La Fraternité : au-delà de la Solidarité

« Notre éducation civique s’est faite avec les thèses du contrat social qui expliquent l’avènement de l’État. Selon ces thèses, l’État s’édifie dans le but de rapporter à soi, exclusivement à soi, toutes les énergies de la population qu’il régit. Pour un individu ou un groupe social, ne pas se soumettre à cette logique étatique est dénoncé comme trahison à son pays. On laisse donc entendre que le caractère de sujet reconnu à l’État, affligé de l’incapacité à admettre une réalité autre que la sienne, est de l’ordre du solipsisme, un solipsisme renforcé par un merveilleux narcissisme : rien n’est plus beau que ma patrie. Tout en tenant compte de cette autoconstitution des États, la logique internationale propose une attitude de décentrement, une ouverture, un dialogue, un échange entre ces unités constituées, car c’est la polycentralité qui est sa réalité et sa vision ; n’existant que par les relations que nouent les États, elle remplace leur logique propre, personnelle, par une logique d’extériorité qui force les États à tenir compte de leur qualité respective de souverains indépendants s’ils veulent entrer en contact les uns avec les autres.

La figure politique de l’État capture la société civile – faite d’une ou de plusieurs nations morcelées et rassemblées –, lui donne forme par ses lois et ses institutions, impose un ordre public aux intérêts privés des familles et des groupes économiques et sociaux. Ainsi est-il du ressort de la société civile de travailler à la construction de l’État pour donner forme et force à ses projets. La logique internationale est différente. Ce sont les États qui sont parties prenantes dans les divers secteurs de la société civile internationale (l’éducation, le trafic aérien, la santé, l’agriculture, la prévision des catastrophes naturelles, etc.). Sur la scène internationale, les « peuples des Nations Unies » demandent aux États d’inverser leur logique : qu’ils se mettent au service du perfectionnement de chacun des secteurs de la société civile, en s’aidant mutuellement, et en ne faisant jouer leurs frontières que pour mieux mettre en commun leurs richesses spécifiques.

Cette inversion du rapport de l’État avec la société civile, lorsqu’on passe de la société à État à la société internationale, vient de ce qu’aucune société civile particulière ne peut plus désormais se laisser subsumer par un seul et unique État. La société civile interne (population vivant et travaillant sur un territoire déterminé) est de plus en plus une société civile internationale, multinationale, transnationale. Or, l’État ne se définit jamais que par rapport à une société civile interne ; débordé par la société civile internationale, il entend rester le maître de ses mouvements, pour obtenir que la société civile interne lui soit toujours soumise ; mais le paradoxe est qu’il ne peut y parvenir qu’en coordonnant ses forces avec celles des autres États. Le quadrillage des terres par les États est garant d’une maîtrise des hommes par les forces politiques. Mais le débordement de la société civile nécessite une coopération des États. L’État acquiert donc un regard différencié sur lui-même par la présence de ses nationaux dans les autres pays et des étrangers sur son propre territoire. Il est vu par les autres et se voit à travers le regard et le travail des autres. Ainsi la scène internationale est-elle le lieu d’une expansion des sociétés civiles aux réseaux de plus en plus imbriqués, régulés par une coopération plus ou moins coordonnée des États. Le point de vue imposé par la scène internationale implique un décentrement grâce auquel chaque pays acquiert une conception relativiste de la place qu’il occupe, conception que les sciences économiques et sociales encouragent.

Articulation du savoir, du droit et du pouvoir sur la scène internationale
La réflexion sur le sens de la logique internationale sort l’État de ses mythes, mythes qui ont causé au cours de l’histoire de tels ravages qu’on en est arrivé à douter du bien-fondé de l’État. Le mythe de l’État comme conscience de soi, « volonté révélée, claire à soi-même, substantielle, qui se pense et se sait et qui exécute ce qu’elle sait et en tant qu’elle le sait…, unité substantielle, but en soi absolu et immobile, but en lequel la liberté atteint son droit le plus élevé… », la conception hégélienne semble révolue. L’État n’est pas le centre stable de l’autoréflexion de la société. Un autre espace public est né, transversal, critique, celui de l’opinion, qui, perdant de son statocentrisme, a gagné son autonomie en faisant agir l’opinion des autres États sur l’État et en cherchant à dire le multiple. En effet, bien que dépendante du lieu d’où elle est émise, l’opinion cherche à dire la pensée de ceux qui, l’écoutant d’un autre Heu, peuvent la recevoir et saisir son sens. Il y a interpénétration des divers espaces publics dans la représentation des événements liés à l’État, à un État, à une situation, de sorte qu’il y a débordement et englobement de l’État par de multiples espaces publics. Mais ces divers espaces publics restent partiels, ils interfèrent, et on ne peut pas dire qu’il en existe un de global qui les rassemblerait pour donner à l’humanité une connaissance de soi. Ils suggèrent de multiples perspectives pour saisir les événements. Par conséquent on ne sort pas du savoir approché de la doxa, des systèmes partiels de représentation qui ne s’annulent plus les uns les autres dans un conflit en vue de la domination. La modification permanente des distances entre les divers protagonistes, individus, sociétés, États, selon les activités qui les rapprochent ou les séparent, a pour effet de laisser voir une expansion de la société civile internationale, le point de vue d’un seul observateur, fût-il celui de l’État, n’étant pas privilégié. L’intersubjectivité des espaces publics fait que l’État, pris dans ce réseau, laisse ouvert son propre espace public ; partant, il n’est plus un sujet unique supérieur et ne peut plus satisfaire au critère rigoureux de l’autoréflexion. L’État n’est plus ce par quoi la société se perçoit elle-même. Au lendemain de la chute du mur de Berlin, il n’y a pas eu de procès retentissant par lequel se serait jouée la chute, par lequel la société allemande se serait donné la représentation de sa mutation. En effet, la représentation de cette révolution pacifique venait non de l’État lui-même en mutation, mais de divers lieux où l’opinion transnationale comparait le développement des autres États et l’impossible pari que la rda soutenait de se transformer de l’intérieur, puisque ses citoyens donnaient des signes qu’ils étaient prêts à prendre la fuite comme pour quitter un navire en perdition. Cependant, si l’État n’est plus le sujet supérieur par lequel la société se cherche une représentation de soi, à cause d’un savoir du social qui ne s’acquiert qu’en extériorité et en multipliant les points de vue sur soi, s’il n’est plus l’unique instance d’autorégulation mais dépend de ce que s’accorde la communauté des États, communauté partielle, régionale ou universelle, il reste cependant – ce qui est mis en évidence par les juristes positivistes – le pouvoir central par lequel la société fonde encore sa capacité à se donner une organisation et une identité. Que l’État dans la communauté internationale devienne un système partiel quant au savoir et au droit, il n’en reste pas moins qu’il continue à détenir le pouvoir par lequel il se charge de conférer un destin commun à la société. On comprend que dans un contexte où l’État perd le monopole du savoir et du droit, ceux qui veulent que l’humanité forme une entité collective imaginent aisément que le pouvoir résiduel d’organisation de l’État est un obstacle qui trouble le jeu des divers groupes sociaux souhaitant cette unité ; pris comme contre-pouvoir, chaque État doit être capté et se fondre dans le vaste mouvement d’un pouvoir unique, universel qui l’engloberait. Or, la scène internationale nous interdit une telle lecture et nous en propose une autre. Grands ou petits, les États ont les mêmes droits et peuvent avoir les mêmes accès à la connaissance transfrontalière ; ainsi, peuples ou nations, plus ou moins bien définis, sont-ils tentés par la création d’entités étatiques, même réduites, grâce auxquelles ils espèrent se donner un destin propre et intervenir directement sur la scène internationale.

Le pouvoir politique d’État qui force à la solidarité sociale et donne sens à la communauté se découvre d’autant plus exceptionnel que le groupe sur lequel il repose a des dimensions modestes permettant la libre disposition de soi, l’autodétermination et l’autoréférence ; ainsi garde-t-il une souplesse de manœuvre pour opérer le plus rapidement possible les changements internes nécessaires afin de s’adapter à la scène internationale.

L’attente envers l’État a-t-elle été déçue ? Non, ce n’est pas en ces termes qu’il convient de penser la question. L’État est une œuvre humaine et, en tant que telle, elle est inachevée et susceptible de transformations. Le dépérissement de l’État n’est jamais que l’occasion de définir et préciser ses attributions : plus à la portée des individus, elles reflètent le souci d’une répartition plus démocratique des postes de pouvoir, d’une maîtrise personnelle de leur destin. La raison d’État devrait devenir raison des citoyens, a-t-on longtemps soutenu, mais la raison des citoyens est devenue raison cosmopolitique en même temps que les activités de l’État se sont coordonnées avec les activités des autres États. L’État n’est donc plus la personne suprême par laquelle on se connaît, par laquelle on apprend le juste et l’injuste et éprouve sa plus haute liberté. L’État est le commencement d’une liberté, d’une éducation, d’une vie associative de solidarité, mais cet apprentissage peut se prolonger et s’éprouver aussi dans d’autres États : on quitte son pays pour aller étudier dans des universités étrangères, on rencontre ailleurs des personnes qui ont les mêmes préoccupations intellectuelles, les mêmes vocations artistiques ou sportives, les mêmes convictions politiques ou religieuses… Et cet ailleurs n’est pas le chez-soi d’un autre État. Cet ailleurs est le résultat d’une rencontre en quelque sorte hors espace étatique, dont pourtant un pays est lieu d’accueil, puisqu’il s’agit d’un milieu limité à un secteur d’activité stimulant de nobles passions : jeux olympiques, expositions universelles, conférences et colloques internationaux, etc. Sans la compétition avec d’autres, les performances sont réduites ; sans la compétition avec les meilleurs des autres États, l’État limiterait son appui aux besoins de ses citoyens. Mais cet ailleurs peut être aussi un ensemble de lieux de relations et d’échanges de toutes natures que les États se doivent de contrôler, car il englobe trafics de drogues, d’armes, de médicaments, d’organes, d’êtres humains…

Démocratie sauvage et fraternité universelle
Ni régime politique ni formule institutionnelle – les juristes diraient ni forma imperii ni forma regiminis –, la démocratie est définie comme modèle d’intelligibilité de toute société dans une tradition philosophique qui commence avec Spinoza : ainsi dans le Traité politique utilise-t-il le paradigme de la démocratie pour analyser les différents régimes politiques ; de même C. Lefort l’utilise dans L’invention démocratique pour faire l’examen critique des trois formes contemporaines d’État : l’État libéral, l’État totalitaire et l’État-providence. La démocratie laisse à découvert les articulations constitutives du social ; du fait qu’elle met les membres de cette société à égalité les uns avec les autres et préserve leur liberté, elle n’en fait pas un tout indivisible, elle laisse voir les divisions que toute société s’efforce de surmonter. A distance du pouvoir on distingue en démocratie ce qui relève du droit, le légitime et l’illégitime, le légal et l’illégal et ce qui relève du savoir social, dans la mesure où s’estompent les repères de la certitude qui confèrent un sens général à l’histoire et à la destinée humaine : chacun, participant et formant ce social, détient un savoir et peut sans cesse relancer son questionnement. Ainsi le paradigme de la démocratie donne, selon nous, la possibilité d’évaluer aussi la socialisation originale de la scène internationale, selon son articulation propre du pouvoir, du droit et du savoir, puisque le droit international ne fait de l’État qu’une figure juridique neutre, libre d’organiser politiquement et économiquement sa société. Le droit international, nous n’avons pas cessé de le montrer, est en excès par rapport à la pluralité des pouvoirs ; il en est de même du savoir qu’aucun pouvoir particulier ne peut totaliser, et il n’est institué aucun pouvoir de tous les pouvoirs.

Toutefois, le paradigme démocratique permet de déchiffrer les caractères spécifiquement politiques de la vie internationale animant une société civile sans contours, en extension et intensité croissantes :

1 / La mise à égalité d’entités aussi diverses que les autorités publiques, les organisations internationales, les particuliers, les associations et les entreprises, telle que l’énonce par exemple la Charte mondiale de la nature, est requise dans la production de normes et dans l’application des dispositions juridiques internationales. Cette mise à égalité, avons-nous démontré, transforme les États de personnes publiques à l’intérieur de leurs frontières en personnes privées de la société civile internationale.

2 / L’affirmation de l’égalité des États, souverains et indépendants, est une affirmation de droit. Mais ne peut-elle pas devenir une situation de fait avec les risques mortels que cela comporte ? Dans l’état de démocratie originelle, selon Hobbes, nous sommes tous égaux ; égalité signifie capacité identique de donner la mort. L’égalité est non de droit mais de fait, se rapportant à la condition la plus terrifiante et la plus contraire à l’humanité : donner la mort à ses semblables, condition dont les hommes essaient de sortir en créant l’État. Entretenant la crainte mutuelle, l’égalité démocratique est donc cause de l’instabilité des rapports sociaux. Pour Hobbes, il faut faire cesser cette égalité d’origine, verrouiller l’état de nature jonché de cadavres, l’empêcher de se lover à l’intérieur de la cité. Hobbes essaie ainsi de nous convaincre de la nécessité de la transcendance de la machine-État qui s’impose, au-dessus et en extériorité, en circonscrivant sa puissance dans des frontières qui englobent et préservent ses sujets des agressions mutuelles. Mais pour rassembler une population éparpillée, il faut donner à son imaginaire un ennemi externe et parfois interne.

Sur la scène internationale, les États sont à égalité de puissance de mort ; détenteur ou non de l’arme nucléaire, avec la seule arme bactériologique même le plus faible est en mesure d’anéantir le plus fort ; mais à coup sûr il s’anéantira aussi lui-même. N’ayant pas d’ennemi externe à affronter, l’humanité comme société civile internationale n’est déchirée que par des luttes intestines ; elle ne peut dépasser ce stade de la démocratie originelle hobbésienne. Si l’établissement de l’égalité, remarqua Tocqueville, s’accompagne d’une exigence d’égalité toujours plus grande, est-ce dans cette direction-là, une égale capacité de se donner la mort mutuellement, que les États s’orienteront pour établir l’égalité entre eux ?

De la même façon que les penseurs du politique ont eu l’ingénieuse idée d’inventer l’épopée de la constitution de l’État à partir de l’état de nature pour confisquer ainsi la violence des individus, par quel autre récit d’aventures arriveront-ils à conjurer les risques qui exposent l’humanité aux périls de la démocratie sauvage et à lui inventer une histoire qui la sauvera de la violence étatique ? Société universelle sans contour, rejetant tout pouvoir qui lui imposerait sa limite et sa domination, réfractaire dans sa logique constitutive à la formation du pouvoir d’un seul, quelle forme politique lui assurera la reconnaissance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, du droit des droits de l’homme, et partant l’indétermination de son histoire ? La Boétie proposait comme contre-modèle de l’État l’état naturel de fraternité, appelé par lui le Contr’Un, car état politique plus originel que l’État et dont l’État ne peut jamais détruire l’existence.

Dès les premières ébauches du droit cosmopolitique et du droit des gens est esquissé cet état de fraternité, pièce maîtresse du système stoïcien. Signe de la place du jusnaturalisme dans le droit positif, l’idée de fraternité contribue à rendre l’humanité incapturable par le pouvoir d’un seul. La fraternité, enseignait Épictète, se vit par l’esclave dans une société inégalitaire ; elle se vit aussi en prison. Antérieure donc à l’affirmation de l’égalité et de la liberté, elle est la reconnaissance de l’autre comme semblable. En revanche, dans la logique du droit interne édifiant une cité, on pose en premier les droits civils et politiques : la liberté et l’égalité, et c’est de la réalisation de ces droits que la fraternité peut surgir comme expression complémentaire du social. La liberté et l’égalité font l’objet de lois et de décrets, la fraternité ne se décrète pas. Son inspiration jusnaturaliste contribue au rejet des discriminations et renouvelle le contenu et le sens qu’une société donne à la liberté et à l’égalité juridiques.

Reconnaissant que l’idée de fraternité est une idée philosophique qui ne peut se traduire sans médiation dans le corpus juridique, M. Borgetto, dans son ouvrage La notion de fraternité en droit public français, note, avec beaucoup de minutie, les moments où elle réussit à donner une impulsion aux formulations du droit public.

Lorsque la notion de solidarité prend le relais de l’idée de fraternité, elle l’appauvrit, observe-t-il, car la solidarité est une politique d’aide et d’action sociale, œuvre du gouvernement et du législateur. Toutefois, constate-t-il, la fraternité est une idée qui revient en force du fait de l’internationalisation des populations sur le sol national. Voilà pourquoi elle est évoquée chaque fois qu’il y a manifestation de racisme, d’intolérance et de rejet d’autrui.

Recevoir de l’argent et un statut social selon le principe de solidarité qu’induit l’idée d’égalité ne suffit pas ; la fraternité demande que tout individu soit intégré dans un réseau convivial où il sera reconnu, considéré, accepté. La démocratie qui impose la règle de l’égalité peut conduire, sans la fraternité, au rejet de l’autre. L’égalité ne crée pas le lien social.

Mais, comme tout concept entré dans la zone des turbulences politiques, la fraternité n’est pas épargnée par l’ambiguïté. Est-elle sentiment ou élément de la raison juridique ? Alibi d’une violence égalisatrice, ou mystification servant de compensation à une situation inégalitaire ? Expression du sentimentalisme, la fraternité peut entraver la mise en place de l’État de droit et dissimuler la lutte contre les inégalités. Tantôt elle est recherche d’un compromis, d’une compréhension mutuelle, tantôt elle devient mot d’ordre pour se durcir, compter les siens, passer à l’affrontement et combattre ses ennemis jusqu’à la mort.

Cependant, ce par quoi la fraternité se distingue des autres concepts du politique, c’est précisément la reconnaissance de l’autre pour contrebalancer la violence sociale. Communication, confiance, entraide sans arrière-pensée, générosité par étonnement et curiosité, attrait de la découverte des autres différents comme autant de miroirs de soi, d’images de soi autres à trouver, elle favorise et renouvelle le lien social et, on est en droit de l’espérer, son resserrement, car l’engagement dans ce rapprochement fait surgir le sens de la responsabilité.

Dans le Discours sur la servitude volontaire, La Boétie jetait les bases du lien fraternel. Nous sommes semblables, tous frères et non égaux, écrivait-il. Qui dit semblables ne dit pas égaux mais frères. Sortis du même moule, parce que nous avons une origine commune, la mère nature, représentée comme l’agent du Dieu créateur, nous avons reçu des dons différents pour, précisément, entrer en rapport les uns avec les autres. Créés égaux, l’égalité nous aurait, au contraire, éloignés les uns des autres ; identiques, égaux, nous serions autosuffisants, dans la mesure où nous n’aurions rien à échanger. C’est l’hypothèse que Rousseau avance sur l’état de nature dans le Deuxième discours. L’égalité naturelle isole le primitif qui, borné, est autosuffisant. Chez La Boétie, c’est l’inégalité dans la similitude qui crée l’entraide et l’affection fraternelle. Affection fraternelle parce que j’apprends par l’autre différent qui je suis et ce que je suis. Voilà pourquoi un sentiment d’affection porte les uns vers les autres et non un sentiment de crainte naissant d’un rapport de domination. La conscience du lien fraternel détermine le droit des personnes, l’entraide lui est subordonnée déterminant le droit sur les biens. « Si par nature nous sommes tous frères, écrit La Boétie, nous sommes libres, en compagnie. » La fraternité libère l’espace de l’intersubjectivité originelle, base de l’ordre social, elle inspire des conduites qui rassemblent tout en laissant chacun dans sa singularité : nous sommes « non pas tant tous unis que tous uns » ; elle est compréhension mutuelle qui préserve l’espace de liberté par lequel est révélé à chacun ce qu’il est, un inaliénable. Ainsi la fraternité n’appartient pas seulement au registre affectif mais aussi à celui de la raison, elle unit sentiment de socialité et raison juridique, elle est donc bien une expression du politique, car il n’est pas de société sans l’acceptation de l’autre comme un semblable différent.

On ne peut donc pas s’étonner que les textes onusiens fassent largement usage de termes qui ont les mêmes connotations que le concept de fraternité. Ils parlent de la famille humaine, de relations de bon voisinage, de relations amicales entre les États, de la bonne foi dans les pactes et les traités ; l’humanité, insistent-ils, doit donner à l’enfant le meilleur d’elle-même ; il faut servir l’humanité. La Déclaration universelle des droits de l’homme proclame que les hommes doivent « agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Les textes onusiens ne se contentent pas d’affirmer le principe de l’égalité souveraine des États ni le principe relatif au devoir de non-intervention dans les affaires relevant de la compétence nationale d’un État – ces deux principes sont ceux de Légalité et de la liberté qui découlent bien de l’idée de démocratie sur la scène internationale ; ils insistent sur le principe relatif au devoir des États de coopérer amicalement les uns avec les autres, donc sur le principe de fraternité, qui doit stimuler relations et échanges dans un esprit d’équité.

C’est alors qu’à nouveau nous voyons se différencier les deux logiques : étatique et internationale. A l’intérieur de l’État, la notion du politique se rapporte à ce qui unit et à ce qui sépare, elle touche aussi bien l’ami que l’ennemi. Est-ce à dire que, du point de vue de l’État, la fraternité ne dit pas le tout du social ? La fraternité ne dirait que ce qui touche à la cohésion interne, alors même que cette cohésion n’est possible que parce qu’il existe des forces d’exclusion qui fondent le particularisme étatique. Sur la scène internationale par contre, l’idée de fraternité est le seul versant du politique qui soit retenu. Selon l’exigence du droit international aucun État n’est l’ennemi d’un autre État, les Nations sont unies, tous les hommes doivent coopérer dans un esprit de fraternité. Pensée comme le tout du social sur la scène internationale, la fraternité n’est l’expression que d’une partie des activités politiques à l’intérieur de l’État. Il y a donc dans le concept de fraternité un paradoxe à analyser. Alors que la scène internationale est l’englobant du social, la fraternité est le tout, tandis que dans l’État, qui est un acteur parmi d’autres de cette scène, les forces sociales sont dualisées en attractives et répulsives, et la fraternité ne serait qu’une de ces deux tendances. Dans la partie, l’État, la fraternité joue un rôle moindre que dans le tout, la scène internationale, où elle explicite le tout de la socialisation. Du point de vue internationaliste la fraternité déborde la sphère de l’État, alors que du point de vue interne elle n’exprime qu’une partie de ses activités. L’idée de fraternité, telle qu’elle se développe sur la scène internationale, constitue-t-elle une menace pour l’État ? Si La Boétie rendait exclusives la politique d’État et la politique de fraternité parce qu’il les posait comme devant exister sur le même terrain pour traiter des problèmes identiques, notre analyse diffère : à partir d’un dédoublement de la scène du politique en scène étatique et en scène internationale, nous montrons comment l’interpénétration des espaces nationaux par la réglementation internationale relance une politique de fraternité au cœur des politiques étatiques.

Cependant, la différence de rôle joué par la fraternité dans la comparaison entre l’international et l’étatique a sans doute pour origine les ambiguïtés du concept même de fraternité. La fraternité appartient à la fois à la sphère du privé et à la sphère du public. La fraternité relève de la sphère du privé puisque la fratrie fait partie de la famille, elle est donc en deçà de l’espace public et de la morale objective, selon la terminologie hégélienne. Et la fraternité relève aussi de la sphère publique puisque l’État s’approprie son principe pour unir les individus, les peuples ou les nations qui le composent. Mais, de plus, la fraternité relève d’une sphère qui est au-delà de l’espace public étatique, puisqu’elle est le principe proposé à tous les États pour qu’ils coopèrent amicalement et règlent pacifiquement leurs différends. En englobant la politique des États, puisqu’elle se situe aussi bien à la base de l’État, en deçà de l’espace public étatique, et au sommet de l’État, au-delà de ce même espace public, la fraternité inscrit son activité là où agissent les forces dissolvantes de l’État. En effet, les politologues observent des mutations qui affectent nombre d’États constitués. Ils sont menacés par le bas, en raison du mouvement des nationalités qui fractionnent l’unité étatique en d’autres unités étatiques, et ils sont menacés par le sommet en raison d’organisations régionales qui restreignent l’indépendance de la souveraineté nationale, sans que l’on puisse parler d’une seule communauté internationale à la base ni de fédération d’États au sommet. La fraternité, faut-il le souligner, se manifeste là où tout État constitué montre sa vulnérabilité, quand des populations jusque-là divisées se rassemblent, ou inversement quand des populations jusque-là rassemblées se divisent et créent de nouvelles solidarités. Tout en participant des forces qui déstabilisent momentanément un État, la fraternité reste le principe qui, d’une part, fonde l’État, lui donne son assise et sa cohésion, et, d’autre part, assure sa conservation par la pacification de ses relations interétatiques. La fraternité ne cesse pas d’indiquer comment le tissu social se recompose et assure sa conservation.

Il arrive que lorsqu’un État veut s’emparer du principe de la fraternité et le faire jouer dans sa politique extérieure selon une logique étatique, il en dénature la signification. Dans les grands moments de périodes révolutionnaires, il est bien difficile de savoir si, en invoquant le principe de la fraternité universelle, les porteurs des nouvelles idéologies traitaient avec respect leurs Républiques sœurs en venant chez elles renverser les tyrans, ou s’il s’agissait d’une simple politique de facto d’ingérence et de domination.

Enfin, le droit contenu dans le principe de fraternité peut s’opposer au droit de la cité et susciter des crimes que la tragédie a immortalisés. Étant donné que l’idée de fraternité comporte les deux versants, celui de la sphère privée et celui de la sphère publique, elle est la manifestation tantôt de l’une, tantôt de l’autre, sans qu’on puisse dire si la conduite du frère est dans certain cas attentatoire à la sécurité de l’État, alors même que sans ce frère l’État n’a plus de sens. Concept trangresseur, transfrontalier, concept de confusion, la fraternité est dénoncée par le pouvoir politique au moment où ce dernier fait l’expérience de sa vulnérabilité naissante. Ensevelissant son frère, Antigone est accusée de pactiser avec l’ennemi de la cité, alors qu’elle soutient que la cité ne peut se maintenir en trahissant le devoir de fraternité. Ayant fixé le site de Rome dont il veut faire une place forte contre l’ennemi, Romulus assassine son frère Rémus coupable d’enjamber la limite symbolique.

La fraternité suppose qu’il n’y a pas d’ennemi à l’extérieur : l’ennemi est à l’intérieur, à l’intérieur de l’humanité, à l’intérieur de l’État, à l’intérieur de l’individu. Ce mal-là, chacun en soi a le devoir de le travailler et de le transformer. Miroir qui renvoie mon image, comme l’écrivait La Boétie, le frère ne peut que traduire ce que je suis pour lui, son ennemi ; mais ce n’est pas lui que je saisis comme ennemi. L’image défectueuse de l’autre ne vient pas de l’autre ; puisqu’il est mon miroir, c’est la mienne que je vois. L’image de l’ennemi que je projette sur l’autre n’est que mon image réfléchie. Selon la logique de la fraternité que met en place la logique internationale, les ennemis sont aussi fictifs que les États. L’État se crée ses ennemis pour se créer lui-même.

La question de la fraternité relance donc la question de l’intersubjectivité entre les êtres réels ou fictifs des sujets de droit. Les seuls principes de liberté et d’égalité ne le peuvent, surtout si ces notions sont prises à l’intérieur d’une politique de territorialité. Selon cette logique étatique, dénonçait Marx, liberté signifie usage égoïste de son bien ; et Légalité de condition, selon l’expression de Tocqueville, signifie insatisfaction permanente dans la recherche des biens et des honneurs. Mais, selon le droit portant sur les personnes et non les biens, liberté et égalité découlent de l’amitié et de l’entente fraternelle. Dans la démocratie est inscrit en négatif ce que la fraternité présente en positif. La démocratie est bien le paradigme du social qui en montre la division ; la fraternité se surajoute au paradigme : sans nier la division, elle fait émerger d’elle un espace médian porteur de relations et de liberté.

Clôture du monde et liberté humaine
Se représenter la terre comme un univers clos est tolérable tant que des espaces sont à découvrir et des recherches à mener dans tous les domaines. Mais à partir du moment où l’on en aura la connaissance et la maîtrise, à partir du moment où l’économie planétaire ressemblera à l’économie familiale, c’est-à-dire où les ressources seront calculées et donc les dépenses mesurées, on peut supposer que la question de l’expérience humaine comme expérience de liberté se posera de façon lancinante. En dehors et au-delà du politique et de l’économique, en dehors et au-delà de la maîtrise scientifique et technique, la liberté humaine veut s’éprouver. Il ne s’agit pas d’un non-sens ni d’un goût pour le désordre et le chaos, dans un vouloir démiurgique de tout remettre en question. La liberté inexpugnable suggère une démarche dont le terme est toujours reporté, elle se donne comme un aiguillon qui suppose que vivre échappe à toute prévision.

Cette dimension humaine existentielle est inscrite dans le droit international, il en porte la trace quand il se montre indéterminé dans ses recommandations, afin que les divers sujets de droit auxquels il s’adresse continuent à sauvegarder leur liberté. Il introduit une indétermination entre le droit positif (lex lata), en vigueur à l’intérieur de tout État donné, et le droit souhaité (lex ferenda), en proposant des programmes divers qui sortent les États de leur statocentrisme, les poussent à réviser leur politique intérieure à l’égard des citoyens et des étrangers, leur confisquent des espaces pour en faire des espaces internationaux, leur proposent des conventions qui garantissent la protection de biens nationaux par une assistance internationale ; appelés patrimoine commun de l’humanité, ces biens se rapportent à une entité non représentable ni représentée.

Le vocabulaire juridique mentionne d’autres entités comme le peuple, la nation, et même l’homme, dont il importe de défendre les droits, alors même qu’aucune définition précise n’est donnée pour cerner ces entités. Introduire les droits de l’homme à l’intérieur du politique, c’est vouloir ne jamais abolir la distance entre le droit positif et le devenir du droit, c’est convenir que jamais les droits de l’homme ne seront assez reconnus par une législation en vigueur. Il en va de même du droit des peuples, de l’idée de nation. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes pour choisir leur régime politique et économique, pour gérer leurs ressources naturelles et pour se répartir en nations, est énoncé de telle sorte qu’il n’est pas possible de dire avec précision combien de peuples se trouvent satisfaits des formes actuelles de la vie politique réglées par des États déjà constitués, ni combien de peuples sont susceptibles de réclamer des modifications pour créer leur État-nation. Certaines voix bien audibles se font entendre. D’autres beaucoup moins. Une recherche en sociologie politique aurait dénombré pas moins de mille États en attente de formation en Afrique. Ce droit international qui favorise donc l’émiettement des États en unités plus restreintes n’est pas contraire au même droit qui favorise le rassemblement en grandes zones régionales. Les combinaisons peuvent être d’autant plus diverses que les éléments qui les composent sont plus petits. Enfin le droit international encourage dans tous les États l’avènement de la démocratie, c’est-à-dire, là encore, la forme de gouvernement la moins stable de l’histoire. Avec cette forme de gouvernement les libertés de chaque individu peuvent se manifester mais aussi se neutraliser. Elles se neutralisent comme pouvoir pour ne se vivre que comme vertige d’exercice dans un cadre institutionnel préétabli. Comme le démontre C. Lefort, la démocratie porte l’idée que le pouvoir n’appartient à personne du fait que ce sont les institutions qui en assurent le fonctionnement, il est un lieu vide : on s’y succède.

Certains auteurs croient deviner que dans les questions écologiques portant sur les droits nouveaux à accorder même aux animaux, aux arbres, à certains sites, c’est une législation sur les êtres et les choses non voués à l’appropriation qui tend à se mettre en place. Cette préoccupation juridique a une portée métaphysique : faire de notre monde fermé un univers infini en donnant, par le droit, de l’infini aux choses, aux objets, aux animaux, ainsi qu’il advient quand le droit reconnaît à la personne humaine sa dignité et le droit d’avoir des droits. L’infini que portent tous les êtres finis met entre eux l’infini de la liberté comme respect et non-appropriation de leur existence. Trouvant la valeur infinie de leur propre fini, les hommes inventeront la réglementation qui leur permettra d’habiter librement à l’intérieur de leur domaine désormais limité.

Différente de la législation étatique, la régulation internationale a le même objectif pour les États. Le droit international ne rend pas homogène l’espace terrestre, il ne détruit pas les législations nationales, mais il crée un espace de liberté purement fictif ou virtuel, afin qu’ayant à se rencontrer les États n’exercent pas de violence les uns sur les autres, mais roulent dans l’histoire comme les galets des rivières arrondissant et polissant leurs angles. Le droit invente une fiction puissante, celle de l’espace territorialisé pour stabiliser une population et la définir en référence à une entité une, discrète, séparée : l’État. Le droit international invente à son tour un espace fictif indéterminé faisant jouer les rencontres entre États, espace de paroles, de négociations, de diplomatie où, autour d’une table, des regards s’échangent, des visages se scrutent, apprennent à se voir dans le miroir les uns des autres, et où, enfin, des hommes esquissent les gestes de l’accord. Là où le droit étatique pose une frontière qui crée du sans-distance entre les États, les fait se toucher, se gêner, se repousser, le droit international invente un espace qui s’insère dans la contiguïté même, la mitoyenneté, puisque la frontière pour l’un est frontière pour l’autre ; et cet espace virtuel les enveloppe et les fait se mouvoir ensemble. Au moment même où un État voudrait en absorber un autre, et occuper, à sa place, son espace propre, le droit international propose d’autres espaces à occuper : un réinvestissement de l’espace territorial pour une amélioration qualitative des droits des citoyens et de l’environnement, ou bien un mouvement centrifuge d’aide aux plus défavorisés, laquelle devrait s’intégrer dans la dynamique propre de l’État bénéficiaire. La liberté à préserver dans ce monde fini se joue sur le virtuel de l’espace et sur l’apprentissage de mœurs fraternelles dans la politique des États.

La logique internationale est donc bien antinomique de l’idée d’un État mondial. Bien des penseurs, en tentant de démontrer qu’un gouvernement mondial serait l’unique moyen d’établir la paix sur la terre et d’apporter la richesse aux nations, utilisent, quelles que soient leurs convictions profondes en matière de foi, le vocabulaire des religions monothéistes. De même que le Dieu unique est roi de l’univers, un monarque, un empereur incontesté ou un gouvernement mondial imposerait à tout le genre humain une politique de justice et de paix. Or, selon la tradition et les mythes bibliques, rien ne permet d’imputer à la religion l’Un souhaité par le politique.

Constatant la corruption qui régnait parmi les hommes, dit le Livre de la Genèse, Dieu se repentit de les avoir créés. Dans un déluge, il les fit tous disparaître à l’exception de Noé et des membres de sa nombreuse famille, qui, lorsque les eaux se furent retirées, se répandirent sur la terre et formèrent les nations. En ce temps-là, parlant la même langue ils ne formaient qu’un seul peuple et ils avaient rassemblé leurs forces en une ville pour construire dans cette ville une tour qui toucherait le ciel. Or, l’Eternel dit : « Voici, ils forment un seul peuple et ont tous la même langue, et c’est là ce qu’ils ont entrepris ; maintenant rien ne les empêchera de réaliser ce qu’ils auront projeté. » Alors, pour ne pas avoir à exterminer les hommes une seconde fois – ce qui signifie bien que dans la pensée de Dieu un seul peuple est l’image du mal radical, du pire mal que les hommes puissent s’infliger à eux-mêmes –, Dieu préféra brouiller leur langue afin qu’ils ne puissent plus se comprendre sans effort, et il les dispersa sur toute la terre. La dispersion n’est pas une punition sanctionnant une faute commise : la dispersion est le moyen trouvé par Dieu pour préserver l’espèce et engager les peuples et les nations dans une quête perpétuelle d’eux-mêmes et de leurs différences.

L’unité dont on fait l’essence même de la puissance de Dieu n’est pas l’unité du pouvoir politique que les hommes espèrent réaliser en utilisant le langage et les dogmes de la religion. Le texte de la Genèse, au contraire, montre que la création se fait par séparation, par division, par partage, par polarisation, par éloignement, par distance, par exil. Plus les hommes se séparent les uns des autres, plus ils ont à découvrir ou à cultiver en eux-mêmes de nouvelles facettes du divin, à trouver individuellement un bien qu’ils ne trouvent pas, quand, comme dans le mythe, réunis à Babel, ils s’abusent sur leur capacité de comprendre et de maîtriser la terre et le ciel.

Typologie de l’imaginaire politique
Confronté aux divisions sans cesse renaissantes, le politique n’a en contrepartie jamais cessé de vouloir saisir le social comme Unité, et en cela il fait preuve d’héroïsme. Cette unité ne peut se réaliser d’une façon quelconque, faisait remarquer Aristote : « Il y a un point où la cité, en progressant dans l’unité, cessera d’en être une, et un autre où elle sera encore une cité, mais près de ne plus l’être, une cité inférieure ; comme si on faisait de la symphonie un unisson ou du rythme une unique mesure. » Ainsi pouvons-nous, en conclusion, indiquer une typologie des quatre images de l’Un rencontrées au cours de notre analyse.

La fiction de l’État est sans doute la plus belle réussite du droit car, reposant sur la souveraineté absolue d’un pouvoir unique, l’institution juridique en impose aussitôt les limites : on ne peut créer de l’un à l’intérieur qu’en rejetant le multiple à l’extérieur. Le mythe impérial de la totalité parfaite, imaginaire d’une unité réalisée par absorption du multiple, est moins maîtrisable par le droit : un seul pouvant se dire le représentant de la transcendance et du sens de l’histoire, divisions et conflits sont niés. Par contre, l’utopie comme imaginaire de l’autrement peut s’intégrer au droit si elle montre clairement qu’elle se situe ailleurs, dans un monde souhaité, délivré du mal, et si gardant une attitude critique elle avoue son impuissance présente tout en cherchant encore le moyen d’agir. Unilatérale, l’utopie donne une version opposée à ce qu’elle ne parvient pas à dompter. Enfin, l’imaginaire du relationnel, dont l’international explore plus particulièrement les ressources, se construit avec le jusnaturalisme de la societas amicorum sur le présupposé d’un milieu de communication déjà ouvert ; la relation n’escamote ni le singulier ni le multiple ni les contraires, elle prend appui sur eux ; à l’œuvre partout où se lit une division, elle trouve son impulsion dans l’invention des traits d’union, des mises en rapport, des passages. Médiateur entre la plainte sociale et la réponse politique, le droit travaille les imaginaires de l’Un : imaginaires du pouvoir souverain, de la totalité, de l’autrement et de la relation. Il nous a paru utile de les distinguer, parce que, c’est en opérant des combinaisons subtiles de ces imaginaires pour en imposer un tandis qu’il en place un autre sur le devant de la scène, que le politique, maniant l’art du mélange et de l’apparence, trouve la façon de dire sa volonté d’unité.« 

– Lejbowicz, A. (1999). Conclusion. Dans : , A. Lejbowicz, Philosophie du droit international: L’impossible capture de l’humanité (pp. 399-418). Presses Universitaires de France.

« En effet, la question « Suis-je le gardien de mon frère? » est le cœur de notre propos. Le fil d’Ariane. Car elle interroge le droit ou non de s’indifférer de l’Autre, elle reconnaît implicitement le choix de l’affirmative comme de la négative – pour dire qu’elle laisse la liberté à tout individu d’accepter ou non sa part de responsabilité vis-à-vis de ce « Je » hors de soi qu’est l’Autre. Elle sous-entend le devoir moral de ne pas s’indifférer de l’Autre, c’est-à-dire de s’obliger à faire de la préservation de sa dignité une préoccupation majeure et sans discontinuité. Ou pas. Puisque veiller sur son « frère » est une décision qui incombe à l’individu, elle vient de lui et ne peut véritablement lui être imposé[8]. En ce sens, veiller sur l’Autre est d’abord une question d’éthique[9], de responsabilité éthique. Et l’éthique ne se décrète pas[10], elle est la résultante d’un processus intérieur[11], d’un cheminement personnel – in utero. Mouvement perpétuel qui voit se négocier dans l’intériorité du sujet les sens et les valeurs des idéaux que sont la justice, la fraternité, l’égalité, l’équité, la collectivité et l’individualité. Comme le dirait de manière plus appropriée René Bobet[12] : « Le projet éthique, le projet de liberté de chacun d’entre nous surgit au milieu d’une situation qui est déjà éthiquement marquée, par des choix, des préférences, des valorisations qui ont déjà eu lieu et qui se sont cristallisés dans des valeurs. » De telle sorte que « la loi [morale, l’obligation morale, à laquelle on accepte de se conformer] constitue le moment terminal de cette constitution de sens ». L’éthique entendue comme un ensemble de règles de conduite adoptées par l’individu dans sa relation avec les Autres est l’aboutissement d’une construction personnelle, du sens donné à des valeurs à la représentation des obligations qu’il se fait par rapport à cette extériorité qu’est l’Autre. Cet aboutissement n’a rien définitif, il est la photographie d’un moment, d’un instant, l’individu et ses valeurs n’étant pas immuables ou à même d’être pour l’éternité réduits à une définition close.

Cet essai ne veut donc pas suggérer que nous tous en tant qu’individus dev(ri)ons être les gardiens des uns et des autres – chacun étant libre de suivre son propre cheminement et d’en arriver à une éthique qui le satisfasse. Il n’a pas vocation à évangéliser les consciences, il ne se veut pas péremptoire. De même, il ne s’agit pas de critiquer le droit à l’indifférence[13] comme une position dite « républicaine » devant la tendance à la reconnaissance du droit à la différence accusé de produire des identités catégorielles et de mettre à mal l’idée de l’universel, ou du droit à l’indifférence aux différences[14] revendiquant la non-stigmatisation des particularismes (ethnoculturels, sociaux, du genre et sexuels, etc.), encore moins de rappeler que l’indifférence tue[15] ou de faire le procès de l’indifférence consistant à clouer sur un piloris le droit à la non-opinion ou le droit de ne pas prendre parti[16], mais de dire que si l’on s’accepte comme membre de la famille humaine, si l’on est en faveur des droits humains, si on reconnaît les fondements à la fois de la lettre (les balises de l’agir en terme d’obligations, la reconnaissance et le respect des droits tels que posés dans le corpus juridique international) et l’esprit (l’interprétation conceptuelle[17] liée au système de valeurs morales philosophiques[18], les visées de la lettre, le sens donné à l’humain – à l’humanité – aux libertés ainsi qu’aux responsabilités inhérentes) ce choix a pour point de départ l’engagement pour la non-indifférence à l’Autre. Autrement formulé, être droit-de-l’hommiste, humaniste du droit, humaniste tout court, ou simplement se considérer comme « humanité » c’est avant tout et principalement être le gardien de son frère. »

« Suis-je le gardien de mon frère ? » – essai sur l’indifférence & le droit international

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