant ses propres droits. Elles forment donc une totalité en multi-propriété, c’est, en droit, une indivision. Et c’est, pour une nation, un bien commun souverain.
Un bien commun régi par nos lois, localisé sur notre territoire, chiffré par nos protocoles, transitant par des télécommunications sous nos lois, alimentant des algorithmes assujettis à nos règles et disposant, comme le dollar, de protections internationales, garanties par nos chiffrements souverains.
Cela vaut aussi pour les métadonnées, ces informations qui qualifient les données, comme la date ou le lieu d’une photo. Les machines, les appareils, les capteurs, bref les intelligences numériques et leurs systèmes d’exploitation utilisés sur notre territoire intégreront un correctif obligatoire garantissant l’intégrité et les conditions d’usage de nos données, notre bien commun souverain.
Il est probable que cette démarche suscitera des oppositions. Mais ce n’est qu’une étape : les sociétés américaines opérant en Chine se sont conformées à des mesures analogues.
Avec les données de nos citoyennes et de nos citoyens, nous faisons ainsi nation numérique et y appliquons les lois de la République.
Et n’oublions pas que les machines et services de nos amis américains sont soumises au Patriot Act qui donne à leurs agences de renseignement un accès sans mandat à toutes les données transitant, traitées ou stockées par des sociétés américaines et leurs filiales, quel que soit leur territoire d’implantation.
S’y est ajouté récemment le Cloud Act qui étend cette faculté aux institutions judiciaires et policières américaines. Nous voilà, de facto, sous droit américain.
Bien des nations européennes s’en inquiètent, notamment en France et en Allemagne et lancent des initiatives de télématique souveraine. En Allemagne, 96 % de la fonction publique dépendent des suites Microsoft Office et 69 % des services de l’administration stockent leurs données sur les serveurs de cette belle entreprise. Le secteur privé n’est pas en reste : 80 % des principales entreprises du cac 40 en France et du dax allemand utilisent l’excellent Amazon Web Services. Cette subordination, volontaire ou par défaut, est incompatible avec notre souveraineté numérique. Elle est illégale, dans les conditions actuelles, dès lors que les données deviennent par la loi un bien commun souverain.
Les composants, les logiciels, les serveurs, les routeurs et échangeurs qui traitent nos données et par lesquels transitent notre trafic doivent également échapper à toute tutelle étrangère. Cela ne signifie aucunement perdre les services et les appareils que nous apprécions tant. Ils sont bienvenus. Ils fonctionneront simplement dans notre cadre juridique.
Certains disent que nous avons perdu les compétences, que l’avance technologique américaine est telle qu’il est désormais impossible de contester cette situation et plus encore, pourquoi pas, de vouloir se lancer dans des initiatives autonomes. En fait, il est aberrant de s’être mis dans cette situation. Et il est irrationnel de ne pas se donner les moyens d’en sortir.
Le premier point était donc le nouveau statut juridique des données dont la prise en compte de l’organisation en réseau est capitale.
Le second point a trait à la compréhension de l’économie numérique : il faut passer d’une vision d’économie traditionnelle, digne du bac sciences économiques et sociales, à une économie de guerre cyber.
Dans cette économie, les données sont la monnaie première et la monnaie fiduciaire est secondaire.
Ainsi, un réseau social peut brûler un milliard de dollars avant d’avoir un plan d’affaires, car il vaut bien plus par ses enjeux de renseignement.
Lorsqu’en 1935 le radar est développé en Grande-Bretagne par Robert Watson-Watt, il est probable que s’il lui avait été demandé ses perspectives de rentabilité, il serait resté coi. Dès lors, les aviateurs allemands, leurs chasseurs et bombardiers, indétectables faute de radar, auraient gagné, en 1940 et 1941, la bataille d’Angleterre.
Nous devons quitter l’écume libérale qui nous est présentée comme motrice de cette mutation numérique et comprendre qu’elle est portée par de colossaux investissements d’État, tout à la fois en provenance de l’armée et du renseignement.
L’État français, quant à lui, s’est engagé à mobiliser un milliard et demi d’euros pour l’ia de 2018 jusqu’en 2022. C’est une prise de conscience, un premier pas et un encouragement à l’investissement privé. Cela nous place encore dans la course, mais loin derrière les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Chine ou le Canada. C’est probablement un tiers de l’investissement chinois, sur la même période.
C’est, sur trois ans, 16 % du budget annuel 2017 de Facebook en « recherche et développement » et 8 % de celui d’Alphabet, la maison mère de Google. Pour 2017, l’effort en r&d des principales sociétés américaines du numérique était de 127 milliards de dollars. C’est certainement pourquoi, pour peser plus, la France inscrit l’ia dans l’agenda européen et devrait mobiliser ainsi près de cinq milliards sur les cinq prochaines années… Espérons cependant que pour entraîner nos algorithmes apprenants, il nous soit permis d’emprunter nos propres données stockées à l’étranger… Souhaitons aussi que ces belles initiatives sachent retenir nos talents, naturellement tentés de mener cette course ailleurs pour la mener en tête.
Civil et militaire
Autre défi : l’informatique quantique. Cette technologie est l’application numérique du « en même temps » puisque les bits peuvent simultanément prendre les valeurs 0 et 1. Ce qui démultiplie leur puissance.
Ces ordinateurs, qui réalisent en quelques minutes des opérations qui auraient pris des milliers d’années à un super calculateur traditionnel, vont, eux aussi, bouleverser les rapports de force.
En effet, par exemple, la résistance de nos chiffrements classiques est proportionnelle au temps nécessaire pour les déchiffrer. C’est donc, avec le quantique, le risque d’une vulnérabilité presque absolue. Bien sûr, les difficultés techniques sont majeures, presque insurmontables, mais qui prendrait le risque de la réussite de l’autre ?
Pour bien faire, un plan pour l’informatique quantique va être lancé au niveau national, s’ajoutant à l’initiative européenne de soutien engagée en 2018. Nous voyons, ici encore, cette bonne volonté publique utilisant tous les leviers à sa disposition pour agir. Régulièrement, les observateurs soulignent cependant la difficulté à passer de la recherche au marché. Ce qui a pour conséquence l’échec, trop souvent, de nos efforts. Probablement parce que l’on oublie que, dans le numérique, la passerelle entre le laboratoire et le commerce, ce ne sont pas les fonds d’investissement, qui interviennent plus tard et sur des critères économiques, ce sont les financements et les besoins de l’armée comme du renseignement.
Dès les années 1930, le creuset innovant d’ingénieurs en électronique proches de l’université de Stanford, cerveau de la Silicon Valley, fut propulsé par les commandes de guerre en radars et en dispositifs pour l’aéronautique.
Puis, au début des années 1960, la course à l’espace et l’invention du transistor en relancèrent l’expansion : Silicon Valley est la réponse à Sputnik.
L’investissement indistinctement public et militaire est le père nourricier, depuis quatre-vingt-dix ans, de tout l’écosystème électronique puis numérique américain.
Il n’y a pas de Silicon Valley, hier comme aujourd’hui, sans l’apport considérable de l’armée américaine et de ses dérivés en recherche, ressources et carnets de commande.
Plus récemment, le CyberSpark, ouvert à Beersheba en 2014 en Israël, est un campus hybride qui rassemble entreprises et centres de recherche dédiés à la cybersécurité : il a pour moteur initial et continu l’investissement et l’expertise militaires.
La dynamique et l’attraction de cette pépinière créative, soutenues par plusieurs milliards de dollars d’investissement combinés, sont telles qu’Israël reçoit 20 % des financements privés mondiaux consacrés à la cybersécurité et se place ainsi au second rang mondial derrière les États-Unis. L’armée est le catalyseur et le réacteur de ce succès.
Dans le monde numérique, la distinction entre le civil et le militaire n’est pas pertinente. Le réseau est une zone de guerre et chaque terminal est à la fois arme contre nous ou avec nous, selon qui le contrôle. Le réseau est civil et militaire tout à la fois. Il est civilitaire.
Les trois cyber-empires russes, chinois et américains ne fonctionnent pas autrement. Seuls les écosystèmes civilitaires sont compétitifs.
La stratégie civilitaire n’est pas seulement valable pour les empires. C’est, pour les nations, la clef d’une souveraineté qui s’impose non pas par l’autarcie, mais, bien au contraire, par l’utilité dans l’interdépendance : l’empire numérique américain ne peut se passer ni de la Corée ni d’Israël. Ces deux nations sont d’autant plus autonomes qu’elles sont indispensables.
Il est probable qu’un nouveau champ de compétition confirmera encore cette alliance « civilitaire » : le new space, le nouvel âge spatial, c’est-à-dire l’ouverture de l’espace aux acteurs du marché, comme Space X et Blue Origin, mais aussi à de nouveaux États aux ambitions spatiales tels que l’Inde, le Brésil ou la Malaisie… Et les dimensions militaires et civiles seront ici aussi inséparables. La Norvège lance deux satellites pour l’Arctique, ils seront dotés de capacité défensive. Et les grandes nations, y compris la France, se préparent à la militarisation de l’espace.
Je l’ai dit, la catégorisation des données est une fiction puisqu’elles se déduisent les unes des autres.
Une information collectée par une appli de jogging sur le parcours d’un sportif, lorsque c’est un militaire, est une information militaire.
De la même manière, croire qu’un collecteur de données ne les réserve qu’à son usage est au-delà du naïf. Les données circulent comme l’argent. Toute donnée collectée par un opérateur privé est à la disposition de son État d’origine, de même toute information recueillie par un agent public, ou sous contrat, est communiquée aux entreprises de sa nation en compétition à l’étranger. Les mêmes circuits qui servent à la capture d’un terroriste sont employés pour récupérer des plans de turbine ou la configuration d’une molécule. S’y intercalent, d’ailleurs, officines grises et hybridations en tout genre. Le renseignement d’État et l’intelligence économique sont indissociables et consubstantiels.
La pire situation dans cette guerre numérique est de se croire en paix et de continuer à raisonner exclusivement en intérêts économiques alors que la compétition, aux apparences trompeuses de pures entreprises, s’appuie, en fait, sur des ressources illimitées.
C’est le pays qui est en jeu et pas le rendement des capitaux. Quand on se bat, on ne compte pas.
Il faut fonctionner avec trois monnaies. Une monnaie de long terme : la sécurité nationale commanditée par l’armée ; une monnaie immédiate, la donnée, financée par le renseignement. Et, enfin, le marché, qui s’intercale utilement entre les deux, avec ses ambitions de retour sur investissement à moyen terme et avec pour monnaie l’euro, mais qui, on le constate, ne peut être seul à porter la nation entière.
Nous n’avons aucune chance si nous continuons à être unidimensionnels dans notre calcul de valeur alors que notre compétition est tridimensionnelle. C’est la raison de l’absence de géant de l’Internet européen. Pourquoi cette naïveté de notre part ? Nous sommes les peuples des Machiavel, Talleyrand et Bismarck… Pourquoi sommes-nous à présent les Petit Nicolas d’Internet ? J’ironise pour alerter. Je sais les engagements, les talents qui œuvrent au quotidien et, certainement, j’ignore bien des développements en cours. Je les salue ici avec respect et reconnaissance.
Cependant, c’est pour mieux encore valoriser et faire effet de levier sur ces initiatives qu’il faut placer notre investissement collectif numérique dans ce contexte de guerre cyber. Il ne nous sera laissé aucune place, aucune chance, aucun espace qui n’aura été conquis ou défendu. Comme jadis et toujours, seule notre volonté fait face à l’adversité. »
– Bellanger, P. (2020). Trois empires et un garde-manger. Le Débat, 209(2), 57-64.
« Dans l’histoire de la gauche dite « de gouvernement », en France comme dans la plupart des démocraties libérales, il n’est pas une génération qui n’ait reçu de ses aînés un héritage dans un état de délabrement si avancé.
Comment la gauche s’est-elle faite la championne de la défaite, l’incarnation de la loose, une grande congrégation de perdants ? Comment cette notion s’est-elle évidée, aux yeux d’une majorité des corps électoraux, à commencer par ses franges les plus jeunes, des idéaux de bien commun et d’intérêt général, de progrès comme de justice sociale, de solidarité et d’équité, d’émancipation non seulement physique et matérielle mais culturelle, morale et intellectuelle ?
Née dans la seconde moitié des années 1980 et la première des années 1990, l’enfance de cette génération fut rythmée par les victoires de la gauche, deuxième du nom. De la France aux États-Unis, du Royaume-Uni à l’Allemagne, une « troisième voie » d’inspiration sociale-démocrate laissait espérer une conciliation entre la libération des forces économiques et la juste répartition des fruits d’une croissance devenue mondiale. Comment et pourquoi ce nouveau corpus idéologique et, avec lui, les nouvelles stratégies de conquête et d’exercice du pouvoir ont-ils conduit à saper durablement non seulement l’assise électorale, mais la crédibilité même des discours de gauche ?
En réalité, la gauche de gouvernement avait perdu au moment même où elle pensait avoir gagné. Plus encore, tout indiquait déjà qu’une telle tentative était vouée à l’échec. La structure socialement inégalitaire et écologiquement destructrice de la croissance des quarante dernières années autant que l’évidement de la souveraineté nationale dans le cadre d’une nouvelle « gouvernance » mondiale posaient un double problème à la social-démocratie : celui de n’être ni sociale ni démocrate. Et loin de n’avoir suscité que le désespoir des militants d’hier et le désarroi des jeunes électeurs d’aujourd’hui, la démission des forces de gauche représente l’un des premiers facteurs, nous le verrons, de la crise de nos régimes démocratiques. Le passé, ou l’âge de la défaite, sera donc le thème de notre première partie.
Les membres de la nouvelle génération font face à une page blanche. Leur vie fut rythmée par la remise en question totale, systématique et sans reste des certitudes les plus profondément ancrées dans les consciences de leurs parents et grands-parents. L’échec de la gauche de gouvernement s’explique, d’abord, par l’incapacité de ses représentants à se rendre intelligibles les profondes mutations des sociétés occidentales au cours des quatre dernières décennies. Les réponses apportées ne correspondaient même plus aux problèmes posés. La gauche, qui devait porter l’espoir d’un avenir meilleur, s’est faite la championne d’une résignation et d’un défaitisme rendus supportables par un formidable aveuglement collectif. La seule prétention à une analyse rationnelle de la réalité n’était même plus d’actualité. Il faut désormais tout reprendre depuis le début. Il n’est même plus question d’apporter des réponses. Le défi consiste plutôt à poser de bonnes questions. Parvenir à les formuler ne permettra ni de résorber la défiance dont est aujourd’hui frappée la gauche de gouvernement, ni même de conquérir le pouvoir. L’enjeu est de retrouver la possibilité même de l’un et de l’autre. La deuxième partie de cet article portera donc sur le présent ou l’âge des bonnes questions.
Conséquence de l’effondrement de la gauche de gouvernement, rarement dans l’histoire l’offre politique aura si peu capté la demande du corps électoral. Le clivage « ouverts » / « fermés », « mondialistes » / « patriotes », « progressistes » / « nationalistes » traverse désormais, à des degrés divers et en dépit de sa vacuité intellectuelle, l’ensemble des démocraties libérales. Puisque chacune de ces deux options marquerait son dévoiement, l’avenir de la social-démocratie et, plus encore, de la gauche républicaine française réside dans leur dépassement. Vu l’état des forces en présence, tout porte à croire qu’une telle entreprise est vouée à l’échec. Mais le lot de la nouvelle génération semble bien consister à s’inventer des raisons d’espérer. La troisième partie portera donc, non sans un certain optimisme, sur l’avenir ou l’âge de la conquête.
Le passé où l’âge de la défaite
Apprécier les causes de l’effondrement de la gauche de gouvernement suppose un rapide retour sur les quatre dernières décennies. Les années 1980 marquèrent l’avènement de la « deuxième » et « nouvelle » gauche, dont le lent épuisement a bercé l’existence de la nouvelle génération.
La métamorphose du logiciel idéologique
Au cours des années 1970, deux événements sapèrent la crédibilité du logiciel idéologique des partis de gauche traditionnels. D’une part, le premier choc pétrolier sonna la fin du cycle de croissance à la fois forte et inclusive observée depuis l’après-guerre. Les partis de gauche furent mis en demeure de trouver de nouveaux moyens de relancer des économies nationales au sein desquelles la large diffusion des biens de consommation avait tari la demande intérieure. Relativement fermées jusqu’à la fin des années 1960, les économies développées s’ouvrirent rapidement sur le monde, reléguant les théories keynésiennes dans un passé lointain.
D’autre part, la publication de témoignages sur l’enfer du goulag et d’essais d’anticipation de l’effondrement du régime soviétique ruina la perspective d’émancipation communiste. Loin de seulement remettre en question le programme de collectivisation des moyens de production, elle jetait le soupçon sur le caractère intrinsèquement arbitraire et potentiellement totalitaire du pouvoir politique. Puisque les tentatives de dépassement de l’économie de marché avaient conduit aux pires atrocités de l’histoire, favoriser le progrès humain supposait de libérer les marchés du poids de la puissance publique et d’étendre leur logique aux moindres recoins de la vie individuelle et collective.
Ces deux événements contribuèrent à actualiser un nouveau corpus de théories économiques, dit « néolibéral ». Défendues par un aréopage d’économistes réunis dans la société du Mont-Pèlerin dès l’après-guerre, ces thèses accédèrent à la reconnaissance institutionnelle et aux plus hautes fonctions politiques au cours de la décennie 1970.
En quête d’un nouveau souffle idéologique, les partis de gauche s’empressèrent de s’approprier les trois prémisses du logiciel néolibéral : l’efficience naturelle de marchés auto-régulés, l’autonomie d’individus de droit rationnels et l’impérative secondarisation du politique par rapport aux deux premiers.
L’horizon politique se rétracta soudainement : l’ambition de la gauche se limiterait désormais à accompagner des mutations économiques considérées comme inéluctables. Les forces de créativité, d’audace et d’innovation qui avaient fait la richesse de son histoire l’abandonnèrent définitivement. Les notions de conquête sociale et de progrès collectif se voyaient vidées de leur sens dès lors que toute responsabilité se trouvait transférée sur les individus. L’émancipation de tous ne passerait plus que par la débrouille de chacun selon le nouveau mantra de l’empowerment. Dans un contexte de croissance morose et de contraintes budgétaires, les puissances publiques ne seraient plus en mesure d’assurer à tous emplois et sécurité sociale, mais uniquement des « capacités » (capabilities) permettant aux individus d’accéder par eux-mêmes à l’un et à l’autre. Loin de seulement adopter ces théories, la gauche leur fournit une caution morale, en contradiction avec toutes ses valeurs fondamentales.
Dure leçon des quarante dernières années : c’est en cherchant à en gagner, sous couvert de « réalisme », de « pragmatisme » et d’« efficacité », que la gauche a perdu toute crédibilité.
Dans la plupart des démocraties libérales, la gauche se fit le fer de lance de l’agenda libéral 2.0. une fois parvenue au pouvoir : abattement des barrières douanières, libéralisation des marchés financiers, privatisation des services publics, diminution de l’impôt sur les entreprises et les hauts revenus, en même temps que flexibilisation des marchés de l’emploi et délocalisations permises par les nouvelles technologies de transport et de communication.
Toutes ces mesures devaient accroître les marges des entreprises et permettre de recouvrer les taux de croissance passés. Pourtant, sans que personne s’en aperçoive, le modèle de croissance lui-même changeait de nature. De forte et inclusive au cours des Trente Glorieuses, elle devint faible et exclusive. En France, le produit intérieur brut (pib) rapporté au nombre d’habitants, de près de 5 % en moyenne durant les années 1960, chuta à 3 % la décennie suivante, à moins de 2 % dans les années 1980 et 1990 pour stagner autour de 1 % depuis le début du millénaire. En tant que moyenne, le pib laissait entendre que la croissance ralentissait pour tout le monde. Il fallut un certain temps pour se rendre compte d’une telle erreur : le haut de l’échelle continuait sur sa lancée quand le bas stagnait, voire régressait. C’est la raison pour laquelle, au cours des trois dernières décennies, la part du revenu national détenu par les 10 % des Français les plus aisés s’est accrue de 7 % quand celle des 50 % les moins fortunés a diminué de 8 %. Une augmentation des inégalités toutefois bien inférieure à celle observée dans les pays anglo-saxons, et spécialement les États-Unis, où la part des revenus des 50 % les plus modestes a décru de 26,5 % quand celle des plus riches augmentait de 20,5 %.
Ces opportunités offertes au capital s’effectuaient désormais aux dépens du travail.
La mise en concurrence des législations fiscales et des marchés de l’emploi affaiblissait les États-providence et reléguait dans le chômage ou la précarité des pans croissants des classes moyennes et populaires.
Sans que les partis de gauche y trouvent à redire, un cercle vicieux s’enclenchait : à mesure que la croissance se faisait plus faible et exclusive, les recettes fiscales diminuaient, les dépenses sociales augmentaient, la dette publique se creusait, entraînant une diminution des investissements publics et, par conséquent, de l’activité économique.
La dualisation des marchés du travail entre emplois délocalisables puis automatisables, d’un côté, et emplois à forte valeur ajoutée, de l’autre, amplifiait les fractures sociales et territoriales. La désindustrialisation et la révolution numérique se conjuguèrent pour concentrer les bénéficiaires de l’économie mondialisée au sein des métropoles et, ainsi, dévitaliser territoires ruraux et périurbains. Comme des millions de travailleurs devenaient inemployables, des territoires entiers se trouvaient marginalisés par la faiblesse de leur valeur ajoutée. Ces deux phénomènes sociaux et territoriaux se renforçaient mutuellement. Les plus favorisés observaient une hausse simultanée de leur revenu et de leur patrimoine quand les moins favorisés, de plus en plus nombreux, voyaient, impuissants, l’un et l’autre s’effriter.
Au moment où la deuxième gauche parvint au pouvoir au cours de la décennie 1990, tous les signaux convergeaient pour identifier ce modèle de croissance comme économiquement inefficace, socialement injuste et écologiquement insoutenable. Reste à comprendre comment et pourquoi dirigeants et intellectuels n’ont pas su, pas pu ou pas voulu les prendre en compte.
Victoire ponctuelle et défaite durable
Les années 1990 portèrent au pouvoir, dans la plupart des grandes démocraties occidentales, cette nouvelle gauche qui devait parvenir à concilier dynamisme économique et justice sociale. Seulement, cette victoire sur la forme masquait une défaite sur le fond.
Dans un premier temps, les programmes favorables aux détenteurs de capitaux économiques (mobiliers et immobiliers) ou culturels (diplômes) attirèrent de nouveaux électeurs. Les plus diplômés se substituèrent aux travailleurs à partir de la seconde moitié des années 1970 aux États-Unis et en France, et, une décennie plus tard, au Royaume-Uni. À cette époque, les 10 % les plus diplômés en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis votaient entre 16 et 22 points de pourcentage de moins en faveur des partis de gauche que les 90 % les moins diplômés. Cette tendance s’est symétriquement inversée au point que les 10 % les plus diplômés plébiscitent désormais les partis de gauche entre 15 et 24 points de pourcentage de plus que les 90 % les moins diplômés. C’est ce nouveau socle électoral qui permit le succès de la nouvelle gauche au tournant des années 1990.
Des États-Unis de Bill Clinton (élu en 1992) au Royaume-Uni de Tony Blair (élu en 1997), en passant par la France de Lionel Jospin (nommé Premier ministre en 1997) et l’Allemagne de Gerhard Schröder (élu en 1999), la gauche s’apprêtait à clore le xxe siècle et ouvrir le xxie parée de toutes les vertus.
Seulement, le ralliement de la gauche à un « pragmatisme de marché » modifiait radicalement la donne. « La seule politique possible », selon les mots du Premier ministre Laurent Fabius dès 1986, condamnait toute opposition à glisser vers l’abstention ou les extrêmes, comme une nouvelle loi de la gravité appliquée aux échiquiers politiques. Au cours des quatre dernières décennies, deux étapes se distinguent clairement. Tout d’abord, les vingt dernières années du xxe siècle amorcèrent un accroissement spectaculaire tant de l’abstention que de la défiance des citoyens envers leurs élus et la plupart des institutions démocratiques.
Ensuite, un pas supplémentaire fut franchi dès les premières années du xxie siècle par la percée des formations nationales populistes, concomitante de l’épuisement électoral de la nouvelle gauche. Du Danemark du 20 novembre 2001 – le Parti populaire danois (df) récolte 14 % des voix – à la France du 21 avril 2002 – le fn recueille 17 % des suffrages ; de l’Autriche du 24 novembre 2002 – le Parti populaire autrichien (övp) récolte 42 % des voix – aux Pays-Bas du 15 mai 2002 – la liste Pim Fortuyn atteint les 17 % –, chaque fois le lourd revers des sociaux-démocrates se traduit par une victoire de l’extrême-droite. Ce schéma se répéta lors des élections européennes de 2004, où les travaillistes de Tony Blair reculèrent au profit de l’ukip (uk Independance Party) qui, avec 17 % des voix, bouleversait le paysage britannique et européen. Et il ne cessera de se répéter ensuite tout au long des deux dernières décennies.
Alors que les sociétés occidentales subissaient des transformations sans précédent, les partis de gauche s’avéraient incapables de porter au niveau politique les nouvelles angoisses et appréhensions, espérances et aspirations de leurs concitoyens.
Cette étonnante apathie intellectuelle, cette surprenante incapacité à adapter leur « matrice idéologique » à une réalité sans cesse plus changeante, explique le boulevard laissé aux populistes et à leur ambition d’accéder au pouvoir à peu de frais. Nos gouvernements successifs leur ont déroulé un tapis rouge.
S’ils avaient voulu le faire, ils ne s’y seraient pas pris autrement.
C’est la raison pour laquelle la vague nationale-populiste qui a marqué le début du xxie siècle est l’héritière en ligne directe de l’échec de la deuxième gauche. À ce titre, Trump n’a pas de plus proche parent que Clinton, le Brexit que le New Labour de Blair, l’afd allemande que le spd de Schröder, le rn français que la post-mitterrandie.
En se détournant de la « nouvelle », ou « deuxième », gauche, ces électeurs avaient vu juste : ces politiques nuisaient à leurs intérêts. Tout cela était même anticipé depuis bien longtemps. Mais personne n’avait voulu le voir. La grandiloquence des discours permit un temps de masquer les conséquences économiques, sociales et écologiques du modèle de croissance que ses représentants s’épuisaient à promouvoir. Pourtant, celles-ci étaient largement identifiées par la communauté scientifique. En 1990, Maurice Allais, qui avait reçu, deux ans plus tôt, le prix Nobel d’économie, publiait La Mondialisation : destruction des emplois et de la croissance. Il affirmait que « la mondialisation ne peut qu’apporter partout instabilité, chômage, injustices » et que seul un « protectionnisme raisonné entre pays aux revenus très différents est non seulement justifié mais absolument nécessaire ». Deux ans après la parution de l’ouvrage était ratifié le traité de Maastricht, préparé à l’initiative des socialistes français. C’était une époque où il valait mieux avoir tort avec Delors que raison avec Allais.
En matière écologique, toutes les preuves des conséquences de l’activité économique étaient également disponibles. L’existence de la jeunesse s’identifie à la lente prise de conscience des impacts de l’activité économique sur notre système Terre, trop longtemps méprisés par les économistes, négligés par les gouvernants et ignorés par l’opinion publique. Notre génération est née autour de deux points de bascule, lorsque le diagnostic du réchauffement climatique et de ses conséquences fut finalement porté au niveau politique. En 1988, le scientifique de la nasa James Hansen exposa au Congrès américain et, par là, au monde entier les prévisions de la communauté scientifique que les décennies suivantes ne cesseraient de confirmer : le globe devait se réchauffer en moyenne de deux à trois degrés d’ici à 2050. Le second point de bascule est le sommet de la Terre à Rio de Janeiro, qui réunit, en 1992, 178 pays sous l’égide des Nations unies. À cette occasion, plus de 1 700 scientifiques indépendants, comprenant la majorité des lauréats de prix Nobel de sciences encore vivants, signèrent le World Scientists’ Warning to Humanity. Ils faisaient part de leur inquiétude sur les dégâts causés au système Terre, aux premiers rangs desquels la raréfaction de l’eau douce, le dépérissement de la vie marine, les zones mortes des océans, la déforestation, la destruction de la biodiversité, le changement climatique et la croissance démographique exponentielle.
Ainsi, au tournant des années 1990, quiconque était doté d’un minimum de curiosité savait que ce modèle de croissance n’était ni tenable ni souhaitable.
Les conséquences sociales et environnementales de l’économie mondialisée étaient donc largement identifiées avant même que la deuxième gauche ne les consacre comme la seule voie possible une fois parvenue au pouvoir.
Les contradictions de la gauche de gouvernement et son impuissance à répondre aux appréhensions et aspirations des électeurs n’ont pas seulement entraîné son effondrement électoral.
Elles ont durablement décrédibilisé ses discours et, en France notamment, sérieusement hypothéqué ses chances de prétendre revenir un jour aux responsabilités.
Le présent ou le temps des bonnes questions
La tâche confiée à la nouvelle génération est proprement abyssale. Elle n’a d’égal que le retard pris par la gauche de gouvernement au cours des quatre dernières décennies pour penser le fonctionnement de nos sociétés, de leur économie et de leur avenir.
C’est la raison pour laquelle il nous faut désormais partir de questions simples, pour ne pas dire élémentaires, bien que celles-ci soient toujours, finalement, les plus complexes. Ici, nous en retiendrons trois : une croissance verte est-elle possible ? Une économie juste est-elle possible ? Un réenchantement démocratique est-il possible ?
Répondre à ces questions ne permettra pas à la gauche de parvenir au pouvoir mais, au moins, de retrouver une raison d’être.
Une croissance verte est-elle possible ?
Les programmes de « New Deal Vert » ou de transformation globale des infrastructures nationales ou régionales vers une plus grande sobriété énergétique sont aujourd’hui légion. Seulement, tous reposent sur l’hypothèse de la viabilité d’une croissance verte. Répondre à cette question suppose de parcourir les centaines d’études analysant les rapports entre activités économiques et indicateurs environnementaux – de la consommation de ressources naturelles en passant par les émissions de ges, l’épuisement de la biodiversité et l’artificialisation des sols, par exemple. Ce qu’a fait le Bureau européen de l’environnement, dont la réponse est sans appel : « Non seulement il n’existe aucune preuve empirique d’un découplage entre la croissance économique et les pressions environnementales qui ne s’approche un tant soit peu des seuils nécessaires pour contenir la dégradation de l’environnement, mais, plus important encore, un tel découplage paraît improbable de survenir à l’avenir. »
Près de cinquante ans après la publication du rapport Meadows sur les limites de la croissance, nous voilà enfin parvenus, non sans réticences, au terme du processus d’évitement de la réalité .
Le productivisme est si profondément ancré dans l’histoire intellectuelle de la gauche que sa remise en question ne va pas sans heurt. Nul ne saurait s’étonner du fait que l’issue privilégiée par ses représentantsa pour l’instant consisté à perpétuer l’aveuglement passé en nourrissant les espoirs (illusoires) du solutionnisme technoscientifique.
Tenir un discours de vérité à même de restituer à la gauche un début de crédibilité suppose d’acter l’entrée dans l’ère de la post-croissance :
non pas la décroissance, mais l’au-delà de croissance telle que conçue jusqu’alors au travers du pib.
Non pas un retour au Moyen Âge, mais un bond en avant vers une économie durable et résiliente, intelligente et exigeante, au sein de laquelle on fait mieux avec autant.
Cette notion de post-croissance est trompeuse. De nombreux secteurs de nos sociétés continueront de croître et de progresser, notamment les plus essentiels au bien commun jusqu’ici négligés par les économistes et les outils de comptabilité : du bien-être à la qualité du travail, de la cohésion sociale à la richesse des ressources naturelles. Dans cette perspective, un formidable effort scientifique et démocratique d’instauration de nouveaux indicateurs de progrès paraît plus nécessaire que jamais. Instauration, au sens où s’interroger sur les méthodes de mesure – « comment mesurer » – suppose d’avoir auparavant défini l’objet de la mesure – « quoi mesurer ».
L’identification des finalités du devenir collectif semble bien concentrer, sous l’apparence faussement technique des indicateurs économiques, le grand défi de cette nouvelle génération.
Une économie juste est-elle possible ?
Tout porte aujourd’hui à croire que la dévalorisation du travail et la concentration des richesses s’amplifieront à l’avenir. La révolution numérique, dont nous ne connaissons aujourd’hui que les premiers balbutiements, est structurellement inégalitaire : la tendance monopolistique de ses entreprises (selon la logique du « winner takes all ») risque de se renforcer à mesure que le progrès technologique – intelligence artificielle, nano- et bio-technologies, notamment – leur garantira une position toujours plus hégémonique.
De plus, l’automatisation d’une proportion croissante d’emplois au cours des décennies à venir accélérera encore le déséquilibre entre travail et capital. Peu connu pour sa radicalité, le McKinsey Institute indique, dans une dernière étude portant sur 46 pays, que 60 % des emplois devraient être affectés dans au moins 30 % de leurs tâches par l’intelligence artificielle et la robotisation. La moitié des emplois dans le monde sont d’ores et déjà potentiellement automatisables si l’on y adapte les technologies dont l’efficacité est aujourd’hui prouvée. Si la pénétration réelle des nouvelles technologies sera plus modérée, les pays les plus développés seront les premiers impactés, comptant jusqu’à 30 % d’emplois remplacés d’ici à 2030. Ainsi, aux quarante ans de délocalisation-désindustrialisation dont nous n’avons pas fini de payer le prix risquent de succéder plusieurs décennies d’automatisation. Mieux vaudrait, cette fois, savoir l’anticiper.
L’ère de (très) faible croissance vers laquelle se dirigent immanquablement les économies occidentales masque une amplification des dynamiques inégalitaires observées depuis quarante ans : le maintien d’une formidable croissance pour une proportion toujours plus faible d’individus et la stagnation / précarisation / marginalisation pour le reste. Y remédier suppose d’engager la réflexion dans trois directions. D’une part, la réduction des inégalités primaires engendrées par l’économie (soit avant la redistribution par des États-providence désormais sous haute tension) à travers une grande démocratisation de cette dernière. Et ce, par une large participation des salariés au management et au financement des entreprises. D’autre part, une reconsidération systématique de notre fiscalité dont le poids s’est déporté du capital vers le travail sous l’effet de la concurrence acharnée entre États (dumping) en vue d’attirer des capitaux étrangers. Ici, un front uni des partis de gauche, à commencer par ceux des pays membres de l’Union européenne en vue d’instituer une coordination fiscale, sociale et environnementale supranationale, apparaît une condition sine qua non à une évolution quelconque. Enfin, l’introduction d’un revenu de base universel, dans un premier temps expérimental et localisé, de même que conditionné à des services d’intérêt général, apparaît de plus en plus souhaitable. Tout autant, l’imagination de nouvelles formes d’emplois, créés par les institutions publiques et collectivités locales à partir de la conversion des aides sociales en contrat d’embauche, sur le modèle de l’expérimentation des « Territoires zéro chômeur de longue durée » (tzcld), semble également une voie féconde pour lutter contre les carences de la nouvelle économie mondialisée de la connaissance.
Un réenchantement démocratique est-il possible ?
Une vague sans précédent de défiance institutionnelle traverse l’ensemble des démocraties libérales. En leur sein, les membres de la nouvelle génération se distinguent de toutes les autres classes d’âge par le peu de crédit accordé à leurs représentants. Pour autant, loin d’une menace de déconsolidation démocratique, cette défiance recouvre plutôt une formidable aspiration à une reconsolidation démocratique.
Réhabiliter la crédibilité de la parole publique pour capter cette aspiration supposera d’élaborer une vision claire et cohérente du fonctionnement de nos sociétés et de leur avenir à même de répondre aux appréhensions et aspirations des citoyens.
Plutôt que de tenter maladroitement de s’approprier un logiciel intellectuel plus périmé que jamais, la gauche doit opérer une véritable sécession intellectuelle.
Ses potentiels électeurs n’en attendent pas moins. Au-delà des questions économiques, sociales et environnementales abordées plus haut, deux champs de réflexion semblent à défricher en priorité.
Les quatre dernières décennies ont déplacé le pouvoir démocratique de la souveraineté nationale et populaire dans quatre directions : 1) le pouvoir économique des entreprises multinationales, 2) le pouvoir technocratique des organisations internationales et des agences indépendantes non élues au niveau national, 3) le pouvoir juridique des cours de justice nationales ou supra nationales et, enfin, 4) le pouvoir des groupes d’intérêts de toute nature constituant la société civile.
Identifier qui dirige, qui est légitime à diriger et comment doit s’opérer la distribution du pouvoir au sein des démocraties du xxie siècle et entre leurs territoires, tel est le premier chantier intellectuel.
Par ailleurs, des forces exclusives et centripètes, de nature économique comme identitaire, menacent de disloquer les nations démocratiques. Pour préserver leur intégrité, la gauche doit rompre avec deux stratégies poursuivies plus ou moins explicitement au cours des dernières décennies : jouer les classes urbaines et diplômés contre la France périphérique des laissés-pour-compte et concevoir les nations comme des agrégats informes de micro-communautés dont le gouvernement consisterait à répondre ponctuellement aux revendications de chacune d’entre elles.
Le risque n’est alors pas tant de les décevoir toutes que d’abîmer ce qui permettait de préserver leur coexistence dans le temps. À savoir le sentiment, plus ou moins vivant dans les consciences, d’appartenir à cette grande communauté de destin à laquelle la France a donné le nom de République.
Comment faire nation au xxie siècle, voilà le deuxième chantier intellectuel qui attend la gauche.
L’avenir, ou le temps de la conquête
Face à l’ensemble de ces questions, la gauche demeure au degré zéro de toute réflexion. Les commentateurs mentionnent, en matière d’obstacles à son retour sur le devant de la scène, l’absence d’alliances et le manque d’incarnation. Le problème est malheureusement plus profond : il n’y a, pour l’instant, rien à allier, ni même rien à incarner. Il manque d’abord des capacités sur lesquelles reposent nécessairement une refondation idéologique et, plus encore, la conquête du pouvoir. Elles existent certainement, mais la route vers leur reconnaissance mutuelle et leur travail en commun vont demander force patience.
Une situation étonnante quand on sait les compétences et la volonté qui bouillonnent dans les moindres recoins de la société civile, à commencer par la jeunesse qui sera, à n’en pas douter, l’une des clés des prochaines échéances électorales. Ses membres incarnent dans le présent l’avenir de nos sociétés. Et, face à eux, la gauche fait face à deux défis, selon le système électoral dans lequel elle s’inscrit. Dans les démocraties constituées d’une pluralité de partis, le dépassement des formations sociales-démocrates et écologistes, en vue de leur convergence, apparaît inéluctable. En France, les moins de trente-cinq ans ont privilégié, aux dernières élections présidentielles, l’extrême-droite (25,7 %) et l’extrême-gauche (24,6 %), avant que les Verts ne deviennent, comme en Allemagne, le premier parti des jeunes aux élections européennes. À ce titre, l’avenir du Parti socialiste n’est pas le Parti socialiste. Et bien que son nom reste à définir, de la « social-écologie » au « républicanisme soutenable », ses contours émergent peu à peu, en dépit de l’inertie des structures partisanes.
Dans les pays à la vie politique structurée par deux partis, le renouvellement devrait venir de l’intérieur des formations de gauche, des démocrates américains aux travaillistes britanniques. Seulement, le mécanisme des primaires, offrant une prime à la radicalisation de la base militante, n’a pour l’instant permis l’émergence que de plateformes et de figures old school, de Bernie Sanders à Jeremy Corbin.
Si plébiscités par les jeunes soient-ils, l’anachronisme de leur programme comme leur impuissance à élargir leur socle électoral empêchent, pour l’instant, tout renouvellement. C’est d’ailleurs ce qui les distingue de leurs concurrents nationaux-populistes, dont la conquête des anciens bastions de gauche a permis de faire basculer les élections en leur faveur.
Seulement, avant la conquête du pouvoir, il y a la conquête des esprits et des cœurs. Nous avons mentionné les défis intellectuels en vue de la conquête des premiers. Si difficile qu’elle s’annonce, c’est une épreuve sans commune mesure qui attend la gauche en vue de la conquête des cœurs.
Il faut mesurer la marque indélébile de sentiments mêlés de trahison, d’abandon et de désillusion que la gauche a semés parmi les classes moyennes et populaires des démocraties libérales.
C’est donc non seulement un déficit intellectuel dont souffre la gauche mais, plus profondément, un déficit moral.
Et, plus inquiétant encore, ce n’est pas sur les responsables d’hier, aujourd’hui sur le seuil d’une retraite salutaire, que se portent ce courroux, ce ressentiment, ce dégoût.
C’est sur les valeurs mêmes qu’ils prétendaient défendre, de la solidarité à la tolérance, du progrès social à l’émancipation collective, dont la possibilité même de les voir renaître semble tombée bien bas dans l’esprit de nos concitoyens, et au-delà.
Une fois mesurés ces déficits intellectuels et moraux, pourquoi diable s’échiner à perpétuer l’histoire de la gauche ? L’imaginaire des sociétés humaines n’est pas extensible à l’infini. C’est là le triste lot des nouvelles générations que d’être contraintes, malgré les plus puissantes aspirations au renouvellement, à se rattacher à quelques branches existantes du passé.
S’atteler à cette tâche, si ingrate et si noble à la fois, supposera une double approche. La première est l’infinie modestie qu’implique une entreprise qui ne pourra être que collective et de long cours.
Toutefois, c’est uniquement motivé par une ambition résolue qu’aboutira un tel projet : mû par la conscience de l’urgence, pour capter ce besoin largement partagé d’inventer le monde viable, vivable et enviable de demain.
[…] »
– Vendrand-Maillet, B. (2020). La gauche face à la nouvelle génération. Le Débat, 209(2), 109-119.
« Savoir qui, du capitalisme ou de la démocratie, a façonné l’autre n’est pas chose aisée. Où que l’on tourne le regard, le capitalisme est, en effet, le mode d’organisation exclusif de la vie matérielle dans l’ensemble des démocraties libérales, même s’il prend des formes plus ou moins tempérées d’un continent à l’autre, de sa version libérale anglo-saxonne à sa version sociale-démocrate scandinave. La réciproque n’est pas vraie : la démocratie libérale n’est pas le mode d’organisation exclusif de la vie politique dans l’ensemble des pays où le capitalisme organise la vie matérielle.
Le capitalisme, enfant de la démocratisation
Il existe donc une dissymétrie entre démocratie libérale et capitalisme. Celui-ci semble, de prime abord, plus plastique : il peut tout à fait s’épanouir dans des régimes politiques qui ne remplissent en rien, de près ou de loin, les critères de la démocratie libérale. Le régime chinois en est aujourd’hui la plus criante illustration ; le capitalisme semble y faire bon ménage avec le système autocratique du parti unique et ceux qui prédisaient l’inéluctable démocratisation de la Chine à la mesure de sa progression économique en sont pour leurs frais. Que conclure de cette dissymétrie observée empiriquement ? Que toutes les démocraties libérales aient aujourd’hui pour mode d’organisation de la vie matérielle une forme plus ou moins tempérée de capitalisme ne signifie pas que le capitalisme a historiquement enfanté la démocratie. En réalité, c’est plutôt l’inverse, comme le suggérait Jean Baechler dans son magnum opus sur le capitalisme.
Ce n’est que dans un contexte de « démocratisation » de la vie politique et sociale que le capitalisme a pu émerger. Que faut-il entendre par démocratisation ? Le terme est plus commode que « démocratie », car il suggère un processus historique qui permet d’échapper à l’approche fixiste des philosophies idéalistes. Il présente un autre avantage : il permet d’éviter les analogies hasardeuses et risquées avec les expériences éphémères d’autogouvernement de la Grèce antique (principalement à Athènes au ve siècle av. J.-C.) dans lesquelles les coordonnées de la vie politique étaient totalement différentes. La liberté individuelle n’existait pas et la jouissance de l’isonomie (ou règle d’égalité) était réservée à un petit groupe minoritaire. En d’autres termes, le bon fonctionnement de la « démocratie » à Athènes au ve siècle reposait sur une négation à peu près complète de l’autonomie des individus et sur l’existence d’une horde d’esclaves et de métèques, privés des droits de la citoyenneté, qui travaillaient dans les champs, dans les ateliers et dans les mines pour assurer à la Cité les conditions de sa subsistance.
La démocratisation très différente qui commence dès le xive siècle en Europe est indissociable du progrès de la liberté individuelle et de la formation d’une société civile relativement autonome par rapport au pouvoir politique et à l’État. Le pouvoir dans la démocratie moderne ne peut pas être autre chose qu’un équilibre, toujours précaire, entre le pouvoir des gouvernants et le contre-pouvoir des gouvernés, quels qu’ils soient : citoyens, société civile, forces économiques, opposition, presse. Michel Foucault ne s’y était pas trompé, qui soutenait que, contemporaine de la « démocratisation » de l’Europe, émergea une véritable gouvernementalité libérale, moins coercitive que la classique souveraineté féodale puisqu’elle ménageait aux individus et à la société civile des marges d’autonomie. C’est la raison profonde pour laquelle le contrat démocratique moderne repose sur un équilibre précaire entre le gouvernement représentatif, censé être le dépositaire de la souveraineté du peuple, et l’État de droit, supposé garantir les libertés des différents acteurs de la société, y compris leur liberté d’initiative. Cela n’a rien à voir avec l’Athènes de Périclès, dans laquelle l’individu n’est rien d’autre qu’un quantum d’énergie physique et morale qui sert au bon fonctionnement de la Cité démocratique.
Or, ce n’est que dans ce contexte d’une gouvernementalité libérale-démocratique qu’a pu germer durablement quelque chose comme le capitalisme. Dans le monde féodal, il y avait bien un peu de capitalisme, mais il s’agissait d’un capitalisme insulaire, en « taches de léopard », celui des cités marchandes dans lesquelles une bourgeoisie commerciale s’était précocement formée dès les xiie et xiiie siècles, principalement en Italie du Nord et dans les Flandres, grâce aux excédents dégagés par l’optimisation des rendements agricoles (on ne soulignera jamais assez à quel point l’invention du moulin fut décisive à cet égard). Le commerce était limité à quelques villes et quelques places de marché. Ce capitalisme en « taches de léopard » était rendu possible par l’existence d’espaces de transaction d’où étaient exclues la violence et la ruse ; d’une accumulation « primitive » de capital par des marchands devenus des banquiers et des assureurs ; de la construction d’un réseau d’infrastructures et de moyens de transport (ports, routes, flottes de bateaux) ; d’une sécurité juridique naissante des contrats et des lettres de change. Il se pratiquait aux marges des multiples Empires, royaumes et chefferies concurrentes au sein de l’Europe chrétienne. Il était toléré par les dirigeants politiques parce qu’il permettait aux souverains et aux chefs de se procurer des denrées rares : soie, bois précieux, laine.
L’expansion systématique du capitalisme, assise sur les révolutions technico-industrielles des xviiie et xixe siècles, est en revanche indissociable du grand processus de formation de l’État-nation moderne. L’Europe a été le berceau de ce processus puisqu’elle a vu, entre le xvie et le xixe siècle, se produire une triple révolution : spirituelle (la Réforme et la Contre-Réforme), politique (la Révolution française et ses épigones) et productive (la révolution industrielle). Chacune de ces révolutions n’est qu’un aspect du processus pluriséculaire de formation de l’État-nation :
- la révolution spirituelle dès le xvie siècle, puisque le conflit entre obédiences théologiques n’a pu être tranché que par la fragmentation de cette « transpolitie » qu’était l’Europe chrétienne en autant de polities, les nations, au sein desquelles le souverain s’arrogeait le monopole de la vérité religieuse ;
- la révolution politique au xviiie siècle, puisque le cœur du pouvoir est désormais le gouvernement représentatif plus ou moins démocratisé qui conduit les affaires de l’État au sein de chaque nation ;
- la révolution industrielle, enfin, puisque l’ouverture d’un véritable marché intérieur national, qui suppose un immense effort réglementaire et la construction d’infrastructures (ports, voies ferrées), a ouvert des débouchés économiques d’ampleur à la bourgeoisie manufacturière naissante. Le processus de démocratisation enclenché en Europe avec la formation des États-nations a donc donné au capitalisme la stabilité pour émerger et se développer. C’est donc dans cette matrice-là qu’est apparu un capitalisme un peu systématique et, à dire vrai, très lié à l’essor de la puissance commerciale britannique dès le xviiie siècle.
L’abolition des limites
Le problème est que, très vite, le capitalisme a eu besoin de s’émanciper du cadre institutionnel, réglementaire et politique limité dans lequel il est venu au monde. Le capitalisme a tendanciellement besoin de repousser plusieurs types de frontières.
Des frontières géographiques d’abord. Lorsqu’un marché intérieur approche de la saturation, que l’équilibre épargne / investissement est rompu à l’intérieur d’un territoire donné (le plus souvent en raison d’un excès d’épargne qui n’arrive pas à « s’allouer »), les capitaux cherchent à se déployer à l’extérieur du périmètre géographique dans lequel ils se sont formés. Les capitaux inemployés ont besoin de se projeter dans le vaste monde, d’où les liens étroits que le capitalisme entretient avec l’impérialisme (la projection agressive des polities à l’extérieur) et les aventures coloniales de tout ordre. La mondialisation est, pour ainsi dire, le bain naturel du capitalisme : elle lui permet de repousser toutes les limites, géographiques en se déterritorialisant, mais aussi les limites de l’État social en se « désocialisant » : déjà, au cours de la « première mondialisation », la mobilité universelle des capitaux limita la capacité des États occidentaux à fiscaliser les facteurs de production les plus mobiles et comprima le niveau de financement des services publics naissants et de la solidarité sociale nécessaire pour traiter la « question ouvrière » lancinante durant toute la seconde moitié du xixe siècle.
Le capitalisme tend aussi à se défaire des « barrières des espèces », en un mouvement que l’on pourrait qualifier de « déspécialisation ». Au moment de son émergence, il est principalement cantonné à la production et l’échange de biens manufacturés. L’objet propre de ce capitalisme proto-industriel est la fabrication organisée d’objets-marchandises en vue de leur commercialisation sur un marché. L’exemple topique d’Adam Smith est celui de la manufacture d’épingles. Ricardo parlait de jarres de vin et de pièces de drap. Mais, peu à peu, on se rend compte que la production de ces biens manufacturés nécessite une combinaison toujours plus pointue de force de travail, de réserves foncières, de capital financier et de savoir-faire en tout genre : l’enjeu est donc d’intégrer au circuit de l’échange marchand non plus simplement les biens matériels qui sont produits, mais les facteurs de production eux-mêmes – la terre, la force de travail, le capital financier, les savoir-faire – et ce afin d’intensifier et d’optimiser leur utilisation dans le cadre du processus productif. Naguère restreint à la sphère des seuls biens manufacturés qui s’échangent sur un marché, le capitalisme s’étend, au xixe siècle, aux facteurs de production eux-mêmes. Avec la constitution du salariat, l’abolition des corporations et des jurandes (en France, par la loi d’Allarde de 1791), la fin des Poor Laws (au Royaume-Uni par le Poor Law Amendment Act de 1834), le travail est peu à peu assimilé à une marchandise. La terre, autrefois privilège des aristocrates, souvent inaliénable et incessible, entre également sur le marché après la Révolution française grâce à l’émergence d’un régime de publicité foncière au début du xixe siècle, qui fera les délices de Balzac dans ses Paysans. La terre comme le travail appartenaient à d’autres sphères de justice dans les sociétés d’Ancien Régime : des sphères religieuses, politiques ou encore éthiques, qui n’avaient rien à voir avec celle du marché. À partir du xixe siècle, le capitalisme a donc sauté la « barrière des espèces » : il intègre au processus de marchandisation des mondes de la vie humaine qui lui étaient autrefois irréductibles. En cela, le capitalisme obéit à un double mouvement génétique d’universalisation et géographique de mondialisation, que Marx analysait avec enthousiasme puisqu’il voyait en ce double mouvement l’agent, malgré lui, de la révolution prolétarienne mondiale qui ne manquerait pas de survenir sous l’effet des contradictions du capitalisme.
À trop mondialiser, le capitalisme provoque en effet sa propre crise. Lorsque le désajustement entre les frontières géographiques des polities fragmentées et l’universalité de l’économie est trop fort, les sociétés se révoltent et, ce faisant, se découvrent. De même, lorsque la marchandisation du travail et de la terre atteint un degré tel que la dignité humaine, la culture, les traditions, le cadre de vie sont menacés par la transgression du marché en dehors de la sphère économique, la société cherche à se protéger. C’est probablement ce qui explique, à en croire Karl Polanyi, la grande désintégration de l’ordre libéral mondial patiemment mis en place sous parapluie britannique depuis 1815 durant les années 1914-1945. Les sociétés ont cherché à se protéger des effets pervers de la première mondialisation et de ses crises, sauf que ce mouvement d’autoprotection a accouché des monstres que l’on connaît.
D’un cycle l’autre
En 1945, la défaite calamiteuse du nazisme et du fascisme permirent d’établir en Europe occidentale une ère assez inédite dans l’histoire, que Wolfgang Streeck propose de nommer le « capitalisme démocratique ». Durant cette période, les économies industrialisées connurent une forte croissance économique, tirée par les gains de productivité réalisés dans l’industrie et les effets de rattrapage du titan américain par les nations européennes et japonaise. Mais cette croissance économique fut largement mise au service de la démocratie sociale. En un triple mouvement, le capitalisme redécouvrit la joie des limites : il fut reterritorialisé, resocialisé et respécialisé.
Il fut reterritorialisé, d’abord, parce que les économies furent assez largement autocentrées entre 1945 et 1973. Le taux d’ouverture des économies nationales, qui mesure la part des échanges internationaux dans le pib d’une nation, ne dépassait pas les 10 % en 1945 alors qu’il avoisinait les 30 % dans certains pays à la fin du xixe siècle, au plus fort de la « première mondialisation ». Il fut resocialisé, ensuite, parce que la performance économique servit à financer le pro grès de la protection sociale. Durant les Trente Glorieuses, les salaires réels ne cessèrent de progresser. Entre 1950 et 1975, les salaires nominaux, c’est-à-dire le montant inscrit sur la feuille de paye des travailleurs, furent multipliés par onze, alors que le coût de la vie ne fut multiplié que par quatre sur la même période : le pouvoir d’achat réel des salariés a donc triplé en vingt-cinq ans. Cette hausse continue des salaires, et donc de la qualité de vie des classes moyennes et populaires, fut le résultat d’âpres négociations conduites par des syndicats alors en position de force dans les grandes entreprises de l’économie nationale et d’une politique macroéconomique volontariste de l’État (qui se traduisit en France par la fixation du smig, bientôt transformé en smic). Il fut respécialisé, enfin, parce que le développement du code du travail et l’inscription de la justice sociale au cœur des Constitutions d’après guerre (à commencer par le Préambule de la Constitution de 1946, qui fait aujourd’hui partie de notre « bloc de constitutionnalité ») ainsi que du droit international (la Déclaration de Philadelphie) firent entrer le travail humain dans une zone de démarchandisation bien décrite par Alain Supiot.
Un temps, on pensa que le « capitalisme démocratique » avait résorbé l’instabilité tendancielle d’un système économique enclin à la transgression de ses limites, à travers une équation simple : les gains de productivité et la croissance économique, d’un côté ; des salaires qui progressent et une meilleure couverture sociale pour les travailleurs, de l’autre. Or, dès la fin des années 1960, l’horizon se boucha et les noces du capitalisme et de la démocratie commencèrent de se défaire, renvoyant les Trente Glorieuses au rang de simple parenthèse, sinon d’anomalie historique. Nous entrions sans le savoir dans l’ère néolibérale. À nouveau, le capitalisme se désencastrait des armatures politiques qui avaient réussi à le dompter à grand-peine, à commencer par les États-nations. Mais ce grand désencastrement ne prit pas les mêmes formes que lors du xixe siècle. La grande singularité de l’ère néolibérale tient, en effet, à ce que ce désencastrement n’eut rien de spontané ; au contraire, il fut vigoureusement promu et même organisé (on n’ose dire « planifié »…) par la puissance publique. Au fond, le néolibéralisme ne fut pas autre chose que le déploiement d’une nouvelle gouvernementalité organisant, avec le concours de la règle de droit, le désajustement du capitalisme vis-à-vis de la sphère politique, notamment stato-nationale, en installant ce que Friedman appelait déjà en 1951 un « competitive order » – un ordre concurrentiel qui réglemente aussi bien les conduites des entreprises que celles des États et même des individus. Les États ne disparurent pas, loin de là, mais ils se « lièrent les mains », adoucirent, voire neutralisèrent, leurs interventions discrétionnaires dans l’économie, notamment en matière sociale, et se concertèrent pour organiser la libération globale des flux internationaux de marchandises, de services et, plus tard, de capitaux avec la conclusion de nombreux traités multilatéraux et la création d’institutions globales comme l’Organisation mondiale du commerce (omc), portée sur les fonts baptismaux en 1995.
Toute la question que se posent les économistes et les historiens, avec le recul de la chouette de Minerve, est de savoir si ce « capitalisme démocratique » (ailleurs baptisé « social-démocratie »…) a été une parenthèse dans l’histoire ou s’il s’agit d’une tendance lourde sur la route duquel le néolibéralisme n’aura constitué qu’un fâcheux incident de parcours. La réponse est probablement indécidée. Il est sans doute plus prudent de suspendre son jugement et de lire le cycle néolibéral comme un retour de balancier auquel le capitalisme a habitué les sociétés démocratiques depuis désormais deux siècles : à peine réinstallé dans des limites géographiques et génétiques, le voilà qui les transgresse à nouveau, comme le diable sort de sa boîte. Au demeurant, ce cycle néolibéral touche à sa fin. La crise financière de 2008 a constitué la première secousse, même si l’intervention vigoureuse des banquiers centraux, à commencer par le courageux Mario Draghi à la tête de la bce, a chloroformé la réflexion en même temps qu’elle a sauvé l’économie. L’année 2016, réplique lointaine du choc de 2008, a, en revanche, achevé de désintégrer les certitudes : la crise de l’économie mondiale n’était pas derrière nous, mais elle avait déclenché une crise démocratique d’une ampleur plus grave encore, de même que le séisme sous-marin déclenche parfois, et avec retard, un tsunami dévastateur. Partout, du Brésil à l’Inde, en passant par les États-Unis, nous voyons surgir un néo-nationalisme morbide, viril et excluant, peu soucieux des libertés individuelles, dont il est peu niable qu’il soit le résultat de la polarisation des sociétés provoquée par la grande crise de 2008 et, plus structurellement, par quarante années de mondialisation libérale mal maîtrisée.
Dans quel cycle entrons-nous ?
Face à la crise terminale du néolibéralisme et à la désintégration de l’ordre international qui en résulte, les discours de rechange habituels sont tous inopérants. D’un côté, le discours libéral-mondialisateur répète, comme les moulins à prière qui tournent dans le vide, que les conditions du succès résident dans la mise aux normes de chaque État-nation à l’ordre concurrentiel mondial : il faut s’adapter ! Face à lui, des discours nostalgiques des Trente Glorieuses montent en puissance parmi les groupes sociaux et dans les territoires qui s’estiment lésés par les mutations socioéconomiques de ces trente dernières années. Ces discours peuvent être partagés en deux sous-groupes.
D’une part, les discours classiquement redistributifs et keynésiens, qui font comme s’il suffisait d’augmenter la dépense publique pour améliorer le bien-être collectif. Ces discours posent que le réarrimage du capitalisme à la démocratie réside simplement dans le renforcement de l’État social ou la défense de celui-ci contre toutes sortes de « réformes ».
D’autre part, les discours folkloriques et identitaires, qui voient dans l’immigration et le multiculturalisme la cause de tous nos maux. Une politique vigoureuse en matière d’immigration et la promotion d’un folklore national nous ramèneraient tout droit à cette « France des villages » que nous avons perdue.
L’une des explications du désarroi contemporain tient à ce que nous n’avons réussi à accompagner le cycle qui s’ouvre ni d’une armature théorique propre, ni d’un récit positif.
Nous n’avons le choix, pour parler le langage de Gramsci, qu’entre des « phénomènes morbides » comme le national-populisme ou des spectres du passé, provenant, en l’occurrence, des Trente Glorieuses.
La composition d’un nouveau récit suppose à ce stade de notre réflexion de poser une question que n’avons que trop peu abordée jusqu’à présent : celle de l’infrastructure matérielle de la démocratie.
La grande accélération
Si nous passons la théorie de la démocratie au tamis de son infrastructure matérielle, nous découvrons, en effet, une continuité entre les cycles 1945-1973 et 1973-2008, dont nous avions jusqu’à présent plutôt marqué les discontinuités. Quelle est cette unité souterraine ?
Il nous faut changer d’échelle spatio-temporelle pour le comprendre ; nous devons quitter le temps événementiel-historique au profit du temps géo-historique.
Ces deux cycles participent d’une nouvelle ère géologique baptisée « anthropocène », qu’il serait en réalité plus pertinent de nommer « capitalocène », car c’est moins de l’activité humaine en tant que telle qu’il s’agit que de son accélération dans le capitalisme drogué aux énergies fossiles de l’âge thermo-industriel.
Entre l’apparition de l’humanité et l’après-guerre, l’inscription stratigraphique de l’activité humaine dans les couches géologiques fut résiduelle. Depuis 1945, nous vivons un phénomène de grande accélération. L’infrastructure matérielle du « capitalisme démocratique » repose ainsi sur un mixte composite d’industrialisation de masse, d’urbanisation proliférante et de surconsommation d’énergies fossiles. Les bas coûts de l’énergie, ainsi que la fluidité et la disponibilité des réseaux d’extraction et de circulation du pétrole, ont formé le soubassement matériel commun aux années 1945-2008. Pour le dire autrement : l’approfondissement de l’autonomie individuelle et collective durant les Trente Glorieuses fut, en quelque sorte, la contrepartie et la compensation de l’intensification sans précédent de l’économie thermo-industrielle et des perturbations irrémédiables que celle-ci engendra sur le système Terre. Au prisme de l’infrastructure matérielle, l’équation du capitalisme démocratique dégagée plus haut peut alors être reformulée dans les termes suivants, autrement plus problématiques : la grande accélération, si destructrice pour les équilibres géo-écologiques, a, pour ainsi dire, financé le réencastrement du capitalisme dans la démocratie.
À la fin des années 1970, nous avions déjà pris conscience de l’essentiel du problème. De nombreux travaux d’experts avaient alerté dès le début de la décennie sur le fait que l’émission massive d’énergies fossiles provoquait un réchauffement climatique insoutenable, que les sols et les océans étaient en passe d’être irrémédiablement abîmés, que les chaînes trophiques étaient perturbées. Il aurait alors été possible de connaître un autre point d’inflexion que celui qui a mené au cycle néolibéral, en introduisant un terme supplémentaire dans l’équation : celui de la soutenabilité. Le Président américain Jimmy Carter, à qui l’histoire rendra justice dans de nombreux domaines, a tourné autour de l’idée. L’année 1979 mit un terme définitif à ces espoirs. L’invasion de l’Afghanistan par la puissance soviétique, qui ne se savait pas encore en déclin ou cherchait à le conjurer, et la révolution islamique en Iran ravivèrent les dangers géopolitiques face auxquels Jimmy Carter apparaissait faible dans l’opinion américaine. La promesse de Ronald Reagan, son successeur, sera strictement inverse : une Amérique intransigeante sur le plan géopolitique, capable de renouer avec la croissance, si besoin en laissant filer les inégalités et au prix de la catastrophe écologique. 1979 fut aussi l’année d’arrivée de Paul Volcker à la tête de la Fed. Grand économiste disparu récemment, celui-ci se comporta en technocrate inflexible, jaloux de son indépendance, qui dompta l’inflation au prix d’une politique monétaire très restrictive. Ce fut également l’année d’élection de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, mais aussi l’année des réformes capitales de Deng Xiao Ping qui marquèrent l’entrée de la Chine dans le capitalisme mondial.
Au terme de cette décisive année 1979, au lieu d’introduire comme tertium quid la soutenabilité dans l’équation alors à deux termes du capitalisme et de la démocratie, le néolibéralisme s’imposa, c’est-à-dire une variante désocialisée, déterritorialisée et déspécialisée du « capitalisme démocratique », moyennant un refroidissement de la démocratie, renouant avec l’idéal censitaire promu par Crozier, Huntington et Watanuki dans leur fameux rapport pour la commission Trilatérale, dans lequel ils écrivaient, toute honte bue, que, pour bien fonctionner, une démocratie a besoin d’« une certaine dose d’apathie et de non-participation ». Au fond, toutes les crises des années 2000-2010 sont en germe dans les choix opérés au cours de la décisive année 1979 : la crise écologique, bien sûr, parce que la production d’énergies fossiles et la détérioration du vivant continuent et même s’accélèrent – mondialisation oblige ; la crise financière de 2008, parce que l’intégration financière globale et la dérégulation des activités spéculatives exposent désormais l’économie mondiale à des risques systémiques ; enfin, la crise démocratique, parce que la réorganisation générale de l’économie à l’œuvre avec la fragmentation des chaînes de valeur et le changement technologique creuse les inégalités à l’intérieur des sociétés industrialisées et frustre les classes moyennes et populaires occidentales d’une ascension sociale qu’elles ne connaîtront plus.
Capitalisme, démocratie, soutenabilité : l’impossible équation ?
Désormais, avec quarante années de retard, nous parvenons au seuil d’un cycle nouveau. La question de la soutenabilité refait irruption, sans que nous puissions, cette fois-ci, nous dérober, comme ce fut le cas en 1979. Il n’y a plus deux termes, mais trois : capitalisme, démocratie, soutenabilité, et il semble bien qu’ils forment un « triangle d’incompatibilité ». Il est encore possible de rêver à approfondir la démocratie grâce au capitalisme fossile, comme l’espèrent encore quelques boomers dans des partis et syndicats sociaux-démocrates, mais le prix à payer sera la destruction ultime de la biosphère, soit l’hypothèque des générations futures. Peut-être est-il également possible de conjuguer « capitalisme Vert » et soutenabilité environnementale, mais au moyen d’une direction autoritaire de la société, tant la conjugaison de la croissance économique et de la décarbonation complète des activités humaines exige sans doute de programmer de manière unilatérale les conduites des agents, jusqu’à leurs désirs et décisions les plus intimes, en évinçant au passage cette gouvernementalité libérale-démocratique dont le propre était, justement, de ménager d’importantes marges de manœuvre pour l’acteur dans ses interactions avec le système. C’est peut-être ce qui se dessine en Chine, où un « capitalisme politique autoritaire » pourrait, demain, conduire la transition écologique comme une simple affaire de mise aux normes (pour l’heure, le compte écologique n’y est pas, la Chine ayant produit en trois ans autant de ciment que les États-Unis en un siècle et rouvrant de nombreuses centrales à charbon qui annulent les efforts faits ces dix dernières années en matière de lutte contre le réchauffement climatique).
L’équation à trois termes que nous devons inventer suppose une nouvelle grammaire, en ce que l’expérience du « capitalisme démocratique » des Trente Glorieuses ne nous offre ni le langage ni les outils ni les ressources qui nous permettent de conjuguer tout à la fois une biosphère sauvegardée, un haut niveau d’exigence démocratique et une forme de prospérité économique (oui, mais laquelle ?).
Que l’on ne s’y trompe pas. Cette affaire est la plus importante de notre siècle. Nous avons à peu près la certitude qu’il existe une corrélation entre le niveau d’extraction et de consommation des énergies fossiles et le niveau de croissance économique. Du reste, nous ne savons pas aujourd’hui, dans les sociétés complexes qui sont les nôtres, comment assurer la redistribution sociale sans croissance économique, a fortiori avec le vieillissement démographique qui pèse sur les dépenses de retraites aussi bien que de santé publique (sans parler de toute la lourde infrastructure que nécessitera la prise en charge à grande échelle des personnes âgées dépendantes). Peut-on découpler consommation d’énergie et croissance économique ? Si cela est impossible, peut-on maintenir un haut niveau de protection sociale sans croissance économique ? Résoudre ces problèmes suppose de développer une nouvelle approche, aussi bien de la prospérité économique que de la protection sociale. L’approche classique a trop longtemps considéré la protection sociale comme un enjeu exogène à l’économie, forte du postulat classique que « pour distribuer il faut d’abord produire ». La protection sociale serait ainsi une correction apportée a posteriori au processus de production, et dont le niveau doit exprimer les préférences collectives d’une société (beaucoup de redistribution en deçà des Pyrénées, moins au-delà). Compte tenu de l’inconnue de la « croissance verte » et de la nécessité de maintenir un haut niveau de protection sociale (voire de la renforcer, avec le défi du vieillissement démographique), il y aurait tout intérêt à replacer les questions distributives en amont, au moment même de la production économique, voire avant, au moment de la « pré-distribution », c’est-à-dire de la fixation de la « valeur relative » des différents facteurs de production. L’économie classique (Adam Smith, David Ricardo et même Henry George) se posait encore ces questions. Pourquoi ? Parce qu’elle était une économie politique et morale. La question centrale de l’économie était alors : « Qui doit avoir quoi pour que la production économique produise les meilleurs effets sur la société ? » plutôt que : « Comment optimiser un processus de production anonyme et décentralisé ? ».
Le bouleversement à enclencher est épistémique autant que politique. L’anthropocène commande le retour d’une économie politique et morale qui prenne en charge l’équation à trois termes du capitalisme, de la démocratie et de la soutenabilité.
L’économie classique a déjà beaucoup de mal avec la démocratie qu’elle a tendance à réduire à son plus simple appareil, voire à placer en pilotage automatique, mais l’introduction d’un troisième terme, la soutenabilité, la rend quasiment inopérante.
L’enjeu est aujourd’hui de rééquilibrer, dès l’amont du processus de production, la valeur relative du travail, des institutions démocratiques et même de la nature par rapport à celle du capital.
Au-delà de l’exigence de décloisonnement du savoir économique par rapport aux sciences morales et politiques, et de ces dernières par rapport aux sciences du vivant et de la Terre, ce sont les outils de la puissance publique qui doivent être repensés. On ne peut ici qu’esquisser quelques pistes de ce qui doit être un programme de travail inséparablement théorique et politique.
D’une part, il faut sortir des représentations individualistes. La société n’est pas un agrégat d’individus ; il existe des communautés humaines irréductibles à la somme des individus qui les constituent.
Nous devons passer au tamis de la soutenabilité l’ensemble de notre art de vivre, des choses les plus sophistiquées, comme la délibération démocratique, la répartition des richesses ou le progrès scientifique, aux choses les plus élémentaires et quotidiennes : notre façon d’habiter, de nous déplacer, de nous nourrir et même de penser.
Ce changement épistémo-politique convoque à nouveau la puissance publique en la diversité de ses échelles d’action. Alors que le néolibéralisme avait cherché à maximiser le jeu du marché en bridant la puissance publique et en la plaçant à chaque fois que c’était possible en pilotage automatique, sous l’influence de régulations disciplinaires plutôt que de la délibération démocratique, l’ampleur des transformations à réaliser requiert un élan sans précédent, qui nécessitera d’être délibéré démocratiquement pour être accepté.
Au demeurant, si le cycle qui s’ouvre devant nous verra sans doute la réhabilitation de la puissance publique, à commencer par l’État, face aux désordres économiques, démocratiques et écologiques qui montent comme la marée, une question reste profondément ouverte : celle des modalités que prendra cette réhabilitation. Celle qui se donne à voir pour l’heure a le parfum autoritaire, régressif et identitaire des « phénomènes morbides » évoqués plus haut : l’État, que l’on excipe pour faire face aux désordres, ressemble au Léviathan ignorant de la démocratie et des droits. On en voit partout l’érection : des États-Unis à l’Inde en passant par la Turquie, la Russie ou le Brésil. Il ne tient qu’à nous d’éviter qu’un cycle autoritaire ne succède au cycle néolibéral. La bonne réhabilitation de la puissance publique veut, au contraire, préserver la démocratie et reconstruire, à petits points patients, le kratos qui nous fait terriblement défaut à chaque niveau pertinent.
Au niveau local : une démocratie de construction qui associe en profondeur le citoyen dans la production de la politique publique (loin des gadgets participatifs) et développe des instruments innovants pour stimuler l’économie sédentaire, celle qui s’épanouira toujours en dehors de la mondialisation et de ses chaînes de valeur fragmentées. Au cœur de cette économie sédentaire : l’énergie, les ressources naturelles, l’alimentation ainsi que des savoir-faire parfois ancestraux, agricoles, agro-pastoraux et artisanaux, qui vont redevenir essentiels, mais aussi la pratique des communs (et l’architecture institutionnelle renouvelée que celle-ci commande).
Au niveau national : la modification de la valeur relative des « facteurs de production » ; la construction d’un véritable « coussin-amortisseur » face aux polarisations et aux sécessions, sociales et territoriales, induites par la mondialisation.
Oui, l’État-providence est consubstantiellement lié à l’État-nation puisque, pour accepter de contribuer significativement à la solidarité nationale, en dehors de la charité individuelle, il faut se sentir appartenir à une communauté vivante, lié par un sentiment de destin commun et d’obligation réciproque, qui n’existe à ce jour politiquement que dans les nations (affectivement, il existe dans les familles et dans les communautés culturelles).
Et non, il n’est pas possible de translater mécaniquement l’État-providence à un niveau supranational tant que le processus de socialisation aussi puissant que celui qui a consolidé les nations n’a pas produit ses ressorts cohésifs propres.
L’« Europe sociale » ne remplacera pas, du jour au lendemain, les États-nations dans leur fonction de redistribution. Troisième niveau de puissance publique : le supranational. En Europe, il s’agit surtout de retrouver la possibilité de produire des biens publics, de fournir un cadre macroéconomique et macrofinancier qui nous permettra de financer la transition écologique, d’investir dans la recherche, dans la technologie de pointe et de protéger notre modèle politique unique au monde, fondé sur ces trois biens sociaux que sont la démocratie, la liberté civile et la solidarité sociale. Trois biens sociaux qui se sont épanouis dans des États-nations en saine émulation, sans hêgémon.
En somme, seule une puissance publique bien ordonnée et démocratique sera capable d’opérer cette grande transformation. Il y en aura pour toutes les échelles d’action, du local, qui va devenir véritablement essentiel dans sa dimension de « bassin de vie » bio-régional, à la vie internationale, en passant par les nations qui ont démontré leur résilience extraordinaire parce qu’elles sont d’abord des lieux habités par des sociétés, comme l’avait vu Marcel Mauss avant tout le monde. Il ne sert à rien de chercher à les défaire pour établir la société des individus, au prétexte d’un prétendu cosmopolitisme, alors que la grande transformation écologique à entreprendre requiert, au contraire, de s’appuyer à plusieurs échelles de temps et d’espace sur des communautés de vie qui s’ancrent dans des milieux, et de travailler sur leurs interactions réciproques. Il faut défendre la société ; c’est sans doute le meilleur moyen de faire rentrer le capitalisme dans sa boîte, de le rendre compatible avec cette double limite écologique et démocratique qui donne à la ligne d’horizon de ma génération un caractère tragique. »
– Djaïz, D. (2020). Capitalisme, démocratie, soutenabilité : l’impossible équation ?. Le Débat, 209(2), 143-154.
« Le nom de « République » est aussi ancien et, sans doute, aussi ample et accueillant par gros temps que le manteau de la Vierge. Certainement parce qu’il figure un foyer équidistant, suffisamment indéterminé et libre de division fondamentale sur la nature du régime pour servir de nouveau point d’appui, après tous les naufrages collatéraux, du marxisme, du socialisme démocratique et de la social-démocratie.
Les vieux mots de la tribu de gauche sont usés comme de vieilles monnaies.
D’aucuns tentent de les retremper dans une lyrique néoplébéienne du « peuple », ou dans un « socialisme de la chaire », qui dépasse rarement la rhétorique antinéolibérale de la « non-domination » et de la « re-démocratisation ». Ce langage peine à convaincre une base sociale hétérogène, et la gauche se retrouve désarmée.
L’enchevêtrement des problèmes de la décennie qui s’ouvre invite à poser à nouveau la question de l’ordre politique et de ses interactions avec les autres ordres de l’action humaine.
Chaque ordre obéit à des fins propres, hétérogènes à celles des autres. On dira plus précisément, avec Jean Baechler, que l’ordre du « politique » a pour fin centrale la paix par la justice en interne et la non-guerre externe ; que l’ordre de l’« économie » a pour finalité la prospérité au sens, instrumental, de la capacité à produire efficacement les ressources matérielles nécessaires à la visée de toutes les autres fins ; que l’ordre de la « morphologie sociale » est adossé aux mécanismes historiquement variables de la solidarité, de la cohésion comme de la cohérence groupale ; que l’ordre « éthique » renvoie aux acceptions historiques du bonheur et de la vie bonne ; enfin, que l’ordre « religieux » a trait à la béatitude et aux fins dernières justifiant, par-delà la conscience de la mort, le sens de l’existant contingent via la formulation d’un absolu inconditionné.
Le rapport de prédation (ou d’hégémonie relative) de ces ordres les uns par rapport aux autres est historiquement variable, mais politiquement toujours décisif. Tantôt, le politique tend à soumettre l’économique, le social, l’éthique et le religieux ; tantôt, c’est la rationalité économique qui mène la danse, jusqu’à ce que des réactions éthiques (et / ou religieuses) se manifestent politiquement en vue d’une correction, voire d’une inversion radicale de la tendance.
De ces interactions pendulaires entre les différents ordres se dégagent des cycles historiques relativement identifiables et bornés, obéissant à une dialectique de prédation / subordination entre les ordres. Ces cycles historiques renvoient à une dialectique de désencastrement / réencastrement, au sens de Karl Polanyi, à condition de ne pas s’arrêter au face-à-face réducteur du politique et de l’économique, au risque d’oublier les instances critiques décisives de l’éthique et du religieux.
Cette dynamique, toujours instable, entre les ordres finalisés de l’activité humaine peut être mobilisée comme clef de lecture historique afin de dégager des cycles relativement pacifiés ou très conflictuels en fonction du degré de prédation ou d’hégémonie d’une sphère par rapport aux autres.
C’est ainsi que l’on a pu voir au xxe siècle les idéocraties (totalitaires d’extrême-droite, via le tout politique-race, et d’extrême-gauche, via le tout politique-classe) reprendre en main l’ordre économique du capitalisme libéral de la première mondialisation, avant que le keynésianisme et les États sociaux d’après 1945 instaurent un équilibre politiquement négocié et macro-économiquement régulé jusqu’au seuil des années 1970, entre performance économique et solidarité, entre les groupes sociaux du Capital et du Travail, mais aussi entre les territoires.
Entrant lui-même alors en crise de régulation à la faveur de chocs divers (monétaire, pétrolier, stagflationniste), le keynésianisme a été remplacé jusqu’à nous par une nouvelle idéologie tendant, pour l’essentiel, à subordonner l’ordre de l’auto-législation démocratique aux impératifs d’efficacité de l’ordre économique.
Désajustements démocratiques ou la fin du cycle néolibéral
Venue au pouvoir dès 1973 au Chili, en 1979 au Royaume-Uni et en 1981 aux États-Unis, cette nouvelle doctrine néolibérale a engagé un nouveau cycle de subordination de l’ordre politique à l’hégémonie économique. Elle a pu rapidement occuper tout l’espace politique : premièrement, du fait des échecs socio-démocrates par la relance keynésienne de la demande dans un seul pays ; ensuite, grâce à la conversion de cette même social-démocratie, à l’économicisme européiste, supposé redonner à une échelle supérieure les instruments de régulation localement perdus ; enfin, en raison de la disparition de l’alternative soviétique et de l’intensification du commerce international avec les pays émergents. Ce redéploiement économique décisif vers les émergents a été rendu possible par un fort différentiel salarial et syndical, la chute des coûts de transport, la possibilité informatique de coordination globale des chaînes de valeur, l’abaissement des barrières douanières et la libre circulation des capitaux. L’intégration négative de l’Union européenne par le marché intérieur et les libertés de circulation a répercuté, à l’échelle du cosmopolitisme régional européen, tous les facteurs de moins-disance (fiscale, sociale, environnementale) de l’économie globalisée par rapport aux exigences du consentement démocratique et aux ressorts, pécuniaires comme moraux, de la solidarité sociale et territoriale, à l’intérieur de chaque pays autant qu’entre les États membres de l’Union. L’élargissement par vagues de l’Union européenne (rda, de fait, en 1990, Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie en 2004, Bulgarie et Roumanie en 2007) a amplifié le phénomène à tel point que ce qui devait être la grande réunification politique et civilisationnelle de l’Europe post-totalitaire s’est rapidement englué dans d’infinis calculs coûts-bénéfices destituant, de fait, toute finalité proprement politique.
Ce long cycle de subordination, sans révolte ouverte, des politiques nationales par rapport aux mécanismes de l’efficacité économique globalisée s’achève lentement sous nos yeux. Il a permis de faire entrer deux milliards d’individus sur le marché du travail et de sortir de la pauvreté quantité de populations dans les pays émergents. Mais il s’est soldé, dans les démocraties occidentales, par un tassement des espérances d’ascension sociale de la classe moyenne inférieure et des classes populaires : il a par ailleurs induit un démantèlement progressif des appareils industriels ainsi que l’étiolement des milieux homogènes de travail jusqu’alors riches de « liens », de socialisation, d’entraide, de luttes et de récits communs. Les courroies directes de transmission (représentation des intérêts et des expériences) vers le système électoral central (via la forme parti) et vers la démocratie sociale, dans laquelle se négociait depuis 1945 le partage des fruits de la croissance entre Capital et Travail (via la forme syndicat), se sont peu à peu élimées jusqu’à se volatiliser dans les urnes, en France, lors de la présidentielle de mai 2017 pour la social-démocratie, puis, au soir des élections européennes de mai 2019, pour la synthèse des droites (libérale, gaulliste-sociale, conservatrice). L’ancien monde partidaire qui, par le jeu de ce que Maurice Duverger nommait la « quadrille bipolaire », assurait l’alternance partisane au pouvoir entre la synthèse des droites et la synthèse des gauches, ce monde d’hier s’est désaligné et est peut-être en passe de se réaligner dans un jeu bipolaire instable (« élitaire » versus « populaire »), sans agglutination des partis non majoritaires autour de chacun des deux pôles jadis jugés capables de gouverner (sans « quadrille », pour ainsi dire). Ce jeu est des plus risqué, puisque toute situation de duopole encourage la surenchère agonistique, le durcissement idéologique interne des rangs et la diabolisation du seul adversaire. Par ailleurs, lorsqu’elle comporte une alternative comme le Rassemblement national, en délicatesse avec le libéralisme politique des droits et le respect républicain des altérités et des minorités, une telle situation bipolaire est d’autant plus problématique qu’elle équivaut pour l’électeur, dans l’isoloir, à une situation de quasi-non-choix autre que l’union sacrée républicaine, visant à préserver l’essentiel institutionnel pour des jours meilleurs.
On ne saurait, toutefois, raisonnablement réitérer de manière chronique cette absence d’alternative réelle dans l’offre partisane. Ou alors, c’est au prix exorbitant, partout tangible sous nos yeux depuis l’automne 2018, d’une délégitimation de fait des candidats vainqueurs qui ne gouvernent plus qu’au forceps, sur la base sociale du premier tour. Une spirale délétère en résulte dans la rue, jusqu’au retour de la culture des armes contre la culture des urnes et la substitution du mimétisme de l’émeute au peuple procéduralement représenté. Doublé des urgences écologiques depuis longtemps connues mais désormais manifestes, le long cycle néolibéral qui nous a portés jusque-là arrive à épuisement, et il suffit désormais d’une hausse de prix ou de taxe sur les biens de première nécessité pour que se déclenche durablement une révolte anti-élites des classes moyennes inférieures et populaires, dont les dépenses contraintes compriment le reste à vivre.
Que ce soit à la faveur du néolibéralisme mettant sous tension concurrentielle globale les emplois dits « nomades » (délocalisables), ou que ce soit au niveau de « l’Europe de la règle », dessaisissant structurellement les États de leurs instruments traditionnels de régulation macroéconomique, le constat qui affleure spontanément à la conscience commune est celui d’un grand désajustement démocratique. Tout se passe, en effet, comme si l’espace politique et l’espace économique s’étaient désajustés, jusqu’à mettre en crise le lieu même du pouvoir (crise de légitimité des gouvernants) et la fiction juridique de l’auto-législation moderne (crise de croyance collective). Héroïquement démocratisés au gré de tant de luttes et de rêves, les gouvernements représentatifs des trois libéralismes (politique, économique et culturel) sont ainsi en train de perdre peu à peu l’adhésion des classes moyennes inférieures et populaires, périurbaines et rurales, si difficilement stabilisées dans le jeu de l’alternance depuis 1945. Abstentionnisme massif aidant, le bloc élitaire central (conjoignant centre gauche et centre droit de l’ancienne quadrille bipolaire) peine symétriquement à renouveler son socle majoritaire d’adhésion. Le grand désajustement démocratique des régulations économiques transnationales se redouble ainsi d’un désajustement grandissant entre l’offre partisane et une pluralité croissante de demandes sociales de plus en plus difficilement agrégeables entre elles.
Ce tableau, par trop cursif, est loin d’être exhaustif ; il a pour simple fonction d’indiquer que tout travail de recomposition d’une alternative doit repartir de cette dynamique historique d’ensemble qui outrepasse, de très loin, les questions gestionnaires de détail des politiques publiques sectorielles.
Le cycle qui s’ouvre sonnera, à coup sûr, le grand retour du politique à partir d’indignations éthiques et de demandes de justice de tous ordres. Les enjeux et occasions seront légion, tant semble s’amplifier chaque jour un certain nombre d’insoutenabilités majeures.
Il y a tout d’abord l’insoutenabilité environnementale du « capitalocène » dégradant la biosphère comme cadre de vie humain, mais aussi en tant que dimension incommensurable à l’humain (altérité animale et sentiment du sublime face à la nature). Il y a, ensuite, la polarisation grandissante des sociétés entre, d’un côté, des classes populaires (sans patrimoine immobilier, peu qualifiées et peu mobiles) assignées à des territoires mal connectés aux armatures métropolitaines gagnantes de la globalisation et, d’un autre côté, une minorité d’ultra-riches concentrant toujours plus les revenus du travail très qualifié et ceux du capital ainsi que les réseaux d’accès au pouvoir politique (insoutenabilité sociale). Les premiers, relégués dans les minima sociaux ou bien condamnés au statut de travailleurs pauvres à contrats courts, tendent de plus en plus à grossir les rangs d’un groupe social nouveau :
le « précariat » (dont le « cybertariat » ubérisé et les « travailleurs du clic » du digital labor sont les derniers avatars).
Situé en marge du salariat classique encore protégé par la démocratie sociale, ce groupe social est postindustriel, au sens où il est composé, pour l’essentiel, d’ouvriers isolés du tertiaire. Il ne jouit pas d’une sociabilité forte par l’emploi en usine, ni d’un capital identitaire valorisant.
Les possibilités technologiques de géolocalisation permanente (par exemple pour les livreurs) et de coaching radiocommandé (par exemple pour les préparateurs de commande dans les centres logistiques) privent, de surcroît, ces employés à bas salaire de toute autonomie dans la gestion de leur temps de travail, a fortiori des compensations en nature que les pratiques ouvrières dites de la « perruque » (travailler pour soi en douce) garantissaient dans le vieux monde industriel.
Par ailleurs, en raison de ses faibles revenus, ce nouveau groupe social échappe de plus en plus à l’imposition. C’est le seul point par lequel il rejoint les 1 % du haut de la distribution des revenus, pour qui la fiscalité devient de moins en moins progressive et le séparatisme social une tentation postpolitique.
Moyennant quantité de mesures et données, Branko Milanovic a tout récemment montré comment le « capitalisme libéral-méritocratique » faisait de plus en plus converger les strates à fort revenu du travail et celles fortement dotées en patrimoine. Auparavant disjointes quant à leurs dotations et intérêts, elles tendraient aujourd’hui à faire politiquement bloc.
Elles sont dès lors perçues par ceux qui n’en sont pas comme concentrant indûment entre leurs mains les instruments du pouvoir, de la richesse et du prestige.
À partir de là, deux grandes options semblent se dessiner pour l’avenir.
Soit la « guerre sociale » se déclare à partir des ruptures éprouvées de l’égalité démocratique, mais les révoltes conduisant rarement à des révolutions de l’ordre social sans choc économique majeur ou extérieur brutal, cela voudrait dire que nous entrerions dans une période d’instabilité durable, et à l’issue indéfinie, des régimes démocratiques.
Soit l’ordre économique piloté de façon efficiente par les élites « libérales-méritocratiques » parvient à si bien satisfaire les besoins de mobilité sociale et de consommation des groupes sociaux intermédiaires qu’ils en viennent à oublier jusqu’au désir de participation politique effective.
Les deux hypothèses apparaissent aussi probables l’une que l’autre.
À moins qu’il ne faille plutôt les concevoir – ce à quoi j’incline – comme parfaitement concomitantes et relatives au degré de mobilisation idéologique de leur base sociale respective.
La dégressivité fiscale, tout en haut ainsi que tout en bas de la distribution des revenus, induit tendanciellement une révolte des classes moyennes selon deux modalités dissemblables du clivage « eux versus nous ». L’escapisme fiscal aidant, il ne reste en effet plus aux États que les classes moyennes au sens large pour reconstituer une assiette fiscale suffisante. Il en résulte, pour cette population effectivement assujettie à l’impôt, une double révolte contre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas » (comprenant, pour partie, ceux en provenance d’un « dehors » plus ou moins récent). Il y a là comme la pré condition socio-économique et fiscale à un possible basculement vers un majoritarisme de contributeurs nets.
Une dernière insoutenabilité est désormais évidente à chacun ; elle tient à l’intrication de l’environnemental, du social et de l’économique dans l’équation démocratique d’après guerre. Cette équation conjoignait régime représentatif et État social redistributeur grâce aux fruits d’une croissance élevée, tirée par des énergies fossiles bon marché et des biens de consommation hypercarbonés jetables. De fort bons auteurs ont différemment nommé cet équilibre tout provisoire (1950-1973). Wolfgang Streeck parle de « capitalisme démocratique » pour la période keynésienne. Michel Aglietta identifie un « capitalisme contractuel » opposé au « capitalisme financiarisé » du cycle néolibéral. Dans sa typologie récente des capitalismes, Branko Milanovic isole, enfin, le « capitalisme social-démocrate » d’après guerre par une opposition triple 1) au « capitalisme classique » (xixe siècle industriel), 2) au « capitalisme libéral-méritocratique » (type États-Unis) de la upper class riche des 1 %-0,1 % et de ses cohortes de cadres moyens / supérieurs satellisés (les top 1 %-10 %), et 3) au « capitalisme politique » du type chinois (sans État de droit, sous le contrôle d’une bureaucratie efficiente, mais peu susceptible d’être exportable du fait de la corruption qu’il engendre pour fonctionner). L’impensé de cette équation peu à peu mieux-disante pour tous les groupes sociaux, non sans d’âpres luttes, était double. Il reposait, d’une part, sur l’idée que, moyennant de nouveaux savoirs et progrès techniques, des gains de productivité constants se traduiraient en augmentation salariale et politiques sociales de redistribution. Or, la « stagnation séculaire » interprétée par l’économiste américain Robert J. Gordon comme la décorrélation entre innovation, gains de productivité et croissance semble indiquer qu’il n’en est rien aujourd’hui. Cet impensé reposait, d’autre part, sur des chaînes de valeur extractives hypercarbonées, causes de la « grande accélération » mesurée aujourd’hui en termes d’influence anthropique exponentielle depuis 1950 sur l’environnement et le climat.
Ouvrir le cycle du républicanisme soutenable
Comment répondre à tel empilement de tensions systémiques ? Et à quoi pourrait bien nous servir une forme renouvelée de républicanisme qualifié de « soutenable » ? En repartant des biens premiers du politique, hiérarchisés entre eux, et sans renâcler à une certaine dose de bon sens audible par chacun.
Rien de nouveau sous le soleil. Le bien politique premier demeure la sûreté, ou sécurité physique des personnes, au-dedans comme au-dehors. Elle est assurée de la manière la moins coûteuse qui soit lorsqu’il n’est point besoin de recourir à la force, en interne comme en externe, grâce à la stabilité politique et géopolitique, moyennant un haut degré de confiance d’en bas envers les institutions publiques et une forte confiance interpersonnelle au sein de la société civile.
La justice sociale, pénale et politique, par la loi et par le droit, est le carburant de ce double circuit (institutionnel et interpersonnel) de la confiance ; elle est, par là même, la clef de l’obligation politique comme de la paix civile. Qui prétend pouvoir échapper à ce prix minimal de la stabilité sociopolitique verse dans l’idéologie factice.
Les différences véritables apparaissent pourtant avec les chocs tant exogènes qu’endogènes (comme le djihadisme home made), lorsque la question de la sécurité requiert de rogner provisoirement sur les autres biens publics premiers, au premier chef la liberté.
Tout républicanisme bien compris ne saurait consentir à ce que des mesures de sûreté exceptionnelles passent durablement dans le droit commun au-delà des situations d’urgence. Or, c’est pourtant ce à quoi notre pays a consenti ces dernières années, et qu’il convient de défaire.
Le terrorisme islamique est une stratégie d’épouvante du faible au fort ; elle est militairement asymétrique et vouée à l’échec ; il nous est mécaniquement impossible de perdre, hormis notre âme.
Entendons : les fondements principiels de notre ordre juridique, en réalisant nous-mêmes ce que les stratèges du djihad cherchent précisément à nous faire faire. Avec tout le respect endeuillé dû par chacun d’entre nous à chacune des victimes, la cible véritable n’est peut-être pas disposée où l’on croit. Ce qui était – et demeure – visé, ce sont les principes constitutifs de l’État de droit et la paix civile en interne.
Le second bien premier est la liberté (d’opinion, de conscience, d’expression, religieuse et de mouvement), définie en un sens résolument extensif jusqu’à englober la question des « libertés sociales » et celle, contiguë, des « capabilités ».
Liberté, égalité des chances et solidarité ne sauraient être ici déliées, au sens où seul un minimum d’incitation publique et de coopération sociale permet à chacun d’actualiser les virtualités de sa liberté latente selon les règles du jeu en vigueur.
Toute une batterie d’indicateurs de progrès social et de bien-être a été récemment inventée, qui permet d’apprécier l’existant et les correctifs apportés par les politiques publiques. Les insoutenabilités sociales doivent être évaluées et infléchies à cette aune.
La crise des « liens » et l’accès à la « dignité » par le récit valorisant de soi importent ici autant que la question matérielle de la « propriété de soi » et des espérances d’ascension.
Ce ne sera pas le grand soir, mais cela ne sera pas rien.
A fortiori si l’on y ajoute, pour faire pièce à la révolte fiscale des classes moyennes, d’une part, la taxation des très hauts patrimoines d’un capitalisme non pas concurrentiel, comme le voudrait la doctrine néolibérale, mais involuant, de fait, en oligopole entrepreneurial ; d’autre part, le retour à une fiscalité réellement progressive sur les revenus, non plus selon quelques tranches en escalier trop abrupt, mais à taux progressif continu et corrigé selon la concentration géographique des rentes immobilières rongeant le reste à vivre des non-propriétaires. C’est, par ailleurs, une tout autre politique territoriale qui doit être conduite en termes de « justice spatiale » entre les métropoles, le périurbain étalé et les communes rurales de plus en plus éloignées des services publics.
Le rêve pavillonnaire d’une « démocratie de propriétaires » périurbains ou ruraux que promoteurs immobiliers et politiques locaux ont fait miroiter a trop souvent enfermé les classes moyennes inférieures et populaires dans de paradoxales trappes immobilières de pauvreté à distance trop grande des bassins d’emplois.
Les surcoûts d’infrastructures pour les petites communes ont explosé, et les nouveaux propriétaires se sont retrouvés dans l’impossibilité de s’ajuster par la mobilité à tout choc sur leur emploi. Le songe propriétariste est alors pour certains devenu un véritable cauchemar.
Le troisième bien premier est la prospérité, mais en un sens nécessairement renouvelé à l’heure du mur du capitalocène.
Aucune activité sociale n’est possible sans la production de biens et services, leur mise en circulation monétaire, leur fiscalisation (à des fins de redistribution et d’investissement) et leur consommation finale moyennant un certain nombre de déchets. Seule l’économie sociale de marché est parvenue, à ce jour, à démontrer son efficacité pour rendre possible l’ensemble de ce circuit.
À ceci près que, ce faisant, les acteurs économiques privés externalisent le coût social et environnemental global des biens et des services qu’ils proposent.
Une politique soutenable se doit de « désinvisibiliser » et d’internaliser intégralement par des taxes ces coûts et externalités négatives cachés.
La vérité des prix s’impose à partir de l’évaluation de l’ensemble du cycle carbone de chaque bien échangé. Toute une métrique nouvelle des actifs et des biens s’invente déjà, en ce sens, afin de mieux orienter épargne, investissement et consommation.
Par la fiscalité indirecte, un républicanisme soutenable doit ici inciter à de nouvelles pratiques de consommation, qui induiront, en retour, un nouvel ancrage des anticipations pour les producteurs de biens : il ne s’agit pas de prescrire, dans un monde foncièrement individué et pluraliste, une quelconque acception de la « vie bonne » liée à telle ou telle pratique de consommation, mais de résolument intégrer au signal-prix ce qui est incompatible avec la durabilité de la biosphère et des équilibres sociétaux induits sur le long terme.
Le système des « besoins » ne se change pas par prescription morale d’en haut. Étant lui-même, pour une large part, créé par les économies de l’offre (bien au-delà des besoins vitaux primaires), il doit être reconfiguré par la médiation des contraintes tarifées pesant, selon le juste prix environnemental, sur la consommation individuelle, mais, surtout, en fonction de l’empreinte écologique fortement différenciée selon les groupes sociaux et les pays (donneurs d’ordre ou producteurs).
D’autres mesures complémentaires doivent concourir au même but : la législation sur l’obsolescence programmée, l’allongement considérable des garanties obligatoires sur les biens. Le fléchage traçable des taxes socialement les plus sensibles doit aider à construire des alliances sociales nouvelles visant à agir à la fois sur la qualité durable des produits, leur circulation et consommation soutenables, jusqu’aux modalités de recyclage en économie circulaire. La butée ultime de tous ces efforts demeurera néanmoins, à savoir l’incompatibilité exponentielle entre transition écologique et « enveloppement numérique » énergivore de nos existences et de nos économies.
Le point politiquement le plus épineux quant à la question de la prospérité sera celui du financement de l’État social à l’heure d’un régime de croissance décarboné.
Le soutien de la demande en biens et services « sédentaires » en dépend pour partie, à travers les stabilisateurs automatiques de la dépense sociale. Rien n’interdit, toutefois, d’imaginer, avec Michel Aglietta et d’autres, qu’un changement radical de régime de croissance sera lui aussi capable de créer de la valeur, des échanges fiscalisés, de la circulation monétaire, et donc de rendre possible la transition, politiquement stable, vers une démocratie sociale post-thermique.
Alternatives de gauche et horizon régulateur
Parmi ce qui s’avance à gauche comme alternative programmatique, on ne peut que demeurer sceptique.
Au sein de la gauche radicale anticapitaliste, on semble continuer de vouloir confondre les pommes et les poires, l’ultra-libéralisme dérégulé et l’économie sociale de marché, les problèmes transnationaux de dumping et les économies sédentaires de nos territoires.
Volontiers « néo-conseilliste » par aversion pour la forme parti, l’anarchisme municipaliste (hier Proudhon, aujourd’hui Murray Bookchin) se focalise, lui, plutôt sur la question des « communs » (renouvelée depuis les travaux d’Elinor Ostrom) et de leurs formes associées d’autogouvernance locale, à commencer par la gestion de l’eau en régie propre par les communes. De là à tout miser sur ce seul niveau de la démocratie locale et directe, en abandonnant les leviers de l’État et de l’intégration européenne, il n’y a qu’un pas, qui reconduit à la collapsologie des éco-villages et aux solidarités itinérantes zadistes.
Du côté du populisme de gauche néo-charismatique qu’investit le parti-plateforme de La France Insoumise, l’étiage semble atteint et son tribun constitue à ce jour plus un obstacle qu’un atout pour la recomposition d’une alternative républicaine transversale. Parmi les partisans d’un « républicanisme social » néo-rousseauiste, on revisite l’histoire intellectuelle du politique pour simplement exalter la singularité française, conjoignant « souveraineté populaire » et « justice sociale », mais sans jamais se donner les moyens de décrypter l’économie politique non pas populaire de Robespierre, mais bien de notre présent, en ses échelles géo-économiques, du local au global.
Bref, on prend l’histoire intellectuelle pour de l’économie politique.
Du côté du républicanisme franco-français entièrement tourné vers la question de la laïcité, enfin, on s’enferme volontiers dans la politique réactionnelle des identités pour continuer d’éviter de poser toute question un peu articulée de régulation macrostructurelle du capitalisme, de transition sociale-écologique ou de cohésion socio-économique des territoires.
Mais trêve de querelles.
Disons simplement qu’il doit être possible de s’y prendre autrement et de rassembler transversalement, car nous en sommes là, à partir de critères et leviers autres.
Il s’agit tout d’abord, quant au principe et son récit, d’incarner la volonté collective de redimensionnement de l’ordre économique à son statut ancillaire de pourvoyeur des ressources matérielles rendant possibles toutes les autres fins, à commencer par celle de la stabilité politique et sociale de la délégation démocratique fiduciaire du pouvoir.
Il convient, ensuite, de tenter de corriger les ruptures d’égalité en les prenant au sérieux partout où elles se vivent, à tort ou à raison. Certes, les courroies de transmission de la forme parti et de la forme syndicat ont été abrasées. Certes, ce que Pierre-Noël Giraud nomme fort justement « l’errance des conflits économiques », à savoir leur caractère politiquement inassignable en raison même du grand désajustement de l’espace de la responsabilité politique et des chaînes de valeur globales, a grippé les mécanismes d’expression et de représentation des intérêts. Mais il convient, précisément, d’énoncer publiquement les raisons de ce désajustement et de délimiter les secteurs où une reprise en main bien ordonnée demeure néanmoins possible. Ne pas le faire, c’est enfermer les problèmes de fin de mois et de crise des liens dans l’expression d’une indignation et d’une colère dirigées vers le haut du système politique central.
Par le truchement d’une puissance de marché européenne enfin mieux-disante (fiscalement, socialement et environnementalement), de nouvelles règles du jeu doivent s’imposer aux acteurs économiques privés transnationalement mobiles et jusqu’ici passagers clandestins des États. À l’échelle d’un vaste marché capable de peser sur les échanges internationaux, cette régulation mieux-disante (qui n’est nullement une re-centralisation planificatrice) produira, pour les États et l’Union, des ressources propres garantissant des investissements d’avenir dans des biens publics premiers requis par tous (santé, logement, éducation, mobilités, assurance chômage, retraites), mais aussi dans des politiques industrielles sur la nouvelle frontière technologique, en direction d’un changement de régime de croissance postcarboné et de nouveau riche d’emplois. Un marché du travail réorienté profitera à une large palette sociale, de la main-d’œuvre artisanale en matière de rénovation thermique des bâtiments jusqu’aux concepteurs hautement qualifiés des technologies de production et de répartition (smart grids) des énergies renouvelables.
Un nouveau pacte social se dégagera par le sentiment accru de justice économique et fis cale, en même temps que la puissance publique retrouvera des marges de manœuvre budgétaires nécessaires. Mais, ne nous y trompons pas, ce surcroît de justice et de retombées concrètes propre à reconsolider la structure du consentement démocratique ne saurait s’énoncer en termes purement gestionnaires et techniques, selon le style infrapolitique adopté aussi bien dans les milieux néolibéraux que sociodémocrates depuis près de quarante ans. Assurément gage de compétence, cette « gouvernance par les nombres » n’est plus de mise en ce qu’elle est, d’une part, le langage partout rejeté d’une technocratie jamais exposée elle-même aux ajustements qu’elle préconise pour les autres et, d’autre part, un évitement continué du politique et de ses finalités de paix par la justice en interne et de non-guerre en externe. Il convient, tout au contraire, d’articuler explicitement cet horizon pratique européen de transition vers la social-écologie et la puissance externe.
Il faut le faire en considérant les risques systémiques globaux à venir et le rôle que seul un acteur global intégré comme l’Union européenne peut et doit vouloir jouer.
Afin de ne pas sombrer dans l’insignifiance historique, l’Union européenne a, en effet, pour vocation de construire le nouveau monde oligo-polaire d’après l’hêgémon américain qui, seul, pourra un tant soit peu se coordonner lors des turbulences environnementales, sociopolitiques, démographiques et géostratégiques qui ne manqueront pas d’arriver à l’horizon 2030-2050.
Personne n’a le moindre intérêt à voir émerger un face-à-face bipolaire dangereux entre le « capitalisme libéral-méritocratique » américain et le « capitalisme politique » chinois. Entre la néo-ligue oligarchique d’Athènes et celle, autocratique, de Sparte, plusieurs acteurs globaux dotés d’attributs de puissance opposables doivent se donner les moyens de concrètement peser. Les nations démocratiques européennes doivent, pour ce faire, arrimer finement leurs régulations et équilibres sociopolitiques internes à la « double démocratie européenne », c’est-à-dire à une Europe-puissance publique.
L’involution actuelle du débat démocratique, pris en tenailles entre le discours d’ajustement gestionnaire et la politique identitaire, équivaut, de fait, à dilapider le temps et l’énergie collective dont nous n’avons plus le luxe. Ce dont nous avons besoin est bien plutôt un réinvestissement analytique et pratique de tous les niveaux pertinents de la puissance publique susceptibles de réenchâsser l’économie dans le politique et de recréer les conditions d’une soutenabilité démocratique garante de toutes les autres, par la production de biens publics tangibles à chacune des échelles.
Nous n’avons que secondairement affaire à une crise du demos, mais bien, primairement, à une crise du kratos au sens d’un double désajustement, celui de la puissance publique par rapport à l’ordre économique transnationalisé, celui de l’offre partisane par rapport à l’hétérogénéité durable des demandes sociales.
Reconfigurons-en vigoureusement les termes afin de combler le gouffre béant entre système politique et diversité des attentes, entre impensés élitaires et expériences populaires, entre métropoles inter-connectées et territoires enclavés. L’aventure démocratique, à moyen terme en tout cas, risque fort de ne pouvoir se poursuivre qu’au prix d’un tel sursaut. Pour que l’histoire n’avance pas, comme d’ordinaire, « par le mauvais côté », avant que la chouette de Minerve carbonisée ne songe même à prendre son envol, c’est ce lieu pratique d’un large consentement démocratique retrempé que le terme de républicanisme soutenable voudrait simplement suggérer. À l’heure du nécessaire passage à l’échelle de la démocratie sociale post-thermique et d’une reconfiguration trans-partisane des bonnes volontés. »
– Escudier, A. (2020). Pour un « républicanisme soutenable »: Sortir du cycle néolibéral. Le Débat, 209(2), 165-175.
« […]
Le modèle théorique mobilisé par Luc Boltanski et Ève Chiapello reprend la distinction entre « critique artiste » et « critique sociale » (p. 83). La première dénonce
le capitalisme comme marchandisation du monde débouchant sur le désenchantement, l’inauthenticité, l’oppression de la liberté et de l’autonomie des individus.
Issue de l’invention du mode de vie bohème au xixe siècle, elle valorise l’incertitude, la mobilité et le détachement incarné par l’artiste.
La critique sociale, issue du socialisme et du marxisme, dénonce en revanche
le capitalisme comme source d’opportunisme, d’égoïsme et de misère, d’inégalités.
L’un des intérêts majeurs de ce livre réside dans l’histoire des mutations du couple Capitalisme-Critique. Au capitalisme domestique et familial hérité du xixe siècle, succède le compromis fordien (ou « civique- industriel ») des années 1930-1973, qui emprunte à la critique sociale son exigence de sécurité des salariés (conventions collectives, logique du statut, État-providence).
Le troisième esprit du capitalisme naît à partir des années 1970 sous l’effet d’une génération, par le capitalisme, de la critique artiste qui dénonçait le compromis fordien, notamment en mai 1968, au nom des valeurs d’authenticité, de créativité et d’autonomie.
Le capitalisme connaît alors de multiples micro-déplacements vers des formes d’organisation du travail flexibilisées (couple projets-réseaux) présentées aux cadres comme satisfaisant ces valeurs.
Substituant un credo à l’autre, le « réseau » (années 1990) à la « structure » (années 1960), le nouvel esprit du capitalisme engage, parfois dans l’enthousiasme, une fraction importante de la génération des années 1960 dans ses mutations.
La littérature de management propose au cadre une nouvelle figure à laquelle adhérer, celle du manager, « homme connexionniste », « homme léger », enchaînant les projets et tissant ses réseaux.
La flexibilité entraîne à son tour le réveil de la critique sociale, et aussi d’une critique artiste pourtant éreintée par la marchandisation de l’authentique.
La réussite de l’ouvrage [Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiapello, Paris, Gallimard, 1999, 843 p.] réside dans son ambition pluridisciplinaire qui conduit les auteurs à mobiliser aussi bien la socio-économie du travail, la sociologie des élites et des idéologies, qu’une sociologie des régimes d’action et de justification importée de De la justification de L. Boltanski et Laurent Thévenot, dont sont formalisées certaines notions clefs, comme celles d’épreuve ou de critique. Les auteurs voudraient ainsi enclencher une sociologie des nouvelles élites dominantes (managers, médiateurs, etc.). On regrettera que cette ambition de mobilisation de la sociologie au service d’une entreprise de défatalisation et de dé-naturalisation du monde achoppe en partie à sa visée prescriptive : la « cité par projet », proposée comme manière de soumettre le monde « connexionniste » à une exigence de justice, peut-elle constituer une arme pratique pour les mouvements critiques ? De même, l’ouvrage passe sous silence l’ensemble complexe des médiations qui conduisent certaines élites issues de mai 1968 à contribuer à produire le nouvel esprit du capitalisme, ce que seules une prosopographie et une sociologie des déplacements de l’action collective pourraient finement disséquer. Enfin l’entreprise de totalisation ici à l’œuvre dans l’élaboration d’un modèle de changement du capitalisme et de ses critiques, tend parfois à s’appuyer sur des catégories agrégées comme « le capitalisme », pourtant peu mobilisées en tant que telles par les mouvements critiques eux-mêmes dans leurs dénonciations publiques. »
– Gobille, B. (2020). Le capitalisme en phases critiques. Genèses, 118(1), 152-153.
Lectures supplémentaires / complémentaires :
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- Barbier, J. & Poussou-Plesse, M. (2017). Protection sociale : le savant et la politique. La Découverte.
- Marty, F., Trosa, S. & Voisin, A. (2006). Les partenariats public-privé. La Découverte.
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