Histoire (Post)Colonialiste

« I. – Nouvelles temporalités

  1. Longue durée
    De Fernand Braudel, qui conceptualise la longue durée et les trois temporalités de l’histoire (histoire quasi immobile de l’environnement, histoire longue des structures sociales et économiques, histoire courte, événementielle et politique), à la microhistoria, qui articule microhistoire et macrohistoire dans des régimes de temporalités différenciés, la question des temporalités de l’histoire est récurrente. Elle fait également l’objet de discussions intenses dans les postcolonial studies. Pour certains auteurs, les postcolonial studies embrassent une temporalité longue, qui court du xve siècle à aujourd’hui, c’est-à-dire des débuts de ce que l’on pourrait appeler la « globalisation », avec les grands voyages entrepris par les explorateurs européens, jusqu’aux configurations postcoloniales modernes, chronologie reprise aujourd’hui par les globalization studies. Ce temps est donc extrêmement vaste, trop vaste d’ailleurs pour espérer une quelconque cohérence chronologique des postcolonial studies. Mais elle suggère deux éléments : le premier est que le temps de l’exploration des terres inconnues par les Européens, de la rencontre puis de la conquête de territoires et de l’asservissement de populations extra-européennes signe l’avènement d’une nouvelle ère qui, selon les tenants des postcolonial studies, structure l’histoire jusqu’à aujourd’hui. Elle oblige donc à observer l’histoire depuis la constitution des empires, à penser l’histoire du monde sous l’angle transnational, approche structurée par l’idée d’une domination de longue durée de l’Occident sur le reste du monde.

Les postcolonial studies proposent de transgresser les anciens cadastres chronologiques – histoire antique, histoire médiévale, histoire moderne, histoire contemporaine – qui organisaient jusqu’à récemment encore en Europe la dénomination des laboratoires, et, partant, l’horizon des historiens. En effet, dans la pratique historienne ordinaire, ce découpage canonique est demeuré l’une des pierres angulaires de l’organisation des études historiennes à l’université. La longue durée des postcolonial studies est-elle finalement une ressource pour l’histoire des empires ? La longue durée n’est certes pas une nouveauté, comme l’exemple de Braudel le donne à voir (mais on pourrait remonter, pour la France, à la première génération de l’École des Annales, qui, dans les années 1930, l’avait déjà théorisée), et celle-ci est depuis longtemps au programme des historiens du colonial, de l’Afrique, de l’Asie, en France comme ailleurs. En effet, les études sur la longue durée des sociétés colonisées expliquent que la période coloniale, sans être une parenthèse, s’inscrit dans des processus sociaux, politiques ou économiques de très longue durée.

Comme le montre bien, par exemple, Jean-François Bayart dans ses ouvrages L’État au Cameroun et L’État en Afrique, si la construction des formes bureaucratiques de l’État emprunte pour une large part aux modèles européens, la pratique concrète de cet État par les acteurs (ou son accaparement) répond à des « logiques métisses », qui renvoient en particulier à la transformation des modes de redistribution précoloniales en vigueur dans les sociétés rurales. On peut noter une pléiade d’autres travaux, tel l’ouvrage de Frederick Cooper sur le travail en Afrique, qui participe d’une série d’études en sociologie historique ou en histoire urbaine démontrant non seulement les lignes de continuité entre l’État colonial et postcolonial, les modes de gouvernement, mais aussi les concaténations urbaines, les rapports sociaux, les mutations culturelles, les échanges Sud-Sud. Mais il existe cependant une différence entre la « longue durée » et l’hypothèse postcoloniale de longue durée, selon laquelle la configuration coloniale informe sur la globalisation contemporaine.

Qu’apportent donc de neuf, en ce domaine de l’historicité, les postcolonial studies ? D’abord, le fait qu’elles proposent de transgresser la chronologie politique de la décolonisation. Celle-ci est peu contraignante pour les ex-pays colonisés, puisque dès les années 1960 les études sur le « néocolonialisme » ou le « néo-impérialisme », comme les travaux issus de la théorie de la dépendance, démontrent les liens évidents entre périodes coloniale et postcoloniale dans le domaine des relations économiques internationales – par exemple, les États nouvellement indépendants, spécialisés durant la colonisation dans l’exportation de matières premières, demeurent sous la coupe des anciennes métropoles et du marché mondial.

À cet égard, pour Robert J.C. Young, l’une des écoles annonciatrices des postcolonial studies est la tentative cubaine de réunir l’ensemble des chercheurs et des militants autour de la cause anti-impérialiste, pour produire une force à la fois politique mais aussi intellectuelle s’inspirant de la célèbre formule de Che Guevara « Nous les opprimés… », tenue à l’occasion de la Tricontinentale de La Havane en 1967.

À ces perspectives politiques et ces travaux surtout centrés sur l’économie de la dépendance s’en ajoutent d’autres, qui concernent les avatars postcoloniaux de la géopolitique mondiale, avec, par exemple, la mainmise américaine sur nombre de pays d’Amérique du Sud par l’entremise d’accords militaires ou par des interventions de la CIA destinées à contrer les mouvements de libération inspirés par le marxisme ou le maoïsme. Dans le cas de la France, soucieuse de conserver son « pré carré » africain, on peut penser à l’installation des bases militaires françaises dans les ex-territoires d’Afrique de l’Ouest, l’instauration de la zone franc qui indexe le franc CFA sur le Trésor français, les accords bilatéraux de coopération (qui valent également pour l’ex-Maghreb français) instituant des liens économiques fondés sur l’inégalité entre une économie de traite (post)coloniale et une économie industrialisée, ou encore les accords culturels autorisant la France à ériger des centres culturels permettant de diffuser son modèle. Les exemples sont nombreux de l’absence de rupture entre histoire coloniale et postcoloniale, et pourraient être appliqués à l’ancien Empire britannique à travers l’érection du Commonwealth.

  1. « Postcolonial » ou « post-colonial » ?
    Dans le flot des discussions théoriques sur la temporalité des postcolonial studies, le statut du préfixe « post » a également été âprement discuté, à tel point que la gnose produite a parfois quelque chose d’un peu vertigineux. Deux opinions s’affrontent. La première, qui privilégie le suffixe « post- » s’arrime à une chronologie qui englobe le colonial et le postcolonial, la période coloniale étant saisie dans son acception la plus étendue, débutant comme nous l’avons vu avec les grandes explorations européennes au xve siècle et s’achevant dans la contemporanéité la plus immédiate. Historiquement, cela correspond à l’origine même des postcolonial studies, inaugurées par le travail de Saïd, mais aussi, comme le souligne Michel Cahen, à la théorie du néocolonialisme. La seconde, préférant le terme « postcolonial », n’a pas à proprement parler de délimitation chronologique. Il s’agit plus ici d’une démarche, voire d’un projet politique.

La démarche consiste à appliquer, dans n’importe quelle configuration historique, les axes d’analyse émergeant des postcolonial studies.

Et comme ces axes sont très divers, elle ouvre un champ des possibles presque infini, de l’étude des empires antiques grec et romain aux empires africains du Moyen Âge ou des sociétés d’Asie centrale. Un tel délitement de la chronologie possible des postcolonial studies est évidemment vertigineux, et ajoute à la complexité à aborder ce courant de recherche.

Mais le « postcolonial » renvoie aussi à un projet politique qui, en vérité, est également au fondement des postcolonial studies. Le « post » de « postcolonial » traduirait ici la volonté, par la déconstruction systématique des systèmes de domination concrets et épistémologiques, de faire advenir un monde nouveau, débarrassé des scories du racisme, des discriminations, ensemencé par un relativisme culturel universel et mû par les incessants échanges humains et culturels de diasporas mondialisées.

Ramón Grosfoguel est sans doute l’un des représentants des postcolonial studies et du courant décolonial qui a le plus radicalement mis au jour ces perspectives politiques, en proposant plusieurs concepts, parmi lesquels

le plus significatif est celui d’un « pluriversalisme décolonial », soit la contestation radicale de toute possibilité d’imposer un « universalisme hégémonique », caractérisant l’entreprise de rationalisation menée par l’Occident depuis les Lumières, en accordant une attention, à égalité de dignité, à toutes les autres formes culturelles et de connaissance.

Le CODESRIA, laboratoire de sciences sociales situé à Dakar, a permis l’éclosion de plusieurs chercheurs qui ont directement travaillé sur cette question.

Paulin J. Hountondji, par exemple, que l’on peut rattacher aux postcolonial studies, philosophe de formation, se fera le héraut d’une réappropriation contemporaine des savoirs africains « traditionnels » – pharmacopée, poterie, métallurgie, géomancie… – pour réenraciner les sociétés africaines postcoloniales dans leur culture et contester à l’Occident le monopole de la scientificité.

Une démarche comparable est adoptée par Thandika Mkandawire, qui critique radicalement l’africanisme occidental, et propose de construire, sur les bases des cultures africaines, des savoirs endogènes et autonomes de la science occidentale, alors que Souleymane Bachir Diagne cherche à revaloriser les savoirs spéculatifs africains à partir d’une analyse des apports de penseurs de l’islam influencés par la philosophie grecque .

  1. Du colonial au postcolonial
    L’une des originalités des postcolonial studies est de renverser les perspectives de l’histoire coloniale classique, pour explorer les répercussions, les résonances de la colonisation dans les métropoles elles-mêmes, en s’affranchissant de la « rupture » des indépendances. Car si l’histoire politique des colonisations dans les métropoles a été étudiée longuement par les historiens, ses répercussions postcoloniales ont été largement négligées par l’historiographie jusque dans les années 1970 pour l’Empire britannique, et jusque dans les années 1990 pour l’Empire français. L’ouvrage de Saïd, L’Orientalisme, publié en 1978 aux États-Unis, opère ainsi, comme nous l’avons vu, une césure nette en travaillant, à partir d’une histoire culturelle des représentations de l’Orient, à la construction en Occident d’une architecture mentale sur l’Ailleurs.

La perspective saïdienne est dialectique : ces représentations d’un Orient fantasmé, l’élaboration de stéréotypes sur les « Orientaux » (qui incluent ici les Arabes), ne sont pas seulement des conséquences de la colonisation d’une grande partie de l’Asie et du Proche-Orient par les puissances coloniales, ils en sont également la condition de possibilité : c’est parce que l’Occident échafaude, dans la longue durée, des hiérarchies civilisationnelles, puis raciales qui placent l’Europe et l’Européen à leur sommet, que la colonisation peut avoir lieu. Et la colonisation, soit la domination concrète des territoires et des peuples, contribue à produire en continu dans les métropoles des représentations des espaces et des populations coloniaux.

Cette perspective culturaliste se joue des chronologies séparant nettement périodes coloniale et postcoloniale, car il apparaît évident que les indépendances n’ont que peu d’effet sur ces systèmes de représentations, qui perdurent après elles.

De nombreux auteurs ont travaillé cette question, à l’instar de Valentin Mudimbe, qui reprend pour l’Afrique un questionnement comparable à celui de Saïd, ou encore de Jean-Pierre Jacquemin, qui travaille sur les représentations coloniales et postcoloniales en Belgique, ou encore du Groupe de recherche Achac, qui produit une analyse dans un premier temps centrée sur le cas de la France.

L’intérêt d’une telle transgression chronologique est de pouvoir évaluer les continuités de ces systèmes de représentations dans les métropoles elles-mêmes, mais aussi les ruptures et les effacements. Pour prendre un exemple concret, il est évidemment très difficile, lorsque l’on travaille sur l’histoire ou la sociologie des Afro-Américains aux États-Unis, de ne pas tenir compte du long legs de l’esclavage, puis de la discrimination, à la fois dans les stéréotypes qui continuent de coller à la peau des Afro-Américains, mais aussi dans l’explicitation des conditions sociales spécifiques de ce groupe aux États-Unis, caractérisé entre autres par des taux de chômage et d’emprisonnement beaucoup plus élevés que parmi les autres groupes, sans oublier des formes de ghettoïsation spatiales et sociales.

La compréhension de ces phénomènes indique, par ailleurs, la nécessité de recourir à la pluridisciplinarité, puisqu’une telle perspective implique les disciplines historique, sociologique mais aussi la sémiologie ou l’anthropologie, et renvoie donc, également, aux ambitions pluridisciplinaires des postcolonial studies qui, si elles se sont développées initialement dans les départements de littérature et de littérature comparée des universités américaines, ont largement essaimé dans les départements d’histoire, d’anthropologie, de sociologie avant de féconder ou d’influencer de nouveaux courants, tels les diaspora studies, les race studies ou les globalization studies, apparus au cours des années 1980-1990.

Une telle approche peut être appliquée au cas français. La colonisation fixe en effet, et pour longtemps, les représentations des populations colonisées. L’indépendance politique des colonies françaises ne modifie pas en profondeur ces représentations, si bien qu’il est possible là aussi de travailler sur celles-ci en franchissant la « coupure » entre périodes coloniale et postcoloniale. Récemment, plusieurs travaux ont cherché à explorer cette question. Ahmed Boubeker révèle ainsi le poids de ces représentations dans les communautés immigrées postcoloniales en France, alors que Nacira Guénif-Souilamas s’intéresse à la construction coloniale et postcoloniale des stéréotypes sur l’immigration maghrébine. D’autres travaux ont particulièrement exploré les corpus iconographiques, établissant le lien, là encore, entre périodes coloniale et postcoloniale dans les représentations de l’immigration postcoloniale.

L’histoire coloniale des représentations peut ainsi éclairer, en France, le racisme spécifique dont sont victimes les immigrations postcoloniales issues du Maghreb, et spécialement les Algériens et leurs descendants eu égard à l’histoire particulière de l’Algérie coloniale et d’une décolonisation obtenue après une longue guerre. Comme dans le cas des États-Unis, il est important de comprendre également les conséquences concrètes des représentations (post)coloniales, qui concourent notamment aux discriminations – au travail, dans la recherche d’un logement, à l’école – qui touchent plus particulièrement les immigrations postcoloniales, comme le montre l’enquête menée par Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon.

L’un des reproches – sur lequel nous reviendrons – adressés aux postcolonial studies est de favoriser une lecture univoque et linéaire de l’histoire : dans ce cas, la puissance des représentations d’origine coloniale expliquerait la situation des minorités postcoloniales. Même si cette critique est parfois justifiée, il s’agit évidemment d’articuler le poids de ces représentations aux facteurs plus concrets de la situation économique, de la marginalisation sociale et spatiale, des difficultés inhérentes à la position d’immigré (rapport à la langue, à la culture et aux codes de la société d’accueil) et à la reproduction intergénérationnelle des conditions sociales.

II. – Nouveaux objets

  1. Histoire et mémoire
    Toutefois, la transgression chronologique concernant l’histoire coloniale et postcoloniale des anciennes métropoles ne s’arrête pas à la question des représentations. En vérité, d’innombrables objets peuvent être saisis dans cette perspective. Les mémoires de la colonisation et de l’esclavage en constituent un parmi d’autres, particulièrement investiguées aux États-Unis, en France ou en Grande-Bretagne. Aux États-Unis, ce sont évidemment les mémoires de l’esclavage et de la ségrégation qui ont suscité les travaux les plus nombreux, mais aussi l’ouverture de nombreux musées, tels le National Museum of African American Culture à Washington, proposant d’abord des ressources en ligne dès 2002 avant l’achèvement, en 2016, des travaux du musée, où l’exposition permanente et les expositions temporaires traitent largement de ces périodes. Plusieurs États américains ont par ailleurs bâti leur propre musée, à l’image du Whitney Plantation Historic District en Louisiane, ouvert en 1992, ou le Old Slave Mart, en Caroline du Nord, ouvert en 1999. Au total, l’histoire de l’esclavage et de la ségrégation est présentée dans plus de cent dix musées et mémoriaux, nombreux étant ceux qui tissent les liens entre ces périodes et la période immédiatement contemporaine.

Connectées à ces problématiques, sur les plans artistique et historique, plusieurs expositions ont été organisées qui illustrent les continuités entre périodes coloniale et postcoloniale : « Le Noir du Blanc » (Bruxelles, 1991), déconstruisant les stéréotypes visuels élaborés durant la période coloniale et réitérés après les décolonisations ; « Unpacking Europe » (Rotterdam, 2001), remettant en question une supposée homogénéité culturelle de l’Europe, traversée par des courants migratoires de plus en plus importants et soumise à de multiples hybridations ; « Documenta XI » (Cassel, Allemagne, 2002), exposition d’art contemporain mettant en abyme le récit de la démocratie européenne mise en défaut dans les empires ; « Fault Lines » (Venise, 2003), consacrée à l’art africain et proposant une nouvelle lecture des discontinuités entre le Nord et le Sud ; ou encore « Exhibition, l’invention du sauvage » (Paris, 2012), s’inscrivant dans la lignée de « Le Noir du Blanc ». Tout un courant, depuis les années 2000, est désormais très actif sur les thématiques postcoloniales, et ce dans tous les domaines de l’art : spectacle vivant, peinture, performance.

Concernant la France, la configuration est cependant spécifique. Si l’histoire et la mémoire de l’esclavage sont traitées dans deux lieux majeurs, le Mémorial Actes en Guadeloupe, achevé en 2015, et le Mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes, ouvert en 2012, ces mémoriaux sont isolés dans le paysage muséographique français. Plus significatif encore, aucun musée de la colonisation n’existe aujourd’hui dans l’Hexagone, malgré une histoire vieille de cinq siècles, qui porta la France à administrer le deuxième empire colonial après l’Empire britannique. Les seuls projets majeurs – et inaboutis – ont été échafaudés entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, avec le projet du Mémorial national de la France d’outre-mer, porté par la mairie de Marseille, le Conseil régional et soutenu par l’État, ce projet étant en cohérence avec la loi de février 2005, loi qui, dans son article 4, disposait que les programmes scolaires devaient présenter les « aspects positifs » de la colonisation française. De même, le projet d’un musée d’Histoire de la France en Algérie, prévu à Montpellier, devait revenir sur l’« épopée » de la France en Algérie.

À l’inverse de la situation états-unienne, celle de la France est donc caractérisée par une difficulté certaine à revenir sereinement, et avec le recul critique nécessaire, sur la période coloniale. De la même manière, alors que ces perspectives sont largement creusées désormais en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, il n’existe pas en France de véritable courant implanté dans l’Université pour aborder ces questions historiques et mémorielles.

  1. La « race ». Premier moment
    La colonisation, comme la postcolonie, est inséparable de la question raciale. Bien plus qu’une simple catégorie, celle-ci est considérée dans les postcolonial studies comme l’une des bases fondamentales de la distribution du pouvoir dans les colonies, mais aussi comme étant à la source de la « domination épistémologique » de l’Occident, avec des conséquences majeures pour la période postcoloniale. Cette question n’est pas neuve, et les militants afro-américains luttant contre la ségrégation raciale, tel W.E.B. Du Bois, l’avaient déjà mise au jour, dès la fin du xixe siècle, de même que des intellectuels colonisés de l’Empire britannique ou les mouvements « nègres » en France durant l’entre-deux-guerres. Cette thématique centrale est particulièrement développée, comme le souligne Danilo Martuccelli, chez les auteurs postcoloniaux et décoloniaux d’Amérique latine.

Selon ces auteurs, la « race » serait une dimension fondamentale et impensée de l’Occident, qui structurerait ses relations aux Autres, depuis la découverte du Nouveau Monde jusqu’aujourd’hui. La structuration de ce rapport aux autres peut être saisie en deux grands mouvements historiquement liés. Tout d’abord, des frontières raciales se font jour en Espagne dès le xve siècle, avec la mise en œuvre d’une conception préraciale liée à la « pureté du sang », définie par la municipalité de Tolède en 1449. Cette conception exclut de fait les Juifs, les Maures (Maghrébins) et les Africains. Cette conception est liée à deux dimensions essentielles : la religion et l’idée de lignage.

En pleine période de Reconquista et de lutte contre l’influence musulmane, la religion s’impose comme une frontière majeure.

Le catholicisme est perçu comme la seule voie vers la vérité révélée, elle marque de son sceau la grandeur et la civilisation des pays qui l’ont adoptée. En miroir, tous les autres peuples non catholiques sont voués à l’abaissement et à l’obscurantisme. Le lignage est également présent dans cette conception préraciale, puisqu’il se calque sur la tradition de la noblesse – par nature d’une autre essence spirituelle et physiologique que les roturiers – pour être en quelque sorte appliqué comme facteur de différenciation entre populations européennes et non européennes. On note également qu’aux xive et xve siècles, les récits et l’iconographie hétéroclite européenne sur les Africains « élaborent de nombreux jeux morphologiques utilisant la monstruosité et l’hybridation », tout en accentuant, pour les représentations des « Orientaux » (recouvrant les populations du Maghreb et du Proche-Orient), la noirceur des corps et des visages, le noir étant considéré comme le signe de la perfidie, et de la débauche, permettant de distinguer les « races maudites » issues de la faute de Cham. Ces éléments autorisent à différencier radicalement l’Africain de l’Européen, ce dernier implicitement référé au modèle grec.

Les auteurs postcoloniaux estiment ainsi qu’avant les conquêtes coloniales effectives de la première colonisation les conditions culturelles de la séparation radicale entre Européens et non-Européens étaient réunies.

La conquête de l’Amérique latine par les Espagnols et les Portugais – caractérisée par des massacres perpétrés au nom des droits des peuples civilisés et de la religion catholique, par la destruction des riches civilisations autochtones, l’exploitation des ressources et le pillage des richesses accumulées par ces civilisations (d’où émerge la focalisation pour l’or des Aztèques ou des Incas), et enfin par la mise en esclavage d’une partie des populations natives – concrétise pour l’Europe la mise en œuvre de ces présupposés, qui se matérialisent par la séparation en deux humanités radicalement distinctes : les Européens et les autres populations du globe. Cette séparation « préraciale » (au sens où elle ne recouvre pas exclusivement des dimensions biologiques, mais aussi religieuses et culturelles) devient ensuite la matrice de légitimation de l’esclavage, qui se structure au xve siècle.

Pour Edgardo Lander, cette démarcation historique n’est pas seulement une ruse de la raison pour exclure de l’humanité les populations soumises par la colonisation ou l’esclavage ; elle révèle un processus historique profond, de nature épistémologique – une différence radicale, de l’ordre d’une essence, est instituée entre la civilisation européenne et toutes les autres – et anthropologique : cette démarcation se manifeste par une altérité physique incommensurable des peuples non européens. Simultanément, en dépit de cette différence radicale qui ne peut être comblée, la colonisation et l’esclavage durant cette première colonisation se déploient au nom de la foi catholique, devant « sauver », par le baptême, ces populations demeurées dans la nuit (sans que cela change rien, évidemment, à leur statut subalterne : colonisé ou esclave). Selon les auteurs postcoloniaux, nous serions donc en présence, aux xve et xvie siècles, de la matrice historique d’une domination épistémique qui aurait structuré toutes les relations entre Occidentaux et non-Occidentaux.

  1. La « race ». Second moment
    Le second moment de cette domination épistémique peut être identifié dans la seconde partie du xviiie siècle, soit la période qui voit s’accomplir la conceptualisation moderne d’une hiérarchie des races. On entend par là la classification et la hiérarchisation, selon leurs caractéristiques physiques, des populations humaines. Sans entrer dans les détails, il est important de s’arrêter sur cette période charnière dans l’histoire culturelle de l’Occident, car elle est déterminante pour comprendre l’approche postcoloniale. Pour Claude-Olivier Doron, les taxinomies raciales du xviiie siècle sont organisées par la notion de dégénération et formalisées dans l’histoire naturelle notamment par Carl von Linné dans son Systema naturæ (constamment enrichi…, puis par Buffon, auteur de l’Histoire naturelle de l’homme. Il s’agit d’un transfert limpide des concepts utilisés dans l’élevage des animaux, mais aussi la littérature agronomique, l’élevage étant, entre le xvie et le xviiie siècle, fortement affecté par les nouvelles exigences productives et en conséquence amené à user de zootechniques (croisements, sélection des géniteurs, travail sur l’environnement et l’adaptation au climat, etc.) pour améliorer les espèces « dégénérées ». Les écoles vétérinaires rationalisent et institutionnalisent la zootechnie, légitimant le concept d’hérédité. La zootechnie, d’après Doron, est le principal espace qui rend possible de penser la biologisation des races humaines, comme en témoigne le travail de Buffon. Il ressort de ces travaux la systématisation des classements concernant toutes les choses « vivantes ou inanimées », organisés par exemple chez Linné par règnes (règne animal, règne végétal, règne minéral) puis, à l’intérieur de chaque règne, selon des espèces et races, ces classements procédant par apparentements, c’est-à-dire permettant par les ressemblances observées d’apparenter les espèces, puis les races, et, pour le règne animal en postulant la reproduction possible l’intérieur de l’espèce (et donc l’existence d’une barrière interespèces dans ce domaine).

Si les classements formels et les théories de ces deux naturalistes diffèrent – Buffon est monogéniste (l’espèce humaine procéderait d’une seule souche), Linné polygéniste (plusieurs souches distinctes auraient donné naissance aux différentes races humaines) –, ce qui importe c’est qu’ils opèrent un premier classement, encore très général, des races humaines. C’est à la suite de leurs travaux que certains naturalistes, tels Petrus Camper, Johann Friedrich Blumenbach ou Carl Lavater, vont non seulement mettre au point des techniques de mesure des corps – ce qui deviendra plus tard l’anthropométrie, soit les techniques de mesure des corps humains –, mais aussi complexifier les classements des races en différenciant par exemple des sous-groupes au sein de la race noire, et surtout procéder à une hiérarchisation de ces groupes raciaux, en attribuant des qualités à chaque race. Par exemple, chez Blumenbach, les Noirs sont considérés comme lents, paresseux et moins intelligents que les Blancs. Cette opération, anodine en apparence, est en vérité fondamentale, puisque les anciens préjugés envers les non-Européens sont actualisés dans un dispositif « objectif » qui permet de leur conférer une légitimité scientifique. La raciologie, bientôt renommée « anthropologie physique », s’institutionnalise progressivement, au cours du xixe siècle, jusqu’à occuper une place centrale dans les sciences du vivant comme dans les sciences de l’homme.

Cela étant, Claude-Olivier Doron  montre bien que le monogénisme n’est absolument pas exempt de racisme, puisqu’il introduit rationnellement le concept de race, mais aussi parce que la théorie monogéniste crée une forme d’« universalisme différentialiste » qui hiérarchise effectivement les races, malgré la réversibilité hypothétique de leur dégénération. À ce propos, l’auteur démontre remarquablement que le monogénisme, souvent perçu comme un obstacle au racisme en tant qu’il postule l’existence d’une origine unique de l’humanité, a tout autant légitimé l’esclavage et la colonisation que le polygénisme, lequel a favorisé le racisme en affirmant qu’il existe plusieurs espèces (ou races) humaines d’origines différentes, et par nature inégales. De fait, le monogénisme peut légitimer le droit des races supérieures à l’expansion coloniale puisqu’elles sont capables de transformer la Nature. Le différentialisme racial et la hiérarchisation des races n’est donc pas une réaction contre les Lumières, mais bien au contraire procèdent d’elles : nombre de savants, politiquement progressistes, rejettent la domination de la noblesse parce qu’elle ne renvoie pas à une inégalité naturelle mais factice, au contraire des hiérarchies raciales. Enfin, les théories raciales sont liées à l’économie politique dès la seconde partie du xviiie siècle, en particulier la théorie des quatre stades de développement conceptualisée par Adam Smith, qui est l’une des origines des concepts de « développement » et de « sous-développement ».

Alors qu’en Europe, la France crée la première Société d’anthropologie physique (raciale) en 1859 autour de Paul Broca, bientôt suivie par les Britanniques, les Allemands puis les Japonais, aux États-Unis, les travaux de Samuel Georges Morton et de Charles Pickering, poursuivis par ceux de Louis Agassiz, « établissent » la supériorité absolue des Blancs sur les autres races. La frontière est ainsi fixée entre la race blanche et les autres « races », impliquant une véritable géographie raciale du monde, légitimant les colonisations à venir.

Pour les auteurs postcoloniaux, cette seconde séquence de la « domination épistémique » de l’Occident est majeure, puisque, d’une part, elle est l’une des conditions culturelles de la colonisation moderne commencée au xixe siècle avec l’extension des conquêtes britanniques en Inde et la conquête de l’Algérie par la France ; d’autre part, parce qu’elle relie formellement les Lumières et la raison à la construction des hiérarchies raciales, ce qui ouvre la possibilité d’une remise en cause globale des productions intellectuelles occidentales, supposées participer de cette « hégémonie épistémique », comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent.

L’histoire des conquêtes, mais aussi l’administration des territoires colonisés, doit donc être relue au prisme de la question raciale. Mais cette question, dans la perspective des postcolonial studies, ne s’abolit pas avec les indépendances formelles des colonies. D’abord parce que l’on constate la persistance, durant la période postcoloniale, des préjugés raciaux élaborés dans la longue durée coloniale, que ce soit en Europe, aux États-Unis ou dans les pays anciennement colonisés. Trois exemples informent sur la résistance des préjugés raciaux dans les sociétés contemporaines : celui des États-Unis, où subsistent de fortes discriminations envers les Afro-Américains, auxquelles participent – avec les mécanismes sociaux d’exclusion : chômage, relégation spatiale, capitaux sociaux, culturels et économiques de la famille – les représentations de l’esclavage et de la ségrégation ; celui du Brésil, où l’indice de mélanine demeure un facteur essentiel de la distribution des groupes sociaux ; ou encore celui de la France, où, comme nous l’avons vu, les immigrations postcoloniales sont les premières victimes des discriminations dans le travail ou la recherche d’un logement.

La persistance du racisme s’observe aussi dans de multiples autres dimensions, telle la géopolitique. Ainsi, les « aventures » occidentales au Proche-Orient, et en particulier l’invasion de l’Irak, mettent en évidence les poids inéquivalents des soldats occidentaux et des civils irakiens, là aussi conséquence à la fois d’intérêts géopolitiques et pétroliers bien compris mais aussi d’une reformulation de la « mission civilisatrice » (ici structurée sur le projet d’imposer la démocratie), et d’une conception inégalitaire des groupes humains autorisant le sacrifice d’une partie de la population civile tout en recherchant le « zéro mort » pour les soldats de la coalition.

Enfin, cette question met en lumière, pour les postcolonial studies, la nécessité de toujours situer d’où proviennent écrits et paroles sur les Autres.

Bien que certaines sciences sociales (sociologie, anthropologie, ethnologie, à la différence de l’histoire) fassent de l’objectivation de la position du chercheur par lui-même une condition de validation scientifique, cette opération ne mettait pas en évidence jusqu’à récemment l’appartenance culturelle ou la possible déconstruction de préjugés raciaux ou de genre du chercheur. Si cette objectivation apparaît comme une nécessité, elle est encore rarement prise en compte.

III. – L’Occident critiqué

  1. Européocentrisme
    Immédiatement après la Seconde Guerre mondiale apparaît l’histoire globale. Emmenée par l’historien américain William McNeill, elle se forge autour d’un profond pacifisme et entend dépasser les historiographies nationales entachées, selon ce courant, par le chauvinisme. Après plusieurs évolutions notables – dont l’école de la dépendance emmenée par Immanuel Wallerstein –, ce courant donne naissance, au cours des années 1980 à la global history (puis globalization studies), qui entend multiplier et articuler les échelles spatiales d’analyse. En France, des historiens tels Fernand Braudel, avec son œuvre monumentale La Méditerranée, participe de ce renouvellement historiographique. Les postcolonial studies participent ainsi d’un mouvement beaucoup plus large, dont il est difficile parfois de les singulariser. Cependant, elles mettent l’accent sur plusieurs dimensions. La première, que nous avons entrevue, est celle des résonances dialectiques de la colonisation dans les territoires colonisés et dans les métropoles. La deuxième est de se déprendre d’une perspective qui ferait de l’Occident – en bien ou en mal – le moteur de l’histoire, mais de montrer que les sociétés non européennes se transforment selon un régime d’historicité qui leur est propre. La troisième est de dévoiler que les subalternes ont toujours été présents au cœur même de la modernité, et que le regard contemporain de ceux-ci sur l’histoire contraint pour la première fois l’Europe à être analysée « de l’extérieur ». Enfin, il s’agit de « décentrer l’Europe », ce qui pour Dipesh Chakrabarty signifie critiquer l’historicisme (soit l’idée sous-jacente aux travaux historiques – dans ce cas sur l’Asie – que les pays non occidentaux tendraient nécessairement vers le modèle occidental ou qu’il existerait une logique universelle calquée sur l’extension du capital) pour entrevoir l’hétérogénéité du monde.

À travers plusieurs exemples, Chakrabarty met également en avant les processus complexes d’hybridations culturelles réciproques entre société coloniale et société colonisée en Inde pour dépasser l’univocité d’une lecture opposant « dominants » et « dominés ». Ce faisant, Chakrabarty suggère qu’il n’existe pas de coupure radicale, d’altérité radicale entre les cultures. Enfin, le projet des postcolonial studies est aussi de montrer que l’Europe, ou l’Occident, n’est pas partout à l’origine des transformations historiques. Les échanges Sud-Sud – migrations, circulations d’idées, d’objets, de valeurs – sont une dimension encore peu explorée, qui relativise le poids de l’Europe dans la marche du monde.

Cela nous amène à aborder un axe majeur d’analyse des postcolonial studies, soit la contestation de la « rationalité hégémonique » de l’Occident. Cette contestation prend plusieurs formes. Tout d’abord, les postcolonial studies dénient à l’Occident le droit de vouloir imposer partout les valeurs universalistes qu’il se targue de porter. L’expérience coloniale montre en effet abondamment que ces valeurs – le progrès technique et scientifique, l’égalité entre les êtres humains – théorisées au sein des diverses « missions civilisatrices » dont les empires se sont affublés, ont été systématiquement transgressées. Comme le souligne Achille Mbembe, « on apprend ainsi comment ce qui passait pour l’humanisme européen chaque fois apparut, dans les colonies, sous la figure de la duplicité, du double langage et du travestissement du réel ». La démonstration n’est effectivement pas difficile à produire. Dans tous les empires, quelles que soient leur complexité et les différences bien réelles entre les situations coloniales, le principe de la colonisation repose sur la domination, qui s’exerce par la mise en place d’un apartheid économique, social, juridique et politique.

Pour prendre un exemple concret, celui de l’Algérie française – dont le statut formel ne renvoie pas à une colonie mais à trois départements français, ce qui ne change pas grand-chose à l’exercice de la domination coloniale –, cet apartheid économique se traduit par l’accaparement des terres, confisquées aux « indigènes » ou « découvertes » par les colons, contribuant à la paupérisation des paysans algériens et à la déstructuration du mode de production paysan. À la fin du xixe siècle, 30 % des terres sont détenues, sur la population agricole totale, par 2 % de colons. Apartheid social également : les Algériens sont séparés spatialement des Européens, confinés dans les « quartiers indigènes » et ne pouvant prétendre à des postes de responsabilité dans l’administration. Apartheid juridique, avec la création, en 1865, du statut de « citoyen musulman » ne pouvant prétendre aux mêmes droits que les Européens et bientôt régi par le Code de l’indigénat (1880), qui instaure un droit parallèle coercitif destiné aux seuls Algériens ; apartheid politique enfin puisque concrètement le droit de vote n’est accordé qu’aux Européens et à une poignée d’Algériens, votant dans un collège (1919) séparé du collège dans lequel votent les colons, et donc sans pouvoir politique réel sur le territoire. Bien sûr, en fonction des situations coloniales, ce système de domination varie significativement.

En Afrique noire britannique ou en Inde colonisée, au Maroc sous domination coloniale française et dans bien d’autres territoires, des élites locales – anciens notables ou nouvelles élites passées par les écoles coloniales – sont associées, dans une position subalterne, aux administrations coloniales ; des planteurs autochtones en Côte d’Ivoire ou au Ghana peuvent bâtir des fortunes enviables. Mais partout, les statuts séparant les colons des colonisés concrétisent l’apartheid colonial. D’un point de vue historique, cette situation globale s’explique aisément : le pouvoir colonial ne peut s’émanciper de la séparation nette des statuts entre colons et colonisés, au risque de voir les populations colonisées rejeter par le vote la domination coloniale. Il est significatif, à cet égard, que les principes universalistes dans certaines colonies – on pense ici, par exemple, à l’instauration du suffrage universel dans les colonies d’Afrique noire française en 1957 après le vote en 1956 de la loi-cadre – aient été appliqués dans la phase finale des décolonisations, afin de favoriser la prise de pouvoir d’élites locales qui poursuivront, par d’autres moyens, les programmes de colonisation tout en restant fidèlement attachées aux anciens maîtres.

Le double discours de l’Europe dans les colonies, à la fois raciste et humaniste, civilisateur et ségrégationniste, est donc une constante, qui met en abyme la valeur même de l’humanisme européen et des valeurs universalistes.

Plus encore, les discours coloniaux, qu’ils ressortissent à des discours officiels de la propagande coloniale ou à d’autres discours publics ayant pour objet la colonie (discours politiques, savants, littéraires, etc.), sont, pour les postcolonial studies, non seulement faux et doubles, mais généralement autorisent, encouragent, légitiment la domination coloniale. L’exemple de la propagande coloniale est, de ce point de vue, éclairant dans le cadre des postcolonial studies. En effet, si, dans toute l’Europe et aux États-Unis, le récit de l’entreprise coloniale alimente alors une formidable production culturelle depuis le dernier tiers du xixe siècle – journaux illustrés, romans et ouvrages destinés à la jeunesse, jeux ou cartes postales, puis films documentaires ou fictions, formant progressivement une véritable culture coloniale  –, dès cette période se met en place la propagande coloniale, à destination des métropoles comme des colonies. En France, c’est en 1899 que celle-ci est définitivement institutionnalisée, avec la création de l’Office colonial, dépendant directement du ministère des Colonies, qui supervise notamment les pavillons coloniaux de l’Exposition universelle de Paris en 1900. Mais c’est après la Première Guerre mondiale, sous l’action d’Albert Sarrault, ministre des Colonies de 1920 à 1924, que la propagande coloniale en France va se systématiser.

En Allemagne, la Ligue coloniale allemande, créée en 1882, rassemble les principaux intérêts coloniaux du pays et va progressivement fédérer le lobby colonial et organiser la propagande, notamment lors des grandes expositions coloniales, alors qu’en Italie est créé, en 1906, l’Istituto coloniale italiano – regroupant toutes les forces du lobby colonial italien –, qui sera transformé en Istituto Coloniale Fascista en 1928 par le régime mussolinien, donnant une plus grande ampleur à la propagande coloniale et un véritable contenu ethnographique aux expositions organisées par la suite. Au Portugal, l’action propagandiste de l’État s’institutionnalise au début des années 1930 avec la promulgation de l’Acte colonial en 1930, puis la création de l’Agence générale des colonies en 1934. En Belgique, c’est avec l’exposition de Tervuren, en 1897, que s’organise la mécanique coloniale visant à soutenir l’action « civilisatrice » au Congo, sur les traces des voisins néerlandais qui, depuis l’Exposition coloniale de 1883, structurent une propagande efficace pour mobiliser la population et recruter de futurs expatriés coloniaux. En Grande-Bretagne, la propagande est essentiellement contrôlée par les associations coloniales, en lien avec les municipalités à l’occasion des grandes expositions, le Colonial Office ne s’engageant dans une action de propagande qu’au milieu des années 1930.

Les discours coloniaux, dans toutes ces métropoles, sont très proches. Soutenus par les centaines d’expositions coloniales locales, nationales ou internationales, des dizaines de milliers de conférences, des journaux et brochures spécialisés, ils imposent une vision du monde effectivement hégémonique. Quelle est-elle ? Portés par la croyance dans le progrès technique, ces discours véhiculent la certitude de la supériorité de l’Occident. Dans tous les supports possibles, en recourant à des procédés explicites, telles les comparaisons systématiques entre un avant la colonisation et unpendant la colonisation, mettant en évidence l’arriération technique des sociétés conquises.

Le recours aux descriptions des mœurs, jugées barbares, obscènes ou obscurantistes des colonisés est complaisamment mis en regard de la correction bourgeoise et de la civilité dont font preuve à chaque instant les nouveaux maîtres. L’implémentation de ces stéréotypes s’est ainsi accompagnée de comparaisons systématiques entre les Européens et les colonisés, structurant des oppositions binaires : colonisateur et colonisé, civilisé et sauvage, rationnel et superstitieux. La transformation des terres, des paysages, des villes est complétée par celle des hommes, grâce aux efforts éducatifs méritoires des colonisateurs. La colonisation a ainsi un caractère prométhéen et missiologique, qui doit aboutir – à un terme jamais défini, et pour cause – au moins à l’élévation d’indigènes rédimés par la civilisation, au mieux à l’égalité (modèle français de l’assimilation) avec les Européens.

  1. Historicisme
    Dans les postcolonial studies, la critique d’une raison hégémonique occidentale est cependant largement extensive. Initialement, il est possible d’attribuer ce projet, d’une part, à l’influence de Michel Foucault, qui déconstruit des « formations discursives » comme des manifestations d’un savoir-pouvoir en perpétuelle mutation, et, d’autre part, à celle d’Edward Saïd, qui emploie explicitement, comme nous l’avons vu, l’approche de Foucault dans L’Orientalisme. Plusieurs auteurs, tels Hayden White et Clifford Geertz, avaient déjà traité du rôle des discours et des faits culturels dans l’histoire en général et dans la construction des catégories d’interprétation historiennes en particulier. L’originalité de l’approche saïdienne résidait dans un discours d’origine coloniale, qui faisait alors encore autorité. Par extension, et en connexion avec la logique déconstructiviste de Derrida, les postcolonial studies ont voulu remettre en question l’ensemble des discours scientifiques – et en particulier celui des sciences sociales – portés par l’Occident sur les sociétés extra-européennes. Si la déconstruction du discours occidental sur la modernité revêtait plusieurs sens (libérer les populations colonisées de leur emprise, décoloniser les esprits en Occident), considérer les productions scientifiques occidentales dans leur ensemble comme des conséquences, forcément ambivalentes ou fausses car imprégnées d’européocentrisme, pose de nombreuses questions.

Le cas de la critique de la discipline historique est symptomatique de cette tendance. Il est vrai que l’histoire s’est assez largement compromise, durant la colonisation, avec le récit européocentrique. La situation en France est emblématique, puisque généalogiquement, l’essor de l’histoire coloniale se place sous le double sceau de la formation d’un milieu d’historiens professionnels et d’une instrumentalisation des discours de l’histoire au profit des grandes causes nationales. L’histoire coloniale va donc asseoir ses principaux objets d’investigation au moment où la France étend son empire, dès les années 1830 avec la conquête de l’Algérie, puis à partir des années 1880 avec la grande poussée impériale en direction, principalement, de l’Afrique. La concomitance de l’extension de l’histoire coloniale comme secteur de l’histoire encore à légitimer et de la conquête ne doit pas étonner : elle établit très clairement le double mouvement d’accumulation de connaissances (ici, des connaissances historiques) comme possibilité d’objectivation des espaces et des populations conquis (qu’on retrouve dans toutes les sciences humaines en formation), mais aussi d’usage de ces connaissances dans le processus hégémonique qui est en cours.

Enfin, la naissance de l’histoire coloniale en France doit aussi beaucoup à la dynamique créée par les recherches des sociétés de géographie, recherches encouragées par le « lobby colonial ». La chronologie de l’institutionnalisation universitaire de l’histoire coloniale est ainsi marquée par les efforts laborieux de ce lobby pour que soit reconnue la discipline, depuis la fin du xixe siècle jusqu’à la fin de l’entre-deux-guerres. Discipline en partie instrumentale, l’histoire coloniale disparaît après les indépendances, ce qui n’empêche pas les recherches sur les anciennes colonies de se poursuivre, mais dans le cadre des investigations sur les « aires culturelles », celles-ci organisant le système de recherche mis en place par Fernand Braudel en 1959 pour les universités françaises et le CNRS.

À partir de ce constat, que l’on pourrait étendre globalement aux autres métropoles coloniales, certains auteurs des postcolonial studies – à la manière dont l’avait fait Edward Saïd – en sont venus non seulement à critiquer l’historiographie occidentale de la colonisation, mais la discipline historique tout entière, et par extension toutes les productions des sciences sociales issues d’Occident. Dans cette dynamique, les procédures d’objectivation des faits (sociaux, culturels, économiques) sont en elles-mêmes dénoncées comme des actes réducteurs d’oppression. Le discours historique, qui doit dans un premier temps faire émerger les faits, puis les ordonner pour ensuite proposer une narration sur la base d’une chronologie et d’hypothèses analytiques, est nécessairement synthétique. Pour certains auteurs postcoloniaux, cette méthode – commune en fait à toutes les sciences sociales, qu’elles éclaircissent des configurations à l’aide d’une chronologie ou non – ne peut permettre d’écouter attentivement la voix des dominés, qui excède toujours ces procédures d’objectivation, quand elle ne leur échappe pas. Cette dynamique, intéressante en soi, car elle ouvre la possibilité effectivement de mieux écouter ces voix, remet en question ni plus ni moins tout le travail scientifique des sciences sociales, qui repose nécessairement sur l’objectivation.

Enfin, cette posture, qui renvoie donc au projet de « faire parler les dominés », que les auteurs postcoloniaux seraient seuls à pouvoir comprendre et porter la voix, engage plus qu’un simple approfondissement de la question que les chercheurs en sciences sociales, d’où qu’ils viennent, doivent se poser : « Quelle est la position d’où je parle ? » Elle engage de fait à une séparation entre des voix autorisées – celles de chercheurs issus du Tiers-Monde – et des voix illégitimes – celles des chercheurs issus l’Occident. Sur ces points, les auteurs reliés aux postcolonial studies sont profondément divisés et, pour tout dire, les tenants d’une critique radicale de toutes les manifestations du logos occidental sont peu nombreux. De fait se pose alors un problème de taille : comment ne pas utiliser le legs majeur de la pensée occidentale dans la critique même du colonialisme et de la postcolonialité ? Nous reviendrons sur ces points dans la partie consacrée aux débats et aux critiques qui affectent les postcolonial studies.

  1. Les visages de la domination coloniale
    Un auteur comme Ashis Nandy expose ainsi les deux visages de la domination coloniale : le premier se présente comme une domination concrète – l’exploitation des ressources, la mise au travail des colonisés, leur infériorisation juridico-politique –, l’autre est d’ordre symbolique, qui affiche un mépris des cultures et des sociétés mise au pas par les conquérants. Ce mépris se concrétise par l’éradication des structures imaginaires des « indigènes », la destruction de leurs valeurs spirituelles, ce qui renvoie aux intuitions fulgurantes de Césaire :

Je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.

Selon Nandy, la « mission civilisatrice » a ainsi interdit aux colonisés de croire en leur propre civilisation. Cette opération n’a pas pour seul but de permettre aux Européens de jouir de leur propre supériorité, ni de légitimer leurs actions et leur présence dans les univers coloniaux ; elle comporte une part elle aussi maudite, en l’espèce la capacité d’incorporer une part d’altérité pour se renouveler et s’assurer ensuite du consentement de populations subjuguées.

Ce ressourcement fait partie du projet colonial lui-même, comme extension de puissance bien sûr, mais aussi parce que la colonie est conçue comme un espace vierge où tout est possible. C’est pourquoi l’« aventure coloniale », pour les militaires, les administrateurs et les colons, renvoie à une expérience de liberté, de pleine souveraineté, bien loin des frilosités et des contraintes bourgeoises qui enserrent les mœurs dans leurs métropoles d’origine. Albert Memmi, qui, comme nous l’avons vu, influença en même temps que Fanon les postcolonial studies, avait scruté avant Nandy ou Spivak ces dimensions psychiques du pouvoir colonial.

Des recherches postcoloniales approfondies à ce sujet les mettent en évidence. Les sexualités en contexte colonial, par exemple, s’élaborent à partir de représentations des peuples extra-européens, et notamment les catégories érotisées de l’altérité féminine, telles la mulâtresse qui attendrait lascivement le maître, la petite congaï qui s’offrirait au colon, ou bien la Mauresque aux seins nus qui attiserait l’appétit sexuel de l’Européen. L’iconographie révèle un monde de fantasmes où le colon semble pouvoir disposer à sa guise de toutes les femmes « indigènes », résultant de sa supposée puissance sexuelle sans limite.

Malgré les législations coloniales visant à contrôler et à normer les sexualités, la sexualité aux colonies ne semble de fait bridée par aucun tabou, y compris celui de l’enfance : en témoignent les images proposées à l’époque exhibant souvent des jeunes filles non pubères (mais aussi, bien que plus rarement, des jeunes garçons) dans des mises en scène fortement érotisées. Les corps des colonisés sont ainsi animalisés, plus en affinité avec la nature qu’avec la culture. Cela explique pourquoi le corps de l’« Autre » est pensé simultanément comme symbole d’innocence et de dépravations multiples : un corps qui excite autant qu’il effraie ; un corps racialisé et stéréotypé. Dans ce contexte, les femmes colonisées sont ainsi revêtues d’une innocence sexuelle qui les conduit avec constance au « péché » ou à une « dépravation sexuelle atavique » liée à leur « race », confortant la position conquérante et dominante du colonisateur. Ainsi, la domination coloniale passe aussi par la jouissance du colonisateur, l’affirmation de lui-même aux dépens du dominé. L’accaparement des femmes colonisées est partie prenante de ce qui relève d’un processus plus que d’une stratégie, et renvoie à la dévirilisation des hommes colonisés, thème également important des postcolonial studies.

Le mépris des sociétés et des « indigènes », autorisé par la supériorité essentielle des colonisateurs, constitue en soi une domination épistémique. La dévalorisation de celles-ci et de ceux-là implique nécessairement une perte de repères radicale pour ces derniers. Comment exister lorsque des régimes de vérité extérieurs sont imposés aux populations colonisées, régimes qui semblent confirmés par la domination effective des colonisateurs ? Bien sûr, ces systèmes de domination épistémologiques ne sont pas entièrement déterminants. Partout, comme le montrent des auteurs majeurs des postcolonial studies, tels Achille Mbembe, Arjun Appadurai ou Homi Bhabha, les colonisés ont su déjouer les multiples formes de dominations coloniales, en utilisant la ruse, le contournement, l’ironie ou l’affrontement. Partout, les colonisés ont incorporé et créolisé les apports culturels des dominants. Mais partout aussi ces formes de violence symboliques et concrètes que nous venons de décrire ont pu se déployer.

Les auteurs postcoloniaux entendent donc dénoncer le « mensonge universaliste ». Au nom de celui-ci, les colonisateurs se sont arrogé le droit de mettre à bas des cultures singulières, révélant par là même les limites de cet universel, qui apparaît comme l’expression d’une culture singulière, localisée, face à d’autres cultures singulières et localisées. En France, la République est l’expression politique de cet universalisme. Face à ce constat, les postcolonial studies se sont employées à revaloriser les cultures autochtones. Cheik Anta Diop avait fait œuvre de précurseur avec son ouvrage Nations nègres et culture, en reliant les civilisations subsahariennes à l’émergence de la civilisation égyptienne (évidemment considérée positivement par l’historiographie occidentale), ouvrant la voie – malgré les vives contestations qu’avait alors provoquées la parution du livre – à une reconnaissance de l’historicité des sociétés africaines. Pour poursuivre sur cet exemple, les études africanistes, en Europe et aux États-Unis, au cours des années 1970, ont opéré d’incontestables progrès dans la connaissance de ces sociétés, concernant aussi bien l’Afrique noire que le Maghreb.

Pour les postcolonial studies, cependant, si ces travaux peuvent être utiles, les recherches sur les sociétés colonisées visent également un projet politique. Revenir sur les cultures des dominés, c’est aussi ouvrir la perspective de leur revitalisation. Bien que la tentation indigéniste puisse être présente dans les postcolonial studies, comme le souligne Jacques Pouchepadass, il s’agit plutôt de redécouvrir des formes culturelles et politiques anciennes ayant en partie survécu à la période coloniale, pour en traduire le contenu dans les sociétés contemporaines. Ainsi, les aspects des solidarités paysannes en Inde ou en Afrique sont confrontés au modèle individualiste véhiculé par l’Occident.

D’une manière générale, il s’agit de réactiver sous des formes modernes ces anciennes socialités et d’inventer à partir d’elles de nouvelles formes de gouvernance et de vivre-ensemble.

Le Chiapas « autonome » a ainsi inspiré plusieurs auteurs associés aux postcolonial studies et à la mouvance décoloniale. D’une manière générale, contre l’hégémonie épistémique de l’Occident, les postcolonial studies valorisent les pensées polycentriques, parcourent les marges inexplorées des cultures colonisées, s’intéressent aux flux (de populations, d’idées) en décloisonnant les frontières nationales, s’attachent aux croisements entre les cultures. »

– Bancel, N. (2019). Chapitre II. Le postcolonialisme. Dans : Nicolas Bancel éd., Le postcolonialisme (pp. 37-78). Presses Universitaires de France.

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