« Les catégories du vrai, du beau, du juste et du bien sont aujourd’hui en déclin. Nous essaierons ici de comprendre pourquoi. Mais on ne peut décemment réfléchir aux causes de leur déclin sans commencer par tenter de savoir comment ces catégories se sont formées. Cela nous conduira à revenir sur quelques aspects majeurs renvoyant à l’apparition même de la philosophie et du logos. Et à nous interroger ensuite sur les circonstances qui ont amené certaines tendances de la philosophie moderne, puis postmoderne à se défaire, voire à renier ces notions.
I. La délégitimation corrélative du logos
Le logos n’aurait aucune consistance sans référence à ces catégories transcendantales ou idéales du vrai, du beau, du juste et du bien. Comme nous allons le voir, elles naissent en effet en même temps que lui lors de sa coupure historiale avec le mythos. Coupure essentielle, qui a peut-être existé dans d’autres civilisations (en Inde ? en Chine ?), mais qui, nulle part ailleurs, n’a été aussi marquée qu’en Occident.
Comment rendre compte de cette différence entre mythos et logos ? On peut, en première approche, les définir comme deux formes de discursivité différentes. Une différence qui se traduit par deux conceptions et même deux formes de vérité. Pour comprendre cette différence, les travaux de Jean-Pierre Vernant et de Marcel Détienne sur le mythe grec sont essentiels. Dans Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Détienne [1979] a mis en œuvre une méthode issue de la lexicologie structurale grâce à laquelle il a fait apparaître les lignes de force du système lexical en jeu dans les mythes grecs. Ce qui lui a permis d’atteindre quelque chose comme l’archi-écriture de ces mythes, c’est-à-dire les rapports d’opposition et d’association fondamentaux entre des termes ou des valeurs clés. Il a ainsi montré qu’« à partir du signifiant alétheia [vérité], s’organisait le « champ sémantique » de ce mot » [ibid., p. 5, note 6]. Il en ressort cette proposition décisive : dans l’aléthéia archaïque, la vérité ne s’oppose pas au faux, mais à léthé, l’oubli.
Il résulte de cette opposition deux façons de parler, c’est-à-dire de « faire sens », différentes. Dans le mythe, le locuteur autorisé, c’est-à-dire le conteur, le devin ou le rhapsode, parle pour transmettre de génération en génération les actes des dieux et les exploits des hommes héroïques de façon à les conserver en les actualisant dans la mémoire des hommes. Le logos substituera à ce rapport Vérité vs Oubli une autre opposition : là, le locuteur autorisé, c’est-à-dire le philosophe, cherchera à rompre avec les histoires multiples des hommes (dont se constitue la doxa) pour atteindre à une proposition universelle susceptible d’être soit vraie, soit fausse.
Ces deux façons partent d’une propriété sous-jacente à toute parole que le grand linguiste Émile Benveniste présentait comme « triviale et infiniment importante ». La forme trinitaire qui fait que, quand j’ouvre la bouche pour parler, je dis nécessairement je à un tu à propos de il. Cette forme trinitaire (synchronique) peut prendre une allure ternaire (diachronique) qui fait que, quand je parle, je (narrateur actuel) transmets à tu (narrataire actuel) des histoires que ce je tient de il (ancien narrateur). Jean-François Lyotard, qui a beaucoup travaillé sur cette variante ternaire, nous apprend que, dans le « savoir narratif » à l’œuvre dans le mythe, le fait de se trouver en position de narrataire place ipso facto ce dernier en position de narrateur potentiel. Autrement dit, avoir entendu une histoire de la part d’un narrateur autorisé me place dans la position, voire dans l’obligation, de bientôt devoir la transmettre à mon tour.
C’est très différent dans le logos. Le philosophe est en effet celui qui affectera de ne rien comprendre aux histoires dont il est le destinataire au point qu’il se placera dans l’incapacité de les retransmettre. C’est là la position socratique par excellence. Socrate est celui qui, au lieu de transmettre l’histoire qu’il tient de son interlocuteur, va mettre en doute l’énoncé entendu, en torpillant son interlocuteur (« Socrate la torpille ») par cette apostrophe : « La différence entre toi et moi est que toi, tu crois que tu sais, alors que moi, je sais que je ne sais » – adage fameux que Platon prête à Socrate dans l’Apologie de Socrate (21d) et dans le Ménon (80d 1-3). Bref, Socrate est celui qui ne comprend rien et qui ne veut rien comprendre aux histoires dont on l’abreuve et qu’on lui demande de retransmettre. Il y oppose une fin de non-recevoir. Il ne joue plus le rôle d’un tu qui accepte de complaisamment renvoyer la balle. Il devient un il, une sorte d’absent. Mais, bien loin que cela mette fin au discours, cela le redéfinit et le relance autrement. Car ce il, qui ne représente plus qu’une pure forme impersonnelle dans les relations de personne, ne réfère plus qu’à une non-personne idéale qui place le locuteur dans une alternative imprévue. Soit il se tait et renonce à raconter son histoire. Soit il se résout à produire une autre proposition, moins spécieuse, mieux formée, c’est-à-dire plus universellement soutenable. Si je en vient à formuler cette nouvelle proposition, cette dernière sera à son tour sujette à l’objection possible de il. Et ainsi de suite. Lorsque, devant la dernière proposition émise par je, le il ne sera plus en mesure de fournir une objection pertinente, la proposition sera considérée comme valide… jusqu’à ce qu’une nouvelle objection, émise dix minutes, dix ans ou dix siècles plus tard, force l’énonciateur qui l’aurait reprise à son compte, le je, à remanier à nouveau sa proposition. Dans ce passage d’une forme à l’autre, le savoir produit a cessé d’être narratif pour devenir démonstratif (ou apophantique selon le mot d’Aristote).
Le il du savoir démonstratif, par son impersonnalité même, fonctionne donc en quelque sorte comme le pire et le meilleur des interlocuteurs : le pire parce qu’en émettant l’objection exacte aux propos du je, il peut ruiner ce propos, mais le meilleur parce qu’il permet aussi à ce dernier d’avancer vers une nouvelle proposition éventuellement (et temporairement) recevable comme vraie. Pour voir à l’œuvre ce fonctionnement, il suffit de se reporter au Ménon où l’on voit l’esclave avancer pas à pas, après chaque objection de Socrate, vers la seule réponse recevable à la question de savoir comment doubler la surface d’un carré.
Ce « il » objecteur est concevable comme un « personnage philosophique » (concept de Deleuze) dans la mesure où il est appelé à tenir ce rôle du pire et du meilleur des interlocuteurs propre à l’énonciation démonstrative dans la philosophie qui se constitue : après Socrate dans le dialogue platonicien, ce sera, par exemple, le Malin Génie chez Descartes, ou Dionysos chez Nietzsche…
Là où le savoir narratif permettait de produire des savoirs multiples et uniques, c’est-à-dire des occurrences toujours nouvelles s’agrégeant au mythe en répondant au besoin d’affirmation de présence du locuteur qui chantait en les actualisant les exploits des dieux et des ancêtres, le savoir démonstratif permet de produire des savoirs valides toujours et partout – au moins tant qu’une nouvelle objection n’aura pas contraint à une réélaboration. Le mythos disait « ce qui fut, ce qui est et ce qui sera » (Détienne) dans une parole adéquate au monde ; le logos parle du monde ou plutôt d’un objet du monde dans une parole non immédiatement adéquate. Ce qui suppose un dispositif discursif, c’est-à-dire un rapport spécial de place entre les deux interlocuteurs, tel que tout autre sujet placé dans les mêmes conditions, c’est-à-dire devant un il objecteur, pourra idéalement « accoucher » (la maïeutique socratique) des mêmes propositions. On a donc bien affaire, dans le savoir narratif et dans le savoir démonstratif, à deux grammaires énonciatives différentes.
À l’occasion de cette bascule entre savoir narratif et savoir démonstratif, c’est donc la définition du vrai et de la vérité qui change. Nous passons d’un univers narratif unaire (qui, en se prenant lui-même comme référence, était en expansion infinie) et trinitaire (tendu dans le jeu énonciatif entre trois personnes verbales) à un univers démonstratif binaire (je/il) se devant de répondre aux fourches caudines du vrai ou du faux.
Le pas suivant dans l’établissement du savoir démonstratif comme seul savoir légitime sera franchi dès Platon : puisque les poètes ne s’inscrivent pas dans l’ordre du vrai ou du faux, c’est… qu’ils mentent. L’œuvre de Platon est aussi une machine à refouler les poètes hors les murs de la cité philosophique qui se construit. Pour le philosophe, les images exhibées par les conteurs ne traduisent plus l’irruption de l’invisible, elles ne sont que le stigmate d’un non-être. Dans le mode narratif, elles étaient le moyen de surseoir à l’Oubli menaçant d’engloutir à jamais les exploits des héros et étaient donc, comme véhicules de la Mémoire, le meilleur organe de la Vérité. Dans la première pensée philosophique, elles deviennent l’expression du faux. Elles s’inscrivent désormais du côté du fictif, de l’illusoire, de la semblance entendue comme faux-semblant (phantasmata). L’apparition n’est plus, comme dans la pensée mythique, l’aspect le plus important de la réalité invisible, elle devient une catégorie spécifique posée en écran face à l’être : elle le simule, mais surtout le dissimule. En cette position, elle rejoint la doxa qui fait le lit de l’erreur en tant qu’elle permet l’attribution de l’être à ce qui n’est pas.
La règle du jeu a donc changé : la nouvelle vérité n’est plus susceptible de transformations incessantes à mesure même qu’elle s’actualise, elle doit désormais coïncider à elle-même. Alors que cette nouvelle aléthéia s’exprime dans le rapport vrai-faux, l’ancienne aléthéia est redéfinie par la première philosophie comme formant un couple oppositionnel non plus avec léthé (oubli), mais un couple où elle se trouve associée à apaté (tromperie).
Les sophistes, qui continueront de s’opposer à ce nouvel ordre philosophique du vrai ou du faux, seront mis dans le même sac que les poètes. Ils ne font, selon Platon, que prolonger une activité d’illusionnistes :
« Le sophiste, […] n’est-il pas désormais certain que c’est une manière de sorcier, puisqu’il est un imitateur de ce qui est réel […]. C’est dans la catégorie du charlatan qu’il faut le placer comme une variété de celle-ci ».
(Platon, Sophiste, 235 a)
Le sophiste produit des images parlées (eidôla legomena) qui sont de la même nature que les imitations de réalités, les semblances illusoires produites par les praticiens de la parole mythique.
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Comme dans toutes les grandes révolutions culturelles, il aura suffi que la définition d’un terme majeur, en l’occurrence celui de la vérité, change, pour que tous les termes associés soient à leur tour redéfinis. Ainsi en fut-il du juste, du beau et du bien.
Le Juste était dépendant d’épreuves ordaliques telles que celle des dits de justice du Basileus, le roi rendant la justice. En Grèce archaïque, il pouvait dire quelque chose comme : Si je t’immerge la tête dans l’eau jusqu’au coucher du soleil et que tu vives encore, c’est que tu es soutenu par les dieux et je te donnerai raison contre ton adversaire. Cette justice ordalique est remplacée par la justice argumentée qui implique de soupeser les arguments en pour et en contre avant de délibérer.
Quant au Beau, autrefois dépendant de la survenue d’éléments venus du monde premier, celui des forces de la nature, dans le monde humain de la culture, il est désormais défini par l’observance d’harmonies exprimées par le nombre qui, en tant qu’accord des contraires, permet l’expression de l’unité du monde. Harmonies qui peuvent être musicales lorsqu’elles traitent des intervalles sonores, ou géométriques, comme celle du Pentalpha (qui a servi de base à la représentation graphique du corps humain).
Reste le Bien. Dans La République, dans l’allégorie de la caverne, Platon décrit le Bien comme la cause centrale qui tient ensemble les autres idéaux.
« Maintenant, mon cher Glaucon, il faut assimiler le monde visible au séjour dans la caverne, et la lumière du feu qui l’éclaire à la puissance du soleil. Quant à la montée dans la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères comme l’ascension de l’âme vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisqu’aussi bien tu désires la connaître […]. Dans le monde intelligible, l’idée du Bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne peut la percevoir sans conclure qu’elle est la cause de tout ce qu’il y a de droit et de beau en toutes choses […], c’est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l’intelligence et il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique ».
(La République, VII, 516a-517c)
II. La désuétude du Vrai, du Beau, du Juste et du Bien
Ces idéaux antiques ont dominé le champ de la pensée philosophique pendant plus de deux mille ans, en dépit même de retours permanents du mythos (qu’on pense, par exemple, à la Divine Comédie de Dante ou à Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, ou encore à la ferveur populaire pour les contes qui, jusqu’il y a peu, ne s’est jamais démentie). Témoin de la permanence de ces idéaux philosophiques, le livre à grand succès publié par l’historien de la philosophie Victor Cousin, plusieurs fois réédité au cours du xixe siècle, dont le titre en dit long : Du vrai, du beau et du bien.
Certes, les sophistes de l’Antiquité avaient cherché à saper ces idéaux dès leur apparition, mais la puissance logique du nouveau discours les avait tenus dans une position subalterne. Et pour longtemps. Cependant, à un certain moment de l’époque moderne, d’autres critiques sont apparues ébranlant de plus en plus l’édifice logique. Voyons, non pas tous ces temps, mais les principaux. Nous en avons retenu cinq : le temps Mandeville, celui des utilitaristes, celui des pragmatistes, le temps Duchamp et celui des philosophies postmodernes.
Mandeville : la redéfinition paradoxale du Bien
Platon, nous venons de le voir, faisait du bien l’idéal qui tenait les autres idéaux ensembles. On peut le dire autrement : rien de fâcheux ne pouvait arriver au logos tant que le bien restait en place. Un verrouillage qui pouvait durer longtemps puisque faire voler en éclat l’idéal du bien risquait fort de retomber en premier lieu, non pas tant sur l’objet visé que sur celui qui, commettant cet attentat, se discréditait par là même. Or il est arrivé quelqu’un qui a pris ce risque : Bernard de Mandeville (1670-1733), auteur de la fameuse Fable des abeilles.
Le rapprochement des textes anciens et de ce texte majeur du xviiie siècle, trop oublié aujourd’hui, fait apparaître une surprise de taille : le retour en force de l’attitude sophistique au cœur de la pensée des Lumières anglaises, qui donnera naissance au libéralisme. Car, qu’est-ce que le propos de Mandeville dans sa fameuse Fable, sinon un propos de type sophistique ? Dans la Fable, comme dans toute bonne fable, on trouve en effet, dans la position de la morale (ce dont on doit absolument se souvenir), cet énoncé renversant : « Les vices privés font la vertu publique. » Autrement dit, le bien procède du mal.
Les sophistes, on le sait, contrairement aux philosophes, ne se soucient pas de la vérité, ils ne cherchent qu’à persuader leur auditoire, quelle que soit la proposition à soutenir. Pour obtenir ce résultat, ils profitent donc des ambiguïtés du langage afin de produire des raisonnements d’apparence solides, ayant celle de la rigueur démonstrative, mais contenant en réalité un vice, volontaire ou non, permettant de provoquer l’adhésion de l’auditeur. C’est pourquoi Socrate, aux prises avec un sophiste, cherche souvent à montrer que son argumentation contient en fait un vice logique ou paralogisme : un « sophisme ». On sait à cet égard comment la philosophie a dû se développer pour ne pas tomber sous la coupe de la sophistique, se faisant forte de démontrer tout et son contraire : en établissant une science de la logique, visant à classer les différentes formes de raisonnement en faisant le tri entre ceux qui sont réellement cohérents et ceux qui sont fautifs bien que présentant l’apparence de la cohérence. C’est ainsi qu’Aristote écrira plusieurs traités, comme l’Organon, les Réfutations sophistiques et la Rhétorique.
Or, quand on affirme que le vice peut se convertir en vertu, on se trouve exactement dans la position de celui qui affirme que le blanc peut être noir ou que le plomb peut se sublimer en or. On se trouve dans une position non logique ou non scientifique qui a cependant pour elle un grand avantage. Celui de surprendre l’auditeur commun, toujours prompt à se laisser séduire par des raisonnements magiques ou alchimiques ou paradoxaux. Osons cette hypothèse : le logos a été ébranlé comme jamais auparavant par un fulgurant trait d’humour. Ce qui l’atteste, c’est la réaction, face à ce propos de Mandeville, du plus malicieux des philosophes du xviiie siècle, Voltaire. Voltaire ne s’y est pas trompé en écrivant sur Mandeville : il a fait de l’humour sur l’humour. C’est pourquoi, dans Candide, il a renchéri sur Mandeville.
On a longtemps pensé que la seule cible de Voltaire, dans Candide, était Leibniz et sa théorie de la Théodicée (1710) – théorie qui permet de justifier Dieu en dépit du mal qui règne chez les hommes. Or, il existe au moins une autre cible dans Candide : Mandeville, qui va beaucoup plus loin que Leibniz. Jusqu’à la nécessité de partir du mal pour que le bien advienne. Il ne faut pas oublier, en effet, que Voltaire connaissait parfaitement La Fable des abeilles puisque c’était sa maîtresse, Mme du Châtelet, qui avait traduit ce texte en français en 1736 et qu’il en avait longuement discuté avec elle lors de sa retraite à Cirey [Badinter, 2006 (1983)]. On trouve d’ailleurs une allusion directe à Mandeville dans le chapitre IV de Candide, lorsque le professeur Pangloss justifie les multiples formes du mal :
« Tout cela était indispensable : […] les malheurs particuliers font le bien général ; de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien. »
Ce qui permet à Candide de donner une définition de la philosophie de Pangloss :
« C’est la rage de dire que tout va bien quand on est mal ».
(chapitre XIX)
Voltaire se moque de ceux qui se laissent berner par Pangloss, baptisé professeur de « métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie », qui enseigne que « les choses ne peuvent être autrement : car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin ». Ce dont il apporte la « preuve » suivante : « Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes ; aussi avons-nous des lunettes. » De même pour le mal, s’il existe, cela ne peut être que pour servir à la meilleure fin ! Le bien.
C’est pourtant cette « nigologie » qui a fini par triompher lorsque furent fondées, une génération plus tard, les sciences économiques. Pour ce faire, Adam Smith a repris les principaux concepts de Mandeville, notamment celui du self love, l’égoïsme, comme moteur de l’économie :
« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ».
(Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, T. I, chap. II, livre I)
De là à penser que l’économie libérale et néolibérale, dans laquelle le monde entier se trouve aujourd’hui plongé, est pensable comme une nigologie qui a réussi, il y a un pas… que nous sommes fortement tentés de franchir.
Les utilitaristes : la liquidation du Juste
La sophistique mandevillienne de la conversion des vices en vertus a donc permis la construction d’une nouvelle religion, celle du Marché, dont Adam Smith s’est fait le prophète puisque, selon le libéralisme anglais, le plan divin se réalise tout seul à partir des propres intérêts de chacun. Mais elle a aussi permis la création d’un nouveau champ philosophique, celui de l’utilitarisme anglais, avec Jeremy Bentham, puis John Stuart Mill. Bentham se revendique d’ailleurs ouvertement de Mandeville, comme le montre ce passage de Science de la vie morale de 1834 :
« Quand Mandeville mit en avant sa théorie que ‟les vices privés sont des bienfaits publics”, il ne vit pas que l’application erronée des termes de vice et de vertu était source de confusions […] et que le principe qu’il défendait n’était autre, sous le nuage qui le couvrait, que celui de la maximisation du bonheur ».
[Bentham, 1834]
Cette annexion de Mandeville par Bentham eut une conséquence majeure vis-à-vis d’une grave question : ce qu’il est juste ou non de faire dans la vie pratique. Bentham affirme en effet que l’on n’a plus du tout à se soucier de savoir si une action est vertueuse au départ. Car la seule chose qui importe est qu’elle soit vertueuse à l’arrivée. C’est le second idéal antique – agir de façon juste – qui se trouve ébranlé.
L’utilitarisme anglais affirme en effet que le caractère juste ou injuste des actions n’est déterminé que par… le caractère utile ou non de leurs conséquences. C’est donc une autre morale, une morale téléologique, qui apparaît lorsqu’on prend les conséquences pour seul critère normatif. L’utilitarisme se caractérise donc par un oubli volontaire des causes et une valorisation exclusive des conséquences. C’est là ce qu’on appelle, depuis la fin des années 1950, un conséquentialisme. Peu importe donc au nom de quoi on entreprend une action, ce qui importe, c’est qu’elle soit supposée engendrer le plus de bonheur pour le maximum d’agents – le bonheur étant défini, selon l’utilitarisme, comme la maximisation des « vices privés » (commodément renommés donc comme « plaisirs »).
Cette nouvelle « morale » conséquentialiste prête le flanc à de graves critiques :
1) Tout d’abord, elle permet le plus grand cynisme de la part des décideurs de l’action qui pourront, par exemple, dire à leurs subalternes : « Vous ne comprenez pas que nous faisons cette action (par exemple, vous licencier) pour le bien futur du plus grand nombre. » Ces décideurs peuvent alors éventuellement ajouter : « Ne seriez-vous donc pas un peu égoïste ? » Un reproche que n’aurait pas désavoué Adam Smith, pourtant grand défenseur du self love, puisqu’il reprochait aux pauvres de trop souvent céder à une fâcheuse tendance : celle de se donner « une injuste préférence » (Traité des sentiments moraux, I. III).
2) Elle s’inspire très clairement de l’adage attribué à Machiavel selon lequel « la fin justifie les moyens » – ce qui relève d’une raison cynique. Pas le cynisme philosophique originaire, celui d’un Diogène qui, pour contester l’ordre injuste du monde, affectait de s’en exclure en devenant mendiant. Mais le cynisme du puissant qui ne s’embarrasse pas du jugement d’autrui pour parvenir plus vite à des fins qu’il prétend supérieures.
3) Cette morale téléologique est très abusive car on ne sait jamais au juste, dans l’action pratique, quelle peut être la véritable conséquence à long terme d’une action. Par exemple, il a fallu attendre trois siècles de développement industriel pour comprendre les véritables conséquences de l’industrie sur l’environnement. Ainsi, à l’époque de Mandeville, ce qu’on n’appelait pas encore la pollution était traitée comme pouvant être bénéfique (se débarrasser des « immondices » crée beaucoup d’emplois). Il est donc possible que l’humour très britannique de Mandeville, qui s’amuse que les vices produisent des vertus, trouve ici une limite absolue puisque les conséquences à long terme risquent d’être catastrophiques.
4) Si on se place strictement du point de vue de l’intérêt économique, il est clair que l’action la plus dévastatrice sur une communauté humaine est ainsi celle qui a les meilleures conséquences économiques. Ainsi, déclencher une guerre, pourvu qu’elle soit bien destructrice, ne peut avoir que des effets économiques excellents puisqu’il faudra, après, tout reconstruire. Mais que vaudra cette « axiomatique de l’intérêt » [Caillé, 2005 (1993), chap. IV] lorsque tout sera détruit ?
5) Le conséquentialisme est imprudent : il incite à agir en fonction d’un futur (toujours hypothétique) en refoulant l’examen du présent (toujours certain). Il pousse donc à s’affranchir de la légendaire phronèsis grecque – « prudence », en français – qu’Aristote présente notamment dans le livre VI de l’Éthique à Nicomaque.
6) Cette morale d’un nouveau genre permet de se dispenser de tout examen de l’action à entreprendre pourvu qu’elle soit supposée apporter, plus tard, des résultats positifs. C’est donc la retenue kantienne (l’Achtung), la nécessité de l’examen critique avant d’entreprendre une action pour savoir si elle satisfait aux exigences morales vis-à-vis de l’autre, qui est congédiée. Pas étonnant que les sociétés libérales célèbrent si souvent le risque.
7) Le conséquentialisme a permis la production d’un nouveau sophisme, lourd de conséquences, c’est le cas de le dire, puisqu’à la morale, il a opposé l’éthique alors que les deux notions étaient traditionnellement liées. La morale (ce qui vaut pour tous) est ainsi devenue désuète, et l’éthique (ce que j’ose faire, y compris contre tous) promue. L’éthique – c’est un comble – est ainsi venue justifier de nombreux passages à l’acte au motif que personne ne peut comprendre ce que je fais, ce qui ne m’empêche pas de faire quand même, au contraire, parce que cela peut induire, plus tard, des effets favorables.
8) Le conséquentialisme permet le développement de problématiques hautement sacrificielles à l’encontre de certaines composantes de la population. On les rencontre chez Mandeville au moins à deux occasions. D’une part, quand il préconise, dans Vénus la populaire, de sacrifier – c’est le mot exact qu’il utilise – un certain nombre de femmes pauvres en les assignant aux bordels publics afin que les femmes d’un rang plus élevé soient délivrées des trop fréquentes ardeurs des hommes. D’autre part, quand, dans son Essai sur la charité, il demande la fermeture des écoles de charité pour jeunes pauvres de façon à destiner ceux-ci aux tâches ingrates et pénibles afin que le reste de la population en soit exempté et puisse ainsi accroître ses plaisirs.
9) Enfin, l’utilitarisme, en faisant, comme John Stuart Mill le propose, du plaisir, de l’absence de souffrance, « les seules choses désirables comme fins » [Mill, 1988 (1863), p. 49], entend clairement se démarquer des fondements de la pensée grecque en prenant l’exact contre-pied des positions défendues pas Aristote dans L’Éthique à Nicomaque. Mais – surprise –, quand on relit ce texte, on s’aperçoit alors qu’Aristote a répondu comme par avance aux utilitaristes. Il met en effet en garde celui qui prônerait une telle position hédoniste en faisant remarquer que « le plaisir n’est pas le bien et que tout plaisir n’est pas désirable » (Livre X, 1174). Aristote va même plus loin en demandant à cet homme s’il pourrait « ressentir du plaisir en accomplissant un acte particulièrement déshonorant » (ibid.). Question non rhétorique car Aristote n’excluait pas que cela fût possible. Ce serait en effet le cas d’un homme qui aurait « choisi de vivre en conservant durant toute son existence l’intelligence d’un petit enfant désirant continuer à jouir le plus possible des plaisirs de l’enfance » (ibid.). À l’évidence, une telle retombée en enfance ne permet guère à l’individu de se retrouver en bonne position pour accéder aux grands idéaux du vrai, du beau, du juste et du bien. Il n’est donc pas étonnant qu’Aristote préconise une tout autre visée : le seul bonheur atteignable dans une vie ne relève pas des plaisirs, mais de l’amitié – l’amitié accomplie, construite, adulte : la philia. Laquelle implique un au-delà du simple intérêt et la création de relations de réciprocité, seules à même de nourrir l’être social. Faute de ce choix, il est à craindre que, plus les activités humaines se définiront par l’utilitarisme, plus apparaîtront certaines formes d’infantilisation dans le lien social, se soldant par un recul de la symbolisation et par la recherche de plus en plus ouverte de satisfactions pulsionnelles. Ce symptôme atteint déjà toute la société occidentale, du bas en haut, jusqu’à la Maison Blanche.
Les pragmatistes : l’adieu au Vrai
Lorsque nous enquêtons sur les sophismes fondateurs du libéralisme et de l’utilitarisme, nous arrivons au pragmatisme, dont on peut situer l’avènement à la fin du xixe siècle, avec William James. On peut dire – et ce ne sera pas une surprise – que le pragmatisme vise à pulvériser ce qui tient le plus à cœur à la philosophie classique, la notion de vérité. C’est un pas supplémentaire décisif dans le démantèlement et le renversement du logos. Le libéralisme (qui porte bien son nom) visait à défaire les individus de leur culpabilité et à libérer leurs passions prohibées – les vices, comme disait sans détour Mandeville. L’utilitarisme, en renonçant à la prudence dans l’action, misant sur un futur hypothétique en ignorant le présent, était une anti-phronèsis. Le pragmatisme, lui, voudra en finir avec la vérité. Selon William James, le vrai n’existe tout simplement pas : « Il est simplement, affirme-t-il, ce qui consiste à être [à un moment donné] avantageux pour la pensée. » Le vrai n’est donc qu’une affirmation momentanée, réduite à son utilité contingente. Si tel est le cas, alors il est ridicule de vouloir accéder à la vérité. C’est ce que théorisera John Dewey recommandant une attitude pragmatique à l’opposé de l’accès à la connaissance par contemplation des idées, comme chez Platon, ou même comme chez Descartes, qui comparait les idées à des sortes de tableaux (« La lumière naturelle me fait connaître évidemment que les idées sont en moi comme des tableaux, ou des images », Descartes, Méditation troisième). Cette attitude pragmatiste implique qu’il n’y ait plus de « théorie » au sens grec de theorein (littéralement « contempler »), mais seulement de la praxis impliquant comme telle un agir. Je ne peux donc voir, ou concevoir, aucune idée, mais seulement faire des expériences, des expériences infiniment multiples et variées.
Comme on éprouve, encore aujourd’hui, beaucoup de mal à mettre en relation libéralisme, utilitarisme et pragmatisme, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que cette notion d’expérience si chère au pragmatisme était déjà, avant même que les philosophes pragmatiques ne l’aient consacrée, et avant que la philosophie de l’éducation de John Dewey ne s’en soit emparée, au centre de la pensée de David Hume, ami d’Adam Smith et figure décisive du libéralisme anglais [Deleule, 1979]. On trouve dans l’Enquête sur l’entendement humain (1748) ce passage significatif :
« J’oserai affirmer, comme une proposition générale qui n’admet pas d’exception, que la connaissance […] ne s’obtient, en aucun cas, par des raisonnements a priori ; mais qu’elle naît entièrement de l’expérience quand nous trouvons que des objets particuliers sont en conjonction constante l’un avec l’autre ».
[Hume, 1983 (1748), p. 88, souligné par nous]
Notons au passage qu’il est très bizarre d’affirmer « une proposition générale qui n’admet pas d’exception » dans une proposition qui récuse toute proposition générale fondée sur le raisonnement a priori et ne reconnaît que des vérités locales dont la validité est limitée à l’hic et nunc. C’est un peu comme si Hume avait dit : J’affirme [comme une loi universelle] qu’il n’y a pas de loi universelle. Faut-il s’étonner de la présence de ce paradoxe ? Non, car c’est là le type de proposition (en forme de sophisme) qui infeste les énoncés de la pragmatique.
La philosophie pragmatiste est certainement très critiquable pour sa volonté de substituer l’efficacité à la vérité, mais il faut lui reconnaître que, par ce biais, elle parvient parfois à ouvrir de nouveaux champs. On en a un bel exemple avec Richard Sennett. Dans son important livre sur le travail manuel et les différentes formes de l’organisation ouvrière non industrielle, intitulé Ce que sait la main. La culture de l’artisanat [Sennett, 2010 (2008)], il a montré qu’il fallait accorder au faire et au savoir-faire le même prestige qu’au savoir. On doit donc reconnaître à la pragmatique ses salutaires capacités urticantes et provocantes vis-à-vis des propositions de toute philosophie qui aurait tendance à s’endormir sur ses lauriers. Mais il y a une marge entre le dogmatisme qui campe sur des propositions universelles creuses et le pragmatisme qui ne veut connaître que des objets singuliers. Entre les deux, se situe le travail de la vive philosophie dont Kant a montré la voie lors de sa discussion avec Hume. Kant, on le sait, avait remercié Hume de l’avoir réveillé de son « long sommeil dogmatique » en insistant sur la nécessité de l’expérience. Non sans lui rappeler toutefois que la sensibilité n’avait de sens qu’à être organisée dans l’entendement. C’est d’ailleurs par là que Kant aura relancé, en pleine période moderne, le grand projet du logos grec : en montrant que la vérité n’est ni dogmatique (révélée depuis toujours), ni contingente ou fortuite, mais qu’elle se donne dans un horizon, comme tel critique.
Duchamp : la mort du Beau
Il y a le beau, que l’art a toujours beaucoup recherché. Mais ce beau doit être soutenu par ce qui est plus beau que le beau – par le sublime. Car, dans le beau, nous sommes simplement heureux. Alors que, dans le sublime, nous ne sommes pas heureux, nous sommes transportés ailleurs. Ravis, au sens premier du terme « ravir » : « emporter, emmener de force », selon Le Robert. Dans ce cas, quelque chose dans l’objet montré nous attire dangereusement et nous déporte. C’est, dans un beau paysage, un inquiétant soleil noir qui brille à l’horizon du visible. C’est un engloutissement sonore qui défait les intervalles harmoniques savamment construits. Nous savons alors que nous devons nous quitter, quoi qu’il en coûte, pour aller voir là, pour aller entendre cela. Vers quelque chose comme une discordance visuelle ou une dissonance sonore. Ailleurs. Le miracle du ravissement est là : qu’on puisse justement y aller pour y être un instant. Il ne s’agit pas, dans le sublime, de se faire plaisir. Il s’agit d’accéder à une formidable puissance de négativité, à ces cyprès immenses comme des flammes noires peints par Van Gogh, à ces multitonalités de Wagner, puis à ces atonalités de Schoenberg, qui déforment notre entendement et qui, éventuellement, nous transforment.
C’est dans la Critique de la faculté de juger (1790) que Kant aborde la question du sublime (voir les paragraphes 23 à 29, « Sur l’analytique du sublime »). Il y indique que le sublime correspond à la capacité, non pas de représenter dans un temps et un espace finis une puissance infinie (ce dont il doute), mais de l’évoquer, d’y faire allusion. Pour Kant et pour les modernes, le sublime ne se référait donc pas à ce qui était représenté : « Ce que nous nommons sublime […] ne peut être représenté », mais à un au-delà auquel le spectateur serait renvoyé (« sublime » vient du latin sublimis, « levé dans les airs, haut », de sub, et limes, limus, « qui monte en ligne oblique », Le Robert).
Plus l’art de la modernité se libérait de la représentation, plus il s’ouvrait au plus beau que beau. Au sublime : le « je » moderne y ressentait, dans l’angoisse ou dans l’exaltation, une présence Autre. L’œuvre était habitée de ce que Walter Benjamin appelait alors l’aura. L’aura, issue des esthétiques du sublime, est ce qui témoigne dans l’œuvre d’une « présence Autre » et qui atteste de l’« apparition unique d’un lointain » [Benjamin, 1991 (1936), p. 144]. C’est cela, l’aura – l’aura menacée, selon lui, par la reproductibilité technique de l’œuvre d’art – qu’il fallait préserver contre toute altération.
Benjamin n’aura pas eu le temps de s’apercevoir que la perte de l’aura, de la sublimité, allait bientôt se manifester dans une autre forme de reproductibilité.
Pour comprendre cette autre forme, il faut partir du moment où Duchamp a proposé sa Fontaine au Salon de la Society of Independent Artists de New York, en 1917. Comme chacun sait, c’était un simple urinoir signé R. Mutt. Nom qui rappelait alors à tous celui de Mott, fournisseur d’équipements domestiques, de même que celui d’un personnage d’une bande dessinée, « Mutt and Jeff » : « Mutt, un petit gros rigolo, Jeff, un grand maigre ». De surcroît, « mutt », en anglais familier, signifie « imbécile » ou « bâtard ». La pièce fut refusée et exposée dans la galerie d’Alfred Stieglitz.
Là encore, à l’instar de Mandeville qui avait renversé le bien, c’est par l’humour que Duchamp a subverti le beau. Car ce dernier s’est en quelque sorte proposé de produire du sublime à partir d’un objet non beau. Il lui a alors fallu déplacer l’attention en passant de l’objet lui-même aux circonstances de l’exposition d’un non-objet artistique dans un lieu dédié à l’art. Et, pour faire sa démonstration, Duchamp ne lésina pas sur l’objet puisqu’il choisit un objet banal, si banal qu’il était dévoué aux basses fonctions humaines.
Le moins qu’on puisse dire est qu’il réussit, à partir d’un non-objet, à produire du sublime puisque son geste interrogeait beaucoup de choses, dont le statut de l’objet industriel, le statut du geste créateur, le statut d’un objet ready-made, l’art aux États-Unis, le sexe des objets, la fonction d’une exposition et tout ce qu’on voudra – ce qui est largement suffisant pour déporter notre regard vers tout autre chose que ce qu’on voit. Il n’est donc pas étonnant que, sitôt sa démonstration terminée (sitôt l’exposition close), Duchamp s’est empressé de perdre son bel urinoir industriel. Signifiant par là, si besoin était, que ce truc n’avait aucune valeur esthétique.
La question qui se pose immédiatement est celle de savoir si un tel geste était reproductible. Si on pouvait consacrer toutes les expositions, non pas aux objets, mais aux circonstances de l’exposition en refaisant sans cesse le coup avec d’autres non-objets. À l’évidence, non, on ne le peut pas, car les significations d’un tel acte s’épuisent dès sa première réalisation.
On aurait donc dû en rester là et célébrer ad æternam un excellent canular. Mais l’étrange est que, cinquante ans plus tard, cet objet non beau – perdu, oublié par Duchamp lui-même – est revenu auréolé d’une gloire nouvelle. Et ceci, grâce au Pop Art qui, dans les années 1960, a réactivé le concept de ready-made. On demanda donc à Marcel Duchamp de récréer sa Fontaine au Pasadena Museum of Art de Los Angeles. Duchamp, qui n’était pas à un canular près, fit donc ce qu’il faut bien appeler un faux, qu’il signa de « Mutt 1917 » pour avérer la copie. Ce fut un énorme succès, et Duchamp reçu la commande de vingt Fontaine supplémentaires qui se trouvent aujourd’hui disséminées dans de grands musées, dont le centre Pompidou.
On se demande d’ailleurs pourquoi la multiplication des Fontaine s’est arrêtée là : n’aurait-il pas fallu, pour soutenir vraiment la supercherie, que Duchamp aille signer toutes les pissotières du monde ? Mais, bref, l’objet, par ce faux grossier, est alors entré dans l’histoire de l’art, ouvrant la porte à l’avalanche en guise d’œuvres, d’objets banals, c’est-à-dire non beaux.
Puis, comme il faut bien subvertir, et même subvertir la subversion, vinrent les sous-objets, les morceaux d’objet, puis les déchets. Nous sommes encore sur cet « élan ». En décembre 2004, la Fontaine de Duchamp a été élue comme l’œuvre la plus significative du xxe siècle par cinq cents hautes personnalités du milieu britannique de l’art.
C’est ainsi que la lourde négativité du geste de Duchamp se changea en de banales positivités. Que voit-on, depuis lors ? Rien : combien de gribouillages torturés ? Combien de photos intégralement banales ? Combien d’installations faites de vieux vêtements, de tas de charbon, de poupées démantibulées, de peignes édentés, d’étagères obliques, etc. ?
La sublimité liée au geste unique de Duchamp s’est envolée et il ne reste, au mieux, que la banalité d’une pure affirmation égoïque de l’artiste qui ne cesse de faire et refaire son propre portrait à travers les pauvres objets qu’il présente. Si naguère l’œuvre défigurait, jusqu’à celui qui la regardait, obligé de se recomposer ailleurs, aujourd’hui, l’œuvre ne cesse de figurer, c’est-à-dire de tirer le portrait de l’artiste, réduit à filmer sa cure de désintoxication, à nous montrer la chemise qu’il a utilisée, sa vieille cafetière ou tout ce que, lui, a vu ou cru voir dans tel ou tel objet.
Il s’avère donc que le geste non reproductible de Duchamp a été reproduit. De sorte que nous sommes sortis de l’acte subversif et entrés dans de la copie indéfiniment dupliquée de l’acte subversif. En d’autres termes, nous sommes sortis de l’authenticité et entrés dans l’ère du « comme si », qui ne peut conduire qu’à la « comm-édie » de la subversion programmée.
Mais pourquoi et comment sommes-nous entrés dans l’inauthentique ? Les analyses de Jean-François Lyotard, inventeur du concept de postmodernité, sont à cet égard très instructives. S’il donnait, dans les années 1980, des Leçons, très aiguës, sur l’analytique du sublime à partir de Kant [Lyotard, 1991], c’est probablement qu’il avait compris que le sublime, dans la postmodernité, devenait l’enjeu d’une très intense lutte et qu’il était en passe de perdre la partie. C’est justement à cette époque que Lyotard avança une hypothèse décisive : le sublime en art n’avait pas disparu ; il avait changé de place, c’est-à-dire muté (à moins qu’on ne puisse dire « Mutté » en référence à Duchamp). Dans un texte intitulé « Le sublime et l’avant-garde », Lyotard [1988, p. 115 sq.] conjectura que « la sublimité n’est plus [aujourd’hui] dans l’art, mais dans la spéculation sur l’art ». En d’autres termes : plus le marché de l’art sera puissant et organisé, plus les conditions générales du marché tendront à s’imposer à la production artistique. La conséquence, ce sera « une confusion entre l’innovation et l’Ereignis ». En guise d’Ereignis, d’événement sursignifiant, on se bornera, au mieux, à produire de l’imprévu. Certes, plus ce qui se présente est inattendu – et qu’est-ce qui peut être plus inattendu que n’importe quoi –, plus la recherche de l’innovation, dont le capitalisme est si friand, se trouvera comblée, mais plus grand sera alors le risque de ne valider comme art vivant que ce qui est totalement dépourvu de signification. De la sorte, on sera passé de la représentation « sublime » d’un lointain inassignable, porteur de la plus haute signification, à une possible absence totale de sens.
Ce qui confirme ce déplacement du sublime – de l’art à la spéculation sur l’art –, c’est le fait que le marché financier se célèbre et se sublime désormais en pouvant effectivement donner une valeur financière astronomique à un rien artistique. Cette puissance est en train de contaminer toute la création en la faisant entrer dans un « art phynancier » dont on connaît les modèles : les œuvres du nouveau Mickey‑l’ange (Jeff Koons) et celles de ses amis (Damien Hirst, les frères Chapman, Tracey Emin, Maurizio Cattelan et quelques autres). Mais, rassurons-nous puisque, en France, c’est Bernard Arnault qui, de sa fondation Louis Vuitton, et François Pinault qui, de son Palazzo Grassi de Venise – les deux émargeant au peloton de tête des fortunes françaises – sont juges (et parties) des « valeurs » produites.
Les philosophies postmodernes : la mise à mort du Vrai, du Beau, du Juste et du Bien
Au terme de ce parcours, il ne nous semble pas abusif de dire que le libéralisme et ses avatars philosophiques, l’utilitarisme et le pragmatisme, et, dans la création, le remplacement de l’art par le marché de l’art, apparaissent bien comme des moments de renversement du logos. Cette analyse serait par trop incomplète sans un retour sur le rôle des philosophies postmodernes qui se sont fait un plaisir de déconstruire ces idéaux. Il faut à cet égard tout d’abord relever, de façon certes anecdotique, mais significative, l’extrême intérêt des philosophes phares de la postmodernité pour ces courants. Il ne nous semble pas un hasard que le premier travail de Deleuze, futur héraut et héros de la philosophie postmoderne, ait été consacré à Hume. L’ouvrage s’appelle Empirisme et subjectivité, essai sur la nature humaine selon Hume, et date de 1953. Deleuze y fait l’hypothèse d’une subjectivation empirique procédant d’étayages et d’expériences successives. Pas plus qu’il ne nous semble un hasard que Foucault, quand il habitait Sidi Bou Saïd, en Tunisie, de 1966 à 1968, après son Histoire de la folie, ait passé une bonne partie de son temps à discuter avec Gérard Deledalle à propos de ce courant alors à peu près inconnu en France, le pragmatisme, dont ce dernier, alors directeur du département de philosophie de l’université de Tunis, était grand spécialiste. Et à écumer sa bibliothèque pleine d’ouvrages mal connus en France provenant de ce champ.
Nous étions alors avant mai 1968, et des franges importantes de la société, dont la jeunesse, se sont légitimement mises à s’interroger sur des valeurs souvent à l’œuvre dans les grandes institutions, comme le patriarcat ou la suprématie de l’homme blanc ou la dangerosité des pauvres. C’est à ce mouvement légitime que les philosophies postmodernes ont emboîté le pas pour le pousser à l’extrême et le dévier. Tout, alors, est devenu suspect, au point que les idéaux classiques du vrai, du beau, du juste et du bien ont été perçus comme ce que Deleuze appelait des « grands signifiants despotiques » dont il fallait absolument s’affranchir, de même que des institutions qui s’en soutenaient. Ce qui a finalement conduit Deleuze, grand philosophe, à faire l’éloge du « schizo » qui, en branchant tout dans tout, faisait table rase de tous les idéaux.
Le travail de Bourdieu sur la domination est très significatif de ce dévoiement. Dans un livre fameux, il annonce dès le titre qu’il va traiter de la « domination masculine » – ce qui est une vraie et grave question – et il en vient à mettre en cause… une donnée parfaitement avérée par la science, la différence biologique des sexes, ouvrant ainsi la voie à des revendications postmodernes comme la possibilité de choisir son sexe. Ce dévoiement flatte peut-être le sentiment de toute-puissance des individus croyant se libérer de toutes les oppressions, mais, étant fondée sur une bourde, voire sur un grossier déni de réalité, il mène directement à l’impasse. C’est ainsi que, dans le préambule de La Domination masculine, on peut lire :
« Les apparences biologiques et les effets bien réels qu’a produits, dans les corps et dans les cerveaux, un long travail collectif de socialisation du biologique et de biologisation du social se conjuguent pour renverser la relation entre les causes et les effets et faire apparaître une construction sociale naturalisée (les « genres » en tant qu’habitus sexués) comme le fondement en nature de la division arbitraire qui est au principe et de la réalité et de la représentation de la réalité, et qui s’impose parfois à la recherche elle-même ».
[Bourdieu, 1998, préambule]
Si cette phrase a une organisation logique, ce qui n’est pas sûr tant elle est construite sur des renversements enchâssés les uns dans les autres, elle signifie qu’il y a un renversement des causes et des effets, de sorte que la nature est seconde et n’est que le fruit de la division arbitraire de la réalité dans la culture. Autrement dit, dans la nature, la différence sexuelle n’existe pas. Ce qu’on voit : les deux sexes, les deux écritures, disons « XX » pour les femmes et « XY » pour les hommes, ne sont en fait que des « apparences biologiques ». Des apparences biologiques construites par le social : ce qui s’énonce, de façon à nouveau très laborieuse. Ainsi :
« Le monde social construit le corps comme réalité sexuée et comme dépositaire de principes de vision et de division sexuants. Ce programme social de perception incorporé s’applique à toutes les choses du monde, et en premier lieu au corps lui-même, dans sa réalité biologique : c’est lui qui construit la différence entre les sexes biologiques conformément aux principes d’une vision mythique du monde enracinée dans la relation arbitraire de domination des hommes sur les femmes, elle-même inscrite, avec la division du travail, dans la réalité de l’ordre social ».
[ibid., p. 16]
On comprend pourquoi la syntaxe est laborieuse : il faut prouver que c’est le « programme social […] qui construit la différence entre les sexes biologiques » ! Ici se pose la question de savoir si faire de la sociologie au Collège de France autorise à prendre la variable secondaire (la représentation des sexes dans la culture) pour la variable principale (la différence des sexes dans la nature) et vice versa. Car nous avons là affaire à un cas manifeste – et revendiqué – d’inversion des causes et des effets : le sexe biologique… dépend de sa représentation dans la culture. C’est de la lourde artillerie sophistique.
Cette bourde devait d’autant mieux passer dans la doxa de l’époque qu’elle était accréditée par un grand Homo academicus du Collège de France. Il ne restait plus qu’à répandre cette bourde dans la culture de l’époque pour qu’elle devienne nouvelle « vérité ». Ce dont s’est chargée la grande presse. Au bout du compte, on obtient un article publiable dans Télérama, héritier de la presse chrétienne, soucieux de montrer qu’il est à la page en emboîtant le pas de la nouvelle critique de la culture auprès du grand public. Dans sa livraison du 12 décembre 2010, l’hebdo « postchrétien » publie donc un article intitulé « Féminin/masculin : pourquoi la question du sexe est politique ? ». On peut y lire (en caractères gras) que « la différence des sexes n’est pas une donnée naturelle, déterminée à la naissance, mais elle est construite par l’éducation ». Vient ensuite la donnée « scientifique » nouvelle qu’il convient d’intégrer si on veut vraiment être au fait des dernières nouvelles en ce domaine :
« Chez les humains, avec les hermaphrodites, il existe au moins trois sexes du point de vue anatomique et, en tenant compte des principales anomalies, il y a non pas deux mais huit formules chromosomiques de l’identité sexuelle… »
En fait de science, nous sommes au comble de l’absurdité. Premièrement, l’article met sur le même plan ce qui est essentiel et qui apparaît dans 99,98 % des cas, et ce qui est accidentel et qui ne survient que dans 0,02 % des cas. Deuxièmement, il ne se rend pas compte de la contradiction qui le mine : à supposer même qu’il existe huit sexes biologiques, cela resterait une donnée naturelle et non culturelle. Pourtant, c’est vers la conclusion inverse que l’article va : il n’y a plus de déterminations biologiques, donc le marché du sexe est ouvert. Faites donc votre choix et ne restez surtout pas enfermés dans les vieilles notions politico-religieuses !
En fait, un minimum de sérieux dans les références scientifiques aurait montré que les femmes « XY » représentent 1/10 000e des naissances et les mâles « XX », 1/20 000e des naissances (soit 0,005 % des individus !). De même pour les hermaphrodites vrais : 1/30 000e des naissances. Dire que les chromosomes « XX » et « XY » déterminent le sexe reste donc vrai dans 99,98 % des cas. Quant aux autres cas, ils s’expliquent aisément : les inadéquations entre sexe chromosomique et sexe gonadique proviennent d’un déplacement du gène dit « SRY » (Sexdetermining Region of Y chromosome), normalement situé à l’extrémité du bras court du chromosome Y. C’est ce gène qui active la différenciation des gonades indifférenciées en testicules et qui détermine donc le sexe : les « femmes XY » l’ayant perdu et les « hommes XX » l’ayant gagné par translocation sur le chromosome « X » lors de la formation des cellules haploïdes, c’est-à-dire des gamètes mâles (spermatozoïdes) ou femelles (ovules). Ces anomalies très rares (entre 1 cas sur 10 000 et 1 cas sur 30 000) n’invalident donc absolument pas la détermination et l’existence biologique des sexes, contrairement à ce que dit l’article… qui a été diffusé à près de 700 000 exemplaires et lu par plus de deux millions de personnes dans les bonnes familles françaises.
Résultats : beaucoup de petits postchrétiens branchés qui croyaient autrefois que Dieu avait découpé l’humanité en hommes et en femmes, au point de s’en culpabiliser à vie (ou à mort) quand ils ne se sentaient pas tombés du bon côté, se mettent désormais à croire qu’ils peuvent choisir leur sexe.
Ce qui est remarquable est qu’on retrouve cette même rhétorique de l’inversion au cœur du travail de la philosophe américaine Judith Butler, portée à de nouvelles conséquences puisque diffusée dans le monde entier. Des travaux qui concernent moins le genre, comme on le croit, que le sexe. Pas de difficulté spéciale quand on dit que le genre est une construction psychique, une sorte de théâtre. Les humains sont des êtres parlant et un homme a le droit (qu’on devrait inscrire dans toutes les constitutions) de se prendre et donc de se dire une femme (idem, à l’inverse, pour une femme) – personne de sensé ne saurait reprocher à quiconque d’avoir des phantasmes, lesquels sont de l’ordre du paraître et non de l’être. Mais les problèmes commencent lorsqu’on dit, comme Judith Butler, que le sexe – le sexe (de l’ordre de l’être) et non le genre (de l’ordre du paraître) – est une construction performative, c’est-à-dire linguistique. Que ce dernier procède non pas d’une donnée naturelle, mais d’une construction historique où se trouvent mises en œuvre des normes discursives qui font advenir, dans le réel, ce qu’elles norment, c’est-à-dire les corps sexués.
Ce que Judith Butler explique ainsi :
« La performativité doit être comprise, non pas comme un “acte” singulier ou délibéré, mais plutôt comme la pratique réitérative et citationnelle par laquelle le discours produit les effets qu’il nomme ».
[Butler, 2009 (1993)]
L’inversion sophistique est déjà claire, mais sûrement pas encore assez puisque Judith Butler passe en force et conclut :
« Les normes régulatrices du “sexe” travaillent sous un mode performatif pour constituer la matérialité des corps et, plus spécifiquement, pour matérialiser le sexe du corps, pour matérialiser la différence sexuelle en étant au service de la consolidation de l’impératif hétérosexuel ».
[Butler, ibid., p. 7 sq.]
Bref, c’est le discours sur le sexe qui détermine le sexe réel tel qu’il apparaît sur les corps. Une grave question se pose ici : se serait-on libéré du patriarcat, des usurpations et des dominations indues qu’il encourageait, pour confier la grande question humaine vitale, celle de la sexuation, aux sophistes ?
Il vaut voir comment Judith Butler s’y prend pour accréditer son sophisme. Elle s’autorise d’une extension fautive de la belle notion de performatif inventée par John Austin, philosophe du langage ordinaire, et dont il faut rappeler la teneur. Selon Austin, l’acte de parole performatif réussi se reconnaît à ce qu’il a pu changer dans la réalité des relations entre les interlocuteurs, dans leur rapport de place. Par exemple, si je profère l’énoncé performatif « Je t’aime » à une femme et qu’elle me croit, alors notre relation avant et après cet acte ne sera plus la même. Autrement dit, le performatif produit des effets symboliques, c’est-à-dire des effets qui concernent la réalité intersubjective, c’est-à-dire le contrat sous toutes ses formes (morale, psychique, politique ou juridique) existant entre ceux qui parlent. Mais, en aucun cas, l’acte de parole performatif réussi ne peut produire des effets dans le réel extra-subjectif, autrement dit dans le monde physique. Bref, le mot peut produire des effets sur les locuteurs, mais ne crée pas la chose matérielle. La création de la chose par le mot n’est pensée possible que dans un univers discursif magique bien répertorié, connu sous le nom de « nomina sunt numina » (lorsque les noms sont des présages) dans lequel il n’y a pas de distance entre le mot et la chose.
Les discours que nous venons de rencontrer relèvent donc, non d’un univers logique, mais d’un univers magique ou mythique tel que ceux qui existent dans les contes lorsque, par exemple, un pauvre bûcheron reçoit la visite d’une fée qui lui accorde trois vœux. L’homme affamé répond : « Je veux une saucisse. » Le vœu est immédiatement exaucé par la fée, ce qui provoque la réaction colérique de la femme du bûcheron fâchée du peu d’ambition de son mari : « Que cette saucisse te monte au nez ! » Comme le second vœu est exaucé, il ne reste plus au couple qu’à s’entendre pour formuler un troisième vœu : « Par pitié, faites disparaître cette saucisse de mon nez ! » La fée exauce le troisième vœu et… disparaît.
Il ne faut donc pas confondre le fait que le discours du patriarcat sur le sexe arraisonne les pratiques sexuelles des hommes et des femmes – ce qu’il est légitime d’interroger – avec une capacité qu’auraient les discours à créer du réel extra-subjectif ou extralinguistique. Bref, il ne faut pas confondre saucisse et pénis. Certes, le discours possède des effets performatifs, mais il n’a jamais provoqué l’apparition de pénis sur les corps, pas plus que d’utérus, d’ailleurs. Autrement dit, le réel est indifférent à ce qu’on en dit ; et, considérant toutes les bêtises que nous sommes capables de dire, c’est sûrement mieux ainsi. Tout ce que le discours peut, et c’est déjà beaucoup, c’est arraisonner le réel pour lui imposer certains usages sociaux.
Or, comme le remarque le philosophe du langage Bruno Ambroise, dans un remarquable article paru dans une livraison de la revue Raisons politiques où il s’interroge sur « le corps du libéralisme » [Ambroise, 2003], les philosophies postmodernes (comme telles, libérales) ont voulu « croire que la réalité biologique/corporelle/matérielle elle-même (pouvait) immédiatement résulter d’une action linguistique/symbolique ». Nous sortons là du féminisme rigoureux comme celui, par exemple, d’Antoinette Fouque [1995], de Geneviève Fraisse [2010], de Christine Delphy [2001] ou de Colette Guillaumin [1992]. Cette dernière avait produit le concept de « sexage », signifiant que la sexualité pouvait être « arraisonnée » par les normes et le récit patriarcaux. Ce sont ces perspectives rigoureuses, témoignant de tout ce que l’accès enfin officiel des femmes au logos (et donc à la nécessité de dire ce qui est vrai et ce qui est faux) pouvait apporter de nouveau à la compréhension de la civilisation à partir du décryptage des récits et discours d’oppression, qui se trouvent refoulées par la dérive sophistique postmoderne. Cette sophistique caractéristique de notre époque débouche finalement sur un militantisme magique qui encourage chacun à … inventer son sexe. Nous sommes alors dans l’ordre du fantastique : non seulement on se met à croire à la réalité du fantasme, mais, en plus, on exige sa reconnaissance par la loi.
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Si nous additionnons ces traits de la culture libérale qui se cumulent depuis trois siècles, nous obtenons : un Bien qui procède du Mal, du Juste qui découle de l’Injuste, du Beau détruit par le Marché, du Vrai devenu occasionnel, du fake promu par des sommités…
C’est probablement ce qui explique que notre monde culturel postmoderne fonctionne maintenant si bien à la postvérité, c’est-à-dire par des affirmations sophistiques ad hoc qui peuvent s’inventer à la demande, à foison et sans aucunes preuves. Puisque j’ai besoin d’affirmer ces fables pour paraître, semble dire le sujet postmoderne, c’est qu’elles sont vraies, belles, justes et bonnes. C’est un retour au mythos, mais un mythos frelaté parce que les exploits qu’il faut raconter, ce ne sont plus ceux des dieux, des héros et des forces de la phusis, ce sont les miens. En bref, le héros, c’est moi. Un moi d’autant plus stimulé que toutes les formes du fake, de la simulation et de la diffusion massive de la simulation sont désormais à portée de clic. Laquelle peut se terminer en apothéose : la diffusion virale du fake, reçu cinq sur cinq par de vastes troupeaux de nigauds qui, de par le monde, diront : C’est vrai puisque je l’ai lu sur Facebook !
Cette « culture », constitutive d’une nouvelle et puissante doxa postmoderne, imprègne désormais toute la société : du président de États-Unis qui, toutes les nuits, twitte frénétiquement ses postvérités, à l’individu postmoderne qui croit qu’il sera libre s’il dénonce la « dictature » du Vrai, du Beau, du Juste et du Bien.
Cette « culture » est l’effet dérivé, on l’a dit, du sophisme mandevillien sur lequel s’est fondé le capitalisme qui remodèle le monde depuis trois siècles : le vice peut se transformer en vertu, une vertu dont l’expression la plus tangible est la richesse. Ce sophisme a littéralement transformé le capitalisme en une religion qui promet la richesse infinie sur terre. Une religion nouvelle, car immanente et non plus transcendante, telle que le plan divin se réalise tout seul dès lors que les individus suivent seulement et aveuglément leurs propres intérêts. Ce qui peut se dire autrement : il existe, au cœur de la raison occidentale moderne, un délire. Un délire parce que, pour obtenir tout, il lui faudra tout détruire (les subjectivités, les sociétés, les solidarités, l’environnement…).
La marque la plus certaine de la progression de ce délire, c’est la destruction des bases mêmes de la pensée. Après avoir détruit le mythos par le logos, nous voici maintenant en train de détruire méthodiquement le logos. D’une part, en le pulvérisant dans une multitude de petites histoires égotiques. D’autre part, en le réduisant à sa partie purement instrumentale, celle dont s’alimentent les techno-sciences qui sont le moyen le plus approprié pour convoquer chaque lieu du monde afin de le construire comme un complexe calculable et prévisible de matières à exploiter de façon industrielle, c’est-à-dire optimale.
Bref, de quoi crier ici : Please, Mister Socrate, help !
À supposer que ce dernier entende notre appel, que pourrait-il répondre ?
Rien, peut-être. Soit que, comme Godot, il ait choisi de définitivement s’absenter en nous abandonnant à notre sort, soit que, comme un maître zen, il ait pris le parti de se taire pour nous forcer à réfléchir.
Mais nous n’excluons pas qu’après un long silence, Socrate fasse, en ce moment crucial de l’aventure humaine, un retour critique, hautement socratique, sur ce qu’il nous a lui-même légué il y a plus de deux millénaires. Une correction hypercritique, en somme, qui déboucherait sur l’idée que, pour sauver les idéaux du vrai, du beau, du juste et du bien, il faille reconstruire autrement les deux grands jeux de langage constitutifs de la pensée.
Le mythos. Aux origines, le savoir narratif avait été délégitimé au motif qu’à travers une infinie diversité de récits, il donnait faussement l’être à ce qui n’en avait pas – de cette proscription avait émergé un autre jeu de langage : le logos. Cependant, on sait aujourd’hui que les récits sont peut-être faux, mais que cela ne les empêche pas d’être efficaces (au sens de « performatifs » : produisant des effets). Tant sur le plan individuel que collectif. Ils portent la marque d’un nous faisant référence à un passé pour imaginer un futur. Certes, ils ne répondent pas à la condition de vérité, mais ils fonctionnent à l’image des axiomes indémontrables d’une science. Ils permettent aux cultures d’affirmer des valeurs fondamentales concernant le rapport à l’invisible, le rapport entre les générations, le rapport entre les sexes, le rapport entre les individus (ce qui est autorisé, ce qui est interdit)…
Or il est une valeur qu’il importe d’autant plus d’affirmer qu’aujourd’hui elle est gravement menacée : ce qui est commun, ce qui fait la commune humanité. Un nouveau grand récit, multiple et fragmentaire, est justement en train de se constituer pour affirmer qu’un avenir est encore possible en portant une valeur, comme telle non démontrable, mais essentielle, celle d’une vie qui veut continuer plutôt que se détruire.
Le logos. Il faut à l’évidence remettre sur le métier l’idée d’un savoir démonstratif visant l’universel. Le cosmopolitisme, déjà repéré par Kant, a pris une dimension telle que cet universel ne peut plus s’exprimer aujourd’hui que par le pluriversel. C’est aujourd’hui le seul moyen de sauver le vrai, le beau, le juste et le bien, dans leurs diversités. »
– Dufour, D. (2018). Du vrai, du beau, du juste et du bien. Hypothèses sur le déclin des idéaux de la culture occidentale. Revue du MAUSS, 51(1), 147-176.