

Cela fait maintenant plus de 10 ans que je trimbale mes baskets auprès de malades. Ce qu’on vit depuis 2 mois est particulier mais ça fait 10 ans que je vis des journées de dingue, parfois apocalyptiques. 10 ans que je vois des patients qu’on ne peut pas soigner correctement par manque de moyens : pas assez de personnel, pas assez de places. Inutile de vous décrire des centaines d’anecdotes relatives au délabrement du système de santé public, j’en ai trop. Nous sommes descendu dans la rue cet hiver, le gouvernement actuel à envoyé les CRS nous gazer la tronche et nous casser la gueule alors qu’on ne réclamait rien d’autre que pouvoir soigner les gens dignement.
En 10 ans, le gouvernement a fait supprimer 70 000 lits d’hospitalisation.
En 2004, la France a instauré un système de rémunération à l’acte appelé T2A (dans le groupe de travail installé à Courchevel pour l’occasion, figurait un certain Emmanuel Macron). La tarification à l’acte place les hôpitaux et cliniques privées en concurrences, les actes rapides (imagerie, chirurgie ambulatoire) rapportant plus que des soins longs non « chiffrables », il devient plus intéressant de prendre en charge de petites pathologies plutôt que des maladies chroniques. Profitant d’investissements privés et de défiscalisations organisées, les cliniques peuvent mettre l’accent sur les soins qui « payent ». Alors que l’hôpital public lui, doit soigner tous les individus aux pathologies longues et non « rentables » dans le système T2A. De plus, depuis 10ans, les contraintes budgétaires menées par les différents gouvernements ont imposé 8 milliards d’Euros d’économies (ça en fait des masques) à l’hôpital public. Tout semble fait pour détruire l’hôpital pour favoriser les structures privées.
On galère à l’hôpital parce qu’on manque cruellement de tout, des patients meurent par faute de lits, aucun moyen n’est investi dans la prévention, dans le suivi à domicile et dans l’accompagnement des plus fragiles. Pas une journée aux urgences sans violence, sans insultes, sans menaces. Je n’en veux pas aux patients agressifs (psychotiques, drogués, marginaux), souvent victimes d’un système social qui les abandonne. Ceux-là ne s’arrêtent pas de souffrir durant le confinement hein.
Je ne vais pas m’étendre sur tout ce qu’on a fait depuis la crise du Covid-19, vous en avez tous eu des images. Je confirme le manque de matériel, l’improvisation et l’amateurisme total de notre gouvernement, ce non-professionalisme étant heureusement sauvé par des médecins, des chefs et des collègues extrêmement efficaces.
En réponse à tout ce que le gouvernement nous fait subir depuis des années et face à leur incompétence qui nous a TOUS mis en danger, ils nous proposent une prime. Une prime. Un chèque plus ou moins élevé selon qu’on ait oui ou non travaillé auprès des malades du coronavirus. Meilleur moyen de nous diviser par ailleurs. Mais :
CE N’EST PAS CE QUE NOUS VOULONS !
Nous souhaitons :
_ plus de personnel médical et paramédical
_ un nombre conséquent de personnels paramédicaux dans les administrations d’hôpitaux et d’agences régionales de santé
_ la fin de la tarification à l’acte et de la managérisation de nos hôpitaux comme des start-ups
_ la fin de la production des médicaments hors de France. L’ouverture de laboratoires publics à but non lucratif pour produire les médicaments génériques sur notre territoire.
_ une revalorisation salariale. Les syndicats réclament 300€ net, avec ça on serait toujours dans la moitié la moins bien payé des pays de l’OCDE. C’est dire si en effet, comme semble le « découvrir » Mr Macron, nous ne sommes absolument pas payé à la hauteur de notre travail.
_ la mise en place de structures de suivi à domicile avec de vrais collaborations pluridisciplinaires afin de désengorger les structures.
_ un réinvestissement massif dans le secteur de la recherche à but non lucratif, CNRS entre autre.
_ de la vraie nourriture pour les malades et pour nous
_ une super machine à café de bâtard, recharge illimité
À vous qui nous applaudissez à 20h, je vous demande de ne pas vous laisser berner par les faux airs larmoyant de nos dirigeants, par leur fausse empathie et leur hypocrisie manifeste. Posez vous les bonnes questions, est-ce normal qu’on glorifie les dons privés ? Des repas, c’est le ministère de la santé qui aurait du penser à nous en apporter. Aucun journaliste n’a critiqué le niveau de cette ligne horizontale que j’ai surligné, or, si nos dirigeants n’avaient pas drastiquement coupé dans le budget de la santé, cette ligne serait beaucoup plus élevée et nous aurions pu soigner beaucoup plus de malades. Il y a 30 ans en France, on comptait 11 lits de réanimation pour 1000 habitants, seulement 6 en 2019…. Si les hôpitaux ont tant souffert ce n’est pas la faute d’un pangolin, c’est de la faute des gouvernements. Si autant d’individus sont morts, c’est aussi de leur faute. »

« En gros, les médecins spécialistes, peu importe où ils travailleront, pourront recevoir un forfait de 211 $ de l’heure, pour un maximum de 12 heures. C’est donc environ 2500 $ par jour que les médecins spécialistes recevront pour prêter main-forte dans la lutte contre la COVID-19.
En conférence de presse, le premier ministre François Legault a invité les médecins spécialistes à venir en grand nombre dans le réseau pour aider aux soins des patients atteints de la maladie.
Les dispositions contenues dans la « lettre d’entente 238 » qui dicte les termes de la rémunération des médecins spécialistes en temps de pandémie, ont été consultées par La Presse.
Selon cette entente, les médecins spécialistes qui seront réaffectés pour la COVID-19 ou assignés dans une clinique désignée pourront réclamer 844 $ pour 4 heures de travail pour un maximum de 12 heures de travail. Ceux qui travailleront dans des « horaires défavorables » donc de 20 h à 8 h incluant les week-end et les jours fériés pourront réclamer une majoration de 20 %.
Bien entendu, les médecins spécialistes qui continueront d’offrir les soins dans leur domaine habituel conserveront leur facturation traditionnelle. Les médecins qui seront infectés par la maladie recevront aussi une compensation.
La rémunération spéciale liée à la pandémie prendra fin le 30 juin et sera aussi versée rétroactivement au 28 février 2020.
Les médecins spécialistes qui se sont tournés vers la télémédecine depuis le 16 mars 2020 pourront quant à eux réclamer rétroactivement et jusqu’au 30 juin un maximum de 300 $ par heure pour les services offerts du lundi au vendredi de 8 h à 17 h. »
– Les médecins spécialistes qui prêteront main-forte recevront 2500 $ par jour
« Les médecins spécialistes ne gagneront pas 211 $ l’heure pour faire le travail d’infirmières et de préposés aux bénéficiaires dans les CHSLD. Une autre entente sera négociée afin de fixer leur rémunération pour cette tâche, affirment le gouvernement Legault et la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ).
Une source gouvernementale a signalé que l’intention est de leur accorder un tarif horaire plus bas que celui annoncé mercredi et qui a soulevé la controverse.
De son côté, en entrevue avec La Presse, le président du Conseil du trésor, Christian Dubé, a expliqué qu’il y a eu « confusion » au sujet de la rémunération des médecins spécialistes appelés en renfort dans les CHSLD et que le tarif horaire de 211 $ l’heure, prévu dans une entente signée mardi soir, ne s’applique pas au travail effectué dans ces établissements.
L’entente n’avait pas été prévue pour ça. Donc je ne crois pas que c’est fair de prendre le salaire qui a été convenu pour d’autres actes, d’autres façons de travailler, et de ramener ça à l’opération d’un CHSLD.
Christian Dubé, président du Conseil du trésor
Il a reçu le mandat du premier ministre François Legault de conclure une « entente spéciale » avec les médecins spécialistes portant sur le travail en CHSLD. Il faut « trouver une solution qui soit correcte pour tout le monde », « quelque chose de raisonnable », a-t-il plaidé.
La FMSQ a reconnu en soirée jeudi que « la lettre d’entente pour la rémunération pendant la pandémie n’a pas été prévue pour le travail des médecins spécialistes en CHSLD ». Selon son directeur des communications, Jacques Tétrault, « le premier ministre et la présidente de la FMSQ ont convenu que la question de la rémunération serait réglée plus tard. Entre-temps, les médecins spécialistes vont s’employer à sauver des vies et les parties s’occuperont ensuite de l’argent ».
La confusion
En conférence de presse mercredi, la ministre de la Santé et des Services sociaux, Danielle McCann, laissait pourtant entendre que l’entente signée mardi soir s’appliquait aux médecins répondant à l’appel du gouvernement pour travailler dans les CHSLD. « Elle vient d’être signée. Ça fait qu’avec les spécialistes, il n’y a aucun problème » au sujet de la rémunération, disait-elle.
« Est-ce qu’on demande à certains médecins spécialistes d’aller faire du travail d’infirmière et d’être payés plus cher qu’une infirmière pendant qu’ils font le travail d’une infirmière ? Bien oui, parce qu’il y a une urgence nationale », affirmait de son côté François Legault sans préciser de montant à ce moment.
La présidente de la FMSQ, Diane Francoeur, expliquait le même jour que le tarif était de 211 $ l’heure, pour un maximum de 12 heures, en vertu de l’entente. C’est donc environ jusqu’à 2500 $ par jour que les médecins spécialistes gagneraient dans les CHSLD pour faire les tâches d’infirmières et de préposés aux bénéficiaires, selon ce qui était véhiculé mercredi.
Or François Legault a rectifié le tir jeudi. « L’entente de rémunération dont vous parlez, ce n’était pas pour les CHSLD, c’était pour les médecins qui font des urgences dans les hôpitaux plutôt que d’opérer des patients à cause de la COVID-19. Donc, ce n’est même pas clair si ça s’applique ou non dans les CHSLD », a-t-il soutenu, soulignant que « beaucoup de médecins » s’étaient dits prêts à travailler dans ces établissements bénévolement, « de façon gratuite ».
Un « hasard »
Christian Dubé est catégorique : dans l’entente signée mardi soir, « il n’y avait rien de prévu pour ce qui est des CHSLD ». C’est un « hasard » si cette entente est intervenue juste avant que le premier ministre lance son appel aux médecins spécialistes pour travailler dans les CHSLD.
[Au moment des négociations], personne n’avait imaginé qu’il y aurait cette demande-là, qu’on aurait ce besoin très ponctuel au niveau des CHSLD.
Christian Dubé, président du Conseil du trésor
L’entente visait plutôt, dans le contexte de la pandémie, à « ajuster le travail des médecins spécialistes qui ne sont pas habituellement rémunérés avec des blocs de temps », mais à l’acte. La FMSQ partage maintenant cette position.
Cette « lettre d’entente 238 » concerne « les modalités de rémunération des médecins spécialistes en période de pandémie de la COVID-19 ». On ne mentionne pas spécifiquement le travail en CHSLD. On parle des services rendus « dans un site non traditionnel ambulatoire ou non ambulatoire ainsi qu’en clinique désignée ». Il s’agit également de réaffecter un médecin « à des services médicaux ou à des réunions en lien avec la pandémie pour lesquels il est compétent et permettant de contribuer à l’effort collectif requis dans le contexte de pandémie ».
« Une fois réaffecté, ajoute-t-on, le médecin peut travailler sur les lieux de l’établissement [l’hôpital auquel il est rattaché normalement] ou se déplacer en dehors de l’établissement, notamment pour participer à des réunions en lien avec la pandémie ou effectuer de la télémédecine ».
On ajoute que le « mode de rémunération forfaitaire vise à rémunérer l’ensemble des activités médicales, des réunions en lien avec la pandémie et inclut, s’il y a lieu, les services de télémédecine que le médecin spécialiste accomplit dans un contexte de pandémie de la COVID-19 ». Le montant forfaitaire s’élève à « 844 $ qui [sont] versé[s] pour une période d’activité de quatre heures ».
Une autre entente pour le travail en CHSLD
La négociatrice en chef du gouvernement, Édith Lapointe, a déjà pris contact avec son vis-à-vis de la FMSQ, l’ancien premier ministre Lucien Bouchard, afin de négocier une autre entente, précisément sur le travail en CHSLD.
Christian Dubé n’a pas voulu s’avancer sur le salaire qui lui paraît convenable. Il s’est limité à dire que les sommes devront être puisées à même l’enveloppe totale de rémunération des médecins spécialistes, donc sans la dépasser. Cette enveloppe s’élève à près de 5 milliards par année.
Les parties ne sont pas pressées de trouver un terrain d’entente. Pour François Legault, ce n’est pas le moment de « faire des gros débats sur la rémunération », l’essentiel est d’avoir « des paires de bras de médecins qui savent comment mettre un équipement de protection puis qui vont venir aider à reprendre le contrôle dans les CHSLD ». L’urgence est de « sauver des vies », insiste la FMSQ. »
« «Il faut qu’ils arrêtent de chialer. Les chiffres ont été exagérés, ce n’est pas une prime. Évidemment qu’ils sont payés beaucoup, mais on avait tous le choix et on pouvait devenir chirurgien cardiaque et étudier jusqu’à 32 ans!» lâche Mario Dumont.
«Les gens ont tort. Ce qui pour moi aurait été un scandale, c’est si les médecins n’avaient pas répondu à l’appel [du premier ministre Legault]. On a parlé d’urgence nationale d’amener du monde travailler dans les CHSLD. Ce matin, on a 1100 médecins en route vers des CHSLD. On peut-tu être content que 1100 des personnes les plus compétentes dans le domaine de la santé veuillent aider?» appuie notre commentateur politique.
Mario Dumont rappelle que puisque l’on a reporté notamment des chirurgies non urgentes en raison de la COVID-19 et dégagé des lits, plusieurs médecins spécialistes ne travaillaient pas depuis trois semaines. «Là, ils répondent présents et vont aider. […] Même la présidente de la Fédération des médecins spécialistes, Diane Francoeur, sera dans un CHSLD pour aider ce matin», appuie-t-il.
«Si on veut roter du sur concernant tous les aspects de tout ça, il y a moyen», s’insurge Mario Dumont.
Les médecins spécialistes en CHSLD gagneront plus de dix fois le salaire horaire des préposés aux bénéficiaires afin d’accomplir dans certains cas les mêmes tâches soit laver et nourrir les aînés. Mario Dumont n’y voit pas d’objection. «Nos vieux ont assez souffert, s’il y a des gens trop compétents pour la job durant une couple de semaines, ça sera ça!» »
« « Il y a des journées pires que d’autres, mais ça va aller! »
La voix est faible au téléphone. Marc Forget, qui agit comme médecin-conseil pour le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, est malade de la COVID-19.
Le médecin omnipraticien a été chef de mission pour Médecins sans frontières dans le terrible fléau du virus Ebola en Afrique. Il a travaillé au Nunavik et chez les Cris dans le Nord-du-Québec. L’homme est occupé et sa présence sur les réseaux sociaux se fait rare. Il n’avait rien écrit sur Facebook depuis plus d’un an.
Pendant la journée de mercredi, après avoir lu un tweet, depuis effacé de la Dre Diane Francoeur, présidente de la FMSQ, il a pris la plume, sur un air triste et exaspéré. Le message de Mme Francoeur disait ceci : Dr Arruda vous venez demain? Ce ton lui a déplu. Ça sentait la rancœur et le dépit , explique Marc Forget, qui a répondu ceci sur les réseaux sociaux à Mme Francoeur :
Dre Francoeur, je suis médecin omnipraticien. J’ai passé les 8 dernières années à travailler comme humanitaire pour un salaire équivalent au dixième du salaire moyen de vos membres. Je suis rentré au pays récemment, et on m’a approché (le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal) pour épauler l’organisation des soins en lien avec la pandémie. J’ai aidé à organiser des trajectoires patients, à établir des zones chaudes et tièdes, j’ai expliqué les bases de la biosécurité à mes collègues. J’ai eu la malchance d’attraper le virus. Je suis donc chez moi depuis 10 jours. Je n’ai qu’une hâte, celle de servir à nouveau. Si on me demande d’aller en CHSLD pour prêter main-forte, j’irai. S’il me faut changer des couches et faire manger des vieux, je le ferai. Et je serai bien payé pour le faire. Faites pareil.
Marc Forget
En fin de journée, la présidente de la FMSQ s’est excusée pour son tweet malheureux et a fait une tournée des médias pour assurer que les spécialistes allaient répondre à l’appel.
Marc Forget a encore une fois déploré son ton. Il y a des médecins spécialistes super engagés qui font beaucoup de choses en ce moment et je les vois sur le terrain se dévouer. C’est dommage que le leadership médical envoie le mauvais message à la population.
Le médecin évoque des relations publiques ratées. Imaginez s’il y a une semaine, ils avaient levé la main pour dire : on y va! Où vous avez besoin de nous? Ça aurait été tellement une bonne occasion d’envoyer un message de solidarité à la population. Là, on dirait que c’est à reculons alors que beaucoup de membres de la fédération sont tellement prêts à aider, mais le leadership corporatif est décevant.
En conférence de presse, mercredi, l’appel de François Legault a suscité tout un émoi chez les médecins spécialistes. Certains à qui nous avons parlé étaient franchement outrés.
On veut encore nous faire passer pour des enfants gâtés quand je connais plein de gens qui ont levé la main et qu’on n’a pas rappelé. Et il y a un manque de communication, me dit une médecin spécialiste, perplexe au téléphone. Nous avons reçu une lettre mercredi matin, mais on ne sait pas trop quoi répondre. C’est pas clair ce qu’on nous demande. C’est pas correct de nous jeter la pierre!
Différentes associations professionnelles de médecins spécialistes ont décidé de tenir des réunions d’urgence mercredi soir et jeudi matin.
Il faut comprendre que, dans ce milieu, il y a beaucoup de super performants qui ne veulent pas aller faire ces tâches-là, me dit un médecin spécialiste récemment retraité qui a souhaité taire son identité. C’est délicat, vous comprenez?
Un pathologiste qui refuse lui aussi d’être identifié trouve absolument ridicule l’entente prévoyant de payer un spécialiste 2500 $ par jour s’il contribue à désengorger le problème dans les CHSLD et effectue les tâches d’un infirmier ou d’un préposé payé 10 fois moins cher que lui. Il suggère de faire appel à des infirmiers et des infirmières de centres hospitaliers qui sont désœuvrés parce que les soins courants tournent au ralenti.
Le médecin dit s’inquiéter, par ailleurs, de tous ses malades qui souffrent de maladies graves et dont l’état pourrait se détériorer si on continue de remettre à plus tard certaines procédures. Cela nous place devant des problèmes éthiques. Mes patients qui ont le cancer, par exemple, il faut que je choisisse qui va être traité en premier.
Tout ça est très complexe, insiste le médecin en guise de conclusion.
Très complexe. »
– Le tweet de la Dre Francoeur « sentait la rancœur et le dépit »
« La « phobie d’État »
Le néolibéralisme apparaît en France dans un contexte marqué par la méfiance ou l’hostilité à l’égard de l’État. Il y a un certain « air du temps » que Foucault qualifie, dans son cours de 1979, de « phobie d’État ». C’est à elle que l’on doit la diffusion « en douceur » de la nouvelle problématique gouvernementale en assurant la conversion des critiques libertaires, ou plus généralement anti-institutionnelles, en conceptions néolibérales. Et c’est bien pourquoi, à ses yeux, il convient d’analyser les ressorts de cette phobie et de la combattre. Cela semblera peut-être curieux à tous ceux qui continuent de croire que Foucault s’est refusé à penser l’État et a même participé à ce « refus de l’État », ce qui est une erreur, comme l’ont montré des travaux approfondis sur la question. Foucault ne cesse de dire depuis La Volonté de savoir que nous assistons à des formes nouvelles d’étatisation des relations de pouvoir qui consistent à investir des domaines de l’existence individuelle et collective par des techniques subtiles et souvent invisibles. C’est bien ce qu’il indique dans un texte majeur de 1982 : « [L]es relations de pouvoir ont été progressivement gouvernementalisées, c’est-à-dire élaborées, rationalisées et centralisées dans la forme ou sous la caution des institutions étatiques. » L’État n’est certes pas le principe, la cause et la source de tout le pouvoir : Foucault a contribué à défaire la philosophie politique « statocentrée » comme nul autre peut-être après Marx. Mais cela n’implique pas d’oublier que les processus politiques de rationalisation et de normalisation de l’existence ont pris une forme étatique. L’État est une erreur de perspective, presque une illusion d’optique, qui conduit à croire qu’il a une essence, un intérieur et des « entrailles », alors qu’il est composé de processus hétérogènes, de « perpétuelles étatisations » ou de « gouvernementalités multiples ». Foucault veut faire une « analytique » de ces divers processus d’absorption de la société dans les « mailles du pouvoir », caractéristique d’une politique visant à soigner, à éduquer, à sécuriser et à mettre au travail la population.
La « phobie d’État » qui s’est développée en France dans les années 1960-1970, Foucault la repère dans des discours très divers, à propos d’objets et d’enjeux différents, et dans des secteurs très variables de l’opinion. Il s’agit selon lui d’un discours envahissant, proliférant, « inflationniste ». Ce trait d’époque attribue à l’État une puissance qui conduit à mêler des arguments et des analyses disparates dans une même réprobation globale : « Une analyse, par exemple, de la sécurité sociale et de l’appareil administratif sur lequel elle repose va vous renvoyer, à partir de quelques glissements et grâce à quelques mots sur lesquels on joue, à l’analyse des camps de concentration, la spécificité pourtant requise de l’analyse se dilue. » Non seulement les niveaux et objets d’analyse se confondent, mais l’analyse elle-même est commandée par une logique qui consiste à « disqualifier le moins par le pire, le meilleur par le pire », c’est-à-dire à voir dans toute intervention de l’État la trace, selon les cas, du fascisme et/ou du stalinisme. Or cette phobie d’État n’est selon Foucault jamais qu’une forme négative du « statocentrisme », autrement dit de ce désir d’État qui a structuré la pensée politique.
Le nouveau libéralisme que cherche à décrire Foucault est justement en train de réveiller des thèmes antiétatistes qui s’enracinent dans la conjoncture très particulière de la critique du socialisme des années 1930-1945. Foucault cite à ce propos un texte qu’il a lu de très près, comme on le voit aux notes de lecture qu’il a laissées : La Route de la servitude de Hayek. Dans ce pamphlet exemplaire de ce type d’« inflation » et de « disqualification du meilleur par le pire », Hayek proclame que, de Keynes à Hitler, de Beveridge à Staline, il existe une continuité essentielle. De son côté, l’ordolibéralisme allemand s’est constitué en opposition au « champ d’adversité » du nazisme, ce qui a conduit un certain nombre d’auteurs de ce courant, en particulier Röpke, à établir une continuité entre les États totalitaires et l’État social et keynésien. Selon Foucault, ce type d’analyse témoigne d’un « laxisme » occultant ce qu’il en est des processus réels ayant transformé les modes de gouverner depuis le xviiie siècle. Le néolibéralisme, sur le plan doctrinal, contient des confusions théoriques et pratiques très graves : le fantasme de l’État toujours potentiellement totalitaire empêche de comprendre les formes et techniques politiques concrètes qui l’ont modifié et amené à se développer dans telles ou telles directions selon les périodes et les pays. Et surtout, ajoute Foucault, ce type de dénonciation rhétorique est incapable de produire sa propre analyse et sa propre critique, de retrouver ses sources et sa propre logique. En somme, le néolibéralisme, celui d’Hayek surtout, s’ignore lui-même comme phobie d’État et plus généralement comme mode de gouvernement à la fois sous-tendu et occulté par la phobie d’État.
Par-delà les néolibéraux, Foucault vise ceux qui, dénonçant à tout va l’État, aident, sans qu’ils le sachent, l’avènement de la nouvelle forme de pouvoir néolibéral en train de se mettre en place. Il en va ainsi de la « libération sexuelle » : les contestataires ignorent « qu’ils vont dans le sens du vent ». Plus encore, dans des pages remarquables, Foucault prend avec le plus grand sérieux la critique ordolibérale de la société de masse, prolétarisée, urbanisée, hypnotisée par la consommation et les simulacres du plaisir facile proposés par l’industrie du loisir. Ces critiques, que l’on trouve tout spécialement chez Röpke, sont historiquement importantes non seulement parce qu’elles montrent certaines affinités entre l’École de Fribourg et l’École de Francfort, mais parce qu’elles interrogent surtout la portée critique réelle des contestations de la « société de consommation », de la « société industrielle » ou de la « société du spectacle ». Ces critiques de l’« unidimensionnalité », de l’uniformité et du conformisme généralisé peuvent être, comme l’ont fait les néolibéraux, parfaitement rabattus sur une critique de l’étatisme administratif, et peuvent donc alimenter à leur tour la « phobie d’État ». Avec le néolibéralisme, Foucault réitère la démarche qu’il avait menée à propos de la sexualité dans La Volonté de savoir. Dans les deux cas, il s’est agi pour lui de mettre en question un lieu commun de la contestation. Cette dernière est piégée à l’avance parce qu’elle dénonce ce qui déjà n’est plus à l’ordre du jour dans l’« agenda » du pouvoir gouvernemental. Elle sert la contre-manœuvre du pouvoir qui utilise la dénonciation pour se relégitimer à partir de la force même de ce qui prétend le mettre en cause.
Foucault n’a donc pas été l’un des instigateurs de ce grand « refus de l’État » comme on l’en a accusé. Tout le travail de Foucault entend certes « contourner l’État », au sens très précis qu’il donne à cette opération en 1978, dans Sécurité, Territoire, Population. Il ne convient pas de penser les institutions en elles-mêmes, ou l’État en lui-même comme s’il s’agissait de données historiques primordiales qui auraient des fonctions et des objets propres, des caractéristiques déterminées, isolées des processus sociaux. Il s’agit au contraire de penser les institutions et l’État à partir des technologies de pouvoir et des modes de gouvernement qui leur donnent leur forme et leur efficace.
D’après Foucault, la pensée politique n’a pas encore pris la mesure des transformations les plus concrètes qui ont eu lieu depuis des siècles dans la manière de gouverner les sociétés. Elle s’est empêchée de les réfléchir en maintenant une grille de compréhension qui n’a guère changé depuis Hobbes. Nous sommes au fond restés tous hobbesiens en survalorisant de façon approbatrice ou désapprobatrice le Souverain, le Maître, l’État. Or, plutôt que de dénoncer l’État, ce qui ne fait que prolonger la fascination que l’on entretient à son endroit, il s’agirait plutôt de s’en déprendre en produisant une analyse adaptée aux pratiques effectives du pouvoir. Pour ce faire, il faudrait s’abstenir de suivre l’humeur antiétatique de l’époque tout autant que refuser la stratégie de « prise de pouvoir » de l’État alors dominante à gauche. Foucault reviendra souvent sur les limites des théories marxistes du pouvoir et de l’État, plus préoccupées par des questions du genre « qui détient le pouvoir ? » ou « au service de qui est l’État ? », que par la manière dont s’exerce concrètement le pouvoir, et avec quels instruments précis et déterminés.
Concentrer tout le mal dans l’État s’accompagne d’une sorte de naïveté, très prisée alors dans la nouvelle gauche, qui consiste à célébrer une « société civile » vierge de tout pouvoir, libérée de toute domination et de toute violence. Si, au premier abord, il peut sembler curieux que Naissance de la biopolitique se termine par un retour à Adam Ferguson et à son Essai sur l’histoire de la société civile, il faut y voir l’indice d’un point décisif pour la compréhension du libéralisme et de la place que joue la catégorie de « société civile » dans « une technologie de gouvernement ayant pour objectif sa propre autolimitation dans la mesure même où elle est indexée à la spécificité des processus économiques ». Et c’est encore ce qu’il répétera dans l’entretien de 1983 avec le secrétaire de la CFDT Robert Bono, document qu’on fait parfois passer pour l’expression la plus manifeste de l’opposition farouche de Foucault à l’État social. Dans ce dialogue, Bono tend une perche à Foucault pour lui suggérer de flatter la « société civile » contre la « société étatique » : « Est-ce que cette nécessité de rénover les cadres mentaux de la protection sociale donne une chance à la société civile – dont les syndicats font partie – contre la société étatique ? », lui demande-t-il. Foucault répond : « Mais quelque chose me gène davantage encore : c’est que la référence à ce couple antagoniste n’est jamais exempte d’une sorte de manichéisme affligeant la notion d’État d’une connotation péjorative en même temps qu’il idéalise la société en un ensemble bon, vivant et chaud . » C’est le refus d’entériner cette pauvre et fausse opposition entre l’État comme « monstre froid » et la société civile comme « ensemble bon, vivant et chaud » qui permettra à Foucault de conserver cette distance critique tant par rapport aux naïvetés du gauchisme qu’aux illusions idéologiques du libéralisme.
On voit ici l’absurdité qu’il y a à faire de l’antiétatisme supposé de Foucault la cause d’un éventuel rapprochement avec le néolibéralisme. Il rejette tout ensemble les simplismes gauchistes et libertaires toujours prêts à annoncer et à dénoncer le fascisme, les envolées lyriques contre le Goulag qui serait en germe dans tout État, voire la hantise surfaite du « Maître », les stratèges des partis de gauche qui ne rêvent que de conquête de l’appareil d’État, et les néolibéraux qui assimilent, sans faire le détail, l’État social, le nazisme et le stalinisme. Cette « phobie d’État » n’est pas seulement une erreur, c’est le symptôme d’une « crise de gouvernementalité » qui a pris des formes multiples depuis les années 1960. En particulier une remise en cause des disciplines et des pratiques « sécuritaires » de normalisation telles qu’elles avaient été recyclées dans l’État social depuis la fin du xixe siècle.
Crise du capitalisme ou crise de gouvernementalité ?
Il est une question que Foucault n’a pas traitée pour elle-même mais qui sous-tend ses analyses : à quelle crise répond le néolibéralisme qui se diffuse à la fin des années 1970 ? En apparence, ce qui sert de prétexte à la mise en œuvre d’un néolibéralisme français est la crise économique de 1973, interprétée par le commentaire dominant de l’époque comme une « crise du pétrole » consécutive à la hausse brutale imposée par le cartel de l’OPEP. Les économistes marxistes, plus qu’une simple crise conjoncturelle liée à la hausse du pétrole, y voient alors une crise beaucoup plus profonde du capitalisme, commencée dès le début des années 1960, et qui est liée à une difficulté de plus en plus grande à extraire une plus-value suffisante du fait de la combativité ouvrière.
Foucault considère que la crise économique n’est pas le seul élément explicatif du virage néolibéral. L’objet de son analyse n’est donc pas tant la « crise du capitalisme » en général que celle d’un certain art de gouverner. Il y a là un point de désaccord important qui touche à ce qu’il faut entendre par « capitalisme ». Foucault, depuis ses premiers cours au Collège de France, pense le « capitalisme » à partir des formes particulières de pouvoir qui l’ont rendu historiquement possible. Ce qu’on appelle « capitalisme » change de forme et de fonctionnement en fonction des mécanismes de pouvoir historiquement divers mobilisés dans l’économie. En ce sens, « le » capitalisme n’existe pas. Il n’y a que « des » capitalismes.
Ce que nombre de marxistes ne peuvent tout à fait admettre. Mais le prix qu’ils paient sur le plan théorique et politique est assez lourd. À force de tout ramener à la seule source explicative du « capitalisme » et de ses « lois », le marxisme orthodoxe s’est rendu aveugle à la diversité des formes d’intervention gouvernementale comme à leur logique transversale. Fort de démontrer les lois naturelles de l’histoire conduisant inéluctablement à l’effondrement du capitalisme sous le poids de ses contradictions, ce marxisme ne laisse guère de place aux capacités de renouvellement du cadre institutionnel et normatif qui permettent la transmutation des formes du capitalisme pour assurer ses propres conditions de fonctionnement. Ce qui l’empêche surtout de comprendre la nature et la portée de l’« interventionnisme juridique » dont l’effet est précisément de modifier les formes du capitalisme, d’en faire non pas une essence mais une réalité historique singulière.
Pour Foucault, il s’agit de s’inscrire dans les débats qui agitent alors l’extrême gauche et divisent certaines organisations : les « orthodoxes », d’un côté, s’en tiennent à la lutte entre les « deux classes fondamentales » ; les autres veulent « élargir » le front des luttes et les analyses politiques à toutes les formes d’oppression et d’aliénation. À ses yeux, ce qui se joue dans ces années est une crise aiguë de toutes les formes du pouvoir. Il comprend, à la différence de l’économisme marxiste, que l’on ne peut isoler les luttes des travailleurs des luttes des femmes, des étudiants, des lycéens, des fous, des prisonniers, des artistes et des malades.
C’est dans ce contexte très particulier de contestation généralisée que Foucault situe l’avènement d’une nouvelle manière de conduire les individus qui prétend faire droit à l’aspiration à la liberté en tout domaine, sexuel, culturel aussi bien qu’économique.
Il entrevoit que le remaniement des modes de gouvernement des individus dans les divers secteurs de la société et que les réponses apportées aux luttes sociales et culturelles sont en train de trouver dans le néolibéralisme une possible cohérence à la fois théorique et pratique. C’est la nouveauté de l’analyse foucaldienne : le néolibéralisme ne répond pas seulement à une crise d’accumulation du capital, il répond à une crise de gouvernementalité beaucoup plus étendue et diversifiée.
Cette « crise de gouvernementalité » des années 1970 s’inscrit dans une longue série de crises historiques : crises du gouvernement pastoral, de la souveraineté, de la discipline, ou, plus récemment, crise du libéralisme naturaliste dans les années 1920 et 1930. Selon Foucault, la « gouvernementalisation » de la société occidentale a connu des phases marquées par de grandes formes historiques d’action sur la conduite d’autrui. Ces formes induisent des « attitudes critiques » et des « contre-conduites » récusant et enrayant chacun de ces modes de gouvernement. Ce qui, par accumulation, donne lieu à des « crises des manières de gouverner », qui voient les institutions, les méthodes et les dispositifs destinés à guider les individus remis en cause par les gouvernés. La crise de gouvernementalité qui va déboucher sur l’aggiornamento néolibéral ne commence pas avec la crise pétrolière, elle lui est antérieure. Mais elle s’est surtout manifestée en 1968 et dans les années de lutte sociale et culturelle qui ont suivi.
L’un des « moteurs » de l’analyse de Foucault n’est-il pas d’ailleurs le fameux diagnostic de la Trilatérale qui, en 1978, expliquait que les sociétés développées étaient devenues « ingouvernables » du fait de la trop grande liberté politique concédée aux groupes et aux individus – ce qui n’était pas sans faire écho aux affirmations de la Société du Mont-Pèlerin depuis la fin des années 1940. La conjoncture économique, politique et sociale des années 1970 offre à Foucault le spectacle de l’un de ces moments historiques où la question des relations entre gouvernants et gouvernés est posée de manière particulièrement critique. Cette question ne peut être traitée convenablement que si l’on est suffisamment armé historiquement, c’est-à-dire si l’on comprend les enjeux proprement gouvernementaux de la crise.
La réponse néolibérale à la crise de gouvernementalité
L’analyse de Foucault permet d’éclairer deux problèmes d’interprétation historique concernant la nature de la réponse néolibérale à la crise. Pour le dire vite, le néolibéralisme des années 1970 est en grande partie une réaction au keynésianisme institutionnalisé.
Un ensemble de thèses économiques et de discours politiques cherchent alors à imposer l’idée que les mécanismes de la redistribution sociale sont loin d’avoir eu des effets positifs sur l’économie dans un contexte de concurrence internationale accrue. Les correctifs de type « keynésien » introduits à partir de 1945 ont entraîné, aux yeux des néolibéraux, une série de conséquences négatives. Et il convient d’y remédier par une nouvelle politique sociale fondée non plus sur le plein emploi et la croissance volontariste, mais sur des dispositifs de gestion individuelle du chômage de masse et de contrôle d’une population flottante.
Il y a une difficulté propre à la lecture historique du phénomène néolibéral. Le néolibéralisme, né avec la crise des années 1930, remettait en cause le naturalisme du libre marché. D’une part, il s’agissait de surmonter le pur « laisser-fairisme » naturaliste, d’autre part, il fallait combattre les formes d’intervention étatiques qui dérèglent le fonctionnement du marché et risquent d’évoluer vers le totalitarisme. Or, lorsqu’il s’imposera cinquante ans plus tard sous la forme de politiques gouvernementales, c’est la réhabilitation du marché qui sera idéologiquement mise en avant, ce qui tendra à masquer le fait qu’il n’est pas un simple retour au naturalisme libéral. D’où aussi la confusion durable, surtout à gauche, entre néolibéralisme et « ultralibéralisme ».
Le second problème concerne le rapport du gouvernement à la société dans son ensemble. Le néolibéralisme ne peut se limiter à répondre à une « crise du capitalisme ». Comme le montre l’essor des contestations sur de multiples fronts, la crise est plus large : toutes les formes de rapport de pouvoir sont remises en cause. Foucault perçoit dans les luttes menées dans un certain nombre de secteurs psychiatriques, médicaux, carcéraux ou scolaires une mise en question du régime général des « disciplines » déployées au xviiie et au xixe siècles et des formes étatiques de la biopolitique diffusées au xixe et au xxe siècles. Les disciplines et la biopolitique ont en effet produit des effets de normalisation générale des modes de vie par un système dense et continu de contrôles sur l’existence (éducation, santé, loisirs, etc.).
Le gauchisme, soit l’expression politique de la critique des disciplines et de la normalisation biopolitique, propose alors une formule assez simple pour rendre compte de cette crise du mode de gouverner, en opposant la « vie » à l’autorité, le « sexe » à la répression et la « société » à l’État. La société est considérée comme un univers de libertés et de plaisirs, fait de spontanéités toujours joyeuses et débarrassées de l’emprise des pouvoirs et des normes. Ce qu’on appelle alors la « contre-culture » prône la liberté sexuelle, l’aventure, et l’intensité des expériences contre toutes les formes de vie normalisée (« métro, boulot, dodo »). Elle constitue l’« attitude critique » typique d’une époque dominée par un ensemble de formes historiques emboîtées les unes dans les autres : souverainisme, institutions disciplinaires et régulations biopolitiques de l’État social.
La figure du général de Gaulle, souverain attardé dans un monde en transformation rapide et honni par de larges fractions de la jeunesse, a cristallisé cette opposition entre la « vraie vie » et le pouvoir.
Or le nouvel art de gouverner néolibéral, tel qu’il commence à être mis en œuvre en partie sous l’effet de l’intégration européenne et en partie comme réponse à la contestation sociale ou « sociétale », ne tombe pas dans ce schéma simpliste. Il relève en effet, comme on l’a vu, de ce que les ordolibéraux ont appelé une « politique de société ». C’est en remodelant les rapports entre individus, non pas dans le sens de l’« expérience contre-culturelle », mais dans celui de la « compétitivité », que l’art de gouverner néolibéral va constituer une réponse particulièrement efficace et rallier à lui, dès les années 1980, une partie des ex-« contestataires » par conversion des registres critiques. La nouvelle forme de pouvoir fondée sur un jeu d’incitations de type concurrentiel considère que l’on peut se passer des disciplines et des grandes normalisations agissant directement et autoritairement sur les individus.
C’est bien cette utopie néolibérale, celle d’un régime postdisciplinaire, qui s’exprime dans les discours « théoriques » de Giscard d’Estaing. La conversion d’un journal ex-gauchiste comme Libération, qui se manifestera si bien dans la fameuse émission « Vive la crise », est à cet égard exemplaire.
Le néolibéralisme se donne donc comme une double réponse politique, d’une part à la crise des institutions disciplinaires « classiques » et, d’autre part, à un certain épuisement des manières de gouverner « biopolitiquement » par le « social » et le « scolaire » depuis le milieu du xxe siècle.
Il s’agit, en bref, d’une réponse de droite aux critiques des disciplines et du biopouvoir étatique portées par la gauche post-68.
La réponse spécifiquement néolibérale à la crise de gouvernementalité des années 1970, consiste à mettre au centre d’une « politique sociale » complètement redéfinie la règle du marché. La société doit être dirigée et réglée par le « jeu » de la concurrence – concurrence externe entre économies nationales, concurrence interne entre entreprises et entre individus. La concurrence et le modèle entrepreneurial constituent un certain régime inédit de gouvernement des conduites dans lequel le mode d’imposition de la norme ne sera plus le même que dans la souveraineté ou dans la discipline, et ceci bien au-delà de la « sphère économique » au sens habituel du terme.
Cela suppose la mise en place de dispositifs nouveaux qui, sur le plan théorique au moins, donneraient à chacun de quoi survivre dans un monde où la concurrence est la règle. Ce ne sont plus les principes de solidarité et de redistribution, encore moins d’égalité, qui sont aux commandes, mais la concurrence. Exclusion et égalité des chances en seront les maîtres-mots. »
– Laval, C. (2018). 4. L’actualité du néolibéralisme à la fin des années 1970. Dans : , C. Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale (pp. 94-120). La Découverte.

« Avoir faim en France en 2020….
« Du jamais-vu. « Il y a urgence dans ces territoires, tout va se casser la gueule, alerte-t-il. Des centaines de personnes que nous ne connaissions pas sont en train d’apparaître sur nos radars. On ne sait pas comment elles vont trouver les ressources un mois de plus pour se nourrir. »
(…)
« A force de rester là sans rien faire, mes enfants ont faim toute la journée et ce que je touche ne suffit pas ! », lance-t-il, sur les nerfs. Avec l’arrêt de la cantine à 1 euro le déjeuner, il n’a plus les moyens de subvenir aux besoins de sa famille. Une situation qu’il vit comme une humiliation.
(…)
« Dans certaines familles très modestes, le repas de la cantine est le seul repas de la journée de l’enfant, témoigne Eddy, 42 ans, éducateur de vie scolaire dans un lycée du département de Seine-Saint-Denis, qui, « en temps normal », distribue des barquettes à emporter composées des restes du jour aux élèves les plus démunis.
(…)
« Beaucoup de familles qui travaillaient en tant qu’intérimaires ou non déclarées n’ont plus rien, elles ont tenu deux semaines et puis tout s’est effondré », raconte « Djoums ». Les listes de personnes à soutenir, dont les noms lui sont signalés par des voisins, des travailleurs sociaux et des amis, « explosent », témoigne-t-il.
(…)
Elle dort avec ses quatre filles dans une chambre minuscule et ne veut surtout pas qu’elles sachent qu’elle n’a plus les moyens de les nourrir. « Qu’est-ce que mes enfants vont penser de moi, que je ne suis pas capable de prendre soin d’elles ? », confie-t-elle, tenaillée par la « honte ».
(…)
Elle n’a qu’une crainte : que l’épidémie de Covid-19 « détruise l’avenir de [ses] enfants ». Son fils, lycéen, et sa fille, collégienne, sont en train de « perdre le fil », dit-elle, et d’accumuler un retard qu’ils ne sont pas sûrs de pouvoir rattraper, malgré le prêt d’un ordinateur via l’association Avec nous.» »
– Dans les quartiers populaires, « si on remplit le frigo, on chope le corona »