L’Après-Etat II (?)

« « [L]es relations de pouvoir ont été progressivement gouvernementalisées, c’est-à-dire élaborées, rationalisées et centralisées dans la forme ou sous la caution des institutions étatiques. » L’État n’est certes pas le principe, la cause et la source de tout le pouvoir : Foucault a contribué à défaire la philosophie politique « statocentrée » comme nul autre peut-être après Marx. Mais cela n’implique pas d’oublier que les processus politiques de rationalisation et de normalisation de l’existence ont pris une forme étatique. L’État est une erreur de perspective, presque une illusion d’optique, qui conduit à croire qu’il a une essence, un intérieur et des « entrailles », alors qu’il est composé de processus hétérogènes, de « perpétuelles étatisations » ou de « gouvernementalités multiples ». Foucault veut faire une « analytique » de ces divers processus d’absorption de la société dans les « mailles du pouvoir », caractéristique d’une politique visant à soigner, à éduquer, à sécuriser et à mettre au travail la population. »

Perspective foucaldienne : « le néolibéralisme ne répond pas seulement à une crise d’accumulation du capital, il répond à une crise de gouvernementalité beaucoup plus étendue et diversifiée »

«  »But one of those people is wrong ».
Not necessarily. Just because that figure might look like a « 6 » or a « 9 » doesn’t necessarily mean that « someone painted a 6 or a 9 », the person who painted it might have done it at random without knowing numbers, the artist might have painted that because, to him/her, it might have looked like a snail.
The flawed assumption here is that « But one of those people is wrong », because whoever wrote that, is fundamentally misunderstanding science, and is using the same type of flat reasoning that brings some people to think that the earth is flat.
Science’s basic building blocks are observations. This means that this is not about « establishing who’s observation was right », but, instead, based on all known reliable observations, to establish a theory/model/formula/understanding/encoding that, ideally, is compatible with all the observed data, has an explanation for each instance of observation, and is able to make predictions about hypothetical observational scenarios.

Person X observes what, according to him, looks like a « 6 ». Person X writes a paper about it.
Person Y observes what, according to him, looks like a « 9 ». Person Y writes a paper about it.
Person Z develops a theory that is compatible with both observations of person X and Y, argues that this « 6 » « 9 » dilemma is more convoluted than previously thought, and has an explanation for the observations, Person Z contends that both persons X and Y’s observations were reasonable from their point of observation at the time of observation. Person Z illustrates that by taking volunteers on the street and revealing how the volunteers would observe « 6 » or « 9 » depending on their point of observation. Person Z also notes how some volunteers observe a « snail », and hypothesizes that this might happen because there is a snail restaurant 10 meters away, Person Z makes this hypothesis because volunteers who had just come out from that snail restaurant, were statistically more likely to observe a snail rather than a « 6 » or « 9 ».
In short, the original text had a better point than the modified picture, however, I would change it to « The fact that what you’re seeing makes sense to you, doesn’t necessarily imply that what I’m seeing doesn’t make sense »« 

« Quand bien même trouverait-on parfois un relatif matérialisme dans la diversité des réalismes, cela ne serait pas forcément incompatible avec un certain constructivisme – celui de Wendt. Le constructivisme systémique de Wendt partage déjà avec le réalisme l’axiome de la centralité de l’État, puisqu’il affirme que « les États sont les principales unités d’analyse en théorie politique internationale ». Lorsqu’il ajoute immédiatement que « les structures clés dans le système des États sont intersubjectives plutôt que matérielles » , il n’exclut pas pour autant la pertinence des facteurs matériels. Son stato-centrisme n’est toutefois pas naïf, contrairement à celui du néoréalisme et du néolibéralisme : il est critique à l’égard de la nature des États et de ce que l’on appelle leurs « intérêts », et c’est précisément ce qui le rend compatible avec celui des réalistes progressistes.

Les matérialistes affirment que le pouvoir (militaire, économique, dérivé des ressources naturelles, du poids démographique, etc.) et l’intérêt (défini comme le désir des États pour le pouvoir, la sécurité et la richesse) dirigent la politique étrangère. Le constructiviste accepte que le pouvoir et l’intérêt dirigent la politique étrangère – il est important de le souligner car c’est précisément ce qui le rend compatible avec le réalisme – mais il ajoute que la signification de « pouvoir » et « intérêt » n’est pas essentialiste : l’identité vient avant l’intérêt ; les acteurs (par exemple les États) ne sont pas seulement et toujours atomistes, égoïstes et rationnels ; et le système international est un ensemble d’idées, de pensées, un système de normes. « Il ne s’agit pas de dire, explique Wendt, que les idées sont plus importantes que le pouvoir ou l’intérêt, ou qu’elles en sont indépendantes.

Il s’agit de dire que le pouvoir et l’intérêt ont les effets qu’ils ont en vertu des idées qui les font. Les explications basées sur le pouvoir et l’intérêt [c’est-à-dire le réalisme] présupposent des idées, et de ce point de vue ne sont pas du tout concurrentes des explications basées sur les idées [c’est-à-dire l’idéalisme]. »

Constructivisme et réalisme classique partagent également une même « logique du social », selon laquelle « le comportement humain ne peut raisonnablement pas être étudié en dehors des structures sociales au sein desquelles il se trouve, et qui lui donnent son sens »  : « Toutes les tentatives de déduire la nature de la société du comportement supposé d’un homme isolé sont purement théoriques, puisqu’il n’y a aucune raison de croire qu’un tel homme ait jamais existé. ». Le réalisme et le constructivisme partagent cette même conviction que la nature humaine est profondément sociale. Le réalisme classique est prescriptif : la moralité est pour lui une préoccupation majeure. Le constructivisme est explicatif : il parle de normes. Mais les deux jouent le même rôle et, pour ainsi dire, reviennent au même : « La catégorie réaliste de moralité peut-être comprise comme un sous-ensemble de la catégorie constructiviste des normes. »

Le réalisme est également compatible avec la théorie critique. Falk a circonscrit un « réalisme critique » qui verrait les relations internationales comme « une question d’évolution historique naissant des forces sociales, économiques et idéologiques en jeu ». Il en exclut Morgenthau, mais Scheuerman le considère comme un « réaliste critique ». Réalisme et théorie critique partagent l’obsession du pouvoir, inhérent à la politique – même s’ils en ont une conception différente – et un scepticisme à l’égard de tout discours sur l’intérêt public. Lorsque Carr écrit que l’homme d’État qui invoque l’intérêt national ne fait rien d’autre que « faire passer son propre intérêt pour un intérêt universel dans le but de l’imposer au reste du monde », il ne serait pas en désaccord avec la théorie critique selon laquelle l’intérêt public n’est qu’un mécanisme permettant de maintenir la structure du pouvoir. En réalité, poursuit Barkin, « certaines parties de The Twenty Years’Crisis de Carr ressemblent à une critique foucaldienne de l’idéalisme wilsonien ». Cela suggère « une certaine compatibilité entre le réalisme classique et la théorie critique » – et une compatibilité des deux avec le constructivisme, en tout cas celui de Wendt qui, partant de la conception hégélienne de la politique comme lutte pour la reconnaissance, entre États comme entre individus, a une conception conflictuelle du pouvoir. Avec toutefois cette différence qu’il en déduit qu’un État mondial est inévitable, tout en dénonçant, comme les réalistes, les appels trop naïfs à la réforme globale.

Le réalisme que nous défendons n’est pas seulement constructiviste et compatible avec la théorie critique : il est aussi dans une certaine mesure libéral – et cette autre compatibilité confirme l’inaptitude de l’approche paradigmatique des théories des relations internationales. Pour montrer que le réalisme bien compris et le libéralisme, sans cesse opposés dans les manuels, ne s’excluent pas forcément, il suffit de reconnaître, au plan descriptif, les contraintes réalistes tout en visant, au plan prescriptif, des moyens de les dépasser pour rendre le monde plus juste. C’est ce que faisait Herz, pourtant considéré comme l’un des réalistes classiques, qui dans son premier livre qualifiait sa position de « libéralisme réaliste ». C’est également ce que faisait Aron, qu’on classe tantôt parmi les réalistes, tantôt parmi les libéraux, et qui en réalité se situe entre les deux, reconnaît les mérites du réalisme tout – tout comme ses disciples Hassner et Hoffmann, qui renvoie dos à dos réalisme et libéralisme pour défendre une « nouvelle synthèse ». C’est aussi la raison d’être de l’École anglaise, qui s’est constituée comme un terrain d’entente entre réalisme et libéralisme, et dont l’un des fondateurs, Hedley Bull, est l’une des influences majeures de Hoffmann, parfois décrit comme « une version américaine de Bull ». Tous ces auteurs sont réalistes dans leur approche tout en défendant des valeurs libérales. »

Jeangène Vilmer, J. (2012). Introduction. Dans : , J. Jeangène Vilmer, La guerre au nom de l’humanité: Tuer ou laisser mourir (pp. 1-55). Presses Universitaires de France.

« La « phobie d’État »
Le néolibéralisme apparaît en France dans un contexte marqué par la méfiance ou l’hostilité à l’égard de l’État. Il y a un certain « air du temps » que Foucault qualifie, dans son cours de 1979, de « phobie d’État ». C’est à elle que l’on doit la diffusion « en douceur » de la nouvelle problématique gouvernementale en assurant la conversion des critiques libertaires, ou plus généralement anti-institutionnelles, en conceptions néolibérales. Et c’est bien pourquoi, à ses yeux, il convient d’analyser les ressorts de cette phobie et de la combattre. Cela semblera peut-être curieux à tous ceux qui continuent de croire que Foucault s’est refusé à penser l’État et a même participé à ce « refus de l’État », ce qui est une erreur, comme l’ont montré des travaux approfondis sur la question. Foucault ne cesse de dire depuis La Volonté de savoir que nous assistons à des formes nouvelles d’étatisation des relations de pouvoir qui consistent à investir des domaines de l’existence individuelle et collective par des techniques subtiles et souvent invisibles. C’est bien ce qu’il indique dans un texte majeur de 1982 : « [L]es relations de pouvoir ont été progressivement gouvernementalisées, c’est-à-dire élaborées, rationalisées et centralisées dans la forme ou sous la caution des institutions étatiques. » L’État n’est certes pas le principe, la cause et la source de tout le pouvoir : Foucault a contribué à défaire la philosophie politique « statocentrée » comme nul autre peut-être après Marx. Mais cela n’implique pas d’oublier que les processus politiques de rationalisation et de normalisation de l’existence ont pris une forme étatique. L’État est une erreur de perspective, presque une illusion d’optique, qui conduit à croire qu’il a une essence, un intérieur et des « entrailles », alors qu’il est composé de processus hétérogènes, de « perpétuelles étatisations » ou de « gouvernementalités multiples ». Foucault veut faire une « analytique » de ces divers processus d’absorption de la société dans les « mailles du pouvoir », caractéristique d’une politique visant à soigner, à éduquer, à sécuriser et à mettre au travail la population.

La « phobie d’État » qui s’est développée en France dans les années 1960-1970, Foucault la repère dans des discours très divers, à propos d’objets et d’enjeux différents, et dans des secteurs très variables de l’opinion. Il s’agit selon lui d’un discours envahissant, proliférant, « inflationniste ». Ce trait d’époque attribue à l’État une puissance qui conduit à mêler des arguments et des analyses disparates dans une même réprobation globale : « Une analyse, par exemple, de la sécurité sociale et de l’appareil administratif sur lequel elle repose va vous renvoyer, à partir de quelques glissements et grâce à quelques mots sur lesquels on joue, à l’analyse des camps de concentration, la spécificité pourtant requise de l’analyse se dilue. » Non seulement les niveaux et objets d’analyse se confondent, mais l’analyse elle-même est commandée par une logique qui consiste à « disqualifier le moins par le pire, le meilleur par le pire », c’est-à-dire à voir dans toute intervention de l’État la trace, selon les cas, du fascisme et/ou du stalinisme. Or cette phobie d’État n’est selon Foucault jamais qu’une forme négative du « statocentrisme », autrement dit de ce désir d’État qui a structuré la pensée politique.

Le nouveau libéralisme que cherche à décrire Foucault est justement en train de réveiller des thèmes antiétatistes qui s’enracinent dans la conjoncture très particulière de la critique du socialisme des années 1930-1945. Foucault cite à ce propos un texte qu’il a lu de très près, comme on le voit aux notes de lecture qu’il a laissées : La Route de la servitude de Hayek. Dans ce pamphlet exemplaire de ce type d’« inflation » et de « disqualification du meilleur par le pire », Hayek proclame que, de Keynes à Hitler, de Beveridge à Staline, il existe une continuité essentielle. De son côté, l’ordolibéralisme allemand s’est constitué en opposition au « champ d’adversité » du nazisme, ce qui a conduit un certain nombre d’auteurs de ce courant, en particulier Röpke, à établir une continuité entre les États totalitaires et l’État social et keynésien. Selon Foucault, ce type d’analyse témoigne d’un « laxisme » occultant ce qu’il en est des processus réels ayant transformé les modes de gouverner depuis le xviiie siècle. Le néolibéralisme, sur le plan doctrinal, contient des confusions théoriques et pratiques très graves : le fantasme de l’État toujours potentiellement totalitaire empêche de comprendre les formes et techniques politiques concrètes qui l’ont modifié et amené à se développer dans telles ou telles directions selon les périodes et les pays. Et surtout, ajoute Foucault, ce type de dénonciation rhétorique est incapable de produire sa propre analyse et sa propre critique, de retrouver ses sources et sa propre logique. En somme, le néolibéralisme, celui d’Hayek surtout, s’ignore lui-même comme phobie d’État et plus généralement comme mode de gouvernement à la fois sous-tendu et occulté par la phobie d’État.

Par-delà les néolibéraux, Foucault vise ceux qui, dénonçant à tout va l’État, aident, sans qu’ils le sachent, l’avènement de la nouvelle forme de pouvoir néolibéral en train de se mettre en place. Il en va ainsi de la « libération sexuelle » : les contestataires ignorent « qu’ils vont dans le sens du vent ». Plus encore, dans des pages remarquables, Foucault prend avec le plus grand sérieux la critique ordolibérale de la société de masse, prolétarisée, urbanisée, hypnotisée par la consommation et les simulacres du plaisir facile proposés par l’industrie du loisir. Ces critiques, que l’on trouve tout spécialement chez Röpke, sont historiquement importantes non seulement parce qu’elles montrent certaines affinités entre l’École de Fribourg et l’École de Francfort, mais parce qu’elles interrogent surtout la portée critique réelle des contestations de la « société de consommation », de la « société industrielle » ou de la « société du spectacle ». Ces critiques de l’« unidimensionnalité », de l’uniformité et du conformisme généralisé peuvent être, comme l’ont fait les néolibéraux, parfaitement rabattus sur une critique de l’étatisme administratif, et peuvent donc alimenter à leur tour la « phobie d’État ». Avec le néolibéralisme, Foucault réitère la démarche qu’il avait menée à propos de la sexualité dans La Volonté de savoir. Dans les deux cas, il s’est agi pour lui de mettre en question un lieu commun de la contestation. Cette dernière est piégée à l’avance parce qu’elle dénonce ce qui déjà n’est plus à l’ordre du jour dans l’« agenda » du pouvoir gouvernemental. Elle sert la contre-manœuvre du pouvoir qui utilise la dénonciation pour se relégitimer à partir de la force même de ce qui prétend le mettre en cause.

Foucault n’a donc pas été l’un des instigateurs de ce grand « refus de l’État » comme on l’en a accusé. Tout le travail de Foucault entend certes « contourner l’État », au sens très précis qu’il donne à cette opération en 1978, dans Sécurité, Territoire, Population. Il ne convient pas de penser les institutions en elles-mêmes, ou l’État en lui-même comme s’il s’agissait de données historiques primordiales qui auraient des fonctions et des objets propres, des caractéristiques déterminées, isolées des processus sociaux. Il s’agit au contraire de penser les institutions et l’État à partir des technologies de pouvoir et des modes de gouvernement qui leur donnent leur forme et leur efficace.

D’après Foucault, la pensée politique n’a pas encore pris la mesure des transformations les plus concrètes qui ont eu lieu depuis des siècles dans la manière de gouverner les sociétés. Elle s’est empêchée de les réfléchir en maintenant une grille de compréhension qui n’a guère changé depuis Hobbes. Nous sommes au fond restés tous hobbesiens en survalorisant de façon approbatrice ou désapprobatrice le Souverain, le Maître, l’État. Or, plutôt que de dénoncer l’État, ce qui ne fait que prolonger la fascination que l’on entretient à son endroit, il s’agirait plutôt de s’en déprendre en produisant une analyse adaptée aux pratiques effectives du pouvoir. Pour ce faire, il faudrait s’abstenir de suivre l’humeur antiétatique de l’époque tout autant que refuser la stratégie de « prise de pouvoir » de l’État alors dominante à gauche. Foucault reviendra souvent sur les limites des théories marxistes du pouvoir et de l’État, plus préoccupées par des questions du genre « qui détient le pouvoir ? » ou « au service de qui est l’État ? », que par la manière dont s’exerce concrètement le pouvoir, et avec quels instruments précis et déterminés.

Concentrer tout le mal dans l’État s’accompagne d’une sorte de naïveté, très prisée alors dans la nouvelle gauche, qui consiste à célébrer une « société civile » vierge de tout pouvoir, libérée de toute domination et de toute violence. Si, au premier abord, il peut sembler curieux que Naissance de la biopolitique se termine par un retour à Adam Ferguson et à son Essai sur l’histoire de la société civile, il faut y voir l’indice d’un point décisif pour la compréhension du libéralisme et de la place que joue la catégorie de « société civile » dans « une technologie de gouvernement ayant pour objectif sa propre autolimitation dans la mesure même où elle est indexée à la spécificité des processus économiques ». Et c’est encore ce qu’il répétera dans l’entretien de 1983 avec le secrétaire de la CFDT Robert Bono, document qu’on fait parfois passer pour l’expression la plus manifeste de l’opposition farouche de Foucault à l’État social. Dans ce dialogue, Bono tend une perche à Foucault pour lui suggérer de flatter la « société civile » contre la « société étatique » : « Est-ce que cette nécessité de rénover les cadres mentaux de la protection sociale donne une chance à la société civile – dont les syndicats font partie – contre la société étatique ? », lui demande-t-il. Foucault répond : « Mais quelque chose me gène davantage encore : c’est que la référence à ce couple antagoniste n’est jamais exempte d’une sorte de manichéisme affligeant la notion d’État d’une connotation péjorative en même temps qu’il idéalise la société en un ensemble bon, vivant et chaud . » C’est le refus d’entériner cette pauvre et fausse opposition entre l’État comme « monstre froid » et la société civile comme « ensemble bon, vivant et chaud » qui permettra à Foucault de conserver cette distance critique tant par rapport aux naïvetés du gauchisme qu’aux illusions idéologiques du libéralisme.

On voit ici l’absurdité qu’il y a à faire de l’antiétatisme supposé de Foucault la cause d’un éventuel rapprochement avec le néolibéralisme. Il rejette tout ensemble les simplismes gauchistes et libertaires toujours prêts à annoncer et à dénoncer le fascisme, les envolées lyriques contre le Goulag qui serait en germe dans tout État, voire la hantise surfaite du « Maître », les stratèges des partis de gauche qui ne rêvent que de conquête de l’appareil d’État, et les néolibéraux qui assimilent, sans faire le détail, l’État social, le nazisme et le stalinisme. Cette « phobie d’État » n’est pas seulement une erreur, c’est le symptôme d’une « crise de gouvernementalité » qui a pris des formes multiples depuis les années 1960. En particulier une remise en cause des disciplines et des pratiques « sécuritaires » de normalisation telles qu’elles avaient été recyclées dans l’État social depuis la fin du xixe siècle.

Crise du capitalisme ou crise de gouvernementalité ?
Il est une question que Foucault n’a pas traitée pour elle-même mais qui sous-tend ses analyses : à quelle crise répond le néolibéralisme qui se diffuse à la fin des années 1970 ? En apparence, ce qui sert de prétexte à la mise en œuvre d’un néolibéralisme français est la crise économique de 1973, interprétée par le commentaire dominant de l’époque comme une « crise du pétrole » consécutive à la hausse brutale imposée par le cartel de l’OPEP. Les économistes marxistes, plus qu’une simple crise conjoncturelle liée à la hausse du pétrole, y voient alors une crise beaucoup plus profonde du capitalisme, commencée dès le début des années 1960, et qui est liée à une difficulté de plus en plus grande à extraire une plus-value suffisante du fait de la combativité ouvrière.

Foucault considère que la crise économique n’est pas le seul élément explicatif du virage néolibéral. L’objet de son analyse n’est donc pas tant la « crise du capitalisme » en général que celle d’un certain art de gouverner. Il y a là un point de désaccord important qui touche à ce qu’il faut entendre par « capitalisme ». Foucault, depuis ses premiers cours au Collège de France, pense le « capitalisme » à partir des formes particulières de pouvoir qui l’ont rendu historiquement possible. Ce qu’on appelle « capitalisme » change de forme et de fonctionnement en fonction des mécanismes de pouvoir historiquement divers mobilisés dans l’économie. En ce sens, « le » capitalisme n’existe pas. Il n’y a que « des » capitalismes.

Ce que nombre de marxistes ne peuvent tout à fait admettre. Mais le prix qu’ils paient sur le plan théorique et politique est assez lourd. À force de tout ramener à la seule source explicative du « capitalisme » et de ses « lois », le marxisme orthodoxe s’est rendu aveugle à la diversité des formes d’intervention gouvernementale comme à leur logique transversale. Fort de démontrer les lois naturelles de l’histoire conduisant inéluctablement à l’effondrement du capitalisme sous le poids de ses contradictions, ce marxisme ne laisse guère de place aux capacités de renouvellement du cadre institutionnel et normatif qui permettent la transmutation des formes du capitalisme pour assurer ses propres conditions de fonctionnement. Ce qui l’empêche surtout de comprendre la nature et la portée de l’« interventionnisme juridique » dont l’effet est précisément de modifier les formes du capitalisme, d’en faire non pas une essence mais une réalité historique singulière.

Pour Foucault, il s’agit de s’inscrire dans les débats qui agitent alors l’extrême gauche et divisent certaines organisations : les « orthodoxes », d’un côté, s’en tiennent à la lutte entre les « deux classes fondamentales » ; les autres veulent « élargir » le front des luttes et les analyses politiques à toutes les formes d’oppression et d’aliénation. À ses yeux, ce qui se joue dans ces années est une crise aiguë de toutes les formes du pouvoir. Il comprend, à la différence de l’économisme marxiste, que l’on ne peut isoler les luttes des travailleurs des luttes des femmes, des étudiants, des lycéens, des fous, des prisonniers, des artistes et des malades.

C’est dans ce contexte très particulier de contestation généralisée que Foucault situe l’avènement d’une nouvelle manière de conduire les individus qui prétend faire droit à l’aspiration à la liberté en tout domaine, sexuel, culturel aussi bien qu’économique.

Il entrevoit que le remaniement des modes de gouvernement des individus dans les divers secteurs de la société et que les réponses apportées aux luttes sociales et culturelles sont en train de trouver dans le néolibéralisme une possible cohérence à la fois théorique et pratique. C’est la nouveauté de l’analyse foucaldienne : le néolibéralisme ne répond pas seulement à une crise d’accumulation du capital, il répond à une crise de gouvernementalité beaucoup plus étendue et diversifiée.

Cette « crise de gouvernementalité » des années 1970 s’inscrit dans une longue série de crises historiques : crises du gouvernement pastoral, de la souveraineté, de la discipline, ou, plus récemment, crise du libéralisme naturaliste dans les années 1920 et 1930. Selon Foucault, la « gouvernementalisation » de la société occidentale a connu des phases marquées par de grandes formes historiques d’action sur la conduite d’autrui. Ces formes induisent des « attitudes critiques » et des « contre-conduites » récusant et enrayant chacun de ces modes de gouvernement. Ce qui, par accumulation, donne lieu à des « crises des manières de gouverner », qui voient les institutions, les méthodes et les dispositifs destinés à guider les individus remis en cause par les gouvernés. La crise de gouvernementalité qui va déboucher sur l’aggiornamento néolibéral ne commence pas avec la crise pétrolière, elle lui est antérieure. Mais elle s’est surtout manifestée en 1968 et dans les années de lutte sociale et culturelle qui ont suivi.

L’un des « moteurs » de l’analyse de Foucault n’est-il pas d’ailleurs le fameux diagnostic de la Trilatérale qui, en 1978, expliquait que les sociétés développées étaient devenues « ingouvernables » du fait de la trop grande liberté politique concédée aux groupes et aux individus – ce qui n’était pas sans faire écho aux affirmations de la Société du Mont-Pèlerin depuis la fin des années 1940. La conjoncture économique, politique et sociale des années 1970 offre à Foucault le spectacle de l’un de ces moments historiques où la question des relations entre gouvernants et gouvernés est posée de manière particulièrement critique. Cette question ne peut être traitée convenablement que si l’on est suffisamment armé historiquement, c’est-à-dire si l’on comprend les enjeux proprement gouvernementaux de la crise.

La réponse néolibérale à la crise de gouvernementalité
L’analyse de Foucault permet d’éclairer deux problèmes d’interprétation historique concernant la nature de la réponse néolibérale à la crise. Pour le dire vite, le néolibéralisme des années 1970 est en grande partie une réaction au keynésianisme institutionnalisé.

Un ensemble de thèses économiques et de discours politiques cherchent alors à imposer l’idée que les mécanismes de la redistribution sociale sont loin d’avoir eu des effets positifs sur l’économie dans un contexte de concurrence internationale accrue. Les correctifs de type « keynésien » introduits à partir de 1945 ont entraîné, aux yeux des néolibéraux, une série de conséquences négatives. Et il convient d’y remédier par une nouvelle politique sociale fondée non plus sur le plein emploi et la croissance volontariste, mais sur des dispositifs de gestion individuelle du chômage de masse et de contrôle d’une population flottante.

Il y a une difficulté propre à la lecture historique du phénomène néolibéral. Le néolibéralisme, né avec la crise des années 1930, remettait en cause le naturalisme du libre marché. D’une part, il s’agissait de surmonter le pur « laisser-fairisme » naturaliste, d’autre part, il fallait combattre les formes d’intervention étatiques qui dérèglent le fonctionnement du marché et risquent d’évoluer vers le totalitarisme. Or, lorsqu’il s’imposera cinquante ans plus tard sous la forme de politiques gouvernementales, c’est la réhabilitation du marché qui sera idéologiquement mise en avant, ce qui tendra à masquer le fait qu’il n’est pas un simple retour au naturalisme libéral. D’où aussi la confusion durable, surtout à gauche, entre néolibéralisme et « ultralibéralisme ».

Le second problème concerne le rapport du gouvernement à la société dans son ensemble. Le néolibéralisme ne peut se limiter à répondre à une « crise du capitalisme ». Comme le montre l’essor des contestations sur de multiples fronts, la crise est plus large : toutes les formes de rapport de pouvoir sont remises en cause. Foucault perçoit dans les luttes menées dans un certain nombre de secteurs psychiatriques, médicaux, carcéraux ou scolaires une mise en question du régime général des « disciplines » déployées au xviiie et au xixe siècles et des formes étatiques de la biopolitique diffusées au xixe et au xxe siècles. Les disciplines et la biopolitique ont en effet produit des effets de normalisation générale des modes de vie par un système dense et continu de contrôles sur l’existence (éducation, santé, loisirs, etc.).

Le gauchisme, soit l’expression politique de la critique des disciplines et de la normalisation biopolitique, propose alors une formule assez simple pour rendre compte de cette crise du mode de gouverner, en opposant la « vie » à l’autorité, le « sexe » à la répression et la « société » à l’État. La société est considérée comme un univers de libertés et de plaisirs, fait de spontanéités toujours joyeuses et débarrassées de l’emprise des pouvoirs et des normes. Ce qu’on appelle alors la « contre-culture » prône la liberté sexuelle, l’aventure, et l’intensité des expériences contre toutes les formes de vie normalisée (« métro, boulot, dodo »). Elle constitue l’« attitude critique » typique d’une époque dominée par un ensemble de formes historiques emboîtées les unes dans les autres : souverainisme, institutions disciplinaires et régulations biopolitiques de l’État social.

La figure du général de Gaulle, souverain attardé dans un monde en transformation rapide et honni par de larges fractions de la jeunesse, a cristallisé cette opposition entre la « vraie vie » et le pouvoir.

Or le nouvel art de gouverner néolibéral, tel qu’il commence à être mis en œuvre en partie sous l’effet de l’intégration européenne et en partie comme réponse à la contestation sociale ou « sociétale », ne tombe pas dans ce schéma simpliste. Il relève en effet, comme on l’a vu, de ce que les ordolibéraux ont appelé une « politique de société ». C’est en remodelant les rapports entre individus, non pas dans le sens de l’« expérience contre-culturelle », mais dans celui de la « compétitivité », que l’art de gouverner néolibéral va constituer une réponse particulièrement efficace et rallier à lui, dès les années 1980, une partie des ex-« contestataires » par conversion des registres critiques. La nouvelle forme de pouvoir fondée sur un jeu d’incitations de type concurrentiel considère que l’on peut se passer des disciplines et des grandes normalisations agissant directement et autoritairement sur les individus.

C’est bien cette utopie néolibérale, celle d’un régime postdisciplinaire, qui s’exprime dans les discours « théoriques » de Giscard d’Estaing. La conversion d’un journal ex-gauchiste comme Libération, qui se manifestera si bien dans la fameuse émission « Vive la crise », est à cet égard exemplaire.

Le néolibéralisme se donne donc comme une double réponse politique, d’une part à la crise des institutions disciplinaires « classiques » et, d’autre part, à un certain épuisement des manières de gouverner « biopolitiquement » par le « social » et le « scolaire » depuis le milieu du xxe siècle.

Il s’agit, en bref, d’une réponse de droite aux critiques des disciplines et du biopouvoir étatique portées par la gauche post-68.

La réponse spécifiquement néolibérale à la crise de gouvernementalité des années 1970, consiste à mettre au centre d’une « politique sociale » complètement redéfinie la règle du marché. La société doit être dirigée et réglée par le « jeu » de la concurrence – concurrence externe entre économies nationales, concurrence interne entre entreprises et entre individus. La concurrence et le modèle entrepreneurial constituent un certain régime inédit de gouvernement des conduites dans lequel le mode d’imposition de la norme ne sera plus le même que dans la souveraineté ou dans la discipline, et ceci bien au-delà de la « sphère économique » au sens habituel du terme.

Cela suppose la mise en place de dispositifs nouveaux qui, sur le plan théorique au moins, donneraient à chacun de quoi survivre dans un monde où la concurrence est la règle. Ce ne sont plus les principes de solidarité et de redistribution, encore moins d’égalité, qui sont aux commandes, mais la concurrence. Exclusion et égalité des chances en seront les maîtres-mots. »

– Laval, C. (2018). 4. L’actualité du néolibéralisme à la fin des années 1970. Dans : , C. Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale (pp. 94-120). La Découverte.

« Malgré la formule lapidaire et catégorique prêtée à Louis XIV – « l’État, c’est moi ! » –, la question demeure, qui sans cesse se renouvelle : « l’État, c’est quoi ? ». La chose étatique a quelque chose d’insaisissable, comme si les voies de ce « Dieu mortel » (Mairet, 1987) étaient impénétrables. L’analogie avec le divin peut être poussée plus loin : non seulement l’État n’échappe pas à la question théologico-politique de l’origine et du fondement du pouvoir, mais la mystique étatique puise ses racines dans la symbolique religieuse. L’héritage canonique et ecclésial a contribué à l’abstraction du pouvoir, ainsi qu’aux théories de la souveraineté et de la représentation-incarnation.

Si l’État garde une part d’indéfinissable, de métaphysique, voire de sacralité, il y a aussi une banalité de l’État : celui-ci s’est imposé comme modèle universel d’organisation du pouvoir politique. Toutefois, de profonds clivages (théoriques, doctrinaux et idéologiques) et des particularismes nationaux se font jour dès lors qu’il s’agit d’appréhender le sujet in abstracto et in concreto, lorsqu’il convient de conjuguer l’être et l’action étatiques, son étude théorique et empirique.

Universalisme de l’État et particularismes des États
Apparu en Europe occidentale, à la fin de la féodalité (entre le xve et le xvie siècle), l’État s’est imposé comme la forme d’organisation politique des sociétés modernes. L’ensemble de la surface terrestre du globe – ou presque – se trouve sous l’autorité souveraine d’un État. Cette prolifération et cette dynamique s’expliquent par le « droit à l’État » ou l’« idéal étatique » revendiqué par les peuples ou nations, ainsi que par l’attractivité du statut de sujet de droit international dont jouit cette forme institutionnalisée d’organisation politique. Le xxe siècle a vu la croissance exponentielle d’États nés de l’éclatement des empires multinationaux (ottoman, austro-hongrois, etc.), des empires coloniaux (vagues successives de décolonisation qui ont touché l’Afrique et l’Asie) et enfin de la dislocation d’États multinationaux (URSS, Yougoslavie, Tchécoslovaquie, etc.). D’une cinquantaine d’États au débutdu xxe siècle, on est passé à près de 200 États au début du xxie siècle, dont la morphologie générale est essentiellement calquée sur le modèle européen de l’État-nation. Aujourd’hui encore, la tendance au séparatisme refait surface, y compris en Europe, et les nouvelles revendications nationales n’ont d’autre aspiration que d’accéder à la condition étatique.

Le modèle westphalien de l’État moderne ne s’est pas imposé de manière identique, générale et absolue : non seulement sa forme définitive ne prévaut en Europe qu’au terme d’un processus long qui s’achève entre la fin du xixe et le début du xxe siècle, mais la forme étatique reste très diversifiée. Du reste, l’idée d’une européanité originelle et intrinsèque de la forme étatique est parfois contestée : certaines expériences politiques dans l’Afrique précoloniale (des empires du Mali et du Ghana au royaume du Congo) relativiseraient le phénomène d’exportation-importation du modèle étatique européen ; il s’agirait plus précisément de « restaurations » ou de « recréations » (Mbongo, 2014, p. 23). Derrière son unité juridique (fondée sur la souveraineté), les phénomènes de « standardisation », d’hybridation et de mimétisme (institutionnel, fonctionnel, juridique, etc.), son apparente universalité et atemporalité, tout État est historiquement daté et géographiquement situé.

Les considérations historiques, culturelles et politiques contribuent à une irréductible singularité de chacune des entités étatiques, y compris sur le plan de son organisation verticale et horizontale. Cette attraction-adhésion universelle pour ce modèle d’organisation politique ne signifie pas que la réalité étatique soit unique. Au contraire, la catégorie des États est composite, contrastée, fragmentée. Malgré des caractéristiques fondamentales communes (liées à sa définition même), on est tenté de penser qu’il y a un État propre à chaque État, que chaque État a sa propre identité. La sociologie comparative de l’État indique la persistance des particularismes nationaux. Au-delà des différenciations organiques, la finalité même de l’action étatique légitime varie selon les histoires nationales. Enfin, l’historicité du phénomène étatique ne doit pas faire oublier la part de récit et de mythe qui nimbe la chose étatique. Les représentations et autres imaginaires autour de l’être étatique sont producteurs de réalités hétérogènes. L’étude comparée de la nature de la relation qu’entretiennent les sociétés avec l’État met en lumière de profondes différences, liées à l’histoire de chaque nation, à la conception de l’État qu’elles ont construite et au rôle qu’elles lui assignent (Dreyfus, 2010). L’ambivalence dans la perception et la conception de l’État reflète la spécificité des valeurs et traditions propres à chaque pays. Ainsi, aux États-Unis, la société civile a fait preuve d’une profonde méfiance à l’égard de l’État (fédéral). Par contraste, l’État a modelé avec vigueur le continent européen et, aux xixe et xxe siècles, les pouvoirs publics y ont eu souvent pour souci le renforcement de l’homogénéité culturelle et l’édification d’États-nations.

Au début du xxie siècle, les États constitutifs de l’ordre international jouissent d’un même statut juridique, mais ne connaissent pas le même degré de développement ou de perfectionnement. Produits de trajectoires différentes, les États contemporains peuvent ainsi être classés en diverses catégories (Cooper, 2003) : « les États “pré-modernes” (tels que l’Afghanistan, la Somalie, le Liberia et la plupart des États africains) trop fragiles et trop faibles – voire “défaillants” (failed) ou “effondrés” (collapsed) (Rotberg, 2004) – pour présenter tous les attributs d’authentiques États ; les États “modernes” (Inde, Chine, Brésil…), attachés à la conception traditionnelle de l’État, en tant que détenteur du monopole de la force ; les “États postmodernes”, dans lesquels la souveraineté tend à faire place à une logique nouvelle d’interdépendance et de coopération, effaçant la séparation entre affaires intérieures et étrangères » (Chevallier, 2017, p. 19).

Entre homogénéisation et différenciation des États, la nouvelle vague de mondialisation produit elle-même des effets contradictoires. D’un côté, elle a favorisé la promotion d’un modèle occidental d’organisation politique, juridique et administrative (« l’État de droit démocratique libéral ») ; de l’autre, elle suscite une réaction de repli des « identités étatiques nationales ». Autrement dit, si les États contemporains sont traversés par des tendances ou transformations structurelles qui soulignent une forme d’homogénéisation de ce modèle d’organisation, celles-ci participent également à renforcer les particularismes au sein de la catégorie générique étatique. En outre, la « diffusion-universalisation » du modèle de l’État-nation reste confrontée aux problèmes que produisent un mimétisme institutionnel et l’importation d’un modèle conçu en Europe par des élites nationales influencées par une forme d’organisation politique imposée à ces élites comme cadre symbolique de référence pour l’exercice du pouvoir dans des sociétés et groupes sociaux dont les particularismes sont sources de difficultés d’adaptation, de tensions et de conflits de diverses natures (Badie, 1992). Si le « modèle westphalien » de l’État-nation souverain est un point de référence, une convention utile dans certaines circonstances, elle semble inappropriée ou du moins inadaptée dans d’autres (Krasner, 1999). Au sein même du monde occidental, des conceptions et traditions étatiques particulières demeurent.

Concepts et conceptions de l’État
Œuvre de l’histoire humaine, l’État est une figure polymorphe, dont l’ambivalence se vérifie tant dans sa définition que dans sa perception. Depuis Jean Bodin, les juristes établissent un lien de consubstantialité et d’exclusivité entre la souveraineté et l’État. Au-delà de ce point de fixation définitionnelle, de cette essence juridique, les États cultivent leurs différences dans l’espace et le temps. D’origine européenne, le mot et le concept d’État connaissent des variations linguistiques et culturelles (Legendre, 2014) que l’on ne saurait ignorer. Au-delà de son trait ontologique, la souveraineté, l’État ne connaît pas de définition générale, absolue, unanime. Il y a des définitions concurrentes, voire antagoniques de l’État. Comme l’a fort bien résumé J. Leca, on a pu distinguer trois conceptions analytiques : « l’État comme puissance (la ragione di stato de Machiavel et le Machtstaat de Carl Schmitt) ; l’État comme droit (Rechtstaat, Hans Kelsen) ; l’État comme légitimité justifié par ce qu’il doit être (Hegel mais aussi une tradition du droit public français héritée de Léon Duguit) ou par son affinité avec des valeurs tenues pour dominantes (Max Weber). De même, on a pu distinguer trois expériences historiques : l’État comme reflet d’un ordre social hiérarchique (Ständestaat) ; ou d’un ordre social individualiste accessible à la raison (Maurice Hauriou) ; ou enfin comme la sauvegarde de la communauté contre la dissolution de la société marchande (Hegel, Durkheim) » (2010, p. 232).

L’idée d’État a suscité moult concepts et théories, souvent en forme d’utopies positives (proposant un modèle social à édifier) ou critiques (dénonçant un modèle de domination), soulignant notamment la capacité de l’État à imposer les structures cognitives ou mentales par lesquelles il est pensé (Bourdieu, 2012). L’État est un vaste champ des possibles, comme le prouve la relation au politique (de l’État démocratique libéral à l’État totalitaire), à l’économie (de l’État minimum ou gendarme à l’État communiste) et au religieux (de l’État laïc à l’État théocratique). Objet réifié par diverses expressions de l’étatisme et du statocentrisme, cible de critiques radicales ([néo] libérale, marxiste, anarchiste ou constructiviste), l’État ne va pas de soi. Cette tension se vérifie également dans les cultures nationales : la méfiance que l’État suscite traditionnellement dans certaines sociétés contraste avec la mythification dont il a fait l’objet dans un pays comme la France.

Modèle et singularité de l’État en France
L’identité idéologique de l’État est particulièrement marquée en France, pays de « culture stato-nationale » dans lequel la société entretient une relation intime et singulière avec son État. La construction socio-historique de l’État en France a fait de lui un « Sauveur sécularisé » (Legendre, 2015) et le « maître des horloges ». Sorte d’instance de premier et de dernier recours, l’État est empreint de sacralité, ce qui le pare d’une aura « providentielle ». Le modèle français s’est construit sur l’idée à la fois d’une supériorité et d’une centralité de l’État dans l’ordre social, économique, politique et juridique. Si une telle centralité est encore symbolisée par une institution comme l’École nationale d’administration, l’État en France connaît de profondes mutations.

Plus encore qu’ailleurs, l’État est le socle sur lequel la nation s’est construite. Contrairement aux États-Unis et à la plupart des pays européens, en France, l’État a historiquement précédé la nation, le sentiment national est né de la volonté du pouvoir politique (Ozouf, 2014). La France s’est édifiée par le haut, par l’État : « un sommet d’où l’on ne peut descendre » (Hauriou, 1916, p. 16), un « modèle » où« jamais le processus de différenciation et d’institutionnalisation n’a été poussé aussi loin » (Badie et Birnbaum, 1982, p. 172). Un phénomène d’intrication entre l’État et la nation, dans lequel l’État est la « personnification juridique d’une nation » (Esmein, 1906, p. 4). Il en constitue la matrice. Le pouvoir politique est traditionnellement centralisé au sein d’un État producteur et défenseur de l’intérêt général dans l’ordre juridique, économique et social. Dans la tradition républicaine française, l’État est associé au double souci de l’universel et du national (Azoulai, 2010). Il est le dépositaire d’une mémoire collective et l’incarnation de la communauté nationale. Dans cette lecture, la Nation comme sentiment de communauté de destin est le fondement de l’État qui n’en est que l’instrument juridique de représentation et d’action. Dans l’esprit gaullien, l’État est d’abord un élément métaphysique garant de la perpétuité de la Nation. La Constitution de la ve République porte originellement ce « nationalisme républicain ».

Si le mot-concept fait irruption en 1696 dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française – lequel définit l’État comme le « gouvernement d’un peuple vivant sous la domination d’un prince ou en république » –, l’État en France remonte à la dynastie capétienne et il s’est imposé par la force des idées et des armes. L’absolutisme monarchique a joué un rôle clé dans le processus de centralisation du pouvoir et de construction de la nation. La singularité de la conception de l’État n’a cessé de se confirmer et de s’amplifier avec la Révolution, l’Empire et la République. Résumée par la formule syncrétique de Charles Péguy (« La République, notre royaume de France »), cette continuité historique est attestée par la permanence de certains principes fondamentaux : l’indivisibilité de la souveraineté, la centralisation du pouvoir… Si Tocqueville souligne à juste titre la continuité de la centralisation administrative entre la monarchie de l’Ancien Régime et le xixe siècle, la Révolution française accélère la rationalisation/hiérarchisation administrative tout en imbriquant la démocratisation politique (Rosanvallon, 1990). L’État républicain unitaire et centralisé s’érige au moyen de la loi, de l’Administration (et de son juge-protecteur : le Conseil d’État) et de l’école laïque (institution qui a vocation à former une conscience civique et morale).

Situé au-dessus des intérêts particuliers, cet État est au centre de l’ordre politique, économique, social ; il est au cœur de l’imaginaire collectif ; son nom est historiquement associé à la notion d’intérêt général. Dans la culture anglo-saxonne, l’intérêt général est le produit d’intérêts particuliers (qu’il convient de prendre en compte) quand, dans la tradition rousseauiste et jacobine, l’intérêt général les transcende – voire s’y oppose – et s’exprime par la voix privilégiée de l’État-législateur. La supériorité et l’impartialité présumées de l’État légitiment sa vocation à définir, à imposer et à contrôler l’intérêt général. L’intérêt de l’État s’est progressivement confondu avec l’intérêt général (Rangeon, 1986), conformément à la conception hégélienne de l’État tutélaire dans lequel s’incarne l’intérêt général. Dès lors, le caractère foncièrement évolutif et contingent de l’intérêt général affecte la conception même de l’État. Celle-ci entretient en France un lien étroit avec la construction d’un modèle républicain peu porté à une vision libérale de la société et de l’individu. Or, les représentants et agents de l’État n’échappent pas à la montée des valeurs individualistes. En témoignent les pratiques consistant à défendre alternativement (« pantouflage » des hauts fonctionnaires), voire cumulativement, l’intérêt public et des intérêts privés. Le mouvement accéléré de responsables politiques et d’agents de l’État vers des cabinets d’affaires est à l’origine d’une élite sociale à la charnière du public et du privé (France et Vauchez, 2017).

Au-delà de l’étymologie du mot – res publica est d’abord et avant tout « chose publique », par opposition à ce qui relève du privé – la République revêt une dimension axiologique, il s’agit d’un projet de société que l’État est appelé à servir. Théoriquement distinct et supérieur aux intérêts particuliers, l’intérêt général fonde la spécificité et la légitimité de l’action publique, elle-même régie par des règles propres, dérogatoires. Le droit français se caractérise en effet par une summa divisio distinguant les règles qui régissent l’État et les personnes publiques ainsi que leurs rapports avec les citoyens, d’une part, et celles qui gouvernent les rapports entre particuliers. L’État entretient une relation intime avec ce premier corps de règles constitutif du « droit public » : « plus qu’un concept, l’État est la forme dans laquelle tous les concepts du droit public ont été créés. Il n’en est pas un qui n’ait pas été pensé dans la forme de l’État et qui n’ait, en retour, contribué à déterminer le contenu de la forme étatique » (Azoulai, 2010, p. 151). Au cœur même de la traditionnelle dichotomie entre droit public et droit privé, le droit administratif est « une certaine manière d’être de l’État qui provient de ce que l’Administration est devenue la principale force dans l’État » (Hauriou, 1910, p. 1). Le dualisme du droit se prolonge par un dualisme des ordres juridictionnels : l’identité étatique française est marquée par l’existence d’une justice administrative, distincte de la justice ordinaire, et chargée de refléter la particularité de l’action publique.

La dimension sociale, symbolique et axiologique du phénomène étatique est prégnante dans un pays comme la France, où le niveau de la dépense publique et le volume de l’emploi public demeurent exceptionnels. Plus largement, en France l’État est davantage qu’un appareil bureaucratique : plus qu’ailleurs, il a servi de cadre à la construction démocratique et nationale ; il influe l’espace public et l’ordre social : « l’État n’est pas seulement une puissance qui commande et qui punit, il est aussi le dépositaire d’une mémoire collective et, par le réseau des services publics qu’il anime, le garant d’une réalisation concrète des promesses du pacte républicain » (Sauvé, 2015). Si l’idée de « service public à la française » comporte une part de fiction, la France connaît effectivement une relation historique spécifique aux services publics : « l’apparition de la théorie du service public […] traduit, dans le registre du droit, l’effort conduit au niveau politique pour consolider le pacte républicain en le fondant non seulement sur le suffrage universel et la démocratie représentative, mais aussi sur le développement de la solidarité » (Conseil d’État, Rapport public, 1994, p. 15). Le « service public » est conçu en France comme un mode d’organisation de la société mettant l’accent sur l’importance du lien social et de la justice sociale : l’État doit garantir à chaque citoyen, quels que soient son niveau de revenu et son lieu de résidence, l’accès à un ensemble de biens et de services. Au terme d’une construction historique, politique et juridique, le service public s’est imposé comme un élément de l’identité nationale auquel les citoyens-usagers sont attachés : l’appartenance à la Nation française passe par la référence au service public (Pontier, 1996). De fait, dans l’imaginaire collectif, cette notion réfère à l’ensemble de l’activité de l’État prestataire de services et postule l’application de certains principes (en particulier l’égalité de traitement des usagers), qui signent sa spécificité par rapport aux finalités du secteur privé.

Les implications de l’appartenance de l’État à l’Union européenne troublent cette catégorie juridique et métajuridique du « service public ». Le trouble est plus prégnant encore pour la relation entre l’État et la nation.

Dans la tradition française, ce lien revêt un sens fort : l’État est une « personnification juridique de la nation consécutive à la centralisation politique, économique, juridique des éléments de la nation, réalisée en vue d’instaurer le régime civil, par le moyen de l’organisation en une individualité corporative, sous l’action d’un pouvoir souverain, sous le régime d’une loi intérieure et sous la domination d’un statut » (Hauriou, 1916, p. XV). Concepteur de la nation française, pierre angulaire de son système démocratique, l’État est aussi le véhicule d’un « récit national ». Si la symbolique républicaine peut emprunter plusieurs formes, les principes et symboles consacrés en ouverture de notre Loi fondamentale – à l’article 2 de la Constitution de 1958 – tendent à mêler identité nationale et identité de la République, symboles nationaux et symboles de l’État, tous issus de la Révolution de 1789 : « La langue de la République est le français. L’emblème national est le drapeau tricolore, bleu, blanc, rouge. L’hymne national est “La Marseillaise ”. La devise de la République est “Liberté, Égalité, Fraternité”. […] ».

La Constitution joue sans aucun doute une fonction intégrative en plus de sa fonction normative (Ponthoreau, 2010). Une sorte de relation circulaire se met en place : l’identité collective structure la Constitution et la Constitution structure l’identité nationale. Cette relation est confortée par la jurisprudence constitutionnelle qui tempère la primauté du droit de l’Union, au nom notamment de l’« identité constitutionnelle de la France », laquelle s’oppose à une subordination inconditionnelle de l’ordre juridique étatique. Aussi le Conseil constitutionnel considère-t-il que l’exigence constitutionnelle de transposition d’une directive « ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le Constituant y ait consenti » (décision n° 2006-540 du 27 juillet 2006). Il s’agit de règles et de principes étrangers aux traditions constitutionnelles communes ou qui ne bénéficient pas d’une protection équivalente dans l’ordre juridique de l’Union. La formulation de cette « réserve de constitutionnalité » renvoie à une sorte de « noyau dur » dont il convient d’assurer une protection renforcée. Certains principes et valeurs sont propres à l’État pris dans son individualité, dans son essence nationale. Y figurent en France le principe de laïcité, le droit de grève et la continuité du service public, « bref, l’essentiel de la République », pour paraphraser l’ancien président du Conseil constitutionnel Pierre Mazeaud (lors des vœux du Conseil constitutionnel au président de la République, 3 janvier 2005).

Le principe de laïcité est significatif à la fois de la « spécificité française » en matière de conception de l’État et du caractère limité – et en partie fictive – de cette singularité. D’un côté, la laïcité correspond en France à une expérience historique particulière consacrée par l’adoption de la Loi de 1905 et la « République » est « laïque » depuis la Constitution de 1946. De l’autre, si la « laïcité » – terme d’origine latine difficilement traduisible dans nombre de langues – comme principe de neutralité confessionnelle de l’État ou de séparation juridique des religions et de l’État n’est pas universelle, elle ne représente pas une exception française ni même occidentale (exemples du Mexique, de l’Inde et plus récemment de la Tunisie, dont l’article 6 de la Constitution de la Seconde République (2014) dispose que l’État « civil » tunisien « garantit la liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes » et s’engage à« diffuser les valeurs de modération et de tolérance » et à« protéger tous les sacrés »). Polysémique, la notion de laïcité recouvre une multitude de significations, car elle caractérise alternativement ou cumulativement : « l’État qui ne professe ni ne favorise ou discrimine aucune religion particulière ; […] l’État dont l’ordre juridique présente un haut degré d’autonomie par rapport aux règles juridiques religieuses ; […] une formule particulière de relations des religions avec l’État que l’on appelle en général “séparation stricte” » (Rambaud, 2014, p. 594). En réalité, il existe non seulement plusieurs conceptions de la laïcité (Baubérot, 2015), mais aussi une très grande diversité dans les relations entre les États et les cultes. Il est possible de les classer en trois types de modalités (Robert, 1977) : les « fusions » (caractérisées par l’imbrication du politique et du religieux, à l’instar d’États comme l’Arabie Saoudite et l’Iran, à caractère théocratique), les « unions » (l’ordre juridique étatique reconnaît un statut particulier à une religion en particulier) et les « séparations ».

Après avoir été un véritable « État confessionnel » sous l’Ancien Régime qui l’amena à être qualifiée de fille aînée de l’Église, la France a fait l’objet d’un processus de sécularisation depuis la Révolution de 1789, déjà porteuse de l’idée de séparation du politique et du religieux : liberté de conscience et de culte (article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), suppression des délits d’ordre religieux (blasphème, hérésie, etc.) en 1791, abolition des discriminations envers les minorités religieuses (les protestants en 1789 et les juifs en 1791). Alors que l’État royal entretenait des rapports étroits avec l’Église catholique, l’avènement de la République voit la séparation officielle de l’Église et de l’État, avec l’adoption du décret du 3 ventôse/21 février 1795 par la Convention nationale. Il s’agit là d’un acquis sur lequel la Restauration ne reviendra pas : le catholicisme comme « religion officielle » appartient « officiellement » au passé. Le Concordat de 1801 conclu entre l’État et l’Église reconnaît seulement dans le catholicisme la religion de la majorité des Français.

Si la République a fini par « laïciser » l’État, la question demeure néanmoins au cœur du combat politique entre monarchistes et républicains, entre cléricaux et anticléricaux, tout au long du xixe siècle et jusqu’au début du xxe siècle. Celle-ci est tranchée par la loi de 1905, qui est clairement l’expression d’une conception libérale de la laïcité. Portée par le républicain Aristide Briand, la grande loi de 1905 – de séparation des Églises et de l’État – clôt officiellement cette confrontation idéologique, politique et sociale : l’État républicain assure la libre croyance de tous et ne reconnaît plus aucun culte. Le législateur garantit la liberté de conscience (celle de croire ou de ne pas croire), l’égalité de tous devant l’État et la loi quelles que soient leurs convictions particulières, la séparation des Églises et de l’État (extériorité réciproque que résume Victor Hugo en cette formule : « L’État chez lui, l’Église chez elle ! ») et le respect de tous les cultes. Vecteur idéologique, la laïcité procède alors à une déchristianisation de l’État et instille une sécularisation de la société via une « laïcisation-neutralisation » de l’école publique ; comme principe juridique, la laïcité n’en garantit pas moins le libre exercice des pratiques individuelles ou collectives que ces convictions réclament, aussi bien dans l’espace privé que dans l’espace public (article 1er de la loi de 1905).

Au-delà de la résurgence des débats sur le sens et la portée de ce principe fondamental de la République française, c’est la spécificité même de la conception française de l’État qui se pose aujourd’hui. Même en France la conviction est ébranlée que l’État « ne connaît point de puissance supérieure ou concurrente » (Esmein, 1906, p. 1), que la chose étatique est « chose à part », qu’elle s’assimile à l’intérêt général. Jusqu’à la fin des années 1970, non seulement l’État en France dispose des outils keynésiens de régulation macroéconomique, mais il fait montre d’un dirigisme économique et social via des nationalisations, la planification et la sécurité sociale. Or, l’idée selon laquelle l’État est le garant de la croissance économique et du progrès social s’estompe, un processus de « désétatisation » des politiques publiques est à l’œuvre. Le modèle napoléonien, centralisé et hiérarchisé, se trouve directement affecté par la « fragmentation interne », due, notamment, au transfert de ses compétences aux collectivités territoriales douées de leur personnalité et de leur légitimité propres, et par la montée des valeurs du (néo) libéralisme et de l’individualisme qui contestent le pouvoir de commandement unilatéral de l’État. Le développement de l’application du droit privé dans le champ d’action de l’Administration (et donc la mise en cause de la dualité structurante « droit public-droit privé »), la critique des prérogatives exorbitantes de la puissance publique ou du dualisme juridictionnel (qui n’est pas propre à la France), ou encore le discours managérial qui domine la « réforme de l’État » sont autant d’indices du mouvement de « normalisation » de la chose étatique dans un pays de culture étatique.

La question de l’État, l’État en question
La puissance souveraine de l’État est contestée par des phénomènes et des acteurs trans/supra/inter/infra/nationaux qui échappent à sa volonté et à son autorité. Son pouvoir de commandement unilatéral se trouve altéré par le développement de la mondialisation économique, l’avènement d’un capitalisme financiarisé et l’irruption d’une révolution numérique et technologique. Une post-modernité dans laquelle l’État est « encadré », « concurrencé », « englobé » (Chevallier, 2017). Sa légitimité est questionnée.

Les fonctions juridiques et politico-sociales de l’État sont engagées dans un même mouvement de reconfiguration de leur champ et de leurs moyens. La mondialisation libérale affaiblit la maîtrise de l’État dans ses traditionnels leviers d’orientation de la vie économique et sociale : pouvoirs monétaires (par le transfert à des banques centrales indépendantes), budgétaires (par la lutte contre les déficits publics prônée par l’Union européenne comme par des organisations financières internationales) et normatifs (inflation des règles internationales et européennes à respecter, déréglementation du marché national au nom des principes du libre-échange et de la libre concurrence) de l’État. L’Union européenne joue aujourd’hui un rôle crucial dans la régulation économique du marché et dispose d’un pouvoir de commandement et de contrainte qui se manifeste par la production d’actes unilatéraux de nature législative ou réglementaire.

La libéralisation économique s’accompagne ainsi d’une limitation des instruments traditionnels de l’État. En matière d’interventionnisme économique, les règles dérogatoires du droit public économique ont glissé dans le domaine du droit commun. L’équilibre entre libertés économiques et impératifs d’intérêt général s’en trouve bouleversé. Le caractère exorbitant du droit administratif en France est mis en cause.

C’est la pertinence même de l’échelon étatique et des frontières nationales qui se trouve mise en cause par la conjugaison de la mondialisation économique, de la globalisation financière, et par le progrès technique et technologique. La révolution numérique met la fonction de régulation de l’État à rude épreuve. La question qui se pose est de savoir si les États sont à même d’assumer leur rôle historique de conduire les nations sur le chemin qu’elles souhaitent emprunter en leur assurant leur liberté extérieure. L’incapacité de l’État à juguler les maux les plus graves affectant la société entame la confiance des citoyens à son endroit. Le malaise existentiel contemporain est nourri par le sentiment d’impuissance de la puissance étatique et par l’impression d’assister à la fin de l’ère de l’État national souverain et protecteur. L’avènement d’un ordre global déstructuré échappant à la seule volonté de l’État vient troubler des imaginaires et représentations mentales saisies par la désétatisation des sociétés humaines et par la mise en cause de l’État comme cadre structurant l’ordre (inter) national. Produit essentiellement de la volonté des États, le droit international n’a plus l’État pour fin en soi et la protection des individus échappe au monopole des États. Des identités collectives s’affirment, des normes juridiques sont produites et des forces sociales interagissent par-delà le cadre stato-national et les frontières étatiques.

Les profondes mutations inspirées notamment par la pensée libérale tendent à brouiller l’opposition entre public et privé. L’intérêt général défini par l’État est lui-même remis en cause, notamment par un droit européen qui l’encadre et lui substitue un intérêt supérieur (D. Simon, 2007). Non seulement l’État n’assure pas seul les missions d’intérêt général, mais il ne l’incarne pas seul. Ce lien distendu entre l’État et l’intérêt général contribue à interroger la nature, les moyens et le périmètre légitime de l’action étatique. Les domaines d’intervention de l’État ne cessent de se redéployer. Le phénomène des tranferts de compétence n’épargne pas le noyau dur régalien, véritable substrat de sa souveraineté : diplomatie, défense, maintien de l’ordre, droit de lever l’impôt et de battre monnaie. Son pouvoir normatif est concurrencé par la multiplication de normes internationales (par des organismes publics) et transnationales (par des organismes privés), sources d’une paradoxale déresponsabilisation des responsables politiques nationaux. Le fait que des États admettent le principe même d’une délégation de l’exercice légitime de la violence à des entités privées est symptomatique.

Si ces bouleversements affectent profondément la réalité étatique contemporaine, ils ne remettent pas en cause pour autant la « nécessité étatique ». Non seulement la « demande d’État » persiste, mais nul modèle d’organisation alternatif n’émerge avec force.

État, droit et politique
L’étude de l’État mêle forcément des considérations de nature historique, théorique, juridique, mais aussi symbolique et axiologique. Leur articulation et leurs contradictions augmentent la complexité et la tension autour du méta-sujet par excellence. Entité abstraite et factuelle, phénomène conceptuel et concret, l’État est à la fois un point de jonction et de différenciation des diverses (sous-) branches des sciences humaines. Or, rares sont les études qui conjuguent les approches théoriques et pratiques de l’État ; de surcroît, celles-ci sont essentiellement mono-disciplinaires, unidimensionnelles et donc fragmentaires : « il y a l’État du philosophe, celui de l’historien, celui du sociologue… et chacun d’y trouver son compte de concepts, d’approches empiriques, voire de controverses » (Abélès, 1986, p. 9). Ces approches différenciées se vérifient au sein d’une même discipline. Le cas du droit est topique : entre droit public (entre droit constitutionnel et droit administratif…) et droit privé (entre droit civil et droit commercial…), entre droit national et droit européen/international, entre droit européen de l’UE et droit européen de la CEDH, entre droit international privé et droit international public, etc. La théorie générale de l’État (ou « l’idée qu’il convient de se faire de l’État lui-même » en droit public (Carré de Malberg, 1920, p. 1), de même que ses branches (théorie de la souveraineté, de l’organe, de la représentation, etc.), se conjuguent également au pluriel.

Le phénomène étatique transcende des disciplines qui ont développé chacune leur définition-conception de l’État. Cette réalité ajoute à la difficulté de restituer l’unité d’une chose étatique protéiforme. Cette dernière est un « mode spécial […] de rationalisation du pouvoir, d’aménagement et d’encadrement des rapports humains » (Poirat, 2003, p. 643), une « forme spécifique d’exercice du pouvoir politique » (Troper, 1994, p. 194), « une espèce historique déterminée du pouvoir, plus exactement la forme moderne […] et rationnelle […] du problème intemporel qu’est le pouvoir » (Beaud, 1992, p. 7). L’un des enjeux méthodologiques de l’étude de l’État porte sur l’opportunité d’un syncrétisme entre le droit et le politique. Tout discours sur l’État convoque les sciences juridiques et politiques, certes autonomes et distinctes, mais intrinsèquement liées à cette même chose étatique et complémentaires dès lors qu’il s’agit de saisir l’État in concreto et in abstracto. La sociologie de l’État de Max Weber souligne avec force cette double dimension politique et juridique intrinsèque au phénomène étatique.

Si en effet « seule une théorie générale de l’État est en mesure de parvenir à une véritable compréhension de l’État » (Troper, 1994, p. 7), celle-ci ne peut se résumer à une simple branche de la théorie du droit. Pour la pensée normativiste de Kelsen, la question de l’État se réduit à une question de droit. Partant, l’« État de droit » est une tautologie pour un Kelsen animé par une « volonté de juridiciser intégralement l’État » et d’« étatiser le droit » (Beaud, 1992, p. 10). La théorie de l’État n’est ici qu’une branche de la théorie du droit. Or non seulement le phénomène étatique revêt une dimension métajuridique, mais il ne saurait être conçu qu’in abstracto. Forme institutionnalisée du pouvoir politique, personne juridique, ordre juridique hiérarchisé, instance de régulation sociale, producteur de politiques publiques, appareil de contrainte et domination…, l’État intéresse les sciences humaines, du droit à l’anthropologie. Au sein même de ces disciplines, les branches et autres écoles doctrinales se distinguent, voire s’opposent sur « la question de l’être et du faire de cette chose qu’on appelle l’État » (Bourdieu, 2012, p. 17). Celles-ci peuvent se croiser, s’entremêler, se compléter ou se contredire. La vision de l’État varie d’une discipline l’autre ; une dispersion qui risque d’affecter l’unité du concept.

Cet ouvrage n’a pas la prétention de fournir une somme « encyclopédique » sur un sujet inépuisable. Il se veut didactique sur un sujet étatique qui, bien que classique, n’en suscite pas moins confusions et interrogations à un moment particulier de son histoire. L’étude de l’État, à la fois comme « fait de pouvoir » (Kahn, 1989, p. 16) et fiction/institution juridique, suppose de croiser le regard des sciences juridiques et politiques. Ce manuel a pour ambition de restituer un objet institué par les juristes du xvie siècle dans sa complexité et systématicité, dans le respect des canons de l’objectivité scientifique. La remarque vaut tout particulièrement pour cette créature censée incarner « le plus froid de tous les monstres froids » (Nietzsche), lequel suscite pourtant des passions irrationnelles dans un pays comme la France. C’est de son État qu’il sera en particulier question. »

– Nabli, B. (2017). Introduction. Dans : , B. Nabli, L’Etat: Droit et Politique (pp. 5-17). Armand Colin.

« Les auteurs orthodoxes ont développé des perspectives généralement plus statocentrées, où les objets d’étude privilégiés sont les États et les organisations internationales, alors que les chercheurs hétérodoxes, qui ont une conception plus large de l’EPI, s’intéressent également aux marchés, au monde de la finance, aux multinationales et aux classes sociales, dans une perspective plus éclectique et plus multidisciplinaire.

La majorité des spécialistes font remonter la naissance de l’EPI à l’année 1970, lorsque Susan Strange publie un article intitulé « International Economics and International Relations : A Case of Mutual Neglect ». Dans cet article, Strange écrit : « […] de nos jours, dans la majorité des universités […] l’étude des relations internationales ne parvient pas à suivre les changements [qui surviennent dans l’économie internationale]. Plutôt que de se développer en l’étude moderne de l’économie politique internationale, elle favorise l’élargissement et l’approfondissement du fossé entre l’économie internationale et les relations internationales ; toute construction de ponts est dès lors impossible. » Dans son esprit, l’EPI représente une forme de synthèse nécessaire, une via media, entre la discipline des relations internationales et celle de l’économie internationale.

La version américaine de la discipline est née aux États-Unis en juin 1971, lorsque Joseph Nye, jeune professeur à l’Université Harvard, et Robert Keohane, alors professeur à Swarthmore College, et tous deux membres du comité éditorial de la revue International Organization, font paraître un numéro spécial de cette revue. Ce numéro inclut des contributions de Robert Gilpin, Robert Cox, Peter Evans et Raymond Vernon. Il ne porte pas sur l’EPI en tant que telle – l’expression ne sera adoptée que progressivement aux États-Unis –, mais sur les relations transnationales et la politique mondiale. Nye et Keohane y remettent en question la perspective dominante en relations internationales, la perspective réaliste, selon laquelle l’État est au centre de l’action internationale et ses agents principaux sont les diplomates et les soldats. Ils notent que les économistes sont moins enclins à accepter la perspective statocentrée que les politologues et les diplomates.

Selon la conception de Nye et Keohane, qui sera systématisée dans un ouvrage publié en 1977, l’EPI représente un prolongement des relations transnationales. C’est ce qui explique pourquoi, dans leur relecture des travaux parus dans International Organization depuis 1971, Peter Katzenstein, Robert Keohane et Stephen Krasner en sont venus à considérer comme de l’EPI pratiquement tout ce qui ne relève pas des questions de sécurité internationale.

Strange, Nye et Keohane positionnent leurs approches contre la conception réaliste des relations internationales qui domine le champ de recherche des relations internationales depuis les années 1950 et 1960. Pour eux, cette conception est en crise depuis la fin des années 1960 et le début des années 1970. Les transformations de la scène internationale depuis la fin des années 1960 rendent nécessaire l’ouverture vers l’économie internationale et les relations transnationales. Elles conduisent également à l’élargissement du nombre d’acteurs clés dans les questions internationales.

Ces auteurs critiquent les postulats de la centralité de l’État puisque d’autres acteurs tels que les entreprises multinationales et les organisations transnationales deviennent influents. Les théoriciens réalistes qualifient de secondaires les questions internationales qui ne concernent pas les domaines de sécurité et de politique intérieure, ignorant complètement les aspects liés à l’interdépendance économique. Nye et Keohane contestent cette affirmation en s’intéressant aux relations transnationales et en s’appuyant notamment sur des travaux d’économistes tels que Richard Cooper sur l’interdépendance économique et Raymond Vernon sur les multinationales.

Alors que Nye et Keohane font preuve d’une certaine ouverture, Strange se montre très critique à l’égard des économistes. Pour elle, les travaux des économistes sont insuffisants pour analyser les problématiques de ce que devrait constituer l’EPI. Elle soutient que si on les observe d’un « point de vue critique des relations internationales, des défauts sans doute inévitables surviennent compte tenu de la nature de la discipline. En toute franchise, la littérature produite par les économistes […] souffre, premièrement, d’une certaine partialité sur certains aspects et questions et, deuxièmement, d’une certaine naïveté politique dans ses conclusions ». Cette partialité, selon Strange, est flagrante chez les économistes américains qui cherchent implicitement dans leurs travaux à préserver l’ordre et la stabilité afin de défendre l’intérêt national. Par naïveté politique, toujours selon Strange, ils ont tendance à penser que les facteurs politiques peuvent être mis de côté.

De nos jours, la définition la plus citée de l’EPI provient de l’un de ses fondateurs, Robert Gilpin, de l’Université Princeton, pour qui elle représente « l’interaction réciproque et dynamique dans les relations internationales entre l’accumulation de la richesse et la poursuite de la puissance ». Pour Gilpin, l’EPI s’intéresse particulièrement aux relations de pouvoir et aux interactions entre l’économique (la création de la richesse) et le politique (le pouvoir des États), au-delà des frontières d’un seul État.

D’autres définitions existent cependant. Dans son ouvrage magistral de 1987, The Political Economy of International Relations, Gilpin analyse l’EPI comme l’étude des interactions entre l’État et le marché. Dans un ouvrage plus récent, les orthodoxes Joseph Grieco et John Ikenberry reprennent cette formulation. Allant dans le même sens, Susan Strange intitule son manuel publié en 1988 States and Markets : An Introduction to International Political Economy. Dans Le Retrait de l’État, Strange affirme cependant regretter ce choix de titre. Elle aurait préféré Les Autorités et les Marchés puisque, dans son esprit, l’État n’est plus la principale source d’autorité dans le système international. »

– Paquin, S. (2013). Chapitre 1. L’économie politique internationale. Dans : , S. Paquin, Théories de l’économie politique internationale: Cultures scientifiques et hégémonie américaine (pp. 35-72). Presses de Sciences Po.

« Contrairement à une idée reçue, le système commercial international n’est pas libre-échangiste. Il fut à l’origine conçu, après la Seconde Guerre mondiale, pour ouvrir les marchés, mais de manière ordonnée et en conciliant libéralisme et progrès économique et social. A cette fin, le système commercial présentait deux particularités : d’une part, l’égalité de traitement et son corollaire, la réciprocité diffuse entre les nations, et d’autre part, la négociation et son corollaire, le multilatéralisme. Deux règles de conduite qui ne font sens que si l’on prend aussi en considération le fait que le commerce devait, conformément à l’internationalisme libéral, être ouvert et, ce faisant, contribuer à la paix et à la prospérité générales.

Depuis la signature du General Agreement on Tariffs and Trade (Gatt, ou Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), en 1947, le système commercial a bien entendu évolué, mais ses principes fondateurs sont demeurés inchangés, et si la liberté commerciale est devenue la règle et la protection l’exception, le système reste malgré tout centré sur les Etats et porte toujours l’empreinte de l’internationalisme libéral. Au fur et à mesure de l’avancée de la globalisation, ces principes ont été remis en cause.

La réciprocité est en effet de moins en moins adaptée aux réalités de cette globalisation. La nouvelle diplomatie commerciale qui l’accompagne, dont le bilatéralisme est l’une des facettes, met de son côté à rude épreuve le second pilier du système, le multilatéralisme. C’est sur ces deux aspects que nous allons concentrer notre attention, non sans souligner le rôle central joué par les Etats-Unis dans les évolutions prises par le système commercial depuis les années 1980. Mais au préalable, un retour aux sources s’impose. »

– Deblock, C. (2010). OMC : le déclin irréversible de la réciprocité et du multilatéralisme. L’Économie politique, 45(1), 35-54.

Le statocentrisme, quant à lui, désigne l’ensemble des doctrines, pratiques et politiques qui font de l’Etat l’acteur central (pour ne pas dire exclusif) du droit comme des relations entre les nations.

En relations internationales, le statocentrisme se divise en deux grands courants de pensée : le réalisme, d’une part, qui fait de la recherche de la puissance, de la sécurité et de la prospérité de la nation la raison d’être et la finalité de la politique internationale dans un monde anarchique, et l’interdépendantisme, d’autre part, qui présuppose au contraire que les sociétés développent et entretiennent des liens permanents, sont en interaction et recherchent en conséquence la coopération.« 

A ce premier postulat s’en ajoute un second, le stato-centrisme : seuls sont reconnus comme acteurs des relations internationales les Etats, entités souveraines qui, depuis les Traités de Westphalie en 1648, sont devenues la forme d’organisation privilégiée des sociétés humaines ; par ailleurs, ces acteurs étatiques sont considérés comme des acteurs unitaires et rationnels incarnés par les détenteurs du pouvoir exécutif.

Dario Battistella. Les relations internationales. Sciences Humaines, 2007, 183, pp.52-56.

La notion de souveraineté est souvent analysée, interprétée et critiquée sous un angle purement individualiste, comme appartenant à l’État. Toutefois, la souveraineté est une notion nécessairement pluraliste. L’analyse de la structure normative et institutionnelle de l’ordre juridique international montre effectivement que la souveraineté appartient à l’ensemble des États et signifie et assure leur statut privilégié par rapport aux autres entités de la scène internationale: tout dérive des États et tout doit nécessairement et obligatoirement passer par les États. Cependant, il existe un certain nombre de phénomènes qui affectent cette configuration état-centrique de l’ordre juridique international. Il s’agit notamment des phénomènes dits de la mondialisation qui font fi des divisions spatiales fondées sur l’organisation politique des États et qui font émerger de nouveaux acteurs représentatifs et des normativités alternatives. Cet ouvrage analyse ces phénomènes dans le sens d’un possible dépassement de la conception état-centrique du droit international et, par conséquent, d’une remise en question de la souveraineté des États.

Le mythe de la souveraineté en droit international, Lider Bal.

Les Impacts de la Configuration État-centrique de la Communauté
Internationale sur l’Exercice de la Fonction Judiciaire de la Cour
Internationale de Justice

– Lider BAL

« Depuis quelques années, les pouvoirs publics et la société civile rendent Internet responsable de la diffusion de contenus jihadistes. Pour faire face à cette accusation qui a pris une dimension internationale, les États, les entreprises technologiques et la société civile ont mis en place des pratiques et des solutions de contrôle qui se présentent cependant sous l’aspect d’un ensemble fragmenté et dispersé. Nous souhaitons ici rendre compte de ce système complexe en adoptant l’approche de la gouvernance polycentrique. Cette approche contraste avec une vision étato-centrique dans la mesure où elle favorise la mise en réseau de centres de régulation à plusieurs niveaux des problèmes globaux. Notre analyse s’appuie sur une cartographie détaillée des différents dispositifs impliqués dans la régulation des contenus jihadistes. Tout en montrant le caractère pluricentrique et hétérogène de ces dispositifs, nous présentons ceux-ci comme un système « agonistique », dans lequel les rapports sont à la fois marqués par le conflit et par une prise en compte mutuelle. Nous démontrons toutefois que le conflit n’empêche pas l’action, puisque, à terme, les structures d’autorité polycentriques ont permis l’émergence d’une nouvelle architecture et de nouvelles normes visant à faciliter le contrôle des flux informationnels. »

– V. Crosset et B. Dupont (2018), Internet et propagande jihadiste: la régulation polycentrique du cyberespace, Critique Internationale, (78), 107-125.

Fabrizio Cantelli, L’État à tâtons : pragmatique de l’action publique face au sida, Peter Lang, 2007

La suggestion que les institutions politiques effectuent un retour dans la discipline peut surprendre, puisqu’elle implique l’idée que les institutions en auraient déjà été absentes. Certains diront que la raison d’être de la science politique est, du moins en partie, l’étude des institutions. C’est très exactement de cette façon que la science politique, particulièrement américaine, se concevait dans la première moitié du xxe siècle. En effet, durant cette période, les politologues s’attardaient à décrire les structures constitutionnelles et institutionnelles des États. Cette approche formaliste-légaliste, et les études à caractère fortement institutionnel qu’elle produisait, fut vertement critiquée dans les années 1950 et 1960. On la condamna pour sa forte tendance à la description aux dépens de l’explication. On la considéra a-théorique, c’est-à-dire incapable de généralisations, car elle était absorbée par les détails. On la jugea peu comparative, car elle était trop dédiée à la description de cas particuliers. On la trouva aussi étroite d’esprit car elle se concentrait sur les États industrialisés aux dépens de ceux en voie de développement.

[…] On peut dire que, jusqu’à un certain point, les institutions ont été victimes des vices de l’approche formaliste-légaliste qui les avait favorisées. Par contre, la transition d’une science politique centrée sur les institutions à une autre ciblant la société, ou plus précisément les groupes et les individus, se justifie aussi à la lumière de la logique de l’époque. En effet, dans un contexte où la bonne science politique en est une qui favorise les grandes généralisations aux dépens des différences, des anomalies et de l’histoire, les institutions politiques deviennent des variables encombrantes.

[…] C’est cette évolution de la science politique américaine qui explique pourquoi le présent institutionnalisme s’affuble du préfixe « néo ». Il se désigne ainsi en référence au « vieil » institutionnalisme formaliste-légaliste duquel il veut se détacher en raison de sa nature descriptive et a-théorique. Il s’identifie aussi en négation des approches qui suivirent l’institutionnalisme original et qui prennent leur appui analytique sur la société. Dans ce contexte, l’argument de G. Almond, selon lequel il n’y aurait rien de neuf dans le néo-institutionnalisme, a peu de mérite. Il est vrai que cet auteur et ses contemporains parlaient de l’État mais dans une perspective fonctionnaliste : les institutions politiques existent parce qu’elles remplissent un besoin social. Elles n’exercent pas un effet indépendant sur les processus sociopolitique mais réagissent plutôt à ces processus.

À l’intérieur de la tradition de science politique européenne, l’approche néo-institutionnaliste s’inscrit plus dans une perspective de continuité que dans une perspective de retour des institutions. En effet, des politologues européens tels Jack Hayward, Gordon Smith, Vincent Wright, Juan Linz, Guy Hermet et Hans Daalder n’ont pas accepté, du moins pleinement, le mouvement behavioriste avec ses idéaux de grandes théories à portée générale. Conséquemment, ils n’ont jamais évacué l’État de leurs recherches, car ils n’y voyaient pas les mêmes problèmes que leurs collègues américains. Le néo-institutionnalisme se démarque tout de même de la tradition européenne de science politique, car il pose de façon plus tranchée l’idée de l’autonomie de l’État et suggère la primauté théorique et analytique des institutions politiques. Cette trajectoire de la science politique européenne dans laquelle l’État a toujours été présent n’empêche cependant pas le néo-institutionnalisme de s’y faire sentir.

[…] L’institutionnalisme historique est celui qui s’est développé le plus explicitement en réaction au mouvement behavioriste et aux approches centrées sur la société auxquelles ce dernier a mené. Annoncé par le travail maintenant classique de Theda Skocpol sur les révolutions et formellement articulé plus de 10 ans plus tard par Sven Steinmo, Kathleen Thelen et Frank Longstreth, l’institutionnalisme historique s’est manifesté principalement dans l’étude des politiques publiques, mais il a aussi été utilisé pour éclairer l’intégration européenne, la construction étatique et les changements de régime. L’argument principal de l’institutionnalisme historique est celui du path dependency, c’est-à-dire l’idée que les phénomènes sociopolitiques sont fortement conditionnés par des facteurs contextuels, exogènes aux acteurs, dont beaucoup sont de nature institutionnelle. En d’autres termes, les institutions, une fois créées, prennent vie et donnent lieu à des dynamiques et des situations qui, souvent, n’étaient pas voulues ou prévues par les acteurs. Selon cette logique, les phénomènes sociopolitiques ne peuvent être expliqués par la simple volonté des acteurs, ni même par la nature de leurs relations, car ils sont souvent le produit accidentel d’un processus macrohistorique de développement institutionnel où chaque configuration conditionne la prochaine.

[…] Si l’institutionnalisme historique insiste sur la dimension contingente du poids institutionnel sur l’action, l’institutionnalisme du choix rationnel se concentre plutôt sur l’importance stratégique des institutions. Cette dernière branche du néo-institutionnalisme, plutôt que de rejeter le mouvement behavioriste, tente de le marier à l’analyse institutionnaliste. L’origine de cette union tient en grande partie au fait que le comportement des législateurs américains ne pouvait être expliqué de façon satisfaisante en faisant abstraction des règles et procédures du Congrès. En considérant le contexte institutionnel dans lequel s’effectuent les processus de prise de décisions, il devenait possible de mieux rendre compte des choix individuels et du produit collectif tout en restant fidèle aux idées de rationalité et de recherche du gain personnel. Cette genèse explique que le néo-institutionnalisme du choix rationnel produit surtout des études sur les législatures, les exécutifs, les bureaucraties et la formation de coalitions politiques. Cette approche considère les institutions en fonction des contraintes et des occasions qu’elles offrent aux acteurs. Les phénomènes ou situations sont donc expliqués moins comme des produits dérivant de structures institutionnelles que le résultat de décisions individuelles et collectives prises en considérant ces mêmes structures.

L’institutionnalisme sociologique quant à lui trouve ses racines dans la théorie des organisations. L’idée qu’il développe est que les institutions incarnent et reflètent des symboles et des pratiques culturelles tenaces qui façonnent les perceptions des acteurs et « informent » la reproduction institutionnelle. La création de nouvelles institutions se fait dans une logique de compatibilité avec celles déjà existantes (isomorphisme), puisque les acteurs extirpent un sens de leur environnement institutionnel qui transpire dans leur action. En conséquence, le changement sociopolitique s’effectue lentement et graduellement, car il s’inscrit dans un processus d’évolution culturelle balisé par les formes institutionnelles. L’institutionnalisme sociologique tente de lier la société aux institutions par le sens que ces dernières acquièrent et diffusent. Il met donc l’accent sur l’aspect cognitif des institutions et non sur leur effet contingent ou sur leur dimension stratégique. À l’opposé de l’institutionnalisme du choix rationnel, les institutions conditionnent ici l’interprétation des situations plutôt que leur évaluation.

L’existence de trois branches du néo-institutionnalisme aux origines et aux identités distinctes pose la question de la cohérence de l’approche néo-institutionnaliste ou, plus justement, de son unité théorique. Peut-on parler de « l’approche institutionnaliste »? Existe-t-il un ou plusieurs néo-institutionnalismes? Cet enjeu est un des plus débattus dans la littérature récente sur l’analyse institutionnaliste. Certains auteurs soutiennent qu’il existe entre les trois branches un coeur théorique qui permet de parler d’une approche générale quoique différenciée. D’autres voient certaines de leurs différences comme étant irréconciliables, ce qui suggère qu’il serait plus juste de parler d’approches différentes. La prochaine section se penche sur cette question.

Lecours, A. (2002). L’approche néo-institutionnaliste en science politique : unité
ou diversité? Politique et Sociétés, 21 (3), 3–19

« « La globalisation renvoie à une intensification de ce qu’en 1977 nous décrivions comme interdépendance. » – Robert Keohane et Joseph Nye.
Dans l’une de ses nombreuses analyses de l’histoire de la discipline, Michael Banks affirme que le débat entre le réalisme (cf. chap. 4) et le libéralisme (cf. chap. 5) « a imprégné les quatre derniers siècles ». Pour être pertinente, cette affirmation ne doit pas être prise stricto sensu : si la thèse réaliste et l’antithèse libérale ont effectivement dominé l’étude des relations internationales, il y a eu de la place pour des approches dissidentes. C’était vrai avant que ne naissent les Relations internationales (cf. chap. 2) ; c’est vrai depuis que celles-ci se sont constituées en champ universitaire. Pour preuve, le troisième débat inter-paradigmatique, relevé par Banks justement, et opposant, à partir de la fin des années 1960, le réalisme stato-centré aux approches non stato-centrées que sont l’analyse marxiste et la perspective transnationaliste (cf. chap. 3).

Autant l’approche marxiste est reconnue – ou, en tout cas, était reconnue pendant la seconde moitié de la guerre froide – comme paradigme à part entière des Relations internationales (cf. chap. 7), autant la perspective transnationaliste se voit souvent nier cette qualité, à cause des affinités qu’elle entretient avec le libéralisme. Il est vrai que, de même que chez Kant le globalisme de l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique cohabite avec le libéralisme de Vers la paix perpétuelle (cf. chap. 2), de même les passerelles sont nombreuses entre libéraux et transnationalistes contemporains : c’est le cas des internationalistes libéraux de l’avant-seconde guerre mondiale ; c’est le cas aussi de Robert Keohane et de Joseph Nye au cours des années 1970, tant de leur propre aveu la théorie de l’interdépendance qu’ils renouvellent dans Power and Interdependence, lui-même résultat du programme de recherche lancé au moment du colloque Transnational Relations and World Politics, « partage des hypothèses clefs avec le libéralisme ».

Ces chevauchements expliquent sans doute que certains manuels d’un côté, tout comme certaines présentations de la vision libérale de l’autre, voient dans l’approche transnationale, ou pluraliste, l’une des variantes du libéralisme parmi d’autres, à côté des libéralismes commercial, républicain, institutionnel. Pourtant, il paraît tout aussi légitime de faire de l’approche transnationale un courant à part entière des Relations internationales. En effet, si les transnationalistes ont pour point de départ la même unité fondamentale d’analyse que les libéraux, à savoir l’individu, agissant seul ou en groupe, ils ont une conception résolument différente de cet acteur de référence qu’est l’individu, des relations qu’il entretient avec l’État, du rôle qu’il joue sur la scène mondiale.

Pour les libéraux, les individus, in fine, n’agissent sur la scène internationale qu’à travers l’État qu’ils se donnent comme mandataire (cf. chap. 5). C’est vrai bien sûr pour la première génération de l’École anglaise, dont la notion de société internationale renvoie à la seule dimension stato-centrée du libéralisme lockien ; c’est vrai aussi pour Keohane, selon qui « les activités aussi bien transnationales qu’intérieures [des] groupes et firmes sont importantes pour les libéraux, non pas de façon isolée par rapport aux actions des États, mais en conjonction avec eux » ; c’est même vrai pour Moravcsik qui se contente d’affirmer que « les relations que les États entretiennent avec les contextes sociaux interne et transnational dans lesquels ils sont ancrés déterminent leur comportement international en influençant les objectifs sociaux sous-jacents à leurs préférences », sans faire de ce contexte social transnational une variable indépendante et sans voir dans les individus des acteurs autonomes. Or, c’est cela justement qui caractérise la perspective transnationaliste. Cette dernière s’émancipe par rapport à la philosophie libérale tout en accentuant la remise en cause du réalisme à laquelle celle-ci avait procédé : d’un côté en voyant dans les individus et la société civile des acteurs à part entière de la politique mondiale ; de l’autre en soulignant les liens d’interdépendance reliant entre eux l’ensemble des acteurs, qu’ils soient étatiques ou non étatiques.


« Ce n’est pas aux seules nations que les Relations internationales se rapportent. C’est à des types de groupes très divers – nations, États, gouvernements, peuples, régions, alliances, confédérations, organisations internationales, et même organisations industrielles, culturelles, religieuses – qu’il faut s’intéresser dans l’étude des relations internationales si l’on veut que cette étude soit réaliste. […] L’objet des Relations internationales n’est-il pas constitué par l’histoire, l’organisation, le droit, l’économie, la culture, et les processus de la communauté mondiale ? Ne devrions-nous pas concevoir la race humaine comme une communauté qui, quoique divisée en de nombreux sous-groupes géographiques, fonctionnels, politiques, raciaux, économiques et autres, est en train de s’intégrer au sein d’une société, du fait des progrès de la technologie et de la croissance de la population qui met les membres de ces sous-groupes en contact de plus en plus intime les uns avec les autres ? »

Émise en pleine période de science normale réaliste, la proclamation de foi de Quincy Wright sonne comme un lointain écho, sinon de la néoscolastique espagnole et de Grotius (cf. chap. 2), du moins des analyses produites une à deux générations auparavant par les internationalistes idéalistes. En effet, dès 1916, Leonard Woolf note que « le monde est si intimement uni, […] nous sommes si étroitement liés à nos voisins par les câbles dorés et argentés de la finance et du commerce, sans mentionner les câbles téléphoniques et les rails des chemins de fer, […] [que] l’inadéquation de la conception habituelle de l’État indépendant isolé est évidente » ; dès 1933, Ramsay Muir affirme que « nous sommes entrés dans une nouvelle ère, l’ère de l’interdépendance », car « en temps de paix comme en temps de guerre, l’annihilation de la distance a transformé les relations entre hommes. […] À de nombreux égards, le monde s’est rétréci à la taille d’une place de marché ».

Mais, peut-être parce que ces analyses avaient entre-temps été reléguées aux oubliettes, après la critique dont leur normativisme avait fait l’objet, il faudra attendre une quinzaine d’années avant qu’une minorité d’internationalistes ne fasse sien le projet de Wright, par ailleurs marginalisé durant les années 1950 du fait de la défaite subie, en matière d’institutionnalisation et de définition de la discipline des Relations internationales, par le Committee on International Relations du Social Science Research Council dont Wright faisait partie, de la part de la Conference on Theory d’obédience réaliste portée par la Fondation Rockefeller. En la matière, ont joué un rôle essentiel plusieurs événements de la fin des années 1960, et du début des années 1970, tels que l’enlisement des États-Unis au Vietnam, la fin du système de Bretton Woods, les agissements de la CIA et de la multinationale ITT au Chili, le choc pétrolier, etc. Voilà en effet autant d’anomalies, au sens de Kuhn (cf. chap. 3), difficilement compatibles avec le réalisme prédominant à l’époque, et notamment avec les postulats stato-centrés tels que l’État acteur international exclusif, la séparation étanche interne-externe, et la primauté du facteur militaire parmi les composantes de la puissance :

Si la puissance est le facteur clef de l’ordre dans le monde et si la force militaire est la composante principale de la puissance, comment expliquer que la superpuissance américaine ne réussisse pas à imposer sa volonté au Vietnam ?
Si la politique est plus importante que l’économie, comment expliquer la décision de Nixon de mettre un terme au système de Bretton Woods après l’ascension des économies européennes et japonaise ? Comment expliquer la puissance acquise par l’OPEP, qui est non pas une alliance politique, mais un cartel d’États producteurs de pétrole ?
– Si l’État unitaire incarné dans le pouvoir exécutif est le seul acteur sur la scène internationale, comment expliquer le rôle des entreprises privées dans des phénomènes aussi différents que le réchauffement des relations américano-soviétiques ou la mise en danger de gouvernements souverains (Chili) ?
Si la politique extérieure guidée par le seul intérêt national est séparée strictement de la politique interne, comment expliquer le rôle croissant joué par l’opinion publique dans la gestion par le gouvernement américain de l’intervention américaine au Vietnam ?
La conclusion s’impose aux yeux d’un auteur tel que Karl Kaiser : « Si tant est que le concept de politique internationale est valable, il ne l’est que s’il est compris comme un type idéal, dans le sens wébérien ». D’après l’internationaliste allemand, le modèle stato-centré de la politique internationale reflète moins la réalité internationale qu’il n’accentue certaines caractéristiques de celles-ci, celles concernant les relations entre (inter nationes) les seuls États-nations (inter nationes). Il faut par conséquent compléter l’approche en termes de politique internationale par une approche en termes de « société transnationale », définie « comme un système d’interaction, dans un domaine particulier, entre des acteurs sociétaux appartenant à des systèmes nationaux différents », et soulignant les relations nouées entre eux par les deux types d’acteurs sociétaux que sont, d’un côté des « organisations relativement structurées avec des unités opérant dans différents États » (l’Église catholique romaine, les firmes multinationales, les organisations internationales non gouvernementales), et de l’autre des entités à peine organisées telles que les mouvements d’étudiants et le tourisme.

Influencée par le behaviouralisme et son refus de postuler d’emblée la nature autonome de la discipline des Relations internationales par rapport aux sciences sociales (cf. chap. 3), l’accentuation par Kaiser des relations transnationales, que, à la suite de Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts on peut définir comme « toute relation qui, par volonté délibérée ou par destination, se construit dans l’espace mondial au-delà du cadre étatique national et qui se réalise en échappant au moins partiellement au contrôle et à l’action médiatrice des États », connaîtra une quadruple filiation : au début des années 1970, aux États-Unis, Keohane et Nye se focaliseront sur l’impact des acteurs non étatiques et de leurs relations transnationales sur la politique internationale ; au même moment, dans le champ universitaire britannique, John Burton forgera la notion de « société mondiale » ; juste avant la fin de la guerre froide, James Rosenau théorisera la « turbulence » de la politique « post-internationale » ; au cours des années 1990, les débats porteront sur la « globalisation » et son impact.

Le point de départ de Keohane et Nye est le même que celui de Kaiser. Dans le colloque « Relations transnationales et politique mondiale » qu’ils organisent en 1970 dans le cadre de la revue International Organization, ces deux auteurs américains expriment eux aussi leur souhait de rompre avec la tradition du stato-centrisme en Relations internationales et de se concentrer sur « les “relations transnationales” – contacts, coalitions, et interactions transfrontaliers qui ne sont pas contrôlés par les organes centraux de la politique étrangère des gouvernements ». Composés par l’ensemble des « mouvements transfrontaliers de biens tangibles ou intangibles mettant aux prises des acteurs dont l’un au moins n’est de nature ni gouvernementale ni intergouvernementale », l’information, les flux financiers, le transport des biens physiques et la circulation des personnes et des idées, exercent en effet une contrainte sur les États, en ce qu’ils augmentent « la sensibilité réciproque des sociétés et par là même affectent les relations entre gouvernements ». Si alors on veut accéder à une bonne compréhension du monde contemporain, l’étude des « effets réciproques entre relations transnationales et système interétatique » est indispensable. Or, ces effets réciproques, le paradigme stato-centré, qui affirme que l’État unitaire est le seul acteur significatif, que les intérêts intérieurs n’affectent la politique internationale qu’à travers l’action gouvernementale, et que les interactions inter-sociétales peuvent être considérées comme n’ayant qu’une importance secondaire, ne les prend pas en compte, car il estime que les gouvernements l’emportent lorsqu’ils ont directement affaire à un acteur transnational, que les relations transnationales ont toujours existé, et que ces relations n’affectent pas de façon significative la « haute politique » relative à la sécurité et à la guerre. Voilà qui est discutable : s’il arrive certes que des gouvernements l’emportent dans des bras de fer (exceptionnels) avec des acteurs non étatiques, la plupart du temps l’on assiste à des relations de marchandage entre acteurs gouvernementaux et non étatiques, seuls ou en coalition ; de même, si les relations transnationales ont toujours existé, comme le reconnaît par exemple Aron, le rôle politique des fondations privées et des mouvements révolutionnaires, des Églises et des sociétés multinationales est plus grand dans le monde contemporain, car la complexité grandissante qui caractérise celui-ci augmente leur importance à travers l’influence qu’ils exercent sur les choix des gouvernements et les coûts impliqués par ces différents choix ; enfin, la distinction entre high et low politics, analytiquement justifiée, est progressivement gommée dans la réalité, car les échiquiers non politico-militaires (commerce, finance, énergie, aide au développement, recherche technologique et spatiale…) se multiplient à côté de l’échiquier militaro-stratégique, sans que l’on puisse a priori postuler une quelconque hiérarchie entre eux.

Bref, « le paradigme stato-centré fournit une base inadéquate pour l’étude de la politique mondiale en changement », et il faut passer au « paradigme de la politique mondiale », qui reconnaît comme acteur à la fois les États, les acteurs infra-étatiques (c’est-à-dire les sous-unités formant l’appareil gouvernemental et administratif) et les acteurs non étatiques, et qui se propose comme objet d’étude à la fois les relations interétatiques, les relations trans-gouvernementales, et les relations transnationales. L’étude de cette politique mondiale, Keohane et Nye se proposent de l’entreprendre quelques années plus tard dans leur ouvrage Power and Interdependence, autour du concept d’« interdépendance complexe ».

Partant des trois hypothèses que sont : 1) l’existence de trois sortes d’acteurs (gouvernementaux, sub-étatiques et non étatiques) nouant trois sortes de relations (interétatiques, trans-gouvernementales, transnationales) ; 2) l’absence de hiérarchie entre les différents domaines de la politique mondiale (secteurs stratégico-militaire, économique, énergétique, écologique, démographique, etc.) qui ne peuvent pas être séparés de façon étanche de l’ordre politique interne, et 3) la diminution du rôle de la force militaire de moins en moins adéquate pour obtenir satisfaction dans les domaines non militaires de la politique mondiale, Keohane et Nye constatent que les différents acteurs sont en situation d’interdépendance asymétrique les uns par rapport aux autres, dans le sens où, quoique indépendants, ils sont sensibles et vulnérables aux comportements d’autrui, tant le comportement de tout un chacun est affecté structurellement et réciproquement par le comportement de tout autre acteur. Plus précisément, la sensibilité et la vulnérabilité des différents acteurs en général et celui des États en particulier sont variables selon les enjeux, d’où un comportement étatique distinct de celui souligné par les réalistes : les buts recherchés par les États sont différents d’un domaine à l’autre et ne consistent pas dans la seule recherche de la sécurité militaire, mais aussi du bien-être économique, du progrès technologique, etc.

Or, pour obtenir satisfaction dans les domaines non militaires, la prédominance militaire n’est guère utile, vu sa difficile fongibilité et la difficulté à lier entre eux des secteurs où l’on est fort pour obtenir satisfaction dans des secteurs où l’on est faible. Il s’ensuit une redistribution, voire un éclatement, de la puissance, entre les différents États et entre États et acteurs non étatiques : dans un monde où l’interdépendance fait naître des relations dont la rupture éventuelle implique forcément des coûts, est puissant non pas celui qui est omnipotent, mais celui qui est moins vulnérable, ce qui contribue à une atténuation de la hiérarchie mondiale, vu la coopération multilatérale que favorise, par rapport à la gestion unilatérale, la dépendance réciproque dans laquelle se trouvent acteurs étatiques et non étatiques.

En aboutissant ainsi à la perspective d’une coopération accrue, après avoir affirmé que l’agenda mondial n’est plus dominé par les problèmes de sécurité, Keohane et Nye s’inscrivent logiquement dans la lignée de l’idée libérale selon laquelle « l’attractivité du recours à la violence à des buts politiques diminue au fur et à mesure qu’augmente l’interdépendance ». Mais par opposition aux internationalistes libéraux de l’entre-deux-guerres, ils « ne [limitent] pas le terme “interdépendance” à des situations de bénéfice mutuel » : en définissant l’interdépendance comme une « situation caractérisée par des effets réciproques entre pays ou entre acteurs dans des pays différents », ils soulignent les coûts qu’implique l’interdépendance, vu les contraintes dont elle est synonyme, et refusent par conséquent le « pronostic selon lequel l’interdépendance croissante est en train de créer le meilleur des mondes de la coopération susceptible de remplacer le vieux monde mauvais des conflits internationaux ».

En quelque sorte, alors qu’ils étaient partis avec la volonté « de confirmer l’importance des relations transnationales, telle qu’avancée dans “Transnational Relations and World Politics” », Keohane et Nye en arrivent, dans Power and Interdependence, à un jugement beaucoup plus nuancé : non seulement ils restent attachés à la notion – réaliste par excellence à l’époque – de puissance dont, à la suite du behaviouralisme de Robert Dahl, ils se contentent de privilégier la dimension relationnelle en la définissant en termes de « contrôle sur les résultats » (power over outcomes), mais surtout ils demeurent fidèles à l’acteur étatique comme seule instance de régulation possible du « monde turbulent contemporain ». Certes, ils abandonnent la conception réaliste de la politique étrangère comme activité rationnelle guidée par le seul sens de l’intérêt national au profit d’une conception pluraliste qui l’envisage sous l’angle d’un processus d’ajustement permanent entre pressions internes et contraintes externes ; certes encore, leur paradigme de « l’interdépendance complexe dépeint les conflits dans un monde de coopération », ce qui les éloigne du paradigme réaliste qui tout à l’inverse « conçoit la coopération dans un monde de conflits » ; mais ils ne voient pas dans l’interdépendance un facteur potentiel de dépassement de l’anarchie interétatique, et finissent tout au contraire par accorder in fine une prime à l’État par rapport aux acteurs non étatiques.

En fait, plus que l’interdépendance, c’est l’évolution de la puissance en situation d’interdépendance qui constitue leur objet d’étude ; plus que les relations transnationales en soi, c’est la « contamination des relations inter-étatiques par les relations transnationales » qui les intéresse. Désireux d’étudier l’impact des relations transnationales sur les capacités des gouvernements à maîtriser leur environnement, Keohane et Nye remplacent donc une problem-solving theory – le réalisme – par une autre : leur désir de savoir « Qui contrôle les relations transfrontalières privées ? Qui en tire des bénéfices ? Qui les subit ? » trahit leur ambition de contribuer par leur paradigme de l’interdépendance complexe à permettre aux autorités américaines de tirer le meilleur profit de l’avantage comparatif dont les États-Unis disposent en matière d’activités transnationales. On peut d’ailleurs se demander si l’ensemble de leur approche n’était pas d’entrée de jeu biaisée par un intérêt cognitif technique de reproduction de la primauté américaine : comme le dit indirectement Hedley Bull, ce n’est que parce que Keohane et Nye oublient que « les guerres perdues par les États-Unis et leurs clients dans le Tiers Monde ont été gagnées par leurs adversaires » qu’ils peuvent déduire du constat de la défaite américaine l’idée de l’impuissance de la puissance militaire en général.

Pas étonnant, dans ces conditions, que Keohane soit à l’origine, quelques années plus tard, du néo-institutionnalisme libéral qui cherchera à démontrer la capacité des régimes internationaux créés par les États-Unis dans l’après-seconde guerre mondiale de fonctionner même « après l’hégémonie », alors que Nye, lors du débat sur le déclin des États-Unis, forgera la notion de soft power, puissance douce censée permettre aux États-Unis de préserver justement leur domination. Pas étonnant non plus que la remise en cause effective du stato-centrisme soit alors l’œuvre du Britannique d’origine australienne John Burton, moins intéressé par les capacités de pénétration informelle d’un État dans une société autre que par les moyens susceptibles de « satisfaire les besoins et aspirations de la race humaine ».

Partant de l’individu et de ses besoins et valeurs comme unité d’analyse principale, Burton ne se contente pas de compléter la power politics par la issue politics ; notant que les échanges transfrontaliers entre acteurs non étatiques sont beaucoup plus nombreux que les conflits interétatiques, il supplante la notion de politique mondiale par celle de société mondiale, et voit dans les « communications, et non la puissance, […] le principal facteur structurant la société mondiale ». Comme l’indique cette utilisation de la notion de « communication », l’influence qu’il subit en la matière provient du systémisme de Karl Deutsch. Il reprend du modèle cybernétique de ce dernier non seulement la méthode behaviouraliste et le dessein de dresser une carte des processus de comportement effectifs au sein de la société mondiale, mais aussi la thèse de « l’interdépendance inéluctable » provoquée par l’augmentation des transactions de toutes sortes : « Les communications de toutes sortes sont devenues de plus en plus rapides et fréquentes entre des points géographiques différents. […] Il y a “un monde” de la science, des idées, du commerce, et des échanges qui n’est que marginalement affecté par les barrières que sont les montagnes, les mers et les frontières étatiques. »

À l’image toujours de Deutsch et de sa notion de communauté de sécurité (cf. chap. 16), Burton fonde également son espoir en un monde pacifié sur l’augmentation de ces transactions sociétales, estimant que « les conflits sont moins probables au sein d’un groupe – qu’il s’agisse d’une famille ou d’une nation – qui est bien intégré. Ce sont les contacts continus et les sympathies mutuelles entre peuples de différentes nationalités et idéologies qui font que l’on puisse parler d’une société mondiale », écrit-il, confiant, à l’image de David Mitrany, dans la capacité des organisations internationales fonctionnelles à éroder les nationalismes à l’origine des guerres : « Nous devons nous attendre à des alliances de plus en plus faibles et de moins en moins significatives, à des organisations internationales fonctionnelles de plus en plus importantes, à des différences idéologiques de plus en plus atténuées sous la pression des demandes communes et universelles adressées aux États » par les acteurs sociaux.

Mais si Burton est entré dans l’histoire de la discipline, ce n’est pas tellement pour sa fidélité à ce libéralisme sociologique que n’aurait pas renié un Richard Cobden réclamant au xixe siècle « le moins de rapports possibles entre gouvernements, le plus de connexions possibles entre nations ». C’est surtout pour la mise en forme théorique qu’il donne de l’approche transnationale dans son modèle de la toile d’araignée qu’il oppose au modèle des boules de billard d’Arnold Wolfers.

Dans un essai sur les acteurs en politique internationale, Wolfers avait utilisé la métaphore des boules de billard pour décrire l’approche stato-centrée des relations internationales, selon laquelle la scène internationale est « accaparée par un ensemble d’États, chacun disposant du contrôle entier du territoire, des hommes et des ressources à l’intérieur de ses frontières ». D’après Burton, cette image de l’État comme « unité close, imperméable et souveraine, complètement séparée de tous les autres États » a pu être valable à l’époque « des cités-États dirigées par des seigneurs féodaux, lorsque chaque cité était indépendante et virtuellement isolée du reste du monde, lorsque la négociation s’effectuait par l’intermédiaire des leaders, lorsque la défense était le principal souci ». De nos jours, elle décrit tout au plus certaines caractéristiques du monde contemporain, tels que « les contacts diplomatiques directs entre gouvernements » ; s’y tenir aveuglément reviendrait en revanche à « dévier notre attention d’autres relations », en l’occurrence les interactions transfrontalières initiées par les individus ou groupes issus des sociétés eux-mêmes.

Plutôt que de dépeindre les relations internationales en termes d’États entrant en contact les uns avec les autres au niveau de leurs seuls gouvernements, telles des boules de billards ne se touchant qu’à la surface et s’entrechoquant en fonction de leur taille respective, mieux vaut les concevoir comme une gigantesque toile d’araignée tissée par une infinité d’activités transsociétales – échanges commerciaux, mouvements touristiques, flux financiers, réseaux migratoires, transactions culturelles, etc. – couvrant la planète entière tel un immense filet : « Il y a tellement de communications ou de systèmes qu’une carte du monde qui chercherait à les représenter ressemblerait à un ensemble de toiles d’araignées superposées les unes aux autres, avec des fils convergeant davantage en certains qu’en d’autres, et davantage concentrés en certains points qu’en d’autres. » D’après Burton, ce cobweb model permet de rendre compte des deux processus caractéristiques du monde contemporain que sont :

• d’un côté, la fin de la séparation étanche entre interne et externe : « Il est évident que toute séparation entre politique interne et politique mondiale est arbitraire et probablement erronée » ;
• de l’autre, l’impact potentiel qu’a tout événement se produisant en un endroit du monde en tout autre endroit du monde : « L’interdépendance accrue […] conduit à des changements partout lorsqu’il y a un changement quelque part   »

Si le constat de l’interpénétration entre interne et externe ne fait que reprendre et confirmer ce qu’avaient déjà dit Keohane et Nye, l’idée des répercussions illimitées que peut avoir un processus anticipe en revanche l’analyse du processus qui sera appelé une petite vingtaine d’années plus tard la mondialisation ou globalisation : définie comme « l’intensification des relations sociales planétaires, rapprochant à tel point des endroits éloignés que les événements locaux seront influencés par des faits survenant à des milliers de kilomètres et vice versa », celle-ci constitue le contexte qui verra éclore les deux variantes les plus récentes du courant transnationaliste. D’une part, James Rosenau proposera un « modèle de la turbulence » ou paradigme de la « politique post-internationale » ; d’autre part, les « globalistes » – et en particulier, parmi eux, les transformationnistes – s’opposeront au premier sur la question de l’ampleur des changements causés par la globalisation et sur la complémentarité entre transnationalisme et statocentrisme.

Publiant son Turbulence in World Politics en pleine fin de la guerre froide, synonyme d’issue pacifique de l’affrontement Est-Ouest dont le renouveau au début des années 1980 avait contribué à éclipser la perspective transnationaliste au profit du néoréalisme de Waltz, Rosenau aurait pu abonder dans le sens de Burton qui avait souligné la portée réformatrice de son modèle de la toile d’araignée : « Le modèle que nous avons dans nos têtes détermine notre interprétation des événements, nos théories, et nos politiques. […] Une image qui comprend des entités étatiques séparées, toutes potentiellement hostiles les unes aux autres, conduit logiquement à des politiques défensives. […] Une image de la société mondiale qui dépeint les transactions […] conduit raisonnablement à des politiques intégratives. » Pourtant, Rosenau débarrasse définitivement la perspective transnationaliste de toute connotation téléologique : ayant dès 1980 relevé l’importance du « terroriste » à côté du « touriste » sur la scène internationale, il souligne moins les chances de paix qui attendent le monde de l’après-guerre froide que les risques de troubles, ou de « turbulences », au sens météorologique de fluctuations chaotiques et imprévisibles.

Au centre de la thèse de Rosenau, il y a l’affirmation que la politique internationale contemporaine a subi depuis quelques décennies des changements radicaux, des fluctuations inédites, des variations inconnues. Définissant les paramètres comme « les circonstances humaines durables de la forme d’un système (telles que sa structure hiérarchique, ses normes culturelles, ses orientations d’autorité) qui déterminent le contexte des interactions des collectivités et individus », il estime qu’un ensemble de processus tels que le passage d’une société industrielle à une société post-industrielle, l’émergence de défis communs ne pouvant être gérés au niveau stato-national, le déclin progressif de la capacité de l’État à satisfaire les demandes des citoyens, etc., ont affecté les paramètres régulateurs qui organisaient et stabilisaient depuis 1648 le système interétatique westphalien, et notamment le paramètre micro-politique (individuel) relatif aux compétences politiques des citoyens, le paramètre macro-politique (structurel) relatif à la structure d’ensemble de la politique globale, et le paramètre macro-micro (relationnel) relatif aux rapports d’autorité et de loyauté établis entre les individus et les acteurs collectifs animant la vie politique internationale.

Au niveau du paramètre micro-politique tout d’abord, on assiste à une véritable révolution de la compétence politique internationale des individus lambda, c’est-à-dire des personnes ordinaires aux comportements triviaux, à un véritable saut qualitatif en ce qui concerne leur aptitude à analyser la politique mondiale, leur capacité à s’émouvoir pour un problème international même lointain, leur disponibilité à s’engager dans une action collective portant sur un enjeu global. Par le passé, l’individu pouvait être considéré comme passif en politique internationale, passif parce qu’ignorant, ignorant parce que non intéressé, et non intéressé parce que non concerné, avec pour conséquence que, lorsqu’il exprimait son opinion, celle-ci était composée de croyances versatiles ou, pire, de réactions d’humeur essentiellement instables. Or, avec l’amélioration du niveau d’éducation générale, la multiplication des voyages, l’explosion des possibilités de communication autorisées par la révolution micro-électronique et la prise de conscience de l’impact grandissant de l’interdépendance sur la vie quotidienne, de plus en plus d’individus de nos jours sont mieux informés, davantage intéressés, et potentiellement rationnels en ce qui concerne leur capacité à saisir ce qui se passe sur la scène politique mondiale. Davantage, ils sont susceptibles de s’engager directement sur la scène politique mondiale : c’est ce que Rosenau appelle le skilful individual.

Non pas qu’en toute personne sommeille nécessairement un activiste de Greenpeace ou un Mathias Rust prêt à atterrir au péril de sa vie sur la place Rouge à la barbe et au nez des autorités soviétiques : bien entendu, les individus apathiques et égoïstes le disputent aux individus idéologisés et a fortiori démocratiques. Non pas davantage que cette révolution de la compétence soit nécessairement synonyme d’émancipation des individus par rapport aux hiérarchies sociales existantes, ou de démocratisation de la politique internationale, car en effet, ce n’est pas tellement à une convergence autour des mêmes valeurs que l’on assiste qu’à une diffusion de la capacité à faire entendre ses propres valeurs, qui peuvent parfaitement être identitaires, xénophobes, intolérantes, plutôt que démocratiques, libérales, universalistes. Mais le fait est que l’on ne peut plus analyser la politique internationale comme par le passé lorsque seules comptaient sur la scène politique internationale les actions décidées par l’élite concentrée autour du pouvoir exécutif : de nos jours, l’impact de l’opinion des individus et l’intrusion des mouvements de masse sont trop importants pour être ignorés.

Cela est d’autant plus vrai que le rôle de la compétence politique des individus se répercute au niveau du paramètre macro-micro-politique, qui concerne les rapports d’autorité qui se nouent entre les individus et leurs structures collectives d’appartenance que sont bien sûr les États, mais aussi les autres groupes et organisations sub-ou supra-étatiques. Par le passé, les structures d’autorité reposaient sur le critère traditionnel de la légitimité dont bénéficiaient les États : les autorités étatiques jouissaient de l’exclusivité des allégeances citoyennes. Or, la révolution de la compétence politique internationale fait qu’aux identifications automatiques nationales classiques s’ajoutent, voire se substituent, de nouvelles formes de solidarités sub-, trans-, ou extra-territoriales.

Les individus sont de plus en plus caractérisés par la multi-appartenance : s’ils continuent à être citoyens membres d’un État-nation, ils appartiennent parallèlement à tout un ensemble de réseaux en tant que membres d’une association professionnelle ou d’un groupe de pression, en tant que militants d’une ONG ou d’un mouvement confessionnel, en tant que ressortissants d’une communauté identitaire telle qu’une minorité nationale ou une diaspora. Tout individu est à la fois situé territorialement du fait de sa relation citoyenne d’ordre stato-national, et socialement par son appartenance à des réseaux non-étatiques multiples ; selon les domaines, selon les enjeux, il est amené à s’identifier de moins en moins automatiquement aux politiques menées par ses gouvernements, et à se laisser plutôt guider par de nouvelles formes de solidarités extra-territoriales se substituant à l’allégeance citoyenne. Les autorités étatiques assistent à la perturbation des sentiments de loyauté des individus à leur égard, vu la volonté de la part d’individus de plus en plus nombreux de s’engager sur la scène politique mondiale au sein de collectifs d’appartenance non étatiques, qu’il s’agisse d’ONG qui se proposent de prendre en charge les problèmes globaux que doit aujourd’hui affronter la planète, ou d’organisations centrifuges de type identitaire ou particulariste.

Dans tous les cas, ces phénomènes de relocalisation des liens d’autorité vers le haut ou vers le bas ont une conséquence au niveau du paramètre macro-politique. En effet, si de moins en moins d’individus accordent un crédit automatique aux gouvernements en matière d’analyse et d’action internationale, et a fortiori si de plus en plus d’individus s’engagent directement ou au sein d’acteurs collectifs non étatiques pour satisfaire leurs revendications, alors se multiplient toutes sortes de « sphères d’autorité » et de « formes de constitutions politiques [polities] » autres qu’étatiques. Bref, l’État n’est plus le seul acteur international, de même que le système international n’est plus exclusivement interétatique. D’après Rosenau, il s’ensuit une « bifurcation », une scission, entre un monde interétatique et un « monde multicentré » : alors que le monde interétatique est composé d’un nombre relativement stable de sovereignty-bound actors, les acteurs étatiques traditionnels, avec leurs relations institutionnalisées et dont les actions s’inscrivant dans une problématique de légitimité cherchent à conforter leur existence, leur sécurité, leur intégrité, y compris par le recours privilégié à la violence physique et à la contrainte symbolique ; le monde multicentré au contraire, ou monde des réseaux, est composé des sovereignty-free actors que sont l’ensemble des acteurs non étatiques visant par leurs relations informelles à élargir leur autonomie par rapport aux États et à banaliser le contournement des territoires, la contestation des frontières, la remise en cause des souverainetés étatiques.

Obéissant à des modalités de fonctionnement fort différentes, ces deux mondes parallèles sont moins juxtaposés les uns aux autres qu’ils n’interagissent et ne s’interpénètrent. Les turbulences sont précisément dues aux limites des modes traditionnels – id est étatiques – de régulation et de maintien de la stabilité dans un « monde mixte », avec pour conséquence l’obligation d’imaginer une nouvelle gouvernance – en l’occurrence une gouvernance globale.

En aboutissant ainsi à l’image d’un monde mixte, Rosenau retrouve à la fois les internationalistes libéraux de l’entre-deux-guerres et l’ensemble des transnationalistes contemporains. Les premiers parce que, dès 1931, Zimmern avait imaginé la dialectique de la mondialisation que Rosenau appellera la « fragmégration », c’est-à-dire le double mouvement d’intégration et de fragmentation, de globalisation et de localisation : « Les processus de la révolution industrielle et les idées de la Révolution française ont contribué d’abord à multiplier au centuple les contacts entre individus dans des pays différents, et ensuite à intensifier les différences entre eux. […] Quel effet en résultera sur les relations internationales ? Non pas l’uniformité mais la diversité, non pas la concorde mais la controverse, non pas une fraternité idyllique mais les chocs et secousses identitaires ; en un mot, non pas la paix mais la vie en société. » Les seconds parce que, comme eux, il voit dans son modèle non pas un concurrent, mais un simple complément, du paradigme stato-centré réaliste : après que Keohane et Nye avaient précisé qu’ils voulaient non pas remplacer un « modèle simpliste par un autre » mais proposer un modèle susceptible de s’appliquer dans les circonstances dans lesquelles l’autre n’était pas applicable ; après que Burton avait refusé de privilégier son modèle de la toile d’araignée, tant « un modèle qui souligne les systèmes et ignore les relations existant entre États souverains et la puissance qu’ils exercent dans la société mondiale serait erronée, tout comme le modèle des boules de billard est irréel » ; Rosenau à son tour propose à ses lecteurs les deux modèles réaliste et post-international sans préjuger « lequel des deux est le “meilleur” ».

C’est contre cette idée d’une complémentarité, ou même simplement d’une compatibilité, entre transnationalisme et paradigmes stato-centrés des Relations internationales que s’inscrivent les théoriciens « globalistes » à partir des années 1990, alors que la mondialisation semble s’approfondir, amenant ces auteurs à remettre en cause l’autonomie disciplinaire des Relations internationales elles-mêmes.

Le problème posé aux Relations internationales par le phénomène de la globalisation a été énoncé dans des termes très clairs par Ian Clark selon qui la mondialisation comme processus et les Relations internationales comme discipline s’excluent mutuellement : « Si nous acceptons l’idée qu’un processus de mondialisation est en train de se produire, alors nous n’avons plus besoin de théorie des relations internationales – d’ailleurs, une telle théorie ne peut plus exister. À l’inverse, dire que le noyau dur de l’entreprise intellectuelle consiste à théoriser les relations internationales revient à sérieusement mettre en doute l’idée même qu’il puisse y avoir quelque chose comme un processus de mondialisation ». Autrement dit, Clark estime qu’en dénotant « les processus par lesquels les États-nations souverains sont traversés et subvertis par des acteurs transnationaux aux pouvoirs, orientations, identités et réseaux diversifiés », la globalisation dépasse a priori la séparation interne-externe à l’origine de la justification de l’existence d’une discipline autonome « Relations internationales » différenciée de la science politique. Conclusion : l’internationaliste a le choix entre rester internationaliste en niant la mondialisation ou, tout du moins, en en minorant l’importance, ou au contraire prendre la globalisation au sérieux et opter alors pour des études globales dépassant les Relations internationales comme discipline autonome.

D’autres sont plus nuancés, tels Michael Barnett et Kathryn Sikkink estimant que la globalisation en cours oblige à une redéfinition de la discipline : « Historiquement parlant, l’étude des relations internationales a essentiellement concerné l’étude des États et les effets de l’anarchie sur leurs politiques étrangères, les modèles de leurs interactions et l’organisation de la politique mondiale. Ces dernières décennies, des développements empiriques et des innovations théoriques ont lentement mais sûrement érodé la force d’attraction de l’anarchie et de l’étatisme dans l’étude des relations internationales. Les internationalistes […] soulignent de plus en plus l’existence d’un domaine international où la structure est définie par des éléments et matériels et normatifs […] et où les tendances de la politique globale sont façonnées non seulement par les États mais aussi par une multitude d’acteurs et de forces autres. Pour le dire simplement, la discipline s’éloigne de l’étude des “relations internationales” et se rapproche de l’étude de la “société globale” ». Exprimé autrement, pour Barnett et Sikkink, désireux en quelque sorte d’échapper au dilemme posé par Clark, la raison d’être de la discipline autonome des Relations internationales n’est pas remise en cause, à condition cependant que celle-ci change d’objet d’étude : persuadés que « le label “relations internationales” est dorénavant davantage une camisole de force qu’un raccourci commode » pour désigner ce qui se passe au-delà des territoires des États pris individuellement, ils affirment que « le récit principal du champ ne porte plus sur l’anarchie au sein d’un système d’États mais sur la gouvernance au sein d’une société globale ». Ce faisant, ils rejoignent nolens volens ce que l’on appelle l’approche transformationniste de la mondialisation dont ils essaient dans une certaine mesure d’importer les hypothèses dans la discipline mainstream.

Relevant de l’approche interdisciplinaire des études globales, l’approche transformationniste est l’une des trois approches théoriques de la globalisation, à côté des approches hyperglobaliste et sceptique qui elles ne relèvent pas des global studies. Entre les trois, il existe un désaccord substantiel quant à la réalité et à la portée de la mondialisation.

Pour les hyperglobalistes, la mondialisation existe bel et bien et elle est d’abord et surtout un phénomène économique, synonyme d’émergence d’un marché sans frontières et donc de dépassement de l’État-nation. À ce titre, elle est saluée comme triomphe de l’homo economicus rationnel et libre par des néolibéraux, tel Kenichi Ohmae, tout en étant décriée comme capitalisme répressif par des néomarxistes tels que Stephen Gill ou Alex Callinicos et Justin Rosenberg. Pour les sceptiques, la mondialisation est au contraire bien davantage un mythe qu’une réalité, tant la première caractéristique de la restructuration spatiale des relations internationales contemporaines réside essentiellement dans une tendance à la régionalisation : il en est ainsi de la dimension économique de la mondialisation, bien davantage constitutive d’une triadisation que d’une véritable planétarisation d’après Paul Krugman et par ailleurs orchestrée plutôt que subie par les États selon Robert Gilpin ; il en va de même de sa dimension sécuritaire, où des attentats de type nine eleven ne doivent pas faire oublier que prévalent majoritairement ce que Barry Buzan appelle des complexes régionaux de sécurité. Enfin, pour les transformationnistes tels Anthony Giddens, Jan Scholte, Ulrich Beck, ou David Held et ses collaborateurs, la globalisation est bel et bien un processus en train de façonner un nouveau monde, car elle est à l’origine d’un bouleversement massif des sociétés, des économies, des institutions de gouvernance et de l’ordre mondial.

C’est cette thèse transformationniste qui constitue un défi potentiel pour les Relations internationales et leur autonomie. En privilégiant la dimension économique, les néolibéraux proclament d’emblée leur refus de quelques études globales que ce soit, vu qu’ils négligent les aspects non économiques de la mondialisation considérés comme secondaires, alors que les néomarxistes n’ont de toute façon jamais reconnu de discipline « Relations internationales » en tant que telle, vu leur volonté de proposer une science sociale totale (cf. chap. 7) ; quant aux sceptiques, leur analyse est parfaitement compatible avec le réalisme en général et la variante orthodoxe de l’économie politique internationale en particulier (cf. chap. 4 et 15). En revanche, les choses sont autrement compliquées pour ce qui est des transformationnistes, fossoyeurs potentiels des Relations internationales. En affirmant qu’« en cette période de globalisation intensive les frontières sont devenues problématiques comme indicateur spatial principal de la vie moderne », les transformationnistes annoncent le dépassement de la séparation interne-externe tout en en appelant à de nouvelles formes de gouvernance globale de type post-national, ou cosmopolite, ce qui effectivement n’est pas sans affecter l’objet d’étude traditionnel des Relations internationales.

Reste que l’impact éventuel de la thèse transformationniste sur la survie de l’objet d’étude « relations internationales » dépend de la validité empirique de ses affirmations principales, à savoir que le processus contemporain de mondialisation est sans précédent et que par ailleurs il transforme le pouvoir, les fonctions, et l’autorité des États et gouvernements nationaux.

Concernant le premier point, il semble acquis depuis les recherches de Paul Hirst et Grahame Thompson et de Suzanne Berger que la mondialisation en cours n’est guère inédite. Dans le domaine des échanges commerciaux, une première globalisation, au sens d’ouverture significative des économies nationales sur l’extérieur, a eu lieu pendant les trois décennies précédant la première guerre mondiale ; par ailleurs, les flux migratoires étaient aussi importants, sinon plus, à l’époque que de nos jours et, pour ce qui est des technologies de communication, on peut discuter si différence de nature plutôt que de degré il y a entre Internet et aviation, d’un côté, téléphone et chemin de fer, de l’autre ; enfin, en ce qui concerne la multiplication de nouveaux mouvements sociaux et la démultiplication d’allégeances identitaires au sein de réseaux désétatisés sinon déterritorialisés, les ONG contemporaines succèdent à la première internationale marxiste, la Croix-Rouge, ou la Société anti-esclavagiste d’il y a plus d’un siècle : dans tous ces cas, on a affaire à des formes d’organisation composées d’acteurs partageant les mêmes valeurs, tenant un discours commun, et caractérisées par des modes de communication volontaires, réciproques et horizontaux. Or, s’il est vrai que des processus de globalisation comparables ont déjà existé par le passé avant de connaître des reflux et de renaître ces dernières décennies sous des formes plus ou moins renouvelées, alors on ne saurait parier ni sur la nature inédite ni sur le caractère irréversible de la mondialisation en cours.

D’autant moins qu’en ce qui concerne l’impact de la mondialisation sur l’État comme acteur principal de la scène internationale et comme responsable premier de la régulation à la fois interne/locale et externe/globale, le moins que l’on puisse dire est qu’il est dialectique. Dans le domaine économique, l’avènement de l’État-compétition a tout sauf mis fin à l’État-providence qui n’a jamais été aussi développé qu’en ce début de xxie siècle, comme le montrent toutes les études établissant une corrélation entre le taux d’ouverture sur l’extérieur d’une économie et son taux de redistribution interne. Surtout, le krach financier de 2008 est à l’origine, au niveau systémique, d’une revanche de la diplomatie des conférences de type G7 ou, en l’occurrence, G20, par rapport aux forums transnationaux de type Davos, de même qu’au niveau national l’on assiste au retour de l’État régulateur et même investisseur, appelé au secours par des firmes certes multinationales mais bien peu globales lorsqu’il s’agit de socialiser les pertes, voire de l’État protectionniste depuis l’arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump. Dans le domaine des biens communs et des défis globaux tels que la protection de l’environnement ou la défense des droits de l’homme, les ONG, pour la majorité des plus puissantes d’entre elles issues des pays occidentaux, dépendent pour une part croissante de leurs ressources des financements étatiques ou intergouvernementaux, et dans la quasi-totalité des cas coopèrent plus souvent avec les États et les organisations internationales qu’elles ne contestent les acteurs (inter-)gouvernementaux : ce faisant, non seulement elles ne représentent guère une société civile mondiale opposée au monde des États, mais « leur action est souvent conforme aux intérêts des États » qui, in fine, décident des normes à établir dans les domaines concernés de même que ce sont eux qui choisissent de les respecter ou non une fois qu’ils les ont établies. Enfin, dans le domaine de la sécurité, les attentats du 11 Septembre, certes dus à un groupe de conflit ayant adopté la forme d’un réseau non étatique, loin de remettre en cause l’État-Léviathan, ont tout au contraire provoqué un renforcement des pouvoirs policiers : les politiques publiques mises en œuvre pour prévenir la répétition de telles attaques soulèvent même l’hypothèse sinon du retour de l’État-garnison, du moins de l’avènement du dernier avatar de la souveraineté biopolitique, comme le confirme la loi sur le renseignement adoptée en France dans la foulée des attentats démarrant en 2015, attentats dus autant à Al Qaïda qu’à son rival au nom révélateur « État islamique » (souligné par nos soins).


En résumé donc, ces vingt dernières années pour ce qui est du domaine de la sécurité, et ces douze dernières années en ce qui concerne le domaine de l’économie, ont vu la confirmation du pronostic de Robert Gilpin annonçant qu’« un monde politiquement et économiquement moins sûr conduirait à une résurgence de la puissance de l’État ». On en déduira avec David Lake que l’État non seulement est central à l’étude des relations internationales mais aussi « le restera dans un avenir prévisible ». Or, si la gouvernance, qui concerne « le maintien de l’ordre commun, l’obtention de biens communs et l’élaboration des processus communs de mise sur pied des règles à travers lesquelles se rapprocher de cet ordre et de ces biens », est encore de nos jours davantage l’œuvre des États qu’elle n’est le fruit d’acteurs non étatiques, alors il n’est pas sûr que le récit de la souveraineté et de l’anarchie « obscurcisse davantage qu’il n’éclaire » les processus en cours en relations internationales, fussent-elles en voie de globalisation.

Exprimé autrement, la perspective transnationaliste ne peut pas aspirer à remplacer les autres perspectives, et il vaut sans doute mieux la voir comme possiblement complémentaire des autres approches. On peut alors se demander ce qu’il en est d’une autre approche qui remet elle aussi en cause l’État comme acteur principal des relations internationales, à savoir l’approche marxiste : si celle-ci peut être considérée comme complémentaire aux paradigmes réaliste et libéral, vu que son objet d’analyse n’est pas le même que celui des deux approches dominantes, elle n’en a pas moins ambitionné de constituer le troisième paradigme de la discipline. »

– Battistella, D., Cornut, J. & Baranets, É. (2019). Chapitre 6. La perspective transnationaliste. Dans : , D. Battistella, J. Cornut & É. Baranets (Dir), Théories des relations internationales (pp. 205-242). Presses de Sciences Po.

« La critique du statocentrisme et ses conséquences
La critique généralisée du statocentrisme qui a envahi les sciences sociales depuis la fin du xxe siècle doit être saluée comme un progrès de la réflexivité dont ces sciences sont capables. Pour autant, ses conséquences sur la possibilité de construire des dispositifs d’enquête comparatifs n’en sont pas moins remarquables. En anthropologie, discipline longtemps considérée comme la plus comparatiste, elles sont particulièrement notables. Ainsi les grandes synthèses comparatives entre sociétés appartenant à un même ensemble culturel, voire éloignées entre elles dans l’espace et dans le temps, grâce auxquelles, aux heures triomphantes du structuralisme, les chercheurs tentaient de dégager des structures élémentaires ou des universaux sociaux et culturels, font désormais figure d’approche délaissée : on leur reproche de réifier ces sociétés ou ces ensembles culturels en leur prêtant, pour les besoins du geste comparatif, une cohérence et une unité qu’ils n’ont jamais eues. D’autres genres tendent à les supplanter, comme les enquêtes portant sur la circulation des idées, des techniques et des biens, qui s’attachent moins à étudier des sociétés conçues en tant que totalités ou des entités ethnographiques géographiquement circonscrites qu’à suivre, parfois de manière multisituée, des flux d’échange, des transferts et des processus d’emprunt et d’appropriation entre groupements humains. Le questionnement comparatiste proprement dit cède ici la place à l’analyse des processus de traduction et d’acculturation (Hannerz 1992 ; Appadurai 1996). Dans le cas des monographies, c’est la possibilité de comparer dans le temps l’évolution des pratiques au sein d’un groupe qui s’est trouvée fortement mise en doute par le genre de la « revisite » des terrains, lequel a fait apparaître que les variations constatées au fil des décennies pouvaient être dues, au moins autant qu’aux changements sociaux au sein du groupe étudié, à la façon dont chaque génération d’anthropologues travaille et à l’évolution même des pratiques d’enquête (Burawoy 2003).

Des tendances similaires sont repérables parmi les historiens. Ainsi l’histoire comparée, dans sa forme classique – celle, à bien des égards, héritée des travaux de Marc Bloch (1928) –, s’est-elle vue reprocher son culturalisme et sa dépendance à l’égard d’un découpage préétabli en « aires culturelles », que l’histoire « connectée » s’est attachée à déconstruire. Ici encore, l’accent s’est déporté de la recherche des cohérences internes et des écarts majeurs entre grands blocs civilisationnels (ou pensés comme tels) vers l’étude des circulations et des échanges entre groupes, ne préjugeant précisément ni de ces cohérences et de ces écarts d’ensemble, ni même de l’existence de ces blocs. Cette évolution a conduit à dénoncer les postulats ethnocentriques – voire la « violence épistémique » selon l’expression fameuse de Gayatri Spivak (1988) – que véhicule le fait de considérer les « nations » du monde en les rapportant implicitement, sinon parfois explicitement, au modèle politique et cognitif des seules nations occidentales, et en érigeant par conséquent ce dernier en une sorte d’étalon universel. Sur ce point, l’apport des études postcoloniales (Chakrabarty 2000) aussi bien que de l’histoire « croisée » (Werner & Zimmermann 2004) aura été de briser l’évidence même des catégories qui permettaient jusqu’alors aux historiens de comparer nations « avancées » et « en retard », et d’essayer de trouver au « retard » constaté des causes historiques. À ce mouvement réflexif de la discipline historique s’ajoutent encore l’essor de la microhistoire et de l’histoire par cas, et, plus généralement, l’importance croissante accordée aux contextualisations locales et à l’action située : ces tendances ont, elles aussi, rendu plus compliqué aux historiens de convoquer, à des fins comparatives, la culture ou les pratiques d’ensemble de différents groupes ou d’un même groupe (ou supposé tel) à travers le temps.

Une évolution identique, enfin, peut être décrite en sociologie. Dans l’histoire de cette discipline, le comparatisme s’est développé de manière privilégiée, mais non exclusive, à partir de méthodes quantitatives. En invitant les chercheurs à dénaturaliser le cadre mental produit par les États-nations, la montée en puissance du constructivisme ne pouvait que bousculer l’usage de telles méthodes : qu’il s’agisse d’opérer des comparaisons internationales (par exemple, entre performances nationales dans le domaine économique, fiscal, scolaire, sanitaire, de la protection sociale, etc.) ou intranationales (entre groupes socio-professionnels, cohortes générationnelles, villes, régions, entreprises, etc.), un recours naïf aux statistiques produites par les différents États et par les organismes internationaux est devenu de moins en moins acceptable. Les chercheurs ont appris à s’interroger davantage sur les modalités pratiques ayant présidé aux comptages statistiques qu’ils mobilisaient et, plus profondément encore, sur le lien attachant les catégories statistiques à la base de ces comptages à des politiques d’État et à des cultures nationales déterminées (Desrosières & Thévenot 1988). Dans cette perspective, la possibilité d’utiliser des bases de données pour comparer des performances par pays, ou par groupe à l’intérieur d’un même pays, a de plus en plus été contrainte par l’obligation de soulever la question des conditions de l’élaboration de ces données et de leur indexation à des catégories politico-administratives nationales, dont il est apparu souhaitable de faire l’histoire et d’analyser les usages sociaux. Cet effort de réflexivité a été reconnu comme une garantie contre le risque de produire un comparatisme illusoire, qui rapporte des chiffres les uns aux autres en faisant comme si leur commensurabilité était naturelle et immédiate et, par conséquent, en ne prenant pas en compte les opérations politiques et techniques permettant la construction de cette commune mesure (Lallement & Spurk 2003).

Un tel mouvement réflexif peut en partie expliquer pourquoi, tandis que les administrations ont continué à développer à grande échelle les enquêtes comparatives reposant sur des démarches de quantification, nombre de sociologues ont préféré, eux, se tourner vers des approches faisant appel aux observations de type ethnographique ou à l’analyse qualitative d’entretiens et de documents. Si ces méthodes non quantitatives n’excluent pas entièrement les dispositifs de recherche comparatifs, notamment dès lors que les chercheurs passent de la simple monographie à l’enquête multisituée ou « combinatoire » (Baszanger & Dodier 1997 ; Rémy 2009), elles impliquent cependant que la comparaison porte moins sur des groupes administrativement définis et leurs performances respectives que sur des types de situations pratiques et des modes d’évaluation et de gestion des problèmes (Lamont & Thévenot 2000). Cette remise en cause des formes classiques du comparatisme sociologique – si l’on accepte d’entendre par là un comparatisme mené à partir de catégories statistiques nationales et internationales – a également été alimentée par le développement de la sociologie des réseaux. Si cette dernière recourt en effet à des méthodes quantitatives, c’est pour objectiver la structure des liens qui unissent des individus ou des entités au-delà ou en deçà de leurs appartenances à des collectifs ou à un ordre institutionnel. C’est aussi pour envisager ces individus et ces entités non sous l’aspect d’unités discrètes ou de séries à comparer, mais comme les éléments constitutifs de chaînes d’interdépendance (Burt 1992). »

– Lemieux, C. (2019). Faut-il en finir avec le comparatisme ?. L’Homme, 229(1), 169-184.

« Notre éducation civique s’est faite avec les thèses du contrat social qui expliquent l’avènement de l’État. Selon ces thèses, l’État s’édifie dans le but de rapporter à soi, exclusivement à soi, toutes les énergies de la population qu’il régit. Pour un individu ou un groupe social, ne pas se soumettre à cette logique étatique est dénoncé comme trahison à son pays. On laisse donc entendre que le caractère de sujet reconnu à l’État, affligé de l’incapacité à admettre une réalité autre que la sienne, est de l’ordre du solipsisme, un solipsisme renforcé par un merveilleux narcissisme : rien n’est plus beau que ma patrie. Tout en tenant compte de cette autoconstitution des États, la logique internationale propose une attitude de décentrement, une ouverture, un dialogue, un échange entre ces unités constituées, car c’est la polycentralité qui est sa réalité et sa vision ; n’existant que par les relations que nouent les États, elle remplace leur logique propre, personnelle, par une logique d’extériorité qui force les États à tenir compte de leur qualité respective de souverains indépendants s’ils veulent entrer en contact les uns avec les autres.

La figure politique de l’État capture la société civile – faite d’une ou de plusieurs nations morcelées et rassemblées –, lui donne forme par ses lois et ses institutions, impose un ordre public aux intérêts privés des familles et des groupes économiques et sociaux. Ainsi est-il du ressort de la société civile de travailler à la construction de l’État pour donner forme et force à ses projets. La logique internationale est différente. Ce sont les États qui sont parties prenantes dans les divers secteurs de la société civile internationale (l’éducation, le trafic aérien, la santé, l’agriculture, la prévision des catastrophes naturelles, etc.). Sur la scène internationale, les « peuples des Nations Unies » demandent aux États d’inverser leur logique : qu’ils se mettent au service du perfectionnement de chacun des secteurs de la société civile, en s’aidant mutuellement, et en ne faisant jouer leurs frontières que pour mieux mettre en commun leurs richesses spécifiques.

Cette inversion du rapport de l’État avec la société civile, lorsqu’on passe de la société à État à la société internationale, vient de ce qu’aucune société civile particulière ne peut plus désormais se laisser subsumer par un seul et unique État. La société civile interne (population vivant et travaillant sur un territoire déterminé) est de plus en plus une société civile internationale, multinationale, transnationale. Or, l’État ne se définit jamais que par rapport à une société civile interne ; débordé par la société civile internationale, il entend rester le maître de ses mouvements, pour obtenir que la société civile interne lui soit toujours soumise ; mais le paradoxe est qu’il ne peut y parvenir qu’en coordonnant ses forces avec celles des autres États. Le quadrillage des terres par les États est garant d’une maîtrise des hommes par les forces politiques. Mais le débordement de la société civile nécessite une coopération des États. L’État acquiert donc un regard différencié sur lui-même par la présence de ses nationaux dans les autres pays et des étrangers sur son propre territoire. Il est vu par les autres et se voit à travers le regard et le travail des autres. Ainsi la scène internationale est-elle le lieu d’une expansion des sociétés civiles aux réseaux de plus en plus imbriqués, régulés par une coopération plus ou moins coordonnée des États. Le point de vue imposé par la scène internationale implique un décentrement grâce auquel chaque pays acquiert une conception relativiste de la place qu’il occupe, conception que les sciences économiques et sociales encouragent.

Articulation du savoir, du droit et du pouvoir sur la scène internationale
La réflexion sur le sens de la logique internationale sort l’État de ses mythes, mythes qui ont causé au cours de l’histoire de tels ravages qu’on en est arrivé à douter du bien-fondé de l’État. Le mythe de l’État comme conscience de soi, « volonté révélée, claire à soi-même, substantielle, qui se pense et se sait et qui exécute ce qu’elle sait et en tant qu’elle le sait…, unité substantielle, but en soi absolu et immobile, but en lequel la liberté atteint son droit le plus élevé… », la conception hégélienne semble révolue. L’État n’est pas le centre stable de l’autoréflexion de la société. Un autre espace public est né, transversal, critique, celui de l’opinion, qui, perdant de son statocentrisme, a gagné son autonomie en faisant agir l’opinion des autres États sur l’État et en cherchant à dire le multiple. En effet, bien que dépendante du lieu d’où elle est émise, l’opinion cherche à dire la pensée de ceux qui, l’écoutant d’un autre Heu, peuvent la recevoir et saisir son sens. Il y a interpénétration des divers espaces publics dans la représentation des événements liés à l’État, à un État, à une situation, de sorte qu’il y a débordement et englobement de l’État par de multiples espaces publics. Mais ces divers espaces publics restent partiels, ils interfèrent, et on ne peut pas dire qu’il en existe un de global qui les rassemblerait pour donner à l’humanité une connaissance de soi. Ils suggèrent de multiples perspectives pour saisir les événements. Par conséquent on ne sort pas du savoir approché de la doxa, des systèmes partiels de représentation qui ne s’annulent plus les uns les autres dans un conflit en vue de la domination. La modification permanente des distances entre les divers protagonistes, individus, sociétés, États, selon les activités qui les rapprochent ou les séparent, a pour effet de laisser voir une expansion de la société civile internationale, le point de vue d’un seul observateur, fût-il celui de l’État, n’étant pas privilégié. L’intersubjectivité des espaces publics fait que l’État, pris dans ce réseau, laisse ouvert son propre espace public ; partant, il n’est plus un sujet unique supérieur et ne peut plus satisfaire au critère rigoureux de l’autoréflexion. L’État n’est plus ce par quoi la société se perçoit elle-même. Au lendemain de la chute du mur de Berlin, il n’y a pas eu de procès retentissant par lequel se serait jouée la chute, par lequel la société allemande se serait donné la représentation de sa mutation. En effet, la représentation de cette révolution pacifique venait non de l’État lui-même en mutation, mais de divers lieux où l’opinion transnationale comparait le développement des autres États et l’impossible pari que la rda soutenait de se transformer de l’intérieur, puisque ses citoyens donnaient des signes qu’ils étaient prêts à prendre la fuite comme pour quitter un navire en perdition. Cependant, si l’État n’est plus le sujet supérieur par lequel la société se cherche une représentation de soi, à cause d’un savoir du social qui ne s’acquiert qu’en extériorité et en multipliant les points de vue sur soi, s’il n’est plus l’unique instance d’autorégulation mais dépend de ce que s’accorde la communauté des États, communauté partielle, régionale ou universelle, il reste cependant – ce qui est mis en évidence par les juristes positivistes – le pouvoir central par lequel la société fonde encore sa capacité à se donner une organisation et une identité. Que l’État dans la communauté internationale devienne un système partiel quant au savoir et au droit, il n’en reste pas moins qu’il continue à détenir le pouvoir par lequel il se charge de conférer un destin commun à la société. On comprend que dans un contexte où l’État perd le monopole du savoir et du droit, ceux qui veulent que l’humanité forme une entité collective imaginent aisément que le pouvoir résiduel d’organisation de l’État est un obstacle qui trouble le jeu des divers groupes sociaux souhaitant cette unité ; pris comme contre-pouvoir, chaque État doit être capté et se fondre dans le vaste mouvement d’un pouvoir unique, universel qui l’engloberait. Or, la scène internationale nous interdit une telle lecture et nous en propose une autre. Grands ou petits, les États ont les mêmes droits et peuvent avoir les mêmes accès à la connaissance transfrontalière ; ainsi, peuples ou nations, plus ou moins bien définis, sont-ils tentés par la création d’entités étatiques, même réduites, grâce auxquelles ils espèrent se donner un destin propre et intervenir directement sur la scène internationale.

Le pouvoir politique d’État qui force à la solidarité sociale et donne sens à la communauté se découvre d’autant plus exceptionnel que le groupe sur lequel il repose a des dimensions modestes permettant la libre disposition de soi, l’autodétermination et l’autoréférence ; ainsi garde-t-il une souplesse de manœuvre pour opérer le plus rapidement possible les changements internes nécessaires afin de s’adapter à la scène internationale.

L’attente envers l’État a-t-elle été déçue ? Non, ce n’est pas en ces termes qu’il convient de penser la question. L’État est une œuvre humaine et, en tant que telle, elle est inachevée et susceptible de transformations. Le dépérissement de l’État n’est jamais que l’occasion de définir et préciser ses attributions : plus à la portée des individus, elles reflètent le souci d’une répartition plus démocratique des postes de pouvoir, d’une maîtrise personnelle de leur destin. La raison d’État devrait devenir raison des citoyens, a-t-on longtemps soutenu, mais la raison des citoyens est devenue raison cosmopolitique en même temps que les activités de l’État se sont coordonnées avec les activités des autres États. L’État n’est donc plus la personne suprême par laquelle on se connaît, par laquelle on apprend le juste et l’injuste et éprouve sa plus haute liberté. L’État est le commencement d’une liberté, d’une éducation, d’une vie associative de solidarité, mais cet apprentissage peut se prolonger et s’éprouver aussi dans d’autres États : on quitte son pays pour aller étudier dans des universités étrangères, on rencontre ailleurs des personnes qui ont les mêmes préoccupations intellectuelles, les mêmes vocations artistiques ou sportives, les mêmes convictions politiques ou religieuses… Et cet ailleurs n’est pas le chez-soi d’un autre État. Cet ailleurs est le résultat d’une rencontre en quelque sorte hors espace étatique, dont pourtant un pays est lieu d’accueil, puisqu’il s’agit d’un milieu limité à un secteur d’activité stimulant de nobles passions : jeux olympiques, expositions universelles, conférences et colloques internationaux, etc. Sans la compétition avec d’autres, les performances sont réduites ; sans la compétition avec les meilleurs des autres États, l’État limiterait son appui aux besoins de ses citoyens. Mais cet ailleurs peut être aussi un ensemble de lieux de relations et d’échanges de toutes natures que les États se doivent de contrôler, car il englobe trafics de drogues, d’armes, de médicaments, d’organes, d’êtres humains…

Démocratie sauvage et fraternité universelle
Ni régime politique ni formule institutionnelle – les juristes diraient ni forma imperii ni forma regiminis –, la démocratie est définie comme modèle d’intelligibilité de toute société dans une tradition philosophique qui commence avec Spinoza : ainsi dans le Traité politique utilise-t-il le paradigme de la démocratie pour analyser les différents régimes politiques ; de même C. Lefort l’utilise dans L’invention démocratique pour faire l’examen critique des trois formes contemporaines d’État : l’État libéral, l’État totalitaire et l’État-providence. La démocratie laisse à découvert les articulations constitutives du social ; du fait qu’elle met les membres de cette société à égalité les uns avec les autres et préserve leur liberté, elle n’en fait pas un tout indivisible, elle laisse voir les divisions que toute société s’efforce de surmonter. A distance du pouvoir on distingue en démocratie ce qui relève du droit, le légitime et l’illégitime, le légal et l’illégal et ce qui relève du savoir social, dans la mesure où s’estompent les repères de la certitude qui confèrent un sens général à l’histoire et à la destinée humaine : chacun, participant et formant ce social, détient un savoir et peut sans cesse relancer son questionnement. Ainsi le paradigme de la démocratie donne, selon nous, la possibilité d’évaluer aussi la socialisation originale de la scène internationale, selon son articulation propre du pouvoir, du droit et du savoir, puisque le droit international ne fait de l’État qu’une figure juridique neutre, libre d’organiser politiquement et économiquement sa société. Le droit international, nous n’avons pas cessé de le montrer, est en excès par rapport à la pluralité des pouvoirs ; il en est de même du savoir qu’aucun pouvoir particulier ne peut totaliser, et il n’est institué aucun pouvoir de tous les pouvoirs.

Toutefois, le paradigme démocratique permet de déchiffrer les caractères spécifiquement politiques de la vie internationale animant une société civile sans contours, en extension et intensité croissantes :

1 / La mise à égalité d’entités aussi diverses que les autorités publiques, les organisations internationales, les particuliers, les associations et les entreprises, telle que l’énonce par exemple la Charte mondiale de la nature, est requise dans la production de normes et dans l’application des dispositions juridiques internationales. Cette mise à égalité, avons-nous démontré, transforme les États de personnes publiques à l’intérieur de leurs frontières en personnes privées de la société civile internationale.

2 / L’affirmation de l’égalité des États, souverains et indépendants, est une affirmation de droit. Mais ne peut-elle pas devenir une situation de fait avec les risques mortels que cela comporte ? Dans l’état de démocratie originelle, selon Hobbes, nous sommes tous égaux ; égalité signifie capacité identique de donner la mort. L’égalité est non de droit mais de fait, se rapportant à la condition la plus terrifiante et la plus contraire à l’humanité : donner la mort à ses semblables, condition dont les hommes essaient de sortir en créant l’État. Entretenant la crainte mutuelle, l’égalité démocratique est donc cause de l’instabilité des rapports sociaux. Pour Hobbes, il faut faire cesser cette égalité d’origine, verrouiller l’état de nature jonché de cadavres, l’empêcher de se lover à l’intérieur de la cité. Hobbes essaie ainsi de nous convaincre de la nécessité de la transcendance de la machine-État qui s’impose, au-dessus et en extériorité, en circonscrivant sa puissance dans des frontières qui englobent et préservent ses sujets des agressions mutuelles. Mais pour rassembler une population éparpillée, il faut donner à son imaginaire un ennemi externe et parfois interne.

Sur la scène internationale, les États sont à égalité de puissance de mort ; détenteur ou non de l’arme nucléaire, avec la seule arme bactériologique même le plus faible est en mesure d’anéantir le plus fort ; mais à coup sûr il s’anéantira aussi lui-même. N’ayant pas d’ennemi externe à affronter, l’humanité comme société civile internationale n’est déchirée que par des luttes intestines ; elle ne peut dépasser ce stade de la démocratie originelle hobbésienne. Si l’établissement de l’égalité, remarqua Tocqueville, s’accompagne d’une exigence d’égalité toujours plus grande, est-ce dans cette direction-là, une égale capacité de se donner la mort mutuellement, que les États s’orienteront pour établir l’égalité entre eux ?

De la même façon que les penseurs du politique ont eu l’ingénieuse idée d’inventer l’épopée de la constitution de l’État à partir de l’état de nature pour confisquer ainsi la violence des individus, par quel autre récit d’aventures arriveront-ils à conjurer les risques qui exposent l’humanité aux périls de la démocratie sauvage et à lui inventer une histoire qui la sauvera de la violence étatique ? Société universelle sans contour, rejetant tout pouvoir qui lui imposerait sa limite et sa domination, réfractaire dans sa logique constitutive à la formation du pouvoir d’un seul, quelle forme politique lui assurera la reconnaissance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, du droit des droits de l’homme, et partant l’indétermination de son histoire ? La Boétie proposait comme contre-modèle de l’État l’état naturel de fraternité, appelé par lui le Contr’Un, car état politique plus originel que l’État et dont l’État ne peut jamais détruire l’existence.

Dès les premières ébauches du droit cosmopolitique et du droit des gens est esquissé cet état de fraternité, pièce maîtresse du système stoïcien. Signe de la place du jusnaturalisme dans le droit positif, l’idée de fraternité contribue à rendre l’humanité incapturable par le pouvoir d’un seul. La fraternité, enseignait Épictète, se vit par l’esclave dans une société inégalitaire ; elle se vit aussi en prison. Antérieure donc à l’affirmation de l’égalité et de la liberté, elle est la reconnaissance de l’autre comme semblable. En revanche, dans la logique du droit interne édifiant une cité, on pose en premier les droits civils et politiques : la liberté et l’égalité, et c’est de la réalisation de ces droits que la fraternité peut surgir comme expression complémentaire du social. La liberté et l’égalité font l’objet de lois et de décrets, la fraternité ne se décrète pas. Son inspiration jusnaturaliste contribue au rejet des discriminations et renouvelle le contenu et le sens qu’une société donne à la liberté et à l’égalité juridiques.

Reconnaissant que l’idée de fraternité est une idée philosophique qui ne peut se traduire sans médiation dans le corpus juridique, M. Borgetto, dans son ouvrage La notion de fraternité en droit public français, note, avec beaucoup de minutie, les moments où elle réussit à donner une impulsion aux formulations du droit public.

Lorsque la notion de solidarité prend le relais de l’idée de fraternité, elle l’appauvrit, observe-t-il, car la solidarité est une politique d’aide et d’action sociale, œuvre du gouvernement et du législateur. Toutefois, constate-t-il, la fraternité est une idée qui revient en force du fait de l’internationalisation des populations sur le sol national. Voilà pourquoi elle est évoquée chaque fois qu’il y a manifestation de racisme, d’intolérance et de rejet d’autrui.

Recevoir de l’argent et un statut social selon le principe de solidarité qu’induit l’idée d’égalité ne suffit pas ; la fraternité demande que tout individu soit intégré dans un réseau convivial où il sera reconnu, considéré, accepté. La démocratie qui impose la règle de l’égalité peut conduire, sans la fraternité, au rejet de l’autre. L’égalité ne crée pas le lien social.

Mais, comme tout concept entré dans la zone des turbulences politiques, la fraternité n’est pas épargnée par l’ambiguïté. Est-elle sentiment ou élément de la raison juridique ? Alibi d’une violence égalisatrice, ou mystification servant de compensation à une situation inégalitaire ? Expression du sentimentalisme, la fraternité peut entraver la mise en place de l’État de droit et dissimuler la lutte contre les inégalités. Tantôt elle est recherche d’un compromis, d’une compréhension mutuelle, tantôt elle devient mot d’ordre pour se durcir, compter les siens, passer à l’affrontement et combattre ses ennemis jusqu’à la mort.

Cependant, ce par quoi la fraternité se distingue des autres concepts du politique, c’est précisément la reconnaissance de l’autre pour contrebalancer la violence sociale. Communication, confiance, entraide sans arrière-pensée, générosité par étonnement et curiosité, attrait de la découverte des autres différents comme autant de miroirs de soi, d’images de soi autres à trouver, elle favorise et renouvelle le lien social et, on est en droit de l’espérer, son resserrement, car l’engagement dans ce rapprochement fait surgir le sens de la responsabilité.

Dans le Discours sur la servitude volontaire, La Boétie jetait les bases du lien fraternel. Nous sommes semblables, tous frères et non égaux, écrivait-il. Qui dit semblables ne dit pas égaux mais frères. Sortis du même moule, parce que nous avons une origine commune, la mère nature, représentée comme l’agent du Dieu créateur, nous avons reçu des dons différents pour, précisément, entrer en rapport les uns avec les autres. Créés égaux, l’égalité nous aurait, au contraire, éloignés les uns des autres ; identiques, égaux, nous serions autosuffisants, dans la mesure où nous n’aurions rien à échanger. C’est l’hypothèse que Rousseau avance sur l’état de nature dans le Deuxième discours. L’égalité naturelle isole le primitif qui, borné, est autosuffisant. Chez La Boétie, c’est l’inégalité dans la similitude qui crée l’entraide et l’affection fraternelle. Affection fraternelle parce que j’apprends par l’autre différent qui je suis et ce que je suis. Voilà pourquoi un sentiment d’affection porte les uns vers les autres et non un sentiment de crainte naissant d’un rapport de domination. La conscience du lien fraternel détermine le droit des personnes, l’entraide lui est subordonnée déterminant le droit sur les biens. « Si par nature nous sommes tous frères, écrit La Boétie, nous sommes libres, en compagnie. » La fraternité libère l’espace de l’intersubjectivité originelle, base de l’ordre social, elle inspire des conduites qui rassemblent tout en laissant chacun dans sa singularité : nous sommes « non pas tant tous unis que tous uns » ; elle est compréhension mutuelle qui préserve l’espace de liberté par lequel est révélé à chacun ce qu’il est, un inaliénable. Ainsi la fraternité n’appartient pas seulement au registre affectif mais aussi à celui de la raison, elle unit sentiment de socialité et raison juridique, elle est donc bien une expression du politique, car il n’est pas de société sans l’acceptation de l’autre comme un semblable différent.

On ne peut donc pas s’étonner que les textes onusiens fassent largement usage de termes qui ont les mêmes connotations que le concept de fraternité. Ils parlent de la famille humaine, de relations de bon voisinage, de relations amicales entre les États, de la bonne foi dans les pactes et les traités ; l’humanité, insistent-ils, doit donner à l’enfant le meilleur d’elle-même ; il faut servir l’humanité. La Déclaration universelle des droits de l’homme proclame que les hommes doivent « agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Les textes onusiens ne se contentent pas d’affirmer le principe de l’égalité souveraine des États ni le principe relatif au devoir de non-intervention dans les affaires relevant de la compétence nationale d’un État – ces deux principes sont ceux de Légalité et de la liberté qui découlent bien de l’idée de démocratie sur la scène internationale ; ils insistent sur le principe relatif au devoir des États de coopérer amicalement les uns avec les autres, donc sur le principe de fraternité, qui doit stimuler relations et échanges dans un esprit d’équité.

C’est alors qu’à nouveau nous voyons se différencier les deux logiques : étatique et internationale. A l’intérieur de l’État, la notion du politique se rapporte à ce qui unit et à ce qui sépare, elle touche aussi bien l’ami que l’ennemi. Est-ce à dire que, du point de vue de l’État, la fraternité ne dit pas le tout du social ? La fraternité ne dirait que ce qui touche à la cohésion interne, alors même que cette cohésion n’est possible que parce qu’il existe des forces d’exclusion qui fondent le particularisme étatique. Sur la scène internationale par contre, l’idée de fraternité est le seul versant du politique qui soit retenu. Selon l’exigence du droit international aucun État n’est l’ennemi d’un autre État, les Nations sont unies, tous les hommes doivent coopérer dans un esprit de fraternité. Pensée comme le tout du social sur la scène internationale, la fraternité n’est l’expression que d’une partie des activités politiques à l’intérieur de l’État. Il y a donc dans le concept de fraternité un paradoxe à analyser. Alors que la scène internationale est l’englobant du social, la fraternité est le tout, tandis que dans l’État, qui est un acteur parmi d’autres de cette scène, les forces sociales sont dualisées en attractives et répulsives, et la fraternité ne serait qu’une de ces deux tendances. Dans la partie, l’État, la fraternité joue un rôle moindre que dans le tout, la scène internationale, où elle explicite le tout de la socialisation. Du point de vue internationaliste la fraternité déborde la sphère de l’État, alors que du point de vue interne elle n’exprime qu’une partie de ses activités. L’idée de fraternité, telle qu’elle se développe sur la scène internationale, constitue-t-elle une menace pour l’État ? Si La Boétie rendait exclusives la politique d’État et la politique de fraternité parce qu’il les posait comme devant exister sur le même terrain pour traiter des problèmes identiques, notre analyse diffère : à partir d’un dédoublement de la scène du politique en scène étatique et en scène internationale, nous montrons comment l’interpénétration des espaces nationaux par la réglementation internationale relance une politique de fraternité au cœur des politiques étatiques.

Cependant, la différence de rôle joué par la fraternité dans la comparaison entre l’international et l’étatique a sans doute pour origine les ambiguïtés du concept même de fraternité. La fraternité appartient à la fois à la sphère du privé et à la sphère du public. La fraternité relève de la sphère du privé puisque la fratrie fait partie de la famille, elle est donc en deçà de l’espace public et de la morale objective, selon la terminologie hégélienne. Et la fraternité relève aussi de la sphère publique puisque l’État s’approprie son principe pour unir les individus, les peuples ou les nations qui le composent. Mais, de plus, la fraternité relève d’une sphère qui est au-delà de l’espace public étatique, puisqu’elle est le principe proposé à tous les États pour qu’ils coopèrent amicalement et règlent pacifiquement leurs différends. En englobant la politique des États, puisqu’elle se situe aussi bien à la base de l’État, en deçà de l’espace public étatique, et au sommet de l’État, au-delà de ce même espace public, la fraternité inscrit son activité là où agissent les forces dissolvantes de l’État. En effet, les politologues observent des mutations qui affectent nombre d’États constitués. Ils sont menacés par le bas, en raison du mouvement des nationalités qui fractionnent l’unité étatique en d’autres unités étatiques, et ils sont menacés par le sommet en raison d’organisations régionales qui restreignent l’indépendance de la souveraineté nationale, sans que l’on puisse parler d’une seule communauté internationale à la base ni de fédération d’États au sommet. La fraternité, faut-il le souligner, se manifeste là où tout État constitué montre sa vulnérabilité, quand des populations jusque-là divisées se rassemblent, ou inversement quand des populations jusque-là rassemblées se divisent et créent de nouvelles solidarités. Tout en participant des forces qui déstabilisent momentanément un État, la fraternité reste le principe qui, d’une part, fonde l’État, lui donne son assise et sa cohésion, et, d’autre part, assure sa conservation par la pacification de ses relations interétatiques. La fraternité ne cesse pas d’indiquer comment le tissu social se recompose et assure sa conservation.

Il arrive que lorsqu’un État veut s’emparer du principe de la fraternité et le faire jouer dans sa politique extérieure selon une logique étatique, il en dénature la signification. Dans les grands moments de périodes révolutionnaires, il est bien difficile de savoir si, en invoquant le principe de la fraternité universelle, les porteurs des nouvelles idéologies traitaient avec respect leurs Républiques sœurs en venant chez elles renverser les tyrans, ou s’il s’agissait d’une simple politique de facto d’ingérence et de domination.

Enfin, le droit contenu dans le principe de fraternité peut s’opposer au droit de la cité et susciter des crimes que la tragédie a immortalisés. Étant donné que l’idée de fraternité comporte les deux versants, celui de la sphère privée et celui de la sphère publique, elle est la manifestation tantôt de l’une, tantôt de l’autre, sans qu’on puisse dire si la conduite du frère est dans certain cas attentatoire à la sécurité de l’État, alors même que sans ce frère l’État n’a plus de sens. Concept trangresseur, transfrontalier, concept de confusion, la fraternité est dénoncée par le pouvoir politique au moment où ce dernier fait l’expérience de sa vulnérabilité naissante. Ensevelissant son frère, Antigone est accusée de pactiser avec l’ennemi de la cité, alors qu’elle soutient que la cité ne peut se maintenir en trahissant le devoir de fraternité. Ayant fixé le site de Rome dont il veut faire une place forte contre l’ennemi, Romulus assassine son frère Rémus coupable d’enjamber la limite symbolique.

La fraternité suppose qu’il n’y a pas d’ennemi à l’extérieur : l’ennemi est à l’intérieur, à l’intérieur de l’humanité, à l’intérieur de l’État, à l’intérieur de l’individu. Ce mal-là, chacun en soi a le devoir de le travailler et de le transformer. Miroir qui renvoie mon image, comme l’écrivait La Boétie, le frère ne peut que traduire ce que je suis pour lui, son ennemi ; mais ce n’est pas lui que je saisis comme ennemi. L’image défectueuse de l’autre ne vient pas de l’autre ; puisqu’il est mon miroir, c’est la mienne que je vois. L’image de l’ennemi que je projette sur l’autre n’est que mon image réfléchie. Selon la logique de la fraternité que met en place la logique internationale, les ennemis sont aussi fictifs que les États. L’État se crée ses ennemis pour se créer lui-même.

La question de la fraternité relance donc la question de l’intersubjectivité entre les êtres réels ou fictifs des sujets de droit. Les seuls principes de liberté et d’égalité ne le peuvent, surtout si ces notions sont prises à l’intérieur d’une politique de territorialité. Selon cette logique étatique, dénonçait Marx, liberté signifie usage égoïste de son bien ; et Légalité de condition, selon l’expression de Tocqueville, signifie insatisfaction permanente dans la recherche des biens et des honneurs. Mais, selon le droit portant sur les personnes et non les biens, liberté et égalité découlent de l’amitié et de l’entente fraternelle. Dans la démocratie est inscrit en négatif ce que la fraternité présente en positif. La démocratie est bien le paradigme du social qui en montre la division ; la fraternité se surajoute au paradigme : sans nier la division, elle fait émerger d’elle un espace médian porteur de relations et de liberté.

Clôture du monde et liberté humaine
Se représenter la terre comme un univers clos est tolérable tant que des espaces sont à découvrir et des recherches à mener dans tous les domaines. Mais à partir du moment où l’on en aura la connaissance et la maîtrise, à partir du moment où l’économie planétaire ressemblera à l’économie familiale, c’est-à-dire où les ressources seront calculées et donc les dépenses mesurées, on peut supposer que la question de l’expérience humaine comme expérience de liberté se posera de façon lancinante. En dehors et au-delà du politique et de l’économique, en dehors et au-delà de la maîtrise scientifique et technique, la liberté humaine veut s’éprouver. Il ne s’agit pas d’un non-sens ni d’un goût pour le désordre et le chaos, dans un vouloir démiurgique de tout remettre en question. La liberté inexpugnable suggère une démarche dont le terme est toujours reporté, elle se donne comme un aiguillon qui suppose que vivre échappe à toute prévision.

Cette dimension humaine existentielle est inscrite dans le droit international, il en porte la trace quand il se montre indéterminé dans ses recommandations, afin que les divers sujets de droit auxquels il s’adresse continuent à sauvegarder leur liberté. Il introduit une indétermination entre le droit positif (lex lata), en vigueur à l’intérieur de tout État donné, et le droit souhaité (lex ferenda), en proposant des programmes divers qui sortent les États de leur statocentrisme, les poussent à réviser leur politique intérieure à l’égard des citoyens et des étrangers, leur confisquent des espaces pour en faire des espaces internationaux, leur proposent des conventions qui garantissent la protection de biens nationaux par une assistance internationale ; appelés patrimoine commun de l’humanité, ces biens se rapportent à une entité non représentable ni représentée.

Le vocabulaire juridique mentionne d’autres entités comme le peuple, la nation, et même l’homme, dont il importe de défendre les droits, alors même qu’aucune définition précise n’est donnée pour cerner ces entités. Introduire les droits de l’homme à l’intérieur du politique, c’est vouloir ne jamais abolir la distance entre le droit positif et le devenir du droit, c’est convenir que jamais les droits de l’homme ne seront assez reconnus par une législation en vigueur. Il en va de même du droit des peuples, de l’idée de nation. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes pour choisir leur régime politique et économique, pour gérer leurs ressources naturelles et pour se répartir en nations, est énoncé de telle sorte qu’il n’est pas possible de dire avec précision combien de peuples se trouvent satisfaits des formes actuelles de la vie politique réglées par des États déjà constitués, ni combien de peuples sont susceptibles de réclamer des modifications pour créer leur État-nation. Certaines voix bien audibles se font entendre. D’autres beaucoup moins. Une recherche en sociologie politique aurait dénombré pas moins de mille États en attente de formation en Afrique. Ce droit international qui favorise donc l’émiettement des États en unités plus restreintes n’est pas contraire au même droit qui favorise le rassemblement en grandes zones régionales. Les combinaisons peuvent être d’autant plus diverses que les éléments qui les composent sont plus petits. Enfin le droit international encourage dans tous les États l’avènement de la démocratie, c’est-à-dire, là encore, la forme de gouvernement la moins stable de l’histoire. Avec cette forme de gouvernement les libertés de chaque individu peuvent se manifester mais aussi se neutraliser. Elles se neutralisent comme pouvoir pour ne se vivre que comme vertige d’exercice dans un cadre institutionnel préétabli. Comme le démontre C. Lefort, la démocratie porte l’idée que le pouvoir n’appartient à personne du fait que ce sont les institutions qui en assurent le fonctionnement, il est un lieu vide : on s’y succède.

Certains auteurs croient deviner que dans les questions écologiques portant sur les droits nouveaux à accorder même aux animaux, aux arbres, à certains sites, c’est une législation sur les êtres et les choses non voués à l’appropriation qui tend à se mettre en place. Cette préoccupation juridique a une portée métaphysique : faire de notre monde fermé un univers infini en donnant, par le droit, de l’infini aux choses, aux objets, aux animaux, ainsi qu’il advient quand le droit reconnaît à la personne humaine sa dignité et le droit d’avoir des droits. L’infini que portent tous les êtres finis met entre eux l’infini de la liberté comme respect et non-appropriation de leur existence. Trouvant la valeur infinie de leur propre fini, les hommes inventeront la réglementation qui leur permettra d’habiter librement à l’intérieur de leur domaine désormais limité.

Différente de la législation étatique, la régulation internationale a le même objectif pour les États. Le droit international ne rend pas homogène l’espace terrestre, il ne détruit pas les législations nationales, mais il crée un espace de liberté purement fictif ou virtuel, afin qu’ayant à se rencontrer les États n’exercent pas de violence les uns sur les autres, mais roulent dans l’histoire comme les galets des rivières arrondissant et polissant leurs angles. Le droit invente une fiction puissante, celle de l’espace territorialisé pour stabiliser une population et la définir en référence à une entité une, discrète, séparée : l’État. Le droit international invente à son tour un espace fictif indéterminé faisant jouer les rencontres entre États, espace de paroles, de négociations, de diplomatie où, autour d’une table, des regards s’échangent, des visages se scrutent, apprennent à se voir dans le miroir les uns des autres, et où, enfin, des hommes esquissent les gestes de l’accord. Là où le droit étatique pose une frontière qui crée du sans-distance entre les États, les fait se toucher, se gêner, se repousser, le droit international invente un espace qui s’insère dans la contiguïté même, la mitoyenneté, puisque la frontière pour l’un est frontière pour l’autre ; et cet espace virtuel les enveloppe et les fait se mouvoir ensemble. Au moment même où un État voudrait en absorber un autre, et occuper, à sa place, son espace propre, le droit international propose d’autres espaces à occuper : un réinvestissement de l’espace territorial pour une amélioration qualitative des droits des citoyens et de l’environnement, ou bien un mouvement centrifuge d’aide aux plus défavorisés, laquelle devrait s’intégrer dans la dynamique propre de l’État bénéficiaire. La liberté à préserver dans ce monde fini se joue sur le virtuel de l’espace et sur l’apprentissage de mœurs fraternelles dans la politique des États.

La logique internationale est donc bien antinomique de l’idée d’un État mondial. Bien des penseurs, en tentant de démontrer qu’un gouvernement mondial serait l’unique moyen d’établir la paix sur la terre et d’apporter la richesse aux nations, utilisent, quelles que soient leurs convictions profondes en matière de foi, le vocabulaire des religions monothéistes. De même que le Dieu unique est roi de l’univers, un monarque, un empereur incontesté ou un gouvernement mondial imposerait à tout le genre humain une politique de justice et de paix. Or, selon la tradition et les mythes bibliques, rien ne permet d’imputer à la religion l’Un souhaité par le politique.

Constatant la corruption qui régnait parmi les hommes, dit le Livre de la Genèse, Dieu se repentit de les avoir créés. Dans un déluge, il les fit tous disparaître à l’exception de Noé et des membres de sa nombreuse famille, qui, lorsque les eaux se furent retirées, se répandirent sur la terre et formèrent les nations. En ce temps-là, parlant la même langue ils ne formaient qu’un seul peuple et ils avaient rassemblé leurs forces en une ville pour construire dans cette ville une tour qui toucherait le ciel. Or, l’Eternel dit : « Voici, ils forment un seul peuple et ont tous la même langue, et c’est là ce qu’ils ont entrepris ; maintenant rien ne les empêchera de réaliser ce qu’ils auront projeté. » Alors, pour ne pas avoir à exterminer les hommes une seconde fois – ce qui signifie bien que dans la pensée de Dieu un seul peuple est l’image du mal radical, du pire mal que les hommes puissent s’infliger à eux-mêmes –, Dieu préféra brouiller leur langue afin qu’ils ne puissent plus se comprendre sans effort, et il les dispersa sur toute la terre. La dispersion n’est pas une punition sanctionnant une faute commise : la dispersion est le moyen trouvé par Dieu pour préserver l’espèce et engager les peuples et les nations dans une quête perpétuelle d’eux-mêmes et de leurs différences.

L’unité dont on fait l’essence même de la puissance de Dieu n’est pas l’unité du pouvoir politique que les hommes espèrent réaliser en utilisant le langage et les dogmes de la religion. Le texte de la Genèse, au contraire, montre que la création se fait par séparation, par division, par partage, par polarisation, par éloignement, par distance, par exil. Plus les hommes se séparent les uns des autres, plus ils ont à découvrir ou à cultiver en eux-mêmes de nouvelles facettes du divin, à trouver individuellement un bien qu’ils ne trouvent pas, quand, comme dans le mythe, réunis à Babel, ils s’abusent sur leur capacité de comprendre et de maîtriser la terre et le ciel.

Typologie de l’imaginaire politique
Confronté aux divisions sans cesse renaissantes, le politique n’a en contrepartie jamais cessé de vouloir saisir le social comme Unité, et en cela il fait preuve d’héroïsme. Cette unité ne peut se réaliser d’une façon quelconque, faisait remarquer Aristote : « Il y a un point où la cité, en progressant dans l’unité, cessera d’en être une, et un autre où elle sera encore une cité, mais près de ne plus l’être, une cité inférieure ; comme si on faisait de la symphonie un unisson ou du rythme une unique mesure. » Ainsi pouvons-nous, en conclusion, indiquer une typologie des quatre images de l’Un rencontrées au cours de notre analyse.

La fiction de l’État est sans doute la plus belle réussite du droit car, reposant sur la souveraineté absolue d’un pouvoir unique, l’institution juridique en impose aussitôt les limites : on ne peut créer de l’un à l’intérieur qu’en rejetant le multiple à l’extérieur. Le mythe impérial de la totalité parfaite, imaginaire d’une unité réalisée par absorption du multiple, est moins maîtrisable par le droit : un seul pouvant se dire le représentant de la transcendance et du sens de l’histoire, divisions et conflits sont niés. Par contre, l’utopie comme imaginaire de l’autrement peut s’intégrer au droit si elle montre clairement qu’elle se situe ailleurs, dans un monde souhaité, délivré du mal, et si gardant une attitude critique elle avoue son impuissance présente tout en cherchant encore le moyen d’agir. Unilatérale, l’utopie donne une version opposée à ce qu’elle ne parvient pas à dompter. Enfin, l’imaginaire du relationnel, dont l’international explore plus particulièrement les ressources, se construit avec le jusnaturalisme de la societas amicorum sur le présupposé d’un milieu de communication déjà ouvert ; la relation n’escamote ni le singulier ni le multiple ni les contraires, elle prend appui sur eux ; à l’œuvre partout où se lit une division, elle trouve son impulsion dans l’invention des traits d’union, des mises en rapport, des passages. Médiateur entre la plainte sociale et la réponse politique, le droit travaille les imaginaires de l’Un : imaginaires du pouvoir souverain, de la totalité, de l’autrement et de la relation. Il nous a paru utile de les distinguer, parce que, c’est en opérant des combinaisons subtiles de ces imaginaires pour en imposer un tandis qu’il en place un autre sur le devant de la scène, que le politique, maniant l’art du mélange et de l’apparence, trouve la façon de dire sa volonté d’unité.« 

– Lejbowicz, A. (1999). Conclusion. Dans : , A. Lejbowicz, Philosophie du droit international: L’impossible capture de l’humanité (pp. 399-418). Presses Universitaires de France.

« La souveraineté internationale de l’État
Le statut international de l’État repose sur son caractère souverain, qualité ontologique, décisive et exclusive qui fonde – en droit international – les principes d’égalité, d’indépendance, de non-ingérence et de libre consentement de l’État.

Les principes d’égalité et d’indépendance des États
La puissance souveraine de l’État ne se manifeste pas seulement dans son ordre interne. La souveraineté permet à l’État d’exister et de voir sa volonté respectée au-delà de ses frontières. Toutefois, contrairement à la souveraineté interne, la souveraineté internationale de l’État n’est pas synonyme de puissance suprême ou de commandement. Tous souverains par définition, les États ne sauraient imposer leur volonté ou être subordonnés. La souveraineté internationale signifie en effet que les États sont égaux en droit international. Ce principe régit les relations entre les États membres de l’Organisation des Nations unies (ONU), organisation universelle « fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses membres » (article 2 de sa Charte). Ce principe est explicité par la résolution onusienne n° 2625 suivant laquelle « tous les États jouissent de l’égalité souveraine […] nonobstant les différences d’ordre économique, sociale, politique ou d’une autre nature ». Cette égalité de principe signifie que les États ne sauraient être assujettis, soumis à aucune domination ou puissance supérieure, à nul pouvoir ou autorité. Dans les relations entre États, la souveraineté« signifie l’indépendance » (l’arbitre M. Huber dans l’affaire de l’île des Palmas, CPA, 4 avril 1928) ; elle est « la traduction juridique de son indépendance de fait » (Jouannet, 2003, p. 467). Si la souveraineté de l’État fonde son indépendance et sa liberté d’action, elle se heurte à celles, concurrentes et égales, de tous les autres États. Dès lors, la coexistence des États dans la société internationale suppose l’« autolimitation » des États.

La principale conséquence de l’égalité souveraine des États réside dans les principes de réciprocité (des droits et avantages) et, par extension, de non-discrimination. Toutefois, si chacune des entités étatiques peut prétendre à un statut juridique international fondé sur des règles uniformes, des règles différentes ne sont pas exclues eu égard à la puissance inégale des États. Les micro-États, dont la puissance contraste de fait fortement avec leur statut juridique international de sujets égaux des plus grandes puissances (Combacau et Sur, 2016), mettent à l’épreuve l’uniformité du statut international de l’État. D’un côté, le phénomène du « micro-État » interroge la réalité de son statut d’État compte tenu de la faiblesse de son assise matérielle (superficie du territoire et poids de la population), de son impuissance/indépendance … De l’autre, le caractère matériellement « micro » d’un État est dépourvu de pertinence ou de portée juridique : la souveraineté d’un État ne procède pas de ces facteurs quantitatifs, ni même de l’influence dont il pourrait faire particulièrement l’objet (à l’inverse, des micro-États comme le Vatican et le Qatar font montre d’une diplomatie d’influence à l’efficacité redoutable).

La multiplication des petits États a posé à l’ONU la question de leur admission et de leur statut. L’interrogation est légitimée par l’article 4 de la Charte des Nations unies, lequel dispose que l’adhésion est réservée aux États « capables de remplir » les obligations inhérentes au statut d’État membre. Partant, la solution a parfois consisté à reconnaître aux micro-États non pas le statut de « membre » à part entière, mais un statut intermédiaire ou transitoire. La principauté de Monaco a obtenu le statut d’« observateur » à l’ONU à partir de juin 1956, avant de devenir membre à part entière de l’organisation depuis 1993. Le Vatican, représenté à l’ONU par le Saint-Siège, et la Palestine bénéficient quant à eux du statut de « non membre observateur ».

Au-delà du cas particulier des micro-États, les entités étatiques peuvent connaître des régimes juridiques différenciés et être traitées différemment : ils n’ont pas forcément les mêmes droits et obligations au sein des organisations internationales. Si, dans la plupart des organes pléniers des organisations internationales, chaque État dispose d’une voix (exemple de l’Assemblée générale des Nations unies), l’inégalité de fait/puissance des États est prise en compte dans le mode de fonctionnement de leurs organes de décision. Le droit de veto accordé aux membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies et les mécanismes de pondération des voix, fondés sur le poids démographique (au Conseil de l’Union européenne) ou économique (système des quotes-parts au sein du Conseil des gouverneurs du FMI), en sont l’illustration.

Pour autant, cette inégalité ne saurait justifier un « droit (international) d’ingérence » des puissances étatiques : celui-ci est en principe prohibé.

Les principes de non-intervention et de non-ingérence
La souveraineté est une liberté, un champ d’action et de décision dans lequel les autres États n’ont pas le droit de s’immiscer. Le respect de l’intégrité territoriale (principe mentionné par l’article 2, alinea 4 de la Charte des Nations unies qui interdit toute annexion ou mutation territoriale imposée via le recours à la force) s’impose dans les relations interétatiques, et nul État ne saurait intervenir dans les affaires intérieures ou la compétence nationale, réservée ou encore exclusive d’un autre État. Une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies a souligné« le droit inaliénable [de tout État] de choisir son système politique, économique, social et culturel sans aucune forme d’ingérence de la part d’un autre État » (résolution 2625 du 24 octobre 1970).

L’interdiction de l’ingérence, fondée sur la souveraineté de chaque État, a aussi partie liée avec le principe du droit des peuples à disposer d’euxmêmes, lui aussi reconnu par le droit international sans que sa teneur ni sa portée soient précisément déterminées. Les rapports entre ces deux principes sont du reste ambivalents. C’est pourquoi il n’est pas évident de savoir qui (du gouvernement de l’État ou du peuple de l’État) est le bénéficiaire de ce droit de déterminer son organisation politique, économique et sociale (Matringe, 2011).

En outre, il est souvent délicat de déterminer avec précision les comportements qui relèvent de l’intervention illégale. Certes, il est clair qu’une simple déclaration politique (de la part d’un représentant d’un autre État) n’est pas interdite : le critère d’une ingérence prohibée réside a priori dans l’exercice d’une contrainte matérielle. Toutefois, si cet élément de contrainte « est particulièrement évident dans le cas d’une intervention utilisant la force, soit sous la forme directe d’une action militaire soit sous celle, indirecte, du soutien à des activités armées subversives ou terroristes à l’intérieur d’un autre État », en revanche, « la fourniture d’une aide strictement humanitaire à des personnes ou à des forces se trouvant dans un autre pays, quels que soient leurs affiliations politiques ou leurs objectifs, ne saurait être considérée comme une intervention illicite ou à tout autre point de vue contraire au droit international » (CIJ, affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua, arrêt du 27 juin 1986).

L’interdiction de l’ingérence est opposable non seulement aux autres États, mais aussi aux organisations internationales. Toutefois, le cas de l’ONU est particulier, dans la mesure où le principe de non-intervention ne joue pas de manière générale et absolue : la légitime défense (individuelle et collective) d’un État contre l’agression d’un autre État est reconnue et le Conseil de sécurité (l’organe décisionnel onusien) peut autoriser une opération de maintien de la paix à caractère coercitif et militaire contre un État (Chapitre VII de la Charte). La liberté des États cède en effet devant l’exigence de maintien de la paix et de la sécurité internationales (article 2 alinea 7 de la Charte).

Cette question de l’« ingérence légale » sur le plan international a posé la question de savoir si les États jouissent d’une souveraineté inconditionnelle sur leurs propres affaires ou si la « communauté internationale » – qui reste à définir – a le droit d’intervenir dans un pays à des fins humanitaires (Bettati, 2007). Elle a acquis une acuité nouvelle avec la fameuse résolution 43/131 de l’Assemblée générale des Nations unies (adoptées en 1988), qui exige le libre accès aux « victimes de catastrophes naturelles et situations d’urgence du même ordre ». Si l’idée sous-tendue relève plus de l’« assistance humanitaire » (doublement conditionnée : un besoin d’assistance urgent et une intervention consentie par l’État), le glissement vers l’ingérence a lieu dès lors que la mise en œuvre du principe n’est pas autorisée par l’État et justifie le recours à la force (voir la résolution 688 adoptée par le Conseil de sécurité sur l’intervention de la coalition internationale en vue de venir en aide à la population kurde du nord de l’Irak). Ce basculement vers le « droit d’ingérence humanitaire » sera consacré par une nouvelle dénomination formulée dans le Rapport du Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces (Un monde plus sûr : notre affaire à tous, 2004) institué par le Secrétaire général de l’ONU, KofiAnnan : le principe d’« une responsabilité de protéger » (ou l’acronyme « R2P »). Il existe ainsi une responsabilité internationale collective, qu’il revient au Conseil de sécurité d’exercer en autorisant une intervention militaire en dernier ressort (sur la base des prérogatives qu’il tire du Chapitre VII), dans l’hypothèse où se produiraient un génocide ou d’autres massacres à grande échelle, un nettoyage ethnique ou de graves violations du droit humanitaire que les États sont impuissants ou non disposés à prévenir. En septembre 2005, au Sommet mondial des Nations unies, les États membres ont officiellement accepté ce principe politique dont la dimension morale comporte une part d’arbitraire, de sélectivité et un risque de violation du principe de souveraineté de l’État. Le développement de l’ingérence humanitaire suscite de vives critiques, dans la mesure où celle-ci serait l’instrument des intérêts et des valeurs des grandes puissances occidentales pour justifier leur intrusion dans les affaires d’un État affaibli mais souverain.

L’intervention internationale dans des « États faillis » (failed states) – parfois connus sous le nom d’« États effondrés » (state collapse) – vise la reconstruction de l’État (state-building) par une opération dite de Nation Building afin de permettre à l’État failli de retrouver les attributs traditionnels de la souveraineté et d’assumer ses fonctions essentielles. Celle-ci s’accompagne souvent, depuis les années 1990, d’un souci de démocratisation impliquant elle-même une action de « consolidation de la paix » (peace-building). Cela a par exemple été explicitement affirmé dans les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies pour la Somalie et le Cambodge (1991-1993), pour la Bosnie (1995), pour le Kosovo (1999), pour l’Afghanistan (2001) ou encore pour l’Irak (2003). Reste que la notion d’« État failli » regroupe sous un même vocable des situations étatiques très diverses. Celles-ci se caractérisent par la perte des attributs de l’État qui constituent sa souveraineté, ou par l’incapacité à remplir ses fonctions de contrôle du territoire, de sécurité des citoyens, de services publics de base, et à soutenir l’ordre et la stabilité régionale et internationale. La « faillibilité » d’un État a des conséquences pour l’État lui-même, mais aussi pour son environnement plus ou moins proche, car elle est source de déstabilisation. La notion d’« États faillis » reste pourtant discutable tant ses contours sont imprécis, comme l’atteste l’identification différenciée (selon les critères retenus) de cette catégorie…

Si le droit (international) d’ingérence demeure contesté, les traités institutifs de l’Union européenne fondent ses institutions à s’immiscer dans les affaires internes de ses États membres, dès lors que l’action de ces derniers (risque de) porte(r) atteinte aux valeurs fondamentales de l’organisation.

Selon l’article 2 du traité sur l’Union européenne (TUE), « l’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». Or non seulement tout État tiers désireux d’adhérer à l’Union doit veiller à respecter ces valeurs (article 49 du TUE), mais une obligation analogue – de nature politique – pèse sur les États membres. Un dispositif de contrôle et de sanction visant à préserver l’intégrité des valeurs de l’Union est prévu par l’article 7 du traité. Deux procédures – à la fois distinctes et cumulatives – de sanction sont ainsi instituées : l’une est préventive et peut être enclenchée par la Commission en cas de « risque clair de violation grave », tandis que l’autre ne peut être actionnée que lorsque la violation de ces valeurs communes est « grave et persistante ». Le champ d’application du mécanisme visé à l’article 7 du TUE a un caractère général et ne s’applique pas seulement aux actions menées dans la mise en œuvre du droit de l’Union. L’article 7, alinea 3 du traité précise que, lorsque la violation « grave et persistante » est constatée, le Conseil de l’Union européenne, statuant à la majorité qualifiée, peut décider de suspendre certains droits découlant de l’application des traités à l’État membre en cause, y compris les droits de vote du représentant du gouvernement de cet État membre en son sein. Reste que la complexité de cette procédure de sanction la rend de facto inapplicable et donc inefficace.

La difficulté de mise en œuvre des procédures (de prévention et de sanction) de l’article 7 du TUE, ainsi que la dérive autoritaire et populiste de certains gouvernements européens de l’Est, ont motivé la Commission à instituer un mécanisme complémentaire (voir la communication COM(2014) 158 finals du 11 mars 2014). Celui-ci permet à la Commission d’activer une procédure de surveillance « afin d’empêcher toute escalade dans les menaces systémiques envers l’État de droit » chez un État membre de l’Union européenne. Si une « dégradation systémique portant atteinte à l’intégrité, à la stabilité et au bon fonctionnement des institutions » est constatée, la Commission peut activer une procédure de sauvegarde de l’État de droit, sous forme d’un « dialogue préventif » avec l’État membre concerné en trois étapes : évaluation suivie d’un avis, recommandation pour résoudre les problèmes constatés, puis suivi de sa mise en œuvre.

Le principe de libre consentement des États
La souveraineté de l’État signifie en droit international que rien ne saurait lui être imposé sans son consentement ou contre sa volonté. Le droit international est un droit fondamentalement interétatique, produit de la volonté souveraine des États. Non seulement ses sources dépendent essentiellement de la volonté des États, mais chacun n’est lié que par les règles juridiques auxquelles il a (librement) consenties. L’existence de normes impératives internationales, dont le contenu serait opposable à l’égard des États qui ne les auraient pas acceptées ou reconnues, contrevient au principe fondamental de consentement. C’est pourquoi la notion de jus cogens – la « norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise […] » (article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969) -reste en débat.

Le principe de libre consentement s’est progressivement imposé avec l’affirmation du droit international positif. Dans le Droit des gens (1758), Vattel rompt avec l’idée suivant laquelle les relations interétatiques sont régies par des règles issues de la « nature » de l’homme – le « droit des gens » –, protectrices du droit des individus et transcendant la volonté des États : l’établissement et l’interprétation du droit international émanent en réalité du seul consentement (exprès ou tacite) des États souverains et égaux. Le volontarisme juridique de Vattel place les États à la base de l’ordre juridique international, des souverains membres exclusifs de la société internationale (dont les individus sont exclus) et producteurs (directs ou indirects) du droit international. La jurisprudence a consacré cette conception du droit international fondée sur le principe de libre consentement des États : « Les règles de droit (international) liant les États procèdent donc de la volonté de ceux-ci, la volonté manifestée dans des conventions ou dans des usages acceptés […]. Les limitations de l’indépendance des États ne se présument donc pas » (CPJI, affaire du Lotus, arrêt du 7 septembre 1927). De plus, conclure un traité international n’équivaut pas à« un abandon de […] souveraineté », car « la faculté de contracter des engagements internationaux est précisément un attribut de la souveraineté de l’État » (CPJI, affaire du Wimbledon, arrêt du 17 août 1923).

Dans une logique apparemment paradoxale, le droit international est accepté par les États en vue de restreindre leur propre liberté dans leurs relations avec leurs pairs (Santulli, 2014). La pensée positiviste normativiste de Kelsen estime qu’en se soumettant au droit international, l’État se borne à respecter in fine sa propre volonté. Autrement dit, la souveraineté n’autorise pas l’État à s’affranchir du droit international, c’est-à-dire de ses propres engagements. Cette « autolimitation » signifie aussi, par extension, que la liberté/puissance souveraine de l’État n’est limitée que par le respect de la liberté/souveraine des autres États. C’est pourquoi les obligations internationales consenties par l’État ne portent en rien atteinte à sa souveraineté.

Selon la Convention de Vienne sur le droit des traités (la principale source du droit international), un traité interétatique bilatéral ou multilatéral s’entend d’« un accord international conclu par écrit entre États et régi par le droit international, qu’il soit consigné dans un instrument unique ou dans deux ou plusieurs instruments connexes, et quelle que soit sa dénomination particulière » (article 2, alinéa 1 a). En vertu du principe du libre consentement, les accords internationaux lient les États parties et eux seulement. Ils ne sauraient imposer des obligations à des États tiers ni leur conférer des droits sans leur consentement (règle du pacta tertiis nec nocent nec prosunt, article 34). La seule exception explicite au principe du libre consentement se trouve à l’article 22, alinea 1 qui incorpore la règle du favor contractus et concerne le retrait de réserves.

L’enchevêtrement entre acteurs publics et privés tend à créer un « droit (international) transnational » – englobant l’ensemble du droit qui réglemente les faits et les actions qui transcendent les frontières nationales –, qui dépasse la dichotomie entre droit international public et privé. Ce « droit transnational », manifestation d’un global law, est essentiellement constitué d’un ensemble de règles privées et publiques produites par l’accord entre divers acteurs (Lhuillier, 2016). Concrètement, ce corpus de règles résulte de la pratique des « contrats internationalisés » entre un sujet de droit international (un État en particulier) et une personne morale de droit privé (comme les entreprises extractives transnationales, les ONG des droits de l’homme, etc.). Les cas de la lex sportiva, créée par des fédérations sportives internationales, et de la régulation d’Internet, assurée par l’autorité de régulation de droit californien, l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN), illustrent la manière dont le pouvoir normatif se soustrait de plus en plus au monopole de l’État dans un monde globalisé. Concurrençant l’ordre juridique international traditionnel, ordonné autour du principe de souveraineté, le droit transnational instille plus d’anarchie encore dans l’ordre global.

Le rapport au droit international se pose aussi du point de vue du droit interne des États. Droit international et droit interne des États

Les rapports normatifs entre le droit international et le droit interne des États – ou « rapport de systèmes » – relèvent du paradoxe : le principe de la supériorité du droit international est consacré au niveau international, alors que celle-ci n’est reconnue que de manière inégale et partielle au niveau national (Carreau et Marrella, 2012).

Au niveau international, le principe coutumier pacta sunt servanda (locution latine qui signifie « les conventions doivent être respectées ») a été formellement consacré par l’article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités : « Tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi ». De ce principe général découle qu’« une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité » (article 27). Ce principe de supériorité signifie que le droit international (c’est-à-dire tout le droit international positif et pas seulement les traités) l’emporte sur l’ensemble du droit interne, qu’il s’agisse des normes constitutionnelles, législatives, réglementaires ou des décisions judiciaires. Ce principe et sa portée ont été affirmés et précisés maintes fois par l’arbitre et le juge international, y compris, à l’époque, par la Cour permanente de justice internationale : « C’est un principe généralement reconnu du droit des gens que, dans les rapports entre puissances contractantes d’un traité, les dispositions d’une loi interne ne sauraient prévaloir sur celles d’un traité » (CPJI, affaire des Communautés gréco-bulgares, arrêt du 31 juillet 1930).

Au niveau national, l’intégration des règles internationales au sein du droit interne dépend des ordres juridiques étatiques considérés, qui assignent à ces règles une place particulière dans la hiérarchie de leurs normes, comme élément de l’État de droit. Ce rapport au droit international dépend du système moniste ou dualiste auquel adhère l’ordre juridique étatique.

Suivant la théorie moniste, le droit international et le droit interne constituent un seul et même ensemble. Il y a continuité entre les deux ordres juridiques ; la source du droit est toujours l’État, en coordination avec l’ordre international. Sur le plan hiérarchique, en cas de conflit entre normes internes et internationales, la solution varie suivant que l’ordre juridique étatique relève d’un monisme avec primauté du droit interne ou d’un monisme avec primauté du droit international. C’est ainsi qu’en droit français les traités ont, en vertu de la Constitution, une place supérieure à celle des lois, mais inférieure à celle-là ; dans un considérant de principe, le Conseil d’État déclare que « si l’article 55 de la Constitution dispose que “les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois […]”, la suprématie ainsi conférée aux engagements internationaux ne s’applique pas, dans l’ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle ; qu’ainsi le moyen tiré de ce qu’il méconnaîtrait les stipulations d’engagements internationaux régulièrement introduits dans l’ordre interne, serait par là même contraire à l’article 55 de la Constitution, ne peut lui aussi qu’être écarté » (arrêt Sarran et Levacher, rendu le 30 octobre 1998) ; la Cour de cassation a également reconnu le primat de la Constitution nationale sur les engagements internationaux dans l’arrêt Mademoiselle Fraisse du 2 juin 2000.

La Constitution française a donc choisi le monisme juridique, à la différence d’autres grands États dualistes ou à tendance dualiste comme le Royaume-Uni, l’Italie ou l’Allemagne. Dans la théorie dualiste conçue par Heinrich Triepel, les ordres juridiques interne et international sont séparés, autonomes et égaux ; ils ne traitent pas des mêmes rapports de droit : l’objet et les sujets (individus ou individus-État/États entre eux) de ces ordres juridiques sont différents ; le droit international et le droit interne sont irréductibles l’un à l’autre ; les sources sont différentes puisque les règles dans un ordre interne sont issues de la volonté individuelle et supérieure de l’État (verticalité), alors que l’ordre international est le produit d’une volonté commune de plusieurs États. Autant de considérations qui l’amènent à la formulation de la thèse du dualisme, à savoir que toute « règle d’origine internationale est, en vertu même de cette origine, incapable de devenir contenu d’une règle de droit interne » (Triepel, 1998, p. 110). En conséquence, pour être applicable sur le plan interne, une règle de droit international devra être au préalable « réceptionnée » par une règle interne transformée en droit interne. Pour autant, selon l’auteur, la séparation des deux ordres n’implique pas une étanchéité entre les deux…

En pratique, la théorie générale des rapports de systèmes peut se révéler plus subtile et aborder les produits du système international selon les modes de formation et les sources concernés (les droits internes des États distinguent les traités de la coutume internationale). C’est pour cela qu’aucun État n’est totalement dualiste ou moniste.

Mieux, la situation particulière de l’Union européenne invite à penser les rapports de système sous le prisme du pluralisme juridique. Le principe de primauté du droit de l’Union n’implique pas nécessairement l’établissement d’un rapport normatif de nature hiérarchique. La dichotomie classique entre monisme et dualisme échoue à saisir la singularité du rapport qui se noue entre les systèmes interne et européen. La doctrine du « pluralisme » juridique, en général, et du pluralisme « constitutionnel », en particulier, propose d’écarter les solutions hiérarchiques pour résoudre les conflits de normes dans les rapports de systèmes. La particularité de cette troisième voie est d’abandonner la logique hiérarchique selon laquelle l’autorité d’un système s’imposerait à l’autre. Un « réseau » de normes (Ost et Van de Kerchove, 2002) se substitue à un modèle pyramidal, dans lequel les normes internes, européennes et internationales interagissent et s’influencent mutuellement. Face à l’« impasse hiérarchique » du modèle kelsénien et au pluralisme juridique qui s’installe sur le territoire européen (Poiares Maduro, 2003), la question est de savoir par quel cadre d’analyse remplacer l’approche traditionnellement hiérarchique des rapports de système. Il reste difficile de définir avec certitude la nature de la relation qui unit les systèmes interne et européen : il s’agit plutôt d’un processus évolutif d’interpénétration et de « déverticalisation » des systèmes (Dubout et Nabli, 2015), notamment via le « dialogue des juges ».

Si le pluralisme juridique interroge également le monopole de l’État comme source du droit, l’État demeure le sujet premier du droit international.

[…]

Le droit international des immunités de juridiction et d’exécution des États est un droit ancien. Sa dimension était surtout politique jusqu’à un passé récent. Sans doute acceptait-on que l’État, dans ses activités de gestion privée, fût soumis à la loi commune. Néanmoins, pour les actes de souveraineté et les biens affectés à ces fins, l’immunité restait la règle (CIJ, Allemagne c. Italie, arrêt du 3 février 2012). Or les fonds d’investissement n’hésitent pas à remettre en cause cette immunité de juridiction attachée aux biens relevant d’une activité non commerciale et poursuivant une fin de service public.

Marqué par la conception monarchique, le droit international voit dans le chef de l’État l’incarnation même de l’État, sa personnification même. Dès lors, porter atteinte au chef de l’État, c’est porter atteinte à l’État lui-même, à sa souveraineté. Cette idée classique fonde le régime d’immunités dont il jouit traditionnellement (et qui se distingue de l’immunité des agents diplomatiques). C’est en vue de garantir aux chefs d’État le libre exercice de leurs fonctions que le droit international a consacré un tel régime d’immunité. Cependant, celui-ci ne leur est pas reconnu dans leur intérêt personnel, mais dans celui de l’État.

L’immunité ainsi accordée présente deux aspects. L’immunité fonctionnelle (ou matérielle), dite ratione materiae, couvre les actes accomplis dans l’exercice des fonctions officielles du chef d’État et n’est pas limitée temporellement à la durée du mandat de ce dernier. L’immunité personnelle, dite ratione personae, existe quant à elle indépendamment du fait que son bénéficiaire ait agi dans l’exercice de ses fonctions officielles. Elle s’étend donc notamment aux actes accomplis par lui avant d’assumer ces fonctions ; elle se termine en revanche dès lors que l’individu perd son statut de chef d’État. Cette immunité à la fois ratione materiae et ratione personae accorde concrètement aux chefs d’État en exercice une immunité de juridiction (qui concerne la compétence juridictionnelle) en matière civile et en matière pénale – dont l’étendue est variable sur une fourchette allant d’absolue à potentiellement contournable selon qu’il s’agit d’actes officiels dans le cadre de la fonction ou d’actes privés – ainsi qu’une immunité d’exécution (qui concerne la compétence d’exécution, c’est-à-dire la possibilité d’exercer des mesures de contraintes physiques telles que l’arrestation, la saisie des biens…).

Toutefois, depuis le précédent que représente le Statut du Tribunal de Nuremberg, la question des limites ou exceptions de ce régime d’immunité est posée dès lors qu’il s’agit de crimes internationaux. Cette question se pose essentiellement à l’égard des juridictions internes et a été soulevée en 1999 par l’« affaire Pinochet » : la Chambre des lords britannique a affirmé, à cette occasion, qu’un ancien chef d’État ne bénéficiait pas d’une immunité de juridiction pénale pour les actes commis dans l’exercice de ses fonctions lorsque ces actes sont constitutifs de crimes internationaux et notamment de torture. La jurisprudence qui a fait suite à cette décision s’est cependant montrée aléatoire et elle est parfois revenue à une position plus classique et favorable aux agents étatiques. Tel est le cas de la décision rendue par la CIJ dans l’affaire relative au mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (ou affaire Yerodia, du nom du ministre des Affaires étrangères congolais qui faisait l’objet dudit mandat), laquelle ne reconnaît aucune exception coutumière à l’immunité (totale) du ministre des Affaires étrangères en exercice, ce qui vaut aussi logiquement (a fortiori) pour le premier représentant de l’État, c’est-à-dire le chef de l’État.

La CIJ a néanmoins reconnu certaines « limites » à cette immunité de juridiction pénale « totale ». Une de ces limites réside dans le fait que cette immunité cesse avec la fin des fonctions. Ne subsiste alors que l’immunité ratione materiae. Par ailleurs, cette immunité s’avère relative car elle peut être écartée, mais seulement quand cela résulte de résolutions obligatoires du Conseil de sécurité (ce qui est le cas des Tribunaux pénaux internationaux [TPI]) ou de dispositions/exceptions conventionnelles en ce sens, ce qui est le cas du Statut de la CPI. L’article qui nous intéresse principalement ici est l’article 27 et notamment son alinea 2 qui vise « les immunités ou règles de procédures spéciales qui peuvent s’attacher à la qualité officielle d’une personne en vertu du droit interne ou du droit international […] ». L’immunité apparaît ici bien comprise en tant qu’exception d’ordre procédural empêchant la poursuite au pénal de certaines autorités en raison de leur qualité officielle. Cette immunité n’en est pas pour autant opposable dans la mesure où le Statut précise que ces règles « […] n’empêchent pas la Cour d’exercer sa compétence à l’égard de cette personne ». Cette disposition peut donc être lue comme excluant l’applicabilité de ce corps de règle devant la Cour, les rédacteurs du Statut de Rome ayant certainement entendu formaliser l’inopposabilité de la notion devant cette juridiction internationale pénale. Il convient cependant de nuancer cette inopposabilité (Prouvèze, 2015). En effet, selon l’article 98 alinea 1 du Statut de Rome, « la Cour ne peut présenter une demande d’assistance qui contraindrait l’État requis d’agir de façon incompatible avec les obligations qui lui incombent en droit international en matière d’immunités des États ou d’immunité diplomatique d’une personne ou de biens d’un État tiers, à moins d’obtenir au préalable la coopération de cet État en vue de la levée de l’immunité ». La nature conventionnelle de l’instrument, suivant le principe classique de l’effet relatif des traités, en limite logiquement le champ d’action.

Les États peuvent à la fois prendre (directement ou indirectement) des sanctions à l’encontre d’un autre État, et (donc) faire l’objet de différents types de sanctions. Celles-ci sont confrontées à des problématiques de légalité et de légitimité. Souvent utilisées aux xviie et xviiie siècles, des mesures telles que le blocus maritime ou l’embargo ont été codifiées par le droit international et utilisées dans une conception extensive. Il est à noter ici le dispositif novateur et « révolutionnaire » mis en place par le Chapitre VII de la Charte des Nations unies. Il permet au Conseil de sécurité de constater « l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression » et de faire des recommandations ou de recourir à des mesures/sanctions non militaires (article 41 de la Charte) ou militaires (article 42 de la Charte) – si les premières semblent ou se révèlent s’avèrent peu adéquates –« pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales ». La sanction onusienne contre un État dont les agissements sont constitutifs d’une menace contre la paix ou la sécurité internationales dépend en réalité de la volonté des États : tant au niveau de la décision (vote des membres du Conseil de sécurité) que de sa mise en œuvre (engagement de moyens militaires, humains et financiers). Comme l’ONU ne dispose pas de forces armées quelles qu’elles soient (pour le détail, voir l’article 43), le Conseil se sert de l’article 42 pour autoriser l’emploi de la force pour une opération de maintien de la paix, des forces multinationales ou des interventions par des organisations régionales. La conjugaison de ces conditions liées à des logiques procédurales et de rapports de force aboutit à une forme d’immunité de facto pour les principales puissances étatiques du système international (parmi lesquels se trouvent les membres permanents du Conseil de sécurité qui disposent de jure d’un droit de veto). Dans ce type de cas, la sanction est un acte unilatéral dont l’auteur est l’organisation internationale (et non ses États membres), qui dispose de la personnalité juridique internationale.

En sus des mesures de nature coercitive, le développement considérable des organisations internationales a introduit des mécanismes par lesquels les organes de ces dernières sont appelés à apprécier le comportement de ses États membres au vu des diverses obligations que leur statut fait peser sur eux, qu’il s’agisse des obligations nées du traité constitutif de l’organisation ou des actes unilatéraux ou décisions prises par l’organisation. Les pouvoirs d’inspection, de surveillance et de contrôle de l’organisation sur ses États membres se sont diversifiés et améliorés, même si leur efficacité reste souvent problématique. Dans de rares cas, comme celui de l’Union européenne, le pouvoir de contrôle dévolu à l’organisation s’avère particulièrement contraignant pour les États.

Dans le cas de l’Union européenne, rare cas d’une organisation d’intégration, le pouvoir de contrôle qui lui est dévolu est très contraignant pour ses États membres. Les violations du droit de l’Union par les États peuvent faire l’objet d’une sanction judiciaire par la Cour de justice. L’action en manquement est un des instruments majeurs pour assurer l’application effective et uniforme du droit de l’Union. La procédure d’avis motivé, éventuellement suivie d’un recours en manquement, permet à la Commission européenne d’exercer un contrôle très précis de la manière dont les États respectent leurs obligations découlant du droit de l’Union. Le manquement est prononcé par la Cour de justice et la procédure peut déboucher sur une condamnation de l’État membre – lui enjoignant de se conformer à ses obligations – et, le cas échéant, sur des sanctions pécuniaires. Le pouvoir d’ordonner des sanctions directes à un État membre – en lui infligeant le paiement d’une somme forfaitaire ou d’une astreinte à la demande de la Commission – renforce l’efficacité du droit de l’Union et affecte la plénitude de la souveraineté de l’État concerné. La France a été le premier État membre à être condamné (CJCE, 12 juillet 2005, Commission c. République française, affaire C-304/02) à une amende (20 millions d’euros) et à une astreinte (près de 58 millions d’euros par semestre supplémentaire de non-exécution) pour avoir manqué de manière grave et persistante à ses obligations communautaires en matière de pêche. L’astreinte incite l’État à modifier son comportement ou son ordonnancement juridique conformément à l’arrêt de la Cour, alors que la somme forfaitaire sanctionne un fait ou un acte adopté dans le passé. Cette dernière prend la forme d’une amende comprise comme une condamnation de nature quasi pénale, avec l’expression d’une désapprobation. Néanmoins, les arrêts rendus par la Cour de justice sont dépourvus, en eux-mêmes, de force exécutoire. Il revient aux États membres concernés de se conformer aux exigences de l’arrêt de la Cour et de décider eux-mêmes des mesures appropriées à cette fin. Enfin, quoique difficiles à mettre en œuvre, des sanctions de type politique peuvent aussi être adoptées et appliquées aux États membres (dont la suspension de certains droits, conformément à l’article 7 du TUE) et aux États tiers (les mesures restrictives ou « sanctions » constituent ici un instrument essentiel de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’UE).

L’action de l’État s’inscrit dans une société internationale marquée par le double phénomène de juridicisation (avec la diversification et l’inflation des normes internationales, y compris sous la forme de soft law) et de judiciarisation (avec la multiplication des juridictions internationales). Ce mouvement s’accompagne de la reconnaissance à l’égard de l’individu de droits (parfois contre l’État dont il est le national), mais aussi d’obligations (dont la violation peut engager sa responsabilité pénale internationale en étant poursuivi devant une juridiction internationale, échappant de la sorte à la compétence jusque-là exclusive des juges de l’État dont il a la nationalité). Les individus ne sont concernés par le droit international qu’à travers la médiation de leur État national, dont la mission première depuis Hobbes est de garantir la protection de ses propres individus/ressortissants. Toutefois, parallèlement au développement du droit international humanitaire, du droit international des droits de l’homme, du droit pénal international et du droit commercial international, des droits et des obligations sont reconnus aux particuliers (personnes physiques et morales, y compris donc des sociétés multinationales).

En tant qu’acteur des relations internationales, l’État développe une vision utilitariste du droit international : il l’invoque dans son intérêt et peut l’enfreindre pour la même raison. Si le droit international a vocation à régir les rapports entre les États, non seulement il n’a pas neutralisé les jeux de puissance mais nombre d’acteurs non étatiques échappent encore à son champ d’application et (donc) à son autorité. »

– Nabli, B. (2017). Chapitre 8. Le statut de l’État en droit international. Dans : , B. Nabli, L’Etat: Droit et Politique (pp. 168-186). Armand Colin.

Lectures supplémentaires / complémentaires :

  • Jeangène Vilmer, J. & Chung, R. (2013). Ethique des relations internationales: Problématiques contemporaines. Presses Universitaires de France.
  • Lejbowicz, A. (1999). Philosophie du droit international: L’impossible capture de l’humanité. Presses Universitaires de France.
  • Lejbowicz, A. (1999). VII. Variations sur le thème de la primitivité : l’historicité de la scène internationale. Dans : , A. Lejbowicz, Philosophie du droit international: L’impossible capture de l’humanité (pp. 231-271). Presses Universitaires de France.
  • Devin, G. (2008). Que reste-t-il du fonctionnalisme international : Relire David Mitrany (1888-1975). Critique internationale, 38(1), 137-152.
  • Giraudier, É. (2016). « Le transnationalisme démocrate-chrétien. L’exemple du Chili ». Matériaux pour l’histoire de notre temps, 119-120(1), 17-23.
  • Jeangène Vilmer, J. (2012). La guerre au nom de l’humanité: Tuer ou laisser mourir. Presses Universitaires de France.

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