


« Dans cette contribution, je voudrais proposer un exemple de critique « décoloniale », en prenant soin de la différencier de la critique postcoloniale, et en centrant le propos sur les débats autour du concept d’« universalité ».
Si la critique décoloniale reconnaît les apports des postcolonial studies, elle s’en distingue pourtant dans la mesure où elle s’efforce de défendre un projet de décolonisation épistémique radicale qui prend au sérieux la pensée critique issue des traditions intellectuelles non occidentales.
Il importe de préciser qu’une perspective décoloniale ne saurait être assimilée à une critique antieuropéenne essentialisante. Il s’agit en vérité d’une perspective doublement critique : tant à l’égard du « fondamentalisme eurocentrique » que des « fondamentalismes » tiers-mondistes. La critique décoloniale ne rejette pas les penseurs critiques européens – à la différence de certains théoriciens du tiers monde –, car ce rejet revient à une simple inversion de l’eurocentrisme. Ce dernier pourrait être défini comme suit : refus de l’égalité et affirmation de l’infériorité – relevant d’un « racisme épistémique » – des penseurs non occidentaux.
La critique décoloniale se différencie par ailleurs des postcolonial studies par le fait qu’elle en appelle à la reconnaissance d’une diversité épistémique, conçue comme la composante centrale d’une décolonisation du monde moderne/colonial, et tendant vers ce que le philosophe de la libération latino-américain Enrique Dussel appelle la « transmodernité », entendue ici comme projet politique de décolonisation.
La « pensée frontalière », l’une des perspectives qui seront discutées ici, constitue précisément une réponse aux fondamentalismes, dont le dénominateur commun est de postuler qu’il n’existe qu’une seule tradition épistémique permettant d’atteindre la « vérité » et l’« universalité ».
Dans cette perspective, les points essentiels soulevés ici sont les suivants : 1) l’eurocentrisme est un fondamentalisme hégémonique. Il est en outre le plus dangereux, car adossé à un pouvoir militaire, financier et culturel lui permettant d’imposer sa domination au sein du système global. En ce sens, une rupture par rapport au racisme épistémique de l’eurocentrisme implique que la perspective épistémique décoloniale puise dans un canon intellectuel qui ne se limite pas au seul canon occidental (y compris son versant critique) ; 2) une perspective décoloniale ne saurait être fondée sur un universel abstrait (un universel particulier s’érigeant en dessein universel global/impérial), mais devrait être le fruit d’un dialogue critique entre divers projets/perspectives politiques – divers sur les plans épistémique, éthique et cosmologique – visant à construire un monde « pluriversel » ; 3) la décolonisation du savoir implique de prendre au sérieux les perspectives, les cosmologies et les intuitions à l’œuvre dans les pensées critiques du Sud, élaborées depuis et/ou conjointement à des espaces et des corps racialement et/ou sexuellement subalternes.
Le postmodernisme et le poststructuralisme, en tant que projets épistémiques, font partie intégrante du canon occidental du fait qu’ils reproduisent, dans les domaines de la pensée et de la pratique qui sont les siens, une forme spécifique de colonialité du pouvoir et du savoir. Il est regrettable de constater que les postcolonial studies, en privilégiant Lacan, Gramsci, Foucault et Derrida, se trouvent dans l’incapacité de mener à bien une décolonisation de l’épistémè occidental. Il ne s’agit pas, premièrement, de nier les apports multiples de ces auteurs ou leur usage possible dans le cadre de projets décoloniaux. Cependant, l’adoption d’une perspective décoloniale requiert, en premier lieu, le décentrement des penseurs occidentaux eux-mêmes comme la diversification des épistémologies dont ils sont porteurs, en s’inspirant de pensées proposant des perspectives non européennes, afin de ne pas reconduire une hiérarchie coloniale et raciale. Deuxièmement, cela implique de décoloniser les théories occidentales afin de les rendre opérantes dans le cadre de projets de décolonisation du savoir.
En effet, le fondamentalisme eurocentrique considère que la seule épistémologie à même de produire une pensée critique est la tradition intellectuelle occidentale, et le racisme épistémique est défini par le fait que les épistémologies non occidentales sont placées en position subalterne par rapport à celles élaborées par l’Occident. Les penseurs du Sud qui produisent des savoirs décoloniaux à partir d’épistémologies non occidentales sont ainsi disqualifiés, car on y décèle des interventions religieuses, folkloriques, mythologiques ou culturelles, mais jamais des perspectives théoriques ou philosophiques égales en dignité à celles produites par l’Occident. Ce que reproche en partie la critique décoloniale aux postcolonial studies est d’avoir reproduit ce schéma dans leurs interventions critiques, par ailleurs importantes, sur l’eurocentrisme.
En conséquence, cette contribution propose une discussion du concept d’« universel » tel qu’on le trouve au sein de la tradition philosophique occidentale et invite à une reformulation décoloniale de l’universalité en s’appuyant sur la pensée d’Aimé Césaire, d’Enrique Dussel et des zapatistes. La première partie examine le concept d’« universel » de Descartes à Marx. La deuxième partie évoque le concept d’universel tel qu’il fut élaboré par Aimé Césaire depuis une perspective décoloniale afro-caribéenne. La troisième partie analyse le concept de « transmodernité » forgé par Enrique Dussel. La quatrième s’efforce de distinguer la postmodernité de la transmodernité, en prenant pour exemple la conception postmoderne de l’hégémonie que développent Laclau et Mouffe et qui sera mise en regard de la conception transmoderne de la politique sur laquelle repose l’« autre campagne » des zapatistes. Enfin, je tenterai de dégager les implications de ces débats pour les politiques de gauche, au prisme de l’opposition entre parti d’avant-garde et mouvement d’arrière-garde, qui permet d’illustrer les conséquences politiques de la critique décoloniale.
[…]
Emmanuel Kant, écrivant un siècle plus tard, chercha à résoudre un certain nombre de dilemmes de l’universalisme cartésien en référençant des catégories d’espace et de temps, catégories innées à l’esprit des « hommes », et de ce fait universelles – les conditions a priori de toute connaissance. Le sujet transcendantal du kantisme, à la différence du sujet cartésien, ne peut produire de connaissances hors des catégories d’espace et de temps, car celles-ci sont présentes dès l’origine dans tous les esprits. Telles sont, aux yeux de Kant, les conditions de possibilité d’une intersubjectivité universaliste, au sein de laquelle tous les hommes reconnaissent une forme de connaissance donnée comme vraie et universelle. Contre Descartes, Kant pose des limites à la connaissance humaine, qui ne peut appréhender la « chose-en-soi ». Mais Kant, dans une perspective de renouvellement et de continuation du cartésianisme, voit dans les catégories a priori présentes dans tous les esprits ce qui rend possible l’organisation du chaos qu’est le monde empirique, de telle sorte que puisse être produite une connaissance reconnue intersubjectivement comme vraie et universelle.
L’eurocentrisme, implicite chez Descartes, apparaît de manière explicite chez Kant : dans l’œuvre de ce dernier, la raison transcendantale est le propre de ceux qu’il considère comme des « hommes ». Or, lorsque l’on se penche sur ses travaux anthropologiques, on constate que ces derniers sont masculins, blancs et européens. Les Africains, les Indigènes, les Asiatiques et les Européens du Sud (Espagnols, Italiens et Portugais), hommes et femmes (y compris les Européennes), n’ont pas accès à la « raison ». La géographie de la raison change avec Kant : celui-ci écrit en effet dans l’Allemagne du XVIIIe siècle, au moment précis où les empires du nord-ouest de l’Europe (en particulier la France, l’Allemagne et l’Angleterre) se substituent progressivement à la Hollande et, en concurrence les uns avec les autres, en viennent à constituer le nouveau centre du système-monde.
Kant conserve le solipsisme et le dualisme âme/corps cartésiens, mais sous une forme amendée et rénovée. Il va ainsi mettre en question le premier type d’universalisme abstrait du cartésianisme (celui des énoncés), soit la possibilité d’une connaissance éternelle de la chose-en-soi, au-delà de toute catégorie spatio-temporelle.
En revanche, Kant conserve et approfondit le second type d’universalisme abstrait, l’universalisme épistémologique, dès lors qu’est explicité ce qui était implicite chez Descartes : seul l’« homme européen » a accès à la production de connaissances universelles, définissant l’universel pour le reste de la planète. Le cosmopolitisme, tel que l’entend Kant, est donc un provincialisme européen masqué par un cosmopolitisme universaliste qui se déploie dans le reste du monde sous la forme d’un dessein global/impérial.
Durant les trois premières décennies du XIXe siècle, la pensée de Hegel constitue à plusieurs égards une véritable révolution pour la philosophie occidentale. Hegel met en question le solipsisme afin de situer le sujet d’énonciation dans son contexte historico-universel, et s’efforce de surmonter le dualisme en affirmant l’identité du sujet et de l’objet. Hegel mène à bien ces opérations en formulant deux critiques à l’encontre du transcendantalisme kantien : 1) il substitue des catégories philosophiques historicisées aux catégories innées du kantisme ; 2) il oppose au dualisme kantien, dont découlait l’impossibilité de connaître la chose-en-soi, une conception de la vérité comme un tout, comme le processus du mouvement dialectique de la pensée qui appréhende le mouvement réel de la chose-en-soi. Selon Hegel, le mouvement de la pensée mène de l’abstrait au concret. Le développement des catégories se produit parallèlement à l’histoire universelle, cette dernière étant conçue comme une expression du premier. Les catégories ou concepts procèdent des médiations, contradictions et négations de la pensée, et vont des universaux abstraits aux universaux concrets. Hegel, en soumettant les catégories à la négation, ne pose pas leur disparition mais simplement leur subsumption : ces catégories simples sont désormais conçues en tant que déterminations de catégories plus complexes. C’est au travers de ce mouvement qu’Hegel entend parvenir à la « connaissance absolue », valide hors du temps et de l’espace. Par universalisme abstrait, Hegel désigne les catégories simples, dépourvues de déterminations, qui ne renferment pas en elles-mêmes d’autres catégories. Les catégories simples, les universaux abstraits constituent chez Hegel la pierre de touche de la production de connaissance.
Les universaux concrets, dans leur acception hégélienne, sont ces catégories complexes riches de multiples déterminations. Par multiples déterminations, Hegel fait référence à ces catégories complexes dans lesquelles sont contenues les catégories les plus simples. La méthode dialectique hégélienne est un mécanisme épistémique qui subsume et transforme toute altérité et toute différence en une partie du même, jusqu’à parvenir à la « connaissance absolue » en tant que « connaissance de toute connaissance ». Ce stade est conçu comme coïncidant avec la fin de l’histoire, mettant un terme à la possibilité de produire quelque nouveauté que ce soit dans les domaines de la pensée et de l’histoire humaines. Au travers de la « connaissance absolue », Hegel en vient à circonscrire son innovation aux limites du premier type d’universalisme, celui des énoncés, lorsque, au lieu de poursuivre l’historicisation des catégories et des énoncés, il met la « connaissance absolue » au service d’une nouvelle forme d’universalisme qui se présente comme vraie pour toute l’humanité, en tout lieu et en tout temps.
La différence entre Descartes et Hegel réside dans le fait que, pour le premier, l’universalisme éternel existe a priori, tandis que, pour le second, l’universel éternel résulte d’une reconstruction historique a posteriori qu’opère l’« esprit universel » tout au long de l’histoire de l’humanité. L’« humanité » telle que l’entend Hegel ne comprend cependant pas tous les êtres humains. Celui-ci se voyait lui-même comme le « philosophe des philosophes », le philosophe de la fin de l’histoire.
Hegel – dans la lignée du racisme épistémique des philosophes occidentaux qui l’avaient précédé – conçut l’« esprit universel » comme animé d’un mouvement est/ouest. L’Est représentait un passé stationnaire, l’Ouest le présent, qui abritait le développement de l’« esprit universel », et l’Amérique blanche le futur. Si l’Asie était conçue comme un stade inférieur de l’« esprit universel », l’Afrique et le monde indigène n’en formaient, quant à eux, même pas une partie, et les femmes n’étaient jamais mentionnées, si ce n’est lorsque étaient évoqués le mariage et la famille. Aux yeux de Hegel, seuls les hommes blancs/chrétiens/hétérosexuels/européens pouvaient parvenir à la « connaissance absolue ». Les multiples déterminations constitutives de la « connaissance absolue » sont donc subsumées dans la philosophie occidentale. La formulation hégélienne de la « connaissance absolue » ne laisse subsister aucune position d’altérité située dans un « en dehors ». Le racisme épistémologique à l’œuvre dans l’universalisme abstrait du cartésianisme et du kantisme – au sein duquel l’universel est fondé sur le particulier : l’homme occidental – demeure donc intact chez Hegel. Les autres philosophies – à l’instar de celles de l’Est – sont tenues pour inférieures, ou – s’agissant des philosophies indigènes et africaines – ne sont pas jugées dignes d’une telle appellation, l’« esprit universel » n’ayant jamais parcouru ces contrées.
Aimé Césaire : un universalisme « autre »
Afin d’échapper à l’impasse de l’ego-politique de la connaissance, il est absolument nécessaire de substituer une géopolitique et une corpo-politique de la connaissance « autres » à la géographie de la raison. À la géopolitique de la raison des philosophes occidentaux, on peut opposer la posture d’Aimé Césaire, penseur afro-caribéen originaire de Martinique, qui fut le professeur de Fanon. Césaire est l’un des penseurs décoloniaux contemporains les plus importants au monde ; son œuvre constitue le point de départ d’une ère des « sciences décoloniales césairiennes », par opposition aux « sciences coloniales cartésiennes ». Je centre mon propos sur une zone demeurée inexplorée dans la littérature consacrée à la pensée de Césaire : sa conception décoloniale, unique et originale, de l’« universalité ». Dans sa lettre de démission du Parti communiste français au milieu des années 1950, adressée au secrétaire général de l’époque, Maurice Thorez, Césaire attaque l’universalisme abstrait de la pensée marxiste eurocentrique. Il affirme ainsi :
« Provincialisme ? Non pas. Je ne m’enterre pas dans un particularisme étroit. Mais je ne veux pas non plus me perdre dans un universalisme décharné. Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’“universel”. Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers. »
L’eurocentrisme s’est perdu sur le chemin de l’universalisme décharné qui dissout tous les particuliers dans l’universel. Le terme « décharné » est ici crucial : pour Césaire, l’universalisme abstrait est ce à partir de quoi un particularisme hégémonique cherche à s’ériger en dessein impérial pour le monde, et qui, en se présentant comme « décharné », procède à l’occultation du locus épistémique d’énonciation dans la géopolitique et la corpo-politique de la connaissance. Ce mouvement épistémique, typique des épistémologies eurocentriques du « point zéro » et de l’« ego-politique de la connaissance », s’est trouvé au centre des projets coloniaux. Grâce à cette critique, Césaire, se fondant sur la mémoire de l’esclavage et sur l’expérience de la corpo-politique de la connaissance d’un Noir caribéen français, dévoile la géopolitique et la corpo-politique occidentales blanches dissimulées par l’universalisme abstrait « décharné » de l’ego-politique de la connaissance.
Le républicanisme universaliste de l’Empire français a constitué l’une des déclinaisons majeures de l’universalisme abstrait par sa volonté de subsumer, diluer et assimiler tous les particuliers sous l’hégémonie d’une seule particularité, en l’occurrence l’homme occidental blanc. C’est cet universalisme qu’une grande partie des élites créoles, blanches, d’Amérique du Sud, imitant le républicanisme impérial français, a reproduit dans ses discours sur la « nation », qui font disparaître les composantes africaines et indigènes dans une « nation » universelle abstraite, laquelle privilégie l’héritage européen des créoles blancs sur les autres. Nous pouvons cependant voir la reproduction de cet universalisme colonial eurocentré non pas uniquement dans les discours de droite, mais également au sein des courants marxistes et postmarxistes, comme cela sera examiné plus loin.
À l’encontre de ce projet d’universalisme abstrait, raciste et impérial, et contre les fondamentalismes du tiers monde, la décolonisation de Césaire ne relève pas de l’affirmation d’un particularisme étroit et fermé.
Pour Césaire, la décolonisation représente, à l’inverse, l’affirmation d’un universel concret dans lequel sont déposés tous les particuliers. Si l’universalisme abstrait établit des relations verticales entre les peuples, l’universalisme concret de Césaire est nécessairement horizontal dans les relations qu’il établit entre les particularités. L’idée d’un universalisme concret se dote ici d’une signification bien différente de celle qu’elle revêtait chez Hegel et Marx. Si l’universalisme concret de Hegel et Marx faisait référence à ces concepts riches de déterminations multiples mais contenus dans une seule cosmologie et une seule épistémè (dans ce cas précis, occidentales), dans lesquelles le mouvement de la dialectique subsume toutes les altérités, pour Césaire l’universel concret est le produit de déterminations cosmologiques et épistémologiques multiples (un « pluri-vers » au lieu d’un « uni-vers »). L’universalisme concret de Césaire est le résultat d’un processus horizontal de dialogue critique entre des peuples qui se considèrent égaux entre eux. L’universalisme abstrait est par nature autoritaire et raciste, alors que l’universalisme concret de Césaire est profondément démocratique.
L’intuition philosophique de Césaire, conceptualisée dans les termes d’une géopolitique et d’une corpo-politique de la connaissance afro-caribéenne, a constitué une source d’inspiration pour la formulation de solutions concrètes aux dilemmes soulevés par l’exploitation et la domination dans le système-monde contemporain, solutions qui surmontent les écueils des fondamentalismes eurocentrique et tiers-mondistes. En puisant dans les contributions philosophiques de Césaire, il s’agit ici de tenter de répondre aux questions suivantes : à quoi correspondrait de nos jours un projet universaliste concret de décolonisation selon Césaire ? Quelles sont les implications politiques d’un tel projet ? Comment ces contributions peuvent-elles être concrétisées dans un projet visant la transformation radicale du modèle de pouvoir colonial moderne ?
La « transmodernité » comme projet utopique décolonisateur
Jusqu’à présent, l’histoire du système-monde a privilégié la culture, le savoir et l’épistémologie produits par l’Ouest. Aucune culture au monde n’a été préservée d’un contact avec la modernité européenne. Il n’existe aucune extériorité absolue à ce système. Le monologisme et le dessein monotopique de l’Ouest considèrent les autres cultures et peuples à partir d’une position de supériorité, et restent sourds aux cosmologies et épistémologies du monde non occidental.
L’imposition du christianisme, destinée à convertir les prétendus sauvages et barbares, au XVIe siècle, suivie du « fardeau de l’homme blanc » et de la « mission civilisatrice » au XVIIIe et au XIXe siècles, puis de l’imposition d’un « projet développementaliste » au XXe siècle et, plus récemment, d’un projet impérial reposant sur des interventions militaires adossées à une rhétorique de la « démocratie » et des « droits de l’homme » au XXIe siècle, sont autant de programmes imposés par la force du militarisme et de la violence et fondés sur une rhétorique de la modernité, seule à même de sauver l’Autre de sa propre barbarie. Les nationalismes et les fondamentalismes du tiers monde constituent deux réactions à cette imposition coloniale eurocentrique. Le nationalisme apporte des solutions eurocentriques locales à un problème eurocentrique global. Il reproduit une colonialité interne du pouvoir au sein de chaque État-nation et réifie ce dernier en tant qu’espace privilégié du changement. Les luttes se situant en deçà et au-delà de l’État-nation ne sont pas prises en considération par les stratégies politiques nationalistes.
En outre, les réponses nationalistes au capitalisme global renforcent l’État-nation en tant qu’institution politique par excellence du système-monde capitaliste, patriarcal, moderne et colonial. Dans ce cadre, la réponse des divers fondamentalismes du tiers monde prend la forme d’une rhétorique essentialiste affirmant l’existence d’un dehors pur ou d’une extériorité absolue à la modernité. Ce sont des forces « modernes antimodernes » qui reproduisent les oppositions binaires du fondamentalisme eurocentrique. Si ce dernier présente la « démocratie » comme un attribut naturel de l’Occident, les fondamentalismes du tiers monde acceptent, quant à eux, ce postulat eurocentrique et affirment que la démocratie n’a rien à voir avec le monde non occidental. La démocratie se réduit donc à un attribut essentiellement européen imposé par l’Ouest. Ces deux positions nient le fait que de nombreux éléments de ce que nous attribuons désormais à la modernité, à l’instar de la démocratie, furent conçus dans une relation globale entre l’Ouest et le reste du monde. Une grande partie de la pensée utopique européenne s’est inspirée des systèmes historiques non occidentaux qui furent découverts dans les colonies et intégrés à la modernité eurocentrée. Les fondamentalismes du tiers monde répondent à l’imposition d’une modernité eurocentrée en tant que dessein impérial par une modernité antimoderne qui est tout aussi eurocentrique, hiérarchique, autoritaire et antidémocratique que la première.
L’une des nombreuses solutions possibles au dilemme opposant l’eurocentrisme au fondamentalisme consiste dans ce que Walter Mignolo, à la suite de penseurs chicano (a) s tels que Gloria Anzaldúa, qualifie de « pensée frontalière critique ».
La « pensée frontalière » constitue la réponse épistémique des subalternes face au projet eurocentrique de la modernité. Au lieu de rejeter la modernité pour se retirer dans un absolutisme fondamentaliste, les épistémologies frontalières redéfinissent la rhétorique émancipatrice de la modernité à partir des cosmologies et épistémologies subalternes, localisées dans le pôle opprimé de la différence coloniale, afin de la mettre au service d’une lutte de libération décoloniale visant à construire un monde au-delà de la modernité eurocentrée. La « pensée frontalière » produit donc une redéfinition de la citoyenneté, de la démocratie, des droits de l’homme, de l’humanité et des relations économiques, en se déprenant des définitions étroites imposées par la modernité européenne. La « pensée frontalière » n’est pas un fondamentalisme antimoderne, elle est une réponse décolonisatrice transmoderne du sujet subalterne face à la modernité eurocentrique.
La lutte zapatiste au Mexique en est un bon exemple. Les zapatistes ne sont en effet pas des fondamentalistes antimodernes. Ils ne rejettent pas la démocratie pour se retrancher dans un fondamentalisme indigène. Bien au contraire, les zapatistes acceptent la notion de démocratie, mais la redéfinissent à partir des pratiques et de la cosmologie indigènes locales. Ils reconceptualisent ainsi la notion de démocratie au travers de principes tels que « commander en obéissant » ou « nous sommes égaux parce que nous sommes différents ». Ce qui paraît être au premier abord une devise paradoxale constitue en fait une redéfinition décoloniale critique de la démocratie sur la base des pratiques, cosmologies et épistémologies du sujet subalterne. Cela nous mène à la question de savoir comment dépasser le monologue impérial instauré par la modernité eurocentrique.
Un dialogue interculturel Nord-Sud ne pourra avoir lieu sans la décolonisation des relations de pouvoir dans le monde moderne. Un dialogue horizontal, par opposition au monologue vertical de l’Ouest, requiert une transformation des structures globales de pouvoir.
Nous ne pouvons supposer l’existence d’un consensus habermassien, ni celle d’une relation horizontale d’égalité entre des cultures et des peuples divisés selon les deux pôles de la différence coloniale. Toutefois, il est dès à présent possible d’imaginer des mondes alternatifs se situant au-delà de l’eurocentrisme et du fondamentalisme. Ainsi, la « transmodernité » – entreprise utopique forgée par Enrique Dussel – vise à dépasser la version eurocentrique de la modernité.
Le projet de Dussel repose sur la volonté de faire aboutir le processus, incomplet et inachevé, de la décolonisation au XXe siècle. Dussel préconise une multiplicité de réponses critiques décoloniales à la modernité eurocentrée, émises à partir des cultures subalternes et de la localisation épistémique des peuples colonisés du monde entier. Dans l’interprétation de Dussel que propose Walter Mignolo, la « transmodernité » est identifiée à la « diversalité comme projet universel », issue de la « pensée frontalière » en tant qu’intervention épistémique élaborée à partir de subalternités diverses.
Selon Dussel, la philosophie de la libération ne peut émerger qu’au travers d’un dialogue entre les penseurs critiques de diverses cultures. Il en résulte que les différentes formes de démocratie, de droits de l’homme ou de libération de la femme passent nécessairement par les réponses créatives des épistémologies subalternes locales. Les femmes occidentales ne sauraient, par exemple, imposer leur conception de la libération aux femmes du monde musulman. Cela n’est en aucun cas un appel à une solution fondamentaliste ou nationaliste face à la persistance de la colonialité ni à un particularisme sectaire. Il s’agit au contraire d’un appel à une « pensée frontalière critique », en tant que stratégie ou mécanisme visant à construire un monde transmoderne décolonisé : véritable projet universel se situant au-delà de l’eurocentrisme et du fondamentalisme.
Au cours des cinq cent dix dernières années de ce « système-monde moderne/colonial capitaliste/patriarcal européen/euro-américain », nous sommes passés du « Christianise-toi ou crève » du XVIe siècle au « Civilise-toi ou crève » du XIXe siècle puis au « Développe-toi ou crève » du XXe siècle, enfin au « Néolibéralise-toi ou crève » de la fin du XXe siècle pour en arriver au « Démocratise-toi ou crève » de ce début de XXIe siècle. On ne trouve là nul respect ou reconnaissance des formes de démocratie indigènes, africaines, islamiques ou d’autres formes non occidentales. Seule la démocratie libérale est acceptée et légitimée, toutes les formes d’altérité démocratique sont systématiquement rejetées. Si les populations non européennes refusent les termes euro-américains de la démocratie libérale, celle-ci est alors imposée par la force, au nom de la civilisation et du progrès. La démocratie doit être repensée sous une forme transmoderne pour se déprendre de son acception libérale, c’est-à-dire du modèle de démocratie occidental.
Dussel affirme ainsi l’existence d’un potentiel subversif dans ces espaces extérieurs, qui n’ont pas été entièrement colonisés par la modernité européenne. Ces espaces extérieurs ne sont ni purs ni absolus. Ils ont été affectés et produits par la modernité européenne, mais n’ont jamais été totalement subsumés ou instrumentalisés. C’est depuis la géopolitique de la connaissance forgée à partir de cette extériorité, ou marginalité – relative – que peut émerger la « pensée frontalière critique » en tant que critique de la modernité menant à un monde transmoderne pluriversel, composé de projets éthico-politiques divers, dans lequel pourraient voir le jour un dialogue et une communication véritablement horizontaux entre les peuples du monde.
Postmodernité vs transmodernité ?
On constate que la proposition transmoderne ne saurait être assimilée au postmodernisme. Dans les développements qui vont suivre, nous prendrons pour exemple la posture postmoderniste d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouff, dans le but de comparer cette perspective à celle du zapatisme.
Selon Laclau et Mouffe, la formation de l’hégémonie résulte de processus au cours desquels un sujet particulier devient un signifiant vide à l’aune duquel tous les particuliers sont identifiés et dotés de signification, établissant par là même des chaînes d’équivalences entre eux, tout en créant simultanément des chaînes de différences contre un ennemi commun. Ce bloc de pouvoir contre-hégémonique se trouve toujours sous la domination d’un particulier qui en vient à représenter toutes les formes d’oppression face à un ennemi commun. Plutôt que d’intégrer chaque particularité, ce particulier les dissout au sein de l’universel abstrait du signifiant vide – représentant à son tour ce sujet particulier – et forme des chaînes d’équivalences entre les opprimés.
Ainsi, le cri « Viva Perón » est un exemple de processus hégémonique. Cette acclamation – au travers de laquelle tous les opprimés sont censés s’identifier les uns aux autres – fait disparaître toutes les revendications particulières dans un universel abstrait, privilégiant dans ce cas le mouvement péroniste au travers du signifiant « Perón », sous l’hégémonie duquel est placé le bloc du pouvoir populaire contre un ennemi commun. Le problème de la théorie de Laclau et Mouffe réside dans le fait qu’elle ne permet pas de concevoir des formes d’universalisme autres que celui eurocentré, dans lequel un particulier s’érige en représentant de toutes les particularités sans les reconnaître dans leur plénitude, dissolvant par là même leur particularité et rendant impossible l’émergence d’un nouvel universel à partir de la négociation entre particuliers. Il existe, de toute évidence, chez Laclau et Mouffe une limite à la reconnaissance de la différence : l’altérité épistémique des peuples non européens n’est pas prise en considération dans leur travail. Ils ne reconnaissent que les différences comprises dans l’horizon de signification de l’épistémologie et de la cosmologie occidentales. Pour Laclau et Mouffe, il n’existe donc aucune extériorité, ni relative ni absolue, à la pensée occidentale.
Nous pouvons comparer cette forme d’universalisme à celle proposée par les zapatistes et leur « autre campagne ». Les zapatistes, loin de se présenter au peuple avec un programme prédéterminé, ont adopté le principe selon lequel il faut « avancer en questionnant », principe élaboré par les Indiens tojolabal. Cette notion propose une façon « autre » de faire de la politique, à l’opposé de l’idée occidentale d’« avancer en prêchant », reproduite tant par les marxistes que par les conservateurs et les libéraux. « Avancer en questionnant » est un principe lié à la conception que se font les Tojolabal de la démocratie en tant que système où l’on « commande en obéissant », où « ceux qui commandent obéissent, et ceux qui obéissent commandent », système bien distinct de la démocratie occidentale, dans laquelle « ceux qui commandent n’obéissent pas », et « ceux qui obéissent ne commandent pas ». En partant de cette perspective « autre », les zapatistes, armés de leur « marxisme tojolabal », ont lancé une « autre campagne », un « arrière-gardisme » qui avance en « posant des questions et en écoutant », au lieu d’un « avant-gardisme » qui « prêche et convainc ». Les zapatistes ne se fondent donc pas sur un universel abstrait (le socialisme, le communisme, la démocratie, la nation, autant de signifiants vides ou mouvants) pour ensuite prêcher et convaincre les Mexicains.
À l’inverse, ils partent de l’idée d’« avancer en questionnant », selon laquelle le programme de lutte est un universel concret qui constitue le résultat – et jamais le point de départ – d’un dialogue transmoderne critique qui inclut à la fois la diversalité épistémique et les revendications particulières de tous les opprimés du Mexique. Il convient ici de souligner qu’il s’agit donc d’un « universel autre », ou, selon les termes de Walter Mignolo, d’un « pluri-versel », fort différent du reste des universels abstraits du « signifiant vide » qui caractérisent les processus hégémoniques de Laclau et Mouffe, les « subalternes » de Gramsci ou les « multitudes » de Negri et Hardt. La décolonisation de la conception eurocentrée occidentale de l’universalité est une étape cruciale dans l’application du mot d’ordre zapatiste qui appelle à construire « un monde où tous les mondes soient possibles ».
Parti d’avant-garde vs mouvement d’arrière-garde
Cette question a des implications fondamentales pour les débats contemporains. Le marxisme, nous l’avons vu, repose sur une cosmologie chrétienne messianiste. Lénine prend modèle sur Kautsky lorsqu’il avance que « sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ». Il s’inspire ainsi de ce dernier pour affirmer que les travailleurs n’ont pas été capables de se forger une conscience de classe et de produire une théorie révolutionnaire parce qu’ils ne détenaient pas la capacité de parvenir spontanément à celles-ci. Par conséquent, la conscience ou la théorie prolétariennes ne sauraient provenir que de l’extérieur. Et qui produit cette théorie et s’en va la prêcher ? Pour Lénine, à la suite de Kautsky, seuls les intellectuels bourgeois, conscients de leur propre position de classe, peuvent forger la conscience et la théorie dont le prolétariat a besoin pour s’émanciper. D’où la nécessité d’un parti d’avant-garde.
Ce débat historique doit également être reconsidéré au prisme de la critique décoloniale. Chez Lénine, et auparavant chez Kautsky, on assiste à la reproduction de l’ancienne épistémè coloniale, au sein de laquelle la théorie est produite par les élites occidentales, patriarcales et blanches : les « masses » sont passives, objets plus que sujets. Sous les apparences du sécularisme, cette perspective perpétue le messianisme judéo-chrétien à l’intérieur du discours séculier marxiste. La différence entre Lénine et Kautsky réside dans le type de messianisme auquel ils ont recours : chez Lénine, le messianisme chrétien est reproduit de façon rudimentaire, tandis que Kautsky puise dans le messianisme juif.
Dans le messianisme juif, le Messie n’étant pas encore arrivé, le message importe plus que le messager. À l’inverse, dans le messianisme chrétien, le Messie s’étant manifesté, le messager est plus fondamental que le message. Dans le premier, les prophètes annoncent l’arrivée du Messie et la fin des empires terrestres. Dans le second, le Messie étant apparu, l’important n’est pas de questionner ce qu’il dit, mais plutôt d’accepter sans réserve la Vérité (le Message divin) apportée par le Messie.
Qu’advient-il quand la politique abandonne la cosmologie judéo-chrétienne au bénéfice d’autres cosmologies ? Sans nier la possibilité d’autres messianismes, chez les zapatistes, le tournant décolonial transparaît sous une manière « autre » de faire la politique, qui, en se fondant sur les cosmologies indigènes du sud du Mexique, met en jeu des formes alternatives d’action politique. Les zapatistes, à partir de la notion tojolabal d’« avancer en questionnant », ont proposé un « mouvement d’arrière-garde » qui contribue à consolider un mouvement de masse réunissant tous les « damnés de la terre » du Mexique. « Avancer en questionnant » aboutit au « mouvement d’arrière-garde » tel que le définissent les zapatistes, à l’opposé du principe d’« avancer en prêchant » du léninisme, qui conduit à la formation d’un « parti d’avant-garde ».
Le parti d’avant-garde se fonde sur un programme conçu a priori et qui, qualifié de « scientifique », s’autodéfinit comme « vrai ». Ce postulat donne lieu à une politique missionnaire du prêche, dont le but est de recruter les masses et de les convaincre de la vérité du programme du parti d’avant-garde. La politique postmessianique des zapatistes diffère largement de ce modèle. Elle se fonde sur l’idée de « poser des questions et écouter ». Dès lors, le mouvement d’« arrière-garde » devient l’instrument d’un dialogue transmoderne, critique, épistémiquement divers et, par conséquent, décolonial. »
– Grosfoguel, R. (2010). 8. Vers une décolonisation des « uni-versalismes » occidentaux : le « pluri-versalisme décolonial », d’Aimé Césaire aux zapatistes. Dans : Achille Mbembe éd., Ruptures postcoloniales: Les nouveaux visages de la société française (pp. 119-138). La Découverte.
