
« Anna Greki, de son premier nom Colette Grégoire fut une poétesse et militante communiste algérienne engagée dans la lutte pour la libération de son pays. La toute jeune maison d’édition Terrasses publie Juste au-dessus du silence, une anthologie de ses textes poétiques et politiques et fait résonner sa voix lumineuse et révoltée.
Parce qu’il est le premier livre d’une nouvelle maison d’édition et qu’il recueille des textes écrits il y a 60 ans, Juste au-dessus du silence est un livre à la fois ancêtre et nouveau-né, ce qui n’est pas courant et ouvre un espace protéiforme dans l’édition. Lorsque Terrasses fait le choix de publier les textes introuvables d’Anna Greki –peu connue en France- pour son premier livre, elle donne un coup de pied politique assumé dans la façon dont se fabrique et se partage la littérature. Le texte est précédé d’une longue préface dans laquelle les éditeurs partagent leur démarche. La maison d’édition a l’ambition de remettre au gout du jour des textes des écrivainEs internationalistes et révolutionnaires, des poètes.se.s voyous. Un terme qu’ils endossent eux aussi, et font, je crois, partager à leurs lecteur.ices qu’ils emmènent avec cette vision de la littérature dans une brèche de la normalité, un interstice critique. Car, nous disent-ils : « nous pensons qu’il faut bien être un peu voyou face à ce monde, pour ne pas seulement le vomir mais essayer d’y peser. »
Et c’est cette volonté de peser sur le monde avec la littérature qui traverse le recueil d’Anna Greki. Elle dont la préface nous dit qu’elle « fut surtout sur la ligne de crête, comme tant d’autres, entre d’un côté le temps colonial en train de convulser dans ses derniers sursauts de violence crue, et d’un autre, le temps décolonial en train d’ajuster sa ligne de mire. Un temps de conquête littéraire, de conquête de droits et de liberté mais aussi d’expérimentations pour dire et écrire les identités, et la vie populaire. » C’est ainsi qu’on rencontre entre les pages du livre des textes se faisant politiquement écho, nous partageant la pensée cohérente de l’intraitable jeune poétesse : un commentaire des Damnés de la terre de Frantz Fanon écrit pour Jeune Afrique ou encore un poème intitulé « j’écris pour nous » et qui affute les mêmes armes que le psychiatre martiniquais :
« Je parle pour ceux qui n’expliquent pas / la souffrance et la révolte des hommes / Mais qui souffrent et se révoltent /Je n’ai pas peur des mots / Je dis ce que je pense et fais ce que je dis / Mais je me sens saignée aussi rouge que ceux qu’on blesse ».
En réunissant à la fois des textes poétiques, politiques et des hommages rendus à Anna Greki par ses ami.e.s et intellectuel.le.s d’alors – Mouloud Mammeri, Jamel-Eddine Bencheikh, Claudine Lacascade, Mohamed Khadda, Jean Sénac – ce recueil met à jour le bouillonnement artistique et militant en œuvre lors de la guerre d’Algérie. Ce patrimoine littéraire et réflexif arrivent aux algérien.ne.s d’aujourd’hui, résonnant avec le hirak. Mais Anna Greki écrivait en français (c’est d’ailleurs l’objet d’un de ses articles) et transmettre son héritage implique une médiation par l’arabe. C’est pourquoi l’ensemble de ses poèmes sont traduits par la poétesse algérienne contemporaine Lamis Saïdi qui offre également une préface au recueil. Elle qui fait passer les mots de Greki du français à l’arabe dit de son aînée qu’elle faisait l’effort d’ « écrire dans un langage humainement sophistiqué, linguistiquement serein, et poétiquement dépassionné, un langage qui reflèterait l’image parfaite d’un peuple libre » et par là crée un trait d’union entre les préoccupations des révolutionnaires de l’indépendance et celles et ceux d’aujourd’hui. Traduire et éditer un texte bilingue c’est ainsi rendre une autrice à son lectorat.
Si Juste au-dessus du silence constitue un legs militant sa force réside dans la place qu’il accorde à la poésie à propos de laquelle Greki écrit qu’elle « remet les choses en place ». Ses mots lumineux, incisifs, trouvent des chemins simples pour dire la violence et les espoirs du moment révolutionnaire. On apprend dans l‘hommage de Jean Senac qui clôt le recueil qu’elle fut aussi peintre, et cela ne nous étonne pas. Certains des poèmes rassemblés ici formèrent le recueil Algérie, Capitale Alger, écrit à la prison Serkadji à Alger où Greki fut incarcérée entre mars 1957 et novembre 1958. Derrière les murs, elle continue à vivre, aimer, rire, souffrir et se révolter. Ses vers sont d’une délicatesse folle et ne sont pas sans résonnance avec les moments troubles que nous vivons aujourd’hui : « Je suis triste à cause de la couleur du ciel / Proche à tendre la main ». Ce ciel qui revient sous sa plume comme la métaphore d’un horizon à atteindre :
« Il ressemble tellement à mon pays/ Ce ciel persécuté ce ciel bleu comme la colère / Comme l’ombre de la mer bleu persévérant / Que j’en ai la tête haute — ciel nourrissant / Ciel oxygéné ciel directeur ciel tenace / Tel un parfum de paix de liberté d’amour ».
Anna Greki nous parle d’aujourd’hui depuis hier, et lorsque nous la lisons s’accroche en nous la certitude d’une utopie dans les mots, au moins ici, lorsqu’elle vacille ailleurs :
« Nous prendrons soin de laisser la clé sur la porte / Et que la rue entre par la fenêtre ouverte /La rue tout entière son soleil ses enfants / La rue riche d’amis étrangers et de passants / Fraternels notre maison est à qui la veut. » »
– Alice Lefilleul, Africultures.

« Préfacé par Nathalie Quintane, cet ouvrage regroupe le seul essai écrit par Jean Sénac en 1957, Le soleil sous les armes, et un recueil de poésie et d’hommages au poète algérien paru en 1981, Jean Sénac vivant.
Jean Sénac, homme de radio, poète et militant politique algérien s’engagea dès le début de la guerre de libération nationale algérienne au côté du FLN et offrit ses compétences en termes d’écriture, de journalisme et d’édition pour soutenir l’indépendance de son pays. Poète prolifique, il ne cessa de soutenir les droits des peuples, d’écrire contre le colonialisme et l’aliénation tout en encourageant de nombreux jeunes poètes algériens. Attaqué vigoureusement pour son homosexualité mais aussi pour sa liberté de pensée dans une Algérie qu’il voulait ouverte et socialiste, il fut petit à petit mis à l’écart, menacé jusqu’à être assassiné en 1973 à Alger. Il laissa une œuvre poétique impressionnante de réalisme, de force politique et d’espoir populaire ainsi que des écrits louant une culture nationale révolutionnaire.
Le soleil sous les armes, sous-titré Éléments d’une poésie de la Résistance Algérienne bravant la censure française en pleine guerre d’Algérie est alors un essai destiné à servir la cause algérienne auprès de l’opinion publique française tout autant qu’une première anthologie de la poésie algérienne. A l’origine le texte est celui d’une conférence de presse donnée par Sénac le 13 mars 1956 à Paris à la salle de géographie, à l’initiative de l’Union des Étudiants de la Nouvelle Gauche. Jean Sénac y est à la fois critique d’art, faisant découvrir des textes inédits de la poésie algérienne, et dans le même temps militant œuvrant sur le front de l’opinion publique et auprès des hommes de lettres français et internationaux afin de servir la cause de l’indépendance algérienne.
Jean Sénac vivant est un ouvrage posthume d’hommages au poète publié en 1981. Des textes de Jean Dejeux, Jean Pélégri, Robert Llorens, Emmanuel Robles, Eugene Evtouchenko… y précédent deux des derniers recueils de poésie de Sénac : A-Corpoème et Les Désordres. »
– Le soleil sous les armes – Jean Sénac – En librairie le 10 juillet 2020

« L’œuvre de Jean Sénac se place sans conteste dans une esthétique du métissage : Européen d’origine, il embrasse sans réserve aucune l’Algérie indépendante. Son écriture poétique cultive la double référence culturelle et fait cohabiter Orient et Occident. En tentant de faire lien avec l’Autre, son compatriote, Sénac marie les idiomes, mimant l’étreinte amoureuse : la langue arabe gagne peu à peu l’écriture en langue française, lui donne ce supplément d’étrangeté. »
– Hervé Sanson, « Jean Sénac, citoyen innommé de l’Ailleurs », Insaniyat / إنسانيات, 32-33 | 2006, 127-139.
