
« une autodidaxie choisie qui éloigne des « spécialités » et des « compétences » pour s’aventurer, telle une antenne sensible, hors des chemins balisés par la norme, la légitimité ou le succès.
Hors des cadres hétéronormés hérités de la colonie et transmis par l’hégémonie, l’autodidaxie rend possible la création de nouvelles façons de connaître tout autant que de nouvelles connaissances (ce que d’aucuns nomment « épistémologies décoloniales »). Ici, loin d’être une prouesse, c’est une méthode. »
« « Un autodidacte, avec les défauts et les imperfections de son savoir, dus évidemment à son mode d’apprentissage, est pourtant grandement avantagé dans la mesure où chaque idée neuve qu’il s’approprie fait aussitôt partie de la communauté de ses connaissances et se mélange au tout de la façon la plus intime, ce qui permet alors des liaisons originales et de nombreuses nouvelles découvertes. »
En tant que philosophe, je suis frappée par la légèreté avec laquelle même les intellectuels les plus illustres emploient le terme de « décolonisation ». Le terme désigne alors les combats anticoloniaux et anticolonialistes et fait de la décolonisation un passé des pays africains (et d’autres). Ce n’est pas le cas en Amérique du Sud où les indépendances sont passablement plus anciennes et ont profité aux Européens (dans des pays qui tous ont été des colonies de peuplement) non aux extra Européens (Autochtones, Africains-Américains). La structure sociale, politique et culturelle y ressemble à celle des Nords. La décolonisation s’y entend notamment comme une déracialisation des populations et comme un arrêt à la domination des peuples indigènes (Amazonie par exemple), comme une égalisation des conditions. En Afrique, excepté en Afrique du Sud, les indépendances ont bénéficié aux anciens « indigènes », aux autochtones, y compris en Algérie (colonie de peuplement par excellence).
La décolonisation ne peut y être réduite à l’indépendance, autrement dit à la souveraineté politique. D’autant qu’elle n’est pas nationale, mais post-nationale. Peut-on en effet concevoir une décolonisation des savoirs qui soit nationale sauf à estimer possible des savoirs en eux-mêmes, abstraction faite de leurs objets, exclusivement nationaux ?
Si la décolonisation a une actualité aujourd’hui, de part et d’autre du continent, c’est parce qu’on a affaire à un travail de longue haleine qui ne peut être conçu comme l’effet, ou la conséquence nécessaire, des indépendances. La décolonisation, du fait des obstacles rencontrés, arrive de surcroît. Elle est un supplément. Elle suppose d’abord une forme de liberté qu’empêche l’autoritarisme, voire l’autocratie, de nombreux gouvernements du continent. Elle implique ensuite de se défaire de l’ensemble des diktats édictés par les organismes internationaux sur la base de l’idée que leurs responsables se font du « développement ». Elle exige enfin d’être attentif aux mécanismes de reproduction du même dont les institutions sont le lit.
Est-il pertinent, philosophiquement, de parler de « bâtir » ou de « rebâtir » l’Afrique, voire le monde entier, autrement ? Décoloniser, ce n’est pas « bâtir l’avenir ». Quelle en serait l’architecture ? La métaphore confond le neuf et le nouveau, élude le présent, et, pour finir, transforme le futur en objectif. En ce sens, la décolonisation serait un avenir. Pourtant, nulle cible à atteindre dont on aurait défini les contours à l’avance, nul mouvement linéaire clairement et visiblement orienté par l’objectif. Une décolonisation ne se planifie pas. Elle se réalise. Collectivement. Non du dehors, mais du dedans. Pourtant, les plus impliqué(e)s peut-être dans la question de la décolonisation des savoirs vivent et travaillent à l’étranger, et hors d’Afrique. Indice d’un porte-à-faux avec ceux qui, sans l’expérience singulière d’un « déplacement », ou d’un « exil », sont restés « chez eux », en Afrique, sans être toujours directement et quotidiennement confrontés à l’hégémonie. L’espace de la décolonisation des savoirs est donc celui d’un entre-deux singulier et, peut-être, d’une action interstitielle apte à défaire les faux-plis hérités des empires coloniaux.
À ces faux-plis appartiennent le respect, et surtout l’amour de l’institution – notamment universitaire – dont témoignent ceux qui vivent pour le savoir (et par lui). Les positions institutionnelles, obstacles épistémologiques bien connus, empêchent bien souvent de penser le rapport au savoir lui-même, quand bien même elles conditionnent pour partie ce savoir. Car les institutions académiques aveuglent au lieu même où elles devraient éclairer. Elles instituent l’autorité d’une parole légitime et créent un entre soi néfaste au changement : elles reproduisent les formes passées de la colonialité. Question de position, non de personne ou de personnalité. L’accroissement des inégalités (différentiations multiples du « grand » et du « petit ») qui est le pendant d’un développement néo-libéral des universités dans le monde entier ne concourt pas, du fait de l’accroissement de la verticalité dans la république des lettres, à une décolonisation des savoirs. Celle-ci ne nécessite aucun porte-parole. Elle ne peut se concevoir sous l’équivalent de l’autocratie (le mandarinat) accompagné parfois d’un culte de la personnalité (keynote speakers). Sur le plan politique, la décolonisation des savoirs est une démocratisation du savoir. Car les clés se trouvent toujours aux lieux les plus inattendus. Avec qui pense-t-on ?
Les « grands » de la décolonisation des savoirs, justement parce qu’ils l’effectuaient en acte (et non en prescription), ont été snobés par l’institution. Cela souligne encore, s’il en était besoin, la subordination du savoir au pouvoir. Qui ne se souvient du procès pour imposture intenté contre Cheikh Anta Diop ? En France, il se heurte, au même moment, aux mêmes obstacles qu’un Fanon. En 1951, il prépare, sous la direction de Marcel Griaule, une thèse de doctorat d’anthropologie. Il ne parvient pas à réunir un jury et publie son travail sous la forme d’un livre : Nations nègres et culture (1953). L’ambition de Diop est de développer une « anthropologie sans complaisance » (Civilisation ou barbarie, anthropologie sans complaisance, 1981). Est-ce « par ailleurs » qu’il s’engage pour l’indépendance du Sénégal ? Et Fanon, dont la thèse sera refusée et deviendra le célèbre Peau noire masques blancs, publié en 1952 ?
Celui-ci aura montré, avec ce texte, que la décolonisation part du sujet, qui « parle » à la première personne ; de la clinique, non de la dissection anatomique ; du vivant, non du mort. Tout le contraire de l’académisme. Il est lui-même engagé dans ce qu’il dit et n’apparaît en rien comme le faux « spectateur impartial » – qui n’est personne en particulier, qui ne vit nulle part et regarde le monde d’un point de vue céleste – censé garantir l’objectivité.
Est-ce « par hasard » qu’il s’engage au FLN et s’identifie aux « Français musulmans » d’alors ? On l’oublie, Fanon a beaucoup appris des fous.
« Les intellectuels africains vivant en France savent que Paris est sans doute la capitale du monde développé où il est le plus difficile à un Africain de se faire entendre », dit en son temps Mongo Beti. Il donne l’exemple du numéro de la revue Esprit de juillet-août 1970 sur « La Coopération » qui « accomplit l’exploit de donner la parole à tout le monde et même, dans une table ronde (au demeurant passionnante), à l’Amérique latine où cette coopération est plutôt symbolique, exception faite de l’Afrique noire qui en est pourtant le domaine privilégié ! La critique, le plus souvent formulée dans les publications de « gauche » pour justifier ces refus, c’est que les textes rédigés par les intellectuels africains sont trop violents et passionnés, trop pleins de pétitions de principe, dépourvus de véritables analyses ». Cet ostracisme n’a pas disparu, sauf absolution ou canonisation produite par des « places » aux États-Unis d’Amérique ! Reste qu’il faut ici distinguer pays post-impériaux (dont la France) et pays post-coloniaux (Cameroun, Algérie par exemple). Des deux bords, la décolonisation des savoirs ne s’entend pas de la même façon sauf à perpétuer la confusion des espaces. Ni les enjeux, ni les difficultés ne sont identiques ni mêmes similaires. Quand il faut renoncer (si l’on peut dire) à l’hégémonie d’un côté, il faut lutter pour l’égalité de l’autre. La dissymétrie est manifeste.
Aux faux-plis appartient également le goût des classiques qui, dans les humanités, tient quelquefois lieu de capacité d’analyse. Les fausses alternatives ont parfois fleuri comme autant de fausses fenêtres. La classification des savoirs, dans les humanités, est-elle un gain ou une perte ? La bibliothèque coloniale n’est-elle pas trop souvent préférée à la bibliothèque postcoloniale ? Qu’est-ce qui s’enseigne, par exemple, dans les départements de lettres et de philosophie des universités des Suds ? Une étude comparée permettrait de pointer récurrences et absence de récurrences. À la bibliothèque de l’université de Brasilia par exemple, Nedjma (1956) de l’algérien Kateb Yacine, est apporté par Léopold Sedar Senghor, alors président du Sénégal, lors de sa visite officielle au Brésil, en 1964. Il n’a été emprunté qu’une fois (en 1974) avant d’être lu de nouveau en 2018. Il est vrai que l’Afrique y reste bien éloignée des préoccupations académiques. Effet de la distance ? Qu’il soit maintenant devenu obligatoire d’enseigner « l’histoire africaine » ou « l’histoire de l’Afrique » (du sud au nord et d’ouest en est ?) ne suffit pas à déplacer les centres d’intérêt. Il est évident que l’histoire, ou plus exactement l’historiographie, n’est pas le tout des humanités. Les anomalies sont multiples. Comment, par exemple, est-il possible que The Invention of Africa, Philosophy and the Order of Knowledge, publié par Valentin-Yves Mudimbe en 1988 ne soit pas encore traduit en français trente ans plus tard ? Le cas de la philosophie est paradigmatique, et singulier, tant la « discipline » est, historiquement, « européenne ». Qu’il n’y ait pas de département de philosophie au sein de l’Université des Antilles-Guyane est à cet égard tout à fait symptomatique d’une géographie du savoir (au propre et au figuré) qu’il est important de défaire. Il y a peu, on soutenait encore en France qu’il n’y avait de philosophie qu’européenne…
L’Occident a longtemps fait du dernier mot un point d’honneur, séparant les bibliographies autorisées (européennes et nord-américaines) et les auteurs invalidés (tous les autres). Le reste du monde, fait de minorités, a, peu à peu, avec les indépendances et grâce à elles, avec parfois l’augmentation des richesses et le développement des échanges commerciaux, défait et parfois détruit ou cisaillé le tissu serré des références qui valent dans un univers académique jamais très éloigné, non plus qu’indépendant, des mondes politiques et sociaux. La circulation des idées s’est effectuée hors des canaux inventés pour diffuser le nord au sud et l’ouest en est. Elle en a inversé parfois les courants, ce qui explique pour partie les résistances opposées par le main stream. Loin d’être le site d’une école ou d’un courant en particulier, la décolonisation des savoirs, parce qu’elle est une subversion, repose sur le mélange des genres et l’isonomie – la règle d’égalité – dont la pensée ne peut se prévaloir sans d’abord la respecter. La fin des empires a promu un nouveau régime intellectuel : l’iségoria – l’égalité du droit de parole.
En effet, les impératifs démocratiques ne sont pas spéciaux mais généraux. Ils valent autant dans le champ intellectuel que dans le domaine politique. Leur validité est intégrale. D’un lieu l’autre, ce ne sont pas seulement les conditions matérielles et immatérielles qui changent, mais aussi les espaces mêmes de la pensée et les aires de leur déploiement. Il faut interroger les transferts de connaissance, la circulation des idées, et se demander ce que l’on a appris, ce que l’on apprend, ce qu’on peut apprendre d’autrui quel qu’il soit et d’où qu’il vienne. Ce décentrement constituerait une nouvelle révolution copernicienne.
C’est pourquoi la décolonisation des savoirs, qui suppose un certain désordre, ne s’est pas produite pour commencer sur les bancs de l’université. Si une décolonisation des savoirs est une révolution copernicienne, elle s’effectue, de façon privilégiée, non pas seulement dans la littérature mais aussi grâce à la littérature. Car la littérature est un art de la fiction. C’est pourquoi elle représente, dans les activités symboliques, la voie royale ou encore la puissance de la décolonisation.
Des écrivains nous y ont depuis longtemps accoutumés : les pensées préexistent à leur(s) conceptualisation(s). Ces penseurs ne sont pas des universitaires mais des artistes et d’abord des écrivain(e)s. Assia Djebar, par exemple, autrement dit Fatima Zohra Imalhayène. Son frère est le plus jeune condamné à mort de l’époque. Première femme algérienne musulmane à être admise à l’Ecole normale supérieure à Paris, elle en est exclue. En 1956, elle fait, comme tous les étudiants nationalistes, la grève illimitée des cours et des examens. Alors, elle écrit. Quand elle publie son premier roman, La Soif, en 1957, elle ne peut conserver son nom. Élue bien plus tard à l’Académie française, elle souhaite ne pas « s’endimancher en paroles » et se placer, dit-elle, « à la fois au-dehors et au-dedans ». Elle habite, depuis 1956, sinon avant, la frontière. Avec talent. Et fera aussi du cinéma. Aujourd’hui, les écrivains des Suds sont largement lus et entendus.
Littératures voyageuses… Si la littérature est la terre d’élection de la décolonisation des savoirs, c’est parce que l’être humain est d’abord un corps parlant. Les écrivains peuvent donner une voix au(x) sujet(s) déniés en tant que sujets. La littérature “pirate” que Césaire définit augmente la littérature “mineure” que Kafka réalise. Tout commence, en effet, par l’impossibilité d’écrire. Impossibilité de ne pas écrire, impossibilité d’écrire – en allemand –, impossibilité d’écrire autrement. La littérature des « subalternes », fruit de ces impossibilités d’écrire, minorée, au regard des « grands auteurs » et de la « littérature majeure » est aujourd’hui l’école même de la décolonisation, nonobstant, en particulier, la « francophonie ».
Quelle(s) approche(s) des “subalternes” les écrivains “subalternes” ont-ils offert aux lecteurs ? Comment s’émancipent-ils des clichés et des stéréotypes ? De quoi animent-ils leurs personnages ? Et comment composent-ils leurs textes ?
La désorientation, la dissonance, le polylinguisme semblent, dans les Suds, consubtantiellement liés au roman. Des auteurs inscrivent l’arabe dans le français, le swahili dans l’anglais, comme Kafka, en Europe, inscrit le yiddish auquel il est tant attaché, d’autant qu’il l’a familialement perdu, dans l’allemand qu’il écrit. Cela n’a pas toujours été compris. C’est un renversement de l’hégémonie. De mon point de vue, la décolonisation des savoirs relève ainsi de la migration, de la traversée, du passage. La migration, comme expérience, notamment intellectuelle, n’éloigne pas mais rapproche, n’augmente pas les distances mais les diminue. Elle crée de l’entre nous.
L’entre nous n’est donc pas l’entre soi. Celui-ci repose sur des évidences partagées. L’entre nous implique la distance et l’écart, le regard éloigné, la réflexivité, le « hors de propos », le refus du « il convient ». L’entre nous est global et produit par la dissémination ; l’entre soi est local et constitué par la concentration. Le premier ignore la différence du centre et de la périphérie car il est une circulation ; le second contient l’expansion et crée des foyers car il est une capitalisation.
La provincialisation de l’Europe peut ainsi être regardée comme corrélative d’un entre nous mondial qui, notamment par ses difficultés à se former, dissipe et défait les illusions consubstantielles de l’entre soi. La migration des idées déborde ainsi et passe les frontières habituellement érigées entre domaines, pratiques, pays et autres délimitations institutionnalisées. Elle relance ce qui, sans elle, (re)tomberait dans l’inaperçu, l’indifférent, l’omis, le délaissé. En ce sens, elle relève, sans en posséder cependant toutes les caractéristiques, de la discursivité et du dialogue. Il y va du décalage, de la dissymétrie, de l’accord, du différend, et, quasi, de toute la gamme des émotions intellectuelles dont la pensée est porteuse. C’est par les délocalisations, les déterritorialisations que nous incorporons, anthropophagiquement, les pensées et les idées.
Je reprendrai ici les vues d’Antonin Artaud sur la faim : « Le plus urgent, écrit-il, ne me paraît pas tant de défendre une culture dont l’existence n’a jamais sauvé un homme du souci de mieux vivre et d’avoir faim, que d’extraire de ce que l’on appelle la culture, des idées dont la force vivante est identique à celle de la faim ». Dans Pour en finir avec le jugement de Dieu, Artaud s é́ tend longuement sur la différence entre la faim et l ́appétit et y critique sévèrement la gourmandise de l ́homme moderne. Cette culture de la faim, il l’a apprise des Indiens Tarahumaras, chez lesquels il a séjourné, au Mexique, en 1936. Dans les années quarante encore, il écrit dans une de ses Lettres de Rodez : “je n’aime pas les poèmes de la nourriture mais les poèmes de la faim”.
C’est une façon de rompre radicalement avec la profession ou le métier, de transformer l’écriture et de changer de langage. C’est aussi une façon de signifier (une fois de plus) que le manque, mieux : le besoin, est un puissant moteur de transformation. Encore faut-il l’éprouver. C’est pourquoi l’apparition d’expressions nouvelles, non soumises aux normativités qui prévalent dans les différentes aires culturelles, n’apparaît pas également chez tou(te)s les écrivain(e)s, chez tou(te) s les artistes, chez tou(es) les penseurs critiques. Trop nombreux sont, surtout chez les historiens, ceux qui considèrent que la décolonisation passe par une remémoration. C’est tout le contraire. Il faut produire du bougé, par un déplacement.
Dans un article célèbre paru en 1914, Freud distingue répétition, remémoration (du passé refoulé) et perlaboration. Il ne s’agit pas en effet de rendre le passé présent et actif – de nouveau – mais de réfléchir sur les façons d’en sortir et, ainsi, de s’en sortir. La symbolisation, l’appropriation subjective, permettent de défaire, détail par détail, fragment par fragment, pan par pan, les effets mêmes du passé, surtout quand il est traumatique. Parce qu’ils sont proches du jeu, dans leurs mécanismes, les arts visuels offrent de belles avancées. Lorsque le martiniquais Jean-François Boclé travaille sur l’esclavage, c’est, pour reprendre la formule de Fanon, sans devenir esclave de l’esclavage. Sa vidéo Tu me copieras (2004) le montre face à un tableau noir, une craie blanche à la main, écrivant sous la dictée des articles du Code noir qui lui sont dictés en voix off. Il réécrit sur les lignes déjà écrites. Progressivement, un blanc monochrome envahit entièrement l’espace noir. « Je ne passe pas l’éponge. À mesure que j’écris, je m’aveugle. Quel autre regard que l’aveuglement soutient la démesure ? » En 2018, il poursuit l’élaboration avec Monochrome-moi. Toujours de la craie blanche sur fond noir. Sur des toiles tendues, des embrouillaminis indéchiffrables et inextricables figurent les traités de partage du monde. Tordessillas (1494), Utrecht (1713), Paris (1898). Ce ne sont là que deux exemples d’un travail (et « d’objeux ») qui s’intéresse(nt) autant aux énonciations qu’aux énoncés. Ainsi, « la transparence n’apparaît plus comme le fond du miroir où l’humanité occidentale reflétait le monde à son image ; au fond du miroir il y a maintenant de l’opacité ».
Cela ne signifie pas que le terrain soit, dans les arts, aplani. Le cinéma par exemple, pris dans une industrie et des budgets qui laissent peu de place aux expérimentations, témoigne de la difficulté d’une transformation des schémas coloniaux. Car la colonie se fonde sur l’élision du sujet colonial, qu’il soit considéré comme « celui qui parle » (je) ou comme « celui auquel on s’adresse (tu).
Le sujet colonial n’est qu’une troisième personne. Cette structure, qui pourrait paraître ancienne, n’a pas encore disparu. Un travail récent, mené brillamment par Samia Charkioui, montre que la majorité des films tournés aujourd’hui au Maroc excluent les Marocains de leur adresse. L’orientalisme est un orientalisme partagé : il est en miroir. Les invraisemblances ne portent pas préjudice aux films parce que le public visé, européen, n’y voit goutte. Manger du couscous avec du pain, ne pas savoir parler le darija marocain, ou parler arabe avec l’accent palestinien quand on incarne un personnage du Maroc ne gêne, semble-t-il, personne.
Lorsque Med Hondo réalise Fatima, l’Algérienne de Dakar (2004), il fait, lui aussi, peu de cas des langues d’Algérie (kabyle, berbère) et n’est pas du tout, sur ce plan, réaliste.
Ce film, consacré à la réparation, a pourtant le mérite de montrer que le colonial n’est pas seulement le clivage Européen-Africain auquel on le réduit.
S’inspirant d’une histoire vraie, le réalisateur montre un Sénégalais engagé dans l’armée française violer une jeune femme lors de la guerre d’Algérie. Plus tard, son père exigera de lui qu’il répare le crime commis contre cette Algérienne en l’épousant et en reconnaissant son fils.
La décolonisation des savoirs ne saurait donc être une affaire de spécialistes. S’ouvrir à la littérature et aux arts représente une espèce d’autodidaxie bénéfique pour la pensée critique.
Au sens strict, un autodidacte est quelqu’un dont les connaissances ne sont ni garanties par un titre (diplôme) ni défendues par personne (légitimité). On s’est représenté l’autodidacte comme n’étant pas passé par « l’école ».
Comme solitaire, tel un Robinson recréant le monde à son image.
Comme stupide, tels les spécialistes de la répétition, que sont les copistes Bouvard et Pécuchet imaginés par Flaubert, dans un roman conçu comme une « encyclopédie de la bêtise ».
L’histoire de la connaissance montre au contraire l’importance des rencontres, la fécondité des à-côtés, la pertinence du « mineur ». Ambroise Paré, par exemple, l’illustre chirurgien de la Renaissance, a élaboré des médicaments et en entendant des collègues italiens et en écoutant des paysannes françaises.
Il faut cultiver, dans la perspective d’une décolonisation des humanités, une autodidaxie choisie qui éloigne des « spécialités » et des « compétences » pour s’aventurer, telle une antenne sensible, hors des chemins balisés par la norme, la légitimité ou le succès. Hors des cadres hétéronormés hérités de la colonie et transmis par l’hégémonie, l’autodidaxie rend possible la création de nouvelles façons de connaître tout autant que de nouvelles connaissances (ce que d’aucuns nomment « épistémologies décoloniales »). Ici, loin d’être une prouesse, c’est une méthode.
Comme le montre Le Philosophe autodidacte d’Ibn Toufayl, Hayy, isolé sur son île déserte jusqu’à l’arrivée d’un naufragé, Açâl, est l’image de la réflexivité, non d’une robinsonnade de plus. Et pourtant, c’est en s’inspirant d’Ibn Toufayl que Daniel Defoe crée les personnages de son roman colonial-esclavagiste : Robinson et Vendredi…
« Pour moi, je prie mes frères qui liront ce traité de recevoir mes excuses pour ma liberté dans l’exposition et mon manque de rigueur dans la démonstration. Je ne suis tombé dans ces défauts que parce que je m’élevais à des hauteurs où le regard ne saurait atteindre, et voulais en donner, par le langage, des notions approximatives, afin d’inspirer un ardent désir d’entrer dans la voie. » »
– Luste Boulbina, S. (2018). Polyphonies décoloniales (art, littérature, pensée critique). Présence Africaine, 197(1), 43-55.