Kuhn : « Je ne suis pas moins concerné par la reconstruction rationnelle, par la découverte des éléments essentiels, que les philosophes des sciences. Mon propos est également la compréhension de la science, des raisons de son efficacité particulière, du statut cognitif de ses théories. Mais contrairement à bien des philosophes de la science, j’ai commencé par l’histoire des sciences, en examinant de près les faits scientifiques. »

« Selon la conception la plus courante, la science tend essentiellement à se définir par sa dimension d’objectivité, et celle-ci, bien plus que comme une propriété parmi d’autres, apparaît généralement comme un élément constitutif de la science, sans lequel le mot même de « science » n’aurait pas lieu d’être. On vise de cette manière une activité intellectuelle spécifique et bien dissociée d’autres productions culturelles telles que la philosophie, l’art, la religion, le droit, pour n’en citer que quelques-unes. Il serait donc surprenant qu’une philosophie des sciences s’abstienne de tout commentaire sur ce sujet. Kuhn a, depuis la publication de la Structure des révolutions scientifiques, consacré une série d’articles au problème de l’objectivité de la science, en particulier en réponse à des objections d’inspiration poppérienne sur la notion de paradigme et la thèse de l’incommensurabilité.

Mais ce qui frappe au premier abord un lecteur quelque peu instruit des thèses de Popper, c’est l’étonnante désinvolture avec laquelle Kuhn aborde cette question. Son argumentation semble contourner le problème et ne pas voir là une priorité. En parlant des différentes valeurs qui orientent les recherches des savants, Kuhn note à ce propos : « Ces facteurs de différenciation, mes critiques les qualifient de subjectifs et les opposent aux critères communs dont j’ai parlé plus haut, réputés objectifs. Bien que je conteste cette utilisation des termes, je vais l’accepter pour un instant et simplement remarquer que tout choix individuel entre des théories concurrentes dépend d’un mélange de facteurs objectif et subjectifs, c’est-à-dire de critères partagés avec d’autres et de critères individuels. » (TE, p. 431) La distinction objectif/subjectif ainsi réduite à une distinction entre facteurs individuels et facteurs collectifs dans l’activité scientifique est ici récusée comme n’étant qu’une question de mots. C’est la même désinvolture qui transparaît sur le problème de la démarcation de la science avec la pseudo-science dans une réponse lapidaire entre parenthèses dans ce passage tiré d’un autre article : « S’il existe un critère de démarcation (qui ne doit pas être, je pense, un critère très aigu ni très décisif), il pourrait bien se trouver dans cette partie de la science que Sir Karl néglige » [i.e. la science normale]. (TE, p. 364) Ailleurs encore, et de manière plus ambiguë, Kuhn thématise ce décalage entre sa problématique et celle de ses critiques comme un déplacement de perspective plutôt que comme un désaccord sur le fond et affirme même partager leur préoccupation : « Je ne suis pas moins concerné par la reconstruction rationnelle, par la découverte des éléments essentiels, que les philosophes des sciences. Mon propos est également la compréhension de la science, des raisons de son efficacité particulière, du statut cognitif de ses théories. Mais contrairement à bien des philosophes de la science, j’ai commencé par l’histoire des sciences, en examinant de près les faits scientifiques. » (RSS, p. 129). À la question grandiloquente de l’objectivité, Kuhn substituerait donc une démarche plus modeste en histoire des sciences, abandonnant la première aux philosophes.

Une telle élucidation de son entreprise jette un jour nouveau sur la notion tant discutée d’incommensurabilité, confondue par certains avec un subjectivisme tantôt psychologisant tantôt sociologisant. Le rôle des facteurs individuels et sociaux, tant de fois souligné par Kuhn dans l’histoire des idées, n’est peut-être pas tant une thèse sur l’objectivité ou non de la science qu’un auxiliaire fourni par l’historien des sciences mais finalement destiné aux philosophes : l’histoire des sciences devrait nous éclairer sur la nature profonde de la science sans nécessairement pour autant avoir le dernier mot.

D’où le silence paradoxal, ambigu et problématique de Kuhn lorsqu’il s’agit de fournir une réponse par un oui ou par un non à la question : la science est-elle objective ?

Ce que je voudrais montrer, ce sont les raisons qui conduisent à penser que non seulement il ne peut pas y avoir, dans une perspective kuhnienne, de réponse à cette question, mais que la question elle-même ne peut pas se poser bien qu’elle puisse apparaître comme légitime. J ’ai choisi pour cela de confronter la position, ou plutôt la non-position, de Kuhn à celle du falsificationnisme et de la méthodologie des sciences défendus par Popper et Lakatos, et qui ont en commun de proposer un point de vue normatif sur l’histoire des sciences. En effet, c’est la discussion avec ses adversaires falsificationnistes qui l’a amené à rectifier ou élucider certaines de ses thèses, certains de ses concepts, et se trouve de ce fait à l’origine d’une évolution sensible depuis la Structure. Cette évolution donne en même temps les raisons profondes pour lesquelles il ne peut pas y avoir de problème de l’objectivité dans l’épistémologie kuhnienne après la Structure : c’est qu’elle consiste en un rapprochement nettement accentué (et déjà opéré dès la Structure) avec la philosophie du langage. Je vais essayer de démontrer que ce rapprochement a occasionné une reformulation du concept de paradigme et surtout un déplacement des concepts employés par l’épistémologie de Popper. Plus précisément, c’est l’analogie, qui n’est pas toujours très explicite, entre théories et langage, qui définit le « gestalt switch » irréversible entre la problématique de Kuhn et celle d’un Popper.

Le terme « objectivité » dérange par la pluralité des registres auquel il nous renvoie. Le premier sens, et peut-être celui qui correspond le mieux à notre intuition commune de ce qu’est la science, est l’idée d’une connaissance impliquant un rapport de vérité-adéquation entre des énoncés et des faits du monde. Une science est objective si elle décrit un réel.

C’est ce premier sens que j’aborderai essentiellement, parce que ce qui apparaît problématique chez Popper aux yeux de Kuhn, ce n’est pas tant l’idée d’objectivité comme testabilité intersubjective des théories, que l’interprétation réaliste de cette norme en termes de vérité-adéquation empruntés à Tarski. La critique de la pertinence du concept de vérité pour l’histoire des sciences mobilise un argumentaire tiré de la philosophie du langage, puisque Kuhn adopte tantôt le holisme d’un Quine, tantôt les conceptions d’un Wittgenstein sur le changement d’aspect.

Trois autres sens peuvent être assignés au terme « objectivité » et ils sont étroitement liés au premier :

l’idée d’un progrès rationnellement fondé des théories scientifiques, l’idée d’une norme de discussion rationnelle pour le choix des théories dans la communauté des savants, et enfin l’autonomie de la science par rapport à d’autres activités intellectuelles qui n’entretiennent pas ce rapport de connaissance normée avec le réel, comme l’art, la morale ou la religion. Ce dernier point pose le problème de la distinction de la science et de la non-science. La norme de falsifiabilité des théories de Popper avait pour propos d’élaborer une méthodologie pour résoudre chacun de ces problèmes. L’intérêt de la référence à Lakatos est de montrer que les arguments de Kuhn ne peuvent que laisser insatisfait dès qu’il s’agit d’aborder les questions parfois philosophiques auquel un scientifique peut être confronté dans sa recherche même. Dès lors, le projet d’une méthodologie normative pourrait bien ne pas avoir perdu de sa pertinence s’il s’avérait que non seulement la communauté des scientifiques mais l’histoire des sciences elle-même ne peuvent se passer d’une thèse philosophique sur la nature objective de la science. Que l’on ne puisse pas justifier les théories scientifiques n’implique pas que l’on ne puisse discuter les critères de rationalité proposés et les critiquer, et n’implique pas non plus que la loi du plus grand nombre fasse droit.

La parenté entre Kuhn et Popper est sans doute plus étroite qu’on pourrait le penser au premier abord. Kuhn lui-même ne se définit-il pas comme un poppérien impénitent dans ses « réflexions sur mes critiques » ? Aussi convient-il d’écarter un certain nombre de malentendus qui ont pu obscurcir le débat. L’accusation de relativisme, tout d’abord : certes, pour Kuhn, l’idée qu’il puisse y avoir des théories meilleures que d’autres ou bien est fausse ou bien constitue un truisme : toute théorie est bonne du moment qu’elle obéit à un certain nombre de critères constitutifs de la science et socialement établis ; certes, il n’y a pas de critère de vérité extrinsèque aux théories elles-mêmes, chacune élaborant ses propres canons de mise à l’épreuve et sa propre base empirique. Mais il convient de souligner, d’une part que Kuhn n’approuverait pas la formule « tout est bon » et qu’il y a réellement pour lui un progrès scientifique et des critères de rationalité transthéoriques, d’autre part que sa préoccupation n’est pas la vérité, en un sens philosophique, des théories. La thèse de l’incommensurabilité ne saurait être une thèse sur l’équivalence des théories du point de vue de leur valeur de vérité.

Comme le dit Kuhn dans une réponse à Popper, le concept d’erreur ou de vérité ne peut plus s’appliquer lorsque l’on confronte des systèmes théoriques entre eux. Ainsi, que la Terre soit immobile et au centre de l’Univers n’est pas une erreur de l’astronomie ptoléméenne réfutée par Copernic : à ce stade, il ne s’agit plus d’une erreur, c’est le sens des concepts employés qui est en question. Il n’y a erreur, argumente Kuhn, que dans l’application de règles préétablies à un domaine de l’expérience.

Mais ces règles nous font défaut dès que l’on s’extrait d’une théorie pour la comparer à d’autres théories.

On a pu reprocher à Kuhn le caractère auto-réfutant du relativisme qu’on lui attribuait : s’il n’y a pas de point de vue absolu sur l’histoire des sciences, alors comment l’historien des sciences pouvait-il sortir d’un paradigme pour comprendre des théories du passé depuis longtemps jetées aux oubliettes, comme s’il avait sur le scientifique ce privilège de pouvoir librement choisir le paradigme qu’il décrit ? En fait, Kuhn distingue bien l’incommensurabilité des théories de l’incomparabilité et de l’incommunicabilité des théories entre elles : nous pouvons comparer les théories entre elles sans pour autant adopter un point de vue extérieur aux théories, simplement parce que les théories comparées peuvent avoir une certaine homologie de structure. Ce n’est qu’une partie des paradigmes qui est intraduisible dans les termes d’un autre paradigme.

Je reviendrai sur ce problème d’intraductibilité et d’incommunicabilité.

Il faut remarquer, sur l’idée d’incommunicabilité, qu’elle semble aller de pair avec un certain discontinuisme en histoire des sciences, à savoir que le passage d’un paradigme à un autre au cours d’une révolution scientifique serait le passage d’un système cohérent et clos sur lui-même à un autre système de pensée tout aussi cohérent et clos sur lui-même. C’est pourquoi Toulmin a pu reprocher à Kuhn sa distinction arbitraire entre science normale et révolution scientifique : les révolutions scientifiques ne sont-elles pas plutôt des prolongements de ce qui les précède, et l’historien des sciences ne devrait-il pas plutôt rétablir une continuité derrière l’apparence discontinue des événements ? La réponse de Kuhn à cette objection est intéressante à deux titres.

Elle fait valoir, en l’acceptant comme valable, le caractère continu des changements de paradigmes du point de vue historique : c’est le développement interne de la science normale qui produit la révolution scientifique, de manière pour ainsi dire dialectique (il y a continuité et rupture) : par exemple, c’est le programme de recherche de Bohr qui, par son échec, a produit de nouveaux modèles de l’atome qui reprenaient en fait les principaux acquis du modèle de l’atome de Bohr tout en l’abandonnant. Deuxièmement, la distinction entre science normale et révolution scientifique n’est pas d’ordre historique mais conceptuelle : bien qu’ils soient historiquement entremêlés, il n’en demeure pas moins que ce sont là deux concepts distincts qui permettent de donner sens à la formule « sans la science normale, pas de révolution scientifique ». On voit ici que Kuhn ne rejette pas les considérations normatives de l’histoire des sciences, mais plutôt qu’il les intègre dans l’analyse descriptive.

La réponse aux accusations de relativisme fournit à Kuhn l’occasion d’expliciter ses points d’accord et de désaccord avec Popper. Si la Structure faisait valoir que l’adoption d’un nouveau paradigme par les savants est plutôt de l’ordre de la conversion que de la conviction, le propos est quelque peu tempéré par deux concessions à l’épistémologie de Popper :

Il y a des critères pour définir une « bonne » théorie scientifique ainsi que des normes de scientificité, parmi lesquelles le critère de démarcation poppérien ainsi que la capacité de la théorie à formuler des prédictions fondées sur la théorie elle-même.

Il y a un progrès scientifique, dont Kuhn a énuméré les caractéristiques dans la Structure, mais ce progrès ne saurait être conçu comme un rapprochement constant de l’ensemble de la science vers une vérité ultime.

Kuhn assume pleinement, sur ce point, l’héritage poppérien en récusant une conception cumulativiste du progrès scientifique propre au justificationnisme positiviste.

Mais les concessions de Kuhn semblent formelles. La liste de critères d’une bonne théorie scientifique qu’il propose dans « Objectivité, jugement de valeur et choix d’une théorie » ne peut que laisser perplexe et insatisfait. Ces critères sont les suivants : accord des conséquences de la théorie avec l’expérience, cohérence de la théorie, simplicité, envergure (?) et fécondité en découverte de faits nouveaux. Ces critères assez conventionnels sont-ils stipulés par Kuhn ou viennent-ils d’une pratique collective de la science ? Qu’est-ce qui leur confère une quelconque légitimité ? Pourquoi devrions-nous les accepter ? Enfin, sont-ils compatibles entre eux ? Par exemple, ne peut-il pas y avoir de conflit entre la prescription de simplicité et celle de la fécondité explicative ? Et que veut dire « simple » ? Y a-t-il un sens par exemple à dire qu’un espace euclidien est plus simple qu’un espace riehmanien ?Ou que la théorie de Copernic est plus simple que celle de Ptolémée ? (on sait en effet que Copernic a conservé le système des épicycles et des déférents, et que si l’explication des phases de Vénus est plus « simple » dans son système, il n’en va pas de même du mouvement de la Lune autour de la Terre). En fait, Kuhn n’aborde pas ces questions parce que ces prescriptions ne sont pas ce qui réellement détermine les choix théoriques dans l’histoire des sciences. Comme il le fait souvent remarquer, deux savants peuvent avoir en commun des critères de rationalité et partager les mêmes valeurs épistémologiques sans pourtant faire le même choix concernant les théories scientifiques. Il convient dès lors de montrer la source du désaccord plus profond entre Kuhn et Popper au-delà de ces points de convergence. Kuhn indique lui-même la divergence essentielle qui l’oppose à l’esprit de l’épistémologie poppérienne : il s’agit de la référence à la conception sémantique de la vérité de Tarski. Kuhn veut montrer que le concept de vérité n’est pas pertinent pour rendre compte de l’objectivité scientifique, et ce qu’il récuse donc en cela, c’est la notion poppérienne de vérisimilitude, notion dont la vocation était justement d’expliciter le lien entre les théories et la réalité.

Dans le chapitre 10 de Conjectures et R éfutations, Popper tente de réconcilier sa critique du justificationnisme positiviste (l’idée que les théories scientifiques peuvent être justifiées par induction à partir d’une base empirique) avec l’idée qu’il y a malgré tout un progrès scientifique défini comme l’approximation d’une vérité idéale par les théories dans l’évolution globale de la science. C’est ici qu’est mobilisée la conception sémantique de la vérité. Sa vertu est aux yeux de Popper de proposer une alternative aux conceptions subjectivistes de la vérité qui l’analysent en termes de croyance vraie ou de méthode de vérification. La conception tarskienne de la vérité sépare en effet le problème d’un critère de la vérité du problème d’une définition de la vérité. Cette séparation est liée à l’existence en mathématiques d’énoncés vrais et non prouvables. Ce qui intéresse ici Popper, c’est la possibilité d’en finir avec la vérificationnisme en philosophie des sciences : une théorie peut être vraie, bien qu’elle ne soit pas justifiée, bien qu’il ne soit pas possible de vérifier les théories par induction empirique. Popper va plus loin encore dans ses formulations : un énoncé peut être vrai bien qu’extrêmement peu probable et donc bien que non justifiable rationnellement. À une théorie probabiliste du choix des théories, il substitue la notion de vérisimilitude que la référence à Tarski a pour fonction de distinguer de celle de probabilité, encore trop proche de l’inductivisme carnapien. Popper accentue ainsi sa séparation entre l’objectif et le subjectif, entre le normatif et le psycho-logique. La vérisimilitude d’une théorie est égale à son contenu de vérité moins son contenu de fausseté, et le contenu de vérité d’une théorie est l’ensemble des prédictions d’une théorie qui passent avec succès le test de falsification. Ces prédictions peuvent être dites en ce sens vraies, bien que non vérifiées. Il convient alors de parler de « corroboration » des théories et non de « vérification ». D’ailleurs, la vérisimilitude d’une théorie varie en raison inverse de sa probabilité, puisqu’une théorie nous informe d’autant plus sur le réel qu’elle est plus audacieuse, c’est-à-dire qu’elle formule de prédictions falsifiables, et elle est donc d’autant moins probable. En outre, le rapport entre contenu de vérité et contenu de fausseté permet de définir des degrés de vérisimilitude qui sont autant d’approximations plus ou moins lointaines d’une vérité idéale, et il permet donc d’évaluer le degré d’objectivité des théories scientifiques. La démarche de Popper est évidemment riche de problèmes. Tout d’abord, il infléchit nettement le concept d’objectivité vers une conception réaliste métaphysique. La Logique de la Découverte Scientifique [LSD] se contentait de définir l’objectivité en termes de testabilité intersubjective des énoncés scientifiques : en ce sens, la LSD restait peut-être tributaire sinon d’un subjectivisme, tout au moins d’un intersubjectivisme. Il est significatif quela référence à la conception sémantique de la vérité soit postérieure à la LSD, car on peut alors se demander si elle est vraiment indispensable à une méthodologie falsificationniste de la science. Et tel est bien l’un des problèmes les plus aigus qui se posent : quel peut être le rapport entre cette nouvelle conception de vérisimilitude et l’histoire réelle des sciences ? Ne leur est-elle pas en somme surajoutée du dehors ? Et si l’histoire réelle des sciences montrait une évolution vers le bas du degré de vérisimilitude des théories, faudrait-il dire qu’il n’y a pas de progrès scientifique ? Le concept de progrès scientifique aurait-il encore un sens ?

En récusant la pertinence du concept de vérité pour une appréciation globale de l’histoire des sciences, Kuhn rejoint d’ailleurs l’esprit du programme de Tarski qui limitait son emploi aux sciences formelles déductives et se montrait sceptique pour les sciences empiriques, en vertu de leur lien avec le langage naturel. La réponse de Kuhn fait explicitement appel à des considérations portant sur la nature du langage. L’application du paradigme tarskien de la vérité, c’est-à-dire les biconditionnels du type « l’énoncé ‘‘ la neige est blanche ’’est vrai si et seulement si la neige est blanche », au domaine des théories scientifiques suppose que les différentes théories comparées puissent s’entendre sur le sens de la proposition, « ce qui pourrait perdre de son évidence, ajoute Kuhn, si on lit l’énoncé ‘‘ les éléments s’associent proportionnellement à leur poids’’ » (RSS, p. 161).

Ce à quoi la science a affaire, c’est d’abord et avant tout à des énoncés. Or qu’est-ce qui nous garantit la traductibilité de ces énoncés entre eux dans tous les cas de figure ?Un énoncé théorique n’est pas un simple rapport sur une expérience sensorielle, c’est aussi une pièce dans un système de représentation qui a ses propres lois et ses propres critères de recherche. Cette identification sous-jacente entre langage et théories est explicite quelques pages plus loin, lorsque Kuhn fait référence au problème de la traduction radicale soulevé par Quine : « Pourquoi une traduction, qu’il s’agisse de théories ou de langages [noter le « ou »], est-elle si difficile ? Parce que, comme on l’a souvent remarqué, les langages découpent le monde de différentes façons, et nous n’avons aucun accès à des moyens sous-linguistiques neutres de compte rendu. Quine fait remarquer que, bien que le linguiste engagé dans la traduction radicale puisse facilement découvrir que son informateur indigène prononce « Gavagaï » parce qu’il a vu un lapin, il est plus difficile de découvrir comment « Gavagaï » devrait être traduit » (RSS, p. 164). Le problème de la traduction radicale s’applique directement au cas de la comparaison entre des théories en histoire des sciences : il n’y a pas de base empirique extérieure aux théories qui permette de confronter leurs concepts et leurs lois pour les traduire et les évaluer à l’aune d’un critère de vérisimilitude. Un telle base supposerait un langage neutre analogue à celui des données des sens dans le phénoménisme carnapien. La thèse quinienne de l’indétermination de la traduction radicale met l’accent sur l’absence d’un « fact of the matter » qui permettrait de justifier l’adoption d’un manuel de traduction plutôt que d’un autre. En vérité, toute traduction doit partir d’hypothèses analytiques arbitraires. De même en histoires des sciences, il n’y a pas de point de vue extérieur aux théories pour les comparer entre elles. L’historien des sciences ne dispose d’aucune ressource pour savoir, des théories qu’il étudie, laquelle est la bonne.

La question ne saurait d’ailleurs se poser, s’il est vrai qu’il n’y a en l’occurrence pas de « fact of the matter ». L’analogie entre théories et langage offre donc à Kuhn la possibilité de récuser la notion poppérienne de vérisimilitude avec deux arguments :

si les théories sont comme des langages, alors, la question de savoir si une théorie est plus vraie qu’une autre a tout aussi peu de sens que la question de savoir si le français est plus vrai que l’espagnol ; et l’indétermination de la traduction des énoncés d’une théorie dans une autre sape également toute idée d’une comparaison « objective » au sens de Popper entre deux théories. Les énoncés théoriques ne sont pas comme l’énoncé « la neige est blanche ». Celui-ci est pour un locuteur français compréhensible en lui-même, mais la compréhension d’un énoncé théorique suppose une relation de sens avec d’autres énoncés, lois, définitions, axiomes, hypothèses, qui lui fournissent un substrat. Traduire un énoncé théorique dans les termes d’une autre théorie, ce serait en ce sens transporter toute l’armature logique de cette théorie dans cette autre. En l’occurrence, il semble que la traduction ne puisse pas même se faire. La situation est donc quelque peu différente de celle de la traduction radicale.

Le fait est que, pour Kuhn, le problème n’est pas tant de traduire une théorie dans une autre que de l’acquérir en premier lieu et de comprendre sa logique interne. Qu’il n’y ait pas de traduction possible des concepts-clefs d’une théorie dans une autre n’implique nullement qu’on ne puisser comparer les théories, mais il faut pour cela sortir du modèle de la tradution radicale pour s’intéresser à la manière dont un langage ou une théorie s’acquiert. C’est ainsi que l’historien des sciences d’aujourd’hui peut avoir malgré tout accès à des théories du passé depuis longtemps révolues. On ne peut comprendre un énoncé d’une théorie passée qu’en s’immergeant dans la théorie même et non en le traduisant dans les termes d’une autre théorie. C’est la raison pour laquelle Kuhn insiste dans les écrits les plus tardifs, sur la notion de structure lexicale, qui remplace finalement celle de paradigme. Les théories forment des totalités, on ne peut les acquérir qu’en saisissant leur structure d’ensemble. La thèse d’incommensurabilité reçoit pour autant une élucidation nouvelle : ce qui change d’une théorie à une autre, ce n’est pas tant le sens des concepts que leur place dans la structure lexicale. Ce sont les interrelations entre concepts théoriques qui se modifient dans les révolutions scientifiques plutôt que les concepts eux-mêmes.

Les révolutions scientifiques ne sont pas seulement des changements dans la définition des concepts, mais des déplacements de rapports de similarité/dissimilarité.

Kuhn prend l’exemple bien connu du concept de mouvement chez Aristote et chez Newton. L’idée que le mouvement a nécessairement un début et une fin est, en effet, à première vue récusée par la physique newtonienne, en vertu du principe d’inertie. On pourrait évaluer la supériorité de la définition newtonienne du mouvement sur celle d’Aristote en testant empiriquement les conséquences de ce principe et en excluant toute hypothèse ad hoc, dans une méthodologie poppérienne. On pourrait faire apparaître 1) que la théorie qu’elle soutient passe avec succès toute tentative de falsification 2) qu’elle permet de découvrir des faits nouveaux 3) que la caractérisation du mouvement au moyen du principe d’inertie joue un rôle explicatif dans le mouvement des planètes et des satellites lorsqu’on l’associe à la théorie de la gravitation. Mais ce serait peine perdue. Parce que le concept de mouvement chez Aristote s’inscrit dans de tout autres relations avec les autres concepts théoriques de la physique aristotélicienne, il entre dans d’autres relations de similarité/dissimilarité.

Chez Aristote, le mouvement est une espèce du genre « changement », c’est un changement d’état qualitatif. Il est, dit Kuhn, comme l’arbre qui grandit, ou le convalescent qui se remet d’une maladie. Comprendre une théorie, c’est acquérir un vocabulaire nouveau, un autre découpage du monde. Les théories sont, comme les langages, parfaitement corrélatives au monde, elles n’offrent aucun point de contact entre elles, et ne sont traduisibles que dans la mesure où leurs structures lexicales sont homologues. Les théories couvrent la totalité du monde, il n’y a pas d’un côté les théories, de l’autre le monde comme troisième terme, comme terrain neutre pour la confrontation des théories. L’incommensurabilité concerne en somme moins des concepts que des ensembles théoriques. Ce qui met en péril la démarche normative poppérienne, c’est le holisme des théories et la cohérence des structures lexicales.

Dans cette perspective, c’est l’idée d’un test interthéorique qui est remise en cause, si par là on prétend évaluer les définitions de Newton par rapport à celles d’une physique aristotélicienne en vue de rendre compte d’un progrès scientifique. Les tests ne sont pour Kuhn que les éléments d’une construction théorique d’ensemble. La portée de la comparaison entre les théories s’en trouve d’autant relativisée, et il est significatif que Kuhn adopte de plus en plus dans les écrits postérieurs à la Structure le point de vue de l’histoire des sciences pour abandonner la problématique du progrès scientifique, qui constituait pourtant l’un des points essentiels de son ouvrage. C’est qu’il faut bien distinguer deux aspects de la comparaison entre les théories. Ce sont deux cas très différents que la comparaison entre deux théories rivales contemporaines que l’on va tester pour savoir laquelle doit être adoptée, et la confrontation entre une théorie aujourd’hui dominante et une théorie du passé depuis longtemps rejetée par la communauté scientifique. C’est à ce dernier cas que Kuhn s’intéresse dans les reformulations postérieures de la thèse d’incommensurabilité.

Celle-ci est en effet moins évidente dans le premier cas, où le scientifique a encore la possibilité de travailler dans les deux paradigmes en même temps, c’est-à-dire en les prenant au sérieux et avec l’idée que l’un des deux doit au final l’emporter. Sur ce point, l’idée d’un choix rationnel n’est pas récusée par Kuhn, bien au contraire. Mais s’il peut y avoir progrès sur le court terme dans la mesure où les choix qui sont faits sont rationnels, la vision que Kuhn propose du devenir des théories sur le long terme fait plutôt valoir qu’il y a eu perte de certaines façons de pensée tout autant qu’il y a eu gain de connaissance.

On le voit, c’est la question même de l’objectivité des théories scientifiques qui se dissout dans une analyse de plus en plus proche de la philosophie du langage. C’est cette absence de position de Kuhn qui laisse d’ailleurs insatisfait si on le lit avec de grandes questions philosophiques en tête. Kuhn laisse en fin de compte la question du choix des théories aux scientifiques eux-mêmes et ne propose pas la moindre direction ou prescription pour effectuer ce choix. C’est en ce sens qu’il convient de discerner un antinormativisme profond dans la démarche kuhnienne. Celle-ci est, à l’instar de la thérapeutique wittgensteinienne, une entreprise de clarification du langage et des méthodes employés dans les sciences plutôt que la formulation d’une thèse. « En particulier, confronté au problème du choix des théories, la structure de ma réponse est en gros la suivante : prenez un groupe de gens parmi les plus compétents avec la motivation la plus appropriée. Formez-les à une science et dans les spécialités pertinentes pour le choix en question ; imprégnez-les du système de valeur, de l’idéologie, qui a cours dans leur discipline (…) ; et, au bout du compte, laissez-les faire leur choix. » (RSS, p. 131) Kuhn répond ici de manière significative à l’épistémologie normative de Lakatos.

Il assume ici clairement le sociologisme de la Structure, au risque même du conformisme épistémologique : car les agents rationnels du choix sont des étudiants formés selon des canons dominants dans les institutions scientifiques d’une époque donnée, et ils doivent s’imprégner du système de valeur dominant pour effectuer ce choix. En parlant d’idéologie en vigueur, Kuhn semble aussi revenir sur l’idée d’une démarcation entre la science et la non-science. C’est bien un ensemble de valeurs que les agents rationnels doivent posséder s’ils veulent effectuer un choix, tout autant que la connaissance d’une théorie.

Fallait-il dès lors condamner les arguments d’un Boltzmann en butte à l’hostilité de toute une communauté scientifique dans la réhabilitation de l’atomisme, sans même prêter attention à la valeur philosophique de ses arguments contre le phénoménisme qui constituait alors l’idéologie dominante ?Et n’y a-t-il pas une illusion dans l’idée qu’on puisse proposer un point de vue non normatif sur la science, dans la prétention de s’abstenir de toute thèse ? Au fond, Kuhn propose là des prescriptions, et elles sont même relativement autoritaires. Ne vont-elles pas en un sens contre le progrès des théories scientifiques, en écartant de la question du choix des théories les tentatives minoritaires et critiques et en imposant la volonté du plus grand nombre ?

C’est sans doute là le point d’achoppement essentiel entre Kuhn et Lakatos. Ce que Lakatos reproche à Kuhn, c’est son anti-normativisme, d’ailleurs corrélatif à son sociologisme sur la question du choix des théories. Cet anti-normativisme s’explique paradoxalement, selon Lakatos, par l’héritage poppérien de Kuhn en ce qu’il sépare la philosophie de la science. De même que, pour Popper, les énoncés métaphysiques se distinguent des énoncés scientifiques par le fait qu’ils ne sont pas falsifiables tout en ayant une incidence sur les théories, de l’extérieur, comme simples programmes de recherche, il semble que pour Kuhn, les préoccupations réalistes d’un Einstein ou l’argumentation d’un Boltzmann ou d’un Planck en faveur du déterminisme dans la science, qui tiennent à la définition même de la science, soient négligeables en ce qui concerne la compréhension de ce qui est essentiel à la science.

Ces arguments philosophiques n’entrent pas en ligne de compte lorsqu’il est question de choisir une théorie. Ils n’entrent pas non plus en ligne de compte lorsqu’il s’agit de définir la science, problème dont c’est la science normale, c’est-à-dire l’idéologie dominante, qui détient le secret, si l’on en croit Kuhn. Or, il se pourrait au contraire que les préoccupations philosophiques soient précisément l’essentiel de ce qui se joue dans les moments de crise scientifique et dans la compréhension de la véritable nature de la science. Que l’on songe au débat sur le déterminisme en physique. Pour un Planck, aucune théorie ne saurait réfuter le déterminisme, parce que la science est d’après lui déterministe en son essence. La question de la nature de la science, question philosophique, prend donc une importance cruciale dans les moments de crise où se jouent non seulement le destin de théories scientifiques, mais aussi des décisions d’ordre épistémologique sur la définition de la science. La question d’une définition de la science et de sa démarcation avec la non-science ne saurait donc être formelle et séparée des préoccupations des scientifiques, contrairement à ce qu’écrit Kuhn dans la Structure. Pour autant, Kuhn décrit la science de l’extérieur, sans prendre position sur les débats qui opposent les scientifiques. Il propose bien une liste de critères pour définir une situation de crise, par exemple, mais n’en propose aucun pour la résoudre, et laisse cette tâche au groupe de gens formés d’après l’idéologie dominante dans leur discipline.

Sur ce point, la démarche de Lakatos se distingue par sa volonté d’être utile à la science elle-même, et de répondre aux questions que certains scientifiques peuvent se poser sur leur propre discipline. Pour Lakatos, l’histoire des sciences ne saurait décrire la science de l’extérieur, mais elle la décrit en s’engageant en elle. Ainsi, toute histoire des sciences est normative en ce qu’elle fait des choix (et le sociologisme kuhnien est aussi un choix). Toute histoire des sciences comporte des thèses. Aussi Lakatos propose-t-il de distinguer entre une histoire externe, qui met au jour les motivations psychologiques et les déterminations sociales des savants, et une histoire interne, qui consiste en une reconstruction rationnelle de l’histoire des sciences du point de vue d’une méthodologie des programmes de recherche. Cette histoire normative, qui explicite un certain nombre de thèses et constitue elle-même un programme de recherche au même titre que les théories qu’elle analyse, est à son tour testable. D’après Lakatos, une histoire des sciences qui accomplit son programme est une histoire qui permet d’expliquer normativement, c’est-à-dire du point de vue rationnel, le plus grand nombre de faits dans l’histoire des théories pour ne laisser que la plus petite part à l’histoire externe. Autrement dit, la méthodologie des programmes de recherche proposée par Lakatos doit prouver sa fécondité en produisant de l’objectivité en histoire des sciences là où un premier regard ne décelait que des considérations d’intérêt où des conflits idéologiques. Cette reconstruction rationnelle des théories est utile à la science sur deux points :

elle produit un critère d’évaluation pour le caractère progressif ou dégénératif d’un programme de recherche, en indiquant à partir de quel moment une théorie cesse d’être féconde pour la science d’un point de vue rationnel ;
elle permet d’améliorer des théories déjà existantes : l’histoire interne complète par exemple certains programmes de recherche inachevés, abandonnés avant leur développement intégral, en les reconstruisant à l’aide de contrefactuels. L’historien des sciences peut de cette manière faire des prédictions rétrospectives sur les résultats qu’aurait pu atteindre Bohr en poursuivant sa recherche dans le cadre du modèle gravitationnel de l’atome et montrer que celui-ci aurait probablement abouti à la découverte du spin de l’électron. Cette prédiction peut être confirmée par la découverte de papiers inédits de Bohr.

La méthodologie de Lakatos offre à la communauté scientifique un intérêt critique en proposant des critères pour juger de la fécondité d’une théorie scientifique. Il ne saurait être question de falsification puisque, comme l’a montré Kuhn, toutes les grandes théories scientifiques naissent réfutées. En outre, Lakatos distingue entre un noyau dur de la théorie non réfutable directement par l’expérience et une ceinture de protection périphérique révisable, étant donné que l’on peut toujours avoir recours à des hypothèses ad hoc pour sauver un programme de recherche. Il y a pourtant une norme de progrès et de dégénérescence des théories : « On dira qu’un programme de recherche est en progression tant que sa croissance théorique anticipe sa croissance empirique, c’est-à-dire tant qu’il continue à prédire des faits inédits avec succès (…) ; il stagne si sa croissance théorique est à la remorque de sa croissance empirique, c’est-à-dire lorsqu’il se contente de donner des explications post hoc… » (éd. fr. p. 200) Il s’agit là bien sûr d’une thèse forte, dont la validité doit être mise à l’épreuve en évaluant sa capacité à expliquer rationnellement l’histoire des sciences et en ce sens à accroître son champ d’objectivité.

L’autre intérêt de la proposition de Lakatos est qu’elle prend position sur un problème philosophique qui constitue une véritable préoccupation des savants dans les périodes de doute sur la validité d’un paradigme dominant, à savoir le problème d’une définition de la science. Pour Lakatos, ce qui sépare la science de la non-science, ce n’est pas la falsifiabilité des énoncés scientifiques, mais leur fécondité prédictive.

Comme le dit Lakatos, « il n’y a pas de réfutation sans une théorie meilleure. » Le caractère scientifique d’une théorie ne vient pas de ce qu’elle est réfutable, mais de ce qu’elle peut prédire les faits là où la pseudo-science ne pourra que les expliquer post hoc. C’est donc la croissance du savoir scientifique qui constitue la principale dimension de l’objectivité de la science. Par conséquent, celle-ci ne doit pas être cherchée ailleurs que dans l’histoire des sciences elle-même dans la mesure où elle obéit aux critères de rationalité posés par la méthodologie de Lakatos. La distinction entre histoire interne et histoire externe garantit de cette façon la relative autonomie de la science par rapport à toute idéologie extérieure sans pour autant nier leur interaction.

Pour conclure, j’aimerais souligner que l’un des principaux apports de Kuhn, à savoir l’élucidation du concept de révolution scientifique, exprime bien à sa manière la continuité de pensée entre Kuhn et Popper, qui consiste en une vision discontinuiste de l’histoire des sciences, même si Kuhn s’en défend dans sa réponse à Toulmin : pour reprendre l’expression de la Structure, des savants qui travaillent dans des paradigmes différents vivent dans des mondes différents. C’est précisément avec cette vision discontinuiste que semble rompre Lakatos lorsqu’il ébauche une distinction entre programme de recherche et théorie. S’il est historiquement vrai, par exemple, que la théorie de Bohr est tombée dans l’oubli, il se peut néanmoins que son programme de recherche lui survive, même sous d’autres formes théoriques. La notion de programme de recherche, bien que Lakatos ne formule pas explicitement cette idée, pourrait de ce fait rétablir une continuité entre des théories successives du point de vue des normes de rationalité, et pour autant justifier l’idée d’une croissance du savoir scientifique indissociable du concept même d’objectivité.« 

– Coelho, M. (2003). Kuhn et le problème de l’objectivité. Archives de Philosophie, tome 66(3), 449-461.

Lectures supplementaires / complementaires :

  • Escudier, A. & Martin, L. (2015). Histoires universelles et philosophies de l’histoire: De l’origine du monde à la fin des temps. Presses de Sciences Po.
  • Rheinberger, H. (2014). Introduction à la philosophie des sciences. (Jas, N.) La Découverte.
  • Bedin, V., Fournier, M. (2008). La bibliothèque idéale des sciences humaines. Editions Sciences Humaines
  • Braunstein, J. (2003). Thomas Kuhn lecteur de Ludwik Fleck. Archives de Philosophie, tome 66(3), 403-422.
  • Laugier, S. (2003). Kuhn, les révolutions scientifiques et l’incommensurabilité: Présentation. Archives de Philosophie, tome 66(3), 387-388.
  • Laugier, S. (2003). Signification et incommensurabilité : Kuhn, Carnap, Quine. Archives de Philosophie, tome 66(3), 481-503.
  • Read, R. (2003). Kuhn : le Wittgenstein des sciences ?. Archives de Philosophie, tome 66(3), 463-479.
  • Soulez, A. (2003). Voir le même comme autre Kuhn et Wittgenstein. Archives de Philosophie, tome 66(3), 423-435.
  • Narboux, J. (2003). Incommensurabilité et exemplarité: Aliénation logique et problème des universaux. Archives de Philosophie, tome 66(3), 437-447.
  • Verhaeghe, J., Wolfs, J., Simon, X. & Compère, D. (2004). Conceptions épistémologiques et recherche scientifique. Dans : , J. Verhaeghe, J. Wolfs, X. Simon & D. Compère (Dir), Pratiquer l’épistémologie: Un manuel d’initiation pour les maîtres et formateurs (pp. 13-65). De Boeck Supérieur.
  • Pradelle, D. (2013). Chapitre VI – Historicité et ruptures épistémologiques : cheminements vers l’a priori historique. Dans : , D. Pradelle, Généalogie de la raison: Essai sur l’historicité du sujet transcendantal de Kant à Heidegger (pp. 223-274). Presses Universitaires de France.
  • Lavarde, A. (2008). Chapitre 2. La démarche scientifique en recherche. Dans : , A. Lavarde, Guide méthodologique de la recherche en psychologie (pp. 27-37). De Boeck Supérieur.
  • Gilles Willett, « Paradigme, théorie, modèle, schéma : qu’est-ce donc ? », Communication et organisation [En ligne], 10 | 1996, mis en ligne le 26 mars 2012, URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/1873
  • Grison, F. (2011). Dimension sociale de la construction scientifique. Dans : , F. Grison, Les sciences autrement: Eléments de philosophie à l’usage des chercheurs curieux (pp. 63-71). Editions Quæ.
  • Dortier, J. (2017). La révolution scientifique a-t-elle eu lieu ?. Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 48(9), 7.

« La philosophie des sciences, appelée aussi « épistémologie », est née à la fin du XIXe  siècle autour d’un objectif : essayer de comprendre la méthode d’investigation propre à la recherche scientifique. La science est-elle identifiable à la raison (associée à la déduction logique) comme le soutient Descartes dans son Discours de la méthode ? Ou est-elle une succession rigoureuse d’hypothèses et d’expériences comme le veut la démarche « hypothético-déductive » prônée par Claude Bernard dans son Introduction à la médecine expérimentale ?

Au XXe  siècle, certains philosophes et historiens des sciences ont décidé de se pencher sur la question de plus près pour voir, non pas ce que les scientifiques disent d’eux-mêmes de ce qu’ils sont supposés faire mais ce que les scientifiques font vraiment. Cette approche plus critique de la science a abouti à des conclusions assez différentes de ce que l’on avait pensé jusque-là.

Quelques grandes figures de la philosophie des sciences ont dominé cette exploration philosophique et historique du savoir scientifique au XXe  siècle : ils ont pour nom Karl Popper, Thomas Kuhn, Imre Lakatos, Paul Feyerabend et Gaston Bachelard… et quelques autres encore.

Karl Popper et le rationalisme critique

Karl Popper (1902-1994) naît à Vienne, en 1902, à un moment où la capitale autrichienne est le centre culturel de l’Europe. Durant son adolescence, il suit avec passion les débats intellectuels qui se nouent autour du marxisme, de la psychanalyse naissante, de la philosophie analytique du Cercle de Vienne, de la théorie de la relativité du jeune Einstein…


Très tôt, Popper est amené à s’interroger sur la scientificité de certaines de ces théories, notamment du marxisme auquel il adhérera un temps. Enseignant les mathématiques et la physique dans les collèges, il poursuit ses réflexions épistémologiques sur la nature de la science et publie en 1934 la Logique de la découverte scientifique.


Juif d’origine, l’arrivée du nazisme l’oblige à fuir en Nouvelle-Zélande. Après la guerre, il vient s’installer à Londres (grâce à l’intervention de son ami l’économiste Friedrich A. von Hayek). Il y fera toute sa carrière comme enseignant de philosophie et de méthodologie scientifique à la célèbre London School of Economics. C’est là qu’il publiera toute son œuvre.

Le critère de falsifiabilité

« À quelle condition une théorie est-elle scientifique ? » Telle est la question qui fonde toute l’œuvre de Popper. Son projet est de distinguer la véritable démarche scientifique des spéculations idéologiques ou métaphysiques.

Habituellement, on juge qu’une théorie est scientifique parce qu’elle est vérifiable. Or, pour Popper, ce qui définit la scientificité d’une proposition, ce n’est pas la vérification, mais sa capacité à affronter des tests qui pourraient l’infirmer, la rendre fausse ou « falsifiable ». Prenons par exemple la formule « tous les cygnes sont blancs ». Cette proposition est une hypothèse tirée de l’expérience. Elle ne peut pas être prouvée. En effet, il est matériellement impossible de vérifier que tous les cygnes de la Terre sont blancs. L’hypothèse est en revanche « falsifiable » en principe, puisqu’il suffit de trouver un contre-exemple pour réfuter la théorie. La thèse « tous les cygnes sont blancs » n’est jamais prouvée mais reste valide tant qu’on ne trouve pas de contre-exemple.

« J’en arrivais à cette conclusion que l’attitude scientifique était l’attitude critique. Elle ne recherchait pas des vérifications mais des expériences cruciales. Ces expériences pouvaient réfuter la théorie soumise à l’examen, jamais elles ne pourraient l’établir. » Tel est le principe de « falsifiabilité ». Or, pour Popper, certaines théories pseudo-scientifiques, comme, selon lui, le marxisme ou la psychanalyse, trouvent toujours confirmation de leurs thèses dans la réalité parce qu’elles sont ainsi faites qu’elles peuvent intégrer un fait et son contraire.


Conjecture et réfutation

On ne prouve jamais la vérité absolue d’une théorie mais on peut juger de sa plus ou moins grande fiabilité face à des expériences critiques. Une bonne théorie, comme l’est la théorie de la relativité, n’est qu’une hypothèse (ou « conjecture ») qui a su résister à certaines expériences critiques. Il n’y a donc pas de différences de nature entre hypothèses et théories ; la science progresse par « essais et par erreurs », par critiques successives des théories antérieures, par « conjectures et réfutations ».

En résumé, selon Popper, une théorie scientifique forme un corps d’hypothèses (appelée « conjectures ») dont la robustesse dépend de sa capacité à résister à des tests ou à des expériences cruciales qui pourraient la « falsifier », autrement dit l’infirmer. La science progresse par conjectures et par réfutations. Pour Popper, le propre de la science réside dans sa capacité à se corriger elle-même et non dans le fait de proposer des vérités définitives. Toute vérité scientifique n’est donc qu’une erreur en sursis.

Le rationalisme critique

Le « rationalisme critique », professé par Popper, prend acte de la part d’indétermination du réel, de l’imperfection de tout savoir, pour prôner une attitude critique basée sur le « possibilisme », l’ouverture, la libre confrontation des idées. Libéralisme politique et idéologique vont donc de pair avec le progrès du savoir. Le totalitarisme implique une fermeture théorique. La recherche d’un monde meilleur comme celle d’une connaissance vraie resteront toujours une « quête inachevée ».

Imre Lakatos et les « programmes de recherche scientifique »

Ce Hongrois, immigré en Grande-Bretagne, a succédé à Karl Popper à la tête du Département de philosophie de la London School of Economics (Londres). Pour I. Lakatos (1922-1974), chaque science inscrit son activité dans des « programmes de recherche » qui sont des cadres de pensée ordonnant et fixant les orientations de recherche. Un PRS (programme de recherche scientifique) est constitué d’un noyau dur (ensemble d’hypothèses qui forme le cœur de la théorie) et d’hypothèses auxiliaires qui forment une sorte de « ceinture protectrice ». Ces hypothèses auxiliaires jouent en fait un rôle essentiel dans le programme de recherche, car ce sont les seules sur lesquelles on peut se permettre une « heuristique positive », c’est-à-dire une remise en question systématique, selon les critères définis par K. Popper. Si une de ces hypothèses auxiliaires se trouve infirmée, le noyau dur de la recherche n’en sera pas affecté, et celles qui résistent à la remise en question joueront d’autant mieux leur rôle de ceinture protectrice. L’analyse de Lakatos, décédé trop tôt pour la développer davantage, a donc introduit une différence importante entre les hypothèses réfutables et le noyau intouchable de toute théorie scientifique.

Thomas Kuhn : la structure des révolutions scientifiques

Thomas Kuhn (1922-1996), cet ex-physicien et historien des sciences, a profondément renouvelé l’approche des théories scientifiques. Pour lui, l’histoire des sciences évolue par cycles. À une époque donnée, un paradigme (théorie dominante) s’impose jusqu’à ce qu’émerge une période de crise. Une révolution scientifique s’ouvre alors qui verra l’émergence d’un nouveau paradigme dominant (La Structure des révolutions scientifiques, 1962).

Selon Kuhn, la science n’évolue pas de façon progressive par avancées successives mais par grands « bonds ». À chaque époque, un modèle dominant domine une science : c’est un « paradigme ». Un paradigme est un ensemble d’hypothèses structurées entre elles et qui forment un cadre de pensée normal pour une « communauté » de savants à un moment donné. Ainsi, en physique, l’époque classique est dominée par la pensée de Newton et Galilée, un paradigme qui a structuré la pensée scientifique pendant trois siècles avant d’être supplanté par la théorie de la relativité d’Einstein.

Installé au sein d’un paradigme donné, le travail du scientifique ne consiste pas à mettre en doute la théorie mais à résoudre des énigmes (« puzzles ») dans le cadre des hypothèses de ce paradigme. La « science normale » fonctionne ainsi jusqu’à ce que ce modèle entre en crise et qu’un nouveau modèle vienne s’y substituer.

Paul Feyerabend : une « théorie anarchiste de la connaissance »

Pour Feyerabend (1924-1994), penseur anticonformiste, il n’est pas de méthode scientifique rigoureuse. L’histoire livre de nombreux exemples de théories valides alors qu’elles recèlent des contradictions internes ou qu’elles sont en contradiction avec certains faits.

Cet Autrichien, lui aussi immigré en Angleterre, a d’abord étudié sous la direction de Popper avant de devenir un de ses farouches adversaires intellectuels. C’est à Berkeley en Californie, haut lieu de la contestation académique, dans les années 1960, qu’il va construire sa carrière de professeur de philosophie des sciences. Dans Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance (1975), « ce putain de livre que j’ai souvent souhaité n’avoir jamais écrit », Feyerabend s’en prend radicalement à la vision rationnelle de la démarche scientifique. De nombreux exemples tirés de l’histoire des sciences y montrent que des théories scientifiques se sont imposées en dépit de nombreuses incohérences internes ou un manque notable d’expériences pour les valider. Ce fut le cas de la relativité restreinte d’Einstein qui a été acceptée malgré des résultats expérimentaux allant à son encontre. Feyerabend soutient que « toutes les méthodologies ont leurs limites ». La seule règle qui survit, c’est  que tout est bon ! Selon lui, les grandes avancées de la connaissance scientifique (telles que l’invention de l’atomisme dans l’Antiquité, la révolution copernicienne, l’avènement de l’atomisme moderne, la naissance de la théorie ondulatoire de la lumière) n’ont été possibles que parce que des penseurs ont transgressé des règles méthodologiques communément admises.


L’« anarchisme épistémologique » de Feyerabend a choqué une bonne partie de la communauté scientifique. Ses positions radicales et relativistes ont suscité de violentes critiques, surtout des tenants du rationalisme, profondément attachés à la validité de la notion de « vérité scientifique ». Mais elles ont aussi stimulé tout un courant de recherche en sociologie des sciences, qui postule que le savoir scientifique procède souvent davantage de l’accord entre les membres d’une communauté que de faits et de preuves incontestables.


Gaston Bachelard :
 la raison contre l’imagination


Le parcours de Gaston Bachelard (1884-1962) est exceptionnel à plus d’un titre. Ce fils de buraliste avait dû abandonner ses études après le baccalauréat, faute de ressources. Devenu commis des postes, il suit des cours du soir en philosophie et physique, et après la guerre de 14-18, soutient une agrégation de philosophie et sa thèse d’État. Ce n’est qu’en 1930, à l’âge de quarante-six ans, qu’il obtient un poste à la faculté des lettres de Dijon. Cela ne l’empêchera pas de produire une œuvre abondante qui relève à la fois de la philosophie des sciences et de l’analyse de pensée poétique.


L’esprit scientifique et l’esprit poétique, la raison et l’imagination, « l’animus » et « l’anima » : tels sont, pour Bachelard, les deux versants de la pensée humaine.


Le premier pôle de la pensée est l’esprit rationnel, fondement de toute science. La science doit s’extraire des images et de la puissance de l’imagination pour atteindre la rationalité abstraite des modèles théoriques purs. La science que Bachelard a en tête est avant tout la physique contemporaine : le physique quantique et la théorie de la relativité, c’est-à-dire une science faite de modèles, d’équations et dont les représentations du monde rompent totalement avec l’intuition ordinaire. La construction de cette science est, depuis Copernic, Galilée et Newton, en lutte permanente contre l’impression des sens : les sens nous font croire que le Soleil tourne autour de la Terre, alors que c’est l’inverse qui est vrai. Contre les images et impressions trompeuses, la théorie physique du monde doit se construire en s’arrachant au monde des images. « L’esprit scientifique se constitue sur un ensemble d’erreurs rectifiées. », écrit Bachelard dans La Formation de l’esprit scientifique (1938).


L’autre pôle de la pensée humaine est l’imagination. Elle se complaît dans les rêves, la rêverie, la poésie, la fiction. Son mode de pensée n’est pas la raison mais le jeu des métaphores et des analogies.


Ces deux pôles de la pensée conduisent chacun à de belles créations. Bachelard est tout à la fois un amoureux de la poésie, du rêve et de l’imagination débordante. Son époque n’est-elle pas celle du surréalisme et de la psychanalyse ?

L’erreur de Bachelard

Einstein pensait en images. Il a expliqué comment ses découvertes reposaient sur des expériences de pensée très visuelles. Il s’imagine assis sur un rayon de lumière et, projeté ainsi à la même vitesse que le rayon lumineux, il se demande s’il pourrait se voir dans un miroir placé devant lui. « Les mots ou le langage, écrit ou parlé, ne semblent jouer aucun rôle dans mon mécanisme de pensée (…) Les éléments de pensée sont, dans mon cas, de type visuel. » écrit Einstein. Il ajoute que les mots conventionnels destinés à exposer sa pensée viennent après « laborieusement ».


Si l’on en croit le mathématicien Jacques Hadamard, l’imagination – au sens d’une pensée en image –, joue aussi un grand rôle dans l’invention mathématique. Souvent, un mathématicien « voit » une solution en imaginant un chemin nouveau qui conduit entre deux domaines des mathématiques jusque-là séparés. C’est ainsi que théorème de Fermat fut découvert. La vision vient en premier, la démonstration suit. Ce n’est sans doute pas un hasard si le mot « Théorème » renvoie, selon l’étymologie grecque, au mot « vision ».

Ces témoignages semblent aller à l’encontre de la conception du philosophe Gaston Bachelard pour qui l’imagination était un « obstacle épistémologique » au progrès scientifique. Dans La Formation de l’esprit scientifique (1938), il soutient que la science moderne repose sur une abstraction de plus en plus grande. L’esprit scientifique suppose donc de s’extirper des représentations imagées, qui sont des sources d’erreurs. La science doit se défaire de la puissance évocatrice de l’imagination pour attendre une rationalité abstraite.

Or dans le cas d’Einstein, l’imagination n’est pas ennemie de l’abstraction. C’est même à travers des expériences de pensée imaginaires (comme le fait de s’imaginer dans un ascenseur en train de tomber) que le physicien parvient à s’extraire de l’expérience courante et peut concevoir de nouvelles relations entre les choses.

Pour Bachelard la pensée est tiraillée entre ces deux pôles : l’animus et l’anima, c’est-à-dire la raison et l’imagination. À la fois homme de science et poète, Bachelard ne mettait pas l’une au dessus de l’autre, mais en faisait deux compartiments séparés de l’esprit humain.

Aujourd’hui, les historiens et philosophes des sciences admettent que l’imagination – au sens de pensée en image – intervient dans la découverte scientifique – y compris dans les domaines les plus abstraits – comme la physique ou les mathématiques. Einstein en a témoigné, comme bien d’autres physiciens. Les scientifiques seraient donc avant tout de grands rêveurs. Voilà de quoi réenchanter la science. » – À la recherche de la méthode scientifique, Sciences Humaines Magazine, 2012

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