
« Ricœur dans « Soi-même comme un autre » (3) nous propose bien une éthique pratique (sa « petite éthique ») constituée par trois moments à la fois différents et liés ensemble : visée de la vie bonne (pôle « je »), avec et pour les autres (pôle « tu »), dans des institutions justes (pôle « il »). Pour se faire mieux comprendre, Ricœur a recours au terme de « souci », qu’il va pouvoir appliquer aux trois moments de la visée éthique : souci de soi (estime de soi), souci de l’autre (sollicitude), souci de l’institution (justice). On ne peut s’empêcher de rappeler à ce sujet que le souci, le fameux Sorge en allemand, qui est au fondement de l’ouverture au monde selon Martin Heidegger, a été traduit en anglais par care que l’on pourrait traduire à la fois par « sollicitude » et par « prendre soin de… ».
Pourtant, Ricœur s’interroge : « Mais le souci de soi est-il un bon point de départ ? Ne vaudrait-il pas mieux partir du souci de l’autre ? » (9). En posant cette question, l’auteur pense incontestablement à Emmanuel Levinas. Inspirés chacun à leur manière par la phénoménologie husserlienne, Ricœur et Levinas sont des philosophes de la même génération qui s’apprécient mutuellement. S’ils apparaissent aujourd’hui, aussi bien l’un que l’autre, comme des références incontournables, lorsqu’il s’agit de penser le soin, c’est parce qu’ils ont cherché à prendre compte, dans leur philosophie respective, une question souvent occultée en philosophie, celle de la vulnérabilité humaine.
Cependant, leur désaccord reste patent sur la question de l’altérité. Il faut rappeler que Levinas conçoit autrui sur le mode d’une extériorité radicale, irréductible au même et à la totalité. C’est d’ailleurs ainsi qu’il faut comprendre le titre de son livre « Totalité et infini » (11). Chez Levinas, ma responsabilité « pour » autrui m’incombe, elle n’est en aucun cas liberté puisque je suis l’otage du « visage » d’autrui. Ricœur, pour sa part, défend l’idée qu’autrui est certes un « alter », mais il est aussi un « ego ». C’est en affirmant ma liberté comme « je », qu’il m’est possible de découvrir autrui comme un autre « je ». La conséquence est loin d’être négligeable : la réciprocité devient possible. D’autant plus que Ricœur tient à maintenir l’idée qu’aucune éthique n’est envisageable sans un sujet préalablement déjà constitué jouissant d’un certain degré de liberté et d’initiative. Le désaccord est évident quand Ricœur veut ancrer l’éthique à partir de l’estime de soi, Levinas l’origine chez autrui, plus précisément dans l’appel de son visage.
Il n’est cependant pas anodin que Ricœur commence sa petite éthique non par le souci du « moi », mais par le souci de « soi ». Cette différence entre « soi » et « moi » est essentielle. Si le « moi » nous amène à l’égotisme et peut être haïssable (comme le soutient Pascal), le « soi », au contraire, est ouverture au monde et aux autres. Cette distance intérieure permet au sujet de s’estimer, dans le sens de se reconnaître une valeur, et donc de pouvoir émettre un jugement éthique sur lui-même. Le « soi » est en quelque sorte un « je » réflexif. Le langage courant, dans différentes langues, marque d’ailleurs bien cette différence : soi, selbst, self s’opposent alors à je, ich, I.
Dans la logique de sa pensée, Ricœur va ensuite examiner les conditions nécessaires pour que le souci de « soi » puisse passer avec succès l’épreuve de la norme morale. Pour y parvenir, il s’appuie sur la « Critique de la raison pratique » de Kant (12) : « A la première composante de la visée éthique, que nous avons appelée « souhait de vie bonne », correspond, du côté de la morale, au sens précis que nous avons donné à ce terme, l’exigence d’universalité. …]. A ce critère se reconnaît le kantisme » (9). Comme il le rappelle ailleurs : « les frontières du bien sont incertaines, alors que les commandements fondamentaux sont clairs » (13). Ainsi, pour que mon action puisse être véritablement morale, selon Kant, l’intention qui en est à l’origine doit pouvoir être valable pour tout homme, en toutes circonstances, et sans tenir compte des conséquences. A cet égard, le mensonge qui porte en lui une contradiction, puisque si je mens je ne voudrais pas que l’on me mente – constitue pour Kant la plus grande violence du devoir de l’homme envers les autres mais aussi, et surtout, envers lui-même. « C’est cette stratégie d’épuration qui, menée à son terme, conduit à l’idée d’autonomie, c’est-à-dire d’autolégislation, qui est la véritable réplique dans l’ordre du devoir à la visée de la vie bonne » (9). On comprend que la position kantienne a une conséquence considérable : l’homme est totalement responsable de ses actes. En décidant de suivre ou ne pas suivre la loi morale qui est en lui, l’homme exprime ainsi son libre arbitre. Ricœur remarque ainsi qu’accepter volontairement et respecter inconditionnellement l’universalité de la loi morale c’est paradoxalement faire preuve d’autonomie (auto : soi-même / nomos : la loi).
Il sait pourtant que cette vision kantienne est, dans les faits, extrêmement exigeante. Homme de son époque, il n’ignore pas non plus que des conflits peuvent naître entre ce désir individualiste de vivre « une vie bonne » et les règles morales qu’impose toute vie en société. Il écrit en ce sens : « Dès lors que la prétention universaliste, interprétée par une certaine tradition qui ne s’avoue pas, se heurte au particularisme solidaire des contextes historiques et communautaires d’effectuation de ces mêmes règles. Nous sommes les témoins et souvent les acteurs, en Europe occidentale, de tels conflits où s’affrontent la morale des droits de l’homme et l’apologie des différences culturelles » (9). Il s’interroge plus précisément sur la prétention qu’ont les Droits de l’homme à s’ériger comme une forme d’universalisme indépassable. Il n’est pas loin de penser que notre universalisme n’est au fond qu’un communautarisme déguisé. Toutefois, cette observation ne fait pas pour autant de Ricœur un communautariste résolu car, dans le même temps, il reconnaît qu’il existe d’authentiques universaux. Cependant, ceux-ci ne peuvent être imposés aux autres sans débats, et encore moins par la force. Pour sortir de cette ornière, il en appelle à une forme d’éthique de la discussion entre les cultures, afin d’établir ensemble, dans un débat contradictoire, ce qui mérite vraiment d’être appelé « universel ». Entre une éthique communautarienne contextuelle et une éthique universaliste procédurale formelle, Ricœur retrouve au fond la même tension qu’entre le bon et le juste. Alors que les débats sur le communautarisme ne faisaient que commencer en France à la fin des années 80 (l’article date de 1990), Ricœur a donc perçu, dès cette époque, l’importance d’un problème qui ne cessera, par la suite, de nourrir le débat politique.
Après le premier moment de la visée de la « vie accomplie », Ricœur arrive au pôle « tu », second terme de sa « petite éthique ». S’il s’agit de vivre une vie bonne, ce n’est évidemment en aucun cas dans une forme de solipsisme. Selon une très belle formule qu’il aimait répéter à ses interlocuteurs : « le chemin le plus court de soi à soi passe par autrui ». D’ailleurs, une action ne peut être « estimée bonne », donc éthique, que si elle est faite en faveur d’autrui, « par souci » pour lui. Toutefois, il y a ici continuité et en aucun cas rupture. Pourquoi ? Simplement parce que cette liberté est autant la mienne que celle d’autrui, nous sommes face à deux libertés. Il n’y a pas à opposer « autrui » à « soi », puisque nous nous situons face à un schéma d’estime croisée. C’est ainsi que : « Estime de soi » et sollicitude ne peuvent se vivre et se penser l’une sans l’autre. Dire « soi » n’est pas dire « moi ». « Soi » implique l’autre que soi, afin que l’on puisse dire de quelqu’un qu’il s’estime soi-même comme un autre » (9).
La sollicitude correspond dès lors à cette « spontanéité bienveillante », intimement liée à l’estime de soi au sein de la visée de « la vie bonne ». Ricœur précise : « Par choc en retour de la sollicitude sur l’estime de soi, le soi s’aperçoit lui-même comme un autre parmi les autres » (3). Au plan éthique, la sollicitude, comme forme particulière de souci, est le rapport originaire de soi à l’autre que soi. « Le miracle de la réciprocité, c’est que les personnes sont reconnues comme insubstituables l’une à l’autre dans l’échange même. Cette réciprocité des insubstituables est le secret de la sollicitude. La réciprocité n’est en apparence complète que dans l’amitié, où l’un estime l’autre autant que soi » (9).
L’amitié est donc une relation singulière puisqu’elle impose l’égalité entre les amis. Comme le soutenait Aristote, l’ami est un « autre soi-même » : un allos autos. En revanche, la dissymétrie caractérise les relations de type maître/élève ou soignant/soigné. Les places ici ne sont pas échangeables. Dans l’esprit de Ricœur, cette insubstituabilité des positions ne doit pourtant pas empêcher la réciprocité. Du point de vue du soin, cette approche est particulièrement intéressante car elle nous permet de penser l’homme comme un être, tour à tour, « agissant » et « souffrant ». La sollicitude permet ainsi de concevoir une réciprocité dans une relation qui reste par ailleurs asymétrique. Cette conception se retrouve dans ce passage de « Soi-même comme un autre » (3) : « La souffrance n’est pas uniquement définie par la douleur physique, ni même par la douleur mentale, mais par la diminution, voire la destruction de la capacité d’agir, du pouvoir-faire, ressenties comme une atteinte à l’intégrité de soi. » Ricœur ajoute aussitôt : « C’est peut-être là l’épreuve suprême de la sollicitude, que l’inégalité de puissance vienne à être compensée par une authentique réciprocité dans l’échange » (3). La souffrance correspond, dans la conception ricœurienne, à un manque de « capacité d’agir », mais il précise que c’est justement ce manque qui appelle l’agir d’autrui et permet ensuite, au travers de la reconnaissance comme gratitude, la réciprocité et la sollicitude.
Ricœur reconnaît cependant que la sollicitude présente un problème moral majeur : elle reste contingente (comment ressentir de la sollicitude pour tout homme, en toutes circonstances). De ce fait, elle ne peut pas passer l’exigence d’universalité kantienne. Ainsi, en introduisant la notion de respect au cœur de sa morale, Kant réarticule, selon Ricœur, la norme « et » la sollicitude. Le respect prend alors une dimension considérable puisqu’il devient rien moins que l’expression de la dignité humaine. C’est ainsi que le philosophe de Königsberg va aboutir à la seconde formulation de l’impératif catégorique : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen » (12). Pour Ricœur, en réintroduisant l’idée de personne au cœur de sa morale, Kant élève le respect dans le champ déontologique au même rang que la sollicitude dans celui de l’éthique.
Il ne manquera pas, là encore, de naître dans la vie réelle des antagonismes entre une sollicitude qui s’adresse à « un » individu réel et le respect qui concerne « la » personne. Le respect, en ne voyant dans le patient que le représentant de l’humanité, pourrait me faire oublier la singularité d’autrui irréductible. S’agissant de la relation de soin, avec le respect, nous gagnerions en universalité ce que nous perdrions en intensité. Ce n’est donc pas hasard si Ricœur, pour illustrer cette tension entre respect et sollicitude, puisera ses exemples essentiellement dans la sphère de la médecine et du soin.
Arrive maintenant le troisième, et dernier moment, de la « petite éthique » de Ricœur, c’est celui de la justice. On découvre alors qu’il n’existe pas plus de rupture entre le pôle « je » et le pôle « tu », qu’entre le pôle « tu » et le pôle « il ». Si, entre moi et autrui, la question de la justice se posait déjà – puisque nous sommes face à deux libertés – avec l’arrivée du « il », elle ne fait que se complexifier et s’élargir. En effet, le « vivre-bien » ne se limite pas aux seules relations interpersonnelles, mais il s’étend aussi à la vie dans des institutions que Ricœur définit comme : « toutes les structures du vivre-ensemble d’une communauté historique, irréductibles aux relations interpersonnelles et pourtant reliées à elles » (9).
L’enjeu est bien de dépasser les relations interpersonnelles (je/tu) pour s’intéresser à ce qui nous lie les uns aux autres au sein d’une communauté (je/nous). L’autre n’est plus considéré comme un être rencontré « ici et maintenant », il se comprend comme une disposition intérieure. Nous sommes alors face à la difficulté de passer du proche au prochain, puis au lointain ; une difficulté qui, pour Paul Ricœur, relève toujours (au moins dans un premier temps) de la sphère de l’éthique. Concrètement, c’est l’arrivée du tiers, dans une relation duale, qui va me faire prendre conscience de cette exigence nouvelle de justice. L’irruption du troisième homme (l’autre autrui en quelque sorte) va en effet me contraindre à modérer mon obligation éthique que j’ai vis-à-vis d’autrui. Pour le dire plus simplement, je n’ai pas le droit de donner tout à l’un et de léser l’autre. Soulignons que ces questions sont loin d’être théoriques, elles se posent concrètement au soignant. En pratique, ce tiers peut être celui qui attend son tour à la consultation, la sonnette qui retentit, le blessé grave qui peut arriver à tout moment aux urgences, la personne dont l’état s’aggravant doit être transférée dans un service réanimation où il faut libérer un lit. A chaque fois une sélection doit être faite, qui doit être prioritaire ?
Cette thématique avait été abordée par Ricœur dans un article publié en 1954 intitulé « Le socius et le prochain » (15). Il y distinguait « le prochain » qui apparaît comme celui à qui je peux dire « tu », au « socius » que nous côtoyons sans le connaître. Ricœur nous invite pourtant dans cet article à dépasser cette opposition, car nous savons bien que si l’individu ne doit en aucun cas être sacrifié à la communauté, la communauté ne doit pas pour autant être sacrifiée à l’individu. On comprend que cette question présente incontestablement une dimension sociale et politique. Ricœur rappelle en ce sens : « la charité n’est pas forcément là où elle s’exhibe ; elle est aussi cachée dans l’humble service abstrait des postes, de la sécurité sociale ; elle est bien souvent le caché du social » (14) La justice se situe bien à la frontière de l’éthique, de la morale et du droit. Le juste peut être tiré soit du côté du « bon », soit du côté du « juste », soit du côté du « légal ». On observe cependant qu’avant de passer au monde froid du devoir ou de la norme juridique, Ricœur cherche à conserver la justice le plus longtemps possible dans la perspective de la vie bonne, donc de l’éthique.«
– Svandra, P. (2016). Repenser l’éthique avec Paul Ricœur: Le soin : entre responsabilité, sollicitude et justice. Recherche en soins infirmiers, 124(1), 19-27.
« Le souci, chez Ricœur, prend trois formes différentes : souci de soi qui est l’estime de soi, souci de l’autre qui est la sollicitude et souci de l’institution qui est la justice. La sollicitude est, selon Ricœur, « le rapport originaire au plan éthique de soi à l’autre que soi » ( Ricœur 1990 : 237), fondé sur l’échange entre le donner et le recevoir. Le soi dont part Ricoeur, aux antipodes du moi, est un Je réflexif ouvert aux autres et qui permet au sujet, du fait de la distance entre le soi et le moi, de s’estimer, de se reconnaître une valeur. Cette sollicitude qu’évoque Ricœur dans Soi-même comme un autre revient à replacer l’homme au centre et à faire de cet homme du milieu un homme central :
« De la même façon que la sollicitude ne s’ajoute pas du dehors à l’estime de soi, de même le respect dû aux personnes ne constitue pas un principe moral hétérogène par rapport à l’autonomie du soi, mais en déploie, au plan de l’obligation, de la règle, la structure dialogique implicite » (Ricœur 1990 : 254).
La question de la sollicitude trouve ainsi sa place dans la réflexion sur le mépris social auquel elle substitue la bienveillance. Là où chez Ricœur l’éthique du soin part du Je qui, en affirmant sa liberté découvre la liberté d’un autre Je, un alter ego, chez Levinas, elle vient du visage de l’autre qui m’oblige. »
– Doumbia, F. (2018). Des « médiocres », des « rienneux » et autres « zéros » : sur le mépris social en Afrique. Diogène, 263-264(3), 57-74.

