‘Une fois cette tragédie surmontée, tout recommencera-t-il comme avant ? Depuis trente ans, chaque crise a nourri l’espérance déraisonnable d’un retour à la raison, d’une prise de conscience, d’un coup d’arrêt’

« Il est courant d’entendre :

“La politique, ça ne me concerne pas.” Jusqu’au jour où chacun comprend que ce sont des choix politiques qui ont obligé des médecins à trier les malades qu’ils vont tenter de sauver et ceux qu’ils doivent sacrifier. Nous y sommes.

[…]

Corollaire du « Restez chez vous » et de la « distanciation », l’ensemble de nos sociabilités risquent d’être bouleversées par la numérisation accélérée de nos sociétés. L’urgence sanitaire rendra encore plus pressante, ou totalement caduque, la question de savoir s’il est encore possible de vivre sans Internet (2). Chacun doit déjà détenir des papiers d’identité sur lui ; bientôt, un téléphone portable sera non seulement utile, mais requis à des fins de contrôle. Et, puisque les pièces de monnaie et les billets constituent une source potentielle de contamination, les cartes bancaires, devenues garantie de santé publique, permettront que chaque achat soit répertorié, enregistré, archivé. « Crédit social » à la chinoise ou « capitalisme de surveillance », le recul historique du droit inaliénable de ne pas laisser trace de son passage quand on ne transgresse aucune loi s’installe dans nos esprits et dans nos vies sans rencontrer d’autre réaction qu’une sidération immature. Avant le coronavirus, il était déjà devenu impossible de prendre un train sans décliner son état-civil ; utiliser en ligne son compte en banque imposait de faire connaître son numéro de téléphone portable ; se promener garantissait qu’on était filmé. Avec la crise sanitaire, un nouveau pas est franchi. À Paris, des drones surveillent les zones interdites d’accès ; en Corée du Sud, des capteurs alertent les autorités quand la température d’un habitant présente un danger pour la collectivité ; en Pologne, les habitants doivent choisir entre l’installation d’une application de vérification de confinement sur leur portable et des visites inopinées de la police à leur domicile (3). Par temps de catastrophe, de tels dispositifs de surveillance sont plébiscités. Mais ils survivent toujours aux urgences qui les ont enfantés.

Les bouleversements économiques qui se dessinent consolident eux aussi un univers où les libertés se resserrent. Pour éviter toute contamination, des millions de commerces alimentaires, de cafés, de cinémas, de libraires ont fermé dans le monde entier. Ils ne disposent pas de service de livraison à domicile et n’ont pas la chance de vendre des contenus virtuels.

La crise passée, combien d’entre eux rouvriront, et dans quel état ? Les affaires seront plus souriantes en revanche pour des géants de la distribution comme Amazon, qui s’apprête à créer des centaines de milliers d’emplois de chauffeur et de manutentionnaire, ou Walmart, qui annonce le recrutement supplémentaire de 150 000 « associés ». Or qui mieux qu’eux connaît nos goûts et nos choix ? En ce sens, la crise du coronavirus pourrait constituer une répétition générale qui préfigure la dissolution des derniers foyers de résistance au capitalisme numérique et à l’avènement d’une société sans contact (4).

À moins que… À moins que des voix, des gestes, des partis, des peuples, des États ne perturbent ce scénario écrit d’avance. Il est courant d’entendre : « La politique, ça ne me concerne pas. » Jusqu’au jour où chacun comprend que ce sont des choix politiques qui ont obligé des médecins à trier les malades qu’ils vont tenter de sauver et ceux qu’ils doivent sacrifier. Nous y sommes. La chose est encore plus vraie dans les pays d’Europe centrale, des Balkans ou d’Afrique qui, depuis des années, ont vu leur personnel soignant émigrer vers des contrées moins menacées ou des emplois plus rémunérateurs. Il ne s’agissait pas, là non plus, de choix dictés par les lois de la nature. Aujourd’hui, sans doute, on le comprend mieux. Le confinement, c’est aussi un moment où chacun s’arrête et réfléchit…

Avec le souci d’agir. Dès maintenant. Car, contrairement à ce que le président français a suggéré,

il ne s’agit plus d’« interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde ». La réponse est connue : il faut en changer. Dès maintenant. Et puisque « déléguer notre protection à d’autres est une folie », alors cessons de subir des dépendances stratégiques pour préserver un « marché libre et non faussé ».

M. Macron a annoncé des « décisions de rupture ». Mais il ne prendra jamais celles qui s’imposent. Non pas seulement la suspension provisoire, mais la dénonciation définitive des traités européens et des accords de libre-échange qui ont sacrifié les souverainetés nationales et érigé la concurrence en valeur absolue. Dès maintenant.

Chacun sait dorénavant ce qu’il en coûte de confier à des chaînes d’approvisionnement étirées à travers le monde et opérant sans stocks le soin de fournir à un pays en détresse les millions de masques sanitaires et produits pharmaceutiques dont dépend la vie de ses malades, de son personnel hospitalier, de ses livreurs, de ses caissières. Chacun sait aussi ce qu’il en coûte à la planète d’avoir subi les déforestations, les délocalisations, l’accumulation des déchets, la mobilité permanente — Paris accueille chaque année trente-huit millions de touristes, soit plus de dix-sept fois son nombre d’habitants, et la municipalité s’en réjouit…

Désormais, le protectionnisme, l’écologie, la justice sociale et la santé ont partie liée. Ils constituent les éléments-clés d’une coalition politique anticapitaliste assez puissante pour imposer, dès maintenant, un programme de rupture. »

Serge Halimi, Dès maintenant !, Le Monde diplomatique, avril 2020.

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