« Le débat sur la décolonisation des humanités rejoint et poursuit les interrogations sur l’universalisme que se posent de plus en plus les penseurs, écrivains et artistes des différentes régions du monde y compris en Occident (Jack Goody, 2010). Dépassant le stade de simple échange intellectuel et académique, ce débat est devenu au fil du temps un exercice hautement politique qui ramène à la géopolitique de la domination et aux rapports de force sur lesquels reposent les hégémonies économiques et socioculturelles (Aimé Césaire, 1955)
Quand l’on sait les implications cognitives et psychologiques des significations du monde que l’on utilise (ValentinYves Mudimbe, 1988), on est tenté de se demander pourquoi cette nécessité de décoloniser les humanités et ces questionnements sur l’universalité adviennent-ils aussi tardivement, c’est-à-dire plus de trois cents ans après « le siècle des Lumières » où les bases de l’universalisme occidental avaient été jetées et plus de 60 après les indépendances africaines. Pourquoi maintenant et pas au moment où les nouvelles nations sud-américaines, asiatiques, et africaines libérées du colonialisme se dotaient de nouveaux cadres éthiques, politiques, culturels et éducatifs ?
Les ombres des « Lumières »
Une partie des réponses à ces questions est à rechercher dans la force rhétorique de l’hégémonie européenne qui, contrairement à d’autres dominations, a su construire un blindage conceptuel à toute épreuve qui a découragé pendant des siècles la prévalence d’autres explications du monde. Cette force réside moins dans les valeurs humanistes introduites que dans la capacité de duplicité développée par les philosophes des « Lumières ». En effet, ces derniers ont su, d’une part, monopoliser le discours sur l’universel en proclamant l’humanisme généreux des droits de l’homme au nom duquel les puissances européennes ont pu justifier leur expansion territoriale et leur domination du reste du monde. Et d’autre part, ces mêmes penseurs ont produit tout une série de théories, notamment celle sur la hiérarchie des races et des cultures, qui leur a permis d’exclure des droits universels les peuples conquis dans les Amériques et Caraïbes, en Afrique et en Asie. La rationalité économique du capitalisme naissant et son besoin d’exploitation des richesses et de la force de travail des peuples dominés les a emmenés à édifier des raisonnements pseudoscientifiques pour surmonter ces contradictions éthiques et morales. Il faut se rappeler par exemple le silence assourdissant et la gymnastique intellectuelle à laquelle certains philosophes des « Lumières » et non des moindres, se sont livrés face à la traite négrière et à l’esclavage qui ont enrichi leurs pays respectifs. Il faut relire les monstrueux Codes noirs édictés pour inscrire dans le droit l’esclavage, un des grands crimes contre l’humanité, qui ont été élaborés au moment même où se construisaient l’humanisme des droits de l’Homme. Il faut rappeler enfin qu’au moment de l’adoption par les Nations Unies de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, en décembre 1948, plus de deux tiers des peuples de la planète étaient encore sous la domination coloniale de certaines des grandes puissances signataires de cet instrument international consacrant l’humanisme des « Lumières ».
Colonialité et mimétisme des élites colonisées
Cette duplicité des « Lumières » dans laquelle certains, comme Louis Sala Moulins, voient le signe de leurs « Misères » a durablement trompé les peuples et leurs élites qui ont lutté contre l’esclavage et la colonisation. Ces élites ont d’abord utilisé l’humanisme occidental des droits humains et sa supposée universalité pour le retourner contre leurs oppresseurs et justifier leurs aspirations à la dignité, à la liberté et à l’égalité. Toutes les grandes luttes qui ont marqué les deux derniers siècles, notamment les mouvements abolitionnistes et les combats anticolonialistes de toutes tendances (nationalistes ou révolutionnaires) se sont appuyés sur les valeurs de cet humanisme pour faire triompher leur combat éthique et politique.
Si cette tactique a porté ses fruits pour délégitimer la domination européenne et former des solidarités avec des mouvements révolutionnaires occidentaux, elle a également eu un effet secondaire inattendu. En ne s’appuyant que sur des concepts, paradigmes et valeurs de l’universalisme européen, les élites des peuples colonisés ont fini par l’intérioriser si profondément comme le seul modèle universaliste possible, le seul l’horizon de toute réflexion sur l’universalité. En se contentant de la vision de l’humain élaborée en Occident et en s’interdisant de chercher les valeurs universalisables de leurs cultures, ces élites, et à leur suite, leurs peuples, se sont piégés sont en quelque sorte en tombant dans un autre type de dépendance, qui est peut-être plus pernicieux : la dépendance intellectuelle. On se retrouve dans cette situation pour le moins paradoxale où les leaders des peuples dominés acceptent de voir le monde, les valeurs universelles, le droit, le développement, bref leur destin à travers les grilles linguistiques et conceptuelles forgées par leurs anciens dominateurs (Ngugi Wa Thiong’o 1986). Ce que l’on appelle communément le néocolonialisme n’est autre que la poursuite de cet assujettissement intellectuel sans lequel la mise en tutelle et le pillage des ressources de nos pays n’auraient pas été possible (Walter Rodney, 1972).
Cette contradiction fondamentale a conduit les élites postcoloniales à un mimétisme affligeant dans leurs efforts de reconstruction de leurs sociétés et de leurs États (Frantz Fanon, 1961). Même la révolution haïtienne, qui pourtant s’était imposée par les armes il y a plus de deux siècles, comme la première révolution au monde à avoir tenté d’appliquer l’universalité des droits de l’Homme (ce que ni la révolution américaine, ni la révolution française n’ont fait en perpétuant l’esclavage) n’a pas su se libérer des représentations héritées de la société esclavagiste. Elle a gaspillé son potentiel de créativité, d’innovation et de transformation en sombrant dans un mimétisme cérémonial, politique et administratif, reproduisant certaines des pires dérives des « pigmentocracies » des Amériques et Caraïbes. Comme le rappelle l’historien haïtien Pierre Buteau « les élites haïtiennes semblent souscrire à toutes les règles de l’Occident tout en contestant, mais alors assez fortement, les trois socles sur lesquels cette civilisation a construit sa puissance et sa suprématie sur les autres peuples : le colonialisme, l’esclavage et le racisme ».
Dans son Discours sur le colonialisme, Aimée Césaire avait, longtemps avant les indépendances africaines et à la lumière de cette expérience haïtienne, averti contre la duplicité de l’humanisme occidental en soulignant « une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde…. La malédiction la plus commune en cette matière est d’être la dupe de bonne foi d’une hypocrisie collective, habile à mal poser les problèmes pour mieux légitimer les odieuses solutions qu’on lui apporte ».
La résilience du système dominant
Si le débat sur la décolonisation des humanités se généralise aujourd’hui (Dipesh Chakrabarty 2000), il est loin d’avoir donné encore des résultats probants tant il est vrai que le modèle occidental est devenu comme une algue indiscernable qui a envahi les imaginaires. Selon Serge Latouche « c’est un monstre par rapport à nos catégories de repérage des espèces…qui a su digérer les apports des cultures avalées et qui apparait comme une machine vivante, mi-mécanisme, mi-organisme, dont les rouages sont des hommes et pourtant, autonome par rapport à eux dont elle tire force et vie, bref une méga-machine ». Les deux aspects remarquables de la singularité occidentale, selon lui, résident « dans son idéologie et dans son caractère de méga-machine techno-économique. Son extension et ses dérivés tendent à le réduire à un imaginaire basé sur, d’une part, la croyance inouïe à l’échelle des cultures, en un temps cumulatif et linéaire et à l’attribution à l’homme de la mission de dominer totalement la nature, et d’autre part, la croyance en la raison calculatrice pour organiser son action ».
Les efforts pour sortir de la colonialité se sont avérés d’autant plus difficiles que l’universalisme des Lumières produit par le particularisme historique occidental et porté par le capitalisme, a montré une extraordinaire capacité de digestion, de récupération des contradictions favorisant des recompositions insolites. C’est un monstre qui peut s’accoupler avec toutes les autres espèces et engendrer des nouvelles créatures étranges.
Quand la critique vient de l’intérieur du système…
Cependant, face à cette résilience du système dominant, de plus en plus de penseurs occidentaux, inquiets de ses effets sur l’humanité et la nature, ont engagé une critique de ce modernisme de l’intérieur, en essayant de questionner les principes et valeurs proclamées universels à la lumière de la diversité culturelle et philosophique du monde. C’est le cas du philosophe et sinologue, François Jullien, qui dans un article publié dans Le Monde diplomatique de février 2008 invite à cette interrogation : « Il faudra donc se rappeler ce que notre invention des droits de l’homme déclarés universels possède en Europe même de contingent et par conséquent de singulier dans l’histoire des idées si l’on ne veut plus se tromper sur l’universalité qu’on peut leur prêter. Ne s’imposant qu’à l’époque moderne, les droits de l’homme sont à l’évidence le produit d’une double abstraction. A la fois des « droits » et de « l’homme ». Une abstraction des droits : cette notion privilégie l’angle défensif de la revendication et de l’affranchissement du sujet consacrée en source de la liberté, le « devoir » n’étant lui-même conçu que dans la dépendance de la notion de « droit ». Une abstraction de l’homme ensuite : celui-ci se trouve isolé de tout contexte vital, de l’animal au cosmique, la dimension sociale et politique relevant elle-même d’une construction postérieure. C’est seulement en tant qu’individu que « l’homme » est absolutisé, puisqu’il n’est conçu de but à toute association que la « conservation de ses droits naturels et imprescriptibles ».
En effet, cette perspective qui prétend à l’universalité est aujourd’hui ramener à son particularisme européen par l’existence d’autres visions de l’humanisme comme le souligne le chercheur camerounais Martial Ze Belinga, « L’habitude et le réflexe philosophique depuis Descartes veulent que l’individu se révèle à lui-même par le seul fait de son existence, de sa conscience, de son acte de penser, le canonique cogito ergo sum, je pense donc je suis. La perspective offerte par la philosophie de l’Ubuntu est toute autre. Dire que je suis parce que vous êtes ce que vous êtes change totalement le modèle d’identification et de prise en charge de sa conscience. Le solipsisme qui reconnaît l’individu seul et qui fonde un individualisme philosophique est substitué par une connaissance simultanée de l’être par l’autre, l’altérité. Nul n’existe de façon exclusive en tant que tel, l’individu a besoin de la reconnaissance de l’autre pour exister et vice versa » (Ze Belinga, 2009).
Après ses objections d’ordre philosophique, François Jullien pose des questions essentielles sur l’idéologie même de l’universalité des droits de l’homme
« La revendication d’une universalité des droits de l’homme viendrait-elle du fait que le mode de vie occidental, né du développement à la fois de la science et du capitalisme, a fini par s’imposer dans le reste du monde et qu’il est donc désormais nécessaire ou fatal d’adopter l’idéologie des rapports humains, à la fois sociaux et politiques, allant de pair avec ces transformations ? Ou bien cette légitimité viendrait-elle de ce que la pensée européenne qui a porté ces droits de l’homme exprime effectivement un progrès historique et de ce qu’ils constituent un gain pour l’humanité qui, comme tel, ne se serait produit que dans la seule Europe ? Outre que cette justification vaut accusation, au moins tacite, de toutes les autres cultures, sa critique tombe sous le sens, y compris de l’ethnocentrisme le plus obtus : car au nom de qui jugerait-on d’un tel progrès si ce n’est déjà au sein d’un cadre idéologique particulier ? »
La crise du système : une opportunité à saisir
L’omnipotence de l’universalisme occidental est de plus en plus fragilisée par la crise profonde que traverse le modèle dominant qui apparait de moins en moins comme l’aboutissement naturel et logique des aspirations de l’humanité. S’il peut être reproductible comme dans certains pays dits émergents, la crise de l’environnement a montré qu’il ne pourrait pas être généralisable. L’humanisme qui repose sur la croyance que l’expérience humaine est l’ultime source de sens, de légitimité et d’action, est à l’origine de l’exploitation industrielle des animaux et de la nature dont on connait les conséquences (Yuval Noah Harari, 2017).
L’impasse politique, socioéconomique et écologique à laquelle l’imposition d’un seul modèle de développement et de progrès nous a conduit, nous invite à rechercher dans d’autres cultures des solutions qui puissent aider à sauver le monde, ne serait-ce que par principe de précaution. Cette crise de modèle offre à l’Afrique, vieux continent où l’Homme a fait ses premiers pas, ordonné ses premières pensées et forgé ses premières cosmogonies, l’occasion de redécouvrir et revisiter les cosmogonies, les philosophies et les savoirs qui y ont réfléchi à l’universel. Entrer en marronnage intellectuel, contester les assignations au silence et au suivisme, se débarrasser des fardeaux de complexes et tracer des nouveaux sillons de la réflexion, tels sont les défis qui attendent les penseurs et créateurs africains et afro descendants. Comme Felwine Sarr nous le rappelle si justement dans son livre Afrotopia « L’Afrique n’a personne à rattraper. Elle ne doit plus courir sur les sentiers qu’on lui indique, mais marcher prestement sur le chemin qu’elle s’est choisi. Son statut de fille ainée de l’humanité requiert d’elle de s’extraire de la concurrence, de la compétition, de cet âge infantile où les nations se toisent pour savoir qui a le plus accumulé de richesses, de gadgets technologiques, de sensations fortes, de capacité de jouissance des biens et plaisirs du monde et peu importe si cette course effrénée et irresponsable met en danger les conditions sociales et naturelles de la vie humaine. » C’est ce danger collectif qu’encourt l’humanité qui nous oblige à nous réapproprier les gisements de connaissances et de savoir-faire de nos cultures afin de forger des visions du monde relevant d’autres humanismes qui puissent offrir des alternatives fiables (Felwine Sarr, 2016).
L’urgence d’effectuer les ruptures épistémologiques et conceptuelles nécessaires et de construire des solutions aux problèmes posés au genre humain n’est plus à justifier. Mais pour cela, Il n’est plus besoin de s’inscrire dans un huis clos étouffant et une opposition stérile avec l’Occident. Devant l’impasse actuelle, la pluralité des expériences historiques et des épistémès est une invitation à la découverte de ce que proposent les autres peuples qui ont aussi développé des intelligences du monde pour sauver l’humain et la planète.
L’Afrique doit rompre d’abord avec le darwinisme social qui amène à justifier les inégalités par le déterminisme racial ou social. Notre continent est le foyer de philosophies qui ont introduit des humanismes reposant sur l’interdépendance entre d’une part les êtres humains et d’autre part ces derniers et la nature. Les cosmogonies et les philosophies du vivre ensemble prônés par l’Ubuntu (Nelson Mandela, 1994), La Charte de Mandé (Youssouf Tata Cissé, 2003), Le Xeer Issa (Moussa Iye, 2014) préconisent des systèmes d’organisation sociale et politique et des relations humaines qui sont à l’opposé des systèmes de prédation imposés par le capitalisme. En effectuant le ressourcement et la revitalisation de son humanisme, l’Afrique pourrait construire un cadre éthique et politique adapté à ses aspirations.
Pour cela, il faudrait sortir des enclos conceptuels et épistémologiques imposés par les sciences sociales et humaines occidentales (Mahmud Mamdani, 1993) et l’utilisation des langues européennes et réinvestir les langues africaines pour y puiser des concepts et paradigmes, des mythes et représentations capables de construire un épistèmé africain (Ngugi Wa Thiongo, 2005). Ce faisant, l’Afrique pourrait offrir au reste du monde des alternatives démontrant que le capitalisme et ses avatars que sont le néolibéralisme, la démocratie de marché et le consumérisme, ne sont pas une fatalité. Elle joindrait ainsi sa voix à l’humanité que la prédation et le matérialisme effréné qui saccagent la planète.
Le premier pas à engager dans ce sens, c’est de dépasser les généralités rhétoriques et explorer des aspects concrets de ces patrimoines au potentiel universaliste avec un regard libéré de la colonialité et du romantisme des racines, dans le but précis d’en extraire les enseignements nécessaires pour inventer des nouvelles manières d’être au monde.
C’est dans cette optique, que je voudrais présenter ici un patrimoine culturel, philosophique et politique exceptionnel que j’ai eu l’occasion d’étudier sur le terrain auprès de ses dépositaires : le Xeer Issa, un contrat sociopolitique qui régit la communauté Somali-Issas de la Corne de l’Afrique.
Dans cet article, je trace les grandes lignes de ce contrat socio-politique régissant une des grandes familles claniques somalies, la confédération des Issas qui est au fondement de leur société de droit. Je rappelle le contexte historique particulier de sa naissance et les principes fondamentaux qui sont à la base du Xeer. J’invite à effectuer des analyses comparatives avec des connaissances de même ordre développées par les communautés voisines telles que le Madqa des Afars ou le Gada des Oromos et d’autres peuples africains comme la Charte du Mandé et la philosophie du Ubuntu, en vue d’identifier les valeurs communes. Enfin je discute la contribution que de telles traditions démocratiques pourraient apporter au grand débat actuel sur la décolonisation des humanités et sur l’universalisme et à la recherche des solutions endogènes, adaptées à nos sociétés contemporaines reflétant la pluralité des modèles d’organisation socio-politique.
Un système adapté à une écologie
Le Xeer est la production d’une société pastorale organisée autour de la rationalisation des maigres ressources disponibles dans leur environnement. Cette “gestion de la pénurie” explique certaines des caractéristiques reflétées par ce contrat telles que l’austérité de leur mode de vie, leur communalisme et leur système de solidarité pour pallier à l’hostilité du milieu et la précarité économique. Les pasteurs se déplacent sur des vastes aires de transhumance et de ce fait, sont amenés à des rencontres souvent conflictuelles avec d’autres groupes concurrents intéressés par les mêmes ressources : l’eau et les pâturages. C’est une des raisons pour lesquelles les sociétés pastorales sont généralement des sociétés guerrières qui survalorisent la fonction de guerrier et préparent aux arts du combat. Mais contrairement à des idées reçues, les sociétés guerrières ne sont pas forcément des sociétés de violence. Ce sont, au contraire, des sociétés qui ont su développer des méthodes sophistiquées de prévention et de résolution des conflits afin de réguler la violence. Les pasteurs somalis, que nous étudions ici ont par exemple mis au point des règles de la guerre d’une étonnante modernité. Ces règles identifient certains groupes de population appelés “Birmageydo” (Ceux qu’aucune arme ne doit effleurer) qui sont épargnés et protégés en cas de guerre. Parmi cette catégorie figurent notamment les femmes, les enfants, les vieillards mais aussi les Sages, les hommes de sciences et de religion, les hôtes et tous ceux qui sont étrangers au conflit. La dignité et certains droits des blessés et des prisonniers de guerre sont également défendus dans cette “Convention de Genève” avant l’heure (Mohamed A. Rirache, 1997).
Le Xeer : un rempart contre l’arbitraire et la violence
Le Xeer issa fait partie de ces connaissances africaines qui ont souvent intrigué les observateurs extérieurs sans pour autant donner lieu à des études sérieuses. Il a été relégué par les spécialistes de la question, à cette grande catégorie-amalgame des “droits coutumiers des peuples sans écriture” (I.M. Lewis. 1961). Pourtant, le Xeer est un contrat socio-politique qui se distingue non seulement par la rigueur de sa structuration et la codification de ses lois, mais aussi par son rôle primordial dans la défense de la justice et de la paix sociale. Malgré son caractère oral, le Xeer a fait l’objet d’une rigoureuse élaboration qui le différencie des autres corpus de connaissances. Paradoxalement, cette “constitution orale” qui est à la base de la Confédération des Issa et de leur “démocratie pastorale” a pu survivre aux divers tourbillons de l’histoire en s’appuyant notamment sur les règles rythmiques très rigides de la poésie somalie.
Le Xeer se présente comme un ensemble de valeurs, de normes et de lois qui forme un système au sein de la culture pastorale. Il a son histoire, ses codes, sa doctrine, sa littérature et son “jargon”. Comme tout système, il possède ses institutions, ses spécialistes, sa propre logique et son autonomie par rapport aux autres piliers de la société pastorale. C’est un contrat qui instaure un équilibre particulier entre les droits de l’individu et les devoirs de la communauté.
Le terme Xeer est lui-même assez révélateur de sa fonction. Xeer s’emploie d’abord comme un verbe et décrit l’action de se protéger, d’ériger une digue contre un danger comme la montée des eaux. Le terme xeero désigne l’enclos où l’on parque le cheptel pour le protéger des prédateurs. Xeer est aussi un nom qui désigne la corde qui sert à attacher et relier les deux arceaux centraux de la tente ronde qu’utilisent les pasteurs somalis. A l’origine du choix du terme il y a donc la double propriété de protéger la société contre les dangers extérieurs (guerre, calamités) et de rassembler ses membres autour des mêmes valeurs et principes. Xeer est généralement employé pour désigner la loi, celle que les hommes érigent entre eux pour pouvoir vivre en communauté. Par extension, le Xeer se rapporte au droit, il donne la primauté à la légalité, au respect de la loi plutôt qu’au lien du sang comme le montre cet important précepte “Témoigne contre ton propre frère, mais après aides-le à payer les peines de dédommagement (Walaalka markhaatiga ku fur, magtana la bixi). Il incarne plus particulièrement les droits reconnus à l’individu et au groupe. Des droits considérés universels et inaliénables comme l’illustre cette précepte “Combats le païen ou l’ennemi mais reconnais-lui ses droits” (Gaalka dil, gartiisana sii).
Le Xeer : le produit d’une histoire particulière
Grâce à des calculs d’ordre généalogique et à travers d’autres recoupages historiques, nous avons pu dater ce contrat. Il a été élaboré au 16ème siècle de l’ère chrétienne. Un siècle charnière pour les peuples de la Corne de l’Afrique. En effet, c’est durant la seconde moitié de ce siècle que cette sous-région connaitra des profonds bouleversements et des calamités naturelles qui en transformeront la configuration sociale, politique et ethnique et inaugureront une longue période de troubles. C’est le siècle où les florissantes cité-Etats musulmans de la Mer Rouge tels que Zeila, Berbera, Tajourah etc… tombent en décadence, sous la pression de du royaume chrétien d’Abyssinie secouru par les puissances occidentales et de l’expansion des Oromos (J. Cuoq, 1981)
Tout l’édifice politique et social élaboré depuis le 11éme siècle dans ces cités protégées par leurs remparts est détruit. Le processus de détribalisation et de construction de citoyenneté facilité par les échanges commercial et le brassage culturel qui avait éclos dans ces cités multiethniques et privilégiait le partage des valeurs et normes communes par rapport aux appartenances ethniques ou claniques. Un climat d’insécurité, né des luttes intestines entre les prétendants au pouvoir, de la décadence des mœurs et du relâchement du contrôle social ravive les atavismes ethniques et tribaux. Le lignage (re)devient des refuges sécurisants contre ces déstabilisations qui secouent les sociétés musulmanes des cités.
C’est à cette époque que la Corne de l’Afrique connait des mouvements migratoires importants qui en changeront considérablement la carte démographique et les rapports entre les différents groupes ethniques et tribaux. Certains de ces groupes ne survivent pas aux bouleversements tandis que de nouveaux se forment sur leurs ruines On assiste à un phénomène de retribalisation et de renomadisation des populations citadines (Mohamed A. Rirache, 1986). En effet, les villes perdent le contrôle de leur défense et leurs remparts n’arrivent plus à contenir les pillards alléchés par les fabuleuses richesses accumulées par les citadins. Beaucoup de ces derniers préfèrent retourner en “brousse” rejoindre leurs tribus d’origine ou de nouveaux groupes qui leur offrent la sécurité et la solidarité nécessaires à leur survie.
Le Xeer fut la résultante de cette période de troubles, il a été conçu pour servir de rempart contre le désordre ambiant et fonder une nouvelle société de droit. D’où la signification étymologique du terme susmentionné. C’est autour de ce contrat socio-politique crée pour répondre à une situation d’anarchie et de violence, similaire à celle qu’a vécu la Somalie après la guerre civile, que se constitue un de ces nouveaux groupes : la confédération des issas. A l’instar de la constitution américaine qui avait réuni différents Etats du Nouveau monde, des communautés d’origine différentes se sont rassemblées autour du Xeer et constituer une nation soudée par la loi.
Des principes fondamentaux d’une étonnante modernité
Bien qu’élaboré au 16ème siècle, le Xeer issa étonne par la modernité de certains de ses concepts. Longtemps avant les constitutions occidentales qui servent aujourd’hui de référence universelle, ses fondateurs avaient réfléchi et répondu à leur manière aux questions fondamentales sur l’exercice du droit et du pouvoir dans la société humaine. Des principes comme ceux de l’égalité, de l’inviolabilité de la loi, de l’origine humaine de la loi, de la protection des droits inaliénables, etc… bref tous ces concepts qui sont plus que jamais au centre des débats politiques actuels, ont été discutés par les fondateurs de ce système. Pour en faciliter la mémorisation et la transmission, les principes qui fondent la philosophie politique du Xeer sont énoncés dans un style poétique et métaphorique utilisant les règles rythmiques assez strictes de la poésie somalie.
Ils constituent un préambule rimé et rythmé de cette “démocratie pastorale”. Je voudrais citer cinq de ces principes qui illustrent la profondeur de la réflexion derrière ce contrat social.
1) Principe de l’origine humaine de la loi
« Dieu m’a créé à partir d’une semence mais ce sont mes ancêtres qui m’ont légué le Xeer » (Hebehay xogunbu iga abuurey, Aabahayna xeer buu ii dhigay)
Ce principe tranche à sa manière le vieux débat sur la coupure entre Nature et Culture. Pour les Issas, si les hommes sont des créatures de Dieu, les lois, elles, sont les œuvres des hommes.
Cette affirmation peut passer pour un lieu commun de nos jours, mais il faut se rappeler qu’à cette époque, l’idée de l’origine divine de la loi était fort courante et servait de justification à beaucoup de systèmes politiques. Cette conception de la loi induit, par exemple, qu’aucun roi ou chef, aussi puissant soit-il, ne peut revendiquer incarner un quelconque droit divin. Il n’est et ne peut être que ce que sa condition humaine fera de lui, c’est-à-dire un pouvoir irrémédiablement marqué par le temps et la volonté populaire. Elle enlève également toute sacralité et immuabilité à la loi qui peut faire l’objet de discussion et de modification si la communauté en décide ainsi. Ce principe nous révèle les préoccupations philosophiques des fondateurs du Heer.
2) Principe de la nécessité de la loi « Le Xeer est comme les chaussures qui nous servent à marcher » (Xeer waa kab lagu socdo)
Le terme kab désigne en Somali à la fois une chaussure, un support et un véhicule. Le Xeer est comparé à la chaussure qui permet de se déplacer, d’avancer dans le chemin épineux des rapports sociaux. Chez les pasteurs, les chaussures ne sont pas des objets de luxe. Dans un environnement où poussent beaucoup de variétés d’arbres à grosses et douloureuses épines, les sandalettes en peau de chameau font partie des choses de première nécessité. C’est en ce sens qu’il faut saisir cette comparaison entre le Xeer et la chaussure. C’est une métaphore très forte. D’ailleurs si le Xeer est la chaussure (kab), ses divers articles de loi sont appelés dhagaley, c’est-à-dire les lacets ou lanières qui servent à les retenir au pied.
3) Principe de l’égalité
« Tous les Issas sont égaux et aucun ne peut dépasser un autre en égalité » (Ciise waa wadaa ciise, ninna nin caaro madheera)
C’est un des principes fondamentaux du Xeer, celui qui institue l’égalité entre les membres de la confédération issa. La précision dans la seconde partie : ninna nin caaro madheera (qui veut littéralement dire …”et aucun ne peut dépasser l’autre en égalité) souligne la volonté de ne pas s’arrêter à une égalité formelle et le souci d’égalitarisme qui est devenu une des caractéristiques de la société issa.
4) Principe de l’inviolabilité de la loi
« Le Xeer issa est infranchissable comme l’arbre Jeerin » (Xeerka ciise waa geyd Jeerin ah)
Le principe ainsi imagé exprime l’inviolabilité de la loi du Xeer. En effet, Jeerin est un arbre de la brousse qui se distingue par ces deux caractères : il est très bas de tronc et étalé sur une longue surface. Il est donc très difficile de passer en dessous ou de sauter par dessus. Ce qui illustre fort bien l’expression que nul ne peut outre passer la loi et renvoie à l’idée d’inviolabilité.
5) Principe du communalisme
« Les Issas ont trois choses en partage ; les pâturages, les hôtes et l’Ogaas (Ciise sadexbaa u dhax ‘ah : dhulka, martida iyo ugaaska
Ce principe fonde le communalisme des Issas en définissant les principaux domaines de partage communautaire : les moyens de subsistance et de reproduction (les pâturages et l’eau), les devoirs sociaux (hospitalité) et le pouvoir politique (l’ogaas).
Le Xeer interdit l’appropriation individuelle de “ce qui est déjà donné par la Nature”, c’est-à-dire les pâturages et l’eau. Il préconise la règle “du premier venu, premier servi”. L‘hospitalité est une obligation sociale à laquelle personne ne doit échapper et doit se faire sans distinction, selon également la règle du “premier campement accosté”. Et enfin les Issas ont en commun un roi, l’Ogaas, dont la fonction est essentiellement de sauvegarder la paix, de veiller à la préservation de l’esprit du Xeer et de bénir les décisions prises par les différentes assemblées de sages.
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Le Xeer touche à tous les aspects de la vie sociale. Il organise la société pastorale en accordant la primauté à la sauvegarde du consensus social et de la cohésion du groupe par rapport aux droits et intérêts de l’individu. En tant que contrat socio-politique, il régule les différents types de rapports sociaux.
– Le Xeer joue tout d’abord le rôle de Droit pénal qui protège la vie de la personne physique, ses biens matériels, sa dignité et son honneur et définit les sanctions pénales et sociales correspondantes.
– En tant que Constitution politique, il fixe les attributions de ses différents organes ainsi que les relations entre les différents clans qui forment la confédération.
– Enfin, le Xeer comporte un code de conduites sociales qui détermine le cadre éthique et moral qui doit guider les membres de la confédération.
Une justice de réconciliation et de compensation
Le Xeer instaure une société de droit qui reconnait l’inhérence du conflit dans les rapports sociaux et la nécessité de le réglementer. Il promeut une justice de réconciliation qui se propose de restaurer la paix et la cohésion sociale. C’est une justice de communauté qui s’adresse au groupe plutôt qu’à l’individu car ses verdicts s’adressent au clan qui est “garant”des parties plutôt qu’aux individus eux-mêmes. C’est enfin une justice de compensation qui rejette la loi du talion et ne connait ni la sentence suprême (la peine de mort), ni la peine d’emprisonnement. Elle a pour support un Droit pénal dont la première préoccupation est de compenser, dédommager les victimes sans pour autant ruiner les coupables. Ces caractéristiques du Xeer en général et de son Droit pénal en particulier ne sont pas des déductions théoriques de notre analyse. Elles sont explicitement et clairement affirmées dans les discours et les délibérations prononcées par ses Sages.
En tant que Droit pénal, le Xeer se divise en trois grandes parties techniques selon la nature des délits et crimes :
– Le Xeer du Sang (Xeerka Dhiiga) qui englobe tous les litiges et crimes relatifs à l’atteinte de la personne physique ainsi que les peines correspondantes. Selon la gravité de l’acte, simples coups, blessures entrainant des séquelles ou meurtre, les sanctions entrent dans l’une ou l’autre de ces deux catégories : Buulo ou prise en charge des frais de soins et payement des dommages ou Boqol ou prix du sang calculé en tètes de bétail.
– Le Xeer des Biens matériels (Xeerka Dhaqaaqilka) qui concerne tous les conflits et délits liés à la détérioration, au vol et à l’usurpation des biens individuels ou collectifs ;
– Le Xeer de l’Honneur (Xeerka Dheerta) qui protège contre toutes les atteintes à la dignité, à la moralité et à l’honneur de la personne.
Ce Droit pénal qui fonctionne sur la loi du précédent préconise une panoplie de procédures d’instruction, de plaidoyer, de vérification et des recours d’appel dont la technicité et le formalisme n’ont rien à envier à ceux des Codes modernes.
Il prévoit toute une série de sanctions sociales et des peines de dédommagements calculées en têtes de bétail. En cas de conflit provoquant la mort, le Xeer du Sang applique le Prix du sang calculé, comme les autres peines de dédommagement, en têtes de bétail. L’unité de valeur principale est le “chameau” qui peut se “convertir”, selon un tableau de change préétabli, en bovidés ou en ovins qui donne une idée de la technicité et précision du Xeer dans ce domaine.
Une Constitution instaurant un autre exercice du pouvoir
La constitution politique préconisée par le Xeer prévoit trois types d’instances qui se partagent, de manière assez originale, les trois types de pouvoir généralement spécifiés dans les Constitutions modernes.
Il y a d’abord le “Guddi” qui est l’organe suprême. C’est une Assemblée de Sages aux pouvoirs très larges. Il joue à lui seul le triple rôle de Parlement (pouvoir législatif), d’autorité légale (pouvoir exécutif) et de Cour de justice (pouvoir judiciaire). Ses compétences s’étendent aussi bien aux questions politiques, économiques et militaires concernant la communauté que des litiges et conflits entre individus ou groupes d’individus. Le “Guddi” est composé de 44 membres dont :
représentants issus les 12 groupes de la confédération Issa à raison de 2 par groupe ;
20 membres choisis non en fonction de leur appartenance mais en fonction de leur sagesse, intégrité morale et connaissance du Heer.
La seconde instance du Xeer est le “Gandé”. C’est une Assemblée également constituée de 44 Sages dont le rôle premier est de protéger l’esprit et le “texte” du Xeer contre les dérives conjecturelles et les mauvaises interprétations. Il accomplit les différentes fonctions suivantes qui sont complémentaires de celles du “Guddi” :
Conseil Constitutionnel : il veille à la constitutionnalité des décisions du “Guddi” et délibère sur les nécessités d’évolution et les propositions de changement des lois du Heer ;
Cour Suprême : il traite les affaires qui ont épuisé les différentes procédures prévues par le Xeer et notamment les 12 Arbres (ou Appels) sans arriver au consensus nécessaire.
Organe de réconciliation dans les conflits opposant des tribus ou clans qui risquent de mettre en question l’unité et la paix au sein de la confédération. Il partage ce rôle avec le roi issa (l’Ogaas) selon les circonstances.
Conseil pédagogique : les membres du Gandé qui finissent leur mandat servent de formateurs et de conseillers une fois de retour dans leur campement d’origine, faisant ainsi profiter leur communauté de leur expérience du Heer.
La troisième institution du Xeer est la royauté incarnée par l’Ogaas (Ali Moussa Iye, 2010). C’est le père spirituel de la communauté, le symbole de la Loi, le garant de l’unité de la confédération. Malgré la sacralisation dont il fait l’objet, l’Ogaas n’exerce aucun pouvoir temporel, ne dispose d’aucune force de coercition pour imposer sa volonté. Un précepte du Xeer définit sans équivoque l’essence du pouvoir royal chez les Issas : l’Ogaas préside (les Assemblées) mais ne tranche pas (Ugaas uu gudoonchaye ma goyo).
Ainsi le roi issa règne mais ne gouverne pas. Comme dans les monarchies constitutionnelles moderne, il appose seulement son sceau en bénissant les décisions prises par les Assemblées. En fait, il a plus d’obligations envers ses sujets que des privilèges sur eux. Les attributions qui lui sont reconnues par le Xeer peuvent se résumer comme suit :
servir d’arbitre dans les conflits opposant des Issas et maintenir à tout prix la paix et l’unité au sein de la confédération : rôle de garant du consensus socio-politique ;
bénir les décisions des Assemblées (Guddi et Gandé) et prodiguer conseil et hospitalité à ses sujets : rôle de père spirituel ;
prier sans arrêt pour son peuple afin de le protéger contre la sécheresse, les maladies et autres calamités naturelles : rôle magique de protecteur et d’intercepteur auprès de Dieu.
Un droit pour panser et ressouder
Comme on l’a précisé plus haut, le Xeer est en lui-même est un ensemble complexe de mécanismes de prévention, de gestion et de règlement de conflits. Bien que ces mécanismes concernent en premier lieu les membres de la communauté issa, adhérents du contrat socio-politique, certains sont également réservés aux règlements des conflits avec d’autres communautés et populations voisines Nous avons montré que le Xeer a établi la Loi du Sang pour prévenir et résoudre les problèmes de “droit commun” et une Constitution politique pour réguler et résoudre les conflits entre les différentes tribus ou clans de la confédération ainsi que les problèmes découlant de l’exercice du pouvoir. Dans les deux cas, le processus qui est suivi est le même et se déroule en quatre temps : “le refroidissement des passions”, la “purge des rancœurs”, le “redressement des torts” et le “scellage de la réconciliation”.
Dans les deux cas de figure, la palabre joue un rôle primordial. Car, comme l’écrit J.G Bidima dans son ouvrage Une juridiction de la parole, “la palabre institue un espace public de discussion qui suppose le détour par une procédure. Elle n’organise pas le face-à-face spéculaire entre parties mais institue une médiation symbolique à plusieurs entrées.
Le “refroidissement des passions”
En cas de litiges entre personnes ou de conflit entre groupes, le processus commence toujours par l’envoi des médiateurs qui jouissent de la confiance des parties en conflits et dont la neutralité est connue. Leur première fonction est d’arrêter les actes d’hostilité et prévenir contre l’aggravation du litige ou conflit. Ils doivent d’abord “refroidir les passions” dans les deux camps. Pour cela, ils emploient les ressources de la culture et de la religion pour calmer les uns et les autres. Ils font appel aux valeurs aux obligations de solidarité et de cohésion, aux préceptes du Coran. Parfois la mémoire des ancêtres, la menace de leur malédiction ou la colère divine sont invoqués pour convaincre. Le but de l’intervention des médiateurs n’est pas d’identifier les coupables ou de trancher l’affaire, mais de rappeler la nécessité de l’arrangement par la loi et le respect de la légalité. Tout refus de cette médiation met la partie récalcitrante automatiquement “hors de la loi”, c’est-à-dire hors du contrat, avec les conséquences que cela implique. Dans cette étape du processus, l’habilité psychologique des médiateurs et surtout leur maitrise de la parole sont capitales pour calmer les esprits et convaincre les parties.
En cas de conflit entre les Issas et une autre communauté, on applique le mécanisme préconisé par une composante spécialement conçue à cet effet : le Xeer de la trève” appelé le Dhiblé. Il s’agit des accords de paix que les Issas établissent avec leurs voisins (les autres groupes Somalis, les Afars). Le Xeer de la trêve est un mécanisme pour réguler les conflits armés entre différentes communautés concurrentes. Il détermine les procédures de négociation et de compensation ainsi que les sanctions à prendre en cas de violation de la trêve acceptée par les deux parties. Le Dhiblé est donc un garde-fou contre le cercle vicieux de la vendetta qui pousse souvent les guerriers à violer les règles de la guerre en vigueur. C’est pourquoi, dès qu’un conflit menace les relations entre les Issas et une autre communauté voisine, les Sages de chaque partie décident de “monter au créneau” et obligent les guerriers d’abandonner l’initiative et le terrain aux négociateurs. Un appel à la trêve est solennellement lancé par l’une ou l’autre des parties. A l’intérieur de chaque camp, le processus de concertation et de prise de décision est activé. Le plus difficile est de convaincre les guerriers à déposer les armes et respecter la trêve.
Le Dhible préconise l’envoi d’une délégation de femmes âgées pour signaler la volonté de paix. Celles-ci doivent emmener avec elle la “pierre de la paix”, une pierre en forme de statuette, qu’elles doivent remettre aux Sages de la partie adverse. Si cette dernière est d’accord avec le message de paix, elle doit enduire la “pierre de la paix”de beurre et renvoyer les vieilles femmes avec des cadeaux et leurs souhaits sur le lieu, la date et les termes de pourparlers. Chez les Issas, on choisit les négociateurs parmi les clans de la confédération qui partagent “des frontières” avec l’autre camp et qui connaissent par conséquent leur culture, traditions et/ou leur langue.
La “purge des rancœurs”
C’est l’étape de la palabre, des interminables joutes et plaidoyers verbaux qui peuvent durer des jours et des semaines, voire même des mois comme ce fut le cas en Somalie lors de certaines conférences de réconciliation traditionnelles. Loin d’être des “palabres inutiles”, comme le pensent certains négociateurs modernes pressés et obnubilés par les résultats rapides, cette étape est cruciale. C’est d’elle que dépendra, en fin de compte, la vigueur des accords conclus et l’engagement des parties.
En effet, dans le processus de résolution des conflits, la manière ou le protocole avec lequel les négociations se font sont aussi important que les résultats eux-mêmes. Ces séances de palabres servent à “vider son sac”, remonter aux origines du problème, exprimer les griefs ou les sentiments ressentis, les souffrances endurées, revisiter l’histoire des conflits et des accords de paix signés. L’art de la rhétorique et du geste, les talents poétiques et même humoristiques sont utilisés pour émouvoir les cœurs, frapper les esprits et finalement défendre son cas. “La palabre se propose moins de distribuer des sanctions que de convaincre, de réconcilier, de restaurer la paix dans la communauté perturbée par le conflit…. Elle milite contre une vision très pénale de la société…A l’inverse de “surveiller et punir” la palabre se caractériserait plutôt par “discuter et racheter” (J.G Bidima)
Ces prises de parole opèrent comme des séances de thérapie de groupes, comme une psychanalyse à travers laquelle chaque camp exprime ses douleurs, ses frustrations et par là expurge les rancœurs accumulées. Le terme utilisé dans le Xeer pour désigner cette démarche est assez révélateur de sa fonction : “Caloolxaadhasho”qui signifie littéralement “déblayage ou purge du ventre”. Quand l’on sait que chez les pasteurs le ventre est le point névralgique des sentiments et des émotions, mais aussi le foyer de la volonté et du souffle de vie, l’on comprend la signification thérapeutique qu’ils accordent à ces séances. Ce sont des parties “rassasiées” de paroles et délivrées du poids des rancœurs qui doivent déterminer les responsabilités et discuter du redressement des torts.
Le “redressement des torts”
Cette étape est beaucoup plus technique et consiste, tout d’abord, à déterminer les responsabilités des uns et des autres. Chaque partie identifie un ou des “pères”(Aabo), sorte d’avocat qui va défendre son cas, dans des plaidoyers qui n’ont rien à envier à ceux des tribunaux modernes en termes d’éloquence et de technicité. L’assemblée se choisit une sorte de greffier(Qore) dont le rôle est d’enregistrer tout ce qui se dit, de questionner les parties en conflits pour certaines précisions et enfin de dresser le procès-verbal (c’est le cas de le dire). L’assemblée peut également faire appel à la procédure de témoignage et de serment (Marag iyo Imaan) prévu par le Xeer qui réglémente l’intervention des témoins.
Le Xeer, fonctionnant sur la loi du précédent, il a établi toute une jurisprudence qui va servir de point de repère et de référence. Dans le cas d’une affaire interne à la confédération, on demande aux parties en conflit de choisir entre le Xeer ou le règlement à l’amiable (Xagaan). Le premier choix implique l’application stricte des dispositions du Xeer et notamment sa jurisprudence tandis que le règlement à l’aimable fait juste appel à la sagesse et l’équité des membres de l’assemblée sans obliger à se référer à des articles de lois précis.
Dans les litiges et conflits sérieux, c’est souvent la loi du Xeer qui est appliquée. Dans ce cas, l’assemblée doit d’abord déterminer si l’affaire a eu un précédent (Curad) et donc exige une simple application de la jurisprudence prévue ou si c’est une affaire nouvelle/inédite (Ugub) qui obligera à innover. Il est utile de rappeler ici que le Xeer est une institution ouverte à l’innovation et au changement comme l’atteste ce précepte : ‘A affaire jamais vue, verdict jamais entendue (Wax la arkin, waxaan la maqlinba la magaa)
Une fois les responsabilités établies, on procède généralement aux compensations des victimes et on établit les obligations qui incombent aux uns et aux autres. Dans ce processus, la prise de décisions se fait selon la règle de l’unanimité et l’exécution des décisions incombe à chacune des parties et engage leur honneur et le respect de la parole donnée. Si une partie n’est pas satisfaite d’un verdict, elle a la possibilité de faire appel et de demander la convocation d’un autre « Arbre » ou séance délibération. Le Xeer offre en théorie la possibilité de convoquer jusqu’à 12 Arbres, c’est-à-dire de demander jusqu’à 12 appels même si la plupart des affaires compliquées se règlent au n=bour du 3eme ou 4eme « Arbre ».
Le “scellage de la réconciliation”
Dans l’esprit du Xeer, il ne suffit pas de régler un conflit et de redresser les torts subis. Encore faut-il prévenir contre les futurs conflits. Il est donc important de veiller à la “guérison de la plaie” et à la sauvegarde de la solidarité et de la cohésion sociales.
La cérémonie pour sceller la réconciliation est donc une étape tout aussi importante dans le processus. Il faut faire en sorte que chaque parie ait le sentiment d’avoir gagné quelque chose dans les négociations ou d’avoir, au moins, sauvegarder l’intérêt général de la communauté. Cette démarche rappelle un peu une des méthodes modernes de résolution des conflits que les américains appellent “the win-win approach”. Tout un cérémonial est organisé autour de cette réconciliation pour rappeler la portée sociale et l’intérêt communautaire des décisions prises. On procède au sacrifice de certains types d’animaux au cours duquel on invoque les esprits des ancêtres communs, des saints et Dieu afin de bénir le verdict. On échange certains morceaux de viande, on partage du lait dans un même récipient et on récite des versets de Coran ou des paroles rituelles prévues à cet effet. Parfois on peut échanger des poèmes de félicitations pour marquer le moment et laisser des souvenirs à la postérité.
Un des moyens les plus courants pour sceller une réconciliation, c’est d’échanger des femmes. Chaque camp donne à marier un certain nombre de femmes en âge de mariage à des jeunes hommes de l’autre camp afin que la réconciliation soit renforcée par des liens familiaux. Un proverbe somali nous donne la genèse de cette tradition : C’est avec le liquide des fœtus qu’il faut compenser le sang versé »
Une autre philosophie du politique
Au delà de l’étonnante technicité du Xeer et de son intérêt anthropologique, l’étude de ce contrat socio-politique nous introduit à un autre type de droit, de démocratie, bref à une philosophie politique africaine qui pourrait inspirer la recherche actuelle de modèles endogènes. En effet, dépassant les pesanteurs géopolitiques et socio-culturelles de leur époque, les fondateurs du Xeer ont pensé une théorie et une pratique de l’exercice du pouvoir dans la société humaine qui interrogent et relativisent certains paradigmes de la science politique moderne. Les “astuces” qu’ils ont mis au point pour “civiliser” le pouvoir démontrent la profondeur de leur réflexion sur le politique et de leur connaissance de cet être social en perpétuelle quête de pouvoir qu’est l’homme.
Ainsi, en confinant la tyrannie du pouvoir patriarcal, souvent prélude à l’autocratie politique, au niveau du “Reer”, c’est-à-dire au niveau des rapports agnatiques de parenté, et en instaurant la démocratie, c’est-à-dire l’égalité des droits et des devoirs, au niveau de la confédération des tribus, les théoriciens du Xeer ont en quelque sorte piégé le pouvoir. Celui-ci est partagé entre les chefs de clan (pour les affaires strictement familiales), les Sages des assemblées (pour les affaires courantes de la communauté) et l’Ogaas (pour les rituels de sauvegarde de l’unité et de la paix). Nous avons là un système politique où le pouvoir est sectionné, contrebalancé et par conséquent entravé dans sa tentation au totalitarisme.
Autre exemple de l’habilité politique des philosophes du Heer : conscients du fait que le pouvoir corrompt inéluctablement et pousse à l’abus, ils ont pensé une royauté qui symbolise le pouvoir en la personne de l’Ogaas tout en lui retirant toute possibilité de se l’approprier et d’en abuser. Comme on l’a montré plus haut, celui qui détient la charge suprême chez les Issa est confiné dans un rôle d’arbitre. Alourdi de devoirs et démuni de toute force de coercition, il est en quelque sorte neutralisé. Le pouvoir royal est donc d’autant mieux spécifié et flatté avec toute la symbolique nécessaire qu’il est contenu dans sa sphère magico-spirituelle.
Mieux, pour pallier aux inévitables troubles que suscite en général la course à la succession (usurpations, coups de force), le Xeer a prévu un mode de désignation du roi pour le moins original. La charge royale n’est ni héréditaire (pour écarter toute compétition entre descendants), ni obtenu par élection (pour écarter la concurrence entre les différentes tribus qui mettrait l’unité de la confédération).
L’Ogaas est choisi au sein d’un même clan, par une Assemblée spéciale de sages à la suite d’une longue et laborieuse sélection où les “sciences” telles que l’astrologie, la divination, la cabalistique et l’interprétation des songes sont sollicitées en vue d’identifier “l’élu” correspondant aux critères objectifs et métaphysiques définis. Une procédure similaire à celle du choix du Dalai Lama tibétain par exemple. Pour rendre la fonction du roi encore moins attractive, le Xeer prévoit, par exemple, le rituel du rapt du futur roi. C’est un assaut par surprise du campement du futur roi qui se déroule à l’aube et qui consiste à enlever à sa famille et contre son désir celui qui a été désigné par la grande Assemblée. L’Ogaas est choisi assez jeune (entre 15 et 18 ans) afin de pouvoir l’éduquer dans les règles du Xeer.
Face aux risques d’anarchie qui pourraient découler de cette neutralisation du pouvoir royal, le Xeer introduit un processus de prise de décision qui fait des législateurs des « Guddi » les exécuteurs de leurs propres décisions. La composition paritaire des assemblées où tous les clans de la confédération sont représentés et la transparence de la prise de décision facilitent ce procédé. La loi de la majorité en vigueur dans les démocraties modernes est remplacée dans le Xeer par celle de l’unanimité dans le processus de prise de décision. Les Issas préfèrent repousser une prise de décision jusqu’au “12ème Arbre”, c’est-à-dire épuiser les 12 possibilités de recours prévues par la loi, afin d’atteindre le plus grand consensus possible. Mais une fois que la décision est prise, chaque membre des assemblées se fait un honneur de veiller à sa bonne exécution. Dans la résolution des conflits, ce processus de prise de décision permet de responsabiliser les parties en conflits pour mieux honorer les accords.
Outre cette conception d’un pouvoir qui nécessite d’être contrebalancé et contrôlé, la philosophie du Xeer se caractérise encore par la primauté accordée au libre choix et à la libre adhésion au consensus socio-politique. La notion de contrainte par la force est étrangère au Xeer qui n’a même pas prévu un organe de coercition pour l’exécution des lois. Pour ses théoriciens, l’adhésion à un quelconque contrat socio-politique doit résulter d’un acte volontaire, réfléchi et libre. Une loi est d’autant mieux respectée que ceux auxquels elle s’applique, ont compris sa nécessité pour eux-mêmes.
Toute la légitimité et le respect dont jouit le Xeer découlent de cette appropriation de ses lois par chaque membre de la communauté qui est ainsi appelé, un jour ou l’autre, à devenir le juge et le gendarme à la fois. Cette légitimité est inculquée dès la prime jeunesse à travers un apprentissage structurée et notamment une éducation civique aux droits et devoirs du Xeer. L’esprit de droit et la conscience de la loi sont acquis dès le tendre âge ; ils sont transmis à travers les formations initiatiques et les productions culturelles telles que les légendes, contes, proverbes et devinettes. A partir de l’adolescence, l’individu issa peut déjà assister aux délibérations des assemblées durant lesquelles il s’habitue au discours juridique et politique. Adulte, il pourra être lui-même amené à tenir ce discours et défendre ses droits en faisant référence au Xeer.
Il est évident que ce contrat socio-politique qui a été conçu pour répondre à une situation particulière et dans un contexte historique donné, ne pourrait être opérationnel dans des sociétés marquées par l’hétérogénéité identitaire, la diversification culturelle et la distinction sociale. L’édifice institutionnel et le modèle politique instaurés par le Xeer a tout d’abord été ébranlé par la colonisation qui a placé les Issas sous trois différentes administrations coloniales qui ont occupé leurs territoires : abyssine en Ethiopie, française à Djibouti et anglaise au Somaliland. Plus récemment l’accession à l’indépendance de la Somalie et de Djibouti a conduit à l’émergence d’un nouveau type de pouvoir, celui de l’Etat-nation, qui répond à un autre mode de désignation et d’exercice du pouvoir et du droit. Dans ce nouveau contexte marqué par les divisions encouragées par la compétition pour le pouvoir de l’Etat et de ses ressources, à Djibouti, en Somalie et en Ethiopie, la survie des institutions du Xeer, et notamment de l’Ugaas est gravement menacée. Mais au-delà des dangers qui guettent cette tradition démocratique, ce sont les conceptions particulières du pouvoir et du droit et les principes sur lesquels reposent sa philosophie politique qui pourraient nous éclairer dans la recherche de nouveaux modèles.
Des alternatives endogènes africaines
L’existence de ce genre de patrimoines juridiques, politiques et socioculturels montre, si besoin est, que les sociétés africaines recèlent en leur sein des préceptes politico-philosophiques qui peuvent être exploités dans la recherche actuelle de systèmes endogènes de résolution des conflits et de gouvernance démocratique. Ces enseignements pourraient inspirer tous ceux qui, après l’échec des prêt-à-penser importés en Afrique, essaient de construire un autre humanisme réhabilitant les traditions du consensus, de l’interdépendance et de la solidarité.
Plus que jamais, la nécessité d’exploiter de tels gisements s’impose d’elle-même pour sortir de l’impasse actuelle. En effet, l’espoir démocratique soulevé par les mouvements de révolte des années 1990 et 2000 a été étouffé et a abouti à l’anarchie du multipartisme, aux mascarades d’élections et à l’effritement des derniers oripeaux de l’Etat-nation. Si les systèmes autocratiques mis en place au début des indépendances avaient découragé l’énergie créatrice des peuples africains, la démocratie à “la mode électorale” héritée des vagues de démocratisation, a, elle, libéré, les instincts populaires les plus vils.
Le résultat est consternant. On continue de s’approprier des principes qui n’ont souvent d’universel que leur ethnocentrisme et leur prétention à l’universalisme.
A des sociétés structurées autour de l’identité et de la responsabilité collectives, on continue de plaquer des lois, des institutions, des codes électoraux et de méthodes de résolution des conflits faits par et pour des sociétés basées sur l’individualisme. Les traditions de consensus élaborées en Afrique, sont abandonnées au profit d’une conception plus limitative de l’adhésion au contrat social.
On institue des parlements dont le mode de représentation et la composition ignorent les vraies causes de clivages socio-politiques, les vraies contradictions des solidarités traditionnelles, pour ne retenir que la confrontation des partis politiques à “but alimentaire” souvent sans assise populaire ou sans projet de société. On applique des règles onusiennes ou des méthodes de bureaucratie étatique pour essayer de résoudre des conflits intercommunautaires qui appellent d’autres savoir-faire et expériences.
On s’évertue encore d’imiter les cérémonials de la démocratie occidentale jusque dans les plus petits détails et jusqu’au ridicule, oubliant que les modes de scrutin, les urnes et le bulletin de vote ne sont que des simples outils pour recueillir le choix des populations dans les pays dont le système est basé sur l’individualisme.
On s’étonne de la mascarade et de la fraude électorale pratiqués par les régimes autoritaires en oubliant que ces “tares”, loin d’être congénitales aux africains, prouvent l’inadaptation des règles de jeu imposées à la réalité africaine.
Les recherches sur les traditions démocratiques du continent arrivent à la même conclusions : ce n’est pas l’Afrique qui n’est pas faite pour la démocratie, comme l’ont affirmé certains analystes affectés par le racisme hérité de la colonisation, mais ce sont les prêt-à-penser importés qui ne sont pas adaptés aux Africains. Ce ne sont pas les capacités de populations africaines à comprendre la démocratie qu’il faut interroger mais les instruments, les gadgets institutionnels et politiques qui leur sont imposés.
Les tentatives de décoloniser les humanités et de construire un nouvel universalisme tenant compte de la pluralité du monde offrent donc une occasion inespérée de revaloriser toutes ces connaissances endogènes.
Cette démarche invite en effet à interroger sans complaisance non seulement les concepts et paradigmes dominants des humanités, mais aussi les technologies, les instruments et les accessoires qui les accompagnent. C’est à travers la quête du sens primordial commun, de l’autre en moi, au-delà des artifices ou apparats culturels qui poussent souvent à confronter les cultures, que l’on peut sortir les humanités de la colonialité et réinventer un universalisme pluraliste. Celui-ci devrait davantage se fonder sur l’expérience historique des ceux qui ont le plus souffert de la privation et des violations des droits de l’homme dans l’histoire humaine. Tablant sur les aspirations morales communes, ce nouvel universalisme devra favoriser une interprétation des droits de l’Homme qui remettent profondément en cause l’ordre mondial actuel basé sur des inégalités héritées de l’histoire (conquête, esclavage, colonisation etc) et sur une rationalité économique dévoyée. Il doit promouvoir une universalité qui repose sur une légitimité éthique des actions de l’homme plutôt que sur leur finalité économique dont on connait aujourd’hui les ravages sur nos sociétés et notre environnement.
Comme le rappelle si justement Christoph Eberhard du Groupe de travail Droits de l’homme et dialogue interculturel
« Il nous semble indispensable d’accompagner nos changements de perspectives par des nouveaux termes permettant de les exprimer pour pouvoir vraiment aborder d’un œil nouveau la problématique des droits de l’homme en perspective interculturelle….Il s’agira d’émanciper notre réflexion contemporaine sur les droits de l’homme du paradigme moderne dans lequel ils sont enracinés en proposant des paradigmes qui nous semblent plus aptes pour relever les défis de l’interculturalité. C’est ainsi que nous proposerons d’opérer au niveau de notre vision du monde un changement de perspective nous menant à quitter notre univers pour un plurivers, ce qui nous permettra de réfléchir aux droits de l’homme en termes de « pluriversalité » plutôt que d’universalité » Pour cela, Eberhard conseille de faire « le détour par l’expérience juridique que nous offrent les sociétés africaines pour tenter ensuite de proposer un paradigmes communautaire comme écosystème où notre nouvelle vision pluriverselle des droits de l’homme pourrait se déployer »
Notre propre cheminement conceptuel nous a conduit à cette même conclusion : la nécessité d’abandonner les termes d’universalité ou universalisme galvaudés par leur instrumentalisation et vidés de leur substance et de leur humanité par des siècles de duplicité et de double standard. Il faudrait trouver d’autres terminologies susceptibles de nous réconcilier avec le « sens commun de l’humain ». Les termes de « pluriversalisme et de pluriversalité » qui commencent à faire leur chemin offrent cette possibilité d’effectuer les rupture épistémologues et une approche interculturelle des problématiques des droits de l’homme, de démocratie et de développement humain.
Le pluriversalisme est le nouveau territoire décolonisé à partir duquel chacun de nous pourrait parler, à lui-même, à son peuple et aux autres cultures. C’est le cadre approprié pour accueillir et accommoder toute la diversité culturelle du monde.
Une diversité qui n’aura de finalité ou de sens que si elle s’appuie sur un dialogue décolonisé susceptible de nous conduire l’unité de l’humain.
Certes, ce changement sémantique ne suffira pas seul à résoudre les énormes problèmes épistémologiques et conceptuels qui se profilent. Mais renommer les choses ouvre des nouveaux espaces d’expression de l’imagination et de l’imaginaire et facilite les efforts pour libérer les humanités se libèrent de leur colonialité afin qu’ils puissent mieux refléter ce pluriversalisme en construction. »
– Iyé, A. (2018). Le Xeer Issa : une contribution africaine à la construction du « pluriversalisme ». Présence Africaine, 197(1), 253-285.